← Retour

Variétés Historiques et Littéraires (05/10): Recueil de pièces volantes rares et curieuses en prose et en vers

16px
100%

Arrest de la Cour du Parlement qui fait deffenses à tous patissiers et boulengers de fabriquer ni vendre, à l'occasion de la fête des rois, aucuns gâteaux, de quelque nature qu'ils soient.

Du 31 decembre 1740[270].

EXTRAIT DES REGISTRES DU PARLEMENT.

Veu par la cour la requête à elle presentée par le procureur general du roy, contenant que, dans le moment où la crue des rivières a causé de l'interruption dans la navigation et dans le travail des moulins, il auroit cru devoir porter ses vues sur tout ce qui pouvoit causer une consommation superflue des farines au prejudice de la subsistance necessaire; que l'objet des pâtisseries avoit excité d'abord son attention. Quoiqu'il y ait des exemples que dans des temps de cherté on en ait defendu l'usage, il n'avoit pas cru que l'etat present de cette ville dût exiger de pareilles defenses, mais que la proximité du six janvier prochain l'avoit engagé de se faire rendre compte de la quantité de farines qui se consommoit ordinairement dans les jours qui le precèdent et qui le suivent; qu'il auroit eté surpris d'apprendre que cela montoit souvent, en huit ou quinze jours de temps, à cent muids pour le seul objet des gâteaux qui se fabriquent, soit pour vendre ou pour en faire des presens; qu'il avoit jugé que la cour trouveroit cet employ de farines si inutile et si superflu à tous egards, qu'il avoit cru devoir, sans toucher aux pâtisseries d'une autre nature que celle des gâteaux, devoir lui proposer de faire des defenses bien expresses de fabriquer de cette dernière sorte de pâtisserie à l'occasion de la fête des Rois ou autrement, à commencer du jour de la publication de l'arrêt qui interviendroit jusqu'au quinze janvier prochain, sous des peines très sevères. A ces causes, requeroit le procureur general du roy qu'il plût à la Cour faire inhibitions et defenses à tous pâtissiers, boulangers et autres, de fabriquer, vendre, debiter, à l'occasion de la fête des Rois ou autrement, aucuns gâteaux, de quelque nature qu'ils soient, à compter du jour de la publication de l'arrêt qui interviendrait jusqu'au quinze janvier prochain, sous peine de cinq cens livres d'amende; qu'il soit enjoint au lieutenant general de police et aux commissaires au Châtelet, de tenir la main à l'execution dudit arrêt, et de donner avis à la cour des contraventions. Ladite requête signée du procureur general du roy. Ouï le rapport de maître Elie Bochart, conseiller. Tout considéré,

La cour fait inhibitions et defenses à tous patissiers, boulangers et autres, de fabriquer, vendre, debiter, à l'occasion de la fête des Rois ou autrement, aucuns gâteaux, de quelque nature qu'ils soient, à compter du jour de la publication du present arrêt, jusqu'au quinze janvier prochain, sous peine de cinq cens livres d'amende. Enjoint au lieutenant general de police et aux commissaires au Châtelet de tenir la main à l'execution du present arrêt, et de donner avis à la cour des contraventions. Fait en Parlement, le trente-unième jour de décembre mil sept cent quarante.

Signé, DUFRANC.

La Maltôte des Cuisinières ou la manière de bien ferrer la mule. Dialogue entre une vieille cuisinière et une jeune servante.

S. L. n. d. In-8.

La Vieille.

Ah! vous voilà! Bonjour. Je vous cherchois partout;
J'ai couru le marché de l'un à l'autre bout.
De vous trouver à point certes je suis ravie.

La Jeune.

Et moi de vous parler vraiment j'avois envie;
Mais pour vous aller voir je n'ai pas un moment.
Le moyen, au logis tenue etroitement!
Je n'ose m'absenter, je suis toujours en crainte.

La Vieille.

Quoi! dans votre maison êtes-vous si contrainte?

La Jeune.

Je le suis à tel point que je veux la quitter:
Ce sont gens avec qui je ne saurois rester.
Je n'ai vu de mes jours femme plus ridicule.

La Vieille.

Vengez-vous.

La Jeune.

Et comment?

La Vieille.

Comment? ferrez la mule[271];
A bien peigner le singe[272] appliquez tous vos soins.

La Jeune.

Eh! que me dites-vous? Depuis six mois au moins,
Pour redresser mes gens, j'ai, ma pauvre Marie,
Usé tout mon sçavoir, toute mon industrie;
Je n'ai rien negligé; mais, malgré tout cela,
A peine ai-je de bon le corcet que voilà.
Sur ma fidelité toujours en defiance,
Des tours les plus adroits ils ont l'experience.
Ce qui peut se peser, ils le pèsent vingt fois,
Pour voir si je n'ai rien rapiné sur le poids.
Prompts à se faire rendre un denier, une obole,
Ils disent touiours que je les pille et les vole.
Croiriez-vous qu'au marché quelquefois je les voy,
Quand j'y pense le moins, venir derrière moi?
En un mot, quoique gens à leur aise et bien riches,
Au delà du vilain ils sont ladres et chiches.

La Vieille.

Croyez-moi, mon enfant, il n'est point de maison
Où l'on ne puisse avoir quelque revenant bon.
Comment m'y pris-je, moi, quand petite vachère,
A l'âge de quinze ans laissant là père et mère,
Et d'un orgueil secret sentant mon cœur epris,
Je m'en vins seule à pied d'Abbeville à Paris?
Je me trouvai d'abord, faute d'haides, reduite
A n'esperer en rien qu'en ma bonne conduite;
Et, voulant ne devoir ma fortune qu'à moi,
J'eus soin de me dresser moi-même en mon emploi.
Sous mon habit grossier je n'etois pas trop bête;
J'affectois au dehors une manière honnête,
Et, chacun se fiant sur ma simplicité,
Je trouvois des maisons avec facilité.
Les quinze premiers jours il me fut difficile
D'attraper du marché la routine et le stile;
Mais ma conception en peu de temps s'ouvrit,
Et le desir du gain me donna de l'esprit.
Je m'acostois souvent de certaines servantes
Que je voyois toujours propres, lestes, pimpantes,
Et qui, pour soutenir l'eclat de leurs atours,
Sur l'anse du panier faisoient d'habiles tours.
Avec elles j'allois causer chez la fruitière,
J'etudiois de près leur talent, leur manière,
Et je faisois si bien que, dans l'occasion,
Par leurs soins je trouvois bientôt condition.
Tout m'étoit bon: marchands, procureurs et notaires,
Etoient gens avec qui je faisois mes affaires;
Sans peine je gagnois mon petit entretien.
Quand j'allois au marché, loin d'y mettre du mien,
Même de mes profits, puisqu'il faut tout vous dire,
Je sçavois en deux mois remplir ma tirelire.

La Jeune.

Mais vivoit-on alors comme on vit maintenant?
De quelle utilité seroit votre talent,
Et que vous serviroit toute la politique,
Si vous etiez tombée en pareille boutique,
Avec gens qui tondroient (comme on dit) sur un œuf,
Qui se fâchent pour tout, pour la pièce de bœuf,
Disant que votre esprit à friponner s'attache,
Et qu'en guise de bœuf vous prenez de la vache?

La Vieille.

Je vous le dis encor, je juge à vos discours
Que vous ne sçavez pas la moitié des bons tours.
Une maîtresse a beau donner dans la lesine,
On peut avec profit gouverner la cuisine;
Mais il faut s'entremettre, il faut agir, chercher.
Tâchez de rencontrer un honnête boucher
Qui, vendant à la main[273] ou vendant à la livre,
Outre le droit commun, donne le sol pour livre.
Si vous avez bon poids sur ce qu'il vous fournit,
De ce qu'il vous remet faites votre profit.
Feignez d'avoir en main l'autorité suprême;
Qu'on sache qu'au logis tout se fait par vous-même,
Pour que chaque marchand, avec zèle et ferveur,
A force de presens brigue votre faveur.
Pâques, la Saint-Martin[274], et le jour des etreines,
Sont des jours où l'on doit vous accabler d'aubeines.
Sur chaque fourniture il vous revient un droit:
Rotisseur, epicier, chandelier, tout vous doit.
De porter le panier ne soyez point honteuse,
Et faites-vous payer le droit de la porteuse.
D'abord qu'un ouvrier, implorant votre appui,
Vous invite à parler à madame pour lui,
Ecoutez sa requête, et soyez attentive
A lui faire sentir qu'il faut que chacun vive,
Et qu'il doit de madame exiger plus que moins,
S'il ne veut à ses frais recompenser vos soins.
Au logis quelquefois faites l'indifferente
Pour celui qui le mieux vous paye et vous contente,
Car, si vous affectez de le trop supporter,
De votre intelligence on pourra se douter.
Souvent une maîtresse, en finesses feconde,
Malicieusement vous eprouve et vous sonde:
Ne soyez jamais dupe, et deguisez si bien
Que de votre commerce on ne soupçonne rien.

La Jeune.

Graces à vos conseils, je suis bien eclaircie;
Je les trouve excellens, et vous en remercie.

La Vieille.

Ce n'est pas encor tout: revenant du marché,
Ayez toujours un air inquiet et faché.
Accoutumez-vous bien à faire la pleureuse.
Ah! mon Dieu! direz-vous, que je suis malheureuse!
Depuis cinq ou six jours (vrai comme Dieu m'entend)
J'ai pour le moins perdu cent fois de mon argent.
Il faut qu'en calculant madame se mecompte,
Ou qu'au marché on manque à me rendre mon compte.
Accompagnant ces mots d'une exclamation,
Chacun de votre sort aura compassion;
Et le laquais chargé d'ecrire la depense,
Pourvu qu'il ait de vous la moindre recompense,
Et qu'en l'art de compter un maître l'ait instruit,
Daignera par bonté d'un zero faire un huit[275].
Il n'est point, selon moi, de meilleure ressource
Ni de plus sûr moyen pour faire enfler la bourse.
Je me souviens toujours qu'en certaine maison
Je fis heureusement rencontre d'un garçon
Qui pour mes interêts se donnoit tant de peine
Qu'il me faisoit profit d'un ecu par semaine.
En revanche, j'etois son bras droit, son appui,
Et les meilleurs morceaux etoient toujours pour lui.

La Jeune.

Mais si Madame ecrit la depense elle-même?

La Vieille.

En ce cas, j'en conviens, l'embarras est extrême:
Car, si vous n'avez pas un visage assuré
Pour soutenir le faux et deguiser le vrai,
Si vous ne sçavez pas payer d'effronterie,
On pourra penetrer dans votre fourberie.
C'est pourquoi banissez toute timidité;
Recriez-vous toujours sur la grande cherté;
Les jours maigres surtout, criez, dès votre entrée,
Qu'à la halle il ne fut jamais moins de marée,
Que le beurre et les œufs y sont chers à l'excès,
Et qu'à peine y voit-on des choux et des panais.
Dans ces occasions il est de certains gestes
Qui, quoi qu'on dise peu, font deviner le reste.
Levez donc vers le ciel pieusement les yeux,
Ou, posant le panier d'un depit furieux:
Que j'en veux, direz-vous, à ces sales poissardes!
Elles m'ont fait dix sols une botte de cardes!
En verité, Madame, on n'y sçauroit tenir.
Je croyois du marché jamais ne revenir.
Lorsque vous avez fait tous vos tours dans la place,
Ce dont vous profitez, vous l'otez sur la masse,
Et vous entortillez dans le coin d'un mouchoir
Ce qui de compte fait doit à Madame échoir.
Mais que la mule soit egalement ferrée:
Ne rejettez pas tout sur la même denrée.
Pourquoi faire monter une pièce trop haut
Pour ne rien augmenter sur ce que l'autre vaut?
Après avoir compté, si, pour vous mieux surprendre,
On vous fait recompter, gardez de vous meprendre.
Ainsi, ne manquez pas de faire raporter
La depense à l'argent qui vous devra rester.
D'un esprit scrupuleux voulez-vous faire montre
Qu'aux articles toujours plus ou moins se rencontre?
Mettez deux sols trois liards, quatre sols trois deniers,
Et vos comptes par là seront crus reguliers.
Je suis sur ce chapitre assez bien entendue.

La Jeune.

De votre habileté j'admire l'etendue.
Puissent vos bons avis m'être d'un grand secours
Pour me donner du pain le reste de mes jours!

La Vieille.

Tout ce que je vous dis est simple et naturel.

La Jeune.

Comment! vous l'entendez mieux qu'un maître d'hôtel.
L'esprit et le genie règnent dans vos paroles,
Et, si l'on s'avisoit d'etablir des ecoles
Où chaque cuisinière aprît à se former,
Vous seriez, j'en suis sûre, en etat d'y primer.

La Vieille.

Je sçai qu'à la faveur du moindre sçavoir-faire
Une fille partout peut se tirer d'affaire;
Mais pourtant le meilleur, pour avoir le teston[276]
Est de pouvoir vous mettre aux gages d'un garçon:
Car, n'ayant point du tout ou peu de compte à rendre,
Vous pourriez à souhait tailler, rogner et prendre,
Et même, disposant de la clef du caveau[277],
Aller de tems en tems visiter le tonneau.
Comme telle aventure est rare et peu commune,
Quand elle vous viendra, poussez vostre fortune,
Sçachez trouver du bon sur le poivre et le clou,
Gagnez sur un balai, sur du lait, sur un chou[278].
Pour peu qu'on ait d'adresse, on met chaque jour maigre
Tant pour oignon, persil, pour verjus et vinaigre,
Et souvent ce qu'on n'a deboursé qu'une fois,
On peut, quand on l'entend, le faire ecrire trois.
Comme ce point pourroit vous sembler difficile,
Une comparaison vous le rendra facile.
Vous sçavez, comme moi, que dans plusieurs maisons
On se fait un plaisir, en certaines saisons,
D'avoir, surtout le soir, la salade sur table.
Au goût de bien des gens c'est un mets delectable,

Savez-vous bien pourquoi?—Non, pourquoi donc?—C'est pource
Qu'à tirer le teston son portier est ardent.
Mettez les doigts dans votre bourse,
Et tous rencontrerez monsieur le president.

