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Valentine

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XX.

Valentine aimait Bénédict, elle ne pouvait pas résister à sa demande. Il y a tant d'innocence et de pureté dans le premier amour de la vie, qu'il se méfie peu des dangers qui sont en lui. Valentine se refusait à pressentir la cause des chagrins de Bénédict; elle le voyait malheureux, et elle eût admis les plus invraisemblables infortunes plutôt que de s'avouer celle qui l'accablait. Il y a des routes si trompeuses et des replis si multipliés dans la plus pure conscience! Comment la femme jetée, avec une âme impressionnable, dans la carrière ardue et rigide des devoirs impossibles, pourrait-elle résister à la nécessité de transiger à chaque instant avec eux? Valentine trouva aisément des motifs pour croire Bénédict atteint d'un malheur étranger à elle. Souvent Louise lui avait dit, dans les derniers temps, que ce jeune homme l'affligeait par sa tristesse et par son incurie de l'avenir; elle avait aussi parlé de la nécessité où il serait bientôt de quitter la famille Lhéry, et Valentine se persuadait que, jeté sans fortune et sans appui dans le monde, il pouvait avoir besoin de sa protection et de ses conseils.

Il était assez difficile de s'échapper la veille même de son mariage, obsédée comme elle l'était des attentions et des petits soins de M. de Lansac. Elle y réussit cependant en priant sa nourrice de dire qu'elle était couchée si on la demandait, et pour ne pas perdre de temps, pour ne pas revenir sur une résolution qui commençait à l'effrayer, elle traversa rapidement la prairie. La lune était alors dans son plein; on voyait aussi nettement les objets que dans le jour.

Elle trouva Bénédict debout, les bras croisés sur sa poitrine, dans une immobilité qui lui fit peur. Comme il ne faisait pas un mouvement pour venir à sa rencontre, elle crut un instant que ce n'était pas lui et fut sur le point de fuir. Alors il vint à elle. Sa figure était si altérée, sa voix si éteinte, que Valentine, accablée par ses propres chagrins et par ceux dont elle voyait la trace chez lui, ne put retenir ses larmes, et fut forcée de s'asseoir.

Ce fut fait des résolutions de Bénédict. Il était venu en ce lieu, déterminé à suivre religieusement la marche qu'il s'était tracée dans son billet, il voulait entretenir Valentine de sa séparation d'avec les Lhéry, de ses incertitudes pour le choix d'un état, de son isolement, de tous les prétextes étrangers à son vrai but. Ce but était de voir Valentine, d'entendre le son de sa voix, de trouver dans ses dispositions envers lui le courage de vivre ou de mourir. Il s'attendait à la trouver grave, réservée, à la voir armée de tout le sentiment de ses devoirs. Il y a plus, il s'attendait presque à ne pas la voir du tout.

Quand il l'aperçut au fond de la prairie, accourant vers lui de toute sa vitesse; quand elle se laissa tomber haletante et accablée sur le gazon; quand sa douleur s'exprima en dépit d'elle-même par des larmes, Bénédict crut rêver. Oh! ce n'était pas là de la compassion seulement, c'était de l'amour! Un sentiment de joie délirante s'empara de lui! il oublia encore une fois et son malheur et celui de Valentine, et la veille et le lendemain, pour ne voir que Valentine qui était là, seule avec lui, Valentine qui l'aimait et qui ne le lui cachait plus.

Il se jeta à genoux devant elle; il baisa ses pieds avec ardeur. C'était une trop rude épreuve pour Valentine: elle sentit tout son sang se figer dans ses veines, sa vue se troubla; la fatigue de sa course rendant plus pénible encore la lutte qu'elle s'imposait pour cacher ses pleurs, elle tomba pâle et presque morte dans les bras de Bénédict.

Leur entrevue fut longue, orageuse. Ils n'essayèrent pas de se tromper sur la nature du sentiment qu'ils éprouvaient; ils ne cherchèrent point à se soustraire au danger des plus ardentes émotions. Bénédict couvrit de pleurs et de baisers les vêtements et les mains de Valentine. Valentine cacha son front brûlant sur l'épaule de Bénédict; mais ils avaient vingt ans, ils aimaient pour la première fois, et l'honneur de Valentine était en sûreté auprès du sein de Bénédict. Il n'osa seulement pas prononcer ce mot d'amour qui effarouche l'amour même. Ses lèvres osèrent à peine effleurer les beaux cheveux de sa maîtresse. Le premier amour sait à peine s'il existe une volupté plus grande que celle de se savoir aimé. Bénédict fut le plus timide des amants et le plus heureux des hommes.

Ils se séparèrent sans avoir rien projeté, rien résolu. À peine, dans ces deux heures de transport et d'oubli, avaient-ils échangé quelques paroles sur leur situation, lorsque le timbre clair de l'horloge du château vint faiblement vibrer dans le silence de la prairie. Valentine compta dix coups presque insaisissables, et se rappela sa mère, son fiancé, le lendemain... Mais comment quitter Bénédict? que lui dire pour le consoler? où trouver la force de l'abandonner dans un tel moment? L'apparition d'une femme à quelque distance lui arracha une exclamation de terreur. Bénédict se tapit précipitamment dans le buisson; mais, à la vive clarté de la lune, Valentine reconnut presque aussitôt sa nourrice Catherine qui la cherchait avec anxiété. Il lui eût été facile de se cacher aussi à ses regards; mais elle sentit qu'elle ne devait pas le faire, et marchant droit à elle:

—Qu'y a-t-il? lui demanda-t-elle en se penchant toute tremblante à son bras.

—Pour l'amour de Dieu, rentrez, Mademoiselle, dit la bonne femme; madame vous a déjà demandée deux fois, et, comme j'ai répondu que vous vous étiez jetée sur votre lit, elle m'a ordonné de l'avertir aussitôt que vous seriez éveillée; alors l'inquiétude m'a prise, et comme je vous avais vue sortir par la petite porte, comme je sais que vous venez quelquefois le soir vous promener par ici, je me suis mise à vous chercher. Oh! Mademoiselle, aller toute seule vous promener si loin! Vous avez tort; vous devriez au moins me dire d'aller avec vous.

Valentine embrassa sa nourrice, jeta un coup d'œil triste et inquiet sur le buisson, et laissa volontairement à la place qu'elle quittait son foulard, celui qu'elle avait une fois prêté à Bénédict dans la promenade autour de la ferme. Lorsqu'elle fut rentrée, sa nourrice le chercha partout, et remarqua qu'elle l'avait perdu dans cette promenade.

Valentine trouva sa mère qui l'attendait dans sa chambre depuis quelques instants. Elle manifesta un peu de surprise de la voir si complètement habillée après avoir passé deux heures sur son lit. Valentine répondit que, se sentant oppressée, elle avait voulu prendre l'air, et que sa nourrice lui avait donné le bras pour faire un tour de promenade dans le parc.

Alors madame de Raimbault entama une grave dissertation d'affaires avec sa fille; elle lui fit remarquer qu'elle lui laissait le château et la terre de Raimbault, dont le nom seul constituait presque tout l'héritage de son père, et dont la valeur réelle, détachée de sa propre fortune, constituait une assez belle dot. Elle la pria de lui rendre justice en reconnaissant le bon ordre qu'elle avait mis dans sa fortune, et de témoigner à tout le monde, dans le cours de sa vie, l'excellente conduite de sa mère envers elle. Elle entra dans des détails d'argent qui firent de cette exhortation maternelle une véritable consultation notariée, et termina sa harangue en lui disant qu'elle espérait, au moment où la loi allait les rendre étrangères l'une à l'autre, trouver Valentine disposée à lui accorder des égards et des soins.

Valentine n'avait pas entendu la moitié de ce long discours. Elle était pâle, des teintes violettes cernaient ses yeux abattus, et de temps en temps un brusque frisson parcourait tous ses membres. Elle baisa tristement les mains de sa mère, et s'apprêtait à se mettre au lit quand la demoiselle de compagnie de sa grand'mère vint, d'un air solennel, l'avertir que la marquise l'attendait dans son appartement.

Valentine se traîna encore à cette cérémonie; elle trouva la chambre à coucher de la vieille dame accoutrée d'une sorte de décoration religieuse. On avait formé un autel avec une table et des linges brodés. Des fleurs disposées en bouquets d'église entouraient un crucifix d'or guilloché. Un missel de velours écarlate était ouvert sacramentellement sur l'autel. Un coussin attendait les genoux de Valentine, et la marquise, posée théâtralement dans son grand fauteuil, s'apprêtait avec une puérile satisfaction à jouer sa petite comédie d'étiquette.

Valentine s'approcha en silence, et, parce qu'elle était pieuse de cœur, elle regarda sans émotion ces ridicules apprêts. La demoiselle de compagnie ouvrit une porte opposée par laquelle entrèrent, d'un air à la fois humble et curieux, toutes les servantes de la maison. La marquise leur ordonna de se mettre à genoux et de prier pour le bonheur de leur jeune maîtresse; puis, ayant fait agenouiller aussi Valentine, elle se leva, ouvrit le missel, mit ses lunettes, récita quelques versets de psaumes, chevrota un cantique avec sa demoiselle de compagnie, et finit en imposant les mains et en donnant sa bénédiction à Valentine. Jamais cérémonie sainte et patriarcale ne fut plus misérablement travestie par une vieille espiègle du temps de la Dubarry.

En embrassant sa petite-fille, elle prit (précisément sur l'autel) un écrin contenant une assez jolie parure en camées dont elle lui faisait présent, et, mêlant la dévotion à la frivolité, elle lui dit presque en même temps:

—Dieu vous donne, ma fille, les vertus d'une bonne mère de famille! —Tiens, ma petite, voici le petit cadeau de ta grand'mère; ce sera pour les demi-toilettes.

Valentine eut la fièvre toute la nuit, et ne dormit que vers le matin; mais elle fut bientôt éveillée par le son des cloches qui appelaient tous les environs à la chapelle du château. Catherine entra dans sa chambre avec un billet qu'une vieille femme des environs lui avait remis pour mademoiselle de Raimbault. Il ne contenait que ce peu de mots tracés péniblement:

«Valentine, il serait encore temps de dire non.»

Valentine frémit et brûla le billet. Elle essaya de se lever; mais plusieurs fois la force lui manqua. Elle était assise, à demi vêtue, sur une chaise, quand sa mère entra, lui reprocha d'être si fort en retard, refusa de croire son indisposition sérieuse, et l'avertit que plusieurs personnes l'attendaient déjà au salon. Elle l'aida elle-même à faire sa toilette; et quand elle la vit belle, parée, mais aussi pâle que son voile, elle voulut lui mettre du rouge. Valentine pensa que Bénédict la regarderait peut-être passer; elle aima mieux qu'il vit sa pâleur, et elle résista, pour la première fois de sa vie, à une volonté de sa mère.

Elle trouva au salon quelques voisins d'un rang secondaire; car madame de Raimbault, ne voulant point d'apparat à cette noce, n'avait invité que des gens sans conséquence. On devait déjeuner dans le jardin, et les paysans danseraient au bout du parc au pied de la colline. M. de Lansac parut bientôt, noir des pieds à la tête, et la boutonnière chargée d'ordres étrangers. Trois voitures transportèrent toute la noce à la mairie, qui était au village voisin. Le mariage ecclésiastique fut célébré au château.

Valentine, en s'agenouillant devant l'autel, sortit un instant de l'espèce de torpeur où elle était tombée; elle se dit qu'il n'était plus temps de reculer, que les hommes venaient de la forcer à s'engager avec Dieu, et qu'il n'y avait plus de choix possible entre le malheur et le sacrilège. Elle pria avec ferveur, demanda au ciel la force de tenir des serments qu'elle voulait prononcer dans la sincérité de son âme, et, à la fin de la cérémonie, l'effort surhumain qu'elle s'était imposé pour être calme et recueillie l'ayant épuisée, elle se retira dans sa chambre pour y prendre quelque repos. Par un secret instinct de pudeur et d'attachement, Catherine s'assit au pied de son lit et ne la quitta point.

Le même jour, à deux lieues de là, se célébrait, dans un petit hameau de la vallée, le mariage d'Athénaïs Lhéry avec Pierre Blutty. Là aussi la jeune épousée était pâle et triste, moins cependant que Valentine, mais assez pour tourmenter sa mère, qui était beaucoup plus tendre que madame de Raimbault, et pour donner quelque humeur à son époux, qui était beaucoup plus franc et moins poli que M. de Lansac. Athénaïs avait peut-être un peu trop présumé des forces de son dépit en se déterminant aussi vite à épouser un homme qu'elle n'aimait guère. Par suite peut-être de l'esprit de contradiction qu'on reproche aux femmes, son affection pour Bénédict se réveilla précisément au moment où il n'était plus temps de se raviser, et, au retour de l'église, elle régala son mari d'une scène de pleurs fort ennuyante. C'est ainsi que s'exprimait Pierre Blutty en se plaignant de cette contrariété à son ami Georges Simonneau.

Néanmoins la noce fut autrement nombreuse, joyeuse et bruyante à la ferme qu'au château. Les Lhéry avaient au moins soixante cousins et arrière-cousins; les Blutty n'étaient pas moins riches en parenté, et la grange ne fut pas assez grande pour contenir les convives.

Dans l'après-midi, lorsque la moitié dansante de la noce eut suffisamment fêté les veaux gras et les pâtés de gibier de la ferme, on laissa l'arène gastronomique aux vieillards, et l'on se rassembla sur la pelouse pour commencer le bal; mais la chaleur était extrême: il y avait peu d'ombrage en cet endroit, et autour de la ferme il n'y avait pas de place très-commode pour danser. Quelqu'un insinua qu'il y avait auprès du château une immense salle de verdure fort bien nivelée, où cinq cents personnes dansaient en cet instant. Le campagnard aime la foule tout comme le dandy; pour s'amuser beaucoup, il lui faut beaucoup de monde, des pieds qui écrasent ses pieds, des coudes qui le coudoient, des poumons qui absorbent l'air qu'il respire; dans tous les pays du monde, dans tous les rangs de la société, c'est là le plaisir.

Madame Lhéry accueillit cette idée avec empressement; elle avait mis assez d'argent à la toilette de sa fille pour désirer qu'on la vît en regard de celle de mademoiselle de Raimbault, et qu'on parlât dans tout le pays de sa magnificence. Elle s'était scrupuleusement informée du choix des parures de Valentine. Pour une fête aussi champêtre, on n'avait destiné à celle-ci que des ornements simples et de bon goût; madame Lhéry avait écrasé sa fille de dentelles et de pierreries, et, jalouse de la produire dans tout son éclat, elle proposa d'aller se réunir à la noce du château, où elle avait été priée, elle et tous les siens. Athénaïs résista bien un peu; elle craignait de rencontrer autour de Valentine cette pâle et sombre figure de Bénédict qui lui avait fait tant de mal, le dimanche précédent, à l'église. Mais l'obstination de sa mère, le désir de son mari, qui n'était pas non plus exempt de vanité, peut-être aussi un peu de cette même vanité pour son propre compte, la déterminèrent. On attela les carrioles, chaque cavalier prit en croupe sa cousine, sa sœur ou sa fiancée. Athénaïs vit en soupirant s'installer, les rênes en main, dans la patache, son nouvel époux, à cette place que Bénédict avait si longtemps occupée et qu'il n'occuperait plus.




TROISIÈME PARTIE.


XXI.

La danse était fort animée au parc de Raimbault. Les paysans, pour lesquels on avait dressé des ramées, chantaient, buvaient, et proclamaient le nouveau couple le plus beau, le plus heureux et le plus honorable de la contrée. La comtesse, qui n'était rien moins que populaire, avait ordonné cette fête avec beaucoup de prodigalité, afin de se débarrasser en un jour de tous les trais d'amabilité qu'une autre eût faits dans le cours de sa vie. Elle avait un profond mépris pour la canaille, et prétendait que, pourvu qu'on la fît boire et manger, on pouvait ensuite lui marcher sur le ventre sans qu'elle se révoltât. Et ce qu'il y a de plus triste en ceci, c'est que madame de Raimbault n'avait pas tout à fait tort.

La marquise de Raimbault était charmée de cette occasion de renouveler sa popularité. Elle n'était pas fort sensible aux misères du pauvre, mais à cet égard on ne la trouvait pas plus insouciante qu'au malheur de ses amis; et, grâce à son penchant pour le commérage et la familiarité, on lui avait accordé cette réputation de bonté que le pauvre donne si gratuitement, hélas! à ceux qui, ne lui faisant pas de bien, ne lui font du moins pas de mal. En voyant passer alternativement ces deux femmes, les esprits forts du village se disaient tout bas sous la ramée:

«Celle-ci nous méprise, mais elle nous régale; celle-là ne nous régale pas, mais elle nous parle.»

Et ils étaient contents de toutes deux. La seule qui fût aimée réellement, c'était Valentine, parce qu'elle ne se contentait pas d'être amicale et de leur sourire, d'être libérale et de les secourir, elle était sensible à leurs maux, à leurs joies; ils sentaient qu'il n'y avait dans sa bonté aucun motif d'intérêt personnel, aucun calcul politique; ils l'avaient vue pleurer sur leurs malheurs; ils avaient trouvé dans son cœur des sympathies vraies. Ils la chérissaient plus qu'il n'est donné aux hommes grossiers de chérir les êtres qui leur sont supérieurs. Beaucoup d'entre eux savaient fort bien l'histoire de ses relations à la ferme avec sa sœur; mais ils respectaient son secret si religieusement qu'à peine osaient-ils prononcer tout bas entre eux le nom de Louise.

Valentine passa autour de leurs tables et s'efforça de sourire à leurs vœux; mais la gaieté s'évanouit après qu'elle eut passé, car on avait remarqué son air d'abattement et de maladie; il y eut même des regards de malveillance pour M. de Lansac.

