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Variétés Historiques et Littéraires (07/10): Recueil de pièces volantes rares et curieuses en prose et en vers

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Discours sur les causes de l'extresme cherté qui est aujourd'huy en France, presenté à la mère du roy par un sien fidelle serviteur[136].

A Bordeaux.

M.D.LXXXVI. Pet. in-8.


Discours sur les causes de l'extresme cherté est aujourd'huy en France et sur les moyens d'y remedier.

La cherté de toutes les choses qui se vendent et debitent au royaume de France est non seulement aujourd'huy si grande, mais aussi tant excessive, que, depuis soixante ou quatre-vingts ans, les unes sont encheries de dix fois, et les autres de quatre, cinq et six fois autant que lors elles se vendoient; ce qui est bien aisé à prouver et verifier en toutes, soit en vente de terres, maisons, fiefs, vignes, bois, prez, ou enfin chairs, laines, draps, fruicts et autres denrées necessaires à la vie de l'homme.

Pour venir à la preuve de cela et commencer par les vivres, il faut seulement regarder aux coustumes de toutes les provinces de la France, et on trouvera qu'en la plus part d'icelles les adveuz font foy que la charge de mestail, celle de seigle, celle d'orge et celle de froment, sont evaluées et taxées à moindre pris qu'on ne vend aujourd'huy la dixiesme partie d'icelles, et qu'un chappon, une poulle, un chevreau, et autres choses deues par les subjects aux seigneurs, sont au dixiesme, voire au quinziesme, evaluées à meilleur compte qu'on ne les vend à present[137]. Les coustumes d'Anjou, de Poitou, de la Marche, de Champaigne, de Bourbonnois et de plusieurs autres pays, mettent la poulle à six deniers[138], la perdix à quinze deniers[139], le mouton gras avec la laine à sept sols[140], le cochon à dix deniers[141], le mouton commun et le veau à dix sols, le chevreau à trois sols, la charge de fourment à trente sols[142], la charge de foin pesant quinze quintaux à dix sols, qui sont dix botteaux pour un sol[143], le botteau pesant quinze livres. Par la coustume d'Auvergne et Bourbonnois, les douze quintaux estoient estimez dix sols, le tonneau de vin trente sols[144], le tonneau de miel trente-cinq sols, l'arpent de bois deux sols six deniers, l'arpent de vigne trente sols de rente, la livre de beurre quatre deniers[145], d'huille de noix autant, de suif autant. En plusieurs autres coustumes, la charge de mestail est de vingt-cinq sols, celle de seigle à vingt-deux sols six deniers, celle d'orge à quinze sols; en d'autres coustumes, le septier de fourment est à vingt sols, le seigle à dix sols, l'orge à sept sols, l'avoine à cinq sols, la chartée de foin de douze quintaux à dix sols; prise sur le pré, à cinq sols; la chartée de bois à douze deniers; l'oye à douze deniers[146], la chair entière du mouton, sans laine, à trois sols six deniers, le mouton gras avec la laine à cinq sols, le chevreau à dix-huit deniers, la poulle à six deniers, le connil[147] à dix deniers, l'oyson à six deniers, le veau à cinq sols, le cochon à dix deniers, le paon[148] à deux sols, le pigeon à un denier[149], le faisan à vingt deniers. Voilà quant aux vivres, qui sont aujourd'huy douze ou quinze fois plus chers; et, quant aux courvées et journées des manouvriers, nous voyons, par les coustumes arrestées et corrigées depuis soixante ans, que la journée de l'homme en esté est taxée à six deniers, en hyver à quatre deniers, et avec sa charrette à beufs à xij deniers; peu auparavant la journée de l'homme estoit à douze deniers, celle de la femme à six deniers[150].

Quant aux terres, la meilleure terre roturière n'estoit estimée que au denier vingt ou vingt-cinq, le fief au denier trente, la maison au denier cinquante; l'arpent de la meilleure terre labourable au plat païs ne coustoit que dix ou douze escus, et la vigne que trente. Et aujourd'huy toutes ces choses se vendent trois et quatre fois autant, mesmes en escus pesans un dixiesme moins qu'ils ne pesoient il y a trois cents ans[151].

Par là on peut cognoistre combien les choses sont haussées de pris depuis soixante ans. Ce qui en outre se peut aisement verifier par la recherche des adveuz de la Chambre des comptes, par les contracts particuliers et par ceux du tresor de France, par lesquels on verra que les baronnies, comtez et duchez qui ont esté annexez et reunis à la couronne vallent aujourd'huy autant de revenu qu'elles ont esté pour une fois vendues[152]. Il y a plusieurs historiens qui disent que Humbert, dauphin de Viennois, environ l'an 1349, vendit son païs de Dauphiné au roy Philippe de Valois, lors regnant, pour la somme de quarante mille escus pour une fois, et dix mille florins chacun an sa vie durant, avec quelques autres pactions, à la charge que le premier fils des rois de France, heritier presumptif de la couronne, s'appelleroit Dauphin, attendant la dite couronne durant la vie de son père. Les autres disent, et mesmes il appert par quelque contract, que le dit Humbert donna le dit païs de pur don au dit roy Philippe à la sus dite condition, avec quelques reserves durant sa vie. Mais, s'il vendit le dit païs, le pris de la vendition est si petit qu'aujourd'huy le païs vault de revenu autant que la somme se monte. Bien faut-il penser que, mettant la condition sus dite, que le premier fils des rois s'appelleroit Dauphin, il en fit meilleur marché qu'il n'eust faict autrement. Tant y a que, puisque c'est vendition, elle est à si vil pris que c'est presque donation.

Le mesme roy Philippe de Valois achepta du roy Jacques de Majorque la ville de Mont-Peslier pour la somme de vingt-cinq mille florins d'or. Et dans la dite ville il y a aujourd'huy cinquante maisons dont la moindre se vendroit presque autant, ou pour le moins cousteroit autant à bastir.

Herpin, comte de Berry, voulant aller à la guerre de la Terre-Saincte avec Godeffroy de Bouillon, vendit son comté au roy Philippe premier du nom pour la somme de cent mille sols d'or; et aujourd'huy le dit païs, qui par le roy Jean fut erigé en duché en faveur de Jean, son troisiesme fils, qui en fut le premier duc, vault presque autant de revenu.

Guy de Chastillon, comte de Blois, deuxiesme du nom, l'an 1391, vendit à Louys, duc d'Orléans, frère du roy Charles sixiesme, le dit comté, pour la somme de cent mille florins d'or. Il y en a qui disent que ce fut Marie de Namur, sa femme, qui, aymant d'une amour deshonneste le dit duc d'Orléans, luy donna le dit comté; mais que, pour couvrir ses amours et sa donation d'une honneste couverture, elle fit passer un contract de vendiction.

Qu'on regarde à plusieurs maisons, terres, fiefs, seigneuries, arpens de terres, de bois, de vignes, de prez, et d'autres choses auxquelles on n'a rien augmenté depuis soixante ans: aujourd'huy elles se vendent six fois autant qu'elles furent lors vendues. Une maison dans une ville, à laquelle il n'y a ny rente ny revenu, qui se vendoit il y a soixante ans pour la somme de mille escus, aujourd'huy se vend quinze et seize mille livres, encore qu'on n'y aye pas faict depuis un pied de mur ny aucune reparation. Une terre ou fief qui se vendoit lors 25 ou au plus cher trente mille escus aujourd'huy se vend cent cinquante mille escus. Bien est vray que on me pourra dire que lors ceste terre ne valoit que mille escus de ferme, et maintenant elle en vaut six mille. Mais je respondray à cela qu'aujourd'huy on ne fait pas plus pour six mille escus qu'on faisoit lors pour mille: car ce qui coustoit lors un escu en couste aujourd'huy six, huict, et dix et douze.

Chacun voit ceste extrême et excessive cherté, chacun en reçoit une grande incommodité, et aucun n'y remedie. Il y a plusieurs causes d'icelle, dont la principalle est celle qui est comme mère des autres, qui est le mauvais ordre donné aux affaires et à la police de la France. La première cause de celles qui sont engendrées de celle-là est l'abondance de l'or et de l'argent qui est en ce royaume[153]. Ceste abondance produit le luxe et la despense excessive qu'on fait en vivres, en habits, en meubles, en bastimens, et en toutes sortes de delices. Le degast et la dissipation des choses est une autre cause, lequel procède de la dite abondance: car là où est l'abondance, là est degast. Les monopoles des fermiers, marchans et artisans, est la troisiesme cause[154]. Quant aux fermiers et marchans, il se voit clairement qu'estans aujourd'huy presque tous biens, tant ceux du roy que des particuliers, baillez à ferme, les dits fermiers et marchans arrent les vivres devant qu'ils soient recueillis, puis les serrent, et en les serrant engendrent la disette et la cherté, et en après les vendent à leur mot. La quatriesme cause est la liberalité dont noz rois ont usé à donner les traittes des bleds et des vins, et autres marchandises, pour les transporter hors du royaume[155]: car les marchans, advertis de l'extresme cherté qui est ordinairement en Espagne et en Portugal, et qui souvent advient aux autres lieux, obtiennent, par le moyen des favoris de la cour, des traittes pour y transporter les dits bleds, le transport desquels nous laisse la cherté. La cinquiesme cause est le pris que les rois et princes ont donné aux choses de plaisir, comme aux peintures et pierreries, qui ne s'achètent qu'à l'œil et au plaisir, lesquelles aujourd'huy se vendent dix fois plus qu'elles ne faisoient au temps de noz anciens rois, pource qu'ils n'en tenoient compte[156]. La sixiesme sont les impositions et maletostes mises sur toutes denrées, et les tailles excessives imposées sur le peuple. La septiesme sont les guerres civiles de la France, qui ont mis le feu et la guerre par tout, apporté l'insolence et l'impunité de brusler et saccager et dissiper tout. La huictiesme est le haussement du pris des monnoyes. La neufiesme est la sterilité de cinq ou six années que subsecutivement nous avons eues[157], avec la dissipation de la guerre, qui sont deux causes jointes ensemble depuis le dit temps.

Voilà toutes les causes, ou pour le moins les principalles, qui nous ont amené l'extrême cherté que nous endurons, lesquelles nous deduirons particulièrement l'une après l'autre.

La première cause doncques de la cherté est l'abondance de l'or et de l'argent, qui est en ce royaume plus grande qu'elle ne fut jamais. De quoy plusieurs s'esbahiront, veu l'extrême pauvreté qui est au peuple. Mais en cela il faut dire le vieil proverbe: c'est qu'il y a plus d'or et d'argent qu'il n'y eut jamais, mais qu'il est mal party. Et, pour prouver mon dire par vives raisons, il faut considerer qu'il n'y a que six vingts ans que la France a la grandeur et la longue etendue qu'elle a maintenant. Et, si on veut regarder plus haut, comme du temps du roy saint Loys, et dessoubs après, les rois de France ne tenoient aucune mer en leur puissance et n'avoient nulle province ny ville sur la mer, ains ne tenoient que le nombril[158] de la Gaule, qui encore estoit guerroyé, debattu et oppressé par les Anglois et par plusieurs petits seigneurs particuliers qui estoient comme rois en leur poignée de terre. Les duchez de Guyenne et de Normandie, et le comté de Poictou, et la coste de Picardie, estoient possedées par l'Anglois; la Provence avoit son comte, la Bretaigne son duc, et le Languedoc estoit detenu par les rois de Maiorque. Voilà quant aux païs maritimes. Les autres païs loing de la mer, comme la Bourgogne avoit son duc particulier, le Dauphiné son dauphin; l'Anjou, le Poictou, la Touraine, le Maine, l'Auvergne, le Limosin, le Perigort, l'Angoulmois, le Berry et autres, estoient à l'Anglois; et les autres duchez, comtez et seigneuries de la France, estoient tenus ou par les dits Anglois, ou par princes ou seigneurs particuliers, qui ne permettoient que les rois prinssent en leurs terres aucune chose que les devoirs ordinaires; encores quelques uns les empeschoient de les prendre. Lors doncques il n'y avoit nul trafic sur la mer qui nous apportast en ce royaume l'or ny l'argent des païs estrangers, ains estoient les François contraints de manger leurs vivres et d'user entre eux de la première coustume des hommes, qui estoit de permuter avec leurs voisins à ce qu'ils n'avoient point ce qu'ils avoient, comme de donner du bled et prendre du vin.

