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Variétés Historiques et Littéraires (08/10): Recueil de pièces volantes rares et curieuses en prose et en vers

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The Project Gutenberg eBook of Variétés Historiques et Littéraires (08/10)

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Title: Variétés Historiques et Littéraires (08/10)

Editor: Edouard Fournier

Release date: July 21, 2015 [eBook #49502]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Guy de Montpellier, Christine
P. Travers and the Online Distributed Proofreading Team
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de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VARIÉTÉS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES (08/10) ***

VARIÉTÉS
HISTORIQUES
ET LITTÉRAIRES

Recueil de pièces volantes rares et curieuses
en prose et en vers

Revues et annotées

PAR
M. ÉDOUARD FOURNIER

Tome VIII

Décoration.

A PARIS
Chez P. Jannet, Libraire
M.DCCCLVII

L'interrogatoire et deposition faicte à un nommé Jehan de Poltrot, soy disant seigneur de Merey, sur la mort de feu monsieur le duc de Guyse.

Nouvellement imprimé à Paris.

Avec privilége.

1563[1].


Du 21e jour de février mil cinq cens soixante deux, Au camp de Sainct-Hilaire, près de Sainct-Mesmin.

Pardevant la royne mère du roy, MM. le cardinal de Bourbon, duc d'Estampes, prince de Mantoue, comte de Gruyères, seigneurs de Martigues, de Sansac, de Cipierre, de Losse, et l'evesque de Lymoges, respectivement tous conseillers du roy et chevaliers de son ordre, presens, a esté amené Jehan de Poltrot, soy disant sieur de Merey, natif du pays d'Angoumois, en la seigneurie d'Aubeterre[2], aagé de vingt-six ans ou environ; lequel, admonnesté qui l'a suscité de donner le coup de pistole dont M. le duc de Guyse fut attaint et frappé jeudy dernier, quel estoit son but et intention, ou de ceux qui l'avoient induit à ce faire, et quels deniers il en a pour ce faire receuz et espère en recevoir, a dit et confessé, se mettant à genoux devant la dite dame et luy demandant pardon, ce que s'ensuyt:

C'est assavoir, qu'environ le mois de juing ou de juillet dernier, le prince de Condé estant à Orleans et le seigneur de Soubize en sa compagnie, duquel il est serviteur, il s'en alla audit Orléans[3].

Auquel lieu le seigneur de Feuquères, le jeune gouverneur de Roye et le capitaine de Brion[4] s'adressèrent à luy, et luy dirent qu'autrefois ils l'avoyent cogneu homme d'execution et entreprinse, et que, s'il vouloit entendre à faire une bonne entreprinse qui tourneroit au service de Dieu, à l'honneur du roy et soulagement de son peuple, il en seroit grandement loué et estimé. Et les ayant iceluy confessant requis de se descouvrir davantage et luy faire ouverture de quelle entreprinse ils entendoyent parler, les asseurant que de sa part il seroit tousjours prest de faire une bon service au roy, cognoissans sa bonne volonté, ils le remirent à M. l'admiral et luy dirent qu'il luy feroit plus amplement entendre le propos qu'ils luy avoyent touché.

Et de fait, deux ou trois jours après, les dits Feuquères et Brion le presentèrent au dit seigneur de Chastillon, admiral, estant logé au dit Orleans, près la maison du prince de Condé, et estoit pour lors le dit seigneur de Chastillon en une salle basse dessous le dit logis; et après que les dits Feuquères et Brion l'eurent presenté au dit seigneur de Chastillon, il commanda à tous ceux qui estoyent en sa salle de se retirer, ce qu'ils feirent. Et mesmes les dits Feuquères et Brion s'en allèrent, et demeura seul avec le dit seigneur de Chastillon, qui luy demanda, en telles paroles ou semblables, s'il vouloit prendre la hardiesse d'aller au camp de M. de Guyse (estant lors le camp du roy, que le dit sieur de Chastillon appelloit le camp de M. de Guyse, près de Bogency), et que, s'il entreprenoit d'aller au dit camp pour l'effet qu'il luy declareroit, il feroit un grand service à Dieu, au roy et à la republique; et luy ayant iceluy confessant demandé de quelle entreprinse il entendoit parler, il luy dist que, s'il vouloit entreprendre d'aller au dit camp pour tuer le sieur de Guyse, qui persecutoit les fidèles, il feroit un œuvre meritoire envers Dieu et envers les hommes; oyant lesquels propos, qui luy sembloyent passer outre ses force et puissance, il dist au seigneur de Chastillon qu'il n'eust osé entreprendre si grande charge. Ouye laquelle responce, le dit seigneur de Chastillon ne l'en pressa davantage, mais le pria de tenir ce propos secret et n'en parler à personne[5].

Et depuis, le dit seigneur de Soubize partant de la dite ville d'Orleans pour s'en aller à Lyon, et iceluy confessant l'accompagna, et y demeura continuellement avec luy, jusques environ quinze jours après que la bataille fut donnée, près Dreux[6].

Que le dit seigneur de Chastillon escrivit au dit seigneur de Soubize estant au dit lieu de Lion qu'il eust à luy envoyer iceluy confessant[7]. Et de fait iceluy seigneur de Soubize le depescha pour aller par devers le dit seigneur de Chastillon, et luy bailla un paquet à porter, sans luy communiquer ce qu'il escrivoit au dit seigneur de Chastillon; et estant arrivé près la ville de Celles, en Berry, en un lieu nommé Villefranche, il y trouva le dit seigneur de Chastillon, auquel il presenta le dit paquet[8], et, après l'avoir veu, il luy commanda de l'aller attendre au dit Orleans, ce qu'il feit[9].

Et quelque temps après le retour du dit seigneur de Chastillon au dit Orleans, s'estant presenté au dit seigneur de Chastillon pour entendre sa volonté, il demanda s'il luy souvenoit du propos qu'il luy avoit tenu l'esté precedent; et luy ayant fait response qu'il s'en souvenoit très bien, mais que c'estoit une chose trop hasardeuse, le dit seigneur de Chastillon luy dist que, s'il vouloit executer la dite entreprinse, il feroit la chose la plus belle et la plus honorable pour le service de Dieu et le bien de la republique qui fut onques faite, et s'efforça de luy donner courage et hardiesse pour executer la dite entreprinse, dont de rechef il se voulut excuser. Mais à l'instant survint Theodore de Besze et un autre ministre de petite stature, assez puissant, portant barbe noire; lesquels luy firent plusieurs remonstrances, luy demandans s'il seroit pas bien heureux de porter sa croix en ce monde, comme le Seigneur l'avoit portée pour nous; et, après plusieurs autres discours et paroles, luy dirent qu'il seroit le plus heureux homme de ce monde s'il vouloit executer l'entreprinse dont M. l'admiral luy avoit tenu propos, parce qu'il osteroit un tyran de ce monde, pour lequel acte il gaigneroit paradis et s'en iroit avec les bien heureux, s'il mouroit pour une si juste querelle. Desquelles remonstrances iceluy confessant se laisse persuader, et dit au dit seigneur de Chastillon, qui estoit present et assistant à tous les dits propos des dits ministres, qu'il feroit donc la volonté de Dieu, et s'en iroit au camp du dit seigneur de Guyse pour s'efforcer de mettre la dite entreprise à execution, dont il fut fort loué et estimé, tant par le dit seigneur de Chastillon que les dits ministres; et luy dirent qu'il n'estoit pas seul qui avoit fait de telles entreprises, parce qu'il y en avoit plusieurs autres qui avoyent entrepris semblables charges; et mesme le dit seigneur de Chastillon luy dist qu'il y avoit plus de cinquante autres gentils-hommes de bon lieu qui luy avoyent promis de mettre à effect autres semblables entreprises; et luy feit à l'instant bailler vingt ecus par son argentier pour venir au camp de Messas[10], où lors estoit le dit seigneur de Guyse, afin de penser et adviser les moyens comme il pouvoit venir à bout de la dite entreprinse[11].

Lesquels vingt escus il receut et s'en vint au dit camp de Messas, où il se presenta au dit sieur duc de Guyse, et luy dist qu'il se repentoit d'avoir porté les armes contre le roy et qu'il se vouloit doresnavant rendre à luy. Ce que le dit seigneur duc de Guyse print en bonne part et luy dist qu'il estoit le bien venu; et quand le dit seigneur duc de Guyse se partit du dit Messas pour s'en aller à Blois, iceluy confessant y alla et retourna avec luy[12].

Et quelques jours après il retourna au dit Orleans par devers le dit seigneur de Chastillon, et s'efforça de s'excuser envers luy d'entreprendre une si grande charge, parce que le dit seigneur duc de Guyse n'avoit accoustumé de sortir de sa maison sans estre bien accompagné. Mais le dit seigneur de Chastillon luy renforça le courage plus que devant et luy dist qu'il sçavoit bien ce qu'il luy avoit promis, et qu'il ne falloit point qu'il usast d'aucune excuse. Et d'abondant luy fist faire plusieurs remonstrances par le dit de Besze et l'autre ministre qui luy en avoit premierement parlé, qui luy troublèrent tellement l'esprit et l'entendement qu'il s'accorda à faire ce qu'ils voudroyent. Et pour le confermer en ceste mauvaise opinion, le dit seigneur de Chastillon luy bailla luy-mesme cent escus sol dedans un papier pour acheter un cheval si le sien n'estoit assez bon pour se sauver après avoir fait le coup[13]; lesquels cent escus iceluy confessant receut, et s'en vint au dit camp de Massas pour adviser les moyens de mettre à fin la dite entreprise[14].

Et depuis le dit sieur de Guyse estant venu avec l'armée en ce lieu de Sainct-Hilaire après Sainct-Mesmin, il le suivit, ayant acheté du seigneur de la Mauvoysinière[15] un cheval d'Espaigne au dit lieu de Messas, moiennant la somme de cent escus qu'il lui bailla avec le courtaut sur lequel il estoit monté auparavant. Et fut pour quelques jours logé au chasteau de Corneil[16], distant de deux ou trois lieues du dit camp de Sainct-Hilaire, differant d'executer la dite entreprise jusques à ce qu'il vid qu'on pressoit fort la dite ville d'Orléans et qu'on faisoit tous efforts de la prendre[17]; et craignant lors que plusieurs des gens de bien qui y estoient fussent tuez et saccagez, il resolud en son esprit de tenir la promesse; et pour ce faire, jeudy dernier, dix-huitiesme de ce present mois, après avoir disné en une métairie distant de demie lieue de la maison où est logé le dit seigneur duc de Guyse[18], il luy vint en intention d'executer le dit jour la dite entreprise; et de fait le dit sieur de Guise passant la rivière de Leret[19] pour s'en aller au Portereau, il l'accompagna et suivit jusques au dit Portereau; puis s'en retourna par le pont et vilage d'Olivet, où sont logez les Suisses, et vint attendre le dit sieur de Guyse au passage de la dite rivière de Leret, en intention, soit qu'il fust bien ou mal accompagné, d'executer son entreprise, comme il feit; et oyant une trompette qui sonnoit au retour du dit sieur de Guyse, quand il voulut entrer dedans le basteau pour passer l'eau, il s'approcha de la rivière, et après que le dit sieur duc de Guise se fut descendu en terre, estant seulement accompagné d'un gentilhomme qui marchoit devant luy, et d'un autre qui parloit à luy monté sur un petit mulet, il le suivit par derrière, et approchant de son dit logis en un carrefour[20] où il y a plusieurs chemins tournans de costé et d'autre, il tira contre luy sa pistole chargée de trois balles, de la longueur de six à sept pas, s'efforçant de le frapper à l'espaulle, parce qu'il pensoit qu'il fut armé par le corps[21]; et à l'instant picqua le dit cheval d'Espaigne sur lequel il estoit monté, et se sauva de vitesse, passant par plusieurs bois tailliz, et feit ceste nuit environ dix lieues de pais, pensant s'eslongner de la ville d'Orléans. Mais Dieu voulut qu'à l'obscurité de la nuit il se destourna de son chemin, et se vint rendre jusques au village d'Olivet dedans le corps de garde des Suisses, où il luy fut dit par l'un des dits Suisses ces mots: «Ho! wer do?» Entendant lesquels mots, il cogneut que c'estoit la garde des Suisses, et se retira en arrière picquant jusques au lendemain huit à neuf heures du matin, et cognoissant que son cheval estoit las et travaillé, il se logea en une cense, où il se reposa jusques au lendemain, qu'il y fut trouvé et amené prisonnier[22].