Qui met en appetit et rejouit le cœur;
Mais ce n'est pas pour vous ce qui est de meilleur.
Ce qui doit à l'aimer vous pousser davantage,
C'est que vous en pouvez tirer grand avantage.
Prenez en donc souvent votre provision,
Que vous partagerez en double portion;
Et d'abord qu'on aura consommé la première,
Faites sur nouveaux frais ecrire la dernière.
Je vous en dis autant pour l'assaisonnement:
Que l'huile par vos soins profite doublement;
Sur les moindres degats mettez-vous en colère.
C'est faire sagement que d'être menagère,
Et ce qui tous les jours se perd et se detruit,
S'il etoit conservé, vous produiroit du fruit.
Pour le peu qu'une fille à nos tours soit stilée,
Elle peut faire aussi son compte à la Vallée[279].
Dans les jours destinés à de fameux repas,
Faites de bons reliefs[280] un profitable amas.
Comme ce sont des jours de desordre et de trouble,
Ne vous endormez point, ferrez la mule au double.
Quand les pois et les fruits sont dans leur nouveauté,
Loin que, par leur haut prix et leur grande cherté,
Pour profiter dessus vous soyez refroidie,
A les compter bien cher soyez-en plus hardie.
Est-ce assez m'expliquer?

La Jeune.

Vous raisonnez si bien
Qu'au plus subtil esprit vous ne cedez en rien.

La Vieille.

Vous avez vu ma chambre: est-elle bien ornée?

La Jeune.

Oui, vraiment.

La Vieille.

J'ai gagné dans le cours d'une année
La table, le fauteuil, les chaises et le lit,
Sans que l'on m'ait jamais prise en flagrant delit.
Chez les gens que je sers, pendant tout le carême
Je dispose de tout, j'achète tout moi-même.
C'est alors qu'à gagner je travaille d'esprit;
Rien n'est jamais pour moi trop vil ou trop petit:
Je tire du profit des moindres bagatelles,
Et j'amasse avec soin jusqu'aux bouts de chandelles;
Huile, sel et charbon, je mets tout de côté.
Sçachez que quelquefois, dans la necessité,
Telles provisions sont d'un secours utile,
Et telles tous les jours manquent d'argent, d'azile,
Qui, pour n'avoir pas pris cette precaution,
Languissent tristement hors de condition[281].
Vers la fin du repas, il faut se rendre alerte
Pour mettre adroitement la main sur la desserte;
Vous pouvez sans risquer ôter de chaque plat
Le morceau le meilleur et le plus delicat.
Bien plus, si vous voulez qu'une telle reserve
Par un revenant bon vous profite et vous serve,
Il faut vous accorder avec d'honnêtes gens
Qui pour un certain prix prennent vos restaurans.
Habile à menager les profits de la graisse[282],
Voulez-vous que chacun à l'acheter s'empresse?
Ayez soin d'y jetter du sel abondamment.
Autre avis qui vous doit servir utilement:
Il faut de tems en tems prendre à la boucherie
Quelque pièce qui soit de graisse bien fournie,
Par exemple une longe, ou de ces aloyaux
Qui sont sans contredit de succulens morceaux;
Prenez-en tous les jours: telle pièce, bien cuite,
Et de graisse et de jus remplit la lechefrite.
J'en sçai beaucoup qui font sur la graisse un grand gain.
Quand pour une etuvée il vous faudra du vin,
Faites que le poisson en ait sa juste dose
Et que dans la bouteille il reste quelque chose.
Si vous trouvez un jour quelque bonne maison,
Loin d'epargner le bois, brûlez-en à foison:
Plus vous en brûlerez, plus vous aurez de cendre.
Quand on la fait bien cuire, on trouve à la bien vendre.
Ainsi, dans le foyer laissez-la plusieurs jours.
De ces instructions souvenez-vous toujours;
Méditez, pesez bien ces avis salutaires:
Ils sont judicieux autant qu'ils sont sincères;
Et, si pour moi quelqu'un eût pris le même soin,
Dans l'art de raffiner j'eusse eté bien plus loin.
Persuadez-vous bien que c'est une imprudence
De faire à chacun part de votre confidence:
Tel aujourd'hui vous ouvre un cœur affable, humain,
Qui pour son interêt vous trahira demain.
J'en ai vu partager par portion egale
Ce qui leur revenoit des profits de la halle,
Et souvent pour un rien, venant à se brouiller,
Par un depit jaloux aller se declarer.
Je ne veux pourtant pas qu'outrant la politique,
Vous vous fassiez haïr de chaque domestique;
Mais, sans trop vous commettre, entretenez la paix
Et tâchez d'obliger jusqu'au moindre laquais.
On voit dans des maisons certaines gouvernantes
Qui, d'une jeune dame adroites confidentes,
Donnent dans le logis des ordres souverains,
Et font qu'à leur profit tout passe par leurs mains.
Eprise du desir d'une somme un peu haute,
Voulez-vous faire à l'aise une utile maltôte?
De ces femmes gagnant la tendre affection,
Avec elles toujours vivez en union.
On peut s'humilier et ramper sans bassesse:
Se soumettre à propos est quelquefois sagesse.
Pour moi, dès qu'un chemin me conduit où je veux,
Jamais je ne le trouve indigne ni honteux.
C'est une destinée et bien triste et bien rude
Que de se voir reduite à vivre en servitude!
Dans cet etat pourtant j'ai sçu gagner du pain
Et j'ai sçu m'assurer un revenu certain:
J'ai près de mil ecus sur les cinq grosses fermes,
Dont je touche la rente et l'interêt par termes;
Et (ce qui met le comble à ma felicité)
Mon mari, comme moi, gagne de son côté[283].
Il mène un grand seigneur qui, sans compter ses gages,
Lui fait à tous momens de nouveaux avantages.
Du bon qui lui revient loin de rien depenser,
Il trouve tous les jours moyen d'en amasser.
Son maître ne va point de Paris à Versaille
Qu'il ne gagne vingt sols sur le foin et la paille.
Enfin, quand nous voudrons nous retirer tous deux,
Le reste de nos jours nous pourrons vivre heureux.
Formez-vous, mon enfant, sur de si beaux exemples.
Je viens de vous donner des leçons assez amples,
Je n'ai rien oublié pour vous bien conseiller;
Mais sur vos interêts c'est à vous de veiller;
Et, lorsque mon credit vous sera necessaire,
Vous verrez que pour vous je suis prête à tout faire.

La Jeune.

C'est là mettre le comble à toutes vos bontez,
Vous faites tout pour moi; mais, au reste, comptez
Que, si pour m'en venger je suis dans l'impuissance,
Mon cœur y supléra par sa reconnoissance.

Permis de réimprimer, ce 23 juin 1724.

Ravot d'Ombreval.

Registré sur le livre de la communauté des libraires et imprimeurs de Paris, no 131, conformément aux reglemens, et notamment à l'arrêt de la Cour du Parlement du 3 decembre 1705. A Paris, le 22 août 1724.

Brunet, syndic.

De l'imprimerie de G. Valleyre,
rue Saint-Severin, à la ville de Riom.

Cas merveilleux d'un bastellier de Londres, lequel, sous ombre de passer les passans outre la rivière de Thames, les estrangloit.

A Lyon, chez François Arnoullet.

M.D.LXXXVI.

In-8[284].

Un certain bastellier, nommé Jean Visquée, natif de Londres, en Angleterre, et habitant d'icelle, exerçant son mestier de nautonier par l'espace de 33 ans, a esté trouvé avoir commis dix-huit meurtres, et au dix-neufiesme apprehendé et remis en justice, comme entendrez.

Ce Visquée, attendant les passans en un lieu à l'escart, le jour pour couvrir son cas et la nuict pour l'accomplir, estant assidu au travail, ne pouvoit par raison estre reputé ny aucunement soupçonné tel qu'il estoit, car, estant homme fort puissant et robuste, il cherchoit le profit de sa famille avec grand peine et travail, et (comme il sembloit) par toutes voies deues et licites; demandoit aux passans avec toute humilité et courtoisie, defublant[285] son chapeau et usant des ceremonies à ce requises, s'il leur plaisoit point passer outre, à sçavoir de la place de la Stronde vers la cour de Withehalle, où se tient la reyne d'Angleterre, passant la rivière de Thames. Et par cete astuce humiliée et beaux deports en passoit autant que bastellier du lieu, sans estre aucunement soupçonné du fait ny aperceu. Advint un soir qu'un honneste homme, nommé Pierre Marscot, estant constraint et pressé d'aller à l'aguillette en ces endroits, et considerant que sans opprobre et danger de gaster ses chausses il ne pouvoit passer outre, fut contraint de delascher là. Durant ces entrefaites, Visquée estant là pour attendre ses gens comme de coustume, survint un gentilhomme de bon lieu (duquel je tairay le nom), lequel, entre jour et nuict qu'il estoit, demandoit de passer outre. Volontiers, Monsieur, respondit Visquée, luy courant au devant, le chapeau au poing. Et, Monsieur, repliqua-il, s'il vous plaît, vous marcherez devant, car l'honneur vous appartient, et à vous le doy-je faire et exhiber. Le susdit gentilhomme, pensant sans malice quelconque passer devant pour aller vers la barque, au lieu d'y aller, cuida y estre furtivement porté; car Visquée, prenant un licol qu'il tenoit dans ses chausses, agencé pour ce faire en las courant, le suivant pas à pas, luy jette à l'improviste par derrière au col, et, puissant et robuste paillard qu'il estoit, l'emporte par dessus l'epaule, dos contre dos, la corde au col, comme s'il fust pendu, tirant vers sa barque, pour le cuider là voler et despescher, comme il avoit fait les autres. Le gentilhomme, se voyant prins et ne pouvant crier à voie desploiée, faisoit tel bruit se debattant qu'à merveilles; mais il ne luy pouvoit eschapper si n'eust esté que, par la grâce de Dieu, lequel jaçoit que quelquefois les malfaiteurs semblent prosperer en leur malice ne laisse en fin nuls malfaiteurs impuniz, le susdit Marscot, qui, estant accoupy pour faire ses affaires et oyant la meslée, y accourrut, et voyant ce pendart grand de sept ou huict pieds tenir un homme pendu sur ses espaules comme s'il fut esté un gibet, à qui il constraignoit, comme s'il fust esté au supplice, de rendre l'esprit, s'il n'eust eu aide et secours, s'approchant tira une dague qu'il portoit, et, poussé d'un vray zèle vers son prochain, auquel il voyoit faire chose qu'il n'eust voulu qu'on luy fist, s'escria: Ha! grand vilain larron et meurtrier, lasche la prinse, autrement je te la ferai bien lascher. Visquée, craignant d'estre decouvert, lasche le patient, jà presque estranglé, pour luy courir sus comme un lion, pensant l'accabler du premier coup, car il croyoit que, puisqu'il n'y avoit bastellier qui ne le redoutast et qui ousast approcher tant soit peu de ce lieu, qu'il viendroit facilement à bout de l'un et de l'autre, veu que l'un estoit jà plus mort que vif. Marscot, qui estoit homme adroit et avoit l'avantage de sa dague, se deffendoit si vigoureusement que, se depassant adextrement, il evitoit le peril eminent des horrions de ce gros coquin, comme aussi luy en estoit grand besoin, car il avoit affaire à forte partie. Durant la meslée d'eux deux, le gentilhomme, ayant reprins ses esprits, par le loisir que luy avoit donné leur combat, se lève et vient au secours de celuy-là de qui il pensoit tenir la vie, et tirant son poignard attaque aussi Visquée vivement, lequel, se défendant jusques à toute extremité, fut blessé et navré en quatre ou cinq parts de ses deux parties. Toutefois, comme Hercules mesmes ne seroit pour deux, et plus tost (comme à bon droit on doit presumer) par permission divine, laquelle ne voulut plus longuement laisser regner une tant mechante personne, il fut contraint de quitter la partie, et se rendre prisonnier avec eux. Estant ès prisons et ayant finalement enduré la torture, il confessa dix-huict meurtres qu'il avoit perpetré et mis à fin portant les patiens dans sa barque à la façon susdite, et les executant illec, pour par ce moyen couvrir son larcin. Dont il fut condamné à être premièrement tenaillé par tout le corps avec des tenailles ardentes, et après très ignominieusement pendu et estranglé en la fameuse ville de Londres, en Angleterre, où il commit ces crimes.

Les de Relais, ou purgatoire des Bouchers, Charcutiers, Poullayers, Paticiers, Cuisiniers, Joueurs d'instruments, Comiques et autres gens de mesme farine.

S. l. n. D. In-8.

Vous, beaux esprits jovialistes,
Qui desirez en ces jours tristes
Avoir une heure de plaisir,
Achaptez-moy. Je suis un livre
Que mon autheur humble vous livre,
Pour commencer vostre desir.

Jamais Marot, Rablais, Bocace
Et Arioste, qui ramasse
Plusieurs gaillardes fictions,
Ne contindrent dans leur histoire,
Comme on voit dans ce Purgatoire,
Tant de riches inventions.

Les charcuitiers et les comiques,
Les joueurs d'instrumens lyriques,
Les poullayers et les chanteurs,
Les cadets de paticerie,
Et les cœurs polus d'heresie,
Y sont peints de toutes couleurs.

Les de Relais.

Ainsi donc, après que le cirque des Rablais renversez s'est disparu aussi promptement de nos yeux que l'ombre de Samuel, ou la representation d'Alexandre le Grand que Fauste fit paroistre devant l'empereur Charles le Quint[286] nous voicy entrez bien avant, sans chaussepied, dans les sandales du Caresme, ce grand colosse descharné qui, tenant de l'humeur des Portugais, ne veut point de cure-dent pour escurer ses yvoires après son repas, ny d'estrille pour degresser sa peau, mais desire seulement ruiner et envoyer à l'hospital ces gayes œconomes de la vie epicurienne, cousins germains en ligne baculative[287] de deffunt de fresche et illustre memoire messer Mardy-Gras, à sçavoir, pour en tenir livre de compte, ou en faire un cathalogue comme Agrippa a fait des femmes vertueuses[288], et ceux de Charenton de leurs hommes illustres[289], les bouchers, charcuitiers, poullayers, cuisiniers, paticiers, chanteurs de cocqs à l'asne, joueurs d'instrumens comiques, badins à lunettes, et autres tels phangons carnassiers, aussi mouvans que le sable sur lequel on chemine quant on va à Quevilly, car l'on jugeroit au travers d'une marmitte de fer que ces gens de loisir, frippe-sausses, enfileurs de saucisses, escureurs de plats, rinceurs de godets, mangeurs de gisiers, avaleurs de trippes sans frire, vendeurs de vent, marchands de voix, marionnettes de theatre, et autres telles avettes[290] de cuisine, sont aussi tristes de la resuscitation du Caresme, ennemy capital de tels cabalistes, que le chien d'Esoppe après qu'il eust perdu sa pièce de chair, par quoy ce n'est pas sans sujet qu'un certain poëte de nostre temps, speculant la calamité de telles gens au travers de la sphère, a fait ce sixain sur la cessation de leurs offices:

Les enfants d'Histrion avec leurs vers comiques,
Les chanteurs et joueurs avec leur son lyrique,
Les meurtriers de pourceaux avec leur galle-faix,
Paticiers, charcuitiers, avec leur mine blesme,
Ont autant de repos en ce temps de caresme
Qu'abeilles en hyver, et que soldats en paix.