Mais, pour revenir à ce que nous avons dit, qu'il n'y a que six vingts ans que la France est en la grandeur qu'elle a, nous n'irons point plus haut ny plus avant que ce temps-là, et redirons que, devant iceluy, les provinces cy dessus nommées n'estoient point aux rois de France, ains avoient les seigneurs que nous avons dit; et les terres que noz rois tenoient en leur puissance estoient si tourmentées des guerres continuelles que tantost les Anglois, tantost les Flamans et tantost les Bretons, et tantost les divisions des maisons d'Orleans et de Bourgongne, faisoient qu'il n'y avoit pas un sol en France. Il n'y avoit aucun trafic ny commerce qui nous apportast l'or ny l'argent. L'Anglois, qui, comme nous avons dit, tenoit les ports de la Guyenne, de la Normandie et de la Picardie, et qui avoit les ports de la Bretaigne à sa devotion, nous fermoit toutes les advenues de la mer et les passages d'Espagne, de Portugal, d'Angleterre, d'Ecosse, de Suède, de Danemarch et des Allemagnes. Les Indes n'estoient encores cogneues, et l'Espagnol ne les avoit encore descouvertes. Quant au Levant, les Barbares et les Alarbes d'Afrique, que noz ancestres appelloient Sarrasins, tenoient tellement la mer Mediterranée en subjection que les chrestiens n'y osoient aller s'ils ne se vouloient mettre en danger d'estre mis à la cadène. Nous n'avions aucune intelligence avec le Turc, comme nous avons du depuis que le grand roy François nous l'a donnée. L'Italie nous estoit interdite par les divisions et querelles des maisons d'Anjou et de Arragon. Donques nous ne trafiquions en lieu du monde, sinon entre nous; mais c'estoit seulement de marchandise à marchandise, comme de bled à vin et de vin à bled, et ainsi des autres[159]: car, d'or et d'argent, il ne s'en parloit point, veu que nous n'avons mine ny de l'un ny de l'autre, que bien peu d'argent en Auvergne, qui couste plus à affiner qu'il ne vault[160].

Aussi alors le François ne s'amusoit point au trafic ny au commerce, ains s'adonnoit seulement à labourer et cultiver sa terre, à nourrir du bestial et à tirer de sa mesnagerie toutes les commoditez qui luy estoient necessaires, comme le bled, le vin, les chairs pour sa nourriture, les laines pour faire ses toiles, et ainsi des autres.

Mais considerons quelles commoditez sont venues à la France depuis six vingts ans. L'Anglois a esté chassé des Gaules; nous sommes devenuz maistres de toutes les terres qu'ils tenoient de deçà. La Bourgongne, la Bretaigne et la Provence se sont attachées à nostre couronne; les autres païs y sont aussi venuz. Le chemin nous a esté ouvert pour trafiquer en Italie, en Angleterre, en Ecosse, en Flandres, et par tout le septentrion. L'amitié et intelligence entre le grand-seigneur et noz rois nous a frayé le chemin du Levant. Le Portugais et Espagnol, qui ne peuvent vivre sans nous venir mendier le pain, sont allez rechercher le Perou, le goulfe de Perse, Indes, l'Amerique et autres terres, et là ont fouillé les entrailles de la terre pour en tirer l'or et nous l'apporter tous les ans en beaux lingots, en portugaises, en doubles ducats, en pistolets et autres espèces, pour avoir noz bleds, toiles, draps, pastel[161], papier[162] et autres marchandises. L'Anglois, pour avoir noz vins, noz pastels et nostre sel, nous porte ses beaux nobles à la rose[163] et à la nau, et ses angelots. L'Allemant nous porte l'or, de quoy nous faisons noz beaux escus, et toutes autres nations de l'Europe nous apportent or et argent pour avoir les commoditez que nostre ciel et nostre terre nous apportent, et qu'ils n'ont pas, et mesmement le sel que nous avons en Xaintonge, le meilleur du monde pour saller, et qui excède en bonté, en valeur et en longue garde, celuy de Lorraine, de Bourgongne, de Provence et de Languedoc[164].

Outre ceste cause de l'abondance d'or et d'argent procedente de l'augmentation du royaume de France et du trafic avec les estrangers, il y en a une autre, qui est le peuple infini qui, depuis le dit temps, s'est multiplié en iceluy, depuis que les guerres civiles d'entre les maisons d'Orleans et de Bourgongne furent assopies et que les Anglois furent rencoignez en leur isle. Auparavant, à cause des dites guerres, qui durèrent plus de deux cents ans, le peuple estoit en petit nombre, les champs par consequent deserts, les villages despeuplez, et les villes inhabitées, desertes et despeuplées. Les Anglois les avoient ruinées et saccagées, bruslé les villages, meurtri, tué et saccagé la plus grande partie du peuple, ce qui estoit cause que l'agriculture, la trafique[165] et tous les arts mechaniques cessoient. Mais depuis ce temps-là, et la longue paix qui a duré en ce royaume jusques aux troubles qui s'y sont esmeuz pour la diversité des religions, le peuple s'est multiplié, les terres désertes ont esté mises en culture, le païs s'est peuplé d'hommes, de maisons et d'arbres; on a défriché plusieurs forests, là des terres vagues; plusieurs villages ont esté bastis, les villes ont esté peuplées, et l'invention s'est mise dedans les testes des hommes pour trouver les moyens de profiter, de trafiquer et d'avoir de l'or et de l'argent.

De ces commoditez donques est venue en France l'abondance de l'or et de l'argent, qui apporte la cherté; car, comme l'or et l'argent des estrangers nous est venu enlever noz denrées de la mer, et par la subtilité et manigance[166] du trafic l'or et l'argent sont venuz abonder en nous, la plus part de noz marchandises s'en sont allées en païs estrangers[167], et ce qui nous est resté s'est encheri, tant pour la rarité que pour le grand moyen que nous avons commencé d'avoir, estant tout certain que l'abondance de l'or et de l'argent rend les hommes plus liberaux, et, si ainsi faut dire, plus larges à donner plus d'une chose et à acheter plus hardiment et plus souvent, et que là où il y a moins d'or et d'argent, là se vendent moins les choses. Ce qui est aux païs où il n'y a point de commerce, ou là où il n'y a pas grand peuple, et que les habitans, à faute de trouver à qui vendre leurs fruicts, soit à faute de ports et de rivières et de peuple, ou pource que chacun en a pour soy, sont contraints de les vendre à vil pris. Mais où il y a abondance d'or et d'argent, et de peuple, et de trafic, comme à Paris, Venise et Gênes, là se vendent les choses cherement: je entends des vivres et autres choses necessaires à l'homme, comme le bled, le vin, la chair, non des choses de plaisir et non necessaires, comme les parfums, les soyes et les petites babioleries des merciers, desquelles il y a une infinité de pauvres artisans qui vivent, et qui sans cela mourroient de faim en quelque païs barbare, comme en Basque, en la basse Gascongne, ou en basse Bretaigne, pource que personne n'acheteroit de ces vanitez, à cause de la faute d'argent qui y est et la barbarie du peuple, qui ne veut rien avoir que ce qui est necessaire. C'est doncques l'abondance d'or et d'argent qui fait que tout s'achète, et qui est une principale partie de la cherté de toutes choses.

Mais, après avoir allegué plusieurs raisons peremptoires de la cherté procedante de l'abondance de l'or et de l'argent, prouvées par les exemples des venditions et des achats, venons à d'autres, qui monstreront combien la France estoit jadis desnuée d'argent.

Noz anciens rois se sont si souvent trouvez en telle necessité d'argent, qu'à faute de ce ils ont perdu de belles entreprises et occasions. Quelquefois ils ont voulu prendre le centiesme, puis le cinquantiesme de tous leurs subjets, pour iceux vendre au plus offrant pour avoir de l'argent; tant le peuple estoit pauvre qu'il estoit contraint d'endurer qu'on vendist une partie de son bien à faute de pouvoir trouver de l'argent.

Le roy Jean estant prins prisonnier à la journée de Poictiers et mené en Angleterre, son fils Charles, duc de Normandie, et depuis roy soubs le nom de Charles-Quint, assembla à Paris les trois Estats pour avoir de l'argent pour racheter son père, et voyant le dit roy que ny son dit fils ne pouvoient obtenir, ny ses bons serviteurs impetrer, ny son peuple donner aucune somme d'argent, luy-mesme y vint en personne, et, quelque prière et remonstrances qu'il fit à son dit peuple, il ne peut trouver argent pour la rançon à laquelle l'Anglois l'avoit mis, et fut contraint s'en retourner en Angleterre pour trouver moyen de la faire moderer et cependant attendre qu'on luy feist deniers. Quelque temps devant que le dit roy fust prins prisonnier, il se trouva en grande necessité, par laquelle il ne peut jamais trouver sur son peuple soixante mille francs d'or, que quelques uns ont voulu evaluer à escus.

Aussi nous lisons en nos histoires qu'à faute d'argent on fit monnoye de cuir avec un clou d'argent[168]. Et, si nous venons à nostre aage, nous trouverons qu'en six mois on a trouvé à Paris plus de quatre millions de francs, et chasque année en tire on plus que jadis le revenu de la France ne valoit en six ans; ce qui vient de l'abondance de l'or et de l'argent qui est en la dite ville, de la bonne volonté des Parisiens envers leur roy et de sa necessité extrême. On dit que l'année 1556 valut au roy Henry quarante millions de francs lorsqu'il fit tous ses offices. En France il n'y a recepte generale qui ne vaille aujourd'huy trois, quatre et cinq fois de plus que elle ne valoit jadis. La Bretagne ne valut jamais aux ducs d'icelle plus de trois cents mille livres; aujourd'huy elle en vaut plus d'un million, sans compter les aydes et les deniers qui proviennent de la vente des offices du dit païs. On peut juger le semblable des autres. Le comté d'Angoulmois ne fut baillé au comte Jean, fils puisné du duc Loys d'Orleans, que pour quatre mille livres de rente en assiette; et aujourd'huy il vaut plus de soixante mille livres. Le dit duc Loys eut pour son appannage le duché d'Orleans et les comtez de Valois et d'Angoulmois pour douze mille livres de rente; et regardons combien cela vault aujourd'huy davantage. Voyons l'aage de Charles septiesme, auquel la France (comme nous avons dit) despouilla son enfance et commença de croistre en sa grandeur. Il ne feit jamais valloir son royaume qu'à un million et sept cents mille livres. Son filz Loys unziesme, ayant augmenté sa couronne des duchez de Bourgongne et de Anjou, et des comtez de Provence et du Maine, print trois millions plus que son père; dequoy le peuple se sentit si foullé qu'à la venue de Charles huictiesme, son fils, à la couronne, il fut ordonné, à la requeste et instance des esleuz, que la moitié des charges seroient retranchées.

Depuis, la Bretaigne estant venue à la couronne, plusieurs nouvelles impositions ont esté mises sur le peuple, et les anciennes, comme les tailles, les aydes et les gabelles, sont augmentées; ce qui est un signe très evident d'abondance d'argent plus grande qu'elle n'a autrefois esté.

Il y a encores deux autres causes de la dite abondance, dont l'une est la banque de Lyon[169], du profit de laquelle les Luquois, Florentins, Genevois, Suisses et Allemans affriandez, apportent une infinité d'argent et d'or en France; l'autre cause est l'invention des rentes constituées sur la ville de Paris[170], lesquelles ont alleché un chacun à y mettre son argent. Bien est vray qu'elles ont fait cesser le trafic de la marchandise et les arts mechaniques, qui auroient bien plus grand cours s'ils n'estoient diminuez par ce trafic d'argent qu'on faict[171]. Voilà donc plusieurs raisons et exemples de l'abondance de l'or et de l'argent de ce royaume, de laquelle procède en partie la cherté et haut pris de toutes choses.

Le degast est la seconde cause de la dite cherté, laquelle procède de l'abondance et dissipe ce qu'on devroit manger; et de là procède la dite cherté. Car, s'il faut commencer par les vivres, pour puis après venir aux bastimens, aux meubles et aux habits, vous voyez qu'on ne se contente pas[172] en un disner ordinaire d'avoir trois services ordinaires: premier de bouilly, le second de rosty et le troisiesme de fruict; et encore il faut d'une viande en avoir cinq ou six façons, avec tant de saulses, de hachis, de pasticeries de toutes sortes, de salemigondis et d'autres diversitez de bigarrures, qu'il s'en fait une grande dissipation. Là où, si la frugalité ancienne continuoit[173], qu'on n'eust sur sa table en un festin que cinq ou six sortes de viandes, une de chacune espèce, et cuittes en leur naturel, sans y mettre toutes ces friandises nouvelles, il ne s'en feroit pas telle dissipation, et les vivres en seroient à meilleur marché. Et bien que les vivres soient plus chers qu'ils ne furent onques, si est-ce que chacun aujourdhuy se mesle de faire festins, et un festin n'est pas bien fait s'il n'y a une infinité de viandes sophistiquées, pour aiguiser l'apetit et irriter la nature. Chacun aujourd'huy veut aller disner chez le More, chez Sanson, chez Innocent et chez Havart[174], ministres de volupté et despense, qui, en une chose publique bien policée et reglée, seroient bannis et chassez comme corrupteurs des mœurs[175].