Et sur ce que la dite dame l'a enquis si autres estoient consentans à la dite entreprise que le dit seigneur de Chastillon et le dit ministre, a dit qu'il ne luy avoit esté parlé par autres personnes que par le dit seigneur de Chastillon et le dit Besze et son compagnon, mais qu'il estime bien que le seigneur de La Rochefoucault en sçavoit quelque chose, d'autant que quand il arriva au dit lieu de Villefranche, près de la ville de Celle, le dit seigneur de La Rochefoucault luy faisoit bon visage et luy dit qu'il estoit le bien venu[23].

Et quand au prince de Condé, estant sur ce enquis, a dit qu'il n'a jamais cogneu qu'il fust participant de la dite entreprise, ne qu'il en sceust aucune chose, et pense en sa conscience qu'il n'en sceut jamais rien, mais au contraire, la première fois que le dit seigneur de Chastillon luy parla de la dite entreprise, luy demandant si c'estoit M. le Prince qui la faisoit faire, le dit seigneur de Chastillon luy feit response qu'il n'avoit que faire de s'enquerir du dit seigneur prince de Condé[24]. Pareillement a declaré qu'il ne luy en fut jamais parlé par le seigneur d'Andelot ny le seigneur de Soubize; ains, au contraire, ayant iceluy confessant fait entendre au dit seigneur de Soubize les premiers propos qui luy furent tenus par le dit seigneur de Chastillon, desquels il a cy dessus parlé, il luy dist qu'il n'y falloit aller par tel moyen, et que, si Dieu vouloit punir le dit seigneur de Guise, il le puniroit bien par autre voie sans user de telle manière de faire[25].

Et a le dit confessant adverti la dite dame de se tenir sur ses gardes, par ce que depuis que la bataille a esté donnée près la ville de Dreux, le dit seigneur de Chastillon, ensemble tous les capitaines et soldats estant avec luy, luy portent mauvaise volonté, disans qu'elle les a trahis, parce qu'elle leur avoit promis devant Paris beaucoup de choses qu'elle ne leur avoit pas tenus[26].

Adjoustant qu'il y avoit plusieurs personnages tant à la suitte de la cour qu'à la suitte de ce camp qui estoient envoiez par le dit seigneur de Chastillon pour executer pareilles et semblables entreprises; toutesfois n'a oui nommer les personnages que le dit seigneur de Chastillon vouloit faire tuer, mais seulement en general luy a oui dire qu'après que le dit seigneur duc de Guise seroit tué, il feroit faire le semblable à tous ceux qui voudroient successivement commander à l'armée, et aussi qu'il falloit faire mourir six ou sept chevaliers de l'ordre, sans autrement les nommer, sinon qu'il a entendu tout communément des capitaines et soldats estans au dit Orléans qu'ils haioient fort monseigneur le duc de Montpensier et le sieur de Sansac, et que si le dit sieur de Guise estoit tué, ensemble les dits chevalliers ausquels ils portoient mauvaise volonté, ils viendroient puis après se soubmettre sous la bonne grâce du roy, et feroient ce qu'il leur commanderoit[27].

A dit davantage qu'estant en la dite ville de Blois avec le dit seigneur de Guise, pendant que le camp estoit au dit Messas, il trouva dedans les jardins du dit Blois, près le roy, qui lors jouoit au palemaille, un homme de moienne taille, aiant barbe rousse, portant chausses rouges, et un colet de cuir dechiqueté, qui avoit la pistole bandée en la main, lequel autresfois il avoit veu au dit Orléans en la salle du dit seigneur de Chastillon[28].

Et outre qu'il a veu en ce camp quatre personnages bien montez qu'il n'a peu autrement nommer; mais en les voiant il les recognoistra, lesquels estoient en la salle du dit seigneur de Chastillon quand il parla à lui la dernière fois, et lui demanda icelui seigneur de Chastillon s'il vouloit se faire cognoistre aus dits personnages, lesquels luy avoyent promis d'executer d'autres entreprises; mais icelui confessant, craignant d'estre descouvert, pria icelui seigneur de Chastillon de ne le descouvrir envers eux, et a dit qu'en luy donnant liberté de se pourmener par ce camp il espère les montrer et enseigner[29].

Enquis ce que le dit seigneur de Chastillon, partant d'Orléans pour aller au pais de Normandie, avoit entrepris de faire et executer, a dit qu'il avoit entrepris de s'aller joindre avec les Anglois et les amener au dit lieu d'Orléans, et qu'il promit, à son partement, au dit seigneur d'Andelot, son frère, que si le dit seigneur duc de Guyse s'efforçoit de venir assiéger la dite ville d'Orléans, il viendroit à son secours et s'efforceroit de luy donner une bataille[30].

Davantage, enquis de la forme de la mort du feu mareschal de Saint-André, et en quelle manière il avoit esté tué, a dit qu'il ouyt dire, au dit Orléans, à plusieurs gentils-hommes, que d'autant que le dit seigneur maréchal de Saint-André avoit premièrement donné sa foy à un jeune gentil-homme qui est de haute stature, portant une petite barbe blonde ou rousse, et depuis pour la seconde fois il avoit donné sa dite foy au prince de Portian, le dit gentil-homme auquel il avoit premièrement donné sa foy le tua et luy donna un coup de pistole.

Et plus n'a dit, et a signé à la minutte[31].

Le XXIIiesme des dits mois et an, ces presentes confessions le jour d'hier faites par le dit Jehan de Poltrot, par devant la royne et les seigneurs du conseil et chevaliers de l'ordre du roy, ont esté relevées et repetées au dit Poltrot, ausquelles ses confessions, après serment par luy fait, il a persisté, disant qu'elles contiennent verité, et en tesmoing de ce a signé en chacun fueillet à la minutte.

Ainsi signé: P. Malvaut[32].

Le Faict du procez de Baif contre Frontenay et Montguibert[33].

Desportes, je suis revenu,
Un pied chaussé et l'autre nu,
Pour vous dire que la fortune
En me sous-riant m'importune;
Qu'ainsi ne soit, j'avois arrest;
Arrest d'estre arresté tout prest,
Sans cet homme plein d'artifice
Oui vint destourner la justice,
Mais pourtant ne l'evita pas;
Car Nemesis sçait bien son cas,
Et n'en faut point d'autre asseurance
Que ce grand chancelier de France,
Qui, poussé de juste equité,
Verra son infidelité.
Nostre homme, à trois pieds barbe grise,
Pour mettre à chef son entreprise
Et tenir le monde en erreur,
Aux passages fait le pleureur,
Comme un cocodril plein de feintes,
Effrontement jette ses plaintes,
Prescrit son terme à vendredy.
Mais après tout cela je dy,
Pour mieux jouer son personnage,
Qu'il devoit dire davantage
Et demander courtoisement
Jusques au jour du jugement:
Car, quoy qu'il allonge et qu'il cause,
Il ne sçauroit gaigner sa cause,
Si ce n'est par un droict nouveau
Qu'il s'est forgé dans le cerveau.
En ce faict, que je veux descrire,
Il n'y a pas pour tous à rire;
Toutefois le ris est commun,
Alors qu'on voit choper quelqu'un.
Or feu mon père fit des rimes,
Dont un livre s'appelle Mimes[34],
Où, s'adressant, comme je croy,
A monseigneur de Villeroy[35],
Il dit qu'il ne veut plus se taire,
Estant malheureux secretaire;
Qu'il a bien du renom assez,
Et non des thresors amassez;
N'ayant en toute sa puissance
Qu'à Castres, bien loing de la France,
Deux offices de receveur,
Qu'il a receus par la faveur
Du feu Roy d'heureuse memoire[36].
Par là vous en sçaurez l'histoire;
Et, pour vous faire voir l'excez
Du train de ce maudit procez,
Il faut qu'en mon chant je desgoise
Le vray subject de ceste noise.

Environ l'an quatre vingts neuf,
Que j'etois barbu comme un œuf,
Ce brave Patelin m'emmeine
Tout droit au païs d'Aquitaine,
Partant du faux-bourg Sainct-Victor.
Ainsi que Pollux et Castor
Il jura qu'il nous falloit vivre,
Et moy promptement de le suivre,
L'estimant franc et non menteur,
Mais surtout loyal serviteur.
Par son dire et sa douce mine
En Languedoc il m'achemine;
Droit à Toloze il m'adressa,
Où dans peu de jours me laissa.
Après survint le coup du moine,
Et la mort du bon Jan Antoine[37],
Si bien que, de malheurs troublé,
Tout à coup je fus accablé,
Et, pour soulager mon dommage,
Je me resous, prenant courage:
Sans le cheval de Pacolet[38],
A Paris j'envoye un valet,
Nonobstant les mois des roupies,
Qui m'apporta bonnes copies
D'un contract fait devant Lusson.
Aussitost il esmeut le son,
On luy rescrit un mot de lettre,
Comme en procez je le veux mettre,
Et que, pour ne s'incommoder
Il faut tascher de s'accorder.
De faict le compère s'explique,
Me sonde, recherche et pratique,
M'offre, afin qu'on n'en parle plus,
Pour un estat six cens escus,
Sçachant le fonds de ma finance,
Assavoir cinquante d'avance,
Le reste en trois ans peu à peu
Pour me brusler à petit feu.
Remarquez ce mot à la marge:
Ce contract fut fait à la charge
D'un bon Requiescat in pace
Pour tous les gages du passé.

Depuis trois fois la lune egale
Vint madame la mareschale,
Avec qui ma mère arriva,
Qui de cest accord me priva,
Et fit tant, sans aucune tresve,
Que par lettres on m'en relève,
Où, nostre bon droict poursuyvant,
L'on nous mit comme auparavant.
Par un arrest luy qui m'affronte
Est condamné de rendre compte,
Et de resigner un estat.
Voilà donc le poinct du debat.
L'autre, il est dit sans prejudice
Qu'il en doit faire l'exercice
Pendant le compte pretendu
Jusques à tant qu'il l'ait rendu,
Afin de voir qui pourroit estre
Debiteur, le clerc ou le maistre.

Je trouve d'un autre costé,
Que la puissante Majesté
D'un Roy le plus grand qui se treuve
Arriva par la porte neufve[39]
Dans Paris, sa bonne cité,
Où je l'avois bien souhaitté:
Car ceste negrite canaille[40]
S'attaquoit mesme à la muraille,
Abattant, sans droict ne raison,
Jusques au grec de ma maison[41].
J'en parle; mais, peur de l'amende,
Je ne dis pas que je l'entende.
Or, revenant à nos moutons,
A moins de cinq cens ducatons,
Sur les desbris de ce naufrage
J'entreprins le petit voyage.
A Paris estant arrivé,
Je n'ay ne chien ne chat trouvé;
Au palais je ne voy paroistre
Pas un que je puisse cognoistre.
Lors je m'enqueste à l'environ
Ce que fait monsieur de Tiron[42].
J'apprens qu'à Rouen il commande
A la bonne race normande[43].
Là je pique droict, sçachant bien
Qu'à mon nom il vouloit du bien.
Si tost que j'arrive il m'embrasse,
A sa table il me donne place,
M'engage à luy, je vous promets.
Si fort que j'y suis pour jamais,
Tenant pour souveraine gloire
De rendre honneur à sa memoire,
Et de servir qui l'aymera
Tant que possible me sera.
Avec luy je fus une année.
Cependant ma cause est menée
Sur la ligue recommençant;
Autre accord l'on vient pourchassant;
Sur quoy ma mère, craignant pire,
De moy procuration tire,
Pensant pour du temps se garder
Venir ailleurs s'accommoder.
Pour quelque mois elle sejourne,
Et puis à Paris s'en retourne,
Ayant le mesme accord passé,
Qui par justice fut cassé,
Coloré d'une autre manière;
Mais s'il vaut mieux, ce n'est de guère:
Car, de mil escus qu'il donnoit,
En ceste somme il comprenoit,
Par un trop grossier artifice,
Les quatre cens de mon office,
Qu'il devoit exercer pour moy,
Et m'en descharger vers le roy.