De vray, pour les bouchers, s'ils n'ont rien valu tout le long de l'année, ils ont moyen d'estre gens de bien durant le caresme, d'aller aux predications et gaigner les indulgences aux hospitaux[291] de Paris, et quatre religions mandiannes, pour demander pardon à Dieu des faux sermens qu'ils ont faits l'espace de dix mois et demy, quand ils jurent, vendans leurs viandes:—Par ma foy, j'en auray autant! Par Dieu, vous n'en mangerez pas à moins! Le diable m'emposte s'y elle ne revient à davantage que vous ne m'offrez! Je meure presentement si vous ne l'eussiez point trouvée sur l'estal à six blancs plus que vous ne voulez donner! La bosse m'estouffe le cœur si le mouton n'est tendre! Dieu me dampne si la teste n'a que quatre dents de laict! et autres tels execrables parjuremens, par lesquels ils engagent leurs ames à tous les vallets de pied de Lucifer; car je croy bien que ces gens craignans Dieu, de peur d'uzer leurs genoux comme les chameaux, font assez bresve oraison, tant le souvenir du nectar de Bacchus les presse d'entrer au premier cabaret trouvé, ou prendre une boulle en main pour jouer, au premier faux-bourg, au cochon[292] ou à la taille.

Touchant les charcuitiers, poullayers, et autres telles gens qui font monter les broches sur les landiers, voilà leur Enfer et leur Purgatoire, où ils auront le loisir de desgresser leurs habits; voilà leur labirinthe, leur fleau, leur mession, leurs vacances et grand jour de sabath: par quoy, s'ils ont quelques pèlerinages à faire, ils ont commodité de les accomplir, encor que la pluspart de leurs trouppes, qui fondent en devotion comme les pierres font au soleil, voyagent plus à Saint-Main[293] et Saint-Calery qu'ailleurs, principalement quand le blond Phœbus éclate ses rayons sur le Pont-Neuf de Paris, et sur le port de Rouen, où la pluspart tiennent des classes publiques pour apprendre à parler quatre sortes de langues, à sçavoir: normand, parisien, picard et bon jargon de Grève, sindiquer le livre de Ciceron, et tenir conseil pour faire la guerre aux sappinettes. De vray, ces laquais de Proserpine, imittans les chevaliers de la table ronde, sont si genereux, qu'il n'est pas jusques à leurs estaffiers et tourne-broches qu'ils n'ayent du sang aux ongles. Ce n'est donc pas sans occasion si ce grand goriphée[294] d'Apollon, ce prodige du Parnasse, ce seul mignon des Muses, ce miracle du ciel, ce chef-d'œuvre de la nature, ce phœnix des beaux esprits, et ce paon des poètes françois, M. des Viettes[295], se trouvant en ses jouailles humeurs extraordinaires, a fait voir le jour à ce sixain, sur leur sujet, comme par prophetie:

Huit jours après que ce grand buveur d'eau,
Ce grand jeusneur, mettra dans le tombeau
Le gras mardy que tout chacun regrette,
Sur le Pont-Neuf sera maint frippe-plats
Et charcuitiers plantez comme eschallats,
Qui au soleil feront grande defaitte.

Mais, pour faire mon discours succinct, je veux dire brefvement en dix huict cens mille paroles, sans me metagroboliser, que tous ces docteurs en cuisine et masche-lardons, qui entendent la cadance du fri fri des lichefrites, le glou glou des marmittes, le frelé freli des fricassées, et le carillon à vollée des verres de christal, ont maintenant les yeux plus enfoncez que guenons, les oreilles plus pendantes que chiens couchans, le ventre plus flasque que bourses vuides, le dos plus sec que haridelles, et les joues plus flestries que le ventre d'une accouchée, à cause que la mort à rats, je dis la mort à paix, est en regne. Mais c'est trop parlé de ces faiseurs de sausse verte; discourons maintenant des bouffons, je dis des comicques qui font des badins, des Jeans Farines, des Gringaletz, des Turluppins et des Gautiers Garguilles pour de l'argent.

Or, selon le jugement de maistre Pierre du Quignet, docteur (in baroco), dont l'effigie est industrieusement taillée en l'église de Nostre-Dame de Paris[296], aussi bien que celle du grand saint Christofle, et de monsieur du Puis à la rue aux Ours de Rouen, je trouve par la constellation des astres, sans user de pyromance[297] où je voy clair comme une taupe et peux parler comme un cocodril, que messieurs les comediens qui tantost font les diables et les anges, les saincts et les damnez, les Mars et les Thersites, et tantost les furies et les bonnes femmes, les Alexandres et les Diogenes, les marchands et les volleurs, les mauvais riches et les Lazares, les Cherinthes et les saincts Jerosmes, les Lucresses et les Faustines, les vifs et les morts, la verité et les ombres, les docteurs et les ignorants, les soldats et les laboureurs, les medecins et les malades, les advocats et les clians, les patiens et les bourreaux, et milles autres personnages chimeriques, peuvent bien, en attendant le Quasimodo, voir la mer de Dieppe, les montaignes de Montmartre, le pays du Mans, les campaignes de Bausses et les landes de Bordeaux: car il n'y auroit pas d'apparence que ces messieurs-là eussent, pendant cette saincte quarantaine, des demy cars d'escus de chaque personne pour faire des transportez, des maniacles, des Erynnes[298], des Parques et des demons; Themis ne permettra pas cela, en tant que les histoires récitent qu'un comedien habillé en monsieur le diable faisant (ut ipse redimet) dans (l'habitavit) de sa femme, engendra un petit succube, il se pourroit bien faire que le diable, sous la fausse apparence d'un diable, usant du privilege des sergeans, viendroit mettre la main au colet de ses auditeurs (Dieu le permettant), comme il permit en ce mesme temps que le plus grand des diables d'enfer s'apparut à luy sur la montagne de Nebo, pour le tenter.

Arriere donc de nostre republique, comme de celle de Platon, tous charlatans, vespiegles[299], persecuteurs de fesses, embrocheurs de chair vive, batteurs de pavé, bailleurs de cassifles, vendeurs de noir[300], blesches[301], tirelaines, et autres tels enfans de Japhet, desquels on peut dire ce quatrain:

Puis qu'avez de vos dents tant fondu l'arquemie[302],
Qu'ores vous n'avez plus or, argent ni metal,
Allez, à petit pas, de vostre triste vie
User le demeurant en un pauvre hospital.

Pour l'axiome des praticiens qui sont piolez, riolez, gauderonnez, fraisez, satinisez et veloutez comme une chandelle des Roys[303], je leur conseille de leur embarquer sur le Bosphore, et aller faire un service de six sepmaines au grand Turc, à qui Mahomet a permis par son alcoran de manger indifferamment en tout temps toutes sortes de viandes, comme s'il n'estoit né que pour emplir son ventre de toutes sortes de bestiolles delicates; ou si leur aidant du baston de Jacob, ils sçavent mesurer la profondité de la rivière d'Aubette et la hauteur des montagnes de Sologne, d'aller voyager jusques aux Alpes enfarinez, pour apprendre à ciseler, decoupper et entre-lasser en relief divers patrons sur la neige de ces lieux avec un fer chaud, pour enrichir leurs tartes de cerises et paticerie, jusques à tant que les petits gentilshommeaux qui sont à couvert des coups de canons aillent quittans la chasse du connin à courte oreille, pour suyvre le levraut à la piste.

Touchant les joueurs d'instrumens, qui ont les dents aussi longues que leurs vielles et le ventre aussi creux que leurs basses, je leur conseille, afin que leur renommée ne se metamorphose en vesses de loup, à cause que je les aime comme les chiens font les coups de baton, et qu'ils sont aussi habilles que les meusniers de Gascogne, qu'ils plantent des choux sur les ailles de leurs moulins à vent, de leur en aller sur les plaines qui sont auprès du chasteau de Robert le Diable, apprendre quelque mouscouze nouvelle: car la pavanne espagnolle, le branle de la grenée, la volte de Bretaigne[304], le passe pieds de Mets[305], et la belle ville, sont trop antiques pour les courtisans de cour; d'ailleurs le caresme est un rabat-joye qui ne veut ny ballets, ny festins, ny aubades, ny mariages, ny aucune recreation. Argument qui me fait croire ce qu'un antien poette qui se morguoit comme un paon, et avoit estudié entre le Bourg-Badouin et l'Asnerie, disoit de telles gens par ce quatrain:

Les joueurs d'instruments qui monstrent les cinq pas[306]
Et cessent leur ton ton en cette quarantaine,
Trouvent en leur disner de si maigres repas
Qu'on entend leurs bouyaux chanter dans leur bedaine.

Pour les chanteurs, je ne leur chanteray rien, sinon qu'ils attendent au jour de la Passion pour couler quelque chose de pitoyable au cœur de leurs auditeurs, et de là en avant continuer après les festes leur premier mestier pour leurs œufs de Pasques: car, pendant tout le decours de ce temps icy, nous n'avons que deux mots du Stabat (contristantem et dolentem). Toutesfois, cela ne les empeschera pas, au moins pour ceux qui sçavent rimer, de faire des chansons nouvelles de quelque nouveau marié en l'an mil six cens trop tost, à qui sa dariolette[307] de femme, levant son cotillon de tous les jours, aura fait porter les cornes de Vulcan. Mais alte! Les chanteurs de chansons ne sont pas seuls, comme les chevaux de relais, les marqueurs et vallets de pied des jeux de paulmes[308] qui vous frottent les personnes en sueur, sous le ventre et partout, comme s'ils avoient sauté de Claque-dent en Bavière pour entrer au royaume de Surie, et avoir deux estez contre un hyver, n'ont guères plus de pratique, au raport que m'en a fait depuis deux heures et demye, un cart et six minuttes en çà, maistre Jean des Entonnoirs[309], premier estaffier de l'arrière-chambre de Gargantua, qui donna son nom au mont de Gargan, en la Pouille.

Je plains seulement, pendant cette saison aqueuse et flecmatique, les pauvres fiancées qui ne pourront cheviller leur marché legitimement, ny faire ficatores jusques à Quasimodo: car, s'il est deffendu aux anciennes personnes de manger de la chair, il n'est pas raisonnable que les jeunes gens, souples comme les poutres qui sont dans les prairies de Bretaigne, en goustent un petit tantinet, ne facent des endrogines ny du potage à quatre genoux, me rendant ennemy capital, et du tout diametrallement opposite, aux raisons que la fille d'un certain ministre de Normandie, qui avoit emprunté un pain sur la fournée, alleguoit (interrogée sur l'enflure de fructus ventris, sçavoir est) qu'elle avoit ouy prescher à monsieur le predicant, son père, que la chair qui entroit au corps ne souilloit point l'ame, comme si c'estoit les seulles viandes, bonnes de soy, qui nous souillassent; plustost que la defence d'en user, ou que la pomme qu'Adam mangea eust plustost corrompu sa posterité que le peché qu'il fit transgressant le commandement de Dieu. Ceste damnable proposition semble avoir enhardy nos sablins reformez de manger de la viande en caresme et du poisson aux jours gras, accomplissant les documens de la loy comme les escrevisses, comme les cordiers, à reculons, suyvant en cela les institutions de l'heresie et la doctrine de Jean de Noyon, je dis de Calvin, premier heresiarche de la France, qui, pour faire pulluler ses dogmes impieux, donnoit toutes sortes de licences à ceux qui beuvoient l'absinthe de son erreur dans la coupe dorée de la paillarde de l'Apocalipse, je dis de la reforme. Pythagore n'estoit pas de l'humeur de nos nouveaux cabalistes, car il n'eust pas voulu gouster du plus petit oyseau du ciel, ny du plus petit poisson de la mer, disant par ses pertinentes raisons que la nature, ceste grande prodigue, nous produisoit assez d'autres choses pour manger, sans appareiller pour nostre nourriture les animaux ayans vie. Mais tue, esgorge, esventre, estrippe chapons, poulets, pigeons, codindes, tant que voudront ces messieurs de courte devotion, nous serons aussitost à Pasques comme eux pour manger des œufs; mais, pour leur faire un prouface, je leur veux donner ce quatrain:

Gressez tant que voudrez votre gozier d'harpie,
De poulles et chapons en secret comme loups,
Vous ne me ferez point, je vous promets, d'envie,
Car je trouveray Pasque aussi-tost comme vous.

Il est vray que c'est une grande incommodité de manger tousjours du harenc aussi sallé que s'il partoit de la cacque, et de la morue aussi douce que de l'eau de la mer; toutesfois, pour expedier, il faut suppleer au deffaut des poissonnières, je veux dire que, pour la destremper dans nos bacquets humanistes, il faut boire en grand diable et demy: plus l'on boit, plus on en va mieux. Six sepmaines sont bien-tost passez; nous serons aussi estonnez que les mattes quand il tonne; je dis que nous nous trouverons au samedy de Pasque en corps et en ame comme bibets. Ce sera lors que les diablesses de poissonnières, qui boivent pinte de vin tout d'un traict, auront trouvé le caresme bien court, encor qu'il ait esté trop long de la moitié, pour les parjuremens, injures, pouilles, vieutes, qui se font entre comptans, avec leurs malleboches, double fièvres quartaines, s'entredonnans trippes et dins, sans rien retenir, à tous les diables, lesquels ont bon marché de telles denrées, qui se donnent à si bon compte. Aussi, quand telles sortes de gens n'auroient peché ny fait aucune offence en toute leur vie, seroit capable d'entretenir un prestre en confession une quarantaine d'années, s'il y pouvoit autant estre: car, tout ainsi que les destours du dedalle menoient d'un chemin en un autre, et d'un autre en un autre, accusant un peché, ce peché les conduit en un autre, et cet autre en un autre, de sorte que l'on ne peut sortir de ce tortueux labirinthe qu'avec grande difficulté.