Et est certain que, si ceux qui tiennent les grandes tables, et font ordinairement festins et banquets, moderoient et retranchoient la superfluité, et qu'au lieu de quatre plats ils se contentassent de deux ou au lieu de vingt mets de dix, et que pour quatre ou six chappons ils n'en missent que la moitié, ce seroit un gain de cent pour cent, et doublement des vivres, au grand profit du public. Le semblable se peut dire du vin, l'usage duquel, ou plutost l'abuz, est plus commun en ce royaume qu'en nul autre. On blasme les Allemans pour leurs carroux[176] et grands excez en leur façon de boire; et neantmoins ils sont mieux reiglez pour ce regard que nous: car en leurs maisons et ordinaire il n'y a que les chefs des maisons qui boivent du vin; et quant aux enfans, serviteurs et chambrières, il leur est osté. Le Flamand, l'Anglois et l'Ecossois usent de bière; le Turc s'est entierement privé de l'usage du vin, mesmes l'a introduit en religion. Ils sont grands, puissans, martiaux, et exempts de plusieurs maladies causées par le frequent usage du vin. Au contraire nous voyons qu'en France le vin est commun à tous, aux enfans, filles, serviteurs, chambrières, chartiers et tous autres; et où anciennement on estoit seulement curieux de garnir le grenier, maintenant il faut remplir la cave. Dont advient que la quantité des bleds est diminuée en France par moitié, d'autant que le bourgeois ou laboureur qui avoit cent arpens de terres labourables est contraint en mettre la moitié en vigne[177]. Cest abuz est de tel poix, que, si bientost n'y est remedié par quelque bon reglement, tant sur l'usage du vin que quantité de vignes, nous ne pouvons espérer que perpétuelle cherté de grains en ce royaume.

Venons aux bastimens de ce temps, puis aux meubles d'iceux. Il n'y a que trente ou quarante ans que ceste excessive et superbe façon de bastir est venue en France. Jadis noz pères se contentoient de faire bastir un bon corps d'hostel, un pavillon ou une tour ronde, une bassecourt de mesnagerie et autres pieces necessaires à loger eux et leur famille, sans faire des bastimens superbes comme aujourd'huy on fait, grands corps d'hostel, pavillons[178], courts, arrièrecourts, bassecourts, galleries, salles, portiques, perrons, ballustres et autres. On n'observoit point tant par dehors la proportion de la geometrie et de l'architecture, qui en beaucoup d'edifices a gasté la commodité du dedans; on ne sçavoit que c'estoit de faire tant de frises, de cornices, de frontespices, de bazes, de piedestals, de chapiteaux, d'architraves, de soubassemens, de canelures, de moulures[179] et de colonnes; et brief, on ne cognoissoit toutes ces façons antiques d'architecture qui font despendre beaucoup d'argent, et qui le plus souvent, pour trop vouloir embellir le dehors, enlaidissent le dedans; on ne sçavoit que c'estoit de mettre du marbre ni du porphyre aux cheminées ny sur les portes des maisons, ny de dorer les festes[180], les poutres et les solives; on ne faisoit point de telles galleries enrichies de peintures et riches tableaux; on ne despendoit point excessivement comme on fait aujourdhuy en l'achapt d'un tableau; on n'achetoit point tant de riches et precieux meubles pour accompagner la maison; on ne voyoit point tant de licts de drap d'or, de velours, de satin et de damas, ny tant de bordures exquises[181], ny tant de vaisselle d'or et d'argent; on ne faisoit point faire aux jardins tant de beaux parterres et compartimens, cabinets, allées, canals et fontaines. Les braveries apportent une excessive despense, et ceste despense une cruelle cherté, car des bastimens il faut venir aux meubles, à fin qu'ils soient sortables à la maison, et la manière de vivre convenable aux vestemens, tellement qu'il faut avoir force vallets, force chevaux, et tenir maison splendide, et la table garnie de plusieurs mets. Outre ce, chacun a aujourdhuy de la vaisselle d'argent, pour le moins la plus part ont des couppes, assiettes, aiguières, bassin, autres menuz meubles, au lieu que noz pères n'avoient pour le plus, j'entends des plus riches, que une ou deux tasses d'argent. Ceste abondance de vaisselle d'or et d'argent, et des chaînes, bagues et joyaux, draps de soye et brodures avec les passemens d'or et d'argent, a fait le haussement du pris de l'or et de l'argent, et par conséquent la cherté de l'or et de l'argent, qu'on employe en autres choses vaines, comme à dorer le bois[182], ou le cuivre, ou l'argent, et celuy qui se devoit employer aux monnoyes a esté mis en degast.

La dissipation des draps d'or, d'argent, de soye et de laine, et des passemens d'or et d'argent et de soye, est très grande[183]; il n'y a chappeau, cappe, manteau, collet, robe, chausses, pourpoint, juppe, cazaque, colletin ny autre habit, qui ne soient couverts de l'un ou de l'autre passement, ou doublé de toile d'or ou d'argent. Les gentilshommes ont tous or, argent, velours, satin et taffetas; leurs moulins, leurs terres, leurs prez, leurs bois et leurs revenuz se coulent et consomment en habillemens[184], desquels la façon excède souvent le prix des estoffes, en broderies, pourfileures, passemens, franges[185], tortis, canetilles, recameures[186], chenettes, bords, picqueures, arrièrepoins, et autres pratiques qu'on invente de jour à autre. Mais encore on ne se contente pas de s'en accoustrer modestement et d'en vestir les laquais et les vallets, que mesmes on le decouppe de telle sorte qu'il ne peut servir qu'à un maistre. Ce que les Turcs nous reprochent à bon droit, comme nous appellans enragez, de gaster, comme en despit de la nature et de l'art, les biens que Dieu nous donne[187]. Ils en ont sans comparaison plus que nous, lorsqu'ils defendent sur la vie que on osast en decoupper. Autant en advient-il pour la drapperie, et principalement pour les chausses, où l'on employe le triple de ce qu'il en faut, avec tant de balaffres et chiqueteures, que personne ne s'en peut servir après. Outre ce, on use trois paires de chausses pour une; et pour donner grace aux chausses, il faut une aulne d'etoffe plus qu'il ne falloit auparavant à faire une cazaque. Et bien qu'on aye fait de beaux edits sur la reformation des habits, si est-ce qu'ils ne servent de rien[188]: car puis qu'à la cour on porte ce qui est deffendu, on en portera partout, car la cour est le modelle et le patron de tout le reste de la France. Joinct aussi qu'en matière d'habits on estimera toujours sot et lourdaut celuy qui ne s'accoustera à la mode qui court. Doncques il faut conclure que de tels degats et superfluitez vient en partie la cherté des vivres et des autres choses, que nous voyons. Sur quoy il ne faut passer sous silence beaucoup de choses qui se font au grand detriment d'une chose publique: car, pour entretenir ces excessives despenses, il faut jouer, emprunter, vendre et se desborder en toutes voluptez, et enfin payer ses creanciers en belles cessions ou en faillites[189]. Voilà comment la cherté nous provient du degast.

Les monopoles des marchans, fermiers et artisans, sont la troisiesme cause de la cherté. Car premierement, quant aux artisans, lors qu'ils s'assemblent en leurs confrairies pour asseoir le pris des marchandises, ils encherissent tout, tant leurs journées que leurs ouvrages; dont par plusieurs ordonnances lesdites confrairies ont esté ostées[190]. Mais comme en France il n'y a point faute de bonnes loix, aussi n'y a-t'il point faute de la corruption et contravention à icelles.

Et quant aux fermiers et marchands, on voit ordinairement que dès que les bleds se recueillent, les marchans vont par païs, et arrent et achetent tous les bleds; et mesmement depuis quatre mois cela s'est veu, que les marchans ont enlevé, arré et retenu tous les bleds et toutes les granges des champs. Ils ont veu que les deux ou trois années precedentes ont esté presque aussi steriles que ceste-cy, et que sur leur sterilité est survenue la guerre de la dernière année, qui a pourmené le gendarme et le soldat impunément et silentieusement par tout le royaume, et qui a non seulement mangé, mais dissipé ce peu qui restoit des reliques de ladite sterilité. Ces deux accidens ont ruiné tellement le païsan, que depuis trois ans il s'est engagé année sur année, et principalement depuis la feste de Pasques dernière a esté reduit en telle necessité, qu'il n'a vescu que d'emprunts, ayant emprunté le blé au pris que le boisseau, ou le setier, ou autre mesure (et selon la coustume des lieux), se vendoit lors au marché le plus prochain de son domicile. Il a pareillement emprunté l'argent, le drap, la toile et autres choses, à icelles rendre en bled, ou à payer à la valeur susdite, esperant (comme l'apparence de l'année dernière a esté fort belle jusques au mois de juing) que sa recolte luy donroit moyen de payer ses debtes, d'avoir du bled pour semer, et pour vivre tout le reste de l'année. Mais qui a veu jamais une plus mauvaise recolte, ny une année plus sterile? Le pauvre paisant, en plusieurs endroits, n'a pas recueilly sa semence, et quant aux vignes, qui est une pauvre richesse, là où il y en a, les paisans se sont engagez de mesme, et y a eu si peu de vin qu'ils n'ont pas de quoy payer leurs debtes, tant s'en faut qu'ils puissent en avoir de quoy achepter du bled pour vivre ny pour semer. Les deux ordinaires minières de la vie des hommes sont les bleds et les vins, car les autres moyens ne sont si ordinaires. Voilà donc le paisant ruiné; il faut qu'il paye le marchant son creancier, et qu'il luy donne bled pour bled ou la valleur d'iceluy, au pris qu'il se vendoit lorsqu'il le luy emprunta. L'espace de six mois il n'a mangé bled qu'il n'ayt emprunté; il a vescu, et n'a pas recueilly du bled ou du vin pour en payer les quatre. Outre ce il faut qu'il vive et passe le reste de ceste année, qui ne fait presque que commencer, et faut qu'il sème. Nonobstant tout cela le marchant se fait payer, prend le bled du paisant, ne luy en laisse pas un grain pour vivre ny pour vendre aux marchez ordinaires, lesquels demeurent vuides, car aucun n'y porte du bled que bien peu, et celuy qui est porté est desjà si cher qu'on prevoit bien qu'il sera devant le commencement du mois de may prochain (si on n'y met ordre) aussi cher ou plus qu'il a esté l'année dernière, pource qu'il n'y en aura plus à vendre: car cependant les marchans, qui ont leurs greniers pleins de bleds, guettent ceste faulte et disette pour vendre les leurs à leur mot. On dira qu'il faut qu'il y ait des marchans de bled, autrement seroit empesché le commerce. A cela y a response que, lors que l'abondance est telle qu'il n'y a cherté ny danger d'icelle, on peut tolerer les marchans de bleds; mais en temps de cherté, le commerce du bled, achapt et revente d'iceluy, n'apportent sinon augmentation de pris, au detriment du public: car celuy qui l'a bien acheté cent le veut vendre cent cinquante, et bien souvent doubler et tripler le prix de son achapt.

La quatriesme cause de la cherté sont les traittes, desquelles toutesfois nous ne nous pouvons passer; mais il seroit necessaire d'aller plus moderement en l'ottroy d'icelles. Chacun sçait que le bled, en France, n'est pas si tost meur, que l'Espagnol ne l'emporte, d'autant que l'Espagne, hormis l'Aragon et la Grenade, est fort sterile; joint la paresse qui est naturelle au peuple d'icelle[191]. D'autre part le païs de Languedoc et de Provence en fournit presque la Tuscane et la Barbarie. Ce qui cause l'abondance d'argent et la cherté du bled. Car nous ne tirons quasi autres marchandises de l'Espagnol que les huilles et les espiceries, avec des oranges; encores les meilleures drogues nous viennent du Levant. La paix avec l'estranger nous donne les traittes, et par consequent la cherté, qui n'est si grande en temps de guerre[192], durant laquelle nous ne trafiquons point avec l'Espagnol, le Flamand et l'Anglois, et ne leur donnons ny bled ny vin, et à ceste occasion il faut qu'ils nous demeurent et que nous les mangions. Lors les fermiers en partie sont contraints de faire argent. Le marchand n'ose charger ses vaisseaux, les seigneurs ne peuvent longuement garder ce qui est perissable, et consequemment il faut qu'ils vendent et que le peuple vive à bon marché. En temps de guerre donc, que les traittes sont interdites, nous vivons à meilleur pris qu'en temps de paix. Toutefois les traittes nous sont necessaires, et ne nous en sçaurions passer, bien que plusieurs se soient efforcez de les retrancher du tout, croyans que nous pouvons vivre heureusement et à grand marché sans rien bailler à l'estranger ny sans rien recevoir de luy. Ce qui sera deduit cy-après en l'article des moyens de remedier à la cherté. Et n'y a qu'une faute aux traittes: c'est que sans considerer la sterilité des années et l'extresme disette des bleds, on les donne aussi liberalement que si les grains en rapportoient six vingts, comme jadis on a veu en Sicile, là où, si on les donnoit avec consideration de la saison, elles nous apporteroient plusieurs grandes commoditez; et si elles nous enlevoient le bled et le vin, en recompense elles nous rendroient à bon marché plusieurs choses dont nous avons besoing et qu'il faut necessairement avoir de l'estranger, comme les metaux et autres que nous deduirons cy-après.

La cinquiesme cause de la cherté provient du plaisir des princes, qui donnent le pris aux choses. Car c'est une règle generale en matière d'Estats, que non seulement les roys donnent loy aux subjets, ains aussi changent les mœurs et façons de vivre à leur plaisir, soit en vice, soit en vertu, soit ès choses indifferentes. Ce qui merite un long discours, qui pourroit estre accompagné de plusieurs exemples. On a veu que par ce que le roy François premier aimoit fort les pierreries, à l'envy du roy Henry d'Angleterre et du pape Paul III, de son regne tous les François en portoient. Depuis, quand on vit que le feu roy Henry les mesprisa[193], on n'en vit jamais si grand marché. Maintenant qu'elles sont aimées et cheries de noz princes, chacun en veut avoir, et elles haussent de pris.