Icy pis encores m'arrive,
De tous biens fortune me prive:
L'un me demande cent escus,
Les autres moins, les autres plus;
Vingt et deux procez je me compte,
Tout pour rente ou reste de compte;
Boulanger, patissier, boucher,
Estoient sans fin à mon coucher;
Le matin nouvelles aubades,
Le plus souvent faire à gourmades
Avec quelque triste sergent,
Et le tout à faute d'argent.
Voilà comment le temps je passe,
Tandis que mon homme en amasse;
Et, m'ayant ainsi attrapé,
De mon traict mesme il m'a frapé.
En tel estat, sans que je meure,
Environ sept ans je demeure;
Desbrouillé non pas trop encor,
Un beau matin je prens l'essor:
Droict à Toloze je m'advance,
Bourse vuide à beau pied sans lance,
Comme Tomassi me perdit;
Mais partout je trouvay credit.
Là je me prepare à combattre
Au mois de Bacchus six cens quatre,
Quand il fournit le vin nouveau
Pour nous reschauffer le cerveau:
Aussitost, et sans rien attendre
A bon conseil je me vais rendre;
Coneillan, Ferrier, Pumisson,
M'ont fait la petite leçon;
Et le tout vray comme la Bible
Ils trouvent ma cause infaillible.
Dès lors je m'adresse à la Cour
Par lettres, et, pour faire cour,
En droict la cause est appointée,
Non sans estre bien pelotée.
Chasque advocat met son esprit
A bien rediger par escrit;
Tout est prest, mais un grand mystère
Ils ont fait de mon baptistère:
Car sur les actes principaux
Frontenay s'est inscrit en faux.
La Cour voit sa chicanerie,
Et n'est le moindre qui n'en rie;
Mais luy ne s'est point estonné,
Encores qu'il soit condamné.

Depuis, comme une vieille mule
Hargneux et quinteux, il recule,
Et par contrainte estant pressé,
Enfin son compte il a dressé
Pardevant le feu sieur Filère,
Qu'on nous donna pour commissaire,
Nomme pour luy monsieur Puget,
Moy Blandinières, sans objet;
Et pour le tiers, en mon absence,
Comme entendu sur la finance,
Monsieur Austric ils ont nommé.
A tout je me suis conformé.
Ses comptes près de la closture,
Il s'est mis en autre posture,
Nouvellement fait le plaintif,
Et, pour l'estat alternatif,
Soustient effrontement, sans honte,
Qu'il n'est tenu d'en rendre compte.
Sur quoy n'ayant un an tenu,
Un autre arrest est survenu,
Suivant sa bonne renommée,
Condamné à l'accoustumée.

Ne pouvant plus de ce costé,
Il en a quelque autre inventé.
Un Monguibert il me suscite,
Qui me trame nouvelle fruite.
Ce qu'il est je n'en diray rien;
Le connestable[44] le sçait bien;
Tant y a, cest homme vient joindre,
Et par lettres royaux se plaindre,
Exposant, pour donner couleur,
Qu'il est des tailles controlleur,
Que Frontenay retient ses gages,
Et sous ce pretexte fait rages
Pour nous tirer à Mont-pelier.
Lors de monsieur le chancelier,
Pour le dernier de mes refuges,
J'ay lettre en reglement de juges,
Et, sur nos faicts bien employez,
Sommes à Toloze envoyez,
Où ce Monguibert se resveille;
Nouvelle sauce il m'appareille,
Pour m'achever d'assassiner.
A Castres l'on vient m'assigner;
Un procureur pour moy compare;
Mais cependant je me prepare;
Avec des lettres du grand seau
J'ay mis leur dessein à vau l'eau.
Ces compagnons je vous assigne,
L'un et l'autre fait bonne mine;
Ils ont comparus au conseil,
Pensant avoir le nom pareil
Que d'avoir rencontré Servoles,
Qui fit si bien par ses bricoles,
Et sur quelque formalité,
Qu'en ce lieu tout fut arresté,
Où deux bons arrests l'on me casse.
Pour cela point je ne me lasse.
On leur donne deux mois de temps,
Dequoy les voilà fort contens.
Cependant la bonne justice
Deffend, pour conserver l'office,
A Frontenay d'en disposer,
Afin qu'il n'en puisse abuser,
A peine d'amande arbitraire,
Nullité, s'il vient au contraire.
C'est arrest ainsi fut deduit
En decembre mil six cens huict.
Le terme est long à qui desire;
Mais à la par-fin il expire,
Et, bien que l'on n'y pense point,
Le temps meine tout à son poinct.
Voicy donc la seconde charge,
Et ne se trouve escu ne targe[45]
Qui puisse en ceste occasion
Les parer de forclusion;
Mais, par une longue requeste,
Que leur advocat tenoit preste,
Donna charge ce vieux resveur
De remonstrer que la faveur
Qu'à Toloze chacun me porte
Les empeschoit de telle sorte
Qu'il n'estoit pas en leur pouvoir,
Bien qu'ils y fissent tout devoir
Par bemol, becare ou nature,
D'en tirer nulle procedure;
Chose aussi fausse en verité,
Comme il gèle au fort de l'esté,
Ou qu'ils ont veu blanchir un More
Avecques les pleurs de l'Aurore.
Au rapport du sieur de Chaalay
Pourtant ils ont nouveau delay,
Le conseil, par misericorde,
Deux mois bien entiers leur accorde,
Et pour toutes perfections,
Ou bien sur les productions
Qui seront au greffe produites,
Sans esperance d'autres fuites,
Tout le procèz se jugeroit
En l'estat qu'il se trouveroit.
Le temps se coule en telle sorte
Que pour eux l'esperance est morte.
Les derniers deux mois sont passez,
Et pensois que ce fust assez;
Ma forclusion est acquise,
Aux mains du greffier je l'ay mise,
L'on peut voir si je suis menteur,
Le sieur d'Amboise est rapporteur,
Ma cause en bonne forme instruite
Devant le conseil est deduite;
Plusieurs des seigneurs font l'arrest.
Comme, au resultat, il est prest,
Je ne sçay quel malheur m'arrive
Qui me le retient et m'en prive;
Mais je sçay, quoy qu'il en sera,
Qu'un chancelier le signera,
Et d'un œil flambant et sevère,
Cognoissant la façon de faire
De tous ces hydres assemblez
Ils seront du tout accablez,
Et les Muses eschevelées,
Qui souloient courir desolées,
Et solliciter pour Baïf,
D'un visage ouvert et naïf
Diront jusqu'aux terres estranges
De ce chancelier les louanges,
Si l'on peut chanter dignement
De nostre siècle l'ornement,
Le vray soleil de la justice,
L'effroy de l'humaine malice,
L'honneur de la pure vertu,
Sous qui tout vice est abattu.

Des-Portes, que sur tous j'estime,
J'ay reduit ce factum en rime:
Vous en serez le protecteur,
Venant de vostre serviteur.
Assez bien vous savez l'affaire,
Voilà pourquoy je me veux taire;
Car pour les faicts non advenus,
Je les quitte à Nostradamus.

A Fontainebleau, le 14 juin 1609.

Fin.

Fragmens de mémoires sur la vie de Madame la Marquise de Maintenon, par le Père Laguille, jésuite[46].

Agrippa d'Aubigné est tenu communement, dans le Béarn et dans le Poitou, pour fils bâtard de la reine Jeanne d'Albret, étant veuve, et de son secretaire. Le Dictionnaire de Moreri le dit bâtard d'une maison de qualité, et lui-même, dans ses memoires, declare que la manière avec laquelle il étoit traité et elevé par le gentil homme au quel il avoit été confié lui avoit toujours fait croire qu'il étoit d'une naissance plus distinguée qu'il ne paroissoit. Il est certain qu'Henri IV l'aimoit et lui en donnoit des preuves. Dans le Poitou on tient par tradition qu'il se mêloit d'astrologie judiciaire[47]; on en raconte plusieurs faits singuliers, entre autres de s'être vanté en Béarn d'avoir annoncé la mort d'Henri IV le jour même qu'elle arriva[48].

Ce seigneur Agrippa d'Aubigné fut marié à Niort. Là il vecut fort petitement et presque dans l'obscurité. Il eut un fils; ce fils fut père de Mme de Maintenon et du marquis d'Aubigné, père de Mme de Noïailles[49]. Ce fils[50] fut assez bien elevé; il reçut de son père, dit-on, quelques teintures de son art d'astrologie. Il fut marié à une demoiselle de Niort qui lui apporta assez peu de biens. Quelque temps après son mariage, il prit ombrage de la familiarité trop grande qu'il remarqua entre sa femme et un jeune homme de ses parens. Sa jalousie augmenta, de sorte qu'après avoir averti sa femme de cesser le commerce qu'elle avoit avec cet homme, il fit semblant d'aller à la campagne pour quelques jours. Il partit en effet, mais dès le soir même, étant rentré à l'imprévu, il les trouva seuls. Emporté à cette vue, il les tua et se retira[51].

Comme en ces temps de troubles et de guerres civiles il n'etoit pas difficile d'obtenir grâce, surtout pour un fait pareil, il retourna à Niort, où il menoit une vie fort commune, ayant peu de bien. Il chercha quelque emploi dans les troupes; il n'eut pas satisfaction sur cela de M. d'Epernon, auprès duquel il avoit agi et fait agir. Mecontent du refus qu'il en avoit reçu, il se plaignit, et fit plus: car, se mêlant de poésie, il composa une satire contre ce seigneur. La pièce ou la nouvelle en ayant été portée au duc, celui-ci, qui étoit haut, fier et puissant, fit enlever d'Aubigné, et ordonna qu'on le conduisît dans son château de Cadillac et qu'on le mît dans un fond de fosse. Il y avoit dejà plus d'un an que d'Aubigné étoit arrêté et renfermé, sans que qui que ce soit s'interessât pour le faire elargir, et sans pouvoir l'obtenir lui-même, ayant affaire à un homme trop puissant. Il en étoit chagrin; son chagrin cependant n'empêchoit pas que pour se divertir il ne composât de temps en temps quelques chansons. Ces chansons, jointes à un air agreable et engageant, firent que la fille du geôlier, qui le voyoit assez souvent depuis qu'à sa prière son père lui avoit donné plus de liberté, le prit en affection. Voyant que d'Aubigné y repondoit assez sincerement de son côté, elle crut sa fortune faite si elle pouvoit l'engager à l'epouser. Elle lui en fit la proposition, sous promesse de faciliter son evasion et de suivre partout sa fortune. D'Aubigné, qui souffroit depuis long-temps, qui ne voyoit pas d'esperance d'une delivrance prochaine, qui n'avoit pas de bien, et qui d'ailleurs trouvoit cette fille à son gré, accepta la proposition, conclut le mariage, et, du consentement tacite du père et de la fille, ils partirent tous deux et se retirèrent à Niort, où ils se marièrent dans les formes[52]. Il rentra ensuite dans le peu de bien qu'il avoit, qui consistoit en partie dans une maison qui étoit proche des halles; là il vecut assez doucement.

Chaque année il y a à Niort trois foires considerables, où se rendent nombre de marchands, même de Hollande; comme ces foires se tiennent dans des saisons fort proches les unes des autres, plusieurs marchands laissent d'une foire à l'autre les marchandises qu'ils n'ont pu vendre, et les deposent dans quelque maison sûre et commode jusqu'à leur retour. Un marchand de Lyon confia de cette manière quelques ballots de marchandises au sieur d'Aubigné. A son retour, ayant trouvé de la diminution dans ses effets, il en fit du bruit et cita le sieur d'Aubigné en justice. Dans ce même temps il eut une autre mauvaise affaire, ayant été trouvé coupable ou fortement soupçonné de fausse monnoie, et pour ces deux accusations il fut arrêté et enfermé dans une tour du château de Niort[53]. Ce fut dans cette prison où sa femme, qui ne l'abandonna jamais, accoucha de son second enfant, qui est Mme de Maintenon: car on a appris sûrement que ce fut là, et non sur mer, comme le croyoient quelques uns, où elle vint au monde, le 20 mars de l'année 1636[54], M. l'evêque d'Angoulême en ayant montré l'extrait baptistaire à M. l'abbé de Roquette[55], de qui je l'ai appris. Mme de Maintenon parlant, il y a vingt ans, à la superieure de la maison de la Providence, qu'elle a fondée à Niort, et lui demandant en quel quartier de la ville étoit leur maison, celle-ci le lui ayant marqué: «C'est justement, reprit-elle, devant le château dont je dois me souvenir.»

Après que le sieur d'Aubigné eut été retenu quelque temps ainsi dans le château, ses affaires étant accomodées, il en sortit[56]; mais, se trouvant à bout et ne pouvant presque plus subsister, lui ayant été proposé d'aller dans les îles de l'Amérique, que l'on commençoit en ce temps là d'habiter, il accepta l'offre qu'on lui fit de la part de M. de Cerignac, seigneur en chef de l'île de La Grenade, d'aller commander dans cette île, grande, à la verité, et fort belle, mais couverte de bois et habitée de peu de François, et tous pauvres. Ayant vendu le peu de bien qui lui restoit, il partit avec sa famille et se mit en mer. M. d'Aubigné ne put resister au mauvais air du pays; il mourut au bout de trois ans ou environ[57]. On dit dans le pays qu'avant de mourir, affligé de laisser des enfans sans bien et sans secours, il les fit venir pour leur donner sa benediction. Il dit à son fils: Pour toi, tu es un garçon, tu te tireras bien d'affaire. Regardant ensuite sa fille, après quelques reflexions: Vas, lui dit-il, je ne suis plus en peine de toi, tu seras un jour puissamment pourvue[58].