D'autre costé, les bouchers, poullayers, charcuitiers et paticiers, ayans eu la commodité d'user les semelles de leurs souliers à force de leur pourmener, de faire une illiade de brochettes de bois et de degresser leurs estals, assomment, tuent, esgorgent, plument, couppent, dehachent, et parent leurs boutiques de bœufs, de moutons et de pourceaux mis en mille pièces, de façon qu'ils chantent le Te Deum laudamus, au lieu de faire dire des vigiles pour luy.

Neantmoins, de toutes les personnes qui se trouvent de repos et de la confrarie de Jean de Loisir, tant à cause du caresme que pour l'occasion de la marchandise qui ne va pas si bien que l'on voudroit, il n'y en a point qui rendent meilleur service au roy que ces braves atlettes qui vont en garde pour les bourgeois. Leurs corps sont infatigables au travail, leurs yeux au sommeil et leur vie à la peine, et ne se plaisent rien tant qu'à coucher sur la dure, d'avoir le mousquet sur l'espaule et l'espée à leur costé de fer, et d'estre sans cesse en faction avec grande sobriété. Mais où m'emporte mon discours? Retournons à nos moutons: c'est une marchandise propre à ces messieurs dont j'ay traicté dans ce purgatoire, lequel je leur dedie, car je croy, par metaphore, que le caresme ne semble moins long, et ne fache moins ces messieurs les bouchers, charcuitiers, cuisiniers, paticiers, trippieres, sablins, fiancés, valets de jeux de paulme, chanteurs, joueurs d'instrumens et autres gens de bon appetit, qui aiment mieux un quartier de mouton qu'un gigot de morue, et une perdry qu'un pruneau, que le purgatoire de l'autre monde est fait pour purger les ames. Adieu.

Discours de la mort de très haute et très illustre princesse Madame Marie Stuard, royne d'Ecosse, faict le dix-huitième jour de fevrier 1587.

In-8[310].

Le samedy quatorzième jour de febvrier 1587, M. Belé, beau-frère de Vvalsin-Han, fut depesché sur le soir, avec commission signée de la main de la royne d'Angleterre, pour faire trancher la teste à la royne d'Ecosse, et commandement aux comtes de Chersbery, de Hent et de Rotoland, avec beaucoup d'autres gentils-hommes voisins de Socteringhan[311], de assister à la dicte execution.

Le dict Belé mena avec luy l'executeur de Londres[312], qui fut abillé tout de velours noir, ainsi qu'il fut raporté[313]; et, partant la nuict du dict samedy au soir assés secretement, il arriva le lundy au soir seizième ensuivant, et le mardy furent mandés querir les dicts contes et gentils-hommes. Le dict jour au soir, M. Paulet, gardien de la dicte royne d'Ecosse, accompagné du dict Belé et du chef de la province, qui est celuy qui en chascun baillage est comme prevost des marchans[314] ou juge criminel, allèrent trouver la dicte dame, et luy signifièrent la volonté de la royne leur maistresse, qui est[315] contraincte de faire executer la sentence de son parlement.

L'on dict que la dicte dame se monstra fort constante, disant que encores qu'elle n'eust jamais creu que la royne sa seur en eust voulu jamais venir là, si est-ce que, se voyant reduite en si grande misère depuis trois mois, qu'elle avoit la mort pour très agreable, preste à la recevoir quand il pleroit à Dieu.

Ils luy voulurent laisser un ministre[316], mais elle ne le voulust point. Il y a une grande salle au dict chasteau où l'on avoit faict dresser un eschaffaut couvert de drap noir[317], avec un oriller de velours noir.

Le mescredy, sur les neuf heures, les dicts contes, avec son gardien, allèrent querir la dicte dame royne d'Ecosse, qu'ils trouvèrent fort constante, et, s'estant habillée, fut menée en la dicte salle, suivie de son maistre d'hostel, M. Melvin[318], son chirurgien[319] et son appoticaire, et d'un autre de ses gens[320]. Elle commanda que ses femmes la suivissent, ce qui leur fut permis, estant tout le reste de ses serviteurs enfermés dès le mardy au soir[321].

L'on dict qu'elle mangea avant que de partir de sa chambre, et, montant sur l'eschaffaut[322], elle dit à M. Paulet qu'il luy aydast à monter, que ce seroit la dernière paine qu'elle luy donneroit[323].

Estant[324] à genoux, elle parla long-temps à son maistre d'hostel, luy commandant d'aller trouver son fils pour luy faire service, comme s'assuroit qu'il feroit tousjours aussi fidellement que il avoit faict à elle; que ce seroit luy qui le recompanseroit, puis qu'elle ne l'avoit peu faire de son vivant, dont elle estoit très marrie, et luy chargea de luy porter sa benediction (laquelle elle fit à l'heure mesme).

Puis elle pria Dieu en latin avec ses femmes, n'ayant voulu permettre que un evesque anglois, là presant[325], approchast d'elle, protestant qu'elle estoit catholique et qu'elle vouloit mourir en ceste religion.

Après cela elle demanda au sieur Paulet si la royne sa seur avoit pour agreable le testament qu'elle avoit faict quinze jours auparavant pour ses pauvres serviteurs. Il luy respondit que ouy, et qu'elle feroit accomplir ce qui y estoit contenu pour la distribution des deniers qu'elle leur a ordonné.

Elle parla de Nau, Curl[326] et Pasquier, qui sont en prison, mais je n'ay pas sceu au vray ce qu'elle en dict[327]; puis, s'estant remise à prier Dieu, mesme à consoler ses femmes, qui ploroient, elle se presenta à la mort fort constamment.

Une de ses dames[328] luy banda les yeux[329], puis elle se baissa sur un billot[330], et l'executeur luy trancha la teste avec une hache à la mode du[331] pays[332]; puis print la teste, la monstrant à tous les assistans[333], car l'on laissa entrer en la dicte sale plus de trois cents personnes du bourg et autres lieux.

Aussi tost le corps fut couvert d'un drap noir et reporté en sa chambre, où[334] il fut ouvert et embaulmé, comme l'on dict[335].

M. le conte de Cherobery depescha à l'heure mesme son fils[336] vers la royne d'Angleterre pour luy porter nouvelles de ceste execution, laquelle ayant esté faicte le mercredy dix-huictiesme du dit[337] mois de febvrier, sur les dix heures du matin, lequel arriva vers Sa Majesté le jeudy en suivant dix-neufviesme.

Lesquelles nouvelles ne furent long-temps celées[338], car, dès les trois heures après midy, toutes les cloches de la ville de Londres commencèrent à sonner, et firent feux de joye par toutes les rues, avec festins et banquets[339], en signe de grande rejouissance[340]. Le bruit est que la dicte dame mourant a tousjours persisté à dire qu'elle estoit innocente, et qu'elle n'avoit jamais pensé à faire tuer la royne d'Angleterre, et qu'elle pria Dieu pour elle, et qu'elle chargea le dict Melun de dire au roy d'Escosse, son fils, qu'elle le prioit d'honorer la royne d'Angleterre comme sa mère, et de ne departir jamais de son amitié[341].

L'Onozandre ou le Grossier, satyre[342].

Je veux quiter Parnasse et l'onde pegazine
Pour aller faire un tour jusques à Terracine,
Desireux de chanter les buffles au col tors,
Ou siffler dans un jonc le prince des butors.
Buses, buses et ducs, tenez-moy lieu de muse.
Ce n'est pas la raison qu'icy je vous amuse,
Compagnes d'Helicon, à braire les chansons
Qu'un tas de flatereaux font bruire en divers sons[343],
D'Onozandre, occupé à ne croire qu'un homme
Qui sçait parler latin puisse estre gentilhomme[344],
Meprisant Apollon et ses cœlestes dons
Qui empeschent les gens de vivre de chardons[345].
Sus, invoquez oyseaux; de vos courses isnelles[346],
Hastez-vous promptement de m'aporter[347] vos aisles,
Que j'en prenne un tuyau pour peindre en cet escrit
Celuy qui vous ressemble et de nom et d'esprit.
Silence par trois fois en la trouppe arcadique:
Que l'on cesse aujourd'huy la bruyante[348] musique
Dans les champs auvergnacs, et qu'on m'aille chercher
Sept asnes, mais des grands, que je veux ecorcher,
Pour sur leur parchemin escrire la creance[349]
D'Onozandre le grand, prince de l'Ignorance,
Creance sans tumulte, et qui ne doit jamais
Remuer dans l'Estat que vers Mirebalais,
Mais dont les sens cachez font un si grand miracle
Qu'ils canoniseront un jour dans le Basacle[350]
Mon heros d'Arcadie. Exemple de nos ans,
Ceux que l'on devroit voir dans les moulins brayans,
Le bast dessus le dos, courbez sous la farine,
Sont gens de cabinet, mesme que l'on destine
Aux premières honneurs. Hé! quelle anrageson
De voir dans un conseil un asne sans raison!
M. D. M.[351]
Qui croit que le grand Cayre est un homme, et les Plines
Des païs eloignez comme les Filippines;
Que l'Evangile fut ecrit dedans le ciel,
Voire d'un des tuyaux de l'aille sainct Michel[352];
Qui tient que Mahomet, et les Turcs, et les Gots,
Confraires de Calvin, estoient grands huguenots;
Que Christofle portant le grand sauveur du monde[353]
En plaine mer n'estoit jusques au cul dans l'onde;
Que le pape reçoit tous les jours des messages
Des saincts du paradis, voire que les sept sages
Estoient fort bons chrestiens; que jadis[354] Machabé,
S'il ne fut point mort jeune, eût esté bon abbé;
Qui croit que paradis est en forme d'eglise,
Et que le Bucentaure estoit[355] duc de Venise;
Qui ne tient de bons mots que ceux d'Angoulevant,
Et n'a rien en mepris qu'un homme bien sçavant[356].
Je l'ay veu maintefois, ô l'ignorant caprice!
Citer monsieur saint Jean au livre de l'Eclypse:
Et tout d'un mesme train faire croire à son sens,
Que fisique et fthisique avoient un mesme sens.
Mais après celuy-cy, menez, menez-le boire
Voire sans le licol, ce grand asne en l'histoire,
Puisqu'il dit que Priam soutint Agamemnon
Les dix ans de son siège à grands coups de canon[357],
Puisqu'il croit que Pâris, par qui mourut Achille,
Fut tenu sur les fonds des bourgeois de la ville
Qui porte ce nom-là, et que le Chevallier
Ne doit croire avoir eu cet honneur le premier.
Est-il pas bien plaisant, mais n'est-il pas bien buse
De tuer Palamède avec un arquebuse?
S'il parle de Brutus en sa grande action,
Il se plaint que Cesar meurt sans confession,
Et dit, la larme à l'œil: Tant de prestres à Rome
Ont donc laissé mourir sans confesse un tel homme!
De quel treffle ou quel foin, quelle herbe ou quel chardon[358],
Onozandre, peut-on te faire un digne don,
Si tu crois que jadis l'empereur d'Alemaigne
Dès le jour qu'il naquit s'appella Charlemaigne,
Et que le grand Pompée, au temps des vieux Romains,
Surpassoit de deux pieds le plus hault des humains[359]?
Donnez-luy des sonnets, odes ou cenotafes,
Toutes sortes de vers, il les nomme epitafes.
L'esclavon, l'arabic, le turc, le bizantin,
Tout langage estranger, il le tient pour latin;
Que s'il entend tonner ou faire de l'orage,
Il croit que l'Antechrist vient, et que son bagage
Fait tout ce tintamarre. On le verroit allors,
Priant fort à propos, dire vespres des morts,
Chanter un Te Deum sur un chant pitoyable,
Non pas qu'il ayme Dieu, mais il craint fort le diable.
Mais peut-estre qu'il sçait de l'histoire du temps!
Il vit parmy la cour, c'est là que je l'attens.
Son picotin en main, dites si c'est un homme,
Mais, dites, n'est-il pas un animal de somme,
Puis qu'il jure tout haut que les sept electeurs
Sont indignes de plus creer les empereurs,
Puisqu'ils ont la verolle et que l'on leur apreste
A ce printemps prochain une exacte diette,
Mesmes que l'empereur en est en fort grand soin,
Et que c'est aujourd'huy son plus pressant besoin?
Neantmoins, on le voit, ce gros asne, ou ce buffle,
En pourpoint de satin decoupé sur le buffle,
Marcher en face d'homme, et crier que le front,
Que la bouche, le nez et les oreilles font
La creature estre homme. Abus, il se mesconte:
S'il met là son honneur, le monde y met sa honte.
La face n'y fait rien: la mer a des poissons[360]
Qui ont nostre visage; en cent mille façons
Nature industrieuse a mis dedans les plantes,
Dans les eaux, dedans l'air, dans les voutes brillantes,
Le caractère humain, qui pour cela n'ont rien
Du feu de Promethée, ce larrecin ancien,
Sans lequel on est beste. Apprens, grossier profane,
Qu'on peut en courte oreille estre un bien fort grand asne,
Mesme on peut estre bœuf en visage de roy[361];
Je n'en veux à temoing qu'en nostre antique loy
Nabucodonosor, ce grand prince d'Asie,
Moins connu pour son daiz que pour sa frainesie.
Après avoir longtemps dominé sous ses loys
Les peuples d'Assirie, ensuite de cent roys,
Ses illustres ayeux, d'un sceptre plus antique
Que la tige d'Abram au peuple judaïque,
Sans egard à sa race, ou à l'illustre sang
Qui luy donnoient les biens, la coronne et le rang,
Par jugement divin parut en face humaine,
Paissant avec les bœufs le treffle, la vervaine,
Se soulant de sainfoin, bien qu'un royal manteau
Couvrist le corps du prince en couvrant le thoreau.
Vray portraict d'Onosandre, excellante figure
Representant le corps, l'esprit et la nature
Du Grossier fort illustre en biens et en maison,
Mais bien pauvre d'esprit, voire un gueux en raison,
En sens un mendiant qui a des pous à l'ame
Plus que n'ont en leurs corps les forçats de la rame.
Or, buses, c'est assez. Prince de Betisi[362],
Reclamez vos oyseaulx, qu'ils s'envolent d'icy
Jusqu'au val de Padouse, où ils fairont entendre
Ce que je leur apprens des vertus d'Onosandre,
En proclamant un Dieu, comme on vit autrefois
Posafon déifié par les oyseaux des bois[363].

Le Conseil tenu en une assemblée faite par les Dames et bourgeoises de Paris. Ensemble ce qui s'est passé. In-8. S. L. ni D.[364].