La sixiesme cause de la cherté provient des impositions mises sur le peuple[194]. En quoy il faut premièrement excuser la calamité du temps et les guerres que les rebelles de ce royaume ont suscitées contre le roy, qui pour la soustenir a esté, contre son bon et clement naturel, contraint de charger de quelques impositions son peuple[195], lequel doit esperer une decharge d'icelles quand Sa Majesté aura purgé son royaume des divisions qui y ont jusques icy esté, et doit le peuple avoir consideration à cela, comme pour sa bonté et patience accoustumée il a eu jusques icy. Les charges donc qui sont survenues sur les calamitez des guerres et sur cinq ou six années, qui subsequutivement ont esté steriles, sont si grandes, que le pauvre laboureur n'a plus aucun moyen de les supporter; il n'a (comme il a esté dit) ny bled pour vivre, ny pour semer, ny pour payer ses debtes. S'il a du bled pour semer, il n'a point de chevaux pour labourer: car, ou les collecteurs des tailles les luy enlèvent pour le payement d'icelles, ou le soldat, auquel tout est permis, les luy volle, ou il est contraint de les vendre, pour n'avoir moyen de les nourrir. Ainsi les terres demeurent à estre semées à faute de semence, et à labourer à faute de chevaux, et n'estans les terres ensemencées il n'y a point de bled, et de là vient la cherté, et celles qui le sont apportent peu, comme a esté dit, pource qu'à cause de la pauvreté du laboureur elles n'ont les façons necessaires et accoustumées.

La huitiesme cause est la sterilité et infertilité de cinq ou six années, que subsequemment nous avons eues par tout ce royaume, esquelles nous n'avons recueilly ny bled, ny vin, ny foin, que bien peu, et ce peu qui s'est recueilly a esté dissipé par la guerre, et les chairs pareillement ont esté dissipées, et l'engeance d'icelles mangée et perdue; de façon que la dissipation frequente par la frequence des guerres venant sur la frequente sterilité de plusieurs années estant jointe à la sterilité presente est cause de la dite cherté.

Voilà les huict causes les principales de nostre cherté, avec lesquelles nous pourrons mettre le haussement du pris des monnoyes, et les changemens particuliers qui ordinairement adviennent et qui font encherir les choses de leur pris ordinaire, comme les vivres en temps de famine, les armes en temps de paix, le bois en hyver, les ouvrages de main, comme peintures et quinquaillerie aux lieux où il ne s'en fait point. Mais ces choses particulières ne sont pas considerables au cas qui s'offre, qui est general. Icy on pourra mettre en avant que, si les choses alloient en encherissant, en partie pour le degast, en partie aussi pour l'abondance d'or et d'argent, et pour les causes susdites, nous serions enfin tous d'or, et personne ne pourroit vivre pour la cherté. Cela est bien vray; mais il faut considerer que les guerres et calamitez qui ordinairement adviennent aux choses publiques arrestent bien le cours de la fortune[196]; comme nous voyons que jadis noz pères ont vescu fort escharcement[197] par l'espace de cinq cens ans, sans cognoistre que c'estoit que d'avoir vaisselle d'argent, ny tapisseries, ny autres meubles exquis, ny sans avoir tant de friandes viandes, comme aujourd'huy nous en usons. Et si on considère le pris des choses de ce temps-là, nous trouverons que ce qui se vendoit alors quinze sols aujourd'huy en couste cent, voire davantage.

Donc, puis que nous sçavons que les choses sont encheries et que nous avons discouru les causes de l'encherissement, il reste maintenant à trouver les moyens d'y remedier au moins mal qui sera possible, sans vouloir blasmer aucunement ce que les magistrats ont fait jusques icy pour trouver quelques remèdes à ceste cherté, ny sans vouloir par trop imputer cela à la mauvaise police de la France. Et commencerons par l'abondance de l'or et d'argent, laquelle, combien qu'elle soit cause du grand pris et haussement des choses, neantmoins c'est la richesse d'un païs, et doit en partie excuser la cherté: car, si nous avions aussi peu d'or et d'argent qu'il y en avoit le temps passé, il est bien certain que toutes choses seroient d'autant moins prisées et acheptées que l'or et l'argent seroit plus estimé.

Quant au degast et à la dissipation, tant des biens que des habits, on a beau faire et reiterer si souvent tant de beaux edits sur les vivres, et mesmement sur les habits, sur les draps et passemens d'or et d'argent, si on ne les fait estroitement observer. Mais on diroit que tant plus on fait de belles deffenses d'en porter et plus on en porte, et jamais elles ne seront bien observées ny executées si le roy ne les fait garder aux courtisans: car le reste du peuple se gouverne à l'exemple du courtisan en matières de pompes et d'excez, et jamais n'y eut aucun Estat auquel la bonne ou mauvaise disposition ne decoulast du chef à tous les membres. Mais ce degast n'est rien à la comparaison de celuy que fait le gendarme et soldat, vagant et ravageant impunement toute la France: chose veritablement lamentable, et laquelle, entre toutes les causes de la cherté, il faut cotter la principale; estant comme monstrueux de voir le François, contre tout droict et obligation naturelle, devorer, piller, rançonner le François, et exercer sur luy cruauté plus grande qu'il ne feroit sur un estranger, un barbare ou un infidèle. Le roy mande sa gendarmerie et lève le soldat pour son service et pour conserver et garentir ses subjets de l'oppression de ses ennemis; mais tant s'en faut que le soldat face ce pourquoy il est levé[198], qu'au contraire, autant qu'il y a de soldats, autant sont-ce d'ennemis qui se licentient et desbordent par ce royaume, et mettent tout en proye comme en païs de conqueste. Si une troupe de deux cens soldats passe par un païs, ils y font un tel degast qu'ils consumeront plus de vivres que ne feroient trois ou quatre mille hommes vivans à leurs despens avec raison. Non contens de manger et devorer au pauvre laboureur sa poulle, son chappon, son oyson, son veau, son mouton, sa chair salée, et luy consumer ses provisions, ils le rançonnent, battent, emportent ce qui se trouve de reste et emmeinent ses chevaux, ou son bœuf, ou son asne: tellement que le pauvre homme, desnué de tous moyens, entre en un desespoir de se pouvoir plus remonter, ou s'il essaye et vend à vil pris une pièce de terre, ou ce peu de meubles qui luy est resté, il n'a pas plustost acheté une poulle, un oyson, un cheval, ou mis quelque chose en son grenier ou salloir qu'incontinent il luy est ravy. Par ce moyen, estant desnué de tous biens, il se resoult de ne plus nourrir de bestial; il delaisse son trafic; il quitte sa ferme, ou, s'il la continue, il ne peut labourer ses terres, et ce qu'il laboure est mal labouré, mal fumé, mal ensemencé; de sorte que la moitié des terres demeure en friche, et l'autre moitié est si mal cultivée qu'elle ne rapporte que le tiers et le quart de ce qu'elle rapportoit auparavant. Voilà les fruicts et effets des guerres civiles, lesquelles nous apportent ceste grande calamité et cherté, sans esperance ny apparence d'aucun profit.

Quant aux monopoles des marchans et artisans, qui s'assemblent en leurs confrairies pour asseoir le pris à leurs marchandises et à leurs ouvrages et journées, il faudroit deffendre les dites confrairies[199], et suivre en cela ce qui fut sur la deffense d'icelles ordonné aux estats d'Orléans. Et pour parler des monopoles des marchans et fermiers qui portent la cherté du bled, nous suivrons en cest article les articles comprins en la belle et docte remonstrance que M. de Bailly, second president en la Chambre des comptes à Paris, a depuis quelques années faicte au roy, et dirons que pour eviter la cherté du bled, qui a souvent cours en ce royaume, et empescher que les marchans fermiers (qui ne cherchent que leur profit) gardent et reservent trop long-temps leurs grains au grenier, comme ils sont coutumiers, attendans le temps cher à leur advantage, les ventes s'en feront d'an en an, et au temps porté par l'ordonnance, et qu'à ce faire les dits fermiers seront contraints par les juges et officiers des lieux, afin que le pauvre peuple, qui a tant de peine et de travail à labourer et cultiver la terre, et duquel le roy tire ses tailles, aydes et subsides, en puisse estre secouru pour son argent, et au temps porté par l'ordonnance, auquel le bled est volontiers le plus cher.

Que, suivant les anciennes ordonnances des rois, nul estranger ne soit admis ny receu à encherir et prendre les fermes du domaine, aydes et gabelle, ny à en estre associé, afin que le profit qui en pourra provenir ne sorte hors du royaume, comme il se voit qu'il en sort plusieurs deniers par le moyen des annates, banques et draps de soye, subsides des procez, imposition foraine, la doüane de Lyon, fermes d'eveschez, abbayes et priorez et autres moyens, qui passent tous par la main des fermiers estrangers. Et outre ce nous pouvons dire une chose qui advient ordinairement, et qui depuis naguères est advenue, comme nous avons cy-dessus dit: c'est que dès que les bleds et les vins sont recueilliz, ou quelquefois devant, les marchans vont par les champs, arrent tous les fruicts ou les achètent à beaux deniers, ou les prennent en payement de ce qui leur est deu par le pauvre païsant, et les serrent, et en les serrant en engendrent la disette, de laquelle vient la cherté, et après cela ils les vendent à leur mot, quand ils voyent qu'on ne peut vivre sans passer par leurs mains. A quoy il faudroit remedier par rigoureuses ordonnances, deffenses et arrests, et empescher tels monopoles, et qui portent un prejudice inestimable.

Les fermes seules, sans les monopoles de ceux qui les tiennent, eussent bien peu servir d'une cause de la cherté. Il n'y a pas cinquante ans qu'en France il n'y avoit guère de gens qui donnassent leurs biens à ferme, chacun les tenoit en recepte; et surtout les rois ne donnoient pas leur domaine et autres droicts à ferme, de la façon avec laquelle on a depuis procedé, et quelques ordonnances qu'ayent ci-devant faites les rois sur le fait, ordre et distribution de leurs finances, jamais n'ont voulu bailler tout le corps des recettes de leur domaine à ferme, mais seulement le domaine muable et casuel, pour trois, six ou neuf années, ainsi qu'il a esté advisé pour le mieux, ains les ont fait exercer et manier ès receptes pour la conservation de leurs droits, qui ne gisent en daces[200] ny intrades, comme ès autres païs, mais en cens, rentes foncières, tenues feodalles, terres, prez, moulins, estangs et autres fermes particulieres et emolumens de seigneuries directes; pour la conservation desquels droicts a esté trouvé utile et nécessaire qu'il y eust receveurs particuliers, pour en compter par le menu et tenir registre fidelle, afin aussi que les procureurs generaux de Leurs Majestez en leurs cours souveraines, et autres, ayent recours ausdits comptes, qui sont les seuls tiltres du domaine, pour deffendre les dits droicts, dont y a ordinairement plusieurs procez, pource que chacun s'essaye et s'efforce d'entreprendre sur ledit domaine et l'usurper. Ce que la chambre des comptes à Paris a cy devant amplement remonstré au roy et à messieurs de son conseil, et les inconveniens qui peuvent advenir en baillant ledit domaine à ferme, dont il semble estre raisonnable que pour le bien de ce royaume et commodité des subjects du roy, son bon plaisir fust ordonner, en faisant les baux à ferme dudit domaine, ce que cy dessus a esté dit.

Quant aux traittes, elles nous seroient grandement profitables si on y alloit plus modestement qu'on ne fait. Chacun sçait que le commerce ès choses consiste en permutation, et, quoy que veuillent dire plusieurs grands personnages, qui se sont efforcez de retrancher du tout les traittes, croyans que nous pourrions bien nous passer des estrangers, cela ne se peut faire[201], car nous avons affaire d'eux et ne sçaurions nous en passer. Et si nous leur envoyons du bled, vin, sel, saffran, pastel, papier, draps, toiles, graisses et pruneaux[202], aussi avons-nous d'eux en contr'eschange tous les metaux (hormis le fer), or, argent, estain, cuyvre, plomb, acier, vif argent, alun, soulphre, vitriol, couperoze, cynabre, huilles, cire, miel, poix, brezil, ebene, fustel[203], gayac, yvoire, marroquins, toiles fines, couleur de couchenil, escarlate, cramoisi, drogues de toutes sortes, espiceries, sucres, chevaux, saleures de saumons, sardines, maquereaux, molues, bref une infinité de bons vivres et excellens ouvrages de main.

Et quand bien nous nous pourrions passer d'eux, ce que nous ne pouvons faire, encore devons-nous faire part à noz voisins de ce que nous avons, tant pour le devoir de la charité, qui nous commande de secourir autruy de ce qu'il n'a point et que nous avons, que pour entretenir une bonne amitié et intelligence avec eux. Bien seroit-il bon et raisonnable de deffendre le trafic des choses non necessaires, et qui ne servent que de volupté, comme des faulses pierres, des parfums et autres choses, desquelles nous nous pourrions bien passer. Mais il faudroit que, quant aux traittes des bleds, aucunes n'en fussent accordées ny octroyées aus dits marchans, fermiers, et leurs associez, durant le temps de leurs fermes, afin que par le moyen des dites traittes et intelligences des dites fermes et marchans, les bleds ne peussent estre transportez hors du royaume; et davantage, faire en sorte que les traittes ne fussent si liberalement accordées comme elles sont aux favoris de cour, mesme durant l'extrême cherté qui règne, afin que le transport de noz bleds ne nous amène une cherté excessive et dommageable au public.