Athénaïs et sa noce tombèrent au milieu de cette fête, et les idées changèrent de cours. La recherche de sa parure et la bonne mine de son mari attirèrent tous les yeux. La danse qui languissait se ranima; Valentine, après avoir embrassé sa jeune amie, se retira de nouveau avec sa nourrice. Madame de Raimbault, que tout ceci ennuyait beaucoup, alla se reposer; M. de Lansac, qui, même le jour de ses noces, avait toujours d'importantes lettres à écrire, alla faire son courrier. La noce Lhéry resta maîtresse du terrain, et les gens qui étaient venus pour voir danser Valentine restèrent pour voir danser Athénaïs.

La nuit approchait. Athénaïs, fatiguée de la danse, s'était assise pour prendre des rafraîchissements. À la même table, le chevalier de Trigaud, son majordome Joseph, Simonneau, Moret, et plusieurs autres qui avaient fait danser la mariée, étaient réunis autour d'elle et l'accablaient de leurs prévenances. Athénaïs avait semblé si belle à la danse, sa parure brillante et folle lui allait si bien, elle avait recueilli tant d'éloges, son mari lui-même la regardait d'un œil noir si amoureux, qu'elle commençait à s'égayer et à se réconcilier avec la journée de ses noces. Le chevalier de Trigaud, raisonnablement gris, lui débitait des galanteries en style de Dorat, qui la faisaient à la fois rire et rougir. Peu à peu le groupe qui l'environnait, animé par quelques bouteilles d'un léger vin blanc du pays, par la danse, par les beaux yeux de la mariée, par l'occasion et l'usage, se mit à débiter ces propos graveleux qui commencent par être énigmatiques et qui finissent par devenir grossiers. C'est la coutume chez les pauvres, et même chez les riches de mauvais ton.

Athénaïs, qui se sentait jolie, qui se voyait admirée et qui ne comprenait rien à tout le reste, sinon qu'on enviait et qu'on félicitait son mari, s'efforçait de maintenir sur ses lèvres le sourire qui l'embellissait, et commençait même à répondre avec une assez friponne timidité aux brûlantes œillades de Pierre Blutty, lorsqu'une personne silencieuse vint s'asseoir à la place vide qui était à sa gauche. Athénaïs, émue malgré elle par l'imperceptible frôlement de son habit, se retourna, étouffa un cri d'effroi et devint pâle: c'était Bénédict.

C'était Bénédict, plus pâle qu'elle encore, mais grave, froid et ironique. Toute la journée il avait couru les bois comme un forcené; le soir, désespéré de se calmer à force de fatigue, il avait résolu de voir la noce de Valentine, d'écouter les gravelures des paysans, d'entendre signaler le départ des époux pour la chambre nuptiale, et de se guérir à force de colère, de pitié et de dégoût.

«Si mon amour survit à tout cela, s'était-il dit, c'est qu'il n'y a pas de remède.»

Et, à tout hasard il avait chargé des pistolets de poche qu'il avait mis sur lui.

Il ne s'était pas attendu à trouver là cette autre noce et cette autre mariée. Depuis quelques instants il observait Athénaïs; sa gaieté soulevait en lui un profond dédain, et il voulut se mettre au centre des dégoûts qu'il venait braver en s'asseyant auprès d'elle.

Bénédict, qui avait un caractère âpre et sceptique, un de ces esprits mécontents et frondeurs si incommodes aux ridicules et aux travers de la société, prétendait (c'était sans doute un de ses paradoxes) qu'il n'est point d'inconvenance plus monstrueuse, d'usage plus scandaleux que la publicité qu'on donne au mariage. Il n'avait jamais vu, sans la plaindre, passer au milieu de la cohue d'une noce cette pauvre jeune fille qui a presque toujours quelque amour timide dans le cœur, et qui traverse l'insolente attention, les impertinents regards, pour arriver dans les bras de son mari, déflorée déjà par l'audacieuse imagination de tous les hommes. Il plaignait aussi ce pauvre jeune homme dont on affichait l'amour aux portes de la mairie, au banc de l'église, et que l'on forçait de livrer à toutes les impuretés de la ville et de la campagne la blanche robe de sa fiancée. Il trouvait qu'en lui ôtant le voile du mystère, on profanait l'amour. Il eût voulu entourer la femme de tant de respects qu'on n'eût jamais connu officiellement l'objet de son choix, et qu'on eût craint de l'offenser en le lui nommant.

«Comment, disait-il, voulez-vous avoir des femmes aux mœurs pures, lorsque vous faites publiquement violence à leur pudeur? quand vous les amenez vierges en présence de la foule assemblée, et que vous leur dites, en prenant cette foule à témoin, «Vous appartenez à l'homme que voici, vous n'êtes plus vierge.» Et la foule bat des mains, rit, triomphe, raille la rougeur des époux, et, jusque dans le secret de leur lit nuptial, les poursuit de ses cris et de ses chants obscènes! les peuples barbares du Nouveau-Monde avaient de plus pieux hyménées. Aux fêtes du Soleil on amenait dans le temple un homme vierge et une femme vierge. La foule prosternée, grave et recueillie, bénissait le dieu qui créa l'amour, et, dans toute la solennité de l'amour physique et de l'amour divin, le mystère de la génération s'accomplissait sur l'autel. Cette naïveté qui vous révolte était plus chaste que vos mariages. Vous avez tant souillé la pudeur, tant oublié l'amour, tant avili la femme, que vous êtes réduits à insulter la femme, la pudeur et l'amour.»

En voyant Bénédict s'asseoir auprès de sa femme, Pierre Blutty, qui n'ignorait point l'inclination d'Athénaïs pour son cousin, jeta sur eux un regard de travers. Ses amis échangèrent avec lui le même regard de mécontentement. Tous haïssaient Bénédict pour sa supériorité dont ils le croyaient vain. Les joyeux propos s'arrêtèrent un instant; mais le chevalier de Trigaud, qui avait pour lui une grande estime, lui fit bon accueil, et lui tendit la bouteille d'une main mal assurée. Bénédict avait un ton calme et dégagé qui fit croire à Athénaïs que son parti était pris; elle lui fit timidement quelques prévenances auxquelles il répondit respectueusement et sans humeur.

Peu à peu les paroles libres et grivoises reprirent leur cours, mais avec l'intention évidente, de la part de Blutty et de ses amis, de leur donner une tournure insultante pour Bénédict. Celui-ci s'en aperçut aussitôt, et s'arma de cette tranquillité dédaigneuse dont l'expression semblait être naturelle à sa physionomie.

Jusqu'à son arrivée, le nom de Valentine n'avait pas été prononcé; ce fut l'arme dont Blutty se servit pour le blesser. Il donna le signal à ses compagnons, et on commença à mots couverts, un parallèle entre le bonheur de Pierre Blutty et celui de M. de Lansac, qui fit passer comme du feu dans les veines glacées de Bénédict. Mais il était venu là pour entendre ce qu'il entendait. Il fit bonne contenance, espérant que cette rage intérieure qui le dévorait allait faire place au dégoût. D'ailleurs, se fût-il livré à sa colère, il n'avait aucun droit de défendre le nom de Valentine de ces souillures.

Mais Pierre Blutty ne s'en tint pas là. Il était résolu à l'insulter grièvement, et même à lui faire une scène, afin de l'expulser à jamais de la ferme. Il hasarda quelques mots qui donnèrent à entendre combien le bonheur de M. de Lansac était amer au cœur d'un des convives. Tous les regards l'interrogèrent avec surprise, et virent les siens désigner Bénédict. Alors les Moret et les Simonneau, ramassant la balle, fondirent, avec plus de rudesse que de force réelle, sur leur adversaire. Celui-ci demeura longtemps impassible; il se contenta de jeter un coup d'œil de reproche à la pauvre Athénaïs, qui seule avait pu trahir un pareil secret. La jeune femme, au désespoir, essaya de changer la conversation; mais ce fut impossible, et elle resta plus morte que vive, espérant au moins que sa présence contiendrait son mari jusqu'à un certain point.

—Il y en a d'aucuns, disait Georges en affectant de parler plus rustiquement que de coutume, afin de contraster avec la manière de Bénédict, qui veulent lever le pied plus haut que la jambe et qui se cassent le nez par terre. Ça rappelle l'histoire de Jean Lory, qui n'aimait ni les brunes ni les blondes, et qui a fini, comme chacun sait, par être bien heureux d'épouser une rousse.

Toute la conversation fut sur ce ton et fort peu spirituelle, comme on voit. Blutty reprenant son ami Georges:

—Ce n'est pas comme ça, lui dit-il; voilà l'histoire de Jean Lory. Il disait qu'il ne pouvait aimer que les blondes; mais ni les brunes ni les blondes ne voulaient de lui: si bien que la rousse fut forcée d'en avoir pitié.

—Oh! dit un autre, c'est que les femmes ont des yeux.

—En revanche, reprit un troisième, il y a des hommes qui ne voient pas plus loin que leur nez.

Manes habunt, dit le chevalier de Trigaud, qui, ne comprenant rien à la conversation, voulut au moins y faire briller son savoir.

Et il continua sa citation en écorchant impitoyablement le latin.

—Ah! monsieur le chevalier, vous parlez à des sourds, dit le père Lhéry; nous ne savons pas le grec.

—M. Benoît qui n'a appris que ça, dit Blutty, pourrait nous le traduire.

—Cela signifie, répondit Bénédict d'un air calme, qu'il y a des hommes semblables à des brutes, qui ont des yeux pour ne pas voir et des oreilles pour ne pas entendre. Cela se rapporte fort bien, comme vous voyez, à ce que vous disiez tout à l'heure.

—Oh! pour les oreilles, pardieu! dit un gros petit cousin du marié qui n'avait pas encore parlé, nous n'en avons rien dit, et pour cause; on sait les égards qu'on se doit entre amis.

—Et puis, dit Blutty, il n'y a de pires sourds, comme dit le proverbe, que ceux qui ne veulent pas entendre.

—Il n'y a de pire sourd, interrompit Bénédict d'une voix forte, que l'homme à qui le mépris bouche les oreilles.

—Le mépris! s'écria Blutty en se levant rouge de colère et les yeux étincelants; le mépris!

—J'ai dit le mépris, répondit Bénédict sans changer d'attitude et sans daigner lever les yeux sur lui.

Il n'eut pas plus tôt répété ce mot, que Blutty, brandissant son verre plein de vin, le lui lança à la tête; mais sa main, tremblante de fureur, fut un mauvais auxiliaire. Le vin couvrit de taches indélébiles la belle robe de la mariée, et le verre l'eût infailliblement blessée, si Bénédict, avec autant de sang-froid que d'adresse, ne l'eût reçu dans sa main sans se faire aucun mal.

Athénaïs, épouvantée, se leva et se jeta dans les bras de sa mère. Bénédict se contenta de regarder Blutty, et de lui dire avec beaucoup de tranquillité:

—Sans moi, c'en était fait de la beauté de votre femme.

Puis, plaçant le verre au milieu de la table, il l'écrasa avec un broc de grès qui se trouvait sous sa main. Il lui porta plusieurs coups pour le réduire en autant de morceaux qu'il put; puis, les éparpillant sur la table:

—Messieurs, leur dit-il, cousins, parents et amis de Pierre Blutty, qui venez de m'insulter, et vous, Pierre Blutty. que je méprise de tout mon cœur, à chacun de vous j'envoie une parcelle de ce verre. C'est autant de sommations que je vous fais de me rendre raison; c'est autant de portions de mon affront que je vous ordonne de réparer.

—Nous ne nous battons ni au sabre, ni à l'épée, ni au pistolet, s'écria Blutty d'une voix tonnante; nous ne sommes pas des freluquets, des habits noirs comme toi. Nous n'avons pas pris des leçons de courage, nous en avons dans le cœur et au bout des poings. Pose ton habit, Monsieur, la querelle sera bientôt vidée.

Et Blutty, grinçant des dents, commença à se débarrasser de son habit chargé de fleurs et de rubans, et à retrousser ses manches jusqu'au coude. Athénaïs, qui était tombée en défaillance dans les bras de sa mère s'élança brusquement et se jeta entre eux en poussant des cris perçants. Cette marque d'intérêt que Blutty jugea avec raison être tout en faveur de Bénédict, augmenta sa fureur... Il la repoussa et s'élança sur Bénédict.

Celui-ci, évidemment plus faible, mais agile et de sang-froid, lui passa son pied dans les jambes et le fit tomber.

Blutty n'était pas relevé qu'une nuée de ses camarades s'était jetée sur Bénédict. Celui-ci n'eut que le temps de tirer ses deux pistolets de sa poche et de leur en présenter les doubles canons.

—Messieurs, leur dit-il, vous êtes vingt contre un, vous êtes des lâches! Si vous faites un geste contre moi, quatre d'entre vous seront tués comme des chiens.

Cette vue calma un instant leur vaillance; alors le père Lhéry, qui connaissait la fermeté de Bénédict et qui craignait une issue tragique à cette scène, se précipita au devant de lui, et, levant son bâton noueux sur les assaillants, il leur montra ses cheveux blancs souillés du vin que Blutty avait voulu jeter à Bénédict. Des larmes de colère roulaient dans ses yeux.

—Pierre Blutty, s'écria-t-il, vous vous êtes conduit aujourd'hui d'une manière infâme. Si vous croyez par de pareils procédés prendre de l'empire dans ma maison et en chasser mon neveu, vous vous trompez. Je suis encore libre de vous en fermer la porte et de garder ma fille. Le mariage n'est pas consommé. Athénaïs, passez derrière moi.

Le vieillard, prenant avec force le bras de sa fille, l'attira vers lui. Athénaïs, prévenant sa volonté, s'écria avec l'accent de la haine et de la terreur:

—Gardez-moi, mon père, gardez-moi toujours. Défendez-moi de ce furieux qui vous insulte, vous et votre famille! Non, je ne serai jamais sa femme! Je ne veux pas vous quitter!

Et elle s'attacha de toute sa force au cou de son père.

Pierre Blutty, à qui aucune clause légale n'assurait encore l'héritage de son beau-père, fut frappé de la force de ces arguments. Renfermant le dépit que lui inspirait la conduite de sa femme:

—Je conviens, dit-il en changeant aussitôt de ton, que j'ai eu trop de vivacité. Beau-père, si je vous ai manqué, recevez mes excuses.

—Oui, Monsieur, reprit Lhéry, vous m'avez manqué dans la personne de ma fille, dont les habits de noce portent les marques de votre brutalité; vous m'avez manqué dans la personne de mon neveu, que je saurai faire respecter. Si vous voulez que votre femme et votre beau-père oublient cette conduite, offrez la main à Bénédict, et que tout soit dit.

Une foule immense s'était rassemblée autour d'eux et attendait avec curiosité la fin de cette scène. Tous les regards semblaient dire à Blutty qu'il ne devait point fléchir; mais quoique Blutty ne manquât pas d'un certain courage brutal, il entendait ses intérêts aussi bien que tout bon campagnard sait le faire. En outre, il était réellement très-amoureux de sa femme, et la menace d'être séparé d'elle l'effrayait plus encore que tout le reste. Sacrifiant donc les conseils de la vaine gloire à ceux du bon sens, il dit, après un peu d'hésitation:

—Eh bien! je vous obéirai, beau-père; mais cela me coûte, je l'avoue, et j'espère que vous me tiendrez compte, Athénaïs, de ce que je fais pour vous obtenir.

—Vous ne m'obtiendrez jamais, quoi que vous fassiez! s'écria la jeune fermière, qui venait d'apercevoir les nombreuses taches dont elle était couverte.

—Ma fille, interrompit Lhéry, qui savait fort bien reprendre au besoin la dignité et l'autorité d'un père de famille, dans la situation où vous êtes, vous ne devez pas avoir d'autre volonté que celle de votre père. Je vous ordonne de donner le bras à votre mari et de le réconcilier avec votre cousin.

En parlant ainsi, Lhéry se retourna vers son neveu, qui pendant cette contestation avait désarmé et caché ses pistolets; mais, au lieu d'obéir à l'impulsion que voulait lui donner son oncle, il recula devant la main que lui tendait à contre-cœur Pierre Blutty.

—Jamais, mon oncle! répondit-il; je suis fâché de ne pouvoir pas reconnaître par mon obéissance l'intérêt que vous venez de me témoigner, mais il n'est pas en ma puissance de pardonner un affront. Tout ce que je puis faire, c'est de l'oublier.

Après cette réponse, il tourna le dos, et disparut en se frayant avec autorité un passage à travers les curieux ébahis.




XXII.

Bénédict s'enfonça dans le parc de Raimbault, et se jetant sur la mousse, dans un endroit sombre, il s'abandonna aux plus tristes réflexions. Il venait de rompre le dernier lien qui l'attachait à la vie; car il sentait bien qu'après de telles relations avec Pierre Blutty, il ne pouvait plus en conserver de directes avec ses parents de la ferme. Ces lieux, où il avait passé de si heureux instants, et qui étaient pour lui tout remplis des traces de Valentine, il ne les verrait plus; ou s'il y retournait quelquefois, ce serait en étranger et sans avoir la liberté d'y chercher ses souvenirs, naguère si doux, aujourd'hui si amers. Il lui semblait que de longues années de malheur le séparaient déjà de ces jours récemment écoulés, et il se reprochait de n'en avoir point assez joui; il se repentait des instants d'humeur qu'il n'avait pas réprimés; il déplorait la triste nature de l'homme, qui ne sait jamais la valeur de ses joies qu'après les avoir perdues.

Désormais l'existence de Bénédict devenait effrayante; environné d'ennemis, il serait la risée de la province; chaque jour une voix, partie de trop bas pour qu'il pût se donner la peine d'y répondre, viendrait faire entendre à ses oreilles d'insolentes et atroces railleries. Chaque jour il lui faudrait rapprendre le triste dénouement de ses amours, et se convaincre qu'il n'y avait plus d'espoir.