Soit que ce soit l'ambition, qui souvent donnant à travers l'esprit des femmes, leur fasse croire au rabais de leurs merites, si tant est qu'elles sçachent que les chauds baisers des maistres du logis s'estrangent[365] dans les doux embrassemens de quelque gentille saffrette[366] de servante; soit que ce soit qu'au sortir d'une si aggreable escarmouche et d'un cultis si souvent reiteré, l'on ne puisse si prestement fournir à l'appoinctement, et qu'il ne leur reste plus que du son et de la lie, au contentement que elles espèrent entre les bras de leurs chers epoux;

Quoy que s'en soit, après que nos sus dites servantes eurent faict signifier l'arrest[367] qui avoit esté donné à leur proffict (contre leurs maîtresses), dame Avoye, seante en son siége au Pilory, Mesdames les maîtresses, se trouvant survenues en ce jugement, creurent qu'il falloit faire une assemblée, affin qu'agissant par un si sage conseil, on peusse plus seurement fournir de productions et de deffences pour ce dict procez.

A raison de quoy il fut arresté que ceste tant authentique et magistrale assemblée se feroit au cimmetière des Innocents, à la sortie du marché.

De tous cotez accoururent les femmes, bourgeoises, marchandes, damoiselles, presidentes et plusieurs autres qui avoient intherest en la cause. Les scribes n'eurent pas si tost faict faire silence que très honorée dame madame Calette (preferable à toute autre, tant pour sa singulière prudence que vigilance touchant nos affaires, affublée d'un crespe noir) commença par ces mots:

Harangue de dame Madame Calette.

Chères dames, de quel courage souffrirons-nous que nos esclaves, ces petites goujattes d'amour, ces brayettes de suisses, ces quintènes[368] de bordel, ces pissepots de nos maris, nous bravent, et qu'à la fin elles nous foullent aux pieds? Voyez (je vous prie) avec quelle astuce elles ont obtenu deffaut contre nous! avec combien de charmes, de visages raffinez, elles ont sceu suborner les juges à nostre desavantage? Il n'y en a aucun à voir qui ne soit pour elles! C'est faict de nous, si par une sage remonstrance nous ne les supplions et remonstrions que les juges, ayant esté aveuglez, corrompus et gaignez, nous permettent une evocation en quelque autre ressort, où la justice bandant les yeux, et d'une egale balance, pèse les justes droicts de nostre deffence. Donc, mes chères dames, advisez où il sera le plus expedient de revoquer ce procez.

Resolution de Mesdames sur la harangue de dame Madame Calette.

La harangue finie, celles qui estoient le plus interessées en ceste cause demandèrent à la compagnie qu'il leur pleust accorder que le lieu où se debvoit resoudre ce differend fust au cimmetière des Innocents, pour là, au retour du marché des halles, se saisir plus aisement de celles qui avoient esté les chefs de ceste rebellion entre les servantes, pour les punir selon leurs demerites.

Assemblée des Dames pour dire leurs plainctes.

Après qu'une quantité de coiffes, de chapperons, de masques[369] et d'escoiffions[370] se fust rendue au dict consistoire, dame madame Calette, assise sur le cul d'un mannequin (à cause de la lassitude du chemin), fit signe de l'œil à une espicière assez falotte de se lever, et proposer le subject de sa plaincte.

La petite espicière, craignant de se voir desobeyssante au commandement qui lui estoit faict, après avoir coloré son teinct d'une couleur vermeillette, et comme baissant la teste, dict: Ce n'est pas que mon desir glouton ne sçache bien se contenter, et que le garçon de la boutique ne calfeutre aussi bien mon bas que maistre juré qui soit au mestier de cultis; mais je ne puis souffrir qu'une truande s'engresse à mes despens, et qu'une telle maraude souille l'honneur de mon lict. Je suis contraincte de l'appeller pardevant vous, en vous remontrant combien de fois je les ay surprins dedans le magasin, où, allant pour quelques affaires, je les avisois par le trou de la serrure (car ils avoient verrouillé la porte sur eux) qui touchoient si rudement que c'estoit pitié de les voir. Je ne sçay où ils pretendoient gister ce jour-là, mais ils doubloient fort le pas; mais entr'autres, une fois, se doubtant que ceste place n'estoit pas de grande resistance, et que les soldats estoient là à decouvert, ils montèrent plus haut au grenier, puis s'enfermèrent dans une tonne vuide, où après quelques coups fourrez, ils s'estocadèrent si rudement que, roulants sur le plancher en ceste tonne, cela fit un grand bruict. Ce qu'entendant, je monte droict en haut, où je vis ceste tonne courir çà et là sur le plancher; ne sçachant que c'estoit, je voulus conjurer le diable de sortir de là dedans, où, après quelques conjurations, j'apperceu sortir un des pieds de mon mary, passé entre les jambes de ma drôlesse. Ah! quel crève-cœur! Depuis trois ans que je suis avec luy, je n'ay eu qu'un enfant; encor est-il fluet qu'il ne se peut soustenir.

Voire vrayment (dict madame Charlette, femme d'un apothicaire), voilà bien dequoy se plaindre! Est-ce un? Il pesche toujours qui en prend un; il y a huict ans que je suis avec le mien, sans que j'en puisse avoir un; c'est bien peu! Je ne sçay ce qu'il met en ses drogues, mais elles sont de bien peu d'operation. Naguères nous allâmes en pelerinage à Liesse, esperant que par l'intercession de ceste saincte Dame je pourrois avoir un heritier du fruict de nos travaux; mais à peine fumes-nous de retour que l'on me parla de sage-femme: c'etoit la nostre qui étoit accouchée. Hé bien! voilà comme nos marys peschent en eaue trouble; ces grands vault riens sçavent bien enfourner au four d'autruy et ne trouvent jamais le nostre assez chaud. Cependant ce ne fut pas tout, car ceste truande, après m'avoir faict la nique, obtint provision de cinquante escus[371]. Deussay-je en payer cent, et qu'il m'en fit autant!

La G. print alors la parole, et dict à une de ses voisines qui estoit là: Sainement (ma commère, ma mie), je n'eusse jamais pensé, avant que d'entrer en mariage, qu'il s'y fist tant de meschancetez. Ces jours derniers, comme j'estois allé à la messe, je ne fus pas de retour qu'entrant dans la salle avec mon boullanger, pour conter avec luy, je les vis tous deux sur le lict vert, si eschauffés au jeu que l'on eust dict qu'ils en avoient à quelqu'un. Ceste fine beste, se voyant surprise, joue si dextrement son jeu que, se glissant dessous son maistre, se coula derrière le long d'une tapisserie jusqu'à la porte, et ainsi gaigna le haut. Bon Dieu! que je l'eusse pelottée si elle ne se fust esquivée, et que je luy eusse donné de gourmades! Encores passe pour un coup, mais je vous laisse à penser si c'est là la première fois!

Une certaine P., portant je ne sçay de colère sur sa face, allongea le col, puis dict: C'est assez patienter. Ce vilain ruffien, non content d'en avoir jusqu'aux bretelles, toutes les nuicts se lève du lict, puis, feignant d'avoir un cours de ventre, va droict à la garde-robbe, où, le rendez-vous estant avec une de mes filles de chambre, l'enfile avec tant de zèle que l'on diroit qu'il enfileroit des perles; mais, comme il demeuroit trop long-temps en son embarquement, je l'allay trouver, où je le vis tout estendu et se tourmentant comme un malade de sainct[372]. J'eus souleur. A l'heure j'appellay Guillaume, Janne, Pierre, Jacques, cocher, laquais, et recognu enfin que c'estoit. La pauvrette, de honte qu'elle avoit, se print à plorer, et troussa sa chemise par devant pour s'en cacher la face[373]. Dieu sçait comme je l'accommoday! Je fis venir tous les valets d'estable, qui luy donnèrent cent coups d'estrivières et luy arrachèrent poil à poil la barbe du menton renversé. Ce ne fut pas tout: pour obvier à tous inconveniens, et qu'une autre fois elle ne pust servir au dict mestier, je fis venir nostre mareschal, qui l'encloua si bien qu'elle s'en souviendra, ne luy laissant qu'un petit trou d'arrousoir pour luy passer l'urine. Voilà comme je les etrille. Un chacun se print à rire là dessus, et sembla-on approuver ce chastiment par un sousris qui s'esleva en la compagnie.

Mais la B., mal contente de son mary, ne pust rire et ne finit de gronder jusqu'à ce qu'on luy eust dit: Hé bien! Madame, qui vous tourmente? Parlez.

J'ay beau remonstrer à ce gousteux de mary comme il se perd, luy et son honneur, et que c'est un très mauvais exemple pour sa famille; mesmement, après luy en avoir beaucoup battu les oreilles, et n'en pouvant plus chevir, j'allay trouver son confesseur, elle suppliay de luy en toucher quelques mots. Mais on a beau prescher à qui ne veut entendre: ce vilain a le cœur si endurcy et est si esperduement affollé de ceste gallande, que mesme il ne s'en abstient pas les vendredis; ny moins les bons jours de feste. Samedy dernier, comme je revenois du Marché-Neuf, j'entray en la salle avec nostre fermier. Son chien, qui le suivoit, commença à aboyer si furieusement vers la cheminée, qui estoit couverte depuis le haut jusqu'en bas de tapisserie, que je fus contraincte d'aller voir ce que c'estoit. Je lève la tapisserie, où je vis mon mary, qui de furie canonoit le fort de nostre servante là dessous. Il sembloit que, de sa perche et d'un certain ramon pelu, il ramonoit quelque chose de nostre bonne marchande. Il estoit debout, où de cul et de teste il poussoit si brusquement, qu'après avoir bien besogné et fermement ramoné, il revint tout sale, les yeux pleurans, comme je le pus voir, ayant son capuchon hors la teste. Mais je ne m'estonne plus s'ils se plaint tant des gouttes, puis que c'est un axiome de medecine que de le faire debout engendre les gouttes.

Une certaine P., avec un sac de plainctes, demanda audience; mais, comme elle pensa parler, l'horloge sonna; ce qui fit que madame Calette, voulant mettre ordre à ceste confusion, parla ainsi:

Nobles dames, après avoir ouy tant de plaintes, qui vous confirment assez le bruict qui est moindre que le mal, c'est à vous maintenant à adviser un chastiment pour nous venger de l'affront que ces impudentes nous ont fait cy-devant, et un remède pour mettre ordre en avant et rompre chemin à la permission qu'elles ont obtenue de coucher avec leurs maistres[374] donnant arrest là-dessus que pas une, dores-enavant, ne soit si effrontée que de commettre un tel forfait, sur peine de punition corporelle.

Aussi-tost il fut ordonné à un scribe du cimmetiere de S. Innocent de prendre la plume et escrire ce qui ensuit:

Teneur de l'Arrest donné.

Encores que celles qui nous ont precedé au gouvernement de ceste republique, et nous, à leur imitation, ayons faict plusieurs edicts et ordonnances pour reprimer et corriger le luxe et hautes entreprises de nos servantes, et pour les contenir dans la modestie convenable à leur condition, neantmoins, comme le vice s'accroist de jour en jour, l'outrage et l'audace de telles servantes est montée à tel excès, que l'on recognoist que, non contentes de quelques petits coups fourrez à nostre desceu, leurs desseins sont si pernicieux, qu'ayant obtenu permission, pretendent d'avoir part au logis, pour enfin nous en chasser tout à faict; et ce qui importe le plus est, outre les incommoditez et troubles que l'on en reçoit, en ce que, mettant la main entre l'escorce et l'arbre, sèment la zizanie, et toute la famille en reçoit un grand prejudice, en ce que les dites servantes, qui sont courreuses et qui ne font pas de grand service en la maison, espuisent de grandes sommes de deniers de la gibecière de leurs maîtres, qu'elles obtiennent par provision, feignant d'estre grosses[375], bien que ce soit de quelque coquin à qui elles donnent tous ces deniers, sans en tirer aucun proffict. A quoy desirans pourvoir, après avoir mis ceste affaire en deliberation en nostre conseil, où estoient plusieurs dames, damoiselles, bourgeoises et autres officières de cet estat, sçavoir faisons que nous, pour ces presentes et autres bonnes considerations en ce mouvantes, avons, par ces presentes, faict et faisons très expresses inhibitions et deffences à toutes nos subjectes servantes d'observer de poinct en poinct le dict arrest, sur peine aux contrevenantes des charges cy-devant mentionnées.

Ce qui fut faict et accordé le mesme jour que dessus.

Et affin qu'ils n'en pretendent cause d'ignorance, nous avons fait signer le present arrest de nostre seing ordinaire.

Calette.

Vengeance des femmes contre les hommes, satyre nouvelle contre les petits-maîtres[376] et les vieillards amoureux.

Sur l'imprimé à Paris, et se vend à Rouen, chez Laurent Besongne, tenant sa boutique sous la galerie du Palais.

M.DCCIV.

Avec permission.

In-8.

