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Variétés Historiques et Littéraires (08/10): Recueil de pièces volantes rares et curieuses en prose et en vers

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Ces points couppez[193], passements et dentelles,
Las! qui venoient de l'Isle et de Bruxelles[194],
Sont maintenant descriez, avilis,
Et sans faveur gisent ensevelis;
Ces beaux quaintins[195], où l'œil ravy descouvre
Plus de beautez qu'il n'en paroist au Louvre,
Sont despouillez de leurs chers ornemens;
On n'y voit plus ces petits regimens,
Ces bataillons, ces mousquets et ces mines
Qui faisoient voir que vous estiez bien fines;
Tous ces oyseaux, ces amours et ces fleurs,
Où ne restoit que l'ame et les couleurs,
Sont sans pouvoir, sans grace et sans merite,
Depuis que l'ordre à ce luxe est prescrite;
Ces beaux collets, ces manches, ces rabas,
Où un Tartare eust trouvé des appas;
Tous ces pourtraicts et ces vaines figures
Qui vous gagnoient beaucoup de creatures,
Comme trompeurs, et du tout superflus,
Dames, enfin, ne nous paroissent plus.

Si ces atours avoient une parole
Qu'ils vous diroient en un langage drolle:
Cessez, beaux yeux, en vos pleurs vous noyer!
C'est à nous seuls qu'il convient larmoyer
De n'estre plus maintenant en usage,
D'avoir quitté l'air de vostre visage,
De ne voir plus l'or de vos blonds cheveux,
Cordages saincts, l'object de tant de vœux;
De ne toucher à vostre belle gorge,
Dont l'amour faict les soufflets de sa forge,
Et non à vous, qui estes l'ornement
Du plus superbe et riche accoustrement,
Car sans habits, passements et dentelles,
Vous ne laissez de paroistre assez belles.

Mais, dites-moy, ce mal que vous plaignez,
Et pour lequel vos yeux sont tous baignez,
Vous l'eussiez bien inventé par la mode
Qu'auriez jugé peut-estre plus commode,
Mode feconde en mille inventions!
Le seul effroy de tant de nations,
Monstre, prodige, estrange et bien difforme,
Demain pompeuse, aujourd'huy en reforme.
Voulez-vous point que vos desseins maudits
Soient observez plustost que les edicts?

Or je sçay bien que chante vostre plainte:
C'est que jamais vous n'aymez la contrainte,
Et en ce point vostre sexe est si doux,
Qu'il ne se voit qu'aucune d'entre vous
Ait ceste reigle enfrainte d'adventure;
Vous vous plaisez à gloser la nature,
Faire des loix, corriger l'univers,
Ne vouloir rien, s'il n'est tout de travers;
Contre le droit vostre desir s'obstine,
Pour l'equité vostre ame se mutine,
Rien ne vous plaist que ce qui vient de loing;
Ce qui est cher resveille vostre soin;
Vous vous portez tousjours à la deffense,
Le bien permis plus souvent vous offense!
Bref, vostre esprit de contradiction
Pour le desordre a de la passion.

Ne pleurez plus, changez de contenance,
Et, sans gronder, reverez l'ordonnance
Qui met la drogue à un malheur fatal,
Et pour le bien ne faites point le mal.
Que si quelqu'un s'apprestoit pour vous rendre
Ce que le roi vous a voulu deffendre,
Devroit-on pas plustost vous consoler?
D'aise au rebours vous devez bien voler,
Puisque l'edict maintenant vous delivre
Par chacun an de huict ou neuf cent livres.
Vous ne perdrez vos amples revenus,
D'oresnavant point de maris cornus,
Et, dans Paris, vos filles trop volages
Ne donneront leurs jolis pucelages;
Vous n'employ'rez les soirs et les matins
A façonner vos grotesques quaintins.
O folle erreur! ô despence excessive!

Mais, dites-vous, nostre beauté si vive,
Sans la faveur de ces riches rabas
Pour captiver n'aura plus tant d'appas,
Et, desormais, n'estant veuës si braves,
Il ne faut plus esperer tant d'esclaves,
Sous nos drapeaux de jeunes combattans.
Or, en ce poinct, dames, je vous attens:
C'est bien trahir la raison et vous-mesme,
Et faire un crime egal à un blasphème,
De croire ainsi que soyez sans beauté
Hors la faveur de ce bien emprunté.

Le naturel jamais l'art ne surmonte.
Vous devriez toutes mourir de honte
De profaner ces aymables thresors
Que vous avez et de l'ame et du corps!
Comment veut-on qu'une laide se pare,
Si des atours une belle s'empare?
Les ornemens sont pour les seuls deffauts.
C'est attirer de soy-mesme ses maux,
C'est offenser le ciel et la nature
De rechercher l'estrangère parure;
Si ces atours estoient plus precieux
Ny que la main, ou la bouche, ou les yeux,
Avecques vous elle les eust fait naistre
En tous les lieux où ils souloient parétre.
Trouvez-vous donc un teton plus mignard
Pour estre plein de parure et de fard?
Un œil plus doux, une plus belle bouche
Pour les atours qu'auprès d'elle l'on couche?
Si vous gardez encor le souvenir
Du temps auquel on vous pouvoit tenir,
En ce temps-là vous estiez sans dentelles:
Donc autresfois vous n'avez esté belles.
Tout cet abus gist en l'opinion
Et n'est au vray que pure illusion:
Car dans six mois seroit une folie
De ramener ceste mode abolie.
Telle aujourd'huy qui la raison combat,
Qui semble belle en un simple rabat,
Douce, agreable et humble comme un ange,
Avec un autre elle seroit estrange.
Je jure, moy, par le flambeau du jour,
Que jamais tant vous ne donnez d'amour
Qu'en simple habit, ou estant toute nuës:
Deux veritez qui sont par trop cogneuës.

J'advoue bien qu'un subit changement
Peut esbranler un ferme jugement;
Le mal vous cuit et vous fait de la peine.
Mais qui croiroit guerir une gangrène
Ou un ulcère avecque peu de mal,
Le medecin seroit un animal.
Les vanitez, le luxe et les delices,
Qui, en un mot, sont l'amorce des vices,
Chancres malins corrompent les citez,
Et sans douleur ne sont point emportez.
Je veux du mal à celles qui, peu sages,
Vont ramenant ces funestes usages
En violant les edicts et les loix,
Ouvrage sainct de tant de braves rois;
C'est à chercher tousjours mille artifices
Pour contenter les yeux et les délices,
Par des couleurs taschant à deguiser
Et des façons qu'on leur laisse adviser,
Qui coustent plus et qui sont moins utiles,
Par où l'abus se glisse dans les villes.

Cecy n'est dit qu'aux vulgaires esprits,
Car je ne croy qu'il y ait du mespris
Dedans vostre ame, ô belle Callirée!
En tous mes vœux sainctement adorée,
Vous ne donnez au change vos regrets.
Voudriez-vous enfraindre les arrests,
Vous qui si bien maintenez vostre empire?
C'est faire un crime alors que je souspire;
Vous gouvernez, par vos commandemens,
Mon cœur, mon ame et tous mes mouvemens;
Bref, vous avez la plus grande puissance
Qu'on puisse avoir sur une obeyssance,
Et ce bel œil qui me donne la loy
Est mon seigneur, mon monarque et mon roy.
Puis vous sçavez que la vertu est belle
Sans le secours d'une mode nouvelle;
Que la beauté a trop d'allechemens
Sans l'atirail de ces vains ornemens;
Que le poison des vertus plus antiques
Gist en l'abus de ces molles pratiques.

Reservez donc vos soupirs et vos pleurs
Pour l'advenir et les autres douleurs:
Ce reglement et ces nouvelles choses
Ne sont au prix, mesdames, que des roses;
Et, cependant, observez les edicts,
Si vous voulez aller en paradis;
N'endurez point qu'on vous mette à l'amende,
Je suis logé chez la belle Flamande.

Fin.

La Vie genereuse des Mercelots, Gueuz et Boesmiens, contenant leur façon de vivre, subtilitez et gergon, mis en lumière par M. Pechon de Ruby, gentilhomme breton, ayant esté avec eux en ses jeunes ans, où il a exercé ce beau mestier.

Plus a esté adjousté un dictionnaire en langage blesquin, avec l'explication en vulgaire.

A Lyon, par Jean Jullieron.—1596.

Avec permission[196].


Epistre au sieur des Artimes Gournées.

Amy et frère, pource que, depuis trois ans et plus que j'ay l'honneur de te cognoistre, je t'ay tousjours ouy plaindre de ta fortune, et que tu te trouvois à malaise, encor que je te veisse à une très bonne table; te plaindre d'argent, et t'ay veu tousjours jouer; et te plaindre de n'estre assez brave, je t'ay veu très bien paré: on ne sçauroit peindre un roy Herode plus brave que je t'ay veu. Tu te plains de n'estre bien monté, je t'ay veu des poulains et d'assez bons chevaux et bonnes armes. Pour ce que l'honneur t'a mis plus bas que de coustume, je te donne ce mien œuvre, afin que tu y puisse trouver quelque cautelle[197] pour recouvrer argent. Et comprens bien ces trois estats, et comment ils sont très lucratifs et plains de finesses et cautelles; et, si se trouvoit quelqu'un qui, par mespris, voudroit blasmer les discours de ce livre, je luy responds que je ne les ay pas faicts par envye contre aucun de ceste sorte de gens, ains pour laisser couller le temps et pour mon plaisir. A Dieu.


Comme l'autheur se meist au metier.

Ayant l'aage de neuf à dix ans, craignant que mon père me donnast le fouët pour quelque faute commise, comme advient à gens de cest aage, je prins résolution d'aller trouver un petit mercier qui venoit souvent à la maison de mon père, et desirant faire quelque beau voyage, je résolu m'en aller avec luy. Il n'estoit coesme[198], n'ayant parvenu à ce degré, ains estoit simple blesche[199], et sortoit de pechonnerie[200], toutefois entervoit le gourd[201], et delisberasme d'aller en Poictou, faisant estat d'y estre jusqu'après vendanges. Mon compagnon me disoit que j'eusse beaucoup gaigné à l'entrée des vignes pour mettre en escrit les charges dez raisins. On appelle ce mestier escarter.


Comme l'autheur fit paction avec ce blesche.