Cependant l'amour de soi, qui donne tant d'énergie aux naufragés près de périr, imprima un instant à Bénédict la volonté de vivre en dépit de tout. Il fit d'incroyables efforts pour trouver à sa vie un but, une ambition, un charme quelconque; ce fut en vain: son âme se refusait à admettre aucune autre passion que l'amour. À vingt ans, quelle autre semble en effet digne de l'homme? tout lui semblait terne et décoloré après cette rapide et folle existence qui l'avait enlevé à la terre; ce qui eût été trop haut pour ses espérances il y avait à peine un mois, lui paraissait maintenant indigne de ses désirs. Il n'y avait au monde qu'un bonheur, qu'un amour, qu'une femme.

Quand il eut vainement épuisé ce qui lui restait de force, il tomba dans un horrible dégoût de la vie, et résolut d'en finir. Il examina ses pistolets, et se dirigea vers la sortie du parc, pour aller accomplir son dessein sans troubler la fête qui rayonnait encore à travers le feuillage.

Mais auparavant il voulut avaler le fond de sa coupe de douleur; il retourna sur ses pas, et, se glissant parmi les massifs, il arriva jusqu'au pied des murs qui renfermaient Valentine. Il les suivit au hasard pendant quelque temps. Tout était silencieux et triste dans ce grand manoir; tous les domestiques étaient à la fête. Depuis longtemps les convives s'étaient retirés. Bénédict n'entendit que la voix de la vieille marquise qui paraissait assez animée. Elle partait d'un appartement au rez-de-chaussée dont la fenêtre était entr'ouverte. Bénédict s'approcha, et recueillit des paroles qui modifièrent tout à coup ses résolutions:

—Je vous assure, Madame, disait la marquise, que Valentine est sérieusement malade, et qu'il faudrait faire entendre raison à M. de Lansac.

—Eh! mon Dieu! Madame, répondit une voix que Bénédict jugea ne pouvoir être que celle de la comtesse, vous avez la rage de vous immiscer dans tout! Il me semble que votre intervention ou la mienne dans une pareille circonstance ne peut être que fort inconvenante.

—Madame, je ne connais pas d'inconvenance, reprit l'autre voix, lorsqu'il s'agit de la santé de ma petite-fille.

—Si je ne savais combien il vous est agréable de donner ici un autre avis que le mien, je m'expliquerais difficilement cet accès de sensibilité.

—Raillez tant qu'il vous plaira, Madame; je viens d'écouter à la porte de Valentine, ne sachant point ce qui s'y passait, et me doutant de tout autre chose que de la vérité. En entendant la voix de la nourrice au lieu de celle du cher mari, je suis entrée, et j'ai trouvé Valentine fort souffrante, fort défaite; je vous assure que ce ne serait pas du tout le moment...

—Valentine aime son mari, son mari l'aime, je suis bien certaine qu'il aura pour elle tous les égards qu'elle exigera.

—Est-ce qu'une mariée d'un jour sait exiger quelque chose? est-ce qu'elle a des droits? est-ce qu'on en tient compte?

La fenêtre fut fermée en cet instant, et Bénédict n'en put entendre davantage. Tout ce que la rage peut inspirer de projets terribles et insensés, il le connut en cet instant.

«Ô abominable violation des droits les plus sacrés! s'écria-t-il intérieurement; infâme tyrannie de l'homme sur la femme! Mariage, sociétés, institutions, haine à vous! haine à mort! Et toi, Dieu! volonté créatrice, qui nous jettes sur la terre et refuses ensuite d'intervenir dans nos destinées, toi qui livres le faible à tant de despotisme et d'abjection, je te maudis! Tu t'endors satisfait d'avoir produit, insoucieux de conserver. Tu mets en nous une âme intelligente, et tu permets au malheur de l'étouffer! Maudit sois-tu, maudites soient les entrailles qui m'ont porté!»

En raisonnant ainsi, le malheureux jeune homme arma ses pistolets, déchirait sa poitrine avec ses ongles, et marchait avec agitation, ne songeant plus à se cacher. Tout à coup la raison, ou plutôt une sorte de lucidité dans son délire, vint l'éclairer. Il y avait un moyen de sauver Valentine d'une odieuse et flétrissante tyrannie; il y avait un moyen de punir cette mère sans entrailles, qui condamnait froidement sa fille à un opprobre légal, au dernier des opprobres qu'on puisse infliger à la femme, au viol.

«Oui, le viol! répétait Bénédict avec fureur (et il ne faut pas oublier que Bénédict était un naturel d'excès et d'exception). Chaque jour, au nom de Dieu et de la société, un manant ou un lâche obtient la main d'une malheureuse fille, que ses parents, son honneur ou la misère forcent d'étouffer dans son sein un amour pur et sacré. Et là, sous les yeux de la société qui approuve et ratifie, la femme pudique et tremblante qui a su résister aux transports de son amant, tombe flétrie sous les baisers d'un maître exécré! Et il faut que cela soit ainsi!»

Et Valentine, la plus belle œuvre de la création, la douce, la simple, la chaste Valentine était réservée comme les autres à cet affront! En vain ses larmes, sa pâleur, son abattement avaient dû éclairer la conscience de sa mère et alarmer la délicatesse de son époux. Rien ne la défendrait de la honte, cette infortunée! pas même la faiblesse de la maladie et l'épuisement de la fièvre! Il y a sur la terre un homme assez misérable pour dire: N'importe! et une mère assez glacée pour fermer les yeux sur ce crime! «Non, s'écria-t-il, cela ne sera pas! j'en jure par l'honneur de ma mère!»

Il arma de nouveau ses pistolets et courut au hasard devant lui. Le bruit d'une petite toux sèche l'arrêta tout à coup. Dans l'état d'irritation où il était, la pénétration instinctive de la haine lui fit reconnaître à ce léger indice que M. de Lansac venait droit à lui.

Ils avançaient tous deux dans une allée de jardin anglais, allée étroite, ombreuse et tournante. Un épais massif de sapins protégea Bénédict. Il s'enfonça dans leurs rameaux sombres, et se tint prêt à brûler la cervelle à son ennemi.

M. de Lansac venait du pavillon situé dans le parc, où jusque-là il avait logé par respect pour les convenances; il se dirigeait vers le château. Ses vêtements exhalaient une odeur d'ambre que Bénédict détestait presque autant que lui; ses pas faisaient crier le sable. Le cœur de Bénédict battait haut dans sa poitrine; son sang ne circulait plus; pourtant sa main était ferme et son coup d'œil sûr.

Mais au moment où, le doigt sur la détente, il élevait le bras à la hauteur de cette tête détestée, d'autres pas se firent entendre venant sur les traces de Bénédict. Il frémit de cet atroce contre-temps; un témoin pouvait faire échouer son entreprise et l'empêcher, non pas de tuer Lansac, il sentait que nulle force humaine ne pourrait le sauver de sa haine, mais de se tuer lui-même immédiatement après. La pensée de l'échafaud le fit frémir; il sentit que la société avait des punitions infamantes pour le crime héroïque que son amour lui dictait.

Incertain, irrésolu, il attendit et recueillit ce dialogue:

—Eh bien! Franck, que vous a répondu madame la comtesse de Raimbault?

—Que monsieur le comte peut entrer chez elle, répondit un laquais.

—Fort bien; vous pouvez aller vous coucher, Franck. Tenez, voici la clef de mon appartement.

—Monsieur ne rentrera pas?

—Ah! il en doute! dit M. de Lansac entre ses dents, et comme se parlant à lui-même.

—C'est que, monsieur le comte... madame la marquise... Catherine...

—C'est fort clair; allez vous coucher.

Les deux ombres noires se croisèrent sous les sapins, et Bénédict vit son ennemi se rapprocher du château. Dès qu'il l'eut perdu de vue, sa résolution lui revint.

—Je laisserais échapper cette occasion! s'écria-t-il, je laisserais seulement son pied profaner le seuil de cette demeure qui renferme Valentine!

Il se mit à courir, mais le comte avait trop d'avance sur lui; il ne put l'atteindre avant qu'il fût entré dans la maison.

Le comte arrivait là mystérieusement, seul, sans flambeaux, comme un prince allant en conquête. Il franchit légèrement le perron, le péristyle, et monta au premier étage; car cette feinte d'aller s'entretenir avec sa belle mère n'était qu'un arrangement de convenance pour ne pas énoncer à son laquais le motif délicat de ses empressements. Il était convenu avec la comtesse qu'elle le ferait appeler à l'heure où sa femme consentirait à le recevoir. Madame de Raimbault n'avait pas consulté sa fille, comme on le voit; elle ne pensait pas qu'il en fût besoin.

Mais au moment où M. de Lansac allait être atteint par Bénédict, dont le pistolet toujours armé le suivait dans l'ombre, la demoiselle de compagnie se glissa vers le diligent époux avec autant de légèreté que le lui permirent son corps baleiné et ses soixante ans:

—Madame la marquise aurait un mot à dire à monsieur, lui dit-elle.

Alors M. de Lansac prit une autre direction et la suivit. Ceci se passa rapidement et dans l'obscurité; Bénédict chercha en vain, et ne put découvrir par quel escamotage infernal sa proie lui échappait encore.

Seul, dans cette vaste maison, dont on avait, à dessein, éteint toutes les lumières, et, sous divers prétextes, éloigné le peu de domestiques qui ne fussent pas à la fête, Bénédict erra au hasard, essayant de rassembler ses souvenirs et de se diriger vers la chambre que Valentine devait habiter. Son parti était pris; il la soustrairait à son sort, soit en tuant son mari, soit en la tuant elle-même. Il avait souvent regardé du dehors la fenêtre de Valentine, il l'avait reconnue la nuit aux longues veilles dont la clarté de sa lampe rendait témoignage; mais comment en trouver la direction dans ces ténèbres et dans cette agitation terrible?

Il s'abandonna au hasard. Il savait seulement que cet appartement était situé au premier; il suivit une vaste galerie et s'arrêta pour écouter. Au bout opposé, il apercevait un rayon de lumière se glissant par une porte entr'ouverte, et il lui semblait entendre un chuchotement de voix de femmes. C'était la chambre de la marquise; elle avait fait appeler son beau-petit-fils pour l'engager à renoncer au bonheur de cette première nuit, et Catherine, qu'on avait fait venir là pour attester l'indisposition de sa maîtresse, s'en acquittait de son mieux pour seconder les intentions de Valentine. Mais M. de Lansac était fort peu persuadé, et trouvait assez ridicule que toutes ces femmes vinssent déjà glisser leur curiosité et leur influence dans les mystères de son ménage; il résistait poliment, et jurait sur son honneur d'obéir à l'ordre que Valentine lui donnerait de vive voix de se retirer.

Bénédict, ayant atteint sans bruit cette porte, entendit toute la discussion, quoiqu'elle se fît à voix basse, dans la crainte d'attirer la comtesse, qui eût détruit d'un mot tout l'effet de cette négociation.

«Valentine aura-t-elle bien la force de prononcer cet ordre? se demanda Bénédict. Oh! je la lui donnerai, moi.

Et il s'avança de nouveau à tâtons vers un autre rayon de lumière plus faible qui rampait sous une porte fermée; il y colla son oreille: c'était là! Il le sentit au battement de son cœur et à la faible respiration de Valentine, qu'il n'était sans doute donné qu'à un homme passionné comme il l'était pour elle de saisir et de reconnaître.

Il s'appuyait, oppressé, haletant, contre cette porte, lorsqu'il lui sembla qu'elle cédait; il la poussa et elle obéit sans bruit.

«Grand Dieu! pensa Bénédict, toujours prêt à admettre tout ce qui pouvait le torturer, l'attendait-elle donc?»

Il fit un pas dans cette chambre; le lit était placé de manière à masquer la porte à la personne couchée. Une veilleuse brûlait dans son globe de verre mat. Était-ce bien là? Il avança. Les rideaux étaient à demi relevés; Valentine, toute habillée, sommeillait sur son lit. Son attitude témoignait assez de ses terreurs; elle était assise sur le bord de sa couche, les pieds à terre; sa tête succombant à la fatigue s'était laissée aller sur les coussins; son visage était d'une pâleur effrayante, et l'on eût pu compter les pulsations de la fièvre sur les artères gonflées de son cou et de ses tempes.

Bénédict avait eu à peine le temps de se glisser derrière le dossier de ce lit et de se presser entre le rideau et la muraille lorsque les pas de Lansac retentirent dans le corridor.

Il venait de ce côté, il allait entrer. Bénédict tenait toujours son pistolet; là l'ennemi ne pouvait lui échapper, il n'avait qu'un mouvement à faire pour l'étendre mort avant qu'il eût effleuré seulement le lin de la couche nuptiale.

Au bruit que fit Bénédict en se cachant, Valentine, éveillée en sursaut, jeta un faible cri et se redressa précipitamment; mais, ne voyant rien, elle prêta l'oreille et distingua les pas de son mari. Alors elle se leva et courut vers la porte.

Ce mouvement faillit faire éclater Bénédict. Il sortit à demi de sa cachette pour aller brûler la cervelle à cette femme impudique et menteuse; mais Valentine n'avait eu d'autre intention que de verrouiller sa porte.

Cinq minutes se passèrent dans le plus complet silence, au grand étonnement de Valentine et de Bénédict; celui-ci s'était caché de nouveau, lorsqu'on frappa doucement. Valentine ne répondit pas; mais Bénédict, penché hors des rideaux, entendit le bruit inégal de sa respiration entrecoupée; il voyait son effroi, ses lèvres livides, ses mains crispées contre le verrou qui la défendait.

«Courage, Valentine! allait-il s'écrier, nous sommes deux pour soutenir l'assaut!» lorsque la voix de Catherine se fit entendre.

—Ouvrez, Mademoiselle, disait-elle; n'ayez plus peur; c'est moi, je suis seule. Monsieur est parti; il s'est rendu aux raisons de madame la marquise et à la prière que je lui ai faite en votre nom de se retirer. Oh! nous vous avons faite bien plus malade que vous n'êtes, j'espère, ajouta la bonne femme en entrant et recevant Valentine dans ses bras. N'allez pas vous aviser de l'être aussi sérieusement que nous nous en sommes vantées, au moins!

—Oh! tout à l'heure je me sentais mourir, répondit Valentine en l'embrassant; mais à présent je suis mieux, tu m'as sauvée encore pour quelques heures. Après, que Dieu me protège!

—Eh! mon Dieu, chère enfant! dit Catherine, quelles idées avez-vous donc? Allons, couchez-vous. Je passerai la nuit auprès de vous.

—Non, Catherine, va te reposer. Voici bien des nuits que je te fais passer. Va-t'en; je l'exige. Je suis mieux; je dormirai bien. Seulement enferme-moi, prends la clef, et ne te couche que lorsque toute la maison sera fermée.

—Oh! n'ayez pas peur. Tenez, voici qu'on ferme déjà; n'entendez-vous pas rouler la grosse porte?

—Oui, c'est bien. Bonsoir, nourrice, ma bonne nourrice!

La nourrice fit encore quelques difficultés pour se retirer; elle craignait que Valentine ne se trouvât plus mal dans la nuit. Enfin elle céda et se retira après avoir fermé la porte, dont elle emporta la clef.

—Si vous avez besoin de quelque chose, cria-t-elle du dehors, vous me sonnerez?

—Oui, sois tranquille, dors bien, répondit Valentine.

Elle tira les verrous, et, secouant ses cheveux épars, elle posa les mains sur son front, en respirant fortement comme une personne délivrée; puis elle revint à son lit et se laissa tomber assise, avec la raideur que donnent le découragement et la maladie. Bénédict se pencha et put la voir. Il eût pu se montrer tout à fait sans qu'elle y prît garde. Les bras pendants, l'œil fixé sur le parquet, elle était là comme une froide statue; ses facultés semblaient épuisées, son cœur éteint.




XXIII.

Bénédict entendit successivement fermer toutes les portes de la maison. Peu à peu les pas des domestiques s'éloignèrent du rez-de-chaussée, les reflets que quelques lumières errantes faisaient courir sur le feuillage s'éteignirent; les sons lointains des instruments et quelques coups de pistolet qu'il est d'usage en Berry de tirer aux noces et aux baptêmes en signe de réjouissance, venaient seuls par intervalles rompre le silence. Bénédict se trouvait dans une situation inouïe, et qu'il n'eût jamais osé rêver. Cette nuit, cette horrible nuit qu'il devait passer dans les angoisses de la rage le réunissait à Valentine! M. de Lansac retournait seul à son gîte, et Bénédict, le désolé Bénédict, qui devait se brûler la cervelle dans un fossé, était là enfermé seul avec Valentine! Il eut des remords d'avoir renié son Dieu, d'avoir maudit le jour de sa naissance. Cette joie imprévue, qui succédait à la pensée de l'assassinat et à celle du suicide, le saisit si impétueusement qu'il ne songea pas à en calculer les suites terribles. Il ne s'avoua pas que, s'il était découvert en ce lieu, Valentine était perdue; il ne se demanda pas si cette conquête inespérée d'un instant de joie ne rendrait pas plus odieuse ensuite la nécessité de mourir. Il s'abandonna au délire qu'un tel triomphe sur sa destinée lui causait. Il mit ses deux mains sur sa poitrine pour en maîtriser les ardentes palpitations. Mais au moment de se trahir par ses transports, il s'arrêta, dominé par la crainte d'offenser Valentine, par cette timidité respectueuse et chaste qui est le principal caractère du véritable amour.

Irrésolu, le cœur plein d'angoisses et d'impatiences, il allait se déterminer, lorsqu'elle sonna, et au bout d'un instant Catherine reparut.

—Bonne nourrice, lui dit-elle, tu ne m'as pas donné ma potion.

—Ah! votre portion? dit la bonne femme; je pensais que vous ne la prendriez pas aujourd'hui. Je vais la préparer.

—Non, cela serait trop long. Fais dissoudre un peu d'opium dans de l'eau de fleurs d'orange.

—Mais cela pourra vous faire mal?

—Non; jamais l'opium ne peut faire de mal dans l'état où je suis.