Après la mort du sieur d'Aubigné, son epouse, avec ses deux enfans, repassa à La Martinique[59], et de là à La Guadeloupe, où elle se retira chez un assez bon habitant, qui étoit de Niort, appelé Delarue; elle y demeura près de deux ans, menant une vie fort petite. C'est de cet habitant qu'on a su ce fait. De là elle passa à l'île de Saint-Christophe pour prendre un bâtiment qui pût la transporter en France avec ses enfans. En attendant ce passage, elle mourut.[60] Ses enfans furent retirés durant quelque temps par une demoiselle nommée Rossignol, qui eut soin de les faire passer en France.[61] On a appris cette circonstance de cette demoiselle.

Étant arrivés à La Rochelle,[62] ils y demeurèrent pendant quelques mois, logés par charité, obligés de vivre d'aumône, jusque-là qu'ils obtinrent, par grâce, que de deux jours l'un on voulût bien leur donner au collége des Jesuites de cette ville du potage et de la viande, que tantôt le frère, tantôt la sœur, venoient chercher à la porte. C'est ainsi que l'a raconté plusieurs fois le R. P. Duverger, jesuite, doyen à Xaintes, mort en 1703, ce père ayant été non seulement témoin de ce fait, mais leur ayant donné lui-même leur petite pitance, étant regent de troisième[63].

Personne, durant quelques mois, ne reclama ces enfans; cependant, à la fin, quelques gens de connoissance les firent conduire à Angoulême, chez M. de Montabert. Après quelque temps, ils passèrent chez M. de Mioslan[64]; la fille fut demandée ensuite par M. d'Alens, gentilhomme huguenot. C'est chez lui que lui arriva une petite aventure que l'on a apprise de Mme de Gabaret, qui la sut immediatement d'une vieille demoiselle qui étoit presente à l'aventure. M. d'Alens demeuroit à la campagne et recevoit souvent compagnie des gentils hommes ses voisins. Entre ceux-ci il en venoit un de temps en temps qui se mêloit de dire la bonne fortune. Y étant un jour, il dit à quelques demoiselles ce qu'il jugea à propos. La petite Francine, curieuse comme les autres, se presenta pour apprendre son aventure. Le gentilhomme, voyant sa main, fit l'étonné; il la considère encore une fois, et plus il la considère, plus il admire ce qu'il pretend voir. On le presse de parler. Voilà, dit-il, des signes d'une grande fortune, je n'ose dire qu'elle approchera de la couronne. On en rit, et ce fut tout[65].

M. de Villette, mort chef d'escadre, petit gentilhomme de Poitou, la prit à son tour chez lui, la regardant comme sa parente[66]. Lui ayant trouvé de l'esprit, il en eut soin durant quelque temps, et, ayant eu occasion d'en parler à madame de Noïailles[67], il lui donna quelque envie de la voir. Elle plut à la dame, qui la retint avec elle, et la mit avec mademoiselle de Neuillans, sa fille, aujourd'hui abbesse de Notre-Dame à Poitiers.[68] Elle demeura durant quelque temps en Poitou, chez cette dame.[69] Madame de Noïailles ayant fait un petit voyage à Paris, elle y mena avec elle la jeune Francine. Cette dame logeoit à la rue des Petits-Pères, dans le même quartier où logeoit le fameux Scarron.[70] Sa maison etoit le rendez-vous de quantité de personnes d'esprit et de qualité. Madame de Noïailles s'y trouvoit quelquefois, se divertissant avec lui; une fois: Monsieur Scarron, lui dit-elle, il faut que je vous marie. Après quelques plaisanteries sur cette proposition, Scarron, après quelques reflexions, ne paroissant pas fort eloigné du dessein qu'on avoit, s'informa de qui on vouloit parler; on la lui nomma, on lui en fit le caractère, et on l'assura que la demoiselle paroissoit avoir de l'esprit et l'esprit bien fait.

On dit à cette occasion que, madame de Noïailles ayant assuré que la demoiselle avoit fort bonne grâce, M. Scarron avoit désiré la voir, et que, lui ayant été menée par la dame, comme ledit sieur étoit fort incommodé et avoit le dos si fort vouté et la tête tellement baissée qu'il ne pouvoit se tenir assez droit pour la considerer, elle fut obligée de se mettre à genoux pour se faire voir[71]. On traita après cela serieusement, mais cependant secretement, du mariage, à cause des parens dudit Scarron, pendant quoi on la mit en pension aux religieuses ursulines de la rue Saint-Jacques. Elle pouvoit avoir alors quinze ou seize ans, m'on dit quelques-unes de celles qui l'ont vue dans ce monastère, entre autres la mère Le Pilleur, de laquelle j'ai appris ce que dessus, et en particulier ce qui suit: c'est que, ladite demoiselle ayant obtenu permission de sortir de temps en temps, elle ne put si bien cacher les visites qu'elle rendoit au sieur Scarron qu'on n'en eût connoissance dans le monastère, et du mariage qui se pratiquoit. Sur tout cela, les religieuses resolurent de la mettre hors de leur maison, ne leur convenant point de garder une fille dans ces circonstances[72]. On l'auroit en effet chassée, si un père jesuite, fort connu dans la maison, auquel on donna connoissance de ce qui se passoit de la part de la demoiselle, n'eût empêché l'affront qu'on etoit sur le point de lui faire, assurant que la demoiselle etoit sage et qu'il n'y avoit rien à craindre.

Le mariage fut conclu et déclaré environ l'an 1649 ou 1650[73]. Madame Scarron vivant parfaitement bien et en parfaite union avec son mari, tout infirme qu'il étoit, elle avoit pour lui de si grands soins et tant de complaisances que ledit sieur Scarron, pénetré de la bonne et aimable conduite de son epouse, ecrivit à un de ses amis une lettre fort touchante sur le compte de sa femme, dans laquelle il lui marque son inquietude et l'apprehension qu'il a de la laisser sans bien et sans ressource. La lettre est du mois de mars 1652[74]. M. Scarron vecut encore huit ans après cette lettre ecrite, n'étant mort, selon Moreri, que l'année 1660[75].

Après cette mort, madame Scarron se trouva fort embarrassée, parce que le défunt, quoiqu'issu d'une famille fort honorable, n'avoit pour tout bien que ses meubles et sa pension de deux mille francs qu'il touchoit en qualité de malade de la reine[76]. Par sa mort, la pension demeuroit éteinte, et, n'ayant pu subsister sans contracter quelques dettes, les meubles furent incontinent saisis par les créanciers. M. et madame Scarron etant connus et estimés de nombre de gens de qualité, ceux qui apprirent l'etat où elle etoit furent touchés et cherchèrent à lui rendre service. Entre les autres, le marquis de Pequilin[77], qui commençoit alors de paroître à la cour, en parla à la reine, lui dit qu'il avoit vu executer les meubles d'une jeune dame qui lui avoit fait pitié[78]. La reine, ayant voulu savoir cette aventure, et ayant appris le nom de la dame, en eut compassion elle-même, et ordonna que la pension lui fût continuée[79]. La bonne volonté de la princesse dura peu; la pension ne fut payée que pendant peu de temps, et la dame Scarron, se voyant denuée de toute commodité et ayant peine à subsister[80], se vit souvent obligée de changer de logement. M. de Montchevreuil[81], qui la regardoit comme sa parente, la retira chez lui, ayant peine à souffrir qu'une femme de son âge menât ce train de vie à Paris.

Dans ce temps-là commença le commerce du roi avec madame de Montespan. En 1664[82] environ, celle-ci devint enceinte, et, M. de Montchevreuil ayant appris de madame de Sainte-Hermine que la dame cherchoit quelqu'un de confiance à qui elle pût en sûreté remettre le soin de son enfant, il lui parla de madame Scarron. Madame de Sainte-Hermine la presenta à madame de Montespan, qui l'agréa, l'admit dans sa maison et commença à lui donner sa confiance[83]. Ce fut elle, en effet, qui assista presque seule aux premières couches de cette dame, qu'on voulut rendre secrètes à cause du trop grand eclat que le roi apprehenda d'abord que fît cette sorte de galanterie. Le premier enfant disparut, n'ayant pas jugé à propos de le produire en public, afin de n'être pas obligé de le reconnoître[84]. Ce fut madame Scarron qui en prit soin, conjointement avec un nommé Dandin[85], de qui on a appris cette circonstance. L'enfant fut elevé jusqu'à l'âge de deux ans, au bout desquels il mourut[86]. Il étoit si beau que tous ceux qui le voyoient, ne pouvant s'empêcher de l'admirer, disoient que ce n'etoit pas là un enfant du commun. Après la mort de cet enfant, madame de Montespan en ayant eu d'autres, qu'elle engagea le roi à ne pas laisser, comme le premier, dans l'obscurité, et qui furent en effet reconnus, madame Scarron fut chargée du soin de les elever, et les a en effet elevés tous[87].

Dans le temps qu'elle étoit ainsi attachée au service de madame de Montespan, et occupée dans sa maison, elle eut par occasion rapport au roi; on dit que ce fut au sujet de quelques lettres qu'elle écrivit à ce prince, au nom et par ordre de la dame[88]. Ces lettres ayant paru fort spirituelles et d'un style tout different de celles de la dame de Montespan, ce prince voulut savoir de quelle main elles venoient; il l'apprit, et dès lors il sentit, dit-on, de l'inclination pour madame Scarron[89]. Il la vit, elle lui agréa, et ce fut après la mort de la reine, arrivée en 1683[90], qu'il s'attacha à elle, et, quelque temps après, madame de Montespan s'etant retirée et même eloignée de la cour, le roi lui donna l'appartement de la reine[91]. A l'occasion de ce grand changement, qui fit tant de bruit à la cour et par tout le royaume, M. le maréchal de La Feuillade lui dit avec son air plaisant: Vous êtes delogée, Madame, mais ce n'est pas sans trompette. Ce qui augmenta le bruit, et même le murmure, parmi les courtisans et les princes, c'est qu'un jour, dans une ceremonie publique, après que les princesses eurent passé dans leur rang, le roi ordonna à madame de Maintenon, qui avoit changé de nom, de marcher avant toutes les duchesses[92]. La conduite du roi, sage et juste en tout ce qu'il fait, donna dès lors à juger quelle étoit la dignité de la dame, et toute la France et l'Europe ont su depuis ce temps ce qu'elle a remué et entrepris pour engager Sa Majesté à déclarer le rang qu'elle tenoit auprès de lui, et à la faire reconnoître pour ce qu'elle étoit; à quoi cependant elle n'a jamais pu parvenir[93].

Il y a peu d'années que madame de Maintenon envoya à madame de Noïailles, abbesse de Notre-Dame de Poitiers, une fille de Saint-Cyr. «Cette demoiselle, lui ecrivit la dame, a bonne vocation pour la religion, et pour votre maison en particulier; mais je n'ai que deux mille francs à vous donner pour sa dot, etant obligée d'en fournir beaucoup d'autres.» A la fin de la lettre elle ajoutoit ces mots: «Vous pouvez bien, Madame, avoir quelque souvenance de moi: je n'ai pas oublié que j'ai mangé de votre pain.»