Pour toucher le moyen de remedier à la cherté du prix des choses ausquelles les princes prennent plaisir, comme aux peinctures et pierreries, cela consiste en eux-mesmes. Et pour le moins s'ils en veulent avoir beaucoup et se faire voir tous luisans en pierreries, ils doivent faire deffenses à leurs subjects d'en porter. Mais c'est la coustume de France que le gentilhomme veut faire le prince, et, s'il voit que son maistre se pare de pierreries, il en veut aussi avoir, deust-il vendre sa terre, son pré, son moulin, son bled ou son bois, ou s'engager chez le marchant. Les princes ne devroient tant reluire ny paroistre par pierreries que par la vertu, et sont assez cogneuz, respectez et regardez par leur rang et authorité, sans desirer d'estre davantage veuz par la lueur des pierreries precieuses. Les grands princes de jadis ne s'en soucioient pas beaucoup; mais depuis, ayans gousté les délices du monde, ils en ont voulu avoir en abondance et s'en parer, pensans par là se rendre plus vénérables à leurs peuples. Cela est bon en eux, si les petits compagnons ne vouloient les ensuivre en ceste despense, laquelle il faudroit deffendre bien estroittement, et lors on ne verroit point tant de pierreries faulses qu'on en voit aujourd'huy, et si ne seroient pas si chères, pource qu'il n'y auroit guères d'hommes qui en achetassent.

Les impositions et gravesses mises sur le peuple, et les tailles excessives, aydent grandement à la cherté, comme il a esté dit cy dessus; le remede desquelles aussi consiste en la benignité du roy, en laquelle nous devons tant esperer, qu'estans ostées les causes pour lesquelles il les a imposées, qui sont les guerres civiles et le payement de ses debtes, il en deschargera son pauvre peuple, qui de ceste esperance allége sa pauvreté; et quant aux guerres, qui ont enseigné au soldat l'insolence pour brusler, piller, ravager et dissiper, tout cela requiert de belles ordonnances militaires sur le reglement de la vie des gens de guerre.

La cherté de cinq ou six années que nous avons eues stériles l'une après l'autre, causée par les moyens cy dessus declarez, peut estre corrigée et y peut estre remedié par bonnes ordonnances sur la distribution, ordre, reserve, vente et taux des vivres, lesquelles suppléeront aucunement à ladite stérilité, et nous apporteront, sinon un grand marché de toutes choses, pour le moins meilleur que nous ne l'avons: car il n'y eut jamais si grande stérilité ny disette de biens que la bonne police n'y ait suppléé; mais là où elle defaut, on pourroit avoir des vivres en abondance que la cherté y sera tousjours. Mais il y a un moyen lequel, quand tous les autres cesseroient, nous peut seul oster la grande cherté et couper broche à tous monopoles: c'est qu'aux principales villes de chacune province on dresse un grenier public dans lequel on pourra assembler telle quantité de bleds qu'on verra estre nécessaire pour partie de la nourriture des habitans de la dite province, lesquels greniers seront ouverts et le bled distribué au peuple à mesure qu'on verra la nécessité et que le marché ordinaire n'y fournira plus, ou que le bled y sera trop cher par le monopole du marchant[204]. Et où une ville se trouvera necessiteuse, les autres villes seront tenues la secourir, ou ceux des dites villes qui auront charge de la police advertir souvent les uns les autres de la quantité et pris de leurs grains, et pourront contraindre tous gentilshommes, fermiers, marchands et autres, de vendre leurs bleds, et n'en faire autre réserve que pour leur provision; et si aucun marchant veut acheter des bleds en une province pour les transporter en l'autre, il sera tenu advertir les officiers de la dicte police de la quantité du bled qu'il veut acheter et du lieu où il le veut transporter, afin que les dits officiers puissent donner advertissement aux autres de l'achapt, quantité, pris et transport des dits bleds. Par ce moyen le gentilhomme, l'abbé, le fermier, seront contraints de vendre leurs bleds au mesme pris qu'il se vendra au grenier public, le marchant ne pourra monopoler, les bleds seront conservez aus dits greniers publics, bien mesnagez, et eschangez d'an en an. Tellement que, si les moyens et remèdes à la cherté cy dessus deduits sont pratiquez et joints avec ce dernier, nous ne pouvons sinon esperer une prompte abondance de toutes choses en ce royaume, lequel par ce moyen nous verrons florissant, craint, redouté et remis en sa première splendeur, voire plus grande qu'il ne fut jamais. Voylà ce que nous pouvons dire des causes de la cherté et des moyens d'y donner un bon remède, après ce que depuis cinq ans en a bien doctement et encore plus discouru M. Jean Bodin, advocat en la cour, en un bel œuvre qu'il a fait, duquel nous avons tiré une grande partie de cestuy avec quelques articles de la susdite remonstrance du dit sieur president Bailly, y ayans mis du nostre ce que nous a semblé convenable et propre à la matière que nous avions deliberé de traiter.

Le May de Paris.

M.D.C.XX. In-8.


Au Roy.

Recalme ton lustre, ô Paris!
Cesse tes pleurs et tes orages,
Ton roy, ton vrai soleil, te rend les adventages
Qui t'ont donné le prix[205].

A bon droict tu sechois d'ennuy,
Perdant les rays de sa lumière,
Car des bords du Levant jusqu'à l'autre barrière
Il n'est rien tel que luy.

Depuis Clovis tu n'eus jamais
Un roy si comblé de merveille,
Ny pour régir ton cours une vertu pareille
Ne luyra désormais.

La douceur et la probité,
L'amour et la recognoissance,
La valeur et l'honneur avecques la prudence,
Ornent sa Majesté.

C'est la vray ame de Henry,
De qui tu fus la bien-aymée,
Un phœnix qui renaist de la cendre animée
D'un père tant chery.

Père qui te sceut delivrer
Du frein de la guerre homicide,
Et te fit (se baignant dans les gloires d'Alcide)
Ton bon-heur recouvrer.

Que donc tu reprennes vigueur;
Que tes ennuys gaignent la fuitte,
Et que maints doux plaisirs d'une meilleure suitte
Relogent dans ton cœur.

Belle, que tes cheveux espars
R'aquèrent leur grace et leurs charmes,
Que tes yeux languissants tesmoignent, pour des larmes,
Des ris de toutes parts.

Que ce teint de royales fleurs,
Où la tempeste fait ombrage,
Comme devant remette, en brisant son nuage,
Ses premières couleurs.

Relève ce front et ce port,
Que mesmes l'estranger admire,
Puis que ton grand soleil heureusement aspire
A te donner confort.

Aussi bien, reyne des citez,
Il n'est chose qui n'embellisse
Ores que le printemps dans les campagnes glisse
Mille diversitez.

La terre, que l'hyver obscur
Transissoit de neige couverte,
Des-ombrage son teint, reprend sa robbe verte,
Et l'air redevient pur.

Tout brille, tout est embasmé,
Dans le sein des molles prairies,
De parfums odorans, comme de pierreries
Largement parsemé.

De branche en branche les oyseaux
Leurs chansonnettes apparient;
Les ruisselets d'argent aux zephires marient
Les concerts de leurs eaux.

Et l'amour, pour entretenir
Les vives escences du monde,
Voltige en s'esbatant d'une aisle vagabonde,
Faisant tout r'ajeunir.

En ce temps, parmy tant de feux
Que la nuict range sur nos testes,
Les Gemeaux, qui sur l'onde accroissent les tempestes,
Ont leur règne tous deux.

Mais pour les faveurs dont ce roy
T'honore d'une ame benigne,
Que luy veux-tu donner, ô Paris! qui soit digne
De luy comme de toy?

Voicy le plus beau mois de tous,
Mois gaillard, où d'accoustumance
On fait present d'un may[206], quand il reprend naissance
Par un mouvement doux.

Ha! que luy presenterois-tu,
Quel arbre ou quelle fleur d'eslite,
Si les plus excellents ont voué leur merite
A sa digne vertu?

Sa main toute de palmes rompt,
Et pour une tierce couronne
Maint tortis de laurier plainement environne
Ses temples[207] et son front.

L'œillet est compris en son teint,
Le beau lys en son armoirie,
Et sa lèvre, imitant une jeune prairie,
De la rose se peint.

Arrière tous ces vains presens,
Qu'ailleurs s'anime leur victoire;
Ils manquent pour un roy si renommé de gloire,
En de si nouveaux ans.

Le present, le may qu'il luy faut,
D'une vraye recognoissance,
Est l'arbre de l'amour et de l'obeissance,
A qui rien ne deffaut.

C'est la vive fleur de renom
Que le devoir a mis en estre,
Et la fidelité que l'on void apparoistre
En l'esclat de ton nom.

Sus donc, astre de l'univers,
En qui tant de bien se descouvre,
Porte luy maintenant jusqu'au chasteau du Louvre
Sur l'aisle de mes vers.

Le Pot aux Rozes decouvert du plaisant voyage fait par quelques curieux au bois de Vincennes à dessein de voir Jean de Werth[208], et ce qui s'en est ensuivy.

A Paris, par Guillaume Sausse, à la rue des Trois-Citrouilles, à l'enseigne des trois Poireaux, vis-à-vis des trois Navets.

Il y a tousjours des personnes de si bon naturel et d'une humeur si joviale qui apprestent à rire sans y penser à plusieurs, pour ce que le desir et la curiosité des choses estant animées, et auquel on appette avec un desir extrême de voir: c'est là où nous nous trompons insensiblement dedans nostre imagination, et cecy est à remarquer, que certains quidans ayans fait partie d'aller se promener au Cours[209], prirent jour auquel ils avoient plus de loisir dans la semaine de se recréer, et devisans par ensemble sur le chemin des affaires du temps et de la guerre, chacun se plaignant de sa condition, quelqu'un d'entre eux rompit ces discours, et les fit deliberer d'aller jusques au bois de Vincennes, à cause qu'il y avoit (disoit-il) quelque cognoissance, et à dessein aussi d'y veoir le sieur Jean de Werth et de boire à sa santé; mais ils furent deçeus de leur intention, et leur advint toute autre chose qu'ils ne s'estoient proposez; car dès aussi tost qu'ils furent entrez dans le chasteau, on les receut assez courtoisement, firent quelques promenades dedans le parc, là où ils furent rencontrez de quelqu'un des soldats, qui en advertirent l'un des principaux officiers de là dedans; et ne voulant manquer à son devoir parce qu'en ces lieux de conséquence les chefs veulent sçavoir qui va et vient, afin qu'il ne se practique quelques secrettes entreprises dans ces lieux contre leur honneur, commande à quelques-uns de ses gens de les mener devant lui, ce qui fut fait, et lors il les interroge pourquoy et quelles affaires ils avoient dans ce lieu, de quelle condition ils estoient, s'ils n'estoient pas serviteurs du roy? Repondirent qu'ouy, et qu'ils estoient naturels François, et qu'ils exposeroient leurs vies et moyens pour son service. Dieu sçait si pas un d'eux n'eussent pas voulu estre à dix lieues de là, ne sçachans à quelle sausse manger ce poisson, et s'ils n'eussent pas couru comme si le diable leur eût promis trente sous. Je crois qu'ils eussent donné au diable les jambes s'ils n'eussent sauvé le corps, tant y a qu'on ne les epouvanta aucunement, pour ce qu'on n'avoit point dessein de leur faire tort ny déplaisir; ains il leur fut fait un commandement un peu d'importance, si vous le trouvez bon: que, puisqu'ils estoient si serviables, de vouloir prendre la peine de porter et monter trois ou quatre voyes de bois jusques au haut du donjeon. Qui fut bien ébahy? ce fut ces messieurs; et dès aussi tost se regardant l'un l'autre, se resolurent enfin de se mettre en devoir, chacun mettant la main à l'œuvre et à qui mieux se dépescheroit, d'autant qu'on leur promettoit toute sorte de satisfaction et contentement, pour ce qu'on leur avoit promis trois pistoles pour boire, et leur faire voir aussi Jean de Werth, ce qui leur donna quelque consolation dans leurs travaux. Vous pouvez croire qu'il n'y en avoit pas un d'eux qu'il ne maudist de bon cœur celuy qui estoit la cause de leur faire tel office, d'autant qu'ils n'estoient accoustumez à faire telles corvées, chacun se prenant à son compagnon, et c'estoit à donner à autant de diables qu'il y a de pommes en Normandie celuy qui y en avoit donné le premier conseil; mais comme un mal n'est jamais seul qu'il ne soit suivy d'un autre, c'est que leur besogne estant achevée, ils furent honnestement remerciez, tellement qu'on leur fit voir les trois pistoles, qui avoient esté delivrées entre les mains d'un soldat de la garnison, qui avoit ordre de les mener rejoüir, avec plusieurs autres des camarades de son escouade, à la meilleure taverne du village. Chacun estant preparé à piller à deux mains, à qui mieux mieux, l'on choisit des viandes les meilleures qui estoient dans le lieu; ceux qui les firent apprester s'y peuvent cognoistre, chacun se met en devoir et de boire et de faire des santés à l'allemande. La collation faite et la besogne estant thoisée, il survint un mandement de la garnison, par lequel il fut commandé de se ranger à son devoir, ce qui troubla la feste, d'autant qu'il falloit obeyr aux commandemens, prindrent congé de la compagnie, les remerciant très affectueusement, n'oublians rien de toutes choses, sinon qu'à compter leur écot, laissant payer à ces messieurs qui avoient esté si serviables et officieux, qui en tindrent pour leur comte chacun cinquante-neuf sols, et un sou pour le garçon. Voilà ce que j'en ay appris par relation de ceux qui estoient témoins oculaires, mon dessein n'estant d'ailleurs de blasmer personne, estant tousjours d'une si gaye humeur, que tous ceux qui me font l'honneur de m'aymer ne peuvent se fascher, ny engendrer melancolie dans ma compagnie. Sur ce, je me recommande ad vestras reverentias, jusques à revedere. Vale.