—Je n'en sais rien, moi. Vous n'êtes pas médecin; voulez-vous que j'aille demander à madame la marquise?

—Oh! pour Dieu, ne fais pas cela! Ne crains donc rien. Tiens, donne-moi la boîte; je sais la dose.

—Oh! vous en mettez deux fois trop.

—Non, te dis-je; puisqu'il m'est enfin accordé de dormir, je veux pouvoir en profiter. Pendant ce temps-là je ne penserai pas.

Catherine secoua la tête d'un air triste, et délaya une assez forte dose d'opium que Valentine avala à plusieurs reprises en se déshabillant, et, quand elle fut enveloppée de son peignoir, elle congédia de nouveau sa nourrice et se mit au lit.

Bénédict, enfoncé dans sa cachette, n'avait pas osé faire un mouvement. Cependant la crainte d'être aperçu par la nourrice était bien moins forte que celle qu'il éprouva en se retrouvant seul avec Valentine. Après un terrible combat avec lui-même, il se hasarda à soulever doucement le rideau. Le frôlement de la soie n'éveilla point Valentine; l'opium faisait déjà son effet. Cependant Bénédict crut qu'elle entr'ouvrait les yeux. Il eut peur, et laissa retomber le rideau, dont la frange entraîna un flambeau de bronze placé sur le guéridon, et le fit tomber avec assez de bruit. Valentine tressaillit, mais ne sortit point de sa léthargie. Alors Bénédict resta debout auprès d'elle, plus libre encore de la contempler qu'au jour où il avait adoré son image répétée dans l'eau. Seul à ses pieds dans ce solennel silence de la nuit, protégé par ce sommeil artificiel qu'il n'était pas en son pouvoir de rompre, il croyait accomplir une destinée magique. Il n'avait plus rien à craindre de sa colère; il pouvait s'enivrer du bonheur de la voir sans être troublé dans sa joie; il pouvait lui parler sans qu'elle l'entendît, lui dire tout son amour, tous ses tourments, sans faire évanouir ce faible et mystérieux sourire qui errait sur ses lèvres à demi entr'ouvertes. Il pouvait coller ses lèvres sur sa bouche sans qu'elle le repoussât... Mais l'impunité ne l'enhardit point jusque-là. C'est dans son cœur que Valentine avait un culte presque divin, et elle n'avait pas besoin de protections extérieures contre lui. Il était sa sauvegarde et son défenseur contre lui-même. Il s'agenouilla devant elle, et se contenta de prendre sa main pendante au bord du lit, de la soutenir dans les siennes, d'en admirer la finesse et la blancheur, et d'y appuyer ses lèvres tremblantes. Cette main portait l'anneau nuptial, le premier anneau d'une chaîne pesante et indissoluble. Bénédict eût pu l'ôter et l'anéantir, il ne le voulut point; son âme était revenue à des impressions plus douces; il voulait respecter dans Valentine jusqu'à l'emblème de ses devoirs.

Car dans cette délicieuse extase, il avait bientôt oublié tout. Il se crut heureux et plein d'avenir comme aux beaux jours de la ferme; il s'imagina que la nuit ne devait pas finir, et que Valentine ne devait pas s'éveiller, et qu'il accomplissait là son éternité de bonheur.

Longtemps cette contemplation fut sans danger: les anges sont moins purs que le cœur d'un homme de vingt ans lorsqu'il aime avec passion; mais il tressaillit lorsque Valentine, émue par un de ces rêves heureux que crée l'opium, se pencha doucement vers lui et pressa faiblement sa main en murmurant des paroles indistinctes. Bénédict tressaillit et s'éloigna du lit, effrayé de lui-même.

—Oh! Bénédict! lui dit Valentine d'une voix faible et lente, Bénédict, c'est vous qui m'avez épousée aujourd'hui? Je croyais que c'était un autre; dites-moi bien que c'est vous!...

—Oui, c'est moi, c'est moi! dit Bénédict éperdu, en pressant contre son cœur agité cette main qui cherchait la sienne.

Valentine, à demi éveillée, se dressa sur son chevet, ouvrit les yeux, et fixa sur lui des prunelles pâles qui flottaient dans le vague des songes. Il y eut comme un sentiment d'effroi sur ses traits; puis elle referma les yeux et retomba en souriant sur son oreiller.

—C'est vous que j'aimais, lui dit-elle; mais comment l'a-t-on permis?

Elle parlait si bas et articulait si faiblement que Bénédict recueillait lui-même ses paroles comme le murmure angélique qu'on entend dans les songes.

—Ô ma bien-aimée! s'écria-t-il en se penchant vers elle, dites-le-moi encore, dites-le-moi, pour que je meure de joie à vos pieds!

Mais Valentine le repoussa.

—Laissez-moi! dit-elle.

Et ses paroles devinrent inintelligibles.

Bénédict crut comprendre qu'elle le prenait pour M. de Lansac. Il se nomma plusieurs fois avec insistance, et Valentine, flottant entre la réalité et l'illusion, s'éveillant et s'endormant tour à tour, lui dit ingénument tous ses secrets. Un instant elle crut voir M. de Lansac qui la poursuivait une épée à la main; elle se jeta dans le sein de Bénédict, et passant ses bras autour de son cou:

—Mourons tous deux! lui dit-elle.

—Oh! tu as raison, s'écria-t-il. Sois à moi, et mourons.

Il posa ses pistolets sur le guéridon, et étreignit dans ses bras le corps souple et languissant de Valentine. Mais elle lui dit encore:

—Laisse-moi, mon ami; je meurs de fatigue, laisse-moi dormir.

Elle appuya sa tête sur le sein de Bénédict, et il n'osa faire un mouvement de peur de la déranger. C'était un si grand bonheur que de la voir dormir dans ses bras! Il ne se souvenait déjà plus qu'il en pût exister un autre.

—Dors, dors, ma vie! lui disait-il en effleurant doucement son front avec ses lèvres; dors, mon ange. Sans doute tu vois la Vierge aux cieux; et elle te sourit, car elle te protège. Va, nous serons unis là-haut!

Il ne put résister au désir de détacher doucement son bonnet de dentelle, et de répandre sur elle et sur lui cette magnifique chevelure d'un blond cendré qu'il avait regardée tant de fois avec amour. Qu'elle était soyeuse et parfumée! que son frais contact allumait chez lui de délire et de fièvre! Vingt fois il mordit les draps de Valentine et ses propres mains pour s'arracher, par la sensation d'une douleur physique, aux emportements de sa joie. Assis sur le bord de cette couche dont le linge odorant et fin le faisait frissonner, il se jetait rapidement à genoux pour reprendre empire sur lui-même, et il se bornait à la regarder. Il l'entourait chastement des mousselines brodées qui protégeaient son jeune sein si paisible et si pur; il ramenait même un peu le rideau sur son visage pour ne plus la voir et trouver la force de s'en aller. Mais Valentine, éprouvant ce besoin d'air qu'on ressent dans le sommeil, repoussait cet obstacle, et, se rapprochant de lui, semblait appeler ses caresses d'un air naïf et confiant. Il soulevait les tresses de ses cheveux et en remplissait sa bouche pour s'empêcher de crier; il pleurait de rage et d'amour. Enfin, dans un instant de douleur inouïe, il mordit l'épaule ronde et blanche qu'elle livrait à sa vue. Il la mordit cruellement, et elle s'éveilla, mais sans témoigner de souffrance. En la voyant se dresser de nouveau sur son lit, le regarder avec plus d'attention, et passer sa main sur lui pour s'assurer qu'il n'était point un fantôme, Bénédict, qui était alors assis tout à fait auprès d'elle, se crut perdu; tout son sang, qui bouillonnait, se glaça; il devint pâle, et lui dit, sans savoir ce qu'il disait:

—Valentine, pardon; je me meurs, si vous n'avez pitié de moi...

—Pitié de toi! lui dit-elle avec la voix forte et brève du somnambulisme; qu'as-tu? souffres-tu? Viens dans mes bras comme tout à l'heure; viens. N'étais-tu pas heureux?

—Ô Valentine! s'écria Bénédict devenu fou, dis-tu vrai? Me reconnais-tu? Sais-tu qui je suis?

—Oui, lui dit-elle en s'assoupissant sur son épaule, ma bonne nourrice!

—Non! non! Bénédict! Bénédict! entends-tu! l'homme qui t'aime plus que sa vie! Bénédict!

Et il la secoua pour la réveiller, mais cela était impossible. Il ne pouvait qu'exciter en elle l'ardeur des songes. Cette fois, la lucidité du sien fut telle qu'il s'y trompa.

—Oui! c'est toi, dit-elle en se redressant, mon mari; je le sais, mon Bénédict; je t'aime aussi. Embrasse-moi, mais ne me regarde pas. Éteins cette lumière; laisse-moi cacher mon visage contre ta poitrine.

En même temps elle l'entoura de ses bras et l'attira vers elle avec une force fébrile extraordinaire. Ses joues étaient vivement colorées, ses lèvres étincelaient. Il y avait dans ses yeux éteints un feu subit et fugitif; évidemment elle avait le délire. Mais Bénédict pouvait-il distinguer cette excitation maladive de l'ivresse passionnée qui le dévorait? Il se jeta sur elle avec désespoir, et, près de céder à ses fougueuses tortures, il laissa échapper des cris nerveux et déchirants. Aussitôt des pas se firent entendre, et la clef tourna dans la serrure. Bénédict n'eut que le temps de se jeter derrière le lit; Catherine entra.

La nourrice examina Valentine, s'étonna du désordre de son lit et de l'agitation de son sommeil. Elle tira une chaise et resta près d'elle environ un quart d'heure. Bénédict crut qu'elle allait y passer le reste de la nuit et la maudit mille fois. Cependant Valentine, n'étant plus excitée par le souffle embrasé de son amant, retomba dans une torpeur immobile et paisible. Catherine, rassurée, imagina qu'un rêve l'avait trompée elle-même lorsqu'elle avait cru entendre crier; elle remit le lit en ordre, arrangea les draps autour de Valentine, releva ses cheveux sous son bonnet, et ramena les plis de sa camisole sur sa poitrine pour la préserver de l'air de la nuit; puis elle se retira doucement, et tourna deux fois la clef dans la serrure. Ainsi il était impossible à Bénédict de s'en aller par là.

Quand il se retrouva maître de Valentine, connaissant maintenant tout le danger de sa situation, il s'éloigna du lit avec effroi, et alla se jeter sur une chaise à l'autre bout de la chambre. Là, il cacha sa tête dans ses mains et chercha à résumer les conséquences de sa position.

Ce courage féroce qui lui eût permis, quelques heures auparavant, de tuer Valentine, il ne l'avait plus. Ce n'était pas après avoir contemplé ses charmes modestes et touchants qu'il pouvait se sentir l'énergie de détruire cette belle œuvre de Dieu: c'était Lansac qu'il fallait tuer. Mais Lansac ne pouvait pas mourir seul, il fallait le suivre; et que deviendrait Valentine, sans amant, sans époux? Comment la mort de l'un lui profiterait-elle si l'autre ne lui restait? Et puis, qui sait si elle ne maudirait pas l'assassin de ce mari qu'elle n'aimait pas? Elle si pure, si pieuse, et d'une âme si droite et si honnête, comprendrait-elle la sublimité d'un dévouement si sauvage? Le souvenir de Bénédict ne lui resterait-il pas funeste et odieux dans le cœur, souillé de ce sang et de ce terrible nom d'assassin?

—Ah! puisque je ne peux jamais la posséder, se dit-il, il ne faut pas du moins qu'elle haïsse ma mémoire! Je mourrai seul, et peut-être osera-t-elle me pleurer dans le secret de ses prières.

Il approcha sa chaise du bureau de Valentine; tout ce qu'il fallait pour écrire s'y trouvait. Il alluma un flambeau, ferma les rideaux du lit pour ne plus la voir et trouver la force de lui dire un éternel adieu. Il tira les verrous de la porte, afin de n'être pas surpris à l'improviste, et il écrivit à Valentine:

«Il est deux heures du matin, et je suis seul avec vous, Valentine, seul, dans votre chambre, maître de vous plus que ne le sera jamais votre mari; car vous m'avez dit que vous m'aimiez, vous m'avez appelé sur votre cœur dans le secret de vos rêves, vous m'avez presque rendu mes caresses; vous m'avez fait, sans le vouloir, le plus heureux et le plus misérable des hommes; et pourtant, Valentine, je vous ai respectée au milieu du plus terrible délire qui ait envahi des facultés humaines. Vous êtes toujours là, pure et sacrée pour moi, et vous pourrez vous éveiller sans rougir. Oh! Valentine! il faut que je vous aime bien.

«Mais, quelque douloureux et incomplet qu'ait été mon bonheur, il faut que je le paie de ma vie. Après des heures comme celles que je viens de passer à vos genoux, les lèvres collées sur votre main, sur vos cheveux, sur le fragile vêtement qui vous protège à peine, je ne puis pas vivre un jour de plus. Après de tels transports, je ne puis pas retourner à la vie commune, à la vie odieuse que je mènerais désormais loin de vous. Rassure-toi, Valentine; l'homme qui t'a mentalement possédée cette nuit ne verra pas le lever du soleil.

«Et, sans cette résolution irrévocable, où aurais-je trouvé l'audace de pénétrer ici et d'avoir des pensées de bonheur? Comment aurais-je osé vous regarder et vous parler comme je l'ai fait, même pendant votre sommeil! Ce ne sera pas assez de tout mon sang pour payer la destinée qui m'a vendu de pareils instants.

«Il faut que vous sachiez tout, Valentine. J'étais venu pour assassiner votre mari. Quand j'ai vu qu'il m'échappait, j'ai résolu de vous tuer avec moi. N'ayez point peur; quand vous lirez ceci, mon cœur aura cessé de battre; mais cette nuit, Valentine, au moment où vous m'avez appelé dans vos bras, un pistolet armé était levé sur votre tête.

«Et puis je n'ai pas eu le courage, je ne l'aurais pas. Si je pouvais vous tuer du même coup que moi, ce serait déjà fait; mais il faudrait vous voir souffrir, voir votre sang couler, votre âme se débattre contre la mort, et ce spectacle ne durât-il qu'une seconde, cette seconde résumerait à elle seule plus de douleurs qu'il n'y en a eu dans toute ma vie.

«Vivez donc, et que votre mari vive aussi! la vie que je lui accorde est encore plus que le respect qui vient de m'enchaîner, mourant de désirs, au pied de votre lit. Il m'en coûte plus pour renoncer à satisfaire ma haine qu'il ne m'en a coûté pour vaincre mon amour; c'est que sa mort vous déshonorerait peut-être. Témoigner ainsi ma jalousie au monde, c'était peut-être lui avouer votre amour autant que le mien; car vous m'aimez, Valentine, vous me l'avez dit tout à l'heure malgré vous. Et hier soir, au bout de la prairie, quand vous pleuriez dans mon sein, n'était-ce pas aussi de l'amour? Ah! ne vous éveillez pas, laissez-moi emporter cette pensée dans le tombeau!

«Mon suicide ne vous compromettra pas; vous seule saurez pour qui je meurs. Le scalpel du chirurgien ne trouvera pas votre nom écrit au fond de mon cœur, mais vous saurez que ses dernières palpitations étaient pour vous.

«Adieu, Valentine; adieu, le premier, le seul amour de ma vie! Bien d'autres vous aimeront; qui ne le ferait? mais une seule fois vous aurez été aimée comme vous devez l'être. L'âme que vous avez remplie devait retourner au sein de Dieu, afin de ne pas dégénérer sur la terre.

«Après moi, Valentine, quelle sera votre vie? Hélas! je l'ignore. Sans doute vous vous soumettrez à votre sort, mon souvenir s'émoussera; vous tolérerez peut-être tout ce qui vous semble odieux aujourd'hui, il le faudra bien... Ô Valentine! si j'épargne votre mari, c'est pour que vous ne me maudissiez pas, c'est pour que Dieu ne m'exile pas du ciel, où votre place est marquée. Dieu, protégez-moi! Valentine, priez pour moi!

«Adieu... Je viens de m'approcher de vous, vous dormez, vous êtes calme. Oh! si vous saviez comme vous êtes belle! oh! jamais, jamais une poitrine d'homme ne renfermera sans se briser tout l'amour que j'avais pour vous!

«Si l'âme n'est pas un vain souffle que le vent disperse, la mienne habitera toujours près de vous.

«Le soir, quand vous irez au bout de la prairie, pensez à moi si la brise soulève vos cheveux; et si, dans ses froides caresses, vous sentez courir tout à coup une haleine embrasée; la nuit dans vos songes, si un baiser mystérieux vous effleure, souvenez-vous de Bénédict.»

Il plia ce papier et le mit sur le guéridon, à la place de ses pistolets, que Catherine avait presque touchés sans les voir; il les désarma, les prit sur lui, se pencha vers Valentine, la regarda encore avec enthousiasme, déposa un baiser, le premier et le dernier, sur ses lèvres; puis il s'élança vers la fenêtre, et, avec le courage d'un homme qui n'a rien à risquer, il descendit au péril de sa vie. Il pouvait tomber de trente pieds de haut, ou bien recevoir un coup de fusil, comme un voleur; mais que lui importait! La seule crainte de compromettre Valentine l'engageait à prendre des précautions pour n'éveiller personne. Le désespoir lui donna des forces surnaturelles; car, pour ceux qui regarderaient aujourd'hui de sang-froid la distance des croisées du rez-de-chaussée à celles du premier étage, au château de Raimbault, la nudité du mur et l'absence de tout point d'appui, une pareille entreprise semblerait fabuleuse.

Il atteignit pourtant le sol sans éveiller personne, et gagna la campagne par-dessus les murs.

Les premières lueurs du matin blanchissaient l'horizon.




XXIV.