Non, ne m'en parle plus: quoi que tu puisses dire,
Corinne, je rendrai satyre pour satyre[377].
A mon juste depit tu t'opposes en vain.
Dejà, pour me venger, j'ai la plume à la main.
Notre sexe est en butte aux outrages des hommes.
C'est trop nous taire, il faut leur montrer qui nous sommes.
Hé! pourquoi respecter ces superbes rivaux,
Corinne? Comme nous n'ont-ils pas leurs deffauts?
Nous ne les attaquons, du moins, qu'en represailles.
Tu vois qu'ils s'en sont pris jusqu'à nos pretintailles[378].
En nous, s'ils en sont crus, tout est capricieux;
Une mouche, un ruban, tout leur blesse les yeux.
Cependant, si chacun connoissoit son caprice,
Si chacun prenoit soin de se rendre justice,
Peut-être on ne sçauroit de quel côté pencher,
Et l'on n'auroit enfin rien à se reprocher.
Je suis de bonne foi, je sçai que nos coquettes
Plus haut qu'il ne faudroit font monter leurs cornettes[379];
Mais on ne les voit point relever leurs beautez
Par un enorme amas de cheveux empruntez.
Peut-on, sans eclater, voir l'affreuse perruque
De l'insensé Creon, dont la face caduque
Sous un masque trompeur se flate à contre-tems
De cacher à nos yeux le ravage des ans?
Une vaste coëffure en vain couvre ses rides:
La mort, peinte dejà sur ses lèvres livides,
Annonce que son ame est prête à s'exhaler,
Et que Clotho pour lui n'a plus guère à filer.
Quel est donc son dessein? Par cette vaine adresse
Croit-il tromper le cœur d'une jeune maîtresse,
Et par le faux eclat d'un bizarre ornement
Pretend-il l'engager jusques au sacrement?
Que je le plains, Corinne! Une femme trompée
D'une juste vengeance est sans cesse occupée,
Et je ne repons pas qu'il descende au tombeau
Sans porter sur son front quelque ornement nouveau.
Ne vaudroit-il pas mieux, au declin de son âge?
Que par ses cheveux gris il prouvât qu'il est sage.
Je sçai qu'il ne l'est pas; mais, sans se deguiser,
Il auroit le plaisir de nous en imposer.
Pourquoi, mal à propos, enter sur sa vieillesse
Les rameaux verdoyans d'une folle jeunesse?
Pour moy, j'ay beau chercher, sous sa riche toison
Je ne decouvre pas une ombre de raison.
S'il en faut en deux mots faire un portrait sincere,
Sa perruque est pesante et sa tête est legère.
Il peut, quand il voudra, descendre au sombre bord:
Il a rendu l'esprit long-temps avant sa mort.
Mais laissons ce vieux fol: la vieillesse obstinée
N'est pas à la sagesse aisement ramenée,
Et l'arbre que l'on voit plier sous son fardeau
Doit estre redressé lorsqu'il n'est qu'arbrisseau.
Avec plus de succès je rimeray peut-être
Auprès de ce blondin aux airs de petit-maître.
Juste ciel! que de poudre! il en a jusqu'aux yeux[380].
De quoy s'avise-t-il? Veut-il paroître vieux?
Que n'attend-il du moins que l'âge le blanchisse?
Quel siècle est donc le nôtre, où tout n'est qu'artifice,
Où par un faux endroit tout se fait remarquer,
Où, comme en carnaval, chacun veut se masquer?
Mais quoy! c'est le bel air, me repondra Timandre;
La poudre à pleines mains sur nous doit se répandre,
Et, quant à moy, jamais du logis je ne sors
Que l'on n'ait avec soin poudré mon juste-au-corps.
Poudrer un juste-au-corps! quelle étrange parure!
Quel goût extravagant et quelle bigarrure!
Tels etoient autrefois Scaramouche, Arlequin,
Tel est le dos d'un âne au sortir du moulin.
Mais un peu trop avant ma censure s'engage:
La perruque, après tout, est d'un commode usage;
Une tête fêlée, à l'abry d'un chapeau,
Ne peut du mauvais air garentir son cerveau;
D'ailleurs, c'est une loi communement reçue,
Qu'il faut devant les grands se tenir tête nue,
Et la perruque alors est d'un puissant secours.
Mais d'où vient que Dorante en change tous les jours?
Va-t-il à la campagne, il prend la cavalière;
Revient-il à la ville, il prend la financière,
La quarrée aujourd'hui, l'espagnole demain[381].
Encore approuverois-je un si plaisant dessein
S'il changeoit à la fois de perruque et de tête;
Mais sous poil différent c'est toujours même bête.
Corinne, qu'en dis-tu? Tu vois quels sont ces fous
Qui se sont mis en droit de se mocquer de nous.
Tu le vois, leur caprice au moins vaut bien le nôtre;
Mais la moitié du monde est la fable de l'autre,
Et dans ce siècle injuste on se fait une loy
D'être Argus pour autruy, Tiresias pour soy.
Un autheur irrité fronde la pretintaille
D'une écharpe rangée en ordre de bataille;
Pourquoy ne pas décrire en style aussi pompeux
Cette epaisse forest de superbes cheveux
Que quelquefois un nain de grotesque figure
Fait tomber à grands flots jusques à sa ceinture?
Une etoffe, dit-il, mise en divers lambeaux,
Peut servir à cacher de terribles deffauts;
Une vaste perruque aussi couvre une bosse,
Et souvent le harnois fait valoir une rosse.
«Sur quoy, dira quelqu'un, vient-on satyriser?
«On nous prend aux cheveux: est-ce pour nous raser?
«Veut-on nous releguer dans quelque monastère?
—Non, je veux seulement vous apprendre à vous taire.
Hé! que vous avoit fait le nom de falbala[382]?
Vous en inventez bien qui valent celuy-là,
Et la mode, ordonnant que les cheveux postiches
Seroient communs à tous, aux pauvres comme aux riches,
A produit aussitôt plus d'un barbare nom,
Comme barbe de bouc et tête de mouton[383].
Mais laissons là le nom et venons à la chose.
Ciel! qu'est-ce que je vois? quelle metamorphose!
Les hommes, censurant l'ouvrier souverain,
S'avisent de changer leurs cheveux pour du crin;
Des plus vils animaux ils prennent la figure,
Et l'art impunement reforme la nature.
Quoy! n'est-ce pas assez que pour orner leurs corps
Les vivans aient recours aux depouilles des morts?
Par quel abaissement, par quelle horrible chute,
L'homme veut-il encor s'allier à la brute?
Je consens de bon cœur qu'il tire ses cheveux
Des vivans ou des morts, des riches et des gueux[384],
Qu'il en fasse chercher du Perou jusqu'à Rome:
Jusque là je l'excuse, il n'a recours qu'à l'homme;
Mais qu'il se pare enfin du crin de son cheval,
C'est un aveuglement qui n'eut jamais d'egal.
Que Cliton est plaisant, sous sa nouvelle hure,
Lorsqu'un vent un peu fort souffle dans sa frisure!
Mais c'est bien encor pis s'il pleut, pour son malheur:
Sa tête a pour le moins six grands pieds de rondeur,
Et je ne puis le voir que je ne me retrace
Le monstrueux tableau que nous decrit Horace.
Ce n'est pas tout, il soufre un autre contre-tems:
Veut-il tourner le col, tout tourne en même temps.
Ainsi que les cheveux le crin n'est pas flexible,
Et, prêt à succomber sous un poids si penible,
Il jure à chaque pas, et, dans son noir chagrin,
Il maudit l'inventeur des perruques de crin.
Je crois entendre icy Lisis, dont la coiffure,
Au moins s'il nous dit vray, doit tout à la nature.
Il brille, et devant luy Phœbus, le blond Phœbus,
N'oseroit se montrer sans en estre confus.
Sa tête cependant n'est riche qu'en mensonges;
Ce n'est qu'à la faveur de certaines allonges
Qu'à tant de jeunes cœurs il fait un guet-à-pan:
C'est un geai revêtu du plumage du pan.
J'ay honte de traitter cette indigne matière,
Mais les hommes au moins m'ont ouvert la carrière;
Eux-mêmes du sujet ils m'ont prescrit le choix;
Pretintaille et perruque ont presque même poids,
Et rimer avec art sur une bagatelle
Est pour eux et pour nous une gloire nouvelle.
Pour moy, je l'avoûray, leur ouvrage m'a plu;
Malgré tout mon courroux, je l'ai vingt fois relu,
Et, quoyque mon depit m'ait fait prendre les armes,
Des bons mots qu'on y voit j'ay ry jusques aux larmes.
Un quidam dont le cœur est contraire à son nom
D'en être cru l'autheur s'allarme sans raison:
Le public est tout prêt à lui rendre justice.
On sçait bien que sa tête est feconde en malice,
Mais on verra plutôt naître un geant d'un nain
Qu'un ouvrage d'esprit eclorre dans sa main.
Muse, changeons de style, et montrons qu'une femme
Aux plus nobles projets peut elever son ame;
Tachons de reveiller les hommes nonchalans;
Transformons, s'il se peut, nos Medors en Rolands;
Que desormais, vainqueurs sur la terre et sur l'onde,
Ils soient dignes sujets du plus grand roy du monde.
Quoi! dans le même temps que Bavière et Villars
Du Danube et du Rhin forcent les vains ramparts,
Et que l'aigle, à l'aspect de leurs fières cohortes,
Regagne epouventé ses places les plus fortes,
Des Françoys enyvrez des douceurs du repos
Pourront se contenter d'admirer ces heros,
Et, loin d'aller grossir leur triomphante armée,
N'aprendront leurs exploits que par la Renommée!
Nous n'en voyons que trop, de ces effeminez,
Aux chars de leur Venus lachement enchaînez,
Qui souffrent que l'amour remporte la victoire
Sur l'eclat le plus vif que puisse avoir la gloire.
O honte! cependant ils n'en font point de cas,
Et je rougis de voir qu'ils ne rougissent pas.
De quel front peuvent-ils nous reprocher sans cesse
Tout ce qu'à leur egard nous avons de foiblesse,
Eux qui, moins exposez, mais plus foibles que nous,
Tous les jours en captifs tombent à nos genoux!
Que deviendroient-ils donc si, pour vaincre leurs ames,
Les femmes les pressoient comme ils pressent les femmes?
Ces lâches, à nos yeux ne sçavent s'occuper
Que du soin de mieux feindre et de nous mieux tromper.
Et comment se peut-il que nos cœurs se defendent
Des piéges dangereux qu'à toute heure ils nous tendent?
Faut-il estre surpris de voir qu'ils soient aimez?
Ils sont pour nous seduire en femmes transformez.
Dans notre ecole même ils ont appris l'usage
De poudrer leurs cheveux, de farder leur visage,
De deguiser enfin jusqu'au ton de leur voix.
Quel changement honteux! Sont-ce là ces Gaulois
Dont jadis le seul nom fut la terreur de Rome?
A peine ont-ils encor quelque chose de l'homme.
Je ne veux pas confondre avec ces lâches cœurs
Ceux qui, dignes enfans de leurs predecesseurs,
Comme eux dans les hazards vont chercher la victoire,
Et rendent à leur cendre une nouvelle gloire;
Non, je ne parle icy que de ceux que l'amour
Attache indignement à nous faire la cour.
Corinne, ces objets n'ont rien qui ne me blesse.
Je leur pardonnerois leur honteuse molesse
Si du moins en ces lieux la paix, l'aimable paix,
Faisoit regner l'amour avec tous ses attraits;
Mais vivre auprès de nous dans une paix profonde
Lors que Mars en fureur ravage tout le monde,
Quel tems choisissent-ils? Ne rougissent-ils pas
De trouver dans l'amour encore des appas?
Loin de verser du sang, de repandre des larmes?
Est-ce le temps d'aimer quand tout est sous les armes?
Non, la voix de l'honneur leur fait une autre loy;
S'ils peuvent l'ignorer, qu'ils l'apprennent de moy;
Qu'une femme aujourd'hui, par des conseils sincères,
Leur montre le chemin qu'ont suivi tous leurs pères.
Loin d'assieger des cœurs, qu'ils forcent des remparts;
Qu'ils ne se poudrent plus que dans les champs de Mars;
Dans un corps vigoureux qu'ils portent un cœur mâle,
Et qu'ils n'aient desormais d'autre fard que le hâle.

FIN.

Avec permission de M. d'Argenson.

Le Ballet nouvellement dansé à Fontaine-Bleau par les Dames d'amour. Ensemble leurs complaintes addressées aux courtisanes de Venus à Paris.

A Paris.

M.DC.XX.V.

In-8.

Le sejour de Fontainebeleau[385] a esté favorable aux uns et perilleux aux autres, notamment aux dames d'amour, lesquelles plus que jamais ont appris la cadence de M. du Vergé[386].

La dame Catherine de la Tour, comme la première et la plus renommée de toute l'academie du dieu d'Amour, a esté, selon sa dignité, receue à la danse avec le plus d'honneur: c'est elle qui a frayé la cadence du bal. C'est pourquoy qu'autant qu'elle avoit poivré des champions de ladite academie, elle a esté recompensée de ces salaires; à quoy de bons garçons, forts et roides, ne se sont point espargnez le peu qu'il leur restoit de forces: de telle sorte que dix poignées leur ont faict perdre le plancher des vaches pour leur apprendre de dancer par haut le triory de Bretagne.

La dame Guillemette, autrefois gouvernante des allées de la feue royne Marguerite[387], fut conduite au bal par la petite Jeanne des Fossez de Sainct-Germain-des-Prez, et toutes deux, après la declaration par eux faicte par devant le Gros Guillaume de tous les bienfaicts et gratifications qu'elles ont faictes aux bons compagnons, dont un ample registre en a esté dressé, dont il demeurera une immortelle memoire à ceux qui ont combattu sous leur cornette, ont esté les secondes qui ont eu sceances au bal, lesquelles, après toutes leurs dances, ont esté frottées de deux cens coups d'estrivières.

La bourgeoise de la grosse tour du fauxbourg Sainct-Jacques[388], qui, au subject que le regiment des gardes avoit quitté sa boutique, avoit esté contraincte de venir avec son academie trouver la cour à Fontainebeleau. Elle ne fut si tost arrivée que la reputation de son nom fut partout espandue entre les bons compagnons.

L'on ne manqua de la faire semoner au bal, et pour ce faire la petite Claire eut la charge de la prier avec toute sa compagnie; ce qu'elle ne refusa, d'autant que, pour l'amour de ses compagnes, elle n'avoit garde d'y manquer. De sa bande estoient les dames de la fleur du Marais[389], Guignoschat, de la Taille et la gentille Belinotte, et plusieurs autres que je ne sçay par les noms, toutes lesquelles, par une assez belle promptitude au bal, estant montées chacune sur un poulain, elles dancèrent d'une telle façon, qu'après l'on a esté contrainct de les frotter depuis la teste jusqu'aux pieds, et, leur peau estant si dure que le grand nombre de frottoirs desquels l'on se servoit s'usoit en un instant, que l'on a esté contrainct de les refrotter des serviettes de M. du Vergé[390].

Cette assemblée ne se peut faire sans apporter de la jalousie à celles qui n'en avoient esté averties, car la dame Tiennette, blanchisseuse suivant la cour, qui a succedé à la place de la grosse Martine, faisant rencontre de la petite Marie, luy demanda d'où elle venoit. Ce fut alors que l'ordre qui s'estoit tenu au bal fut bien deschiffré. La grosse Martine, bien qu'elle eust trois pieds et demy de galles sur le col, ne laissa pas d'estre grandement faschée de ce qu'elle n'en avoit pas esté advertie, à cause de sa grande prestance et du rang qu'elle tient parmy leurs compagnies à cause de son antiquité aux academies; mais, pour la contenter, la belle Louise de la Motte luy dit: Tiennette, ne vous faschez point, il y en a encore assez pour vous et pour vostre compagnie; je m'asseure que l'on vous aura reservé quelque chose. Incontinent elles se mirent en chemin pour aller au lieu désigné pour le bal, où, estant arrivées, trouvèrent cinq bons garçons, frais et bien dispos, pour leur apprendre les Canaries[391]; mais elles furent bien estonées quand il fallut decouvrir le fesson, et toutes quatre furent servies bien d'autre monnoye que n'avoient esté les autres; car il n'y avoit pas bien longtemps que l'un de ces bons garçons avoit gaigné le mal de Naple d'une de la bande, quy lui avoit contrainct de faire le voyage de Bavière, ce qui fut la seule cause que l'on ne reserva plus rien du bal. L'on employa le tout sur entr'elles, et pour leurs derniers mets survint un gros valet d'estable qui avoit une paire d'estrivières toutes neufves, qui les esprouva de chacune vingt et quatre coups, de telle sorte que ces pauvres drovites, se voyant accommodées de la façon, baillèrent au diable la rencontre de la dame Marie et toute la dance.