Le marquis d'Aubigné[94], frère de madame de Maintenon, fut placé page chez le marquis de Pardaillan, gouverneur de Poitou; il en sortit quand sa sœur commença de paraître à la cour[95]; et, quand elle fut avancée chez madame de Montespan, on lui fit epouser la fille d'un riche procureur d'Angoulême ou du pays voisin[96]. Il en eut pour dot cinquante mille ecus[97]; il obtint ensuite, pour une somme fort modique, le gouvernement de Cognac. Madame d'Aubigné, peu après son mariage, reçut un present de sa belle-sœur: c'etoit un collier d'environ deux mille écus. Elle n'eut qu'une fille, qui est aujourd'hui madame la duchesse d'Ayen de Noïailles[98]. Madame de Maintenon la prit auprès d'elle dès l'âge de cinq ans, et a pris soin depuis ce temps-là de son education et de son etablissement. Madame d'Aubigné, peu considerée et encore moins aimée de son mari, n'a jamais paru qu'une fois à la cour. Elle y fut reçue fort froidement de sa belle-sœur, et on lui fit entendre qu'il lui convenoit de retourner en province. Elle partit aussitôt, et même sans qu'elle pût prendre congé de la dame. Rentrée chez elle, elle y vecut tout à fait retirée, mais au reste fort contente, et peu touchée du désir de la cour. Son epoux, qui etoit resté à Paris[99], où il vivoit comme tout le monde sait, obtint le gouvernement de Berry; ni lui ni elle n'y entrèrent jamais[100]. Il reçut ensuite le cordon bleu[101], et ce fut preferablement à M. de Pardaillan, qui s'y attendoit. On dit que ce seigneur parut bientôt consolé de cette préférence, sur ce qu'il n'estimoit pas en cette occasion une marque d'honneur, estimable d'ailleurs, qu'il auroit eue commune avec son domestique. Le marquis d'Aubigné, après avoir mené une conduite peu réglée et peu sensée, se retira enfin, dans ses derniers jours, à Paris. Madame de Maintenon l'engagea d'entrer dans une communauté de séculiers, gens d'honneur et de naissance, où l'on vivoit d'une manière assez regulière[102]. Le sieur Madot, prêtre alors de Saint-Sulpice, trouva moyen d'entrer dans sa confiance et de le mettre un peu en règle; il en eut soin jusqu'à sa mort, qui fut assez chretienne[103], et qui merita au sieur Madot, qui l'avoit occasionnée, l'evêché de Belley, et ensuite celui de Chalons-sur-Saône, pour recompense.

La surprise et fustigation d'Angoulvent[104], poëme heroïque addressé au Comte de Permission[105] par l'Archipoëte des pois pilez.

A Paris.M.DC.III.

Avec permission.

Tel arbre on doit bien estimer
Qui touche au sercle de la lune,
Car vous voyez sans peine aucune
Qu'il produit ses fous sans semer.
Divin Bacchus, de ta fureur saisi,
J'oze chanter un prince cramoisi[106],
Prince superbe alors que la fortune
L'eslevoit haut au cercle de la lune,
Et que, suivy de ses joyeux suppos,
Entre les plats, les pintes et les pos,
Bourru d'esprit, il contoit les merveilles
De ses hauts faits, decoiffant les bouteilles.
Infortuné, qui ne prevoyoit pas
De quel malheur estoyent suivis ses pas;
Que des destins les faveurs sont volages,
Et que les fous ne sont pas tousjours sages.
L'ouvrage est grand, mais rien n'est malaisé
Quand de ton feu l'esprit est embrasé.
Ayde-moy donc, renforce ma memoire,
Qu'aux Pois pilez[107] j'emporte la victoire.
Voylà le but de mon ambition,
D'Angoulevent chantant la passion,
Qui, forcené des ardeurs de nature,
Courut luy-mesme à sa male advanture,
Estant poussé par sa fragilité
Aux doux attraits d'une tendre beauté,
Quand par desastre une laide bossue
Sous beau-semblant luy dresse maigre issue.

Cet avorton, semence d'escargot,
Trouve en chemin ce magnifique sot,
Et doucement par sa cape l'arreste,
Puis d'un clin d'œil, d'un branlement de teste,
Luy fait le signe, en luy disant tout bas:
«Venez, Monsieur, le maistre n'y est pas,
Et ma maistresse est seule retirée,
Qui vous attent pronte et deliberée;
Portez sans plus de l'argent à foison,
On guarira vostre demangeaison.»

Or sur ce point la gloze nous remarque
Que la grandeur de ce brave monarque
Est de donner tout ce qu'il peut avoir,
Si quelque femme est pronte à son vouloir;
Et ce vouloir est qu'en bizarre sorte
Il soit foitté tant que le sang en sorte[108],
Tout en cadance, et d'un bras reposé.
De telle humeur ce prince est composé.
Ainsi faisant, sa faveur il octroye,
Et, bien qu'il soit fort humble de monnoye,
Si donne-t-il ce qu'il peut amasser,
Passionné de se faire fesser,
Voire il promet plus qu'il ne sçauroit faire:
C'est à quoy tend le nœud de cet affaire.
Son excellence est de pouvoir choisir,
Un cœur contant, qui n'ait autre desir
Qu'à bassiner d'amoureuse manière,
Comme a bien faict ceste bonne barbière;
Mais il faudroit qu'il touchast le teton
Et qu'elle prinst à plein poing son mouton.

De ces faveurs ce prince est idolâtre.
Quand il rencontre une cuisse folastre,
Dont la vertu ne suit point le guidon
Des bons soldats du gentil Cupidon,
Sobre du cul, difficile à la couche,
Et qui ne veut que personne la touche,
Tout son desir en elle est arresté.

Or, pour le jeu qui luy fut appresté,
Vous en sçaurez la plantureuse histoire
De point en point; mais premier il faut boire.

Ce docte prince, en humeur triomphant,
Est un magot, sous le masque d'enfant,
Qui tout son corps et son esprit adonne
Pour engeoller quelque nisse[109] personne.
Mais en ce fait il fut un aprenty
Et ne sceut point son cave signati,
Car la bossue et la belle barbière
Au goguelu[110] firent passer carrière.
Or il vouloit, pour se faire estriller,
Au paravant que se deshabiller,
Voir tout par tout, redoutant la surprise;
Mais la maistresse, en ce jeu bien aprise,
Estant encore en coiffure de nuit,
Monstre un desir de l'amoureux deduit,
A luy s'adresse, à qui la chair fretille:
«Venez, galand, çà, que je vous estrille;
Vous mentez donc? est-ce là ce velours?
Là ce balet, qu'il ait sur ses atours.»
Il luy respond d'une basse parole:
«Ferez-vous bien la maistresse d'escole?
Je suis mauvais, j'ay failly mechamment;
Si j'ay menty, corrigez hardiment.»
Et, tout gaillard, esperant chère entière,
Pront, obeït aux mots de la barbière.
Mais il n'eut pas si tost les chausses bas,
Ah! mes amis, oyez le piteux cas,
La sentinelle, en amours bien experte,
A conjuré de ce prince la perte:
S'estant posée en lieu trop descouvert,
Elle a faict prendre Angoulevent sans vert,
Et, pour mieux faire encore la pipée,
Feint d'emporter le manteau et l'espée.
Il s'en courrousse, et la barbière exprès
En se faschant soudain courut après.
Luy, chausses bas, que la fureur transporte,
Les poursuivit jusqu'au pas de la porte,
Où, rencontrant un momon[111] gracieux
De gens masquez, qui faisoient les doux yeux,
Et le mary, qui vient en taille douce,
De gros osiers donne mainte secouce
Dessus les bras, sur le cul, sur le dos,
L'initiant comme prince des sots.
Vous eussiez dit, en les voyant combatre,
De mareschaulx qui se plaisent à batre,
L'un après l'autre, en cadance suivant,
Et que l'enclume estoit Angoulevent.
Il crie, il bruit, d'eschaper il se paine;
Mais c'est en vain: ils reprennent halaine,
Et, de plus beau fustigant rudement,
Font de son corps des chausses d'Allemant;[112]
Et le barbier, qui voit besongne faitte,
Droit sur la rue aux fenestres se jette,
A haute voix s'escriant bien et beau:
«Ah! mes amis, voyez ce maquereau!
Venez le voir, ce malheureux infâme!
Il est venu pour desbaucher ma femme.»

A ce grand bruit les voisins sont venus;
En longue extase après s'estre tenus,
Ils ne pouvoyent lequel des deux eslire,
Ou de pleurer, ou bien s'ils devoyent rire,
Voyant sa peau grenue en maruquin,[113]
Du tout semblable à l'habit d'Harlequin;
Ses yeux roüillez en face rubiconde,
Tant effarez qu'ils faisoient peur au monde.
Enfin l'un d'eux, qui veit son action
Trop desplorable, en eut compassion,
Prend son pourpoint, dessus le dos luy jette;
Le patient ratache l'esguillette,
Trousse bagage, et se sauve hardiment.
Et sçavez-vous quel fut son pensement?
Tout aussi tost, ce n'est point baliverne,
Il eut recours tout droit à la taverne,
Où prenant cœur, s'estant un peu remis,
Il s'en va droit à l'un de ses amis,
Qui, de pitié, le voyant de la sorte,
Cinq ou six jours chez luy le reconforte;
Fait informer de tant d'extorsion
Qui luy fut faite. Après la passion
Que tout au long il avoit entendue,
Quand on luy feit la trousse pretendue,
Assez matin, sortant de Saint-Medard,
Le vendredy que luy vint ce hazard,
Vous en rirez, si je vous dis en somme
Sa bonne grace envers le galant homme,
Qui fut courtois, eut soin d'Angoulevent:
Pour tout loyer il luy fendit le vent.[114]

Ayant descript la cabale secrette
De ce monarque, il est temps que je traicte
Ce que deveint le cours de son procès,
Et comme il feit reparer cest excès.
Or, pour avoir justice bonne et briefve,
Droict au baillif de Sainte-Geneviefve
Et l'un et l'autre ils se sont adressez,
Et par decrets vivement traversez;
Tant qu'à la fin, ce prince magnifique,
Qui ne sceut oncq' la forme de pratique,
Sur un defaut, comme il n'y pensoit pas,
Par un huissier est mené pas à pas.
Interrogé, le juge le relasche;
Mais sa grandeur d'un tel affront se fasche,
Bouffe en colère, et dit qu'il appellet:
Par ce moyen tout vient au Chastellet.

Le Chastellet dignement se prepare
Pour opiner dessus un fait si rare.
Mesme l'on tient qu'ils devoyent arrester
Qu'Angoulevent se feroit defoiter,
Satisfaisant à ceste humeur estrange
Qui fait par fois que tant il se demange.
Mais le barbier et compagnons loyaulx,
Et la barbière, eurent lettres royaux
Pour evoquer, dont la Cour est saisie,
Ce gros procès farcy de fantaisie,
Qui, sur le champ, dos à dos les a mis.
Et plus y perd qui plus y aura mis.
Voilà comment se passa tout l'affaire
Jusqu'où j'en sçay; pour ce je me veux taire,
Laissant là bas ce prince reculé,
Entre les sots bien immatriculé.

Fin.

Le Musicien renversé[115].

Je sçay maintenant par usage
Que la fortune en ses revers,
Et par ces roulements divers,
Abaisse les plus grands courages.

J'estois demy soleil en F...[116],
Demy principe de clarté;
Ores on m'en void escarté
Pour un peu trop d'outre-cuidance[117].

Toute la cour à ma parole
Changeoit d'avis et de dessein;
Plus triste qu'un poignard au sein,
Le Roy me donne une bricolle,

Bricolle qui me met en passe
Pour jamais plus ne revenir,
Au bien duquel le souvenir
Tous malheurs mille fois surpasse.

J'etois dispensateur des vies,
Des valeureux soulagement;
On me punit pour seulement
L'avoir de volonté ravie!

Que la fortune est inconstante!
Que ses mouvements sont puissants!
Que ses changements sont cuisans,
Quand ils arrivent outre attente!

Arre abas[118] aujourd'hui, dit-elle,
Arre abas de cette amitié,
Qui, l'appellant chere moitié,
Ne verra jamais sa pareille.

Mille carresses et complaisances
Les P.[119] mesmes te faisoient:
Car ceux-là qui le desplaisoient
Sortoient bien-tost hors de cadence.

De peur qu'elle ne se relie,
Ores te faut deposseder
De ce que tu peux posseder,
Parquoy elle estoit plus unie.

En rage, remply de cholere,
Voy maintenant S...[120],
Cete infortune tu soufrays
Par son envie traversière.

Que si, luy dy-je alors, la Parque
Qui trame le fil de tes jours
N'en arreste bien-tost le cours;
Je te feray passer la barque.

Le R.[121] est une epinette
Dont je gouvernois les accors;
J'avois eu la clef par le cors[122]
Qui me fait maintenant faillette.

Si j'eusse bien sceu la musique,
Pour accorder cet instrument
Et ne chanter si hautement,
Chacun ne me feroit la nique.

C'est des tons divers l'ignorance,
Et du moyen de s'en servir,
Qui fait maintenant asservir
Mon cœur, mon bras et ma vaillance.

Celuy qui donne la mesure
Cogneut mon ton trop elevé:
Tu n'a pas, dit-il, espreuvé
Que vaut en musique cesure.

Que si quelqu'un par aventure
Entre en ma place en ce concert,
Qu'il sache que le tenor sert,
Et seul est exempt de cesure.

Que s'il veut toucher l'espinette,
Il faut cognoistre les ressorts,
Et n'imiter pas les efforts
De quelque eclatante trompette.

Car c'est irriter la fortune,
Ceste implacable deité,
Tousjours diverse à l'unité,
En diversité tousjours une.