Valentine, plus fatiguée d'un semblable sommeil qu'elle ne l'eût été d'une insomnie, s'éveilla fort tard. Le soleil était haut et chaud dans le ciel, des myriades d'insectes bourdonnaient dans ses rayons. Longtemps plongée dans ce mol engourdissement qui suit le réveil, Valentine ne cherchait point encore à recueillir ses idées; elle écoutait vaguement les mille bruits de l'air et des champs. Elle ne souffrait point parce qu'elle avait oublié bien des choses et qu'elle en ignorait plus encore.

Elle se souleva pour prendre un verre d'eau sur le guéridon, et trouva la lettre de Bénédict; elle la retourna dans ses doigts lentement et sans avoir la conscience de ce qu'elle faisait. Enfin elle y jeta les yeux, et, en reconnaissant l'écriture, elle tressaillit et l'ouvrit d'une main convulsive. Le rideau venait de tomber: elle voyait à nu toute sa vie.

Aux cris déchirants qui lui échappèrent, Catherine accourut; elle avait la figure renversée: Valentine comprit sur-le-champ la vérité.

—Parle! s'écria-t-elle, où est Bénédict? qu'est devenu Bénédict?

Et voyant le trouble et la consternation de sa nourrice, elle dit en joignant les mains:

—Ô mon Dieu! c'est donc bien vrai, tout est fini!

—Hélas! Mademoiselle, comment donc le savez-vous? dit Catherine en s'asseyant sur le lit; qui donc a pu entrer ici? j'avais la clef dans ma poche. Est-ce que vous avez entendu? Mais mademoiselle Beaujon me l'a dit si bas, dans la crainte de vous éveiller... Je savais bien que cette nouvelle vous ferait du mal.

—Ah! il s'agit bien de moi! s'écria Valentine avec impatience en se levant brusquement. Parlez donc! qu'est devenu Bénédict?

Effrayée de cette véhémence, la nourrice baissa la tête et n'osa répondre.

—Il est mort, je le sais! dit Valentine en retombant sur son lit, pâle et suffoquée; mais depuis quand?

—Hélas! dit la nourrice, on ne sait; le malheureux jeune homme a été trouvé au bout de la prairie, ce matin, au petit jour. Il était couché dans un fossé et couvert de sang. Les métayers de la Croix-Bleue, en s'en allant chercher leurs bœufs au pâturage, l'ont ramassé, et tout de suite on l'a porté dans sa maison; il avait la tête fracassée d'un coup de pistolet, et le pistolet était encore dans sa main. La justice s'y est transportée sur-le-champ. Ah! mon Dieu! quel malheur! Qu'est-ce qui a pu causer tant de chagrin à ce jeune homme? On ne dira pas que c'est la misère; M. Lhéry l'aimait comme son fils; et madame Lhéry, que va-t-elle dire? Ce sera une désolation.

Valentine n'écoutait plus, elle était tombée sur son lit, roide et froide. En vain Catherine essaya de la réveiller par ses cris et ses caresses: il semblait qu'elle fût morte. La bonne nourrice, en voulant ouvrir ses mains contractées, y trouva une lettre froissée. Elle ne savait pas lire, mais elle avait l'instinct du cœur qui avertit des dangers de la personne qu'on aime; elle lui retira cette lettre et la cacha avec soin avant d'appeler du secours.

Bientôt la chambre de Valentine fut pleine de monde; mais tous les efforts furent vains pour la ranimer. Un médecin qu'on fit venir promptement lui trouva une congestion cérébrale très-grave, et parvint, à force de saignées, à rappeler la circulation; mais les convulsions succédèrent à cet état d'accablement, et pendant huit jours Valentine fut entre la vie et la mort.

La nourrice se garda bien de dire la cause de cette funeste émotion; elle n'en parla qu'au médecin sous le sceau du secret, et voici comment elle fut conduite à comprendre qu'il y avait dans tous ces événements une liaison qu'il était nécessaire de ne faire saisir à personne. En voyant Valentine un peu mieux, après la saignée, le jour même de l'événement, elle se mit à réfléchir à la manière surnaturelle dont sa jeune maîtresse en avait été informée. Cette lettre qu'elle avait trouvée dans sa main lui rappela le billet qu'on l'avait chargée de lui remettre la veille, avant le mariage, et qui lui avait été confié par la vieille gouvernante de Bénédict. Étant descendue un instant à l'office, elle entendit le domestique commenter la cause de ce suicide, et se dire tout bas que, dans la soirée précédente, une querelle avait eu lieu entre Pierre Blutty et Bénédict, au sujet de mademoiselle de Raimbault. On ajoutait que Bénédict vivait encore, et que le même médecin qui soignait dans ce moment Valentine, ayant pansé le blessé dans la matinée, avait refusé de se prononcer positivement sur sa situation. Une balle avait fracassé le front et était ressortie au-dessus de l'oreille; cette blessure-là, quoique grave, n'était peut-être point mortelle; mais on ignorait de combien de balles était chargé le pistolet. Il se pouvait qu'il y en eût une seconde logée dans l'intérieur du crâne, et, en ce cas, le répit qu'éprouvait en ce moment le moribond ne pouvait servir qu'à prolonger ses souffrances.

Aux yeux de Catherine, il devait donc être prouvé que cette catastrophe et les chagrins qui l'avaient précédée avaient une influence directe sur l'état effrayant de Valentine. Cette bonne femme s'imagina qu'un rayon d'espérance, si faible qu'il fût, devait produire plus d'effet sur son mal que tous les secours de la médecine. Elle courut à la chaumière de Bénédict, qui n'était qu'à une demi-lieue du château, et s'assura par elle-même qu'il y avait encore chez cet infortuné un souffle de vie. Beaucoup de voisins, attirés par la curiosité plus que par l'intérêt, encombraient sa porte; mais le médecin avait ordonné qu'on laissât entrer peu de monde, et M. Lhéry, qui était installé au chevet du mourant, ne reçut Catherine qu'après beaucoup de difficultés. Madame Lhéry ignorait encore cette triste nouvelle; elle était allée faire le retour de noces de sa fille à la ferme de Pierre Blutty.

Catherine, après avoir examiné le malade et recueilli l'opinion de Lhéry, s'en retourna aussi peu fixée qu'auparavant sur les véritables suites de la blessure, mais complètement éclairée sur les causes du suicide. Par une circonstance particulière, au moment où elle sortait de cette maison, elle tressaillit en jetant les yeux sur une chaise où l'on avait déposé les vêtements ensanglantés de Bénédict. Comme il arrive toujours que nos regards s'arrêtent, en dépit de nous, sur un objet d'effroi ou de dégoût, ceux de Catherine ne purent se détacher de cette chaise, et y découvrirent un mouchoir de soie des Indes, horriblement taché de sang. Aussitôt elle reconnut le foulard qu'elle avait mis elle-même autour du cou de Valentine en la voyant sortir dans la soirée qui précéda le mariage, et qu'elle avait perdu dans sa promenade au bout de la prairie. Ce fut un trait de lumière irrécusable; elle choisit donc un moment où l'on ne faisait point attention à elle pour s'emparer de ce mouchoir, qui eût pu compromettre Valentine, et pour le cacher dans sa poche.

De retour au château, elle se hâta de le serrer dans sa chambre et ne songea plus à s'en occuper. Elle essaya, dans les rares instants où elle se trouva seule avec Valentine, de lui faire comprendre que Bénédict pouvait être sauvé; mais ce fut en vain. Les facultés morales semblaient complètement épuisées chez Valentine; elle ne soulevait même plus ses paupières pour reconnaître la personne qui lui parlait. S'il lui restait une pensée, c'était la satisfaction de se voir mourir.

Huit jours s'étaient ainsi passés. Il y eut alors un mieux sensible; Valentine parut retrouver la mémoire, et se soulagea par d'abondantes larmes. Mais comme on ne put jamais lui faire dire le motif de cette douleur, on pensa qu'il y avait encore de l'égarement dans son cerveau. La nourrice seule guettait un instant favorable pour parler; mais M. de Lansac, étant à la veille de partir, se faisait un devoir de ne plus quitter l'appartement de sa femme. M. de Lansac venait de recevoir sa nomination à la place de premier secrétaire d'ambassade (jusque-là il n'avait été que le second), et en même temps l'ordre de rejoindre aussitôt son chef, et de partir, avec ou sans sa femme, pour la Russie.

Il n'était jamais entré dans les dispositions sincères de M. de Lansac d'emmener sa femme en pays étranger. Dans le temps où il avait le plus fasciné Valentine, elle lui avait demandé s'il l'emmènerait en mission: et, pour ne pas lui sembler au-dessous de ce qu'il affectait d'être, il lui avait répondu que son vœu le plus ardent était de ne jamais se séparer d'elle. Mais il s'était bien promis d'user de son adresse, et, s'il le fallait, de son autorité, pour préserver sa vie nomade des embarras domestiques. Cette coïncidence d'une maladie qui n'était plus sans espoir, mais qui menaçait d'être longue, avec la nécessité pour lui de partir immédiatement, était donc favorable aux intérêts et aux goûts de M. de Lansac. Quoique madame de Raimbault fût une personne fort habile en matière d'intérêts pécuniaires, elle s'était laissé complètement circonvenir par l'habileté bien supérieure de son gendre. Le contrat, après les discussions les plus dégoûtantes pour le fond, les plus délicates pour la forme, avait été tressé tout à l'avantage de M. de Lansac. Il avait usé, dans la plus grande extension possible, de l'élasticité des lois pour se rendre maître de la fortune de sa femme, et il avait fait consentir les parties contractantes à donner des espérances considérables à ses créanciers sur la terre de Raimbault. Ces légères particularités de sa conduite avaient bien failli rompre le mariage; mais il avait su, en flattant toutes les ambitions de la comtesse, s'emparer d'elle mieux qu'auparavant. Quant à Valentine, elle ignorait tellement les affaires, et sentait une telle répugnance à s'en occuper, qu'elle souscrivit, sans y rien comprendre, à tout ce qui fut exigé d'elle.

M. de Lansac, voyant ses dettes pour ainsi dire payées, partit donc sans beaucoup regretter sa femme, et, se frôlant les mains, il se vanta intérieurement d'avoir mené à bien une délicate et excellente affaire. Cet ordre de départ arrivait on ne peut plus à propos pour le délivrer du rôle difficile qu'il jouait à Raimbault depuis son mariage. Devinant peut-être qu'une inclination contrariée causait le chagrin et la maladie de Valentine, et, dans tous les cas, se sentant fort offensé des sentiments qu'elle lui témoignait, il n'avait cependant aucun droit jusque-là d'en montrer son dépit. Sous les yeux de ces deux mères, qui faisaient un grand étalage de leur tendresse et de leur inquiétude, il n'osait point laisser percer l'ennui et l'impatience qui le dévoraient. Sa situation était donc extrêmement pénible, au lieu qu'en faisant une absence indéfinie, il se soustrayait en outre aux désagréments qui devaient résulter de la vente forcée des terres de Raimbault; car le principal de ses créanciers réclamait impérieusement ses fonds, qui se montaient à environ cinq cent mille francs; et bientôt cette belle propriété, que madame de Raimbault avait mis tant d'orgueil à compléter, devait, à son grand déplaisir, être démembrée et réduite à de chétives dimensions.

En même temps M. de Lansac se débarrassait des pleurs et des caprices d'une nouvelle épousée.

«En mon absence, se disait-il, elle pourra s'habituer à l'idée d'avoir aliéné sa liberté. Son caractère calme et retiré s'accommodera de cette vie tranquille et obscure où je la laisse; ou si quelque amour romanesque trouble son repos, eh bien! elle aura le temps de s'en guérir ou de s'en lasser avant mon retour.»

M. de Lansac était un homme sans préjugés, aux yeux de qui toute sentimentalité, tout raisonnement, toute conviction, se rapportaient à ce mot puissant qui gouverne l'univers: l'argent.

Madame de Raimbault avait d'autres propriétés en diverses provinces, et des procès partout. Les procès étaient l'occupation majeure de sa vie; elle prétendait qu'ils la minaient de fatigues et d'agitations, mais sans eux elle fût morte d'ennui. C'était, depuis la perte de ses grandeurs, le seul aliment qu'eussent son activité et son amour de l'intrigue; elle y épanchait aussi toute la bile que les contrariétés de sa situation amassaient en elle. Dans ce moment, elle en avait un fort important, en Sologne, contre les habitants d'un bourg qui lui disputaient une vaste étendue de bruyères. La cause allait être plaidée, et la comtesse brûlait d'être là pour stimuler son avocat, influencer ses juges, menacer ses adversaires, se livrer enfin à toute cette activité fébrile qui est le ver rongeur des âmes longtemps nourries d'ambition. Sans la maladie de Valentine, elle serait partie, comme elle se l'était promis, le lendemain du mariage, pour aller s'occuper de cette affaire; maintenant, voyant sa fille hors de danger, et n'ayant qu'une courte absence à faire, elle se décida à partir avec son gendre, qui prenait la route de Paris, et qui lui fit ses adieux à mi-chemin, sur le lieu de la contestation.

Valentine restait seule pour plusieurs jours, avec sa grand'mère et sa nourrice, au château de Raimbault.




XXV.

Une nuit, Bénédict, accablé jusque-là par des souffrances atroces, qui ne lui avaient pas laissé retrouver une pensée, s'éveilla plus calme, et fit un effort pour se rappeler sa situation. Sa tête était empaquetée au point qu'une partie de son visage était privée d'air. Il fit un mouvement pour soulever ces obstacles et retrouver la première faculté qui s'éveille en nous, le besoin de voir, avant celui même de penser. Aussitôt une main légère détacha les épingles, dénoua un bandeau, et l'aida à se satisfaire. Il regardait cette femme pâle qui se penchait sur lui, et, à la lueur vacillante d'une veilleuse, il distingua un profil noble et pur, qui avait de la ressemblance avec celui de Valentine. Il crut avoir une vision, et sa main chercha celle du fantôme. Le fantôme saisit la sienne et y colla ses lèvres.

—Qui êtes-vous? dit Bénédict en frissonnant.

—Vous me le demandez? lui répondit la voix de Louise.

Cette bonne Louise avait tout quitté pour venir soigner son ami. Elle était là jour et nuit, souffrant à peine que madame Lhéry la relayât pendant quelques heures dans la matinée, se dévouant au triste emploi d'infirmière auprès d'un moribond presque sans espoir de salut. Pourtant, grâce aux admirables soins de Louise et à sa propre jeunesse, Bénédict échappa à une mort presque certaine, et un jour il trouva assez de force pour la remercier et lui reprocher en même temps de lui avoir conservé la vie.

—Mon ami, lui dit Louise, effrayée de l'abattement moral qu'elle trouvait en lui, si je vous rappelle cruellement à cette existence que mon affection ne saurait embellir, c'est par dévouement pour Valentine.

Bénédict tressaillit.

—C'est, continua Louise, pour conserver la sienne, qui, en ce moment, est au moins aussi menacée que la vôtre.

—Menacée! pourquoi? s'écria Bénédict.

—En apprenant votre folie et votre crime, Bénédict, Valentine, qui sans doute avait pour vous une tendre amitié, est tombée subitement malade. Un rayon d'espoir pourrait la sauver peut-être; mais elle ignore que vous vivez et que vous pouvez nous être rendu.

—Qu'elle l'ignore donc toujours! s'écria Bénédict, et puisque le mal est fait, puisque le coup est porté, laissez-la en mourir avec moi.

En parlant ainsi, Bénédict arracha les bandages de sa blessure, et l'eût rouverte sans les efforts de Louise, qui lutta courageusement avec lui, et tomba épuisée d'énergie, et abreuvée de douleur après l'avoir sauvé de lui-même.

Une autre fois, il sembla sortir d'une profonde léthargie, et saisissant la main de Louise avec force:

—Pourquoi êtes-vous ici? lui dit-il; votre sœur est mourante, et c'est à moi que s'adressent vos soins!

Subjuguée par un mouvement de passion et d'enthousiasme Louise, oubliant tout, s'écria:

—Et si je vous aimais plus encore que Valentine?

—En ce cas vous êtes maudite, répondit Bénédict en la repoussant d'un air égaré; car vous préférez le chaos à la lumière, le démon à l'archange. Vous êtes une misérable folle! Sortez d'ici! Ne suis-je pas assez malheureux, sans que vous veniez me navrer l'âme de vos malheurs?

Louise, atterrée, cacha sa figure dans les rideaux et en enveloppa sa tête pour étouffer ses sanglots. Bénédict se mit à pleurer aussi, et ces larmes le calmèrent.

Un instant après il la rappela.

—Je crois que je vous ai parlé durement tout à l'heure, lui dit-il; il faut pardonner quelque chose au délire de la fièvre.

Louise ne répondit qu'en baisant la main qu'il lui tendait. Bénédict eut besoin de tout le peu de force morale qu'il avait reconquise pour supporter sans humeur ce témoignage d'amour et de soumission. Explique qui pourra cette bizarrerie; la présence de Louise, au lieu de le consoler, lui était désagréable; ses soins l'irritaient. La reconnaissance luttait chez lui avec l'impatience et le mécontentement. Recevoir de Louise tous ces services, toutes ces marques de dévouement, c'était comme un reproche, comme une critique amère de son amour pour une autre. Plus cet amour lui était funeste, plus il s'offensait des efforts qu'on faisait pour l'en dissuader, il s'y cramponnait comme on fait avec orgueil aux choses désespérées. Et puis, s'il avait eu, dans son bonheur, l'âme assez large pour accorder de l'intérêt et de la compassion à Louise, il ne l'avait plus dans son désespoir. Il trouvait que ses propres maux étaient assez lourds à porter, et cette espèce d'appel fait par l'amour de Louise à sa générosité lui semblait la plus égoïste et la plus inopportune des exigences. Ces injustices étaient inexcusables peut-être, et cependant les forces de l'homme sont-elles bien toujours proportionnées à ses maux? C'est une consolante promesse évangélique; mais qui tiendra la balance, et qui sera le juge? Dieu nous rend-il ses comptes? daigne-t-il mesurer la coupe après que nous l'avons vidée?