Edict du Roy pour contenir les serviteurs et servantes en leurs devoirs[210].

1565. In-8.

Charles, par la grace de Dieu Roy de France, à tous ceux qui ces présentes lettres verront, salut.

L'une des choses qui nous semble estre bien necessaire au libre et seur repos de nos subjects, ayans mesnage, famille et serviteurs, seroit de pourveoir à ce que leurs maisons fussent bien et loyalement administrées, parce qu'il advient souvent que les chefs des familles sont, par les mauvaises mœurs et conditions de leurs serviteurs, le plus souvent delaissez et abandonnez d'eux, se desbauchans de leurs services; qui est cause que plusieurs maisons de toutes qualitez sont le plus souvent volées, pillées et desrobées par lesdicts serviteurs. Aucuns desquels ayans laissé leursdicts maistres craignans d'être remarquez és malefices qu'ils y ont commis, attilttent et donnent addresse à d'autres par secrette intelligence, pour y commettre tels larrecins et voleries[211].

A quoy voulans pourveoir, afin de préserver nostre peuple, en tant que possible sera, de tels maulx et inconveniens, si pernicieux et dommageables qu'ils sont à la chose publique de nostre royaume:

Nous, à ces causes, après avoir eu sur ce l'advis et conseil de la Roine nostre très honorée dame et mère, princes de nostre sang et gens de nostre conseil privé, avons dict, declairé et ordonné, disons, declairons et ordonnons par ces presentes,

Que doresnavant tous serviteurs domestiques, cherchans ou estans appellez en commencement de service, ne seront receus en service d'homme ou de femme quel qu'il soit qu'ils ne facent apparoir à leurs maistres par acte vallable et authentique de quelle part, maison et lieu, et pour quelle occasion, ils sont sortis. Comme en semblable ceux ayans jà servi maistre quelque temps, et estans hors de leurs services, ne seront receus en services d'autres maistres ou maistresses que au preallable ne leur soit aussi apparu, par suffisante attestation susdicte de leursdicts premiers maistres, de l'occasion pour laquelle ils sont sortis.

Defendant très expressement à tous chefs de maisons et famille, de quelque estat, qualité ou condition qu'ils soyent, de ne les recevoir en leur service sans avoir ledict acte et certification, et aussi de ne les licentier et mettre hors de leursdicts services sans leur bailler aussi acte de l'occasion de leur congé. Et ne sera loisible au serviteur, sur peine d'estre puni comme vagabond, de sortir sans avoir ledit acte et certification, pour le representer où besoin sera, afin que la fidelité et loyauté du serviteur soit d'autant mieux cogneue à un chascun[212]. Ce dont nous chargeons très expressement lesdicts maistres et chefs de famille respectivement, sur peine de cent livres tournois d'amende, applicable un tiers au Roy, un tiers aux pauvres, et l'autre tiers à l'accusateur, que nous voulons être levée promptement et sans deport sur lesdicts contrevenans.

Si donnons en mandement par ces mesmes presentes à tous nos baillifs, seneschaux, prevosts, juges, prevosts de nostre hostel, où leurs lieutenans, et autres nos justiciers et officiers qu'il appartiendra, que cesdictes presentes ils facent lire, publier et enregistrer et le contenu d'icelles entretenir, garder et observer inviolablement, à peine de s'en prendre à eux, et encourir en l'amende susdicte. Car tel est nostre plaisir. En tesmoin de ce nous avons faict mettre nostre seel à cesdictes presentes.

Donné à Tholouse le vingtunième jour de febvrier, l'an de grace mil cinq cens soixante cinq, et de nostre règne le cinquième.

Ainsi signé sur le reply:

Par le Roy en son Conseil,

De l'Aubespine.

Et seellé du grand seel de cire jaune sur double queue.

Leues et publiées en l'auditoire et par Civil du Chastelet de Paris, seant noble homme et sage M. Nicolas Luillier, escuyer, conseiller du Roy nostre Sire, lieutenant civil de la prevosté de Paris, en la presence du conseil et du procureur du Roy, commissaires et examinateurs, advocats, procureurs et autres practiciens audict Chastelet. Et ordonné qu'elles seront enregistrées ès registres ordinaires dudict Chastelet, publiées à son de trompe et cry public par les quarrefours de ceste ville de Paris, lieux et endroicts accoustumez à faire cris et proclamations, et par la prevosté et viconté de ladicte ville de Paris. Et est enjoint aux prevosts et soubs baillifs de ceste dicte prevosté et viconté faire estroictement garder et observer chascun en son esgard, destroict et jurisdiction le contenu esdictes lettres. Faict audict Chastelet le lundi huictième jour de mars, l'an mil cinq cens soixante quatre.

Signé: Goyer et Colletet[213].

Leues et publiées à son de trompe et cry public par les quarrefours de ceste ville de Paris, lieux et places accoustumez à faire cris et proclamations, par moy Claude Adam, commis de Hilaire de Briou, crieur juré et sergent royal du Roy nostre Sire, prevosté et viconté de Paris, accompaigné de Claude Malassigné, trompette juré dudict seigneur, et autre trompette, le samedi dixième jour de mars mil cinq cens soixante quatre.

Signé: C. Adam.

Discours de la deffaicte qu'a faict Monsieur le duc de Joyeuse[214] et le sieur de Laverdin[215] contre les ennemis du Roy et perturbateurs du repos public à la Motte Sainct-Eloy, près Saint-Maixant en Poictou, le vingt-uniesme jour de juin 1587, dont les enseignes ont esté apportées au Roy estant à Meaux, le samedy vingt-septiesme de juin.

A Paris, pour la veufve de Laurent du Coudret, suyvant la coppie imprimée à Poitiers.

Le roy desirant sur toutes choses que ses subjects vivent toujours en la crainte de Dieu, en union, paix et tranquilité, pour y parvenir a cherché et cherche encores tous les jours tous les moyens à luy possibles; neantmoins, au mespris et contemnement de ses edicts et ordonnances, en certains et divers endroits de son royaume plusieurs perturbateurs du repos public se sont eslevez, qui par voye et soubs vœu d'hostilité se sont mis aux champs, lesquels ont saisy et prins aucuns chasteaux, places et villes, principalement au pays de Poictou. Car ayant cherché et amassé quelques forces jusques au nombre de quatre ou cinq mille hommes de pied et bien peu de cavallerie, ont couru jusques sur les limites du pays d'Anjou, ransonnant et pillant les villages et bourgs; et, ayant fait cela, taschèrent et essayèrent par tous moyens à eux possibles de surprendre la ville de Saulmur, afin d'avoir un passage et entrée sur la rivière de Loire à leur commandement et devotion. Mais tout aussi tost que la noblesse du pays eust esté advertie de telle chose (qui avoient et ont fort grand interest en la conservation et deffence d'icelle ville), se jetta dedans pour la garder et deffendre à l'encontre des dicts rebelles. Messieurs de Tours et d'Angers, en ayant ouy parler et en estans aussi advertis, y envoyèrent pareillement quelque bon nombre d'hommes bien armez et force munitions de guerre, comme voisins et bons amis sont tenuz faire l'un pour l'autre; ce que possible fut cause (et n'en faut douter) que les dicts rebelles laissèrent leur chemin et mechante entreprinse, et, prenans autre route, commencèrent à se retirer et cheminer le plus diligemment qu'ils purent vers le pays de Mayne, menaçant ceux de la dicte ville de Saulmeur de les venir revoir quand ils auroient auguementé et aggrandy leurs forces. Toutesfois, Dieu ne voulant permettre que leurs menaces eussent lieu, a permis que monsieur le duc de Joyeuse les en a bien empeschez, comme vous sera dit cy après[216].

Vous devez entendre qu'en ce pays de Mayne ils ont commis et faict tant d'execrables cruautez, mesme en une petite ville qui s'appelle Chevillé[217] où ils pillèrent tout et mesme violèrent femmes et filles, estimans estre bien vengez et satisfaits de la rage et fureur qu'ils avoient en leurs mauvais courages, et mesmes s'attribuans telles cruautez et forfaits (fort detestables à Dieu et au monde) à grand honneur et reputation. Depuis encores ils se sont emparez et investiz de Sainct-Maixant, Fontenay, Maillezant[218] et plusieurs autres bonnes places, et par ce moyen leur puissance, fureur et outrecuidance s'augmentoit et accroissoit tousjours de plus en plus; ce que le roy voyant avec grande patience, a esté enfin comme contraint y envoyer monseigneur le duc de Joyeuse.

Lequel s'achemina en la plus grande diligence qu'il peut au pays de Poictou, et feit dresser son camp à Loudun par monsieur de Lavardin, son lieutenant. Les ennemis, voyant les preparatifs qui se dressoient à l'encontre d'eux, deliberèrent de garder les villes qu'ils avoient prinses, pour le moins s'ils n'estoient assez forts pour faire teste et resister à la campagne. Ils envoyèrent donc deux regimens de leur armée, conduits par le sieur de Bourie, conducteur d'un regiment de Gascons, et Charbonnière, conducteur d'un autre regiment de François[219], pour se jetter dedans Sainct-Maixant; quoy entendu par monseigneur de Joyeuse, vint au devant et les rencontra en un bourg et chasteau nommé La Motte Sainct-Eloy, appartenant à monsieur de Lansac, à deux lieues de Sainct-Maixant. Là, les combat et en deffait cinq cens, qui se deffendirent vaillamment par l'espace de vingt-quatre heures, soustenans tousjours le choc, pensant avoir du secours; mais se sentans trop foibles, firent tant qu'ils gaignèrent l'eglise dudit La Motte Sainct-Eloy, où ils se renfermèrent et firent tout effort de se deffendre. Or la fin a esté qu'ils se sont renduz prisonniers; le dit sieur Bourie a esté tué et le capitaine Charbonnière prins prisonnier, et plus de soixante autres[220]. Il a esté tué, du costé de monseigneur le duc de Joyeuse, le sieur de Massé, un seigneur signalé. Les enseignes furent apportées par monsieur de Fumel au roy, estant à Meaux, le samedy vingt-septiesme jour de juin mil cinq cens quatre vingt-sept, six jours après la victoire obtenuë par monseigneur duc de Joyeuse, auquel Dieu donne la grace de le perseverer et vaincre les ennemis du roy, perturbateurs du repos public[221].

Lettre de Calvin, apportée des enfers par l'esprit du sieur Groyer aux pasteurs du petit Troupeau.

Suivant la copie imprimée à La Rochelle par Estienne du Rosne, imprimeur et libraire. 1641.

Avec permission.

In-8.


A Monseigneur Monseigneur de la Porte, grand prieur de France, ambassadeur de l'ordre de Saint-Jean de Jerusalem, intendant general de la navigation et commerce de France, et gouverneur pour Sa Majesté de Broüage, La Rochelle, pays d'Aulnis et isles adjacentes.

Cher objet de tous les François,
Grand protecteur des Rochellois,
Exerce en mon endroit ta bonté coutumière;
Permets à cet esprit naissant
D'aller le front baissé rechercher la lumière,
A la faveur de ton croissant.

Pierre Groyer, Angevin,
Escollier de philosophie au collége royal de La Rochelle.


Pasteurs qui menez vos troupeaux
Parmy des routes si cachées
Et qui les abreuvez des eaux
Que l'enfer semble avoir crachées,
Cessez de suivre ces sentiers
Au bout desquels vos devanciers
Ont veu des loups et des vipères
De qui la fureur et l'efort
Leur ont fait rechercher le port
Dedans la gueule des cerbères.

Le grand bruit de ces leopards
Vous forcera d'ouvrir l'oreille,
Et vous serez de toutes parts
Attains d'une peur nompareille.
Si vous jettez vos souliers vieux
Pour mieux fuir devant leurs yeux,
Ils vous poursuivront plains de rage,
Et, après vous avoir vaincus,
Puisque vous semblez aux cocus
Ils vous feront entrer en cage.

Les libertez que vous prisez
Se separeront de vos ames,
Et tout ce que vous meprisez
Vous tallonnera dans les flammes;
Les jeusnes, les austeritez,
Contre qui vous vous irritez,
Seront vos plus doux exercices,
Et, tous rongez de desplaisir,
Vous sentirez qu'un fol desir
Peut engendrer mille supplices.