J'avois desrobé cinquante cinq sols à ma mère; je dis à mon compagnon que nous serions à moitié. Il me respond que sa balle valoit quatre livres tournois, et que j'avois part à la concurrence de mes deniers, et qu'eussions[202] affuré les ripaux, rippes et milles, et pechons, qui attrimoyent nostre coesmeloterie pour de l'aubert huré. Quand nous eusmes esté trois ou quatre mois à la compagnie j'avois de butin deux rusquins, et demie menée de rons, deux herpes, un froc et un pied[203].


Les façons de coucher.

Nostre vie estoit plaisante, car quand il faisoit froid, nous peausions[204] dans l'abbaye ruffante, c'est dans le four chauld[205], où l'on a tiré le pain naguères, ou sur le pelard, c'est sur le foing, sur fretille, sur la paille, sur la dure, la terre. Ces quatres sortes de coucher ne nous manquoient, selon le temps; car si nos hostes faisoient difficulté de nous loger où la nuict nous prenoit, s'il pleuvoit, nous logions dans l'abbaye rufante, et au beau temps sur le pelardier, c'est-à-dire le pré, et là espionnions les ornies, sont les poules, et etornions, ce sont poulets et chapons, qui perchent au village dans les arbres, près des maisons, aux pruniers fort souvent, et là attrimions l'ornie[206] sans zerver, et la goussions ou fouquions pour de l'aubert, c'est-à-dire manger ou vendre; et en affurant[207], selon nostre vouloir et commodité, nous trouvions souvent à des festins où les pechons passoient blesches et coesmes, selon leur capacité. Ainsi faisans bonne chère, chacun apportoit son gain ou larcin, que je ne mente; j'use de ce mot de gain, parce que tous les larrons en usent. Ceste vie me plaisoit, fors que mon compagnon me faisoit porter la balle en mon rang; mais les courbes m'acquigeoient fermis, c'est-à-dire que les espaules me faisoient mal. Toutes fois, je ne plaignois pas mon mal, car j'avois déjà veu beaucoup de païs: nous avions esté jusques à Clisson de la Loire, et au Loroux à Bressuire, et en plusieurs fours chauds et froids, de pailliers et prez.


Comme je fus contrainct de prendre la balle à bon escient.

Advint qu'en nostre voyage mon compagnon demeura malade à Mouchans en Poitou[208]. Je me résolu d'estre habile homme, et aussi que j'avois bon commencement. Laissant là mon compagnon, je prends la balle et la mets sur mon tendre dos, qui peu à peu s'adurcissoit à ce beau mestier, et allay avec d'autres à la foire de la Chastaigneraye, près Fontenay, où je fus accosté de tous les pechons[209], blesches et coesmelotiers hurez, pour sçavoir si j'entervois le gourd et toutime, me demandans le mot et les façons de la ceremonie. Ce fut à moy à entrer en carrière et payer le soupper après la foire passée, car ils congneurent que je n'entervois que de beaux, c'est-à-dire que je n'entendois le langage ny les ceremonies. Lors je paye le festin à mes superieurs, et sur la fin du soupper le plus ancien feist une harangue.


La harangue qui fut faicte au nouveau blesche[210].

Coesmes, blesches, coesmelotiers et pechons, le pechon qui ambieonosis qui sesis ont fouqué la morfe, il a limé en ternatique et gournitique, et son an ja passé d'enterver. Lors ils me appellent et me font descouvrir, et devant tous me font lever la main, et sur la foy que j'avois pour l'heure, jurer que je ne déclarerois point le secret aux petits mercelots, qu'ils ne payassent comme moy[211], et me presentent un baston à deux bouts et une balle, voir si je mettrois bien ma balle sur le dos, me deffendre des chiens d'une main, et de l'autre mettre ma balle sur le dos en mesme temps, et aussi si je savois jouer du baston à deux bouts selon l'antique coustume, en disant: J'atrime au passeligourd du tout, c'est-à-dire je desroberay bien. Je ne sçavois rien alors; mais ils me monstrèrent fidellement, et avec beaucoup d'affection, ce que dessus, et outre m'apprindrent à faire de mon baston le faux montant[212], le rateau, la quige habin, le bracelet, l'endosse[213], le courbier[214], et plusieurs autres bons tours. Mon compagnon me trouva passé maistre, dont il fut bien resjouy.


Belle subtilité pour faire taire les chiens.

Nous assemblasmes nombre de blesches et coesmes, et deliberasmes de peausser en un bon village où y avoit force volaille; mais il y avoit des plus meschans chiens du monde, qui nous vouloient devorer. L'un de noz compagnons, fort experimenté, nous dict: «Laissez-moy faire. Vous voyez ces chiens bien enragez, mais je les feray bien taire, et vous monstreray que nous aurons le corporal et toute la volaille du village si nous voulons, car j'ay l'herbe qui en guerist. Il tire de sa balle quatre cornes de vache, deux de bœuf et deux de bellier, et une potée de graisse de porc, meslée de poudre de corne de pied de cheval, meslé ensemble, et les emplit de cest unguent, nous en donnant à chacun la sienne, et arrivons dans ce village par divers endroicts. Comme les chiens voulurent s'esmouvoir, nous leur jettons ces cornes. Chasque chien prend la sienne, et de faire chère, n'abayans nullement, et prismes ce que bon nous sembla autour du village, et ambiasmes le pelé juste la targue, c'est-à-dire nous enfilasmes promptement le chemin de la prochaine ville.

Mon compagnon aymoit une limougère[215] d'une taverne borgne, où logions souvent venant de Clisson au Loroux Botereau, où il nous coustoit pour le peaux huré deux herpes, c'est-à-dire deux liards pour coucher. La limougère, c'est-à-dire la chambrière, venoit au soir coucher avec mon compagnon, et se vient mettre contre moy. Je fuz tout estonné, comme n'ayant jamais rivé le bis[216]. Toutes fois mon compagnon dormoit; je m'aventure à river selon mon pouvoir, et si mon chouard eust esté comme il est, elle se fust mieux trouvée, encores qu'elle me trouvast assez bon petit gars. Mon compagnon s'éveille, et dessus! et moy de dormir en mon rang. Je vous jure que j'avois bien veu river, mais jamais je n'avois point rivé; mais je ne sçay si je perdy ce qu'on appelle pucelage, car je pensay esvanouir d'aise. Mon compagnon riva fermis, et au matin nous en allasmes à Clisson, et là trouvasmes une trouppe qui nous surpassoit en félicité, en pompe, subtilité et police, plus qu'il n'y a en l'Estat venicien, comme verrez ci-après.

Mon compagnon et très bon amy, sçachant que nous approchions de la rivière de Loire pour tourner vers noz parents, s'advisa de m'affurer, c'est-à-dire tromper, car il s'en alla avec mon argent, et ne me resta que huict sols. Mon autre compagnon s'en alla chez mon père, près du lieu où nous estions, tellement que je demeure affuré et seulet. Toutesfois j'avois fait amitié avec les plus signalez gueuz de ceste grande trouppe, ne sçachant qui me pouvoit arriver; car de retourner vers mon pays, je n'en voulois ouyr parler, craignant le fouet, ce que je meritois bien, et m'accommode avec lesdits gueuz.

C'estoit lors d'une assemblée generale où tous les plus signalez gueuz de France estoient assemblez, comme grands coesres, premiers cagouz, avec autres de respect envers leurs supérieurs, comme une court de parlement à petit ressort. Je vous deduiray ci-après ce que j'en appris en neuf mois.

Vous croirez qu'en toutes les provinces il y a un chef de ces docteurs, chose certaine; et selon qu'il a esté créé vient recognoistre le chef appelé le grand coesre[217], et payer le devoir, et faut notter que tous les chassegueux qui sont aujourd'huy aux villes sont grands coerses et tirent de l'argent.


L'assemblée et ordre qu'ils tiennent à leurs estats généraux.

Ils s'assemblèrent tous à l'issuë d'un grand village près Fontenay le Conte et là, le grand coesre, qui estoit un très bel homme, ayant la majesté d'un grand monarque et la façon brave, avec une grande barbe, un manteau à dix mille pièces, très bien cousues, une hoquette[218] bien pleine sur le dos, la bezasse bien garnie à costé, le manteau attaché souz la gorge avec une teste de matraz en guise de bouton, appellé bouzon en nostre paroisse; une jambe très pourrie, qu'il eust bien guerie s'il eust voulu[219]; une calotte à cinq cens emplastres, et la teste assez fort bien teigneuse! Le baston de M. le coesre estoit de pommier, et à deux pieds près du bas estoit rapporté, et là dessouz une bonne lame, comme d'un fort grand poignard[220], et deux pistolets dans sa bezasse. Il fait mettre à quatre pieds tous les nouveaux venuz, qui estoient douze. Outre se sied le premier dessus le dos de ces nouveaux venuz. Les cagouz, lieutenants du grand coerse par les provinces, s'assirent aussi sur le dos des nouveaux, et sur moy aussi; et au milieu une escuelle de bois que nous appelions crosle. Je fuz le premier appellé, et avant estre interrogé, falloit mettre trois ronds en la crosle; les anciens receuz baillent demy escu, un escu ou un quart d'escu. Selon la province que dictes estre, l'on baille le cagou qui meine pour attrimer, et apprend les tours et comme on se doit gouverner pour acquerir de l'honneur et de la reputation pour parvenir à lieutenant de cagou, ou coesre, qui est le plus haut degré.


Interrogats du grand coesre, avec l'opinion de ses lieutenans les cagouz, aux nouveaux venuz.