La comtesse était absente depuis deux jours, lorsque Bénédict eut son plus terrible redoublement de fièvre. Il fallut l'attacher dans son lit. C'est encore une cruelle tyrannie que celle de l'amitié; souvent elle nous impose une existence pire que la mort, et emploie la force arbitraire pour nous attacher au pilori de la vie.

Enfin Louise, ayant demandé à être seule avec lui, le calma en lui répétant avec patience le nom de Valentine.

—Eh bien! dit tout d'un coup Bénédict en se dressant avec force et comme frappé de surprise, où est-elle?

—Bénédict, répondit-elle, elle est comme vous aux portes du tombeau. Voulez-vous, par une mort furieuse, empoisonner ses derniers instants?

—Elle va mourir! dit-il avec un sourire affreux. Ah! Dieu est bon! nous serons donc unis!

—Et si elle vivait? lui dit Louise, si elle vous ordonnait de vivre! si, pour prix de votre soumission, elle vous rendait son amitié?

—Son amitié! dit Bénédict avec un rire dédaigneux, qu'en ferais-je? N'avez-vous pas la mienne? qu'en retirez-vous?

—Oh! vous êtes bien cruel, Bénédict! s'écria Louise avec douleur; mais pour vous sauver que ne ferais-je pas! Eh bien! dites-moi, si Valentine vous aimait, si je l'avais vue, si j'avais recueilli dans son délire des aveux que vous n'avez jamais osé espérer?

—Je les ai reçus moi-même! répondit Bénédict avec le calme apparent dont il entourait souvent ses plus violentes émotions. Je sais que Valentine m'aime comme j'avais aspiré à être aimé. Me raillerez-vous maintenant?

—À Dieu ne plaise! répondit Louise stupéfaite.

Louise s'était introduite la nuit précédente auprès de Valentine. Il lui avait été facile de prévenir et de gagner la nourrice, qui lui était dévouée, et qui l'avait vue avec joie au chevet de sa sœur. C'est alors qu'elles avaient réussi à faire comprendre à cette infortunée que Bénédict n'était pas mort. D'abord elle avait témoigné sa joie par d'énergiques caresses à ces deux personnes amies; puis elle était retombée dans un état d'abattement complet, et, à l'approche du jour, Louise avait été forcée de se retirer sans pouvoir obtenir d'elle un regard ou un mot.

Elle apprit le lendemain que Valentine était mieux, et passa la nuit entière auprès de Bénédict, qui était plus mal; mais la nuit suivante, ayant appris que Valentine avait eu un redoublement, elle quitta Bénédict au milieu de son paroxysme, et se rendit auprès de sa sœur. Partagée entre ces deux malades, la triste et courageuse Louise s'oubliait elle-même.

Elle trouva le médecin auprès de Valentine. Celle-ci était calme et dormait lorsqu'elle entra. Alors, prenant le docteur à part, elle crut de son devoir de lui ouvrir son cœur, et de confier à sa délicatesse les secrets de ces deux amants, pour le mettre à même d'essayer sur eux un traitement moral plus efficace.

«Vous avez fort bien fait, répondit le médecin, de me confier cette histoire, mais il n'en était pas besoin; je l'aurais devinée, quand même on ne vous eût pas prévenue. Je comprends fort bien vos scrupules dans la situation délicate où les préjugés et les usages vous rejettent; mais moi, qui m'applique plus positivement à obtenir des résultats physiques, je me charge de calmer ces deux cœurs égarés, et de guérir l'un par l'autre.

En ce moment Valentine ouvrit les yeux et reconnut sa sœur. Après l'avoir embrassée, elle lui demanda à voix basse des nouvelles de Bénédict. Alors le médecin prit la parole:

—Madame, lui dit-il, c'est moi qui puis vous en donner, puisque c'est moi qui l'ai soigné et qui ai eu le bonheur jusqu'ici de prolonger sa vie. L'ami qui vous inquiète, et qui a des droits à l'intérêt de toute âme noble et généreuse comme la vôtre, est maintenant physiquement hors de danger. Mais le moral est loin d'une aussi rapide guérison, et vous seule pouvez l'opérer.

—Ô mon Dieu! dit la pâle Valentine en joignant les mains et en attachant sur le médecin ce regard triste et profond que donne la maladie.

—Oui, Madame, reprit-il, un ordre de votre bouche, une parole de consolation et de force, peuvent seuls fermer cette blessure; elle le serait sans l'affreuse obstination du malade à en arracher l'appareil aussitôt que la cicatrice se forme. Notre jeune ami est atteint d'un profond découragement, Madame, et ce n'est pas moi qui ai des secrets assez puissants pour la douleur morale. J'ai besoin de votre aide, voudrez-vous me l'accorder?

En parlant ainsi, le bon vieux médecin de campagne, obscur savant, qui avait maintes fois dans sa vie étanché du sang et des larmes, prit la main de Valentine avec une affectueuse douceur qui n'était pas sans un mélange d'antique galanterie, et la baisa méthodiquement, après en avoir compté les pulsations.

Valentine, trop faible pour bien comprendre ce qu'elle entendait, le regardait avec une surprise naïve et un triste sourire.

—Eh bien! ma chère enfant, dit le vieillard, voulez-vous être mon aide-major et venir mettre la dernière main à cette cure?

Valentine ne répondit que par un signe d'avidité ingénue.

—Demain? reprit-il.

—Oh! tout de suite! répondit-elle d'une voix faible et pénétrante.

—Tout de suite, ma pauvre enfant? dit le médecin en souriant. Eh! voyez donc ces flambeaux! il est deux heures du matin; mais si vous voulez me promettre d'être sage et de bien dormir, et de ne pas reprendre la fièvre d'ici à demain, nous irons dans la matinée faire une promenade dans le bois de Vavray. Il y a de ce côté-là une petite maison où vous porterez l'espoir et la vie.

Valentine pressa à son tour la main du vieux médecin, se laissa médicamenter avec la docilité d'un enfant, passa son bras autour du cou de Louise, et s'endormit sur son sein d'un sommeil paisible.

—Y pensez-vous, monsieur Faure? dit Louise en la voyant assoupie. Comment voulez-vous qu'elle ait la force de sortir, elle qui était encore à l'agonie il y a quelques heures?

—Elle l'aura, comptez-y, répondit M. Faure. Ces affections nerveuses n'affaiblissent le corps qu'aux heures de la crise. Celle-ci est si évidemment liée à des causes morales, qu'une révolution favorable dans les idées doit en amener une équivalente dans la maladie. Plusieurs fois, depuis l'invasion du mal, j'ai vu madame de Lansac passer d'une prostration effrayante à une surabondance d'énergie à laquelle j'eusse voulu donner un aliment. Il existe des symptômes de la même affection chez Bénédict; ces deux personnes sont nécessaires l'une à l'autre...

—Oh! monsieur Faure! dit Louise, n'allons-nous pas commettre une grande imprudence?

—Je ne le crois pas; les passions dangereuses pour la vie des individus comme pour celle des sociétés sont les passions que l'on irrite et que l'on exaspère. N'ai-je pas été jeune? n'ai-je pas été amoureux à en perdre l'esprit? N'ai-je pas guéri? ne suis-je pas devenu vieux? Allez, le temps et l'expérience marchent pour tous. Laissez guérir ces pauvres enfants; après qu'ils auront trouvé la force de vivre, ils trouveront celle de se séparer. Mais, croyez-moi, hâtons le paroxysme de la passion; elle éclaterait sans nous d'une manière peut-être plus terrible; en la sanctionnant de notre présence, nous la calmerons un peu.

—Oh! pour lui, pour elle, je ferai tous les sacrifices! répondit Louise; mais que dira-t-on de nous, monsieur Faure? Quel rôle coupable allons-nous jouer?

—Si votre conscience ne vous le reproche pas, qu'avez-vous à craindre des hommes? Ne vous ont-ils pas fait le mal qu'ils pouvaient vous faire? Leur devez-vous beaucoup de reconnaissance pour l'indulgence et la charité que vous avez trouvées en ce monde?

Le sourire malin et affectueux du vieillard fit rougir Louise. Elle se chargea d'éloigner de chez Bénédict tout témoin indiscret, et le lendemain Valentine, M. Faure et la nourrice, s'étant fait promener environ une heure en calèche dans le bois de Vavray, mirent pied à terre dans un endroit sombre et solitaire, où ils dirent à l'équipage de les attendre. Valentine, appuyée sur le bras de sa nourrice, s'enfonça dans un des chemins tortueux qui descendent vers le ravin; et M. Faure, prenant les devants, alla s'assurer par lui-même qu'il n'y avait personne de trop à la maison de Bénédict. Louise avait, sous différents prétextes, renvoyé tout le monde; elle était seule avec son malade endormi. Le médecin lui avait défendu de le prévenir, dans la crainte que l'impatience ne lui fût trop pénible et n'augmentât son irritation.

Quand Valentine approcha du seuil de cette chaumière, elle fut saisie d'un tremblement convulsif; mais M. Faure, venant à elle, lui dit:

—Allons, Madame, il est temps d'avoir du courage et d'en donner à ceux qui en manquent; songez que la vie de mon malade est dans vos mains.

Valentine, réprimant aussitôt son émotion avec cette force de l'âme qui devrait détruire toutes les convictions du matérialisme, pénétra dans cette chambre grise et sombre, où gisait le malade entre ses quatre rideaux de serge verte.

Louise voulait conduire sa sœur vers Bénédict, mais M. Faure lui prenant la main:

—Nous sommes de trop ici, ma belle curieuse; allons admirer les légumes du jardin. Et vous, Catherine, dit-il à la nourrice, installez-vous sur ce banc, au seuil de la maison, et, si quelqu'un paraissait sur le sentier, frappez des mains pour nous avertir.

Il entraîna Louise, dont les angoisses furent inexprimables durant cet entretien. Nous ne saurions affirmer si une involontaire et poignante jalousie n'entrait pas pour beaucoup dans le déplaisir de sa situation et dans les reproches qu'elle se faisait à elle-même.




XXVI.

Au léger bruit que firent les anneaux du rideau en glissant sur la tringle rouillée, Bénédict se souleva à demi éveillé et murmura le nom de Valentine. Il venait de la voir dans ses rêves; mais quand il la vit réellement devant lui, il fit un cri de joie que Louise entendit du fond du jardin, et qui la pénétra de douleur.

—Valentine, dit-il, est-ce votre ombre qui vient m'appeler? Je suis prêt à vous suivre.

Valentine se laissa tomber sur une chaise.

—C'est moi qui viens vous ordonner de vivre, lui répondit-elle, ou vous prier de me tuer avec vous.

—Je l'aimerais mieux ainsi, dit Bénédict.

—Ô mon ami! dit Valentine, le suicide est un acte impie; sans cela, nous serions réunis dans la tombe. Mais Dieu le défend; il nous maudirait, il nous punirait par une éternelle séparation, Acceptons la vie, quelle qu'elle soit; n'avez-vous pas en vous une pensée qui devrait vous donner du courage?

—Laquelle, Valentine? dites-la.

—Mon amitié n'est-elle pas?...

—Votre amitié? c'est beaucoup plus que je ne mérite, Madame; aussi je me sens indigne d'y répondre, et je n'en veux pas. Ah! Valentine, vous devriez dormir toujours; mais la femme la plus pure redevient hypocrite en s'éveillant. Votre amitié!

—Oh! vous êtes égoïste, vous ne vous souciez pas de mes remords!

—Madame, je les respecte; c'est pour cela que je veux mourir. Qu'êtes-vous venue faire ici? Il fallait abjurer toute religion, tout scrupule, et venir à moi pour me dire: «Vis, et je t'aimerai;» ou bien il fallait rester chez vous, m'oublier et me laisser périr. Vous ai-je rien demandé? ai-je voulu empoisonner votre vie? Me suis-je fait un jeu de votre bonheur, de vos principes? Ai-je imploré votre pitié, seulement? Tenez, Valentine, cette compassion que vous me témoignez, ce sentiment d'humanité qui vous amène ici, cette amitié que vous m'offrez, tout cela, ce sont de vains mots qui m'eussent trompé il y a un mois, lorsque j'étais un enfant et qu'un regard de vous me faisait vivre tout un jour. À présent, j'ai trop vécu, j'a trop appris les passions pour m'aveugler. Je n'essaierai plus une lutte inutile et folle contre ma destinée. Vous devez me résister, je le sais; vous le ferez, je n'en doute pas. Vous me jetterez parfois une parole d'encouragement et de pitié pour m'aider à souffrir, et encore vous vous la reprocherez comme un crime, et il faudra qu'un prêtre vous en absolve pour que vous vous la pardonniez. Votre vie sera troublée et gâtée par moi; votre âme, sereine et pure jusqu'ici, sera désormais orageuse comme la mienne! À Dieu ne plaise! Et moi, en dépit de ces sacrifices qui vous sembleront grands, je me trouverai le plus misérable des hommes! Non, non, Valentine, ne nous abusons pas. Il faut que je meure. Telle que vous êtes, vous ne pouvez pas m'aimer sans remords et sans tourments; je ne veux point d'un bonheur qui vous coûterait si cher. Loin de vous accuser, c'est pour votre vertu, pour votre force que je vous aime avec tant d'ardeur et d'enthousiasme. Restez donc telle que vous êtes; ne descendez pas au-dessous de vous-même pour arriver jusqu'à moi. Vivez, et méritez le ciel. Moi, dont l'âme est au néant, j'y veux retourner. Adieu, Valentine; vous êtes venue me dire adieu, je vous en remercie.

Ce discours dont Valentine ne sentit que trop toute la force, la jeta dans le désespoir. Elle ne sut rien trouver pour y répondre, et se jeta la face contre le lit en pleurant avec une profonde amertume. Le plus grand charme de Valentine était une franchise d'impressions qui ne cherchait jamais à abuser ni elle-même ni les autres.

Sa douleur fit plus d'effet sur Bénédict que tout ce qu'elle eût pu dire: en voyant ce cœur si noble et si droit se briser à l'idée de le perdre, il s'accusa lui-même. Il saisit les mains de Valentine, elle pencha son front vers les siennes et les arrosa de larmes. Alors il fut comme inondé de joie, de force et de repentir.

—Pardon, Valentine, s'écria-t-il, je suis un lâche et un misérable, moi qui vous fais pleurer ainsi. Non, non! je ne mérite pas ces regrets et cet amour; mais Dieu m'est témoin que je m'en rendrai digne! Ne m'accordez rien, ne me promettez rien; ordonnez seulement, et j'obéirai. Oh! oui, c'est mon devoir; plutôt que de vous coûter une de ces larmes, je dois vivre, fussé-je malheureux! Mais avec le souvenir de ce que vous avez fait pour moi aujourd'hui, je ne le serai pas, Valentine. Je jure que je supporterai tout, que je ne me plaindrai jamais, que je ne chercherai point à vous imposer des sacrifices et des combats. Dites-moi seulement que vous me plaindrez quelquefois dans le secret de votre cœur; dites que vous aimerez Bénédict en silence et dans le sein de Dieu... Mais non, ne me dites rien, ne m'avez-vous pas tout dit? Ne vois-je pas bien que je suis ingrat et stupide d'exiger plus que ces pleurs et ce silence!

N'est-ce pas une étrange chose que le langage de l'amour? et, pour un spectateur froid, quelle inexplicable contradiction que ce serment de stoïcisme et de vertu, scellé par des baisers de feu, à l'ombre d'épais rideaux sur un lit d'amour et de souffrance! Si l'on pouvait ressusciter le premier homme à qui Dieu donna une compagne avec un lit de mousse et la solitude des bois, en vain peut-être chercherions-nous dans cette âme primitive la puissance d'aimer. De combien de grandeur et de poésie le trouverions-nous ignorant! Et que dirions-nous si nous découvrions qu'il est inférieur à l'homme dégénéré de la civilisation? si ce corps athlétique ne renfermait qu'une âme sans passion et sans vigueur?

Mais non, l'homme n'a pas changé, et sa force s'exerce contre d'autres obstacles; voilà tout. Autrefois il domptait les ours et les tigres, aujourd'hui il lutte contre la société pleine d'erreurs et d'ignorance. Là est sa vigueur, son audace, et peut-être sa gloire. À la puissance physique a succédé la puissance morale. À mesure que le système musculaire s'énervait chez les générations, l'esprit humain grandissait en énergie.

La guérison de Valentine fut prompte; celle de Bénédict plus lente, mais miraculeuse néanmoins pour ceux qui n'en surent point le secret. Madame de Raimbault ayant gagné son procès, succès dont elle s'attribua tout l'honneur, revint passer quelques jours auprès de Valentine. Elle ne se fut pas plus tôt assurée de sa guérison qu'elle repartit pour Paris. En se sentant débarrassée des devoirs de la maternité, il lui sembla qu'elle rajeunissait de vingt ans. Valentine, désormais libre et souveraine dans son château de Raimbault, resta donc seule avec sa grand'mère, qui n'était pas, comme on sait, un mentor incommode.

Ce fut alors que Valentine désira se rapprocher réellement de sa sœur. Il ne fallait que l'assentiment de M. de Lansac; car la marquise reverrait certainement avec joie sa petite-fille. Mais jamais M. de Lansac ne s'était prononcé assez franchement à cet égard pour inspirer de la confiance à Louise, et Valentine commençait aussi à douter beaucoup de la sincérité de son mari.

Néanmoins elle voulait à tout risque lui offrir un asile dans sa maison, et lui témoigner ostensiblement sa tendresse, comme une espèce de réparation de tout ce qu'elle avait souffert de la part de sa famille; mais Louise refusa positivement.