Parmy les tenebreux cachos
Où vous mettront ces Poliphèmes,
Dieu, vous privant de tout repos,
Se vangera de vos blasphèmes;
Vos crimes, qui luy font horreur,
Porteront sa juste fureur
A faire esclatter son tonnerre
Dessus vos corps chargez de fers;
Vous sentirez dans les enfers
Celuy que vous niez sur terre.

Vous ne pourrez jamais le voir,
Jamais vous ne l'aurez pour père,
Puisque vous refusez d'avoir
Sa très chère espouse pour mère.
La douceur de ce Roy des Roys
(De qui vous violez les loix
Et que vous appelés barbare
Le faisant autheur de tous maux)
Pour faire place à nos travaux
Se retirera du Tartare.

Son bras, qui ne peut se tenir
De secourir et de bien faire
S'exercera lors à punir
Ceux qui sont enclins à mal faire.
Sous la pesanteur de sa main,
Combattus de soif et de faim,
Si vous ouvrez vos bouches grandes,
Soudain les serpens, les aspics,
Les crapaux et les basilics
Les rempliront de leurs viandes[222].

Les orfrayes et les corbeaux
Tiendront le haut bout à vos tables;
Vous n'oirez point des chants plus beaux
Que leurs cris très espouvantables;
Dans ces contagieux festins,
Vous serez serviz de lutins,
De Mégère et de Tysiphone,
Qui, vous presantant du poison,
Vous feront dire avec raison:
«Jusqu'au bord pleine tasse on donne.»

Vostre dessert sera du fiel
Force pommes de colloquinte;
L'on vous presentera le miel
Qui se rencontre dans l'absinte,
Et, quoy que pour n'en goûter pas
Vous meditiez de grands combats,
Votre deffence sera vaine:
L'on a delibération
Non par commemoration
Que vous ferez ainsi la cène.

Là on viendra vous inviter
A faire compagnie à Baize
Qui disne du corps de Luther
Qu'on a fait rostir sur la braize;
Vous verrez l'infame Astarot
Traitter le confrère Marot
Avec une main meurtrière;
C'est là qu'il dit à ce boureau:
«Je suis fait semblable à un veau
Qui boult au fond d'une chaudière.»

Luy-mesme se ronge le cœur
Et fulmine contre ses crimes,
Et cet escervelé mocqueur
Pleure au plus profond des abismes.
Les seuls dont il oit les sermons
Sont les Furies, les Demons,
Qui luy livrent dix mille allarmes,
Et dans son chaleureux tourment
Il n'a de rafraîchissement
Que le seul torrent de ses larmes.

Et moy, malheureux apostat,
Qui ay fait passage a leurs vices,
L'on m'a reduit en un estat
Où je les surpasse en supplices;
Eux-mêmes me lancent des dars,
Et, tournant leurs affreux regars
Vers mon corps brulant et difforme,
Ils crient à perte de voix
Que c'est dans l'enfer où je dois
Faire une seconde réforme.

Je le voudrois, mais je ne puis;
La justice veut que je souffre
Les misères et les ennuis
Que vomit cet horrible gouffre,
Où je suis mort pour les plaisirs,
Où mes horreurs et mes desirs
Me tiennent toujours dans l'orage,
Où tout bute[223] à me désoler,
Où rien ne vient me consoler
Que le désespoir et la rage.

Mes yeux ardans et enfumez
N'aperçoivent que des potences
Des roües, des feux allumez,
Instruments de mes pénitences.
Les cyclopes de ces fourneaux
Ne mettent l'acier en carreaux[224]
Qu'afin d'en escraser ma teste;
Mon esprit s'abisme en des flots
Sur qui le vent de mes sanglots
Fait souslever une tempeste.

Les gesnes qu'on me fait sentir
Emplissent d'horreur ma caverne,
Mes desespoirs font retentir
Toutes les places de l'Alverne,
Les Mores, les Egyptiens,
Les Barbares, les Indiens,
Sont icy sains et sans divorce,
Car tous les maux rongent mes os
Et les demons dessus mon dos
Lassent leur colère et leur force.

Ces antres nourrissent des ours
Qui conspirent mes funerailles,
Et, pour les haster, les vautours
Viennent arracher mes entrailles.
J'envie une seconde mort;
Mais celuy qui regist mon sort
Avec le fer et la balance
Me fait vivre, et, tout irrité,
Il veut bien que l'éternité
Soit plus courte que ma souffrance.

O tourment! ô rage! ô fureur!
O parents qui me vistes naistre,
Que ne m'arrachiez-vous le cœur
Au moment que je receus l'estre.
Mère qui m'avez enfanté,
Vous m'eussiez alors exempté
Des malheurs sous qui je succombe
Si par le tranchant d'un cousteau
Vous m'eussiez tiré du berceau
Pour me porter dessous la tombe.

Que faisiez-vous dans les deserts,
Tygres, où cherchiez-vous des vivres,
Alors que mon esprit pervers
Diminuoit les sacrez livres?
Quand je voulus les effacer,
Et que je les osay placer
Au rang des choses apocriphes,
Vous deviez déchirer mon flanc;
Ce forfaict de mon propre sang
Devoit estre escrit par vos griffes.

Helas! si je pouvois trouver
La sortie de ce dedale
Où mon sort me fait repreuver
Tout ce que l'on feint de Tantale,
J'irois vous revoir, ô mortels!
Pour immoler sur vos autels
Mon cœur et mon visage blesme.
Ils brusleroient au lieu d'encens
Et de tout le cours de mes ans
Je ne ferois qu'un seul caresme.

Vous qui recevrez cet escrit
Cherchez desormais les saints temples,
Recognoissez y Jesus-Christ;
Servez à vos troupeaux d'exemples;
Embrassez la devotion;
Quittez vostre religion
Très mal fondée et mal acquise;
Qu'elle ne soit plus vostre but,
Puisqu'on ne trouve aucun salut
Separé du seing de l'Eglise.

Discours de la Prinse du capitaine Chapeau et du capitaine la Callande[225], de par Monsieur le Prevost de l'hostel, grand prevost de France, ensemble l'execution qui en a esté faicte dans la ville de Montargy, pour avoir lever des compagnies sans commission et pour avoir voller et ransçonner les bourgs et villages tant de autour de Montargy que du chasteau Renard[226] et Osouay[227], dont les testes des capitaines ont esté apportées devant le chasteau du Louvre, à Paris.

A Paris, pour Laurens du Coudret, maistre imprimeur.

1586. In-8.

La perfection de l'homme (sans laquelle il ne peut estre politique, et moins apte pour se nommer membre du corps mystique de Jesus-Christ) consiste en l'obeyssance deue à Dieu, et par consequent à ceux lesquels il a establis sur nous, quels sont les prelats et ministres de l'Eglise, les roys, princes et aultres par eux deleguez pour la vengeance des malfaiteurs et asseurance de ceux qui chemineront selon la loy. De sorte que ceux qui, ou de fait ou de propos, contreviennent à ceste ordonnance, semblent d'autant indignes du nom chrestien qu'ils se reculent de la trace de l'Escriture saincte, et refusent suyvre celuy Jesus-Christ duquel ils se denomment et glorifient, voire mesme se bandent contre Dieu, autheur et protecteur de la dignité royale. Quand tu viendras en la terre que le Seigneur ton Dieu te donne, et que tu possederas, et y demeureras et diras: «Je mettray un roy sur moy comme toutes les nations qui sont à l'entour de moy», lors tu constituras sur toi le roy que le Seigneur ton Dieu eslira du nombre de tes frères. Quoy considerant, l'homme chrestien rejettera tout pretexte et couleur que puissent prendre les rebelles, puisque, suyvant la doctrine de l'apostre sainct Pierre, les subjets se doivent en toute crainte soubmettre à leurs maistres, non seulement bons et humains, mais aussi rigoureux. Car cela est aggreable si quelqu'un, à cause de la conscience qu'il a envers Dieu, endure fascherie, souffrant injustement: car ne permet aucunement nostre Dieu se bander contre son maistre, ne le vassal prendre les armes contre son roy. Qu'ainsy soit pour le vous donner à entendre de deux capitaines: ne craignant Dieu, ne roy, ny justice, se sont mis à lever des hommes sans permission ni commission du roy (nostre très souverain seigneur et maistre), et pilloient, ransçonnoient tous les pauvres laboureurs d'entour la ville de Montargy, jusques à violer femmes et filles, et mesme jusque à battre et tuer et meurdrir leurs hostes et hostesses.

Dont Dieu ne lessans les meschans impunis, et la sainte justice en estant advertie, M. le prevost de l'hostel et grand prevost de France, ayant entendu les plaintes et advertissement des pauvres laboureurs des cruaultez et tirannies faites par Jehan Bellange, dict capitaine Chapeau, et par Jehan du Dont, dict capitaine La Calande, et les soldats de leurs suittes, les a fait prendre trois lieues près Montargy, près Osouy, et furent amenez dans la ville de Montargy, et condamnez par juste sentence de M. le prevost de l'autel, grand prevost de France:

Que le capitaine Chapeau-Rouge et le capitaine La Calande seroient rompus dans la halle, le lundy dix-septième jour de mars mil cinq cens quatre vingts six, et leurs testes apportées devant le chasteau du Louvre à Paris.

Remonstrance.

Que pourront donc alleguer les rebelles, veu que les exactions que les princes pourroient faire ne sont suffisantes causes d'esmouvoir leurs sujets contr'eux? On peut faire des remontrances, requerir des estats et rechercher autres voyes raisonnables, non lever les armes, assassiner son prince; joinct que, quand on auroit regardé toutes choses d'œil sain et droict, on verroit que plusieurs causes légitimes, voire comme necessitez urgentes, contraignent quelquefois les rois requerir de leurs sujets aides et subsides plus que de coustume, parquoy il faut que ceux qui se glorifient du nom de chrestien, qu'ils regardent à prier Dieu pour leur roy, selon la doctrine de sainct Paul.

Sur l'enlevement des reliques de saint Fiacre, aportées de la ville de Meaux pour la guerison du derrière du C. de R[228].

Miracle, citoyens! celuy dont la fureur
Remplit toute l'Europe et de sang et d'horreur,
Met les grands à l'aumône et le peuple en chemise[229],
Profane les autels et ravage l'Eglise,
Bourrelé de l'excès de son ambition,
S'alambique l'esprit de la religion,
Recherche les saints lieux, reclame les reliques,
Couvre de pieté ses humeurs tyranniques.
Demons, souffrirez-vous que ce faux Capelan
Puisse vivre en repos, qui commande en tyran?
Que ce fameux ingrat, cet infame corsaire,
Loge dedans les cieux son ame sanguinaire?
Non, je n'estime pas que ce soit son dessein;
Vous êtes ses tuteurs, il suit votre destin.
Tous les deguisemens sont de votre fabrique;
Il sçait tous les secrets de votre politique,
Embrasse vos conseils, se régit par vos loix,
Et brouille comme vous l'etat des plus grands roys.
Sous luy les plus vaillans conduisent les armées,
La France a pris le nom des Isles fortunées.
Un moine, un renégat, l'un blanc et l'autre gris[230],
Servent insolemment ce cruel Phalaris;
Le plus gros des voleurs dispose des finances,
Et le plus corrompu tient en main la balance.
Enfin la cruauté, la rage et le depit
Ont mis sous ce bon chef les bourreaux en credit;
Mais toutes les vertus de cette ame bien née,
Ne se pouvant asseoir, s'en iront en fumée.
Les rares qualitez de ce grand favory
S'etoufferont bientôt, s'il a le cul pourry[231].
Chirurgiens affronteurs, dont la vaine science
A trompé ce puissant ministre de la France,
Vous ne meritez pas d'avoir part aux honneurs,
Vous n'aurez plus ce digne objet de vos labeurs:
Vos consultations ne sont que des chimères.
Pour guerir ce derrière, il faut de grands mystères.
La terre ne peut plus soulager ses douleurs,
Elle ne peut souffrir l'eclat de ses grandeurs.
Le ciel, qui seul fournit à ses hautes pensées,
Prolongera le cours de ses belles années,
Forcera les destins, fera cesser ses maux,
Luy rendra la santé pour prix de ses travaux.
Il importe fort peu que le peuple malade
Des corps resçuscitez nous presente en parade.
Retirez-vous d'icy, podagres et teigneux,
Saint Fiacre[232] n'a plus de vertu dans ces lieux.
Membres cicatrisez par des anciens ulcères,
Vous n'aurez plus de quoy soulager vos misères;
Ce bon saint, delaissant son temple et ses autels[233],
Abandonne le soin du reste des mortels.
Encor son entremise et sa sainte prière
Auront assez de peine à sauver ce derrière.
Son ulcère, vengeur du sang des innocens,
De leurs rudes prisons, de leurs cruels tourmens,
Ne peut quitter son maitre en luy laissant la vie,
Ny amoindrir son mal, augmentant sa folie.
Ce traitre neanmoins, en depit de son sort,
Et malgré le destin, fait un dernier effort,
Implore les secours d'une main souveraine,
Puisqu'elle a rendu son esperance vaine.
Nogent[234], le plus falot de tous les favoris,
Avec un plein pouvoir est party de Paris,
Pour ravir cet ancien protecteur de la Brie,
Enlever saint Fiacre du sein de sa patrie.
Mechant! c'etoit assez de ruiner tant d'estats,
De troubler le repos de tant de potentats,
Qu'un prêtre scelerat eût ravagé la terre,
Qu'il eût porté partout le flambeau de la guerre;
Ton insolence va jusques dedans les lieux,
Tu fais venir les saints au lieu d'aller à eux,
Tu les assujettis aux loix de ton caprice,
Tu veux qu'ils soient temoins de tes noires malices.
Mais, helas! tout fait joug sous cet enlevement;
L'evêque, le clergé, sont sans ressentiment,
Et les peuples, reduits à un triste servage,
Souffrent sans murmurer voler leur heritage,
Piller leurs saints tresors, prendre leurs ossemens,
Fouiller au plus sacré de tous leurs monumens.
Deux graves deputez chargez de la conduite
Mettent par les chemins tous les galleux en fuite,
Reservant la vertu de ce vol pretieux
Pour donner guerison à ce cul glorieux.
Thetis, doyen de Meaux, en habit magnifique,
Doit estre le premier porteur de la relique;
Le bon docteur Julien, quoy qu'en très grand emoy,
Suivra cet harangueur au mepris de sa foy,
Et, quoy qu'il soit le plus zelé de la Sorbonne,
Quitte son serieux, et prend l'humeur boufonne,
Prête son ministère à ce plaisant esbat,
Qui ressemble à celui qui se fait au Sabbat.
Armand dedans son lit reçoit cet ambassade,
Et, la face tournée, offre son cul malade,
Surpassant la fierté des princes ottomans,
Qui presentent leurs dos à leurs chers courtisans.
L'orateur, étonné de cette pourriture,
Ateste ciel et terre et toute la nature;
Dit que l'on fait grand tour à la vertu du saint;
Du voyage inutile et du travail se plaint;
Qu'il est vray qu'un teigneux, un galeux, un podagre,
Sont objets du pouvoir de monsieur saint Fiacre;
Mais qu'il ne guerit pas un phantôme sans corps;
Que sa vertu ne peut resusciter les morts;
Qu'il ne peut pas ôter le butin à la terre,
Ny sauver ce mechant, plus digne de tonnerre;
Que ce cul est dejà le partage des vers,
Et que l'ame d'Armand est le prix des enfers.
Ainsi, tous murmurans, deputez et reliques
Crient qu'on les a pris pour de vrais empiriques;
Qu'on les a fait venir pour soulager un mal
Dont le ciel, juste auteur, punit ce cardinal,
Dompte ce furieux et venge l'arrogance
Qui lui fait mepriser les princes de la France,
Qui fait porter son trône au dessus de nos lys;
Mais l'insolent ne peut y demeurer assis.
Ce cruel Philistin a senty la vengeance
Du grand Dieu protecteur de l'arche d'alliance,
Cet impie est frappé, mais non pas dans le cœur:
Un poltron n'eut jamais cette marque d'honneur;
Son dos, son cul, rongez, serviront de victimes
Et d'expiation aux horreurs de ses crimes.