Fin.

Histoire admirable d'un faux et supposé mari, advenue en Languedoc l'an 1560[123].

A Paris, pour Vincent Sertenas, tenant sa boutique au Palais, en la gallerie par où on va à la chancellerie.

1560.

Avec privilége royal.


AU LECTEUR.

Sonnet.

Les histoires qu'on lit les plus prodigieuses,
Ou du tems des chrestiens ou celui des ethniques,
Les esprits fabuleux des poètes antiques,
Les peintures qu'on void par tout si monstrueuses,

Les finesses qu'on dit les plus ingenieuses,
Ou en Plaute, ou Terence, ou en nouveaux comiques,
Les plus estranges cas des argumens tragiques,
Les transformations d'Ovide merveilleuses,

Tous les enchantemens et la sorcellerie,
Toutes illusions, toute la tromperie,
Bref tout ce qui fut onc' des plus grands imposteurs,

Si tu lis cest escrit, ne te sembleront riens
Après le faux mary par cauteleux moyens
Trompant femme, oncle, tante, et seurs et senateurs.


Au diocèse de Rieux, sous le ressort du parlement de Toulouse, y a une petite ville nommée Artigue[124], assez près du comté de Foix, en laquelle vindrent par cy devant demourer deux frères, l'un nommé Sance[125] et l'autre Pierre Guerre, qui estoient des environs de Bayonne; et après avoir longtemps audict Artigue travaillé à faire de la tuille et de la brique, ils devindrent assez aisez pour gens de petit estat. Le dict Sance fut là marié, et de ce mariage eut quatre filles et un fils nommé Martin, lequel estant encore bien jeune fut marié à Bertrande Rolse, laquelle aussi estoit âgée à peine de dix ans, tant est le desir non pas seulement aux grands seigneurs, mais aussy aux mécaniques, de marier leurs enfans de bonne heure pour voir en eux revivre leur nom et regenerer leur posterité. En ce mariage demeurèrent huict ans entiers sans avoir d'enfans, tellement qu'on estimoit que la dite Bertrande fust liez (comme ils appellent) par quelque sorcière[126]. Mais enfin il advint qu'ils eurent un fils, qu'ils nommèrent Sance, ainsi que le père grand. Et desjà avoient esté dix ans ensemble fort amiablement et sans avoir jamais eu aucune riote et debat, jusqu'à ce qu'une petite flammèche de malheur s'esleva quy alluma un si grand feu que toute la famille en fut embrasée: quy fut que le dit Martin desroba à Sance, son père, un boisseau de froment. Cela de soy estoit bien peu de chose, mais ce fut une occasion et comme signe d'exciter une terrible tragedie: car ledit Martin, pour crainte de la severité de son père, dès lors s'absenta du pays et se retira en Espagne, où il fut soldat soubs l'empereur Charles V. et depuis le roy Philippe son fils, par l'espace de douze ans[127], tant que naguères estant à la prinse de la ville de Sainct Quentin[128], ledict Martin eust une jambe emportée d'un coup de canon, quy fut cause que le dict roy Philippe luy donna une place de religieux-lay en une commanderie de Rhodes, pour y avoir son vivre et vestements en sa vie durant[129]. Sur ces entrefaites, et s'estant desjà passé huit ans qu'il n'avoit escrit de ses nouvelles ny à sa femme ny à aucun des siens, tant qu'on ne savoit où il estoit ny ce qu'il faisoit, un nommé Arnauld Tily[130], natif du village de Pin de Sagias, en comté de Foix, prit faussement le nom de Martin Guerre, pensant (comme il advint après) que par là il pourroit jouyr de la femme et des biens dudict Guerre, dont il avoit fort grande envie. Arnauld estoit de mesme corsage que Martin, et avoit au visage, aux yeux, aux mains, des signes tous pareils; à quoy on doit aussi beauquoup que quand le dict Martin s'absenta il n'avoit point encore que bien peu de barbe; tellement qu'avec le temps, au retour, estant creüe, elle pouvoit couvrir et deguiser la dissemilitude quy y pouvoit estre. Estant ledict Arnaud faux Martin en ce point asseuré et d'un esprit vif et composé à tromperie, il n'entra pas en la maison de la femme qu'il pretendoit abuser, que premièrement quel il s'y faisoit il n'eust senty. Il arriva en un village assez près, où il s'arresta, tant pour se reposer, estant travaillé du chemin, que pour se remettre en bon-poinct, se sentant attenué et fort maigre d'une griève maladie. Là il faisoit entendre à l'hoste qu'il estoit Martin dessus mentionné, luy racontant durant son absence supposée toute la vie qu'il avoit censé mesnée loin de sa femme; et luy demandant (en faisant le pleureur) comme sa dite femme et toute sa famille et ses parents se portoient. Le bruit fut incontinent par tout le village que Martin Guerre estoit revenu, et ne tarda guères que cela vint jusques à ses sœurs, qui coururent soudain pour le recevoir en l'hostellerie. Le bruit que les femmes avoient ainsy entendu et le plaisir qu'elles en recevoient gardoit les peu advisées que elles ne cogneussent la verité; et de faict elles le saluèrent et caressèrent comme le frère Martin; et après retournèrent incontinent vers la femme Bertrande pour luy annoncer le retour de son mary, qui estoit au village prochein; de quoy fut fort joyeuse et se hasta d'y aller: car je vous laisse à penser quel plaisir elle avoit du retour de son mary, après luy avoir, en son absence, gardé si longuement fidélité et s'estre gouvernée fort vertueusement. Quand elle fut arrivée devers luy, de prime abordée elle se retint comme esbahie et ne vouloit aprocher; mais, comme doubteuse, se retiroit en arrière. Il l'apella en paroles amiables et par son nom, et commença par luy remettre en mesmoire ce qu'ils avoient fait durant leurs amourettes avant d'estre mariez, voire les petits propos qu'ils avoient tenu la première nuict de leur mariage, et specialement en quel coffre il avoit laissé ces chausses blanches le jour qu'il la quitta. Il poursuivoit pour en dire plus, quand Bertrande se laissa tout à coup tomber à son col en le baisant, le serrant fort etroitement et luy disant: «Ah! mon mary, vous me revenez doncq' voir après m'avoir delaissée si longuement!» Bertrande alors s'excusa fort de ce qu'elle ne l'avoit recogneu tout d'abord, le priant de luy pardonner, et que la barbe qui luy estoit venu si forte estoit seule cause de son hesitation. Un oncle de Martin Guerre, ayant aussy ouy ce bruict, y arriva, et, l'ayant fort regardé entre deux yeux, ne pouvoit croire que ce fust luy, jusqu'à ce que ce faux Martin luy vint à rememorer tout ce qui s'estoit passé entre eux quand ledit oncle avoit eu charge de ses affaires. Ce qu'ayant entendu, il le vint embrasser, louant Dieu de ce que son nepveu estoit de retour en santé vers ses parens. Par ces moyens, le fin affronteur fist accroire à la femme qu'il estoit son mary, à l'oncle qu'il estoit son nepveu, aux sœurs qu'il estoit leur frère, et aux voisins qu'il estoit Martin Guerre. Il demeura toutes fois encores quelques jours en ladicte hostellerie pour achever de se guerir de sa maladie, qui estoit la verolle[131]. Et pourtant ne faisoit-il cependant aucune instance de vouloir cohabiter avec sa femme. C'est à savoir qu'un tel homme de bien faisoit conscience de donner la maladie à une femme de laquelle il vouloit bien neantmoing faire perdre l'âme en contaminant le chaste lict par execrables actes de paillardise dont la semblable ne fut onques ouye. Cependant toutefois la femme ne laissoit de le solliciter, traicter et penser comme appartient à une femme de bien, de tout ce quy estoit necessaire pour recouvrer sa santé. Incontinent qu'il commença à se bien porter, il fut conduict par Bertrande en sa maison, et receu et traicté comme son mary bien veneu. Et demeura par l'espace de quatre ans avec elle si paisiblement, et se conduisant si bien en toutes affaires, qu'on n'eust pu avoir de luy aucun soupçon de mal. En ce temps là ledict faux Martin eust deux filles de Bertrande, dont l'une mourut et l'autre pour le jourd'hui est encore vivante. Or est il que Sance, le père du vray mary cy devant, avant ce cas advenu, alla de vie à trepas, laissant à son filz, lors absent, quelque peu de bien qu'il avoit aux environs de Bayonne, d'où il estoit veneu. Ce faux Martin y voulut aller et bailla ce bien à ferme[132]. Mais Dieu, quy ne laisse rien impuny, se monstra bientost vengeur d'une telle mechanceté, et mesme alors que ce faux Martin pensoit avoir le mieux composé et asseuré toutes ses affaires: car en ces environs il y eut une métairie bruslée appartenante à un gentilhomme, quy en accusa ledict faux Martin, lequel, pour raison de ce, fut mené en prison à Thoulouze. Et là estant, sa partie, pour mieux faire valoir sa cause (on ne sçait par quelle fantaisie), vint à mestre en avant une chose quy sembloit bien peu appartenir à son affaire: c'est à savoir, que ledict Martin entretenoit une femme quy estoit à un autre[133]. Bertrande, nonobstant, ne laissoit de solliciter soigneusement pour retirer ce faux Martin de la captivité où il estoit, et pour autant que la partie n'avoit pas grandes preuves sur ce qu'elle avoit avancé et argué, ledict faux Martin fut eslargy. Mais, estant revenu en la maison, Bertrande ne luy faisoit plus si bon visage qu'auparavant, ayant conceu quelque soupçon de luy, laquelle toutefois le cachoit et renfermoit en elle et ne le faisoit voir ny divulguer. Ceste soupçon s'ogmenta d'autant, qu'un soldat[134] en passant avoit dit qu'il connoissoit bien Martin Guerre, mary de Bertrande, et qu'il l'avoit veu au siége de Sainct Quentin, où il avoit eu une jambe emportée, et qu'il estoit encore vivant. Ce qu'ayant dit et affirmé, ledit soldat laissa par escript en presence de gens pour tesmoignage, et qu'ils ne s'estoient veus depuis. L'oncle de Martin ce pendant, au nom de sa nièce, qui n'en savoit rien, faisoit informer contre ce faux Martin; ce qu'ayant sceu, elle l'approuva. On ne sçait si l'oncle faisoit cela pour le bien de Martin, que son frère lui avoit recommandé à sa mort, ou pour la haine qu'il portoit à ce faux Martin. La cause de la haine pouvoit estre que ce faux Martin demandoit au dict oncle le compte de l'administration qu'il avoit eue de ses biens pendant son absence[135]. Quoy que ce fust, ou plus tost la main de Dieu qui y besongnoit, le dict faux mary fut mené prisonnier ès prisons de Rieux[136], et là y eut plus de cinquante tesmoings produits contre luy, avec lesquels Bertrande confessa publiquement la vie infame et impudique qu'à son desceu elle avoit menée avec luy, dont elle se repentoit amèrement. Plus urgent tesmoignage dict un hostellier d'une ville prochaine[137], qui l'ayant veu passer par là, et l'appelant Arnauld, par son nom, il luy vint soudain dire en l'oreille et le prier qu'il ne le decelast point, et que cy après il l'appelast Martin Guerre, duquel il avoit pris la femme. Là dessus vint encore plus ferme affirmation d'un oncle du dict Arnauld, quy, voyant que son nepveu estoit en voie de perdition (comme il sçavoit), ne cessoit de pleurer autour de luy en luy remontrant sa faute[138]. Ce faux Martin toutefois ne s'estonnant de rien, monstrant toujours un mesme visage, et racontant plusieurs particularitez, tâchant de persuader qu'il estoit veritablement le vrai mari, protestant devant Dieu, lequel il supplioit de faire veoir à des juges non suspects son innocence en ce qu'on luy mestoit à sus. Et faisoit à cela beaucoup pour luy qu'il avoit de tesmoings de son costé bien en pareil nombre que les autres et de meilleure qualité[139], mesmes les sœurs de Martin, lesquelles estoient si obstinement abusées, qu'il n'estoit pas aisé de leur faire si tost croire le contraire[140]; y aidoit aussy l'estime de tout le voisinage[141], et le consentement de la femme avec laquelle il avoit cohabité quatre ans, n'estant pas croyable qu'elle eust peu si longuement estre trompée; et, ce quy estoit chose fort estrange, il cognoissoit toutes les affaires de la maison[142]; aussy que l'oncle du vray Martin, estant entré en pique (comme est dit dessus) avec ledict faux Martin, rendoit pire la cause de ses adverses parties. Finalement, ce quy a accoustumé d'estre sainctement gardé pour finir toute querelle et debat, quy est de s'en rapporter au serment, fut proposé par ledict faux Martin, disant que, si Bertrande vouloit jurer quy ne fust son mary Martin, il se soumettroit à la mort telle qu'elle luy seroit appliquée et infligée. A quoy on ne peut oncques contraindre ladicte Bertrande. Pas ne sçait si elle avoit honte et faisoit conscience de jurer (elle qui toutefois procuroit bien la mort d'autruy); ou qu'elle eust encore l'opinion que c'estoit le mary veritable quy l'avoit si longtemps cherie et apreciée. Toutefois elle ne voulut effectuer le serment à la requête quy luy fust baillée. Mais à la fin, le juge de Rieux, ayant examiné diligemment ce faict, condamna ce faux Martin, et comme adultère et affronteur insigne, à avoir la teste trenchée et les quatre membres separés du corps. Pour cela ne s'esmeut il de rien, ny changea de couleur; ains, comme celuy quy se confioit à son innocence, à laquelle il se vantoit estre faict grande violence, en appela au parlement de Thoulouze. Les juges, assez sevères en pareilles matières, furent esbahis d'un si estrange cas; toutes fois, pour bonnes raisons feirent recommencer le procez de nouveau. Bertrande fut appelée devant messieurs dudict parlement, et là l'accompaigna l'oncle de Martin sans y avoir esté appelé. Ce quy fit penser aux juges qu'il y estoit veneu pour mieux emboucher Bertrande et la garder de tout deceler, et qu'on ne disoit pas sans cause que toute ceste menée estoit dirigée par luy[143]: parquoy il fut ordonné que Bertrande seroit mise en seure garde et que ledict entreroit en la prison. Leurs tesmoings furent produits d'une part et d'autre, tant qu'on ne savoit quy avoit les plus veraces et equitables[144]. Le faux Martin fut amené devant ses juges, où Bertrande luy fut pareillement confrontée, laquelle commança à dire qu'elle cognoissoit bien que son honneur luy avoit esté ravy par les finesses d'autruy, et qu'elle en avoit une telle infamie, qu'en toute sa vie elle ne sçauroit l'effacer, et qu'elle prioit Dieu et la justice de luy vouloir pardonner et d'avoir pitié de sa miserable fortune, affirmant que, si tost qu'elle avoit peu s'apercevoir de la meschanceté de son pretendu et faux mary, elle s'estoit estrangée de luy, dont sa conscience luy en portoit tesmoignage; que depuis ne luy avoit donné repos ne jour ne nuict; ce qu'elle disoit humblement en baissant la vue assez honteusement et avec une grande craincte. Le faux Martin, au contraire, avec un visage asseuré et joyeux, appeloit doucement sa femme, disant qu'il ne luy vouloit aucun mal, sachant bien qu'elle l'accusoit y estant portée et incitée par autruy; et se tournant à mesdire de l'oncle du vray mary, disant qu'il estoit autheur de tout ceste tragédie. Tout ce que Bertrande avoit auparavant desclaré separement au juge des premières choses quy estoient entervenues entr'elle et son mary, ce faux Martin le racompta aussi de mot à mot, sans y rien obvier, mesmement comme, par l'insinuation de quelqu'invisible sorcière[145], ils avoient esté liez huit ans ne faisans que languir, sans pouvoir faire renaistre leur generation par le devoir de mariage, et qu'estant en desespoir, une bonne vieille leur avoit donné le moyen de deslier l'ensorcellerie, tant enfin qu'ils peurent voir en naistre un fils, et disoit les moyens, le temps, le lieu, les personnes quy avoient esté employez à ceste affaire quand leur fils fut né, en quelle maison, le prestre quy le baptisa et en quelle eglise; et disoit tout cela avec une telle asseurance, et par si bon ordre, qu'il ne sembloit pas seulement le raconter aux juges, mais le leur representer et faire voir à l'œil. Passant plus oultre à ce qui ne pouvoit estre cogneu que du mary, dict ce qu'ils avoient faict auparavant leur union matrimonialle le jour des nopces, quel prestre les avoit espousez et mariez, quy avoit assisté au banquet, quelle robbe avoient porté les convives, les propos qui avoient esté tenuz au soir, que fut le don qu'on leur porta pour le chaudeau, quelles gens estoient entrez en la chambre, et ce qu'ils avoient fait avant son partement, y adjoustant (ce quy est estrange et diaboliquement incomprehensible) qu'un jour estans allez aux nopces de leurs parens, pour autant que le lieu estoit trop etroict pour les conviez, il fallut que Bertrande se coucheast avec une sienne cousine, et qu'ils avoient ensemble accordé que, quand chacun seroit endormy, il s'en iroit auprès d'elles[146].