Ce grand prince me demanda qui j'estois et comme j'avois nom, et du lieu de la province. Je luy respons avec respect, mon bonnet en la main, que j'estois Breton, d'auprès de Redon. Lors le cagou[221] de Bretagne jette l'œil sur moy, comme pensant que j'estois de son gouvernement et des siens. Le grand coesre me remonstre comme ensuit: «Vozis atriment au tripeligourt?» Je respons: «Gis; c'est parce que, quand on passe mercier, le mot c'est: J'atrime le passe ligourt.—Ouy, fils. Ne pensez que nostre vacation ne soit meilleure que celle des merciers, et nous estimons autant que les plus grands du monde: à sçavoir si vous pouvez esgaler à eux; au reste, nous sçavons vos suptibilitez, comme à faire taire les chiens, et sçavons les quatre sortes de peausser, l'abbaye ruffante, la fretille, le pelard, la dure. Vostre langue est semblable à la nostre; nous sçavons attrimer ornies, sans zerver l'artois en l'abbaye ruffante. Vostre cagou, qui est l'un des plus anciens, vous apprendra comme devez vivre, car c'est le plus capable qui soit venu devant moy. Pour abreger, vous promettez de ne dire le secret. Sur vostre foy, avez-vous mis les trois ronds en la crosle? Prenez vostre baston, mettez le gros bout à terre, et le poussez le plus bas que pourrez, et dictes: J'atrime au tripeligourd, et allez baizer les mains de vostre cagou, et luy promettez la foy; embrassez-moy la cuisse (ce que je feis promptement); sur la vie de ne declarer le secret à homme vivant, c'est-à-dire J'atrime au tripeligourd, je desroberay trois fois très bien. Il y a une chose requise de sçavoir, premier de demettre tous les interrogats; c'est que tous les gueuz que la necessité convie de prendre les armes, comme le pechon, l'escuelle, et la quige habin, et aussi ceux qui ne veulent recognoistre le grand coesre, ou son cagou, on les devalize, et les tient on pour rebelles à l'Estat, et en rend-on compte au grand coerse; et là il faict de bons butins, et faict-on la fortune. Le receveur de ces deniers s'appelle Brissart


Le reste de l'interrogation.

«Pechon de rubi, sur quoy voulez-vous marcher?—Sur la dure.—Vous estes bien nouveau et bien sot, dit le coerse. Pour te faire entendre, et afin que d'icy à quelque temps que tu ayes plus d'esprit, et que tu respondes plus pertinemment, nous marchons sur la terre de vray, mais nous marchons avec beaucoup d'intelligence. Ne m'advouez-vous pas qu'il y a plusieurs chemins pour aller à Rome? aussi y a-il plusieurs chemins pour suyvre la vertu. Et, pour conclure, c'est que nozis bient en menues dymes: c'est que nous marchons à plusieurs intentions.»


Diverses façons de suyvre la vertu.

1. Biez sur le rufe, c'est marcher en homme qui a bruslé sa maison, et feindre y avoir perdu beaucoup de bien, et avoir une fausse attestation du curé de la pretendue paroisse où la maison doit estre bruslée; et celuy donne au grand coestre ou son cagou un rusquin, c'est un escu.

2. Biez sur le minsu, c'est aller sans artifice; et tu payeras un testouin et iras simple, et l'on t'apprendra les excellents tours.

3. Biez sur l'anticle, c'est feindre avoir voüé une messe devant quelque sainct pour quelque mal, ou pour quelque hazard où l'on se seroit trouvé, et demanderez en ceste sorte: «Donnez-moy, nobles gentils hommes, et nobles dames et damoiselles, pour achever de quoy payer une messe; il y a quinze jours que je la cherche, et ne l'ay encore amassée.» Pour ceste façon, vous payerez deux menées de ronds, qui sont quatre sols.

4. Biez sur la foigne, c'est feindre avoir perdu son bien par la guerre, et feindre avoir esté fort riche marchant, et avoir les habits convenables à voz discours, et tu payeras un rusquin; je te les diray toutes et tu choisiras.

5. Biez sur le franc mitou, c'est d'estre malade à bon escient: tu es sain, tu ne sçaurais y bier; ceux-là sont privilegiez, ils recognoissent seulement le grand coesre et prennent passeport, dont ils payent cinq ronds; cela vault beaucoup au chef.

6. Biez sur le toutime, c'est aller à toutes intentions et avoir tant de jugement et dextérité, se contrefaire du franc mitou, du rufle, de l'anticle, et de la foigne; bref, s'aider de tout. Mais, en bonne foy, il n'y en a guères, et aussi les places sont prinses, et aussi tu es trop sot. Va, tu marcheras sur l'anticle; au reste, si tu es si osé d'aller sur autre intention sans le faire savoir à ton cagou, je t'en feray punir, comme verrez tantost ce compagnon là que voyez lié, et advoueray la prise bonne de vostre equippage, tant argent qu'autres choses. Vous promettez sur vostre foy; levez vostre main gauche (c'est une erreur que les cours de parlement font lever la droicte, c'est celle de quoy nous torchons le cul, et tuons les hommes, et faisons tous les maux; la main gauche est la prochaine du cœur, c'est la main honneste), et, sur la vie, ne declarez le secret.

Faictes comme avez veu ces autres, et de main en main tous les nouveaux passèrent. Les anciens, d'un autre costé, rendoient compte au receveur Brissart, et à la mille du coesre, tant des devalizez que des deniers ordinaires. Je diray, avec verité, que de cinquante ou soixante gueuz qu'il y avoit en la troupe, fut receut trois cens escuz.

Ils font un roolle avec des coches sur le baston du cagou; chacun a son roolle, et marquent ainsi leurs affaires[222].

Le grand coesre se lève de dessus ce nouveau, et les cagouz, il nous prie tous de soupper, et qu'eussions à assembler noz bribes[223], veu que chacun n'avoit eu le moyen d'aller chercher à soupper, et mesmes que le jour s'estoit passé en affaires et estoit tard.


Forme du soupper.

Le grand coesre et brave prince, luy et sa femme, tirent de la bezasse et de leurs bissacs et courbières un beau petit trepied, un pot de fer avec sa cueillère, un chaudron joly, une poisle à frire, et en mesme endroict faisons de grands feuz, où chascun cagou avoit son feu, et pots d'aller. Nostre chef tira trois neuds d'eschine, deux pièces de bœuf, une volaille qu'il meist au pot, et un bon morceau de mouton et de lard, et du saffran; les cagouz à qui mieux mieux et à belles couhourdes pleines de bon vin et du meilleur, où il s'en trouve pour leur argent. Je puis dire n'avoir veu faire meilleure chère depuis sans pastisserie. Nous rotismes deux bons chapons et une oye.


Comme fut puny ce rebelle et criminel de lèze-majesté.

Le plus ancien cagou le prend et le despouille tout nud; l'on pisse tous en une crosle, avec deux poignées de sel et un peu de vinaigre; avec un bouchon de paille on luy frotte le bas du ventre et le trou du cul, si bien que le sang en vient, et m'assure que cela luy a demangé à plus d'un mois de là; et de ceste eau faut qu'il en boive un peu, ou estre bien frotté. Nous partismes; chacun s'en va avec son gouverneur de province, et moy avec le mien.

En partant, il nous assembla tous et nous remonstre comme nous eussions couru très-heureuse fortune, mais que l'obeissance estoit bien necessaire à ceste vacation: «Car, mes amis, je vous diray, il faut aller tous par un tel endroit tantost demeurer, car je cognoy tous les bons villages et sçay les lieux où se font les bons butins.» Et ainsi il nous entretenoit.


Les maximes que nostre general nous faisoit entretenir.

Il ne faut jamais estre ensemble à l'entrée des villes ny villages, et faut importuner de demander jusques à neuf fois; et, passans sur les chaussées des estangs où il y a moulins, il ne faut passer qu'une partie sur la chaussée, et les autres derrière le moulin, parce qu'il se presente une infinité de beaux effets, tant aux maisons escartées qu'ailleurs: car, s'il n'y a qu'un chien, il ne pourra mordre ceux de l'autre costé de la maison. S'il y a quelques hardes quand on donnera l'aumosne, de l'autre costé l'on subre, c'est-à-dire attrape.

Il est de besoin d'avoir la bezasse pleine de cornes emplies de graisse, accommodées ainsi qu'il faut pour faire taire les chiens la nuict.

Nostre general avoit un nepveu qu'il desiroit avancer, et de vray luy avoit bien augmenté la creance entre nous, et le faisoit changer de condition sans rien payer, pour l'auctorité qu'il avoit; et, passant un soir auprès d'un gibet, la vigile d'une foire de Nyort en Poictou, où y avoit trois penduz nouveaux, nostre chef faict ferme auprès, et fismes du feu, faisans feinte de camper, et repeumes environ deux heures de nuict. J'avise mon cagou, qui tire de sa bezasse quatre tirefons et une grande boëste, et nous meine au pied du gibet; et moy, estonné, les cheveux me levoient en la teste de frayeur. Il pose l'un de ces tirefons contre un des pilliers, qui estoit de bois, appelle ce nepveu et luy dist: «Tien, monte jusques là hault.» Ce qu'il fit promptement. Ce docteur fit coupper un bras de l'un de ces penduz et le met en son bissac, et ambiasmes le pelé à deux lieues de là, et arrivasmes à Nyort, où trouvasmes grand nombre de noz frères, qui ne manquèrent de recognoistre ce lieutenant de roy[224], comme la raison leur commandoit. Avant que le jour fust bien esclaircy, il attache le bras de son nepveu derrière, fort serré, et, ayant sur son dos un pacquet pour couvrir le jeu, et un mantelet à mille pièces attaché par soubs la gorge, attache ce bras de pendu au mouvement de l'espaule du nepveu, et en escharpe en un grand linge tacheté de matière de playe et avec proportion, tellement que l'on jugeoit estre le bras naturel. Monsieur le lieutenant du roy prend un cousteau et faict une playe jusques à l'os, le descouvre et verse du sang sur icelle playe et un peu de fleur de froment; et le bras, qui est prest de corrompu, on jugeoit une parfaicte gangrène, tellement qu'il y avoit presse à donner à ce bras pourry.

Et si quelqu'un n'estoit assez esmeu de pitié, l'oncle luy donnoit invention de se mettre un poinçon à travers le gras, et recevoir plus d'argent que nous tous.