Institution de l'Ordre des chevaliers de la Joye, sous la protection de Bachus et de l'Amour, etablie à Mezières le 18 janvier 1696[235].

Comme le carnaval a été de tout temps la saison de la joye et des divertissemens, il semble que ce seroit être ennemi de soy-même que de passer dans la tristesse un temps consacré aux jeux et à la bonne chère; c'est dans cette pensée que le sage instituteur de cet ordre a pretendu bannir par une agreable societé la melancolie qui règne si fort dans cette ville, et faire couler cet heureux temps dans des plaisirs continuels et toujours nouveaux.

Pour eviter la confusion dans une si belle entreprise, il a luy même donné les règles qui suivent, telles qu'elles luy ont eté inspirées par Bacchus et par l'Amour, protecteurs de cet ordre.

On a d'abord jugé à propos d'establir trois dignitez, qui seront remplies par trois personnes d'un merite distingué, ennemies mortelles du chagrin et capables d'inspirer de la joye dans les cœurs qui en sont les moins susceptibles. Ceux qui possederont ces dignitez enivrantes seront:

L'eminentissime grand maistre, le grand commandeur de l'ordre, le grand prieur.

Ils seront distinguez: le grand maistre, par un ruban vert, large de deux doigts, qu'il portera en bandoulière, au bout duquel sera attachée une medaille d'argent, relevée des armes de l'ordre, qui representera Bacchus et l'Amour avec leurs attributs, qui s'embrasseront pour marque de leur union et seront couronnés d'une mesme couronne, composée de pampre et de mirthe, avec cette devise autour de la medaille: La joye nous unit.

Le grand commandeur et le grand prieur porteront une mesme medaille[236] au bout d'un ruban vert qui leur pendra au col. Les simples chevaliers et officiers subalternes la porteront aussi avec un ruban vert, attaché à la boutonnière du juste-au-corps; sur les revers de la médaille de l'ordre les chevaliers feront graver la devise qui conviendra le plus à la disposition de leurs cœurs.

L'eslection des trois premières dignitez de l'ordre se fera à la pluralité des voix dans la première assemblée, où, après une ample effusion de vin, on implorera le secours et l'inspiration des divinitez protectrices.

Règles des Chevaliers de la Joye.
I.

Ceux qui voudront être reçus dans l'Ordre de la Joye seront obligés de fournir des certificats en bonne forme de leur belle humeur, de leur gayeté et de leur honnesteté avec les dames, et s'obligeront d'executer à la lettre les statuts de l'Ordre.

II.

Chacun des chevaliers fera choix d'une dame qu'il fera recevoir chevalière avec luy; elle donnera les mêmes preuves et jouira des prerogatives de son chevalier, sera obligée de porter comme lui une medaille et de se conformer religieusement aux statuts.

III.

L'on ne recevra dans l'Ordre aucun chevalier qui ne soit gentil-homme, ou qui ne vive noblement.

IV.

Pour entretenir la bonne union, qui fait une des principales parties de l'Ordre, les chevaliers s'assembleront deux fois la semaine, le dimanche et le jeudy, pour deliberer sur les affaires de l'Ordre.

V.

Les jours d'assemblée, les chevaliers regaleront leurs confrères chacun à leur tour, avec abondance de vin, de toutes sortes de liqueurs, de violons et de bonne chère; surtout la joye fera l'ornement de leur repas.

VI.

Pour eviter la confusion, l'on donnera un bouquet au chevalier qui sera obligé par son tour de regaler ses confrères.

VII.

Dans les repas que se donneront les chevaliers, feront un carillon perpetuel de verres, qui ne sera interrompu que par des chansons bachiques, et les plus divertissantes.

VIII.

Les chevaliers porteront toute sorte de respect au grand maistre, et à ses officiers, lesquels seront assis, dans les repas, par distinction, sur des chaises élevées au dessus du reste des chevaliers, et le grand maistre aura la sienne au dessus de la leur.

IX.

La dame du grand maistre et celles des premiers officiers observeront la mesme elevation des rangs que leurs chevaliers auront dans les assemblées.

X.

Lorsque le grand maistre commandera à quelqu'un de chanter ou de regaler la compagnie par quelques comptes agréables, il ne s'en pourra defendre sous quelque pretexte que ce puisse estre.

XI.

La dame du grand maître aura le même empire sur les chevaliers.

XII.

Les chevaliers et leurs dames vivront dans une parfaite union et soutiendront envers eux et autres tout l'honneur de l'ordre, au peril de leur vie et de leurs biens.

XIII.

S'il arrivoit par malheur quelque different entre les chevaliers ou leurs dames, le grand maître et ses officiers le termineront sur le champ de leur propre authorité, et ceux qui ne voudront pas obeir à leur decision seront chassés honteusement de l'ordre comme perturbateurs de la joye publique.

XIV.

Les chevaliers et chevalières seront obligés de porter en tous temps leur medaille; ceux qui seront surpris sans en avoir seront privés pour la première fois des plaisirs de deux assemblées, pour la seconde seront interdits de l'ordre si longtemps qu'il plaira au grand maître, et à la troisième fois seront exclus sans retour de la societé de leurs confrères et livrés en proye à leurs remords.

XV.

Un chevalier, le jour de sa réception, après avoir fait choix d'une chevalière, s'attachera à elle, la proviendra en tout ce qu'elle pourroit exiger de luy, et luy ôtera tout sujet de jalousie, en ne marquant point d'empressement pour d'autres que pour elle, sans neantmoins manquer à la civilité, qui demande un accueil riant pour tout le monde.

Formulaire des vœux d'un chevalier de la Joye.

Jay, tel   fait vœu, en presence de Bacchus et de l'Amour, d'observer religieusement les statuts de l'ordre illustre de la Joye, et promets de garder jusqu'au dernier soupir la belle humeur, qui est une des plus belles qualitez d'un chevalier accompli; je promets de conserver toute ma vie une complaisance et une honnesteté inviolable pour les dames, et de regarder d'un œil tranquile la perte de nos biens, plutôt que de sortir du caractère d'un veritable chevalier de la joye. En foy de quoy j'ay signé le présent serment d'une encre de couleur de vin.

Fait à Mezières, ce.....
jour de.....

Tel.  

Manière de recevoir un chevalier de la Joye.

Après que l'on aura fait lecture des statuts au chevalier que l'on voudra recevoir, le grand maître, accompagné de ses officiers et suivi de tous les chevaliers et chevalières de l'ordre, le fera mettre un genoüil en terre et recevra son serment, qu'il fera en la manière cy-dessus; on luy fera passer ensuite par trois fois un verre de vin sur la tête des plus grands qui se trouveront, qu'il avalera d'un seul trait sans chanceler; cette ceremonie etant faite, le grand maître prendra une médaille que l'on luy apportera dans un bassin d'argent, laquelle le grand commandeur et le grand prieur attacheront au nouveau chevalier, après quoy il embrassera tous les chevaliers et chevalières qui seront présents, et l'on lui expediera ses lettres de reception. La même chose s'observera à la reception de la dame que le chevalier presentera à la dame du grand maître pour sa chevalière.

Lettres patentes à la réception d'un chevalier.

Nous, ennemi capital du chagrin, ami de la liberté et grand maistre de l'ordre de la joye, sur preuves à nous données de la belle humeur, complaisance pour les dames et bonne appetit de tel  , l'avons trouvé digne de participer aux plaisirs de notre ordre; enjoignons à nos bons et feaux amis rotisseurs, cabaretiers, traiteurs, patissiers, caffetiers, marchands de rataffia et violons, d'avoir à le reconnoître pour membre de notre corps, dès ce jour et à l'avenir, et de luy fournir, sitôt qu'il se presentera, tout ce qui peut contribuer à la joye, à la bonne chère et aux cadeaux qu'il voudra donner aux dames; car tel est notre plaisir. Fait à Mezières, etc.

Jour de

Signé  

Et au bas:

Collationné à l'original, par moy, secretaire de l'ordre de la Joye.

Le chevalier de Belle Humeur.

Noms des chevaliers de l'ordre de la Joye.

  • L'Eminentissime grand maître de l'ordre, ennemy capital du chagrin et ami de la liberté.
  • Le grand commandeur de l'ordre, partisan des jeux, des ris et de la bonne chère.
  • Le grand prieur de l'Ordre.
  • Le fleau de la Melancolie.
  • Le secretaire de l'Ordre.
  • Le chevalier de la Belle Humeur.
  • Le chevalier du Printemps.
  • Le chevalier Fidel.
  • Le chevalier Fretillant.
  • Le chevalier Sans Soucy.
  • Le chevalier de l'Espérance.
  • Le chevalier Constant.
  • Le chevalier Magnifique.
  • Le chevalier Complaisant.
  • Les dames des chevaliers porteront leur nom[237].

La grande division arrivée ces derniers jours entre les femmes et les filles de Montpellier, avec le sujet de leurs querelles.

A Paris.

M.DC.XXII. In-8[238].

Perfide et abominable ville, qui par tes impies et damnables revoltes penses faire teste long temps à ce grand Monarque qui te tient assiegée[239], c'est maintenant que tu peux recognoistre à bon droit que tes trahisons ne te servent qu'à advancer ta ruyne, tes mutineries n'enclinent qu'à ta cheute, tes revoltes ne panchent qu'à ton renversement.

Et bien que tu sois la demeure ordinaire des medecins, tu n'en trouveras pourtant pas un si expert qui puisse remedier aux playes journalières qu'on donne aux tiens, ny remplastrer les bresches que les canons du Roy font continuellement à tes bastions et murailles; ton Mont sera Pillé[240] si tu ne plies sous le joug de l'obéissance; les divisions qui sont parmi tes Citadins le peuvent tesmoigner, et les desordres continuels qui sont au milieu de ton enclos en pourront porter suffisante preuve.

Dernièrement, que les habitans de Montpellier voulurent mettre le né au vent pour faire une sortie, et qu'on leur tailla de si belles croupières, où mesme un de leurs principaux capitaines fust estendu sur la place, les femmes et les filles de la dite ville ayans eu le bruit de cecy s'assemblèrent en un lieu pour ensemblement deplorer leurs malheurs et abjurer la guerre cause de tant de maux.

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