Elles eurent un tel crève-cœur de cette exercice que d'un même pas elles ont abandonné Fontaine-Bleau, et sont venues chercher leur bonne fortune dans les fossés des Vignes, lez Paris, hormis la grosse Tiennette, qui tient son academie dans les Saussayes, derrière Sainct-Victor.

Voilà la façon du bal qui s'est dancé de nouveau à Fontaine-Bleau par les dames d'amour, duquel, pour en faire recit à leurs compagnes, voicy la teneur de leur lettre:

Complainte des Courtisannes d'amour sur leur bannissement de la suitte de la Cour. Addressée aux Champions de la Cornette de Venus à Paris.

Nos très chères sœurs, puisque maintenant la fortune a tourné le dos à nos favorables entreprises, et que tous nos desseins sont rompus au sujet des deffences qui nous sont faictes de ne plus habiter dans les bois pour faire hommage de nos très humbles services aux valeureux champions qui ordinairement combattent sous l'etendart de nostre mère Venus.

Que disons-nous? non pas seulement dans les bois, mais qui plus est en aucuns lieux du monde, souz peine d'encourir des chastimens justes de nos perseverances si nous voulons continuer nos premières vies.

Helas! ce qui plus nous fasche, c'est qu'après le commandement de l'un des plus sages princes de ce temps, qui a commandé à Monsieur le grand prevost de nous faire faire l'exercice, non pas de militaire, mais celui que Jean Guillaume faict faire quelques fois à celles de nos academies, et qui le plus souvent sont dans le grand et le petit Chastelet, et par trop de paresse se laissent manger aux pulces, de telle sorte que l'on est contrainct de leur faire prendre l'air pour deux heures et chasser de dessus leurs epaules ces bestioles qui par trop les importunoient.

Telles promenades nous sont survenues, bien que nous n'eussions en aucune façon la volonté de ce faire. Toutes fois, cela ne nous seroit encore rien, n'estoit qu'à present nous sommes frustrées de jouyr de la presence et des contentemens que nous jouissions de ceux qui nous faisoient l'honneur de nous visiter.

C'est, nos très chères sœurs, de cette triste et infortunée adventure qui nous est arrivée de quoy, pour le present, nous pouvons vous faire participantes, tant pour vous suplier de nous estre secourables en cette disgrace, et aussi pour vous servir d'exemple et leçon pour vous garantir d'un tel naufrage, d'autant que vous estes en des lieux dans lesquels quantité de surveillans peuvent vous donner l'assaut journellement, et le plus souvent, faute de bailler la croix à quelques commissaires[392], de peur que le diable les emporte, ils seront en vos endroicts pires que des chiens, car après avoir vidé vos places ils pourront facilement les faire purger souz les piliers des halles.

Tout cela est sans mettre en ligne de compte un grand nombre de serviteurs et valetz de chambre, qui peuvent, sçachant nostre infortune, aller souvent ployer vos toilettes et empaqueter vos robes et cotillons.

L'esperance que nous avons que vous aurez compassion de nous faict que très humblement toutes en general vous prions de nous assister pendant nostre exil, et ce faisant obligerez celles qui seront à jamais

Vos très humbles sœurs.

L. C. d'Amour.


Regrets des Courtisannes d'amour sur leur bannissement de la Cour.

Plorez, nos tristes yeux, si par de justes larmes
Vous pensez soulager tant de tourmens secrets;
Nous sçavons que les pleurs c'est le propre des femmes,
Mais la force d'un prince cause tous nos regrets.
Plorez, nos tristes yeux, pour toute recompence
De tant d'honnetetés; debordez en vos pleurs,
Voyez tous nos pensers, et que plus rien ne pense
Que de nous distiller parmy tant de douleurs,
Douleur que nous sentons, douleur insupportable
Qui nous fera mourir cent mille fois le jour.
Las! que ne mourons-nous? Il n'est pas raisonnable
D'endurer tant de mal pour avoir tant d'amour.
Nos cœurs, que le regret maintenant passionne[393],
N'auront pas d'autre bien que d'aimer constamment;
Mais cette ame legère à cette heure nous donne
Pour un extrême amour un extrême tourment.
Adieu doncques la cour, adieu nos chères vies,
Adieu tous courtisans, adieu nos petits œils,
Adieu nos seuls espoirs, adieu nos doux accueils,
Adieu les doux appas de l'amoureuse envie.

Satyre contre l'indecence des Questeuses[394].

Que vois-je, ô Dieu! que vois-je en ce jour solemnel
Où chacun vient au temple adorer l'Eternel?
Quel demon envieux du salut de nos ames
Souffle en de foibles cœurs de detestables flames!
Une questeuse, ornée en supot de Satan,
Fière de sa beauté comme un superbe pan,
De vains ajustemens indecemment parée,
Et d'un air tout profane en la maison sacrée,
La gorge à decouvert[395], les oreilles, les bras,
Etalage honteux de funestes appas,
D'un sacrilège feu brûle les cœurs fidelles,
Fait naistre aux plus devots des flames criminelles.
Que deviendrai-je, helas! sans force et sans vertu,
Si le plus fort athlète est lui-même abbatu?
Spectacles seducteurs, delices condamnées,
Et vains amusemens de mes folles années,
Vous remplîtes mon cœur d'un feu tout criminel,
Et je brule aujourd'hui, même au pied de l'autel.
Ce feu, qui, grace au ciel, s'eteignoit dans mon ame,
Excité de nouveau, s'y rallume et l'enflame.
Hé quoi! de tels objets dans l'église, en un lieu
Où tout nous doit parler de ton amour, grand Dieu!
Où tout doit être pur d'une pureté d'ange!
O detestable abus! renversement etrange!
Quel est, dira quelqu'un, ce critique chagrin
Qui veut laisser languir la veuve et l'orphelin,
Qui, d'un zèle indiscret blâmant toute parure,
Ne voit pas qu'elle seule attendrit l'ame dure[396],
Que par là dans ses maux le pauvre est assisté,
Que plus abondamment se fait la charité?
Quoi! cette charité, cette vertu suprême,
Qui fait qu'on aime Dieu beaucoup plus que soi-même.
Qui s'occupe du soin de sauver le prochain,
Va parée en idole une bourse à la main,
Passe de chaise en chaise en pompeux equipage,
Fait marcher à sa suite et demoiselle et page,
Sans honte, sans pudeur, en habit somptueux,
Ose ainsi demander pour les pauvres honteux!
Seule au dessus de tous, comme sur un theâtre,
Souvent d'un peuple saint fait un peuple idolâtre[397],
S'adresse aux plus galands, qui donnent tour à tour
Une pièce d'argent comme un gage d'amour[398].
Que plutôt sans secours mille pauvres languissent,
S'il faut pour les aider que tant d'ames perissent!
On compte avec plaisir l'argent qu'on a touché,
Sans voir qu'un tel argent est le prix du peché.
O funeste secours! ô moyen diabolique!
N'est-il pour assister que cette voie inique?
Non, non; la charité s'y prendroit autrement,
Et n'iroit point ainsi paroître effrontement
Renoncer dans l'Eglise à l'etat de chretienne,
Portant l'air et l'habit d'une comedienne;
Son front seroit orné d'une honnête pudeur,
L'humilité feroit sa gloire et sa grandeur,
Des simples vêtements son luxe et sa parure.
Loin de vouloir par l'art embelir la nature,
Demandant à chacun, son abord chaste, doux,
Ne corromproit personne et les gagneroit tous;
On seroit excité par la Charité même
A soulager le pauvre en sa misère extrême.
Malgré tout ce qu'inspire un air sage et pieux,
Elle craint, elle tremble, exposée à tant d'yeux;
Mais on la prie, on presse, et, timide et modeste,
Quand le besoin l'exige elle se manifeste.
Dieu beniroit la quête et cet humble dehors,
Et feroit dans sa bourse entasser des tresors,
Fruit de la pieté des ames charitables,
Dont on pourroit sans honte aider les miserables.

Les contens et mescontens sur le sujet du temps.

A Paris.

M.DC.XLIX.

In-4.

Ayant dessein ces jours passez d'aller au Palais pour apprendre quelques nouvelles touchant les affaires presentes, je treuvay que la porte en estoit investie d'une multitude de peuple et gardée par un regiment de bourgeois qui se tuoient le cœur et le corps pour en empescher l'entrée; ce qui me fit resoudre à passer chemin, n'estant pas propre à violenter une chose deraisonnable, ou faire des submissions à des gens qui croiroient m'obliger beaucoup en m'accordant une faveur de si peu de conséquence.

Je passay donc plus outre; mais je ne fus pas plus tost vis-à-vis de Saint-Barthelemy[399] qu'un autre obstacle arresta mes desseins et mes pas: une troupe de monde ramassé de toutes sortes de sexes et de conditions occupoit tellement le passage que, quand mesme la curiosité ne m'auroit pas donné l'envie d'apprendre le sujet de ce tumulte, j'aurois esté contraint de demeurer quelque temps malgré moy. Je m'informe donc d'abort aux uns et aux autres de ce que c'estoit, mais ces personnes interessées dans la dispute avoient à respondre à bien d'autres qu'à moy; et, sans un bon-heur qui me fit rencontrer un de mes amis parmy cette multitude, j'aurois esté long-temps avant que de penetrer dans le sujet de cette brouillerie. Je le salue et luy demande, après les complimens ordinaires, d'où pouvoit provenir cette apparence de sedition, dont je n'avois pu rien tirer qu'à bastons rompus. Ce n'est, me respondit-il, qu'une bagatelle. Cette gueuse que vous voyez avec ses deux enfans attachez sur son dos avec des bretelles, sortant de Saint-Barthelemy, a demandé l'aumosne en passant à cette fille d'armurier dont la boutique est toute proche. Je ne sçay si la rudesse du refus qu'elle luy a fait, ou la naturelle façon d'injurier et de quereller, a poussé cette gueuse à luy dire que c'estoit une belle Madame de bran de rebuter ainsi les pauvres et de n'avoir non plus pitié d'eux que des bestes; qu'elle ressembloit le mauvais riche, et qu'elle aymoit mieux crever des chiens que d'en soulager les membres de Dieu. Cette fille s'est montrée assez patiente d'abord; mais quand elle s'est veu importunée de ces injures, elle a commandé aux garçons de chasser cette yvrognesse, ce qu'ils ont fait à la verité avec un peu trop de rigueur, jusques à la renverser par terre avec ses enfans. Le peuple s'est assemblé là-dessus, qui a relevé cette pauvre femme, entreprenant son party avec beaucoup de chaleur; entr'autres, ce petit homme assez mal fait, dit-il en me le montrant, d'un mestier comme je croy qui n'a plus de cours maintenant, s'est si bien eschauffé de paroles avec les filles et les garçons de cette boutique, qu'ils en sont quasi venus jusqu'aux mains. On dit bien vray, a-t-il dit d'abord, qu'il vaudroit mieux qu'une cité abysmast qu'un pauvre devinst riche.

Voyez un peu cette reyne de carte qui se carre comme un pou sur un tignon! Et depuis quand es-tu si relevée, eh! Madame? Je croy que devant le siège de Corbie[400] tu n'estois pas si glorieuse! Il a bien plu dans ton escuelle depuis ce temps-là! Mort de ma vie! je t'ay veu bien piètre aussi bien que moy. Ce n'est pas d'aujourd'huy que je te connois. Tu dois bien remercier ceux qui sont cause de la guerre, et prier Dieu que Paris soit tousjours comme il est. Ouy, Messieurs, a-t-il dit se retournant devers le peuple, ce sont des monopoleurs qui tirent tout l'argent de Paris à vendre leurs diables d'armes; qui ne servent qu'à faire tuer le monde; et, tel que vous me voyez, je me suis veu et je devrois estre plus qu'eux; mais cette guerre m'a ruiné aussi bien que beaucoup d'autres, et il n'y a que ces canailles qui en font leur profit. Quelques voisins, prenant la parole pour l'armurière, ont appellé cet homme seditieux, et que s'il n'estoit pas à son ayse, qu'il s'en prist à ceux qui l'avoient ruiné; qu'au reste le bien des marchands ne luy devoit rien; qu'il feroit bien de se retirer; et, disant cela, l'ont un peu poussé par les espaules. Cette rudesse l'a mis tout à fait deshors, et, comme il s'est veu supporté de beaucoup d'autres qui s'estoient rangez de son costé, il s'est mis à declamer tout haut que c'estoit une pitié de voir des coquins mal-traicter des honnestes gens, que c'estoit des traitres dans Paris, qu'ils estoient cause de la continue de la guerre, et que l'on feroit bien de se jetter sur leur fripperie et de piller leur maison. A ce bruit, le monde s'est attroupé plus qu'auparavant, et toute cette multitude s'est divisée en deux partys contraires, de contens et de mescontens. Au party des contens, qui estoit celuy de l'armurier se sont joints quelques marchands du palais, clinqualliers, bahutiers, faiseurs de malles, valises[401] et foureaux de pistolets, paticiers, boulangers, meusniers, bouchers, espiciers, charcuitiers, fourbisseurs, armuriers ou faiseurs de pistolets, usuriers et presteurs sur gages, cordonniers, imprimeurs, cabaretiers[402], colporteurs et vendeurs de rogatons, maquignons, pannachers, faiseurs de baudriers, vendeurs de poudre et de balles, officiers de guerre et cavaliers, et bref tous ceux à qui la guerre peut apporter plus de profit que la paix, et qui se maintiennent mieux dans les troubles que dans l'estat tranquille des affaires.