Ce signalé cagou, nous acheminant sur noz subjects, nous advertit qu'il estoit besoin de prendre garde à nous, et estions près d'un moulin à eau, près de Mortaigne. Le meusnier avoit cela de bon de ne donner jamais rien à gens de nostre robbe. «Ne sera il pas bon de l'atrimer au tripeligourd?» dict le cagou. Chacun respond: «Gis, gis, gis.—Mes enfans, il faut aller trois par trois au dessouz du moulin et nous autres par dessus la chaussée: les premiers importuner fort sur la bille, c'est sur l'argent, sur la crie, sur le pain, ou sur la moulue, c'est la farine; et au cas qu'on ne nous donne rien, je crieray à la force du roy: ils sortiront du moulin, vous entrerez par la grande porte, et trouverez sur la cheminée le pain du meusnier, et un coffre au pied du lict, dans lequel y a un pot de beurre; l'autre prendra en la met[225] une sachetée de farine, et chacun avec son butin se retirera; et sans doute je feray sortir le meusnier et les moutaux[226]

Nous acheminons trois et le chef, la troupe à la file, et importunans de demander, eurent un peu de fleur de farine, et la meirent en une escuelle. Pour mieux jouer le roolle, le grand cagou la prend; cestuy feit semblant de luy donner un coup de baston, et quereller jusques à en venir aux armes, et crier la force. Le meunier et les mouteaux sortent pour voir le combat. Cependant nous ne perdions le temps, car nous executasmes ce que dessus fort heureusement, et non sans hazard. Après ce bel effect nous ambiasmes le pelé à une lieue de là, afin d'accoustre à soupper, nous mocquans du meunier. Nostre capitaine nous dist qu'il en gardoit une autre bien verte au meunier, et qu'il luy apprendroit avec le temps à donner l'aumosne pour l'amour de Dieu; et faut croire que ce cagou estoit fort digne de sa charge, et digne de mener les gens à la guerre de l'artie et de la crie.


Autre bon tour.

Peu de temps après, nostre regiment estant près de Beaufort en Vallée, nostre cagou veid un pendu à une potence, qui n'y estoit que du jour; commande à son nepveu de demeurer derrière, et que la trouppe s'en alloit peausser en un pelardier assez près de là, et luy commanda que quand la nuict seroit venue il coupast la couille du pendart, ostast les couillons de dedans et l'emplist de gros sable de rivière; et ce faict, qu'il s'en vinst promptement et qu'il trouveroit la sentinelle sur le grand chemin qui le r'adresseroit dans le camp. Estant venu, son oncle luy demande s'il avoit le sac. Le nepveu luy respond qu'il avoit jetté les quilles, et que pour le sac il estoit en seureté. Nous avions de bon feu, car le compagnon estoit garny de bon fuzil et allumettes, avec le bon pistolet, et dans son bourdon la bonne lame d'espée, et son nepveu assez bien armé. Pour revenir à nos moutons, il prend les besongnes de nuict[227] du pendu, et remplit le sac de paste espicée, et l'enfle fort grosse, presque comme la teste, et la perce tout outre dès le hault venant en bas, et resta là dedans un trou vide; lors prend du laict de sa femme, et du sang de chapon, demeslant le tout (cela ressembloit à de la matière sortant d'une apostume), et la met en ce trou vuide, et le bousche jusqu'au lendemain. Nous acheminans vers une maison de gentilhomme appellée Montgeffroy, il nous disoit en cheminant qu'il s'en trouvoit tant qui sçavoient la finesse du mal de jambes, mais que cela ne valloit plus rien; il commanda de passer outre la maison, tous deux avec luy, de quoy j'estois l'un, luy aydant à marcher. Au mesme temps il s'attache ce contre pois aux couilles naturelles, et les enveloppe dans ce sac artificieusement (comme il sçavoit). Allant à ceste porte de Montgeffroy, où y avoit grande compagnie, nostre maistre monstroit ce beau present, faisant le demy mort, et la couleur blesme, avec des feintes douleurs; et touchant à l'endroit du trou, la matière sortoit de là dedans. La dame de la maison, se promenant en la salle de la dicte maison, jette l'œil sur la douleur de mon maistre, et quelques autres damoiselles, partie desquelles se mirent à rire; la dame, entr'autres, dit: «Il n'y a pas de quoy rire; mon mary se blessa un jour en cest endroit, et en est encore mal.» (Ce faict luy touchoit.) Et s'approchant dit: «Couvrez ceste saleté là, l'on vous donnera l'aumosne.» Lors tirant à sa bourse, luy donne un teston, et demande si le cagou avoit jamais essayé à se faire guerir. Luy, qui avoit du jugement et de la cautelle, respond qu'il y avoit un jeune chirurgien d'auprès du lieu où il estoit, qui devoit passer à Saumur dedans deux ou trois jours, qui luy avoit promis de le rendre libre.

Ayant ce ouï la damoiselle et sçachant que son mary en avoit près d'autant que le pauvre patient, luy dit: «Mon amy, j'ay un serviteur qui est malade comme toy, que je voudrois faire guerir; si tu rencontres ton chirurgien, ameine le moy, et je te nourriray et payeray le chirurgien, et venez ceans vous restaurer.» Il pensa que son nepveu eust esté bon chirurgien, et incontinent allasmes à Saumur, et fit achetter à son nepveu un vieil pourpoint noir et des chaussettes noires, un chapeau, un estuy et un boestier plein d'unguents, et reprismes chemin, le chirurgien à cheval. La dame, très joyeuse, nous loge en une boulangerie, et le barbier en une bonne chambre. On luy demande s'il y avoit esperance de guerir ce pauvre homme; il dit qu'il le gueriroit dans quinze jours, sur sa vie, encores que le patient ne pourroit endurer la force des unguents, parce que le mal est en lieu fort sensible. Enfin il le traicta si bien que dans dix jours il fut guery. Ce qu'entendant la dame du logis, pour luy mettre son mary en main, le seigneur, ne faisant semblant que fust pour luy, alla voir le gueu, qu'il trouva guery, et ne restoit que quelques plumaceaux pour faire bonne mine. Retournant à sa femme, luy dist: «M'amie, voilà un très excellent chirurgien et heureux en ses cures.» Le seigneur luy demande où il avoit appris, il respondit: «Avec un mien oncle, qui estoit assez suffisant.» La dame, faisant la meilleure chère qu'elle pouvoit au chirurgien, commença à le haranguer comme ensuit:

«Mon cher amy, vous estes fort expert en vostre art, d'avoir si tost guery ce pauvre homme. Estes vous passé maistre? Non pour tout cela ne laisserez de garder un secret: je vous tiens pour un si honneste homme, que ne voudriez faire une telle faulte de déclarer un homme d'honneur.—Jesus, dict il, Madame, j'aymerois mieux mourir.—Pour vous dire, vous sçavez à combien de misères les gents d'honneur sont subjects: mon mary, que voicy, se blessa un jour, maniant un cheval, les vous m'entendez bien, et sont fort enflez; mais je croy que pourrez bien le guerir, puisque avez faict la cure de ce pauvre homme; je vous prie d'y mettre tout vostre pouvoir, et vous asseure que je ne manqueray à vous contenter, et outre vous feray un present honneste.»

La dame va querir son mary et l'amène en une chambre, appelle le chirurgien, et là font exhibition du sac et besongnes de nuict. La dame, soigneuse, comme à la verité le faict luy touchoit: «N'est-il pas vray (disoit elle) que le gueu estoit plus malade que mon mary?—Ouy, respond le chirurgien; mais, madame, il ne faut perdre de temps, il faut avoir des drogues et unguents. Où vous plaist il que j'aille, à Tours ou à Saumur?—Il me semble que l'on trouve de tout à Saumur. Tenez, voilà vingt escus, prenez ma haquenée, et vous en allez promptement querir tout ce qu'il vous faut.»

Ayant l'instruction du cagou, il s'en va, et est encor à retourner voir le patient. Au mesme temps que nostre chirurgien fut party, et nous de nous en aller, et nous trouvasmes à la Maison-Neufve, trois lieues près d'Angers. Il avoit desjà osté ses accoustremens de chirurgien, et nous cheminasmes vers Ancenis, esperans faire quelqu'autre tour signalé. Croyez que mon maistre entervoit toutime. Ils ont d'autres tours, comme faire venir le mal S. Main[228], mal de jambes, comme si on avoit les loups ou ulcères; ils prennent une vessie de pourceau et la fendent en long dessus l'os de la jambe, et de la paste demeslée avec du sang, et couvrent le reste de la jambe, fors l'endroit blessé, qu'ils cavent, et y paroist de nerfs pourriz, de la chair morte, et une si grande putrefaction qu'il n'est possible de plus.

Ils ont bien d'autres inventions, comme de porter deux enfans, feindre, si c'est un homme qui les porte, que la mère est morte, qui bien souvent se porte bien, et sont le plus souvent de deux mères; si c'est une femme qui les porte, elle dira que le père est mort. Et tant d'autres beaux artifices! Ces tigneux, galleux, estropiez, triomphent d'aller droict quand ils sont dehors de devant le peuple, et outre parfaits voleurs quand ils sont les plus forts.

Mon cagou se courrouça contre moy, ayant trouvé près des ponts de Piremil, près de Nantes, une bourse où y avoit huiet livres dedans. Je la garday longtemps sans l'en advertir, qui fust cause qu'il me devaliza. Lors je quittay mes gueux, et allay trouver un capitaine d'egyptiens qui estoit dans le faux bourg de Nantes, qui avoit une belle trouppe d'egyptiens ou boësmiens[229], et me donnay à luy. Il me receut à bras ouverts, promettant m'apprendre du bien, dont je fuz très joyeux. Il me nomma Afourète.


Maximes des boësmiens[230].

Quand ils veulent partir du lieu où ils ont logé, ils s'acheminent tout à l'opposite, et font demie lieue au contraire, puis se jettent en leur chemin[231]. Ils ont les meilleures chartes et les plus seures, dans lesquelles sont representées toutes les villes et villages, rivières, maisons de gentils hommes et autres, et s'entre-donnent un rendez-vous de dix jours en dix jours, à vingt lieues du lieu où ils sont partiz.

Le capitaine baille aux plus vieux chacun trois ou quatre mesnagères à conduire, prennent leur traverse et se trouvent au rendez-vous; et ce qui reste de bien montez et armez, il les envoye avec un bon almanach où sont toutes les foires du monde, changeans d'accoustremens et de chevaux.


Forme de logement.

Quand ils logent en quelque bourgade, c'est tousjours avec la permission des seigneurs du pays ou des plus apparens des lieux[232]. Leur departement est en quelque grange ou logis inhabité[233].

Là, le capitaine, leur donne quartier et à chacun mesnage en son coing à part.

Ils prennent fort peu auprès du lieu où ils sont logez; mais aux prochaines parroisses ils font rage de desrober et crochetter les fermetures[234], et, s'ils y trouvent quelque somme d'argent, ils donnent l'advertissement au capitaine, et s'esloignent promptement à dix lieues de là. Ils font la fausse monnoye[235] et la mettent avec industrie; ils jouent à toutes sortes de jeux; ils achètent toutes sortes de chevaux, quelque vice qu'ils ayent[236], pourveu qu'ils passent leur monnoye.