Il dit aussi la cause de son departement et les maux qu'il avoit endurez pendant son voyage, les villes où il avoit git et demeuré, tant en Espaigne qu'en France, ce que cy après par le rapport du vray mary fut entierement attesté comme veritable; et de faict Bertrande n'y pouvoit rien contredire. Seulement elle adjousta qu'il pouvoit avoir appris toutes ces choses de son mary avecque lequel peut estre avoit il esté camarade en la guerre. Il s'est sceu toutesfois depuis que jamais il n'avoit hanté ledict mary[147]. Lorsque ces choses et aultres adviennent par l'arrivée du vrai Guerre[148], le faux Martin cesse ses menteries et fait amende envers chacun. Il s'adresse à l'oncle, auquel il dict des choses appoinctant et remettant ensemble pour vivre paisiblement en gens de bien, et disant audict mary qu'il avoit merité un grief chastiment d'avoir laissé sa femme si jeune et ne luy avoir escrit de si longtemps, par quoy elle n'avoit peu savoir s'il estoit vif ou mort; à Bertrande, qu'elle ne pouvoit être sans grande faulte de s'estre laissé si aisément tromper et d'y avoir perseveré si longuement, et que pour cela elle debvoit demander pardon à son mary[149]. Par ce moyen ils furent reconciliez, oubliant toutes choses passées, promettant de faire toute leur vie bon mesnage. Et pour ce qu'il a esté dict cy devant que le dit Martin avoit esté au service du roy d'Espagne et par ainsy digne de mort pour avoir porté les armes contre son prince[150], cela luy fut neantmoings pardonné en consideration de la paix desirée entervenue entre les princes[151] par alliances et mariages quy s'en sont ensuivis pour la confirmation d'icelle. Le lendemain, quy fut le.... jour de septembre mil cinq cent soixante, en la mesme assemblée de juges et en grande affluence de peuple, la sentence fut prononcée publiquement contre le faux Martin. C'estoit qu'Arnauld Tylie, nud, en chemise, la torche au poing, au portail de l'eglise, en la ville où il avoit faict le delict, demanderoit pardon à Dieu, au roy, à justice et à ceux à quy il avoit ravy l'honneur et les biens, et après au devant de la maison de Martin Guerre, ou tel lieu que le juge de Rieux adviseroit, seroit pendu et estranglé et son corps bruslé et reduict en cendres, pour effacer de la mesmoire et oster de devant les yeux des hommes l'auteur si execrable d'un si abominable faict. Et quant à la fille qui estoit née de ce lict si impudicque (combien que ce point avoit aucunement tenu les juges en perplexité), qu'elle estoit declarée legitime; et afin que Martin ne fut chargé de la douer, les biens dudict Tylie luy furent adjugez pour la dot de son mariage. A tant le dict faulx Martin, quy avoit auparavant esté si asseuré, perdit toute contenance, et estant conduict au supplice, haultement commença à crier et confesser au peuple quy s'estoit assemblé à Artigne pour le voir comme il estoit Arnault Tylie, quy avoit ravi les biens d'autruy, abusé de la femme par adultère et mis en danger de faire mourir tous ceulx quy l'avoient accusé. Dont et de toutes les mechancetez qu'il avoit commises en sa vie il requeroit à Dieu pardon et misericorde, lequel il esperoit obtenir de luy mercy et pitié, car il entend tous les pescheurs contrits quy ont amère repentance; et qu'il prioit Martin ne vouloir faire aucun mauvais traitement à Bertrande, pour ce qu'elle n'avoit aucun coulpe pour ce qui s'estoit passé, mais qu'elle estoit une fort honneste et prude femme, comme il l'avoit esprouvée en plusieurs choses. Il loua grandement la sagesse des juges à rechercher le fondement de la vérité, et l'integrité et equité qu'ils avoient usé en leur jugement, disant que pour la fin de ses malheurs ce lui seroit un grand allegement si les deux juges desleguez quy avoient eu tant de peyne à savoir de luy son secret estoient presents. Et finalement, après avoir decelé deux personnages quy l'avoient aydé en sa perfidie, il fut executé.

Voilà comme Dieu, par ses jugements quy nous sont incogneus, descouvre toute iniquité, quoyque nous l'ayons couverte longuement, et le plus souvent cela se manifeste par occasion quy ne concerne en rien le faict dont est question et que nous voulons être le plus caché.

Fin.

Lettres[152] de Vineuil[153] à M. d'Humières, sur la conspiration de Cinq-Mars[154].

I.

Sans date[155].

Je suis ravy que vous preniés goust à mes nouvelles, et qu'une haute sagesse comme la vostre, qui regarde d'un œil de mépris les bagatelles, se plaise à les recevoir de ma part... On ne parle ici que du ballet de monsieur le cardinal, qui fait grand bruit à cause de la grande dépense qu'il fera dans les machines; l'on ne sçait pas bien tous ceux qui en seront[156].... Le roy et M. Le Grand sont plus mal que jamais sur le sujet de Marion[157], et leur rupture s'est faite avec plus d'éclat que les autres fois, donnant mesme à craindre qu'elle ne se puisse pas si tost raccommoder[158]. La reine doit venir demeurer au Luxembourg pour trois semaines, qu'elle a obtenues par le moyen de monsieur le cardinal, avec qui elle est mieux que par le passé[159]... La maladie du temps est une madame de Saint-Thomas[160], dont l'histoire est pleine d'aventures honnestes et non honnestes, qui chante si bien les airs italiens qu'elle en fait pleurer Son Eminence, qui lui a fait avoir une pension de huit cents escus, et l'a mise en tel crédit, que c'est à l'envi qui lui fera caresse et honneur.

II.

14 juin 1642[161].

Depuis le départ de M. de Miniers, il est arrivé un courrier à la reine qui porte ordre à Sa Majesté, de la part du roi, de demeurer à Saint-Germain et de veiller à la conservation d'elle et de messeigneurs ses enfans. Aussy il y a une lettre à madame Lansac, par laquelle il lui ordonne de porter plus de respect à la reine qu'elle n'a coutume[162], et une autre à M. de Montigny, qui lui commande de ne recevoir ordre de personne que de la reine[163]. Ces lettres ont été présentées à Sa Majesté par messieurs le surintendant Bressac et Le Gras, ce qui met en doute l'opinion que chacun a que ce dernier ordre part du conseil de M. Le Gras, qui a voulu détruire le commandement qui avoit été fait à la reine d'aller à Fontainebleau, comme venant de M. le cardinal; en même temps, le maréchal de Saint-Luc[164] a eu exprès commandement de partir en diligence pour s'en aller en Guienne exercer sa charge de lieutenant du roi en cette province, et d'obéir aux ordres qu'il recevra de la cour. Il semble que ces dépêches nous donnent plus de lumières qu'auparavant aux brouilleries de la cour, et que M. Le Grand ait mis l'esprit du roi en deffiance de la conduite de Son Eminence, que l'on pense devoir se retirer à Brouage[165], et nullement attendre la présence du roi en Avignon ou Lyon, et que, pour y remédier, on y envoie ce maréchal, qui a créance en ce pays.

III.

Les nouvelles de la ville sont de peu de conséquence: elles consistent aux magnificences de M. de Valence (l'évêque de Valence) envers sa maîtresse, entr'autres un collier de perles de 28,000 fr. et une caisse de 5,000. Paris se rend fort désert, et nous sommes réduits à huit ou dix personnes, qui nous assemblons tous les jours pour manger ensemble, rire et jouer grand jeu.

IV.

Depuis une lettre écrite[166], un courrier est arrivé ce matin au conseil, qui a porté une lettre du roy à M. le Prince, qui l'advertit que M. Le Grand s'est mis en fuite[167], sans sçavoir le lieu où il est allé, ni le sujet qui l'y a obligé. Freville est avec luy, et, ce qui est le plus déplorable, c'est que nostre cher amy le pauvre M. de Thou[168] a été emmené prisonnier avec quatre ou cinq domestiques de mondit sieur Le Grand. Le chancelier a dit tout haut qu'il justifieroit que c'est des brouilleries d'Estat, et non pas une querelle particulière, et M. le Prince a eu ordre de passer en dedans du royaume.