—Non, chère Valentine, lui dit-elle, je ne souffrirai jamais que pour moi tu t'exposes à déplaire à ton mari. Ma fierté souffrirait de l'idée que je suis dans une maison d'où l'on pourrait me chasser. Il vaut mieux que nous vivions ainsi. Nous avons désormais la liberté de nous voir, que nous faut-il de plus? D'ailleurs, je ne pourrais m'établir pour longtemps à Raimbault. L'éducation de mon fils est loin d'être finie, et il faut que je reste à Paris pour la surveiller encore quelques années. Là nous nous verrons avec plus de liberté encore; mais que cette amitié reste entre nous un doux mystère. Le monde te blâmerait certainement de m'avoir tendu la main, ta mère te maudirait presque. Ce sont là des maîtres injustes qu'il faut craindre, et dont les lois ne seraient pas impunément bravées en face. Restons ainsi; Bénédict a encore besoin de mes soins. Dans un mois au plus il faudra que je parte; en attendant, je tâcherai de te voir tous les jours.

En effet, elles eurent de fréquentes entrevues. Il y avait dans le parc un joli pavillon où M. de Lansac avait demeuré durant son séjour à Raimbault; Valentine le fit arranger pour s'en servir comme de cabinet d'étude. Elle y fit transporter des livres et son chevalet; elle y passait une partie de ses journées, et, le soir, Louise venait l'y trouver et causer pendant quelques heures avec elle. Malgré ces précautions, l'identité de Louise était désormais bien constatée dans le pays, et le bruit avait fini par en venir aux oreilles de la vieille marquise. D'abord, elle en avait éprouvé un sentiment de joie aussi vif qu'il lui était possible de le ressentir, et s'était promis de faire venir sa petite-fille pour l'embrasser, car Louise avait été longtemps ce que la marquise aimait le mieux dans le monde; mais la demoiselle de compagnie, qui était une personne prudente et posée, et qui dominait entièrement sa maîtresse, lui avait fait comprendre que madame de Raimbault finirait par apprendre cette démarche et qu'elle pourrait s'en venger.

—Mais qu'ai-je à craindre d'elle, à présent? avait répondu la marquise. Ma pension ne doit-elle pas être désormais servie par Valentine? Ne suis-je pas chez Valentine? Et si Valentine voit sa sœur en secret, comme on l'assure, ne serait-elle pas heureuse de me voir partager ses intentions?

—Madame de Lansac, répondit la vieille suivante, dépend de son mari, et vous savez bien que M. de Lansac et vous, n'êtes pas toujours fort bien ensemble. Prenez garde, madame la marquise, de compromettre par une étourderie l'existence de vos vieux jours. Votre petite-fille n'est pas très-empressée de vous voir, puisqu'elle ne vous a point fait part de son arrivée dans le pays; madame de Lansac elle-même n'a pas jugé à propos de vous confier ce secret. Mon avis est donc que vous fassiez comme vous avez fait jusqu'ici, c'est-à-dire que vous ayez l'air de ne rien voir au danger où les autres s'exposent, et que vous tâchiez de maintenir votre tranquillité à tout prix.

Ce conseil avait dans le caractère même de la marquise un trop puissant auxiliaire pour être méconnu; elle ferma donc les yeux sur ce qui se passait autour d'elle, et les choses en restèrent à ce point.

Athénaïs avait été d'abord fort cruelle pour Pierre Blutty, et pourtant elle avait vu avec un certain plaisir l'obstination de celui-ci à combattre ses dédains. Un homme comme M. de Lansac se fût retiré piqué dès le premier refus; mais Pierre Blutty avait sa diplomatie qui en valait bien une autre. Il voyait que son ardeur à mériter le pardon de sa femme, son humilité à l'implorer, et le bruit un peu ridicule qu'il faisait devant trente témoins de son martyre, flattaient la vanité de la jeune fermière. Quand ses amis le quittèrent le soir de ses noces, quoi qu'il ne fût pas encore rentré en grâce en apparence, un sourire significatif qu'il échangea avec eux leur fit comprendre qu'il n'était pas aussi désespéré qu'il voulait bien le paraître. En effet, laissant Athénaïs barricader la porte de sa chambre, il imagina de grimper par la fenêtre. Il serait difficile de n'être pas touchée de la résolution d'un homme qui s'expose à se casser le cou pour vous obtenir, et le lendemain, à l'heure où l'on apporta, au milieu du repas, la nouvelle de la mort de Bénédict à la ferme de Pierre Blutty, Athénaïs avait une main dans celle de son mari, et chaque regard énergique du fermier couvrait de rougeur les belles joues de la fermière.

Mais le récit de cette catastrophe réveilla l'orage assoupi. Athénaïs jeta des cris perçants, il fallut l'emporter de la salle. Le lendemain, dès qu'elle eut appris que Bénédict n'était point mort, elle voulut aller le voir. Blutty comprit que ce n'était pas le moment de la contrarier, d'autant plus que son père et sa mère lui donnaient l'exemple et couraient auprès du moribond. Il pensa qu'il ferait bien d'y aller lui-même, et de montrer ainsi à sa nouvelle famille qu'il était disposé à déférer à leurs intentions. Cette marque de soumission ne pouvait pas compromettre sa fierté auprès de Bénédict, puisque celui-ci était hors d'état de le reconnaître.

Il accompagna donc Athénaïs, et quoique son intérêt ne fût pas fort sincère, il se conduisit assez convenablement pour mériter de sa part une mention honorable. Le soir, malgré la résistance de sa fille, qui voulait passer la nuit auprès du malade, madame Lhéry lui ordonna de se mettre en route avec son mari. Tête à tête dans la carriole, les deux époux se boudèrent d'abord, et puis Pierre Blutty changea de tactique. Au lieu de paraître choqué des pleurs que sa femme donnait au cousin, il se mit à déplorer avec elle le malheur de Bénédict et à faire l'oraison funèbre du mourant. Athénaïs ne s'attendait point à tant de générosité; elle tendit la main à son mari, et se rapprochant de lui:

—Pierre, lui dit-elle, vous avez un bon cœur; je tâcherai de vous aimer comme vous le méritez.

Quand Blutty vit que Bénédict ne mourait point, il souffrit un peu plus des visites de sa femme à la chaumière du ravin, cependant il n'en témoigna rien; mais quand Bénédict fut assez fort pour se lever et marcher, il sentit sa haine pour lui se réveiller, et il jugea qu'il était temps d'user de son autorité. Il était dans son droit, comme disent les paysans avec tant de finesse, lorsqu'ils peuvent mettre l'appui des lois au-dessus de la conscience. Bénédict n'avait plus besoin des soins de sa cousine, et l'intérêt qu'elle lui marquait ne pouvait plus que la compromettre. En déduisant ces raisons à sa femme, Blutty mit dans son regard et dans sa voix quelque chose d'énergique qu'elle ne connaissait pas encore, et qui lui fit comprendre admirablement que le moment était venu d'obéir.

Elle fut triste pendant quelques jours, et puis elle en prit son parti; car si Pierre Blutty commençait à faire le mari à certains égards, sous tous les autres il était demeuré amant passionné; et cela fut un exemple de la différence du préjugé dans les diverses classes de la société. Un homme de qualité et un bourgeois se fussent trouvés également compromis par l'amour de leur femme pour un autre. Ce fait avéré, ils n'eussent pas recherché Athénaïs en mariage, l'opinion les eut flétris; eussent-ils été trompés, le ridicule les eût poursuivis. Tout au contraire, la manière savante et hardie dont Blutty conduisit toute cette affaire lui fit le plus grand honneur parmi ses pareils.

—Voyez Pierre Blutty, se disaient-ils lorsqu'ils voulaient citer un homme de résolution. Il a épousé une petite femme bien coquette, bien revêche, qui ne se cachait guère d'en aimer un autre, et qui, le jour de ses noces, a fait un scandale pour se séparer de lui. Eh bien, il ne s'est pas rebuté; il est venu à bout, non-seulement de se faire obéir, mais de se faire aimer. C'est là un garçon qui s'y entend. Il n'y a pas de danger qu'on se moque de lui.

Et, à l'exemple de Pierre Blutty, chaque garçon du pays se promettait bien de ne jamais prendre au sérieux les premières rigueurs d'une femme.




XXVII.

Valentine avait fait plus d'une visite à la maisonnette du ravin: d'abord sa présence avait calmé l'irritation de Bénédict; mais dès qu'il eut repris ses forces, comme elle cessa de le voir, son amour, à lui, redevint âpre et cuisant; sa situation lui sembla insupportable; il fallut que Louise consentît à le mener quelquefois le soir avec elle au pavillon du parc. Dominée entièrement par lui, la faible Louise éprouvait de profonds remords, et ne savait comment excuser son imprudence aux yeux de Valentine. De son côté, celle-ci s'abandonnait à des dangers dont elle n'était pas trop fâchée de voir sa sœur complice. Elle se laissait emporter par sa destinée, sans vouloir regarder en avant, et puisait dans l'imprévoyance de Louise des excuses pour sa propre faiblesse.

Valentine n'était point née passionnée, mais la fatalité semblait se plaire à la jeter dans une situation d'exception, et à l'entourer de périls au-dessus de ses forces. L'amour a causé beaucoup de suicides, mais il est douteux que beaucoup de femmes aient vu à leurs pieds l'homme qui s'était brûlé la cervelle pour elles. Pût-on ressusciter les morts, sans doute la générosité féminine accorderait beaucoup de pardons à des dévouements si énergiques; et si rien n'est plus douloureux au cœur d'une femme que le suicide de son amant, rien peut-être aussi n'est plus flatteur pour cette secrète vanité qui trouve sa place dans toutes les passions humaines. C'était pourtant là la situation de Valentine. Le front de Bénédict, encore sillonné d'une large cicatrice, était toujours devant ses yeux comme le sceau d'un terrible serment dont elle ne pouvait révoquer la sincérité. Ces refus de nous croire, ces railleuses méfiances dont elles se servent toutes contre nous pour se dispenser de nous plaindre et de nous consoler, Valentine ne pouvait s'en servir contre Bénédict. Il avait fait ses preuves; ce n'était point là une de ces vagues menaces dont on abuse tant auprès des femmes. Quoique la plaie large et profonde fût fermée, Bénédict en porterait toute sa vie le stigmate indélébile. Vingt fois, durant sa maladie, il avait essayé de la rouvrir, il en avait arraché l'appareil et cruellement élargi les bords. Une si ferme volonté de mourir n'avait pu être fléchie que par Valentine elle-même; c'était par son ordre, par ses prières, qu'il y avait renoncé. Mais Valentine avait-elle bien compris à quel point elle se liait envers lui en exigeant ce sacrifice?

Bénédict ne pouvait se le dissimuler; loin d'elle, il faisait mille projets hardis, il s'obstinait dans ses espérances nouvelles; il se disait que Valentine n'avait plus le droit de lui rien refuser: mais dès qu'il se retrouvait sous l'empire de ses regards si purs, de ses manières si nobles et si douces, il s'arrêtait subjugué et se tenait bien heureux des plus faibles marques d'amitié.

Cependant les dangers de leurs situations allaient croissant. Pour donner le change à leurs sentiments, ils se témoignaient une amitié intime; c'était une imprudence de plus, car la rigide Valentine elle-même ne pouvait pas s'y tromper. Afin de rendre leurs entrevues plus calmes, Louise, qui se mettait à la torture pour imaginer quelque chose, imagina de faire de la musique. Elle accompagnait un peu, et Bénédict chantait admirablement. Cela compléta les périls dont ils s'environnaient. La musique peut paraître un art d'agrément, un futile et innocent plaisir pour les esprits calmes et rassis; pour les âmes passionnées, c'est la source de toute poésie, le langage de toute passion forte. C'est bien ainsi que Bénédict l'entendait; il savait que la voix humaine, modulée avec âme, est la plus rapide, la plus énergique expression des sentiments, qu'elle arrive à l'intelligence d'autrui avec plus de puissance que lorsqu'elle est refroidie par les développements de la parole. Sous la forme de mélodie, la pensée est grande, poétique et belle.

Valentine, récemment éprouvée par une maladie de nerfs très-violente, était encore en proie, à de certaines heures, à une sorte d'exaltation fébrile. Ces heures-là, Bénédict les passait auprès d'elle, et il chantait. Valentine avait le frisson, tout son sang affluait à son cœur et à son cerveau; elle passait d'une chaleur dévorante à un froid mortel. Elle tenait son cœur sous ses mains pour l'empêcher de briser ses parois, tant il palpitait avec fougue, à de certains sons partis de la poitrine et de l'âme de Bénédict. Lorsqu'il chantait, il était beau, malgré ou plutôt à cause de la mutilation de son front. Il aimait Valentine avec passion, et il le lui avait bien prouvé. N'était-ce pas de quoi l'embellir un peu? Et puis ses yeux avaient un éclat prestigieux. Dans l'obscurité, lorsqu'il était au piano, elle les voyait scintiller comme deux étoiles. Quand elle regardait, au milieu des lueurs vagues du crépuscule, ce front large et blanc que rehaussait la profusion de ses cheveux noirs, cet œil de feu et ce long visage pâle dont les traits, s'effaçant dans l'ombre, prenaient mille aspects singuliers, Valentine avait peur: il lui semblait voir en lui le spectre sanglant de l'homme qui l'avait aimée; et s'il chantait, d'une voix creuse et lugubre, quelque souvenir du Roméo de Zingarelli, elle se sentait si émue de frayeur et de superstition, qu'elle se pressait, en frissonnant, contre sa sœur.

Ces scènes de passion muette et comprimée se passaient dans le pavillon du jardin, où elle avait fait porter son piano, et où, insensiblement, Louise et Bénédict vinrent passer toutes les soirées avec elle. Pour que Bénédict ne pût deviner les émotions violentes qui la dominaient, Valentine avait coutume, pendant les soirées d'été, de demeurer sans lumière. Bénédict chantait de mémoire, ensuite on faisait quelques tours de promenade dans le parc, ou bien l'on causait auprès d'une fenêtre où l'on respirait la bonne odeur des feuilles mouillées après une pluie d'orage, ou bien encore on allait voir la lune du haut de la colline. Cette vie eût été délicieuse si elle avait pu durer; mais Valentine sentait bien, à ses remords, qu'elle durait déjà depuis trop longtemps.

Louise ne les quittait pas un instant; cette surveillance sur Valentine lui semblait un devoir, et pourtant ce devoir lui devenait souvent à charge, car elle s'apercevait qu'elle y portait une jalousie toute personnelle, et alors elle éprouvait toutes les tortures d'une âme noble en lutte avec des sentiments étroits.

Un soir où Bénédict lui parut plus animé que de coutume, ses regards enflammés, l'expression de sa voix, en s'adressant à Valentine, lui firent tant de mal qu'elle se retira, découragée de son rôle et de ses chagrins. Elle alla rêver seule dans le parc. Une terrible palpitation s'empara de Bénédict lorsqu'il se vit seul avec Valentine. Elle essaya de lui parler de choses générales, sa voix tremblait. Effrayée d'elle-même, elle garda le silence quelques instants, puis elle le pria de chanter; mais sa voix opéra sur ses nerfs une action plus violente encore, et elle sortit, le laissant seul au piano. Bénédict en eut du dépit, et il continua de chanter. Cependant Valentine s'était assise sous les arbres de la terrasse, à quelques pas de la fenêtre entr'ouverte. La voix de Bénédict lui arrivait ainsi plus suave et plus caressante parmi les feuilles émues, sur la brise odorante du soir. Tout était parfum et mélodie autour d'elle. Elle cacha sa tête dans ses mains, et, livrée à une des plus fortes séductions que la femme ait jamais bravées, elle laissa couler ses larmes. Bénédict cessa de chanter, et elle s'en aperçut à peine, tant elle était sous le charme. Il s'approcha de la fenêtre et la vit. Le salon n'était qu'au rez-de-chaussée; il sauta sur l'herbe et s'assit à ses pieds. Comme elle ne lui parlait pas, il craignit qu'elle ne fût malade et osa écarter doucement ses mains. Alors il vit ses larmes, et laissa échapper un cri de surprise et de triomphe. Valentine, accablée de honte, voulut cacher son front dans le sein de son amant. Comment se fit-il que leurs lèvres se rencontrèrent? Valentine voulut se défendre; Bénédict n'eut pas la force d'obéir. Ayant que Louise fût auprès d'eux, ils avaient échangé vingt serments d'amour, vingt baisers dévorants. Louise, où étiez-vous donc?




XXVIII.

Dès ce moment, le péril devint imminent. Bénédict se sentit si heureux qu'il en devint fier, et se mit à mépriser le danger. Il prit sa destinée en dérision, et se dit qu'avec l'amour de Valentine il devait vaincre tous les obstacles. L'orgueil du triomphe le rendit audacieux; il imposa silence à tous les scrupules de Louise. D'ailleurs il était affranchi de l'espèce de dépendance à laquelle les soins et le dévouement de celle-ci l'avaient soumis. Depuis qu'il était guéri complètement, Louise habitait la ferme, et le soir ils se rendaient auprès de Valentine, chacun de son côté. Il arriva plusieurs fois que Louise y vint bien après lui; il arriva même que Louise ne put pas y venir, et que Bénédict passa de longues soirées seul avec Valentine. Le lendemain, lorsque Louise interrogeait sa sœur, il lui était facile de comprendre, à son trouble, la nature de l'entretien qu'elle avait eu avec son amant, car le secret de Valentine ne pouvait plus en être un pour Louise; elle était trop intéressée à le pénétrer pour n'y avoir pas réussi depuis longtemps. Rien ne manquait plus à son malheur, et ce qui le complétait, c'est qu'elle se sentait incapable d'y apporter un prompt remède. Louise sentait que sa faiblesse perdait Valentine. N'eût-elle eu d'autre motif que son intérêt pour elle, elle n'eût pas hésité à l'éclairer sur les dangers de sa situation; mais rongée de jalousie comme elle l'était, et conservant toute sa fierté d'âme, elle aimait mieux exposer le bonheur de Valentine que de s'abandonner à un sentiment dont elle rougissait. Il y avait de l'égoïsme dans ce désintéressement-là.