Quand ils prennent des vivres, ils baillent gages de bon argent pour la première fois, sur la deffiance que l'on a d'eux; mais, quand ils sont prests à desloger, ils prennent encor quelque chose, dont ils baillent pour gage quelque fausse pièce et retirent de bon argent, et à Dieu.

Au temps de la moisson, s'ils trouvent les portes fermées, avec leurs crochets ils ouvrent tout, et desrobent linges, manteaux, poisles, argent et tous autres meubles[237], et de tout rendent compte à leur capitaine, qui y prend son droict. De tout ce qu'ils gaignent au jeu ils rendent aussi compte, fors ce qu'ils gaignent à dire la bonne aventure[238].

Ils hardent fort heureusement, et couvrent fort bien le vice d'un cheval[239].

Quand ils sçavent quelque bon marchant qui passe pays, ils se deguisent et les attrapent, et font ordinairement cela près de quelque noblesse, faignant d'y faire leur retraicte; puis changent d'accoustremens et font ferrer leurs chevaux à rebours, et couvrent les fers de fustres, craignans qu'on les entende marcher.


Un trait du capitaine Charles[240] à Moulins en Bourbonnois.

Un jour de feste, à un petit village près de Moulins, y avoit des nopces d'un paysan fort riche. Aucuns se mettent à jouer avec de noz compagnons, et perdent quelque argent. Comme les uns jouent, leurs femmes desrobent; et, de vray, y avoit butin de cinq cens escus, tant aux conviez qu'à plusieurs autres. Nous fusmes descouverts pour quatre francs qu'un jeune marchand perdit qui dançoit aux nopces, lequel avoit fermé sa maison et ses coffres. Cela empescha que feit ouverture. Les paysans se jettent sur noz malles, et nous sur leurs vallizes et sur leurs testes, et eux sur nostre dos, à coups d'espée et de poictrinal[241], et noz dames à coups de cousteau: de façon que nous les estrillasmes bien. Ces paysans se vont plaindre au gouverneur de Moulins. Ce qu'ayant ouï, envoye vingt-cinq cuirasses et cinquante harquebuziers pour nous charger. L'une de noz femmes, qui estoit à Moulins, nous en donna l'advertissement, et nous falloit passer une rivière qui nous incommodoit. Nostre capitaine s'avance au grand trot et laisse un poitrinalier demie lieue derrière, luy enchargeant qu'aussitost qu'il descouvriroit quelque chose, il nous advertist de leur nombre, ce qu'il fist. Le capitaine ordonne ce qui en suit:


L'ordre de pitié.

Tout le monde fut commandé de mettre pied à terre, et feindre les hommes d'estre estropiez et blessez, et commande à deux femmes de se laisser tomber de cheval et faire les demies mortes. L'une, qui avoit eu enfant depuis deux jours[242], ensanglante elle et son enfant, et ainsi le met entre ses jambes.

Le capitaine Charles saigne la bouche de ses chevaux et ensanglante ses enfans et ses gents pour faire bonne pippée.

Charles va au devant de ceste noblesse tout sanglant, lesquels, esmeuz de pitié, tournent vers les paysans, ayans plus d'envie de les charger que nous. Les uns avoient les bras au col, les jambes à l'arçon de la selle, et nostre colonnel, qui ne manquoit de remonstrer son bon droit: tellement qu'ils se retirent, et nous de picquer. Après leur retraicte, croyez que tout se portoit bien, et allasmes repaistre à quinze lieues de là. J'ay passé depuis par ce lieu, où je vous jure qu'encores aujourd'huy ce traict est en memoire à ceux du pays. Si j'avois eu temps d'escrire les bons tours que j'ay veu faire à ces trois sortes de gents, il n'y auroit volume plus gros. Ces folies meslées de cautelles, c'est afin que chacun s'en prenne garde.

Le daulvage biant à l'antigle, au rivage huré et violente la hurette, et pelant la mille au coesre: c'est le mariage des gueuz et gueuzes quand ils vont epouzer à la messe, et comme ils disent ceste chanson en ceremonie.

Hau rivage trutage,
Gourt à biart à nozis;
Lime gourne rivage,
Son yme foncera le bis.

Ne le fougue aux coesmes,
Ny hurez cagouz à viis;
Fougue aux gours coesres
Qui le riveront fermis.

S'en suivent les plus signalez mots de blesche.

Premièrement.

Le franc mitou, Dieu[243].
Les franches volantes, Les anges.
Franc razis, Pape.
Franc ripault[244], Roy.
Ripois, Prince.
Francs ripois, Princes.
Ripaudier de la vironne, Gouverneur de la province.
Franche ripe, Royne.
Franc cagou, Lieutenant du roy.
Gueliel, Le diable.
Ripaudier de la vergne, Gouverneur d'une ville.
Ripault, Gentil homme.
Ripe, Dame.
Rupiole, Damoiselle.
Comblette ou tronche[245], La teste.
Louschant, Yeux.
Pantière à miettes[246], La bouche.
Piloches, Dents.
Platuë[247], Langue.
Anses, Oreilles.
Lians, Bras.
Courbes[248], Espaules.
Gratantes, Mains.
Sœurs[249], Cuisses.
Proais, Cul.
Chouart[250], Vit.
Quilles, Jambes.
Les portans ou trotins, Pieds.
Minois[251], Nez.
Filée, Barbe.
Filots, Cheveux.
Batoches, Couillons.
Bis, Con.
La quige proys, La couille.
Rivard, Paillard.
Artois[252], Pain.
Pihouais[253], Vin.
Ance[254], De l'eau.
Lignante[255], La vie.
Franc foignard, Capitaine.
Foignart, Soldat.
Aquige ornie, Goujat.
Foigne, Guerre.
L'orloge, Le coq.
Ornie, Poule.
Ornions, Poulets.
Ornioys ou catrots, Chapons.
Crie, Chair.
Hanois, Cheval.
Hanoche, Jument.
Huré ou gourdi, Bon vin ou mauvais.
Mille, Femme.
Millogère, Chambrière.
Milloget, Valet.
Pelardier, Pré.
Coesmelotrie, Mercerie.
Coesmelotier, Mercier.
Coesme, Bon mercier.
Coesmelotier huré, Marchant grossier.
Gourt razis[256], Archevesque.
Trimé razis, Cordelier.
Huré razis, Evesque.
Goussé razis, Abbé.
Razis, Prestre simple.
L'anticle, La messe.
Possante, Harquebuze.
Flambe, Espées.
Flambart, Poignard.
Volant, Manteau[257].
Estregnante, Ceinture.
Liettes, Esguillettes.
La forest du prois, Hault de chausses.
Tirnoles, Les triquehouzes.
Passans, Souliers.
Ligots, Jartières.
Comble, Chapeau[258].
Mitouflets, Gans[259].
Aubion, Bonnet.
Georget, Pourpoint[260].
River, Foutre.
Filler du prois, Chier.
Gousser[261], Manger.
Ambier, Fuir.
Vergne, Ville[262].
Habin, Chien.
Aquiger, Tromper[263].
Le pelé, Le chemin[264].
Fretille, Paille.
Pelard, Foing[265].
Fouquer, Bailler.
Coues, Maison[266].
Moulue, Merde.
Grohant, Pourceau.
Soustard, coquard ou brusslon, Mareschal.
Cornans, Bœuf.
Cornantes, Vaches.
Zervart[267], Predicateur.
Franc pilois, President.
Minsus pilois, Conseillers.
Pilois vain, Juge de village.
Zervinois, Procureurs.
Zervinois gourd, Advocat.
Coesre, Le premier des gueuz.
Cagou, Lieutenant des gueuz.
Serard, Notaire.
Affurard, Sergent[268].
Brimard, Bourreau[269].
Sourdu, Pendu.
Sourdante santoche, Grande justice.
Sourdolle, Potence.
Rivarde, Putain.
Ingre, Couteau[270].
Rufe, Le feu[271].
Boes, Le bois.
L'abbaye rufante, Un four.
Crosle, Escuelle.
Rusquin, Escu[272].
Testouin, Teston.
Rond, Sold.
Herpe, Liard[273].
Froc, Double.
Pied, Denier.
Baucher, Mocquer[274].
Mezis, Moy-mesme.
Tezis, Toy-mesme.
Sezis, Luy-mesme.
Auzard, Asne[275].
Fouille ou fouillouze, Bource[276].
Lime, Chemise.
Pie santoche, Cidre.
Vain guelier, Garou.
Ambie anticle, Excommunié.
Peaux huré, Lict.
Limans, Linceux.
Huré couchant, Le soleil.
La vaine louchante, La lune.
Louchettes, Estoilles.
Bruant, Le tonnerre.
La hoquette, C'est le paquet que les gueuz portent sur le dos.
Atrimeur, Larron.
Atrimois ambiant, Voleur brigand.
Pechon, Enfant.
Pechon de ruby, Enfant esveillé.
Daulvé, Marié.
Daulvage, Mariage.
Cosny, Mort.

Le franc mitou biart nozis à son an, et tezis et mezis, la souspirante gournée et lignante.
Ainsi soit-il. Zif, signé. Amen.


Aux Lecteurs.

Amis Lecteurs, vous prendrez ceste table comme si elle estoit toute parfaicte. Vous jugerez, s'il vous plaît, que le volume seroit trop gros pour si petit livret. Je ne faisois pas mon compte d'adjouster ceste table, parce que ce n'estoit mon intention de faire cognoistre la langue, ains leur façon de faire, et aussi que le général de ceste race m'avoit faict prier de ne la mettre en lumière; toutesfois, je n'ay laissé, ne desirant gratifier ceste vermine. J'espère (messieurs et amis), Dieu aydant, vous faire voir, dans peu de temps, une œuvre plus utile, qui sera un recueil de la chiromantie, avec plusieurs belles practiques et pourtraicts du baston des boësmiens, par lesquels on pourra se rendre capable soy-mesme de se rendre expert ingenieur. J'ay envoyé à Paris pour faire les figures; cependant je suis vostre serviteur perpetuel.

Fin.

Le Salve Regina des Prisonniers, adressé à la Royne, mère du Roy[277].

La frayeur qui nous espouvante,
Poussée d'un injuste courroux,
Nous a faict d'une voix tremblante
Vous dire humblement à genoux:
Salve, Regina.

Nous voyons qu'une grand' misère
Nous viendra saisir pour jamais,
Si vous, ô reyne debonnaire,
Vous ne vous montrez desormais
Mater misericordiæ.