V.

Jeudi au soir.

Je m'assure que vous n'aurés appris que confusément ce qui s'est passé le 14 de ce mois à Narbonne; et quoy qu'une histoire qui provoque des soupirs mérite plus tost d'estre passée sous silence que déduite avec toutes ses circonstances, n'est-ce que je m'imagine que le plus agréable aliment que vous puissiés donner à vostre déplaisir est un récit particulier de cette discussion. Je vous rendray donc compte de ce peu qui est venu en ma cognoissance, qui est que le roy tint conseil secret le 12, qui estoit le jeudy, entre MM. de Chavigny[169] et de Noyers, à deux différentes reprises, qui durèrent depuis une heure jusqu'à quatre, et que depuis ce temps-là jusqu'à son souper il parut fort inquiet, se promenant dans son appartement sans parler à personne. Après son souper, M. Le Grand, qui avoit passé toute l'après-dînée à jouer au mail et à voir monter un cheval dont M. de Charrault[170] lui avoit fait présent, vint voir Sa Majesté, qui redoubla ses caresses, lesquelles estoient refroidies depuis cinq ou six jours, et l'appela son cher amy, ce qu'elle n'avoit point fait depuis ce temps-là, et s'entretinrent avec une familiarité extraordinaire et des démonstrations de bienveillance très-particulières de la part du roy, jusqu'à tant qu'il fut couché et que M. Le Grand lui eut tiré le rideau, Sa Majesté lui disant de s'aller reposer, puisqu'il estoit harassé du mail.

Il ne fut pas si tost sorty que le roy envoie quérir M. de Charraut, et lui ordonne de se saisir des clefs des portes du château et de venir le lendemain l'éveiller à trois heures; ce qu'ayant fait, il luy ordonna d'aller arrester la personne de M. Le Grand; lequel, cependant, ayant esté informé des secrettes conférences de l'après-dînée, du refroidissement de Sa Majesté envers luy, de ses caresses augmentées, joint à quelques advis que lui donna son écuyer, estoit sorty secrettement du chasteau, monté à cheval, pour tenter de sortir aussy de la ville; mais, trouvant les portes fermées, il va au logis de son escuyer[171], à la ville, qui le recommande à son hostesse, et la prie d'avoir soin de ce gentilhomme, son amy, qui revient malade de l'armée, et de mettre des draps blancs dans son lit. Cependant l'escuyer, qui va au chasteau pour prendre la cassette aux papiers et advenir MM. de Thou et de Chavagnac, est arrêté prisonnier. M. de Charraut, qui n'avoit pas trouvé M. Le Grand dans son appartement, met l'alarme dans le chasteau, où il fait les perquisitions en vain jusqu'à tant que le roy partit, qui fut à six heures le vendredy au matin, que Sa Majesté alla à Besiers avec créance que mondit sieur Le Grand s'en étoit fuy de la ville. S'en allant, elle commanda aux capitouls et consuls de Narbonne de faire recherches exactes de sa personne et de la garder jusqu'à tant qu'elle envoye ses ordres. Ceux-ci menacent de la corde le premier hoste qui le recèle, et en font publier le ban. Celui de M. Le Grand, revenant des champs, s'informe de sa femme qui est dans son logis. Elle lui dit qu'il y a un gentilhomme malade au grenier[172]; il y monte et recognoit que c'estoit M. Le Grand. Aussi tost il va advenir les gens de la ville, qui se vinrent saisir de luy, et incontinent dépeschèrent pour en donner advis au roy, qui envoya un capitaine aux gardes avec sa compagnie pour le mener comme il faut à la citadelle de Montpellier. Ce capitaine lui exposant son commandement, il lui demanda si c'estoit le roy luy-mesme qui luy avoit commandé. Il l'assura que c'estoit luy; et puis il demanda s'il trouveroit bon qu'il prist son espée, à quoy il respondit que ouy. Là-dessus M. Le Grand se lève dessus cette paillasse où il estoit couché habillé, et fut quelque moment dans la ruelle, où la réflexion qu'il fit de l'inconstance de la fortune et du pitoyable estat auquel il estoit lui tira les larmes des yeux; et puis il dit au capitaine que, puisque le roy le commandoit, il obéissoit.

Il n'y a rien de changé pour le commandement de l'armée, de laquelle MM. de Schomberg et La Mallerie[173] ont soin. Le premier est fort décrié dans cette intrigue, estant accusé d'avoir joué les deux. Freville[174] n'est ni en fuite, ni en disgrâce. M. de La Vrillière, dans l'opinion du monde, n'est pas hors de danger d'être disgracié, et, quoy qu'il ne soit pas accusé d'avoir esté meslé bien avant dans les intérêts de M. Le Grand, il l'est de n'avoir pas fait les démonstrations nécessaires de chaleur et d'affection pour le party de Son Eminence. On accuse force gens de toute qualité d'estre complices, Monsieur des premiers, qui n'est point sans effroy; la reine aussy; M. de Bouillon et beaucoup d'autres, comme les comtes de Brun, Montrésor[175], Aubijon[176] et Fontraille. La cassette de M. Le Grand, pleine de lettres, est entre les mains de M. de Noyers. L'on a mauvaise opinion de sa vie, et même de celle de nostre cher amy, dont je voudrois soulager l'infortune de mon propre sang.

L'Eventail satyrique[177], fait par le nouveau Theophile[178], avec une apologie pour la satyre.

M.DC.XXVIII.

Si le grave censeur de Rome
Vivoit en ce temps où nous sommes,
On ne verroit tant d'hospitaux,
Tant de gueux, tant de courtisanes,
Tant d'abus, tant de mœurs profanes,
Tant de cocus et maquereaux.

Je veux qu'on m'appelle un critique,
Un charlatan, un empirique,
En ce temps un donneur d'advis;
Il faut pourtant en ma police
Dresser la chambre de justice
Contre le luxe des habits[179].

Bonnes estoient les lois d'Athènes[180]
Qui deffendoient l'or et les chaisnes[181]
A leurs filles, et les presens;
Que s'il estoit ainsi d'entr'elles,
Las! on trouveroit des pucelles
Encor à l'âge de quinze ans.

Mais les filles sont si volages,
Qu'elles donnent leurs pucelages
Pour du satin et du velours,
Et tiennent que c'est resverie
De syndiquer[182] la braverie,
Estant si commune entre tous.

Ah! que les Indes sont barbares
De remplir ces humeurs avares,
Nos vaisseaux et nos hameçons!
Que la rame est infortunée
Qui a dans Paris amenée
La mode de tant de façons[183].

Encor, si de ces braveries
On en voyoit des rencheries,
Il n'y auroit un seul cocu;
Mais elles gaignent ces richesses
Aysément pour un tour de fesses
Où pour un simple coup de cu.

A voir leurs habits sont des garces,
Ou bien des joueuses de farces
Les plus honnestes au maintien;
Leur simarre à l'italienne[184]
Sent mieux la licence payenne
Que l'honneur d'un grave chrestien.

Depuis les pieds jusqu'à la teste,
La dame qui fait plus l'honneste
Veut sembler garce en son atour[185],
Où la putain, tout au contraire,
Tasche l'honneste contrefaire,
Et non pas la fille d'amour.

Je ne puis donner de louanges,
Mesdames, à ces manches d'anges[186],
A ces jupes et ces rabas;
Car, soit au cours ou dans les tables,
Vrayment! il faudroit estre diables
Pour se garder de vos appas.

O! que vous avez bonne mine
Sous un taffetas de la Chine[187]
En mettant les ventres au vent!
Est-ce ainsi que l'ont fait vos mères,
Femmes qui estoient si sevères
A faire couvrir leur devant[188]?

Dieux, quel prodige! Sans le linge,
On verroit vostre petit singe
Qui enrage sous ce quaintin
Et de la pasture demande,
Sçachant que vous estes friandes
Des postures de l'Aretin.

Bien tost sans doute une furie
Qui preside à la braverie
Inventera quelque metal,
Quelque crespe, ou plus fine soye,
Afin que nues on vous voye
Ainsi qu'au travers d'un cristal.

A voir tous vos gestes lubriques
Et vos postures impudiques,
Vos devants et vos paradis,
Dieu sçait si vous faites gambades,
Ne portant plus de vertugades,
Ainsi que vous souliez jadis.

Les bourgeoises, qui font les belles,
Sont braves comme damoiselles[189]
Qui se vont promener à tas;
Ont elles pas un petit chose
(Que l'on appelle un c.. en prose)
Pour achepter du taffetas?

Tout leur vaillant est sous le busque[190],
Qu'elles frottent d'ambre et de musque
Pour faire le galimatias;
Bref, employant tout aux etoffes,
Elles sont de vrays philosophes
Qui portent tout comme Bias.

C'est entr'elles une maxime,
Qu'il faut bien faire plus d'estime
D'un vieil penard ou païsan
Avecques beaucoup de pistoles,
Que des caresses et paroles
Du plus accomply courtisan.

Pour oster cet abus du monde,
Faut chasser la mode feconde,
Qui f..timasse tant d'habits;
Jamais Mathieu, dans son histoire,
Ne vit un luxe si notoire
En perles, satins et rubis.

Les beaux habits font qu'on chevauche
Et que les femmes on desbauche,
Que tant d'abus sont dans Paris.
Ce n'est donc pas contre les femmes,
Mais contre leurs habits infames,
Que s'entend ce charivaris.

O que de f..tus hymenées,
De ramonneurs de cheminées;
Que de cocus, que de cornards,
Que de putains, que de nourrices,
Que de mangeuses de saucisses,
Que de furets, que de renards!

O satin, mort des pucelages!
Velours, père des cocuages!
Habits, juppes, robes, rabas!
Contre vous crie ma satyre.
Que si on ne s'en fait que rire,
Pour moy, je n'en pleureray pas.


Apologie pour la satyre.

On peut remarquer aisément que ceste satyre a esté comme le symptome de la reformation qui commence à operer, et dont nous esperons quelque bonne crise; pour moy, j'estime que poëte satyrique et sevère censeur ne sont qu'une mesme chose, puisque la satyre est une sorte de poësie où l'on trouve des pointes aiguës contre la volupté, le luxe et la vanité, meslée pourtant de traicts piquants et moqueurs; si dans les termes de leur reprimende ils sont differends, l'intention les rend semblables, qui est de donner la chasse aux vices. Ne sçait-on lequel des deux a des forces ou amorces plus puissantes pour se faire obeyr. Aussi n'y a il drogue au monde capable, à mon advis, de purger les vicieuses humeurs d'un siècle corrompu et les opinions bigearres des esprits malades qu'une satyre, pourveu qu'on la prepare et assaisonne si à point qu'on ne la sente en l'avallant. Que si, par hazard, dans ceste liberté qui est permise il se rencontre quelque chose de licentieux, il faut en excuser ou la rime, ou la naïfveté qu'on y doit observer tousjours, ou le zèle d'un esprit passionné; au plus, si nous sommes si foibles que de nous scandaliser pour des simples paroles, nous devons nous souvenir de celles de la femme d'Auguste, qui disoit que la veuë de plusieurs hommes tous nuds qu'elle avoit rencontrez en son chemin ne l'avoit non plus esmeuë que s'ils eussent esté des statuës de marbre. Au reste, ceux là se trompent lourdement qui, sous le nom de satyre, taschent à couvrir leurs medisances ou leurs lubricitez. Le sang de Licambe[191] ne coule point dans la fontaine d'Hypocrène, et les Muses sont entièrement vierges, aussi peu capables d'invectives que de saletez, n'y ayant pas moins de crime à prophaner la poësie qu'à débaucher une vestale. La satyre s'esloigne esgallement de ces deux extremetez, et, en quelque façon que ce soit, son intention se doit conserver toute pure. C'est en ceste sorte de vers piquants qu'Horace a excellé. Juvenal est trop aigre, Perse trop sevère et sententieux. De nostre temps, à peine en avons nous un pour admirer. Tous les siècles ont produit des vices, mais non pas tousjours des esprits veritablement satyriques, et maintenant la mesdisance et la flatterie sont si familières, que personne ne s'attache qu'à l'une où à l'autre. Pour ceste satyre, je la laisse au jugement de ceux qui s'y cognoissent. On n'ignore point l'occasion qui l'a faict naîstre, et je sçay que la reformation dont elle a esté le prognostic[192] aura peut estre blecé quelques esprits: c'est pourquoy j'en prepare icy la drogue et le remède.


Consolation aux dames sur la reformation des passemens et habits.

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