Elle se détermina à retourner à Paris pour mettre fin au supplice qu'elle endurait, sans avoir rien décidé pour sauver sa sœur. Elle résolut seulement de l'informer de son prochain départ, et un soir, au moment où Bénédict se retira, au lieu de sortir du parc avec lui, elle dit à Valentine qu'elle voulait lui parler un instant. Ces paroles donnèrent de l'ombrage à Bénédict; il était toujours préoccupé de l'idée que Louise, tourmentée par ses remords, voulait lui nuire auprès de Valentine. Cette idée achevait de l'aigrir contre cette femme si généreuse et si dévouée, et lui faisait porter le poids de la reconnaissance avec humeur et parcimonie.

—Ma sœur, dit Louise à Valentine, le moment est arrivé où il faut que je te quitte. Je ne puis rester plus longtemps éloignée de mon fils. Tu n'as plus besoin de moi, je pars demain.

—Demain! s'écria Valentine effrayée; tu me quittes, tu me laisses seule, Louise! Et que vais-je devenir?

—N'es-tu pas guérie? n'es-tu pas heureuse et libre, Valentine? À quoi peut te servir désormais la pauvre Louise?

—Ma sœur, ô ma sœur! dit Valentine en l'enlaçant de ses bras; vous ne me quitterez point! Vous ne savez pas mes chagrins et les périls qui m'entourent. Si vous me quittez, je suis perdue.

Louise garda un triste silence; elle se sentait une mortelle répugnance à écouter les aveux de Valentine, et pourtant elle n'osait les repousser. Valentine, le front couvert de honte, ne pouvait se résoudre à parler. Le silence froid et cruel de sa sœur la glaçait de crainte. Enfin, elle vainquit sa propre résistance, et lui dit d'une voix émue:

—Eh bien, Louise, ne voudras-tu pas rester auprès de moi, si je te dis que sans toi je suis perdue?

Ce mot, deux fois répété, offrit à Louise un sens qui l'irrita malgré elle.

—Perdue! reprit-elle avec amertume, vous êtes perdue, Valentine?

—Oh! ma sœur! dit Valentine blessée de l'empressement avec lequel Louise accueillait cette idée, Dieu m'a protégée jusqu'ici; il m'est témoin que je ne me suis livrée volontairement à aucun sentiment, à aucune démarche contraire à mes devoirs.

Ce noble orgueil d'elle-même, auquel Valentine avait encore droit, acheva d'aigrir celle qui se livrait trop aveuglément peut-être à sa passion. Toujours facile à blesser, parce que sa vie passée était souillée d'une tache ineffaçable, elle éprouva comme un sentiment de haine pour la supériorité de Valentine. Un instant, l'amitié, la compassion, la générosité, tous les nobles sentiments s'éteignirent dans son cœur; elle ne trouva pas de meilleure vengeance à exercer que d'humilier Valentine.

—Mais de quoi donc est-il question? lui dit-elle avec dureté. Quels dangers courez-vous? Je ne comprends pas de quoi vous me parlez.

Il y avait dans sa voix une sécheresse qui fit mal à Valentine; jamais elle ne l'avait vue ainsi. Elle s'arrêta quelques instants pour la regarder avec surprise. À la lueur d'une pâle bougie qui brûlait sur le piano au fond de l'appartement, elle crut voir dans les traits de sa sœur une expression qu'elle ne leur connaissait pas. Ses sourcils étaient contractés, ses lèvres pâles et serrées; son œil, terne et sévère, était impitoyablement attaché sur Valentine. Celle-ci, troublée, recula involontairement sa chaise, et, toute tremblante, chercha à s'expliquer la froideur dédaigneuse dont pour la première fois de sa vie elle se voyait l'objet. Mais elle eût tout imaginé plutôt que de deviner la vérité. Humble et pieuse, elle eut en ce moment tout l'héroïsme que l'esprit religieux, donne aux femmes, et, se jetant aux pieds de sa sœur, elle cacha son visage baigné de larmes sur ses genoux.

—Vous ayez raison de m'humilier ainsi, lui dit-elle; je l'ai bien mérité, et quinze ans de vertu vous donnent le droit de réprimander ma jeunesse imprudente et vaine. Grondez-moi, méprisez-moi; mais ayez compassion de mon repentir et de mes terreurs. Protégez-moi, Louise, sauvez-moi; vous le pouvez, car vous savez tout!

—Laisse! s'écria Louise, bouleversée par cette conduite et ramenée tout à coup aux nobles sentiments qui faisaient le fond de son caractère, relève-toi, Valentine, ma sœur, mon enfant, ne reste pas ainsi à mes genoux. C'est moi qui devrais être aux tiens; c'est moi qui suis méprisable et qui devrais te demander, ange du ciel, de me réconcilier avec Dieu! Hélas! Valentine, je ne sais que trop tes chagrins; mais pourquoi me les confier, à moi, misérable, qui ne puis t'offrir aucune protection et qui n'ai pas le droit de te conseiller?

—Tu peux me conseiller et me protéger, Louise, répondit Valentine en l'embrassant avec effusion. N'as-tu pas pour toi, l'expérience qui donne la raison et la force? Il faut que cet homme s'éloigne d'ici ou il faut que je parte moi-même. Nous ne devons pas nous voir davantage; car chaque jour le mal augmente, et le retour à Dieu devient plus difficile. Oh! tout à l'heure je me vantais! je sens que mon cœur est bien coupable.

Les larmes amères que répandait Valentine brisèrent le cœur de Louise.

—Hélas! dit-elle, pâle et consternée, le mal est donc aussi grand que je craignais! Vous aussi, vous voilà malheureuse à jamais!

—À jamais! dit Valentine épouvantée; avec la volonté de guérir et l'aide du ciel...

—On ne guérit pas! reprit Louise d'un ton sinistré, en mettant ses deux mains sur son cœur sombre et désolé.

Puis elle se leva, et, marchant avec agitation, elle s'arrêtait de temps en temps devant Valentine pour lui parler d'une voix entrecoupée.

—Pourquoi me demander des conseils, à moi? Qui suis-je pour consoler et pour guérir? Eh quoi! vous me demandez l'héroïsme qui terrasse les passions, et les vertus qui préservent la société, à moi! à moi malheureuse, que les passions ont flétrie, que la société a maudite et repoussée! Et où prendrais-je, pour vous le donner, ce qui n'est pas en moi? Adressez-vous aux femmes que le monde estime; adressez-vous à votre mère! Celle-là est irréprochable; nul n'a su positivement que mon amant ait été le sien. Elle avait tant de prudence! Et quand mon père, quand son époux a tué cet homme qui lui avait été parjure, elle a battu des mains; et le monde l'a vue triompher, tant elle avait de force d'âme et de fierté! Voilà les femmes qui savent vaincre une passion ou en guérir!...

Valentine, épouvantée de ce qu'elle entendait, voulait interrompre sa sœur; mais celle-ci, en proie à une sorte de délire, continua:

—Les femmes comme moi succombent, et sont à jamais perdues! Les femmes comme vous, Valentine, doivent prier et combattre; elles doivent chercher leur force en elles-mêmes et ne pas la demander aux autres. Des conseils! des conseils! quels conseils vous donnerais-je que vous ne sachiez fort bien vous dicter? C'est la force de les suivre qu'il faut trouver. Vous me croyez donc plus forte que vous? Non, Valentine, je ne le suis pas. Vous savez bien quelle a été ma vie, avec quelles passions indomptables je suis née; vous savez bien où elles m'ont conduite!

—Tais-toi, Louise, s'écria Valentine en s'attachant à elle avec douleur, cesse de te calomnier ainsi. Quelle femme fut plus grande et plus forte que toi dans sa chute? Peut-on t'accuser éternellement d'une faute commise dans l'âge de l'ignorance et de la faiblesse? Hélas! vous étiez une enfant! et depuis vous avez été sublime, vous avez forcé l'estime de tout ce qui porte un cœur élevé. Vous voyez bien que vous savez ce que c'est que la vertu.

—Hélas! dit Louise, ne l'apprenez jamais au même prix; abandonnée à moi-même dès mon enfance, privée des secours de la religion et de la protection d'une mère, livrée à notre aïeule, cette femme si légère et si dépourvue de pudeur, je devais tomber de flétrissure en flétrissure! Oui, cela serait arrivé sans les sanglantes et terribles leçons que me donna le sort. Mon amant immolé par mon père; mon père lui-même, abreuvé de douleur et de honte par ma faute, cherchant et trouvant la mort quelques jours après sur un champ de bataille; moi, bannie, chassée honteusement du toit paternel, et réduite à traîner ma misère de ville en ville avec mon enfant mourant de faim dans mes bras! Ah! Valentine, c'est là une horrible destinée!

C'était la première fois que Louise parlait aussi hardiment de ses malheurs. Exaltée par la crise douloureuse où elle se trouvait, elle s'abandonnait à la triste satisfaction de se plaindre elle-même, et elle oubliait les chagrins de Valentine et l'appui qu'elle lui devait. Mais ces cris du remords et du désespoir produisirent plus d'effet que les plus éloquentes remontrances. En mettant sous les yeux de Valentine le tableau des malheurs où peuvent entraîner les passions, elle la frappa d'épouvante. Valentine se vit sur le bord de l'abîme où sa sœur était tombée.

—Vous avez raison, s'écria-t-elle, c'est une horrible destinée, et, pour la porter avec courage et vertu, il faut être vous; mon âme, plus faible, s'y perdrait. Mais, Louise, aidez-moi à avoir du courage, aidez-moi à éloigner Bénédict.

Comme elle prononçait ce nom, un faible bruit lui fit tourner la tête. Toutes deux jetèrent un cri perçant en voyant Bénédict debout, derrière elles, comme une pâle apparition.

—Vous avez prononcé mon nom, Madame, dit-il à Valentine avec ce calme profond qui donnait souvent le change sur ses impressions réelles.

Valentine s'efforça de sourire. Louise ne partagea pas son erreur.

—Où étiez-vous donc, lui dit-elle, pour avoir si bien entendu?

—J'étais fort près d'ici, Mademoiselle, répondit Bénédict avec un regard double.

—Cela est au moins fort étrange, dit Valentine d'un ton sévère. Ma sœur vous avait dit, ce me semble, qu'elle voulait me parler en particulier, et vous êtes resté assez près de nous pour nous écouter, sans doute?

Bénédict n'avait jamais vu Valentine irritée contre lui; il en fut étourdi un instant, et faillit renoncer à son hardi projet. Mais comme c'était pour lui une crise décisive, il paya d'audace, et, conservant dans son regard et dans son attitude cette fermeté grave qui lui donnait tant de puissance sur l'esprit des autres:

—Il est fort inutile de dissimuler, dit-il; j'étais assis derrière ce rideau, et je n'ai rien perdu de votre entretien. J'aurais pu en entendre davantage et me retirer, sans être aperçu, par la même fenêtre qui m'avait donné entrée. Mais y étais si intéressé dans le sujet de votre discussion...

Il s'arrêta en voyant Valentine devenir plus pâle que sa collerette et tomber sur un fauteuil d'un air consterné. Il eut envie de se jeter à ses pieds, de pleurer sur ses mains; mais il sentait trop la nécessité de dominer l'agitation de ces deux femmes à force de sang-froid et de fermeté.

—J'étais si intéressé dans votre discussion, reprit-il, que j'ai cru rentrer dans mon droit en venant y prendre part. Si j'ai eu tort, l'avenir en décidera. En attendant, tâchons d'être plus forts que notre destinée. Louise, vous ne sauriez rougir de ce que vous avez dit devant moi; vous ne pouvez oublier que vous vous êtes souvent accusée ainsi à moi-même, et je serais tenté de croire qu'il y a de la coquetterie dans votre vertueuse humilité, tant vous savez bien quel doit en être l'effet sur ceux qui, comme moi, vous vénèrent pour les épreuves que vous avez subies.

En parlant ainsi, il prit la main de Louise, qui était penchée sur sa sœur et la tenait embrassée; puis il l'attira doucement et d'un air affectueux vers un siège plus éloigné; et quand il l'y eut assise, il porta cette main à ses lèvres avec tendresse, et aussitôt, s'emparant du siège dont il l'avait arrachée, et se plaçant entre elle et Valentine, il lui tourna le dos et ne s'occupa plus d'elle.

—Valentine! dit-il alors d'une voix pleine et grave.

C'était la première fois qu'il osait l'appeler par son nom en présence d'un tiers. Valentine tressaillit, écarta ses mains dont elle se cachait le visage, et laissa tomber sur lui un regard froid et offensé. Mais il répéta son nom avec une douceur pleine d'autorité, et tant d'amour brillait dans ses yeux que Valentine se cacha de nouveau le visage pour ne pas le voir.

—Valentine, reprit-il, n'essayez pas avec moi ces feintes puériles qu'on dit être la grande défense de votre sexe; nous ne pouvons plus nous tromper l'un l'autre. Voyez cette cicatrice! je l'emporterai dans la tombe! C'est le sceau et le symbole de mon amour pour vous. Vous ne pouvez pas croire que je consente à vous perdre, c'est une erreur trop naïve pour que vous l'admettiez; Valentine, vous n'y songez pas!

Il prit ses mains dans les siennes. Subjuguée par son air de résolution, elle les lui abandonna et le regarda d'un air effrayé.

—Ne me cachez pas vos traits, lui dit-il, et ne craignez pas de voir en face de vous le spectre que vous avez retiré du tombeau! Vous l'avez voulu, Madame! si je suis devant vous aujourd'hui comme un objet de terreur et d'aversion, c'est votre faute. Mais écoute, ma Valentine, ma toute-puissante maîtresse, je t'aime trop pour te contrarier; dis un mot, et je retourne au linceul dont tu m'as retiré.

En même temps, il tira un pistolet de sa poche, et le lui montrant:

—Vois-tu, lui dit-il, c'est le même, absolument le même; ses braves services ne l'ont point endommagé; c'est un ami fidèle et toujours à tes ordres. Parle, chasse-moi, il est toujours prêt... Oh! rassurez-vous, s'écria-t-il d'un ton railleur, en voyant ces deux femmes, pâles d'effroi, se reculer en criant; ne craignez pas que je commette l'inconvenance de me tuer sous vos yeux; je sais trop les égards qu'on doit aux nerfs des femmes.

—C'est une scène horrible! s'écria Louise avec angoisse; vous voulez faire mourir Valentine.

—Tout à l'heure, Mademoiselle, vous me réprimanderez, répondit-il d'un air haut et sec; à présent je parle à Valentine, et je n'ai pas fini.

Il désarma son pistolet et le mit dans sa poche.

—Voyez-vous, Madame, dit-il à Valentine, c'est absolument à cause de vous que je vis, non pour votre plaisir, mais pour le mien. Mon plaisir est et sera toujours bien modeste. Je ne demande rien que vous ne puissiez accorder sans remords à la plus pure amitié. Consultez votre mémoire et votre conscience; l'avez-vous trouvé bien audacieux et bien dangereux, ce Bénédict qui n'a au monde qu'une passion? Cette passion, c'est vous. Vous ne pouvez pas espérer qu'il en ait jamais une autre, lui qui est déjà vieux de cœur et d'expérience pour tout le reste! lui qui vous a aimée, n'aimera jamais une autre femme; car enfin, ce n'est pas une brute, ce Bénédict que vous voulez chasser! Eh quoi! vous m'aimez assez pour me craindre, et vous me méprisez assez pour espérer me soumettre à vous perdre? Oh! quelle folie! Non, non! je ne vous perdrai pas tant que j'aurai un souffle de vie, j'en jure par le ciel et par l'enfer! je vous verrai, je serai votre ami, votre frère, ou que Dieu me damne si...

—Par pitié, taisez-vous, dit Valentine, pâle et suffoquée, en lui pressant les mains d'une manière convulsive; je ferai ce que vous voudrez, je perdrai mon âme à jamais, s'il le faut, pour sauver votre vie...

—Non, vous ne perdrez pas votre âme, répondit-il, vous nous sauverez tous deux. Croyez-vous donc que je ne puisse pas aussi mériter le ciel et tenir un serment? Hélas! avant vous je croyais à peine en Dieu; mais j'ai adopté tous vos principes, toutes vos croyances. Je suis prêt à jurer par celui de vos anges que vous me nommerez. Laissez-moi vivre, Valentine; que vous importe? Je ne repousse pas la mort; imposée par vous, cette fois, elle me serait plus douce que la première. Mais, par pitié, Valentine, ne me condamnez pas au néant!... Vous froncez le sourcil à ce mot. Eh! tu sais bien que je crois au ciel avec toi; mais le ciel sans toi, c'est le néant. Le ciel n'est pas où tu n'es pas; j'en suis si certain que, si tu me condamnes à mourir, je te tuerai peut-être aussi afin de ne pas te perdre. J'ai déjà eu cette idée... Il s'en est fallu de peu qu'elle ne dominât toutes les autres!... Mais, crois-moi, vivons encore quelques jours ici-bas. Hélas! ne sommes-nous pas heureux? En quoi donc sommes-nous coupables? Tu ne me quitteras pas, dis?... Tu ne m'ordonneras pas de mourir, c'est impossible; car tu m'aimes, et tu sais bien que ton honneur, ton repos, tes principes me sont sacrés. Est-ce que vous me croyez capable d'en abuser, Louise? dit-il en se tournant brusquement vers elle. Vous faisiez tout à l'heure une horrible peinture des maux où la passion nous entraîne; je proteste que j'ai foi en moi-même, et que si j'eusse été aimé de vous jadis, je n'aurais point flétri et empoisonné votre vie. Non, Louise, non, Valentine, tous les hommes ne sont pas des lâches...

Bénédict parla encore longtemps, tantôt avec force et passion, tantôt avec une froide ironie, tantôt avec douceur et tendresse. Après avoir épouvanté ces deux femmes et les avoir subjuguées par la crainte, il vint à bout de les dominer par l'attendrissement. Il sut si bien s'emparer d'elles, qu'en les quittant il avait obtenu toutes les promesses qu'elles se seraient crues incapables d'accorder une heure auparavant.

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