C'est à vous que nos vœux s'adressent
Pour obtenir nostre pardon;
Desjà les poursuites nous pressent;
Ne nous laissez à l'abandon,
Vita, dulcedo.

En vous seule est nostre asseurance,
Delivrez nous d'un tel méchef;
Car sous cette seule esperance
Nous venons dire de rechef:
Et spes nostra, salve.

Helas! ne soyez courroucée
Des outrages par nous commis,
Puisque, craignant ceste menée
Que nous trassent nos ennemis,
Ad te clamamus.

Ouy, nous crions d'une voix haute:
Reine mère, priez pour nous;
Faites pardonner nostre faute,
Ou bien nous sommes presque tous
Exules filii Evæ.

Et ceux qui sont sous garde seure
Et qui sont venus des derniers,
Madame, vous disent à cet heure
Qu'ils sont detenus prisonniers:
Ad te suspiramus, gementes et flentes.

Quand nous voyons un camarade
Qu'on emmène dans les prisons,
Nous aymerions mieux battre l'estrade
Qu'estre, nous et nos compagnons,
In hac lacrymarum valle.

Après avoir préveu l'orage,
Nous nous sommes mis à prier,
Ayant jugé qu'estant en cage
On nous contraindra de crier
Eya!

Et, voyant que personne n'ose
Venir deferer des premiers,
Qu'est-ce qu'on demande autre chose,
Sinon nous tenir prisonniers?
Ergo,

On veut remettre cette faute
Sur nous, et, ce qui est le pis,
C'est que l'on le dit à voix haute;
Soyez vers le Roy vostre fils
Advocata nostra.

Vous le pouvez, ô grande Reyne!
Un chacun de nous le prevoid.
Changez en douceur ceste haine;
Chacun l'espère, car on void
Illos tuos misericordes oculos.

Le bruit de nos malheurs s'embarque
Sur le ponant et au levant;
L'amitié d'un si grand monarque
Est comm' elle estoit auparavant
Ad nos convertere.

Rendez la liberté perdue
Par tous ces accidens divers;
Vostre clemence assez congnue
L'on chantera par l'univers
Et Ludovicum benedictum.

Au lieu d'un superbe carosse,
D'une lictière ou de mulets,
On nous menasse d'une fosse;
Intercedez donc, s'il vous plaist,
Fructum ventris tui.

Ostez nous la peur des supplices
Puis qu'en prison nous sommes mis
Et nos estats et nos offices
Que desjà l'on declare unis,
Nobis post hoc exilium ostende.

Nous avons merité la haine
Ou un semblable traictement;
[Mais] c'est une chose incertaine
Que vous usiez de chastiment,
O clemens!

Nostre confession de bouche,
La satisfaction du pecheur,
Et la contricion nous touche
Jusqu'au centre de nostre cœur,
O pia!

Ces bons Pères, qui sont si sages,
Nous ont promis dans peu de jours
La meilleur par[t] de leurs suffrages
Et nous à eux de nos secours.
O mater Maria!

Quand vous direz au Roy, Madame:
«Pardonnez à vos prisonniers»,
Vous verrez que de cœur et d'âme
Ils crieront tous les premiers:
Amen.

Le Purgatoire des Prisonniers, envoyé au Roy[278].


Le Purgatoire des Prisonniers.

Non le flambeau qui s'allume en nos âmes
Par le regard de la beauté des dames,
Non les combats de Mars le foudroyant,
Ny la pitié de la ville enflammée,
Mais les travaux d'une prison fermée
Je chante icy, riant et larmoyant.

Peuple futur qui gis en la matrice,
Qui n'as tiré le laict de la nourrice,
Et qui mille ans dois venir après moy,
Dans ce tableau tu verras les misères
Peintes au vif d'un, prisonnier n'a guière,
Que ses souspirs chantèrent à son Roy.

L'enfer des morts, plain de rage eternelle,
Fut des prisons l'idée et le modelle
A qui premier la prison inventa;
Un subtil moine imita le haut foudre
En inventant[279] le canon et la poudre,
Et cestuy-cy les enfers imita.

Si la prison n'avoit telle sortie,
Si la prière y estoit amortie,
Le bruict des huis et des portes de fer,
Les airs piteux des personnes captives
Et les regrets des ames mortes vives,
La me feroient appeller un enfer.

Mais, pour autant que Dieu on y revère,
Que dans ces fers quelque chose on espère,
Qu'on y entend l'Evangile prescher,
Un Purgatoire à bon droit je le nomme,
Le Purgatoire où l'on nettoye l'homme
De tous ses biens jusques à l'escorcher.

Non, le forçat n'a point si rude guerre
Que celuy là que la prison enserre;
Car le captif est tout rongé de soing,
Hoste forcé de quatre grands murailles,
Et le forçat fréquente les batailles,
Sans le plaisir qu'il a d'aller au loing.

Ceux là qui sont condamnez par justice
Sont secourus par la mort du supplice;
Car par la mort vont cessant les douleurs
Où le captif cent mille morts espreuve;
Car, en lieu d'homme, en prison il se treuve
Hidre fecond d'angoisses et malheurs.

Ceux là qui sont aux feux insatiables,
Ne peuvent estre encor' si miserables:
Ils n'ont que l'ame en peine et en tourment,
Où le captif souffre de corps et d'ame;
Car la prison sert à son corps de lame,
Et à l'esprit son corps de monument.

Les passions de cent douleurs cruelles,
Que cent mille ont par menues parcelles,
Le prisonnier les endure tout seul;
Car la prison, sa mortelle ennemie,
Le couvre tout de playe et d'infamie,
Et aux vivans elle sert de cercueil.

Il est encor en plus extresme peine
Que celuy là que la pauvreté meine
Dans l'hospital, saisi d'infirmité;
Car là dedans mainte et mainte personne
Par charité de nouveau bien luy donne,
Et au captif tout le sien est osté.

L'aigle vengeur bequette Promethée;
Sisiphe monte et dessend sa montée;
Tantalle a soif tout au milieu de l'eau;
Sur une roue Ixion porte angoisse;
D'un crible en vain les Belides sans cesse
Vont espuisant un infernal ruisseau.

Le prisonnier a tout seul en partaige
De ces damnez la souffrance et la rage;
Il a pour aigle un cœur au dur soucy,
Et pour montaigne un desir de franchise;
Prier son juge est le lac qu'il espuise;
La pauvreté le rend sec et transi.

Thezée fut tiré hors du dedalle
Par le fillet d'une vierge royalle.
Mais quel fillet le peut tirer d'icy,
Et quel amy luy tendra la fisselle
Pour le tirer de maison si cruelle,
Maison cruelle et maison sans soucy?

Maison cruelle, où loge la misère,
Où l'ennemy se monstre et se declaire,
Et où l'amy se cognoist par effect,
Où les humains sont enterrez en vie,
Où la pitié est estainte et perie,
Et où le corps par martyre est deffaict.

Un seul fillet dans la prison les meine;
Mais pour sortir il luy faut une chesne
D'or ou d'argent; encore bien souvent
La chesne rompt et au besoin se brize,
Et le captif est loing de sa franchise
Comme un vaisseau agité par le vent.

Vous qui portez sur vostre conscience
Un faix plombé[280] d'offence sur offence,
Qui desirez de vous en alleger,
Venez sans plus au lien qui nous presse:
Le jeusne y est, pour oster vostre gresse,
Et les tourmens pour vous en bien purger.

J'ay beau crier; quoy que je sçache dire,
Nul n'y viendra si l'on ne luy attire;
Ceux qui de gré y vont sont incensez;
La franchise est plus chère que la vie,
Plus que la mort la prison est haye,
Car les captifs sont plus que trespassez.

Et celuy-là est indigne de vivre
Qui s'ayme autant prisonnier que delivre,
Ou qui se plaist en sa captivité;
C'est un pourceau qui s'ayme dans la fange,
Car un esprit desireux de louange
Dira tousjours: Vive la liberté!

Tout[281] dès le point que l'homme est dans ce gouffre,
Mille travaux et mille ennuys il souffre;
Tous ses plaisirs le laissent au pourtail,
Et, aussi tost qu'il a passé la porte,
Un camp d'ennuis luy faict nouvelle scorte
Accompagnez d'angoisse et de travail.

Tous ses amis, amis, dis-je, de table,
En le voyant chetif et miserable
Tournent le dos, riant de son ennuy,
Et ceux qui ont despendu sa richesse,
Au lieu d'avoir l'espée vengeresse
Pour le venger, se bandent contre luy.

Le prisonnier, dès l'heure donc qu'il entre
Dans la prison, il est clos dans le ventre
D'un vil cachot d'espouvantable horreur,
Où il se paist seullement de ses larmes,
Où il se void en estranges allarmes,
Où l'air infaict luy faict vomir le cœur.

Le doux sommeil s'enfuit loing de sa couche,
La puanteur empuantit sa bouche;
Il n'a repos non plus que de clarté;
Son œil ne void que l'horreur des tenèbres,
L'oreille n'oit que mille chants funèbres,
Son sang ne sent que sa captivité.

Là, desolé, il sent en son courage
Et en l'esprit mille poinctes de rage;
Il nomme heureux les ostes des tombeaux;
Il hait si fort sa miserable vie
Qu'il voudroit voir sa chair toute pourrie
Dans l'estomach des chiens et des corbeaux.

Jà le croissant qui tournoye le monde
S'est fait paroistre en face toute ronde,
Puis, amoindry, il s'est esvanouy,
Que le captif n'a eu le[282] bien encore,
Soit au midy, soit au soir, à l'aurore,
D'avoir son œil au soleil resjouy.

Puis, s'il advient que dehors on le tire,
Il vient de là en un plus grand martyre
Devant le juge, où il est tout tremblant;
Son cœur est froid, son ame est fremissante,
Le pied luy faut, sa face est blemissante,
A qui se meurt de tout poinct ressemblant.

Il tombe encor' en une plus grand peine,
Offrir son corps à la cruelle gheine
Où ses tendrons et ses nerfz sont froissez;
En cest estat en fosse on le devalle.
Las! qu'est-il donc qui en misère egalle
Ceux qui du monde en cestuy sont passez?

Quel corbeau noir de ses griffes poinctues
Va dechirant les charongnes pendues
A Montfaucon[283] si fort que le captif
Est dechiré pièce à pièce en martire,
Dans la prison, plus que quatre morts pire,
Où miserable il est damné tout vif?