Celuy des mescontens, beaucoup plus grand et plus puissant que l'autre, s'est fortifié tout à coup de quantité d'artisans, comme peintres, architectes, sculpteurs, graveurs, horlogeurs, menuisiers, massons, relieurs, libraires, marchands de soye, lingers, prestres, passementiers, rubaniers, lutiers, musiciens, violons, rotisseurs, harangères, chaudronniers, advocats, procureurs, solliciteurs, sergens à cheval et à verge, miroüettiers, esguilletiers, espingliers, joualliers, vendeurs de babiolles[403], tabletiers, serruriers, fondeurs, vendeurs d'evantails et d'escrans, teinturiers, blanchisseurs, macreaux, putains[404], et toutes sortes de gens que l'estat des affaires presentes a mis et met encor tous les jours au berniquet[405], et qui ne sçavent plus, la plus part, de quels bois faire flesche. Vous les distinguerez facilement, si vous voulez les escouter un moment, par les raisons qu'ils apportent, ou plustost les injures qu'ils se chantent les uns aux autres.

Cet entretien fut interrompu par un grand cry qui s'esleva dans la troupe, qui fut suivy d'une risée generale. Un meusnier qui s'estoit eschauffé dans la dispute avoit laissé son mulet derrière luy, chargé de deux sacs de farine. Quelque matois, se servant de l'occasion, ayant percé le sac, en tira secrettement une bonne partie, et se retira finement après avoir fait son coup. Le meusnier, en estant adverty par quelques uns qui voyoient encor couler la farine par le trou, s'escria qu'il estoit volé; sur quoy la femme d'un solliciteur, qui s'escrimoit fort et ferme de la langue et qui n'en eust pas donné sa part au chat, luy dit en le raillant: Ha! qu'il est bien employé! C'est, par mon ame, pain benist; il est bon larron qui larron desrobe. Vrayment, le voilà bien malade! Quand on lui en auroit pris vingt fois davantage, il sauroit bien où le reprendre. Les premières moutures en pâtiront sans doute.—A qui en a cette double masque? luy replique le meusnier; t'ay-je jamais rien derobé? Si tu avois fait les pertes que j'ay fait, tu n'aurois pas le caquet si affilé. J'ai perdu six asnes, Messieurs, et quatre mulets, quand les grandes eaux emportèrent les moulins[406], et cette chienne me viendra reprocher encore que je fais de grands profits!—Quand tu aurois esté noyé quant et quant eux, il n'y auroit pas eu grand perte, dit la solliciteuse. Un boulanger, prenant la parole pour le meusnier, qui estoit, comme je croy, son compère, dit que cela estoit estrange que l'on blasmoit les personnes les plus necessaires et desquelles on ne se pouvoit passer.—Sçay mon[407]! ma foy, dit un relieur; voilà des gens bien necessaires, mais c'est pour tirer l'argent et ruiner entierement le pauvre peuple.—Que veux-tu dire? replique le boulanger; aurois-tu du pain sans eux et sans nous?—Nous en donnes-tu, luy dit l'autre, et ne devons-nous point t'en avoir de l'obligation lorsque tu nous rançonnes et vends une chose six fois au double?

—En effet, continue un peintre, c'est une honte des abus que commettent les boulangers; ils achètent le bled à bon prix et rencherissent tous les jours le pain de plus en plus. La police y devroit donner ordre[408] et en chastier quelques uns pour donner exemple aux autres.—Cela ne va pas comme tes peintures barbouillées, luy respond le boulanger; mesle-toy de vendre tes Vierges Maries borgnesses, ou de faire comme Judas en vendant Nostre Seigneur pour trente deniers.—Il faudroit donc que je te le vendisse, car tu as plus la mine d'un juif que d'un moulin à vent, dit le peintre. Un frippier[409] qui avoit la teste tournée d'un autre costé creut que ce mot de juif avoit esté dit à son occasion, et, sans demander d'où venoit cette injure, s'adressa fortuitement à une harangère qu'il trouva la bouche ouverte, et, jurant par la mort et par la teste, l'appella plus de cent fois macquerelle. Est-ce à cause, luy dit-il ensuitte, que tu ne vends plus ta marée puante, depuis que nous avons permission de manger de la viande? Te veux-tu vanger sur ceux qui n'en peuvent mais? Mortbieu! je t'envoyray chercher tes juifs où tu les as laissez, et te montreray que je suis honneste homme.—En as-tu tanstost assez dit? replique l'harengère les mains sur les roignons; jour de Dieu! tu t'es bien adressé, guieble de receleur! Si je vendons de la marchandise, elle est belle et bonne; mais, pour toy, tu te donnerois au diable pour cinq sols et tromperois ton père si tu pouvois. C'est bien, mercy de ma vie! de quoy je me mets en peine si j'ay ta pratique, ou si tu vas acheter des tripes ou de la vache aux bouchers! Sur ce mot de bouchers, un qui estoit un peu derrière s'avança pour repliquer à cette injure, en la menaçant de luy donner sur la moitié de son visage. Un jeune advocat s'avança de dire là-dessus qu'il avoit remarqué que les bouchers, à leur dire, n'avoient jamais que du bœuf, et les cordonniers que de la vache. Que voulez-vous dire des cordonniers, monsieur l'advocat de cause perdue? repart un de cette vacation; ils sont honnestes gens et ne sont pas des cousteaux de tripiers comme vous, qui playderiez la plus mauvaise cause pour un teston, et qui prenez le plus souvent de l'argent des deux parties.—Ne sutor ultra crepidam, luy replique l'advocat; vous estes un sire dans vostre boutique.—Qui parle de cire? dit là-dessus un epicier; je voudrois que tous les mestiers fussent exempts de tromperie comme le nostre: il n'y auroit pas tant de monde de damné.—Il ne faut juger de personne, dit un prestre en retroussant sa soutane; qui se justifie est ordinairement le plus coupable.—Meslez-vous de dire vos oremus, luy replique l'espicier, sans venir faire icy des sermons en pleine rue. Le prestre fut prudent et se retira de la meslée doucement sans rien dire davantage. Ce que voyant un colporteur, il dit à l'espicier en riant: Vous avez donné le fait au prestolin; le voilà penaut comme un fondeur de cloches.—Est-ce pour m'offenser? dit là-dessus un fondeur; il semble que tu me montres au doigt. Helas! mon pauvre frippon, tu le serois bien autrement sans les rogatons dont tu amuses le peuple et sans les sottises que l'on te donne à debiter; tu aurois bien la gueulle morte, et ta femme seroit bien contrainte de mettre en gage les bagues et le demy-ceint[410] pour mettre du pain sous ta dent. Il en eust dit davantage sans le bruit d'une autre dispute qui fit tourner tout le monde, pour voir ce que c'estoit.

Un joueur de luth du party des mescontens avoit desjà dit quantité d'injures à un charcutier qui n'avoit pas la mine d'avoir souffert aucune disette pendant le siège; il avoit les joues rebondies comme les fesses d'un pauvre homme, et la troigne si luisante de gresse que l'on se fust miré dans son visage. Le joueur de luth, au contraire, estoit sec comme son instrument; couvert d'un petit manteau noir de serge de Rome[411] sur un habit de couleur extremement minée, il avoit un nez violet qui avoit la mine d'avoir esté rouge autrefois et s'estre baigné dans une infinité de verres de vin. Le charcutier l'avoit un peu poussé, ce qui l'ocasionna de luy dire que s'il avoit rompu son luth il luy auroit fait sauter sa boutique.—Ha! le gascon! dit là-dessus le charcutier; n'est-ce point un cotret au lieu d'un luth? Et, voulant lever son manteau pour s'en esclaircir, l'estoffe, estant un peu mure, il en dechira sans y penser une bonne partie, et, pour l'aigrir encore davantage, luy dit en retirant sa main: Il est de damas, il quitte le noyau[412]. Le joueur de luth, picqué de ce double affront, se mit à luy chanter injures à bon escient, considerant qu'il n'eust pas esté le plus fort à vuider ce different à coups de points. Comment! commença-t-il à dire, maistre salisson, marmiton, graillon, souillon, brouillon, as-tu bien l'impudence de mettre tes mains infames sur moy, qui sont encore toutes pleines de merde que tu nous fais manger dans tes andouilles! Va, va, marquis de Sale-Bougre, vendre ton boudin crevé et ton pourceau ladre pour empester le monde, et ne te mesle pas de venir engraisser mon luth ny mes habits. Le charcutier, sans s'emouvoir beaucoup de ces invectives, ne fit que luy dire en riant: Aga donc, monsieur le lutherien! vous vous boutez en escume. Ne vous eschauffez pas tant, vous engendrerez une pluresie; vous ferez mieux de nous jouer une sarabande. Je vous donneray quatre deniers, comme à un vielleux; peut-estre n'en avez-vous pas tant gaigné depuis quinze jours. Mais voyez comme ce petit ratisseur de corde à boyau fait l'entendu! Ma foy, tu n'as que faire de rire; tu ne gaignes pas trop. Tu veux degouster le monde de ma marchandise; mais c'est comme le renard des mures, et tu serois trop heureux de mouiller ton pain dans le bouillon de mon salé. Un musicien, amy du joueur de luth, aussi sec que luy pour le moins, se retira comme il vouloit repliquer à ces mespris, en luy remonstrant que c'estoit se profaner que d'entrer en paroles avec gens de cette sorte, et qu'il n'y avoit rien à gaigner que des coups; puis, se tournant devers moy avec une façon pitoyable, il dit en continuant: Cela n'est-il pas deplorable, Monsieur, qu'il faille que des brutaux fassent des niches à d'honnestes gens? Il s'est veu des temps que les arts liberaux estoient en vogue et en estime; mais maintenant tout est perverty, la vertu n'est couverte que de lambeaux, et nous nous voyons contraints de ployer sous des gens qui n'auroient esté, dans le bon temps, que nos moindres valets.—Mais croyez-vous, dit un orlogeur, que cela dure long-temps, et que nous soyons tousjours reduits dans cette misère? Sans quelque peu d'argent que j'avois mis à part au commencement de ces troubles, j'aurois esté reduit à l'extremité, quoy que, Dieu mercy, je m'escrime assez bien de mon art. Je connois un graveur de mes amis qui gaignoit tous les jours sa pistolle, et qui, n'ayant pas maintenant le moyen d'avoir du pain, est reduit à vendre ses meubles pièce à pièce.—C'est le moyen de vivre de mesnage[413] repliquay-je, et de faire gaigner les usuriers. Sur ce mot, le musicien, me tirant par le bras, me fit prester l'oreille pour entendre ce que deux personnes disoient assez secrettement. Je ne puis, disoit l'un des deux, quand vous me donneriez tout vostre bien; je ne demande qu'à faire plaisir quand je puis.—Mais, Monsieur, disoit l'autre en action de suppliant, vous estes nanty de la valeur de cent escus, sur quoy vous ne m'avez presté que quatre pistolles; prestez-m'en encore autant, et je vous passeray une obligation de cent francs; je vous donneray encore une monstre si vous ne vous contentez des gages que vous avez.—Faites-moy donc, dit l'usurier, l'obligation d'unze pistolles à payer à Pasques, ou n'en parlons plus. Vous voyez comme je suis franc; je vous promets que je m'en fais faute pour vous en accommoder. L'autre, comme ravy de cette favorable responce, luy fit mille remerciemens et se resolut à passer par-là, nonobstant une uzure si prodigieuse qui nous fit hausser les espaules. Mais il en fut payé tout sur-le-champ par un capitaine de cavalerie, qui reconnust cet insigne fesse-Mathieu, et, sans luy donner loisir de se reconnoistre, luy donna cinq ou six coups de canne sur les oreilles en luy disant: Es-tu bien si hardy, vieux reistre, de prendre les pistolets de mes cavaliers en gage, et d'empescher le service du roy en retenant leurs armes? Il faut, mort-bieu! les rendre tout à l'heure, ou je te passeray mon espée au travers du corps. Je ne pus entendre le reste, d'autant que, me sentant secrettement tirer par derrière, je crus que c'estoit quelque coupeur de bourse qui vouloit faire son chef-d'œuvre sur mon gousset[414]; mais je fus bien estonné quand j'aperceus que c'estoit une fille qui avoit esté autrefois de ma connoissance. Ce qui redoubla mon admiration, ce fut sa mine et son equipage. Elle que j'avois tousjours veue avec un train de baronne, vestue à l'avantage, n'aller jamais qu'en chaise ou qu'en carrosse, estoit alors à pied, sans laquais, mediocrement vestue, mal chaussée, et le visage si pasle que je ne me peux tenir de luy demander si elle avoit esté malade. Je le pourrois bien avoir esté sans que vous en auriez rien sceu, me respondit-elle; il y a mille ans que l'on ne vous a veu, et vous ne faites plus estat de vos amis.—Laissons là ces reproches, luy dis-je; vous ne voyez pas des personnes de si petite condition que moy: c'est à faire à des barons ou à de riches partysans.—Ha! Monsieur, me dit-elle, ne vous mocquez point de moy; vous parlez d'un temps qui n'est plus. Toutes les choses sont bien changées, et j'ay honte de vous dire qu'il faut que je m'abandonne maintenant aux valets dont les maistres s'estimoient naguères heureux de me posseder.—Si est-ce, luy repliquay-je, que vous n'estes pas moins belle ny plus agée que vous estiez.—Vous avez raison, continua-t-elle; mais la misère du temps est cause de ce desordre. La cherté du pain a bien amandé nostre marchandise, et, si je vous disois qu'il n'y en a pas un morceau chez moi, vous auriez bien plus sujet de vous estonner; mais je le dis à un galand homme, me dit-elle en me prenant la main, et qui ne me refuseroit pas une pistole si j'en avois affaire. La sedition, venant à croistre tout à coup, me desbarassa de la peine de luy respondre, et me servit de pretexte de m'esloigner et de la perdre de veue. Ce fut alors que je vis les deux partys formez estre tous prets d'ajouster les coups aux paroles et aux injures. Les mescontens lassez de la guerre disoient qu'il falloit resolument faire la paix et piller tous ces rongeurs qui peschent en l'eau trouble; les contens, au contraire, les appelloient des seditieux, qui ne servoient de rien dans Paris et qui ne portoient les armes qu'à regret; enfin, l'on s'alloit frotter tout à bon, sans la compagnie de l'isle du Palais[415], qui, en allant monter la garde de la porte Saint-Jacques, rencontra à l'endroit de cette assemblée quantité de conseillers qui sortoient du Palais en carrosse; et, dans la conteste qu'ils eurent à qui passeroit le premier, un juriste allegua ce vers de Ciceron[416]:

Cedant arma togæ, concedet laurea linguæ;

mais un officier de la compagnie la fit passer outre en lui repliquant:

Silent inter arma leges.

Cela fit separer cette troupe animée, et me donna moyen de continuer mon chemin et mes affaires.

Chargement de la publicité...