Il y en a qui ont les fers aux jambes;
Les autres sont dans les mortelles flambes
De maladie et de maints accidents;
Les autres sont en disette si grande
Que maintes fois, par faute de viande,
Le froid les prend et les saisit aux dents.

Cestuy-cy crie, et l'autre se lamente;
Qui gemit fort, qui se deult, se tourmente,
Ou qui se meurt, ou qui plainct son malheur,
Cestui-là sçait[284] qu'au tombeau il va rendre,
Et l'autre y vient, qui de nouvel esclandre
Nous glace l'ame et penètre le cœur.

L'estrange bruict et les grands tintamarres
Des fers, des clefs, des portes et des barres,
Et des verroux, la rhumeur et les cris,
Et des geolliers la tempeste et la rage,
Font au captif maudire son lignage,
Tant de fureur il a le cœur epris.

Les pleurs amers, les complaintes de bouche,
Les durs sanglots, le desespoir farouche,
Infections, querelles et debats,
Suivent partout le captif miserable;
C'est son odeur et son mets delectable,
Son aliment, ses jeux et ses ebats.

D'autre costé on oyt autre murmure
De maints captifs qui se disent injure;
Les uns du poing blessent leurs compaignons,
Outre le bruict de cent mille algarades,
L'on void languir d'autres qui sont malades;
L'on oyt encor des autres les chansons.

Tout le desir qui maintenant m'allume
N'est que de voir une prison de plume
Et qu'un grand vent soufflant horriblement
Pour la razer et l'abattre par terre,
Et qu'à l'instant les hommes qu'elle enserre
Fussent sans elle, elle sans fondement.

Or, quelques fois qu'on s'esjouit ensemble,
Un bruit s'entend, dont le plus hardy tremble:
C'est le bourreau, qui entre dans le parc
Ainsi qu'un loup qui emporte sa proye;
Chacun adonc pert le rire et la joye,
Pleurant celuy qui porte au col la hart.

De la rhumeur la prison en resonne;
Puis, s'il advient qu'autres on emprisonne,
Tous sont autour pour sçavoir qu'ils ont fait.
Une grand' tourbe à l'environ s'amuse,
Et, ayans sçeu ce dont on les accuse,
Un chacun dict qu'ils n'ont en rien mefaict.

Que le proverbe est icy veritable!
Il ne fut onc de prisonnier coupable;
Il est tousjours captif injustement;
Si sa prison luy est à tort cruelle,
Il ne fut onc de prison à luy belle,
Ny d'amitié qui fut laide à l'amant.

N'est-ce donc pas la mort de la mort mesme
D'estre plongé en douleur si extresme
Que la fortune assemble en un corps seul
Tout ce qu'elle a de peine et de misère?
Je l'en depite, elle ne sçauroit faire
Au prisonnier un compagnon en deul.

O vous, heureux, à[285] qui ceste franchise
Par le collet n'a jamais esté prise,
O vous, heureux qui l'avez peu r'avoir,
Avant que perdre une si rare chose,
Et qu'on vous cueille une si belle rose,
Perdrez plustost la vie et le pouvoir.

Et vous, mon roy, astre clair de victoire,
Pour me tirer du feu de Purgatoire,
Faictes ainsi que les bonnes gens font:
Sur mon tombeau repandez vostre offrande
D'un doux pardon, qu'humblement vous demande,
Qui, pour sortir, luy servira de pont.

[Car], avec plus d'ennuy que de monnoye,
Et de regrets deux fois plus que de joye,
Durant deux mois que dura ma prison,
[J'aurai vescu, au meilleur de mon age][286]
La plume en main et le dueil au courage,
Captif de corps, d'esprit et de raison.

Fin.

L'Emprisonnement D. C. D., présenté au Roy[287].


L'Emprisonnement de M. le C. C., envoyé au Roy.

Je vous supplie d'escouter le ramage
D'un jeune oiseau que l'on a mis en cage
Bien plus estroit qu'il n'estoit paravant
Quand il voloit par l'air au gré du vent.
Sur l'aubespin, tout herissé de poinctes
Durant la nuict souspiroit ces complainctes;
Puis sur un sault[288], embrazé de l'amour,
Il saluoit la belle aube du jour;
Là il baignoit le tendre bout de l'aisle
Pour rafraischir sa chaleur naturelle;
Puis sur le soir, en tranquille repos,
Prenoit congé du soleil jà renclos;
Tout luy estoit agreable à delivre,
Et maintenant il se fasche de vivre.
Quand il se void d'autruy et non plus sien,
La seule mort seroit son plus grand bien;
Ayant perdu une si douce vie,
De plus chanter il a perdu l'envie.
Un rossignol perd volontiers ses chants,
Ayant perdu la liberté des champs;
Il ne fait plus que languir en servage,
Se tourmentant dans l'enclos de sa cage.
Mais tout ce dont[289] il est plus estonné,
C'est que je suis l'oiseau emprisonné.
Or, je vous prie, oyez un peu ma prise;
Amoindrissez le soing qui vous maistrise
Pour escouter comment je fus choisi
Entre un milier et hardiment saisi[290].
Cinq gros sergens, aux vineuses roupies,
Enluminez à force de rosties[291],
Ouvrant les yeux comme de gros hibous,
Sur le collet il me sautèrent tous.
L'un me saisit durement par la manche,
L'autre à la main et l'autre par la hanche,
L'autre au manteau, et l'autre, enbesongné[292],
Disoit m'avoir le premier empoigné.
J'en avois deux me menant sous l'aisselle,
Comme un amant mène une demoiselle,
Cinq au derrière et quatre à mon devant,
Pour m'empescher de trop fendre le vent.
Les uns devant me faisoient faire place,
Aux deux costez serrant la populace.
Un gros ribault mon espée m'osta
Et la bailla à un, qui l'emporta;
Autour de moy ses gens estoient en cerne.
Mes yeux luisoient ainsi qu'une lanterne
Non point du vin que j'avois entonné,
Car je n'avois encore desjeuné.
De tous costez tirassé par ces piffres,
Un affecté me monstroit quelques chiffres
Et un papier qui parloit de prison,
Contre lequel je disois ma raison:
«Hé! menez moy, pour mon dernier refuge,
Disois je à eux, un peu devant le juge.»
Mais, quelque droit que je leur sçeus prescher,
Jamais aucun ne me voulut lascher;
Chacun taschoit d'en emporter sa pièce;
Le plus petit me tenoit à la fesse,
Et le plus grand, faisant du bon valet,
Tout furieux me tenoit au colet.
De çà de là tiré par leur main croche,
J'allois branslant comme une grosse cloche;
Comme un corps sainct ils m'eslevoient en l'air,
Ne me donnant le loisir de parler;
De la façon ma personne conduite
Tiroit après des gens une grand suitte;
De la rhumeur je fus si estourdy
Que je n'ouy carillonner midy.
Je fus posé par ses fauces canailles
En sentinelle entre quatre murailles,
Où pour certain vous me pourrez trouver,
Faute qu'aucun ne m'en veut relever.
Le seul regret qui le plus m'accompagne,
C'est de n'avoir plus large la campagne.
Je crie assez pour sortir de ce four,
Mais à ma voix tout est là dedans sourd.
Si tout ainsi sourde m'est vostre oreille,
Si vostre veue à me garder ne veille
Et si non plus vous n'avez de moy soing,
Je n'iray pas à dix mille lieues loing.
Ma garde là jamais ne m'abandonne,
Tant elle a crainte et peur de ma personne;
Tous mes valets, mes huissiers, mes portiers,
L'ont plus de moy que moy d'eux volontiers.
Pour y aller il ne faut qu'un quart d'heure,
Mais à venir, Sire, je vous asseure
Que si fascheux et long est le chemin
Qu'on est plus tost à la mort qu'à la fin;
Il en est peu qui ait de la contrée
Si tost trouvé l'issue comme l'entrée,
Et seroit on cent fois plus tost sorty
Du labyrinthe que Dedalle a basty.
Je n'en tien pas une meilleure mine;
En vain je pense et en vain je rhumine
Tous les moyens de changer de logis,
Je ne le puis, si je n'ay des amis.
Où estes vous, ô vertueuse bande?
Sur mon tombeau respandez vostre offrande;
Vostre bienfaict me peut rendre allegé
Du purgatoire où je me voy plongé;
Venez à moy comme vertueux anges
Me retirer des cavernes estranges
Pour me remettre où je vivois jadis
Dans les cartiers du mondain paradis.
Si à ma voix vostre oreille est muette,
Trop arrosez de la liqueur de Léthe[293],
Vostre sourdesse et vostre long habit[294]
Me feront, las! jouer à l'esbahy;
J'ay trop longtemps joué ce personnage.
Je m'en rapporte à mon pasle visage;
Vostre pinceau, liberal et doré,
Le rende tost vermeil et colloré.
Lors moy, oyseau qui eut l'aisle couppée,
Et qui fut prins si bien à la pipée,
Estant sorty par vous de mon enclos,
Parmy les bois chantera vostre los.

Fin.

Sur les Dragonnages[295]

Extrait d'un registre de la famille de Jean R., de Crest, en Dauphiné[296].

Le 26e décembre 1683. Les draguons sont arrivés à Crest; M. le conte de Tessay[297] commandant on régiment logis chez moy; le jour de dimanche ont parti pour aler à Soul et à Bordiau[298], où il y eut rencontre aprochant Bordiau, où il s'en tua biaucoupt de part et d'autre.

Dieu soit loué!

Le 27e décembre 1683. Jeudi à midi les dragons sont arrivés à Crest contre ceux de la R. P. R.[299]. On les a logés sur toutes les familles de ladite R.

J'ey ut de logé chez moy, dans ma maison, M. le conte de Tessay, mestre de camp de son regiment de draguons. Il a parti de la maison le dimanche matin 30e décembre, pour aler à Soult et à Bordiau, là où il a fait une rancontre des gens de Bordiau et de Besodun. Ce sont batus contre les draguons, où il en a demeuré sur la place de part et d'autre une centaine ou environ.

Le lundi 8e novembre 1683 est arrivé la compagnie des draguons de M. Sauvel, du régiment du chevalier de Tessay et Hiure, où ils ont demeuré logés sur les habitans de la dite R. jusques au 1er de mars 1681, qui est 112 jours.

Pour mémoire. Le 1er d'octobre 1685, judi a l'eure de midi, deux archers ont mis en prison Isabeau Gounon, ma fame, pour l'obliger à changer de religion, où el a dimuré jusques à huit eures du soir.

Le même jour j'ey fait l'ajuration de l'eresie de Calvin par devant M. l'intendant et j'ay signé avec M. le conte de Vacheres et mon cousin à Crest le dit jour chez M. de Pluvinel.

Le 4e d'octobre 1685, jey condui ma fame au couvent de Sainte-Ursule, à Crest, où el a dimuré 14 jours, pour l'obliger à changer de religion, ce qu'el a fait dans le dit couvent le 18e d'octobre 1685, avec ma fille Isabiau R., devant M. le chanoine Dupuy de Crest.

S. Biguist et son fils sont presants et signés[300].

Le 6e d'octobre, Michel R., mon fils, on l'a conduit en prison par quatre sergents du regiment de Vivone, pour l'obliger à changer de religion; ce qu'il a fait le même jour, par devant Monseigneur l'eveque de Valence, chez M. de Pluvinel, le gouverneur.

Le 16e d'octobre 1685, Pierre Giraud, d'Eure, mon valet, et Jean Miquaut, d'Eure, aussi mon valet, ont changé de religion, resues par M. le chanoine Dupuy de Crest, le dit jour.

Le 8e d'octobre 1687, Vendredi, on a donné la question dans la tour de Crest à deux jeunes garsons de Gigors[301], à un de Monclar, par estre acusés d'avoir été au presche dans les montagnes de Gigors.

Le 9e d'octobre 1687, Samedi, on a pandu une fame de Belfort, qu'on tenoit en prison à Crest, acusée d'avoir esté à l'asamblée du prêche.

Le 11 d'octobre 1687, Lundy, on sorty de la prison un jeune garson, fils d'une pouvre veuve du lieu de Crupie[302], qu'on a pandu le sus dit jour, acusé d'avoir esté à l'asamblée pour precher.

Le 7e d'avril 1686, Michel R., mon fils, m'a quité pour s'analer à Lion, et de là à Genève, pour fait de religion.

Le 12 mai 1686, Isabiau Gounon, ma fame, m'a quité pour aler à Lion, et de là s'en est alée à Genève[303].

Le 29 novembre 1688, jour de saint André, l'on a fait le feu de joy pour la prise de Felisbourg par Monseigneur le Dauphin, avec grant réjouissance.

Le 6e faivrier 1689, le lieutenant de la compagnie de Monsieur de Mariane, cavaliers logés en Alès, a été dans ma grange de Lille à l'eure de dix après midy, accompagné de six cavaliers et du sieur Lambert, chatelain dudit Alès, et de M. de Fages, disant avoir été averti d'avoir asamblé de monde en ma dite grange pour fait de religion, ce qui etoit faux.

Dieu me garde de faux temoins et de la main de la justice!

S. Monier, de Dieulefit, avec un homme qui est aveugle, de Bordiaux, ont été pandus à Valence, pour acusé du crime d'asamblée.

On a pandu deux hommes de Tiaron à Valance, dans le mois de faivrier 1689, pour être acusé du même crime.

Dieu soit béni et loué à tout!

Le 9e octobre 1689. On a pandu deux hommes à Suse[304], un nommé Moralés et un garson de Barset, acusé de precher et de s'être asamblé.

Dieu soit loué!

Il a été six hommes de Suse condamnés aux galères pour le crime d'avoir été asamblé.

Le 6e octobre. On assiege Ambrun.

Le 19e avril 1694. M. l'intendant a condamné vingt personnes à la mort, acusé d'asamblée, et deux à vie, qui est Mademoiselle Loutaud, de Sallient, et Legrangié, de Sallient, où il s'étoit asamblé; les vingt sont été pandus à Valance.


Nous ajouterons à ces notes l'extrait du registre du sieur R., qui rapporte les contributions qu'il avoit payées malgré sa conversion:

J'ay payé pour ma grange, au territoire d'Eure, pour contributions des draguons, qu'il ont demeuré à Eure 112 jours, 305 l. et 3 sols[305].

J'ay payé pour la contribution que Eure etoit en ayde à Chateuil, et a été pour les draguons, 200 l. et 7 sols.

J'ay payé pour la contribution que ceux de la R., dite R., étoient aydés pour les draguons, pour ma grange de Lisle, pour 3 mois 23 jours, finis au 1er mars 1624, 91 l. et 4 sols.

Plus, j'ay payé pour la contribution des draguons en ayde que le comte de Saval, pour ma grange de Mansouet, 104 l.

Brevet d'apprentissage d'une fille de modes à Amatonte.

1769.

Fut presente Anne la Babille,
Veuve de Nicaise Couvreur,
Dans son vivant juré-porteur,
Demeurante dans cette ville,
Près la rue du Grand-Hurleur[306],
La quelle dame comparente
Pour l'avantage et le profit
D'Agnès Pompon, dont elle est tante,
Fille agée, ainsi qu'elle a dit,
De quatorze ans moins trois semaines
Et dont les mœurs toutes chrestiennes
Assurent la fidelité,
La place par pure bonté,
Pour l'espace de six années
Complètes et bien employées,
A commencer dès aujourd'huy,
Chez la bonne mère Tapi,
Maitresse et marchande de mode
De cette ville de Paris,
Demeurante rue Commode[307]
A l'enseigne de la Souris.

D'autre part, la dame Tapi,
Etant aussi presente ici,
Prent et garde pour apprentisse,
Et promet du mieux qu'elle puisse
A la susdite Agnès Pompon
Montrer son metier de lingère
Et tout ce dont elle s'ingère
Dans sa noble profession,
Sans user jamais de mystère;
De plus, elle promet aussi,
En faveur de cet acte-ci,
Lui donner tout le necessaire,
Le lit, le feu et la lumière;
S'oblige de l'entretenir
De jupe et de robe galante,
Le tout fait d'etoffe avenante
A l'état qu'elle va tenir;
S'engage de plus à fournir
A la susdite demoiselle
Bonnets montés, fine dentelle,
Enfin tout ce qui peut servir
A toute fille de boutique
Qui veut avoir de la pratique;
Il est même au long arrêté
Que la dite mère maitresse,
En bonne et complaisante hotesse,
Dans tout temps, hiver comme été,
Se chargera du blanchissage
De tout menu linge d'usage
Tant apparent que plus caché,
Même du bandeau de Cythère,
Chaque fois qu'il pourroit echoir
Que ladite en auroit affaire
Pour besoin qu'on doit icy taire,
Mais qu'il étoit bon de prevoir.

A ceci fut enfin presente
La demoiselle Agnès Pompon,
Demeurante même maison
Chez ladite dame sa tante,
Laquelle tient le tout pour bon,
Consent à l'exécution
Et promet de son mieux apprendre
Ce que sa maitresse Tapi
Voudra lui donner à comprendre,
Ne se faisant aucun souci,
Pour achalander la boutique
Et faire venir la pratique,
D'assurer le premier venu
Que c'est parce qu'il est connu
Qu'on lui vent pour somme modique
Ce qu'il paie trois fois trop cher;
De faire semblant d'ajouter
Un pouce en sus de la mesure,
Tandis que par secrette allure
Elle en aura su retrancher
Cinq bons doigts à son avantage;
Même, de plus, elle s'engage,
Sans cependant blesser l'honneur,
De se conformer à l'usage,
Ce qui lui tient jà fort au cœur,
Qu'en livrant toile de Guiber[308]
Pour un prix de beaucoup trop cher,
En habile et fine marchande
Elle la vendra pour Hollande;
Bien entendu que tout ceci
Se fera selon l'ordonnance,
La main dessus la conscience.

En outre, elle promet aussi
D'executer avec souplesse
Ce que lui dira sa maitresse,
Pourvu que la religion
Ne contredise sa leçon,
Et que la probité l'ordonne,
Non cette austère probité
Dont se pare l'antiquité,
Car celle-là n'est plus la bonne;
Mais la probité du comptoir,
Celle que l'interêt façonne,
Que le marchand fait tant valoir
Pour tromper avec plus d'adresse
Les dupes de sa politesse.

Enfin, la docile Pompon,
Pour faire en toute occasion
L'avantage de sa maitresse,
Se propose de consentir
A satisfaire le desir
Des voluptueuses pratiques
Qui soutiennent tant de boutiques
Qui brillent de cette façon[309].

Au surplus, si, par aventure,
La jeune apprentisse Pompon,
Pour suivre une fringante allure,
Ou chose de cette nature,
Fait son paquet dans son chausson
Et se retire à la sourdine
Avant que les six ans prescrits
Fussent tout à fait accomplis,
Dans ce cas que l'on imagine,
La susdite veuve Couvreur
Donne sa parole d'honneur
De faire chercher la coquine
Depuis Paris jusqu'à la Chine,
Enfin de fureter partout
Jusqu'à ce qu'elle vienne à bout
De retrouver la libertine,
Afin de la rendre aussitôt
A sa bonne et chère maitresse,
Non sans la punir comme il faut
De ce petit tour de jeunesse,
Pour ensuite plus sagement
Achever son apprentissage.

Tel est l'acte auquel bonnement
Chaque comparente s'engage,
Même sur la foi du serment,
Quoi qu'en ce cas très peu d'usage.
Vous noterez que le present
S'est fait sans debourser d'argent,
Car, chose rare, les parties,
Sur les choses s'etant unies,
Ont promis les executer
Sans y mettre et sans en ôter,
Voulant les remplir telles quelles,
S'obligeant chacune à veiller
A l'execution d'icelles
Sans y jamais rien deroger.

Fait et passé dans une chambre
De la venerable Tapi,
Le dimanche avant midi,
Le dernier du mois de decembre
De l'an mil sept cent soixante huit.
En bas, lesdites comparentes
Ont toutes signé les presentes
Avec le notaire Expedit,
Excepté la dame Babille,
Laquelle, quant on la requit
De mettre son nom par escrit,
A dit que sa main inhabile
N'en fit jamais la fonction,
Mais que sa langue, plus docile,
En pareille occasion
Etoit un supplément utile
Et lui servoit de caution,
Prononçant mille fois son nom,
Babille, Babille, Babille, etc.

Fin.

Requête[310] d'un poëte, à M. de Vattan[311], prévost des marchands de Paris, pour être exempté de la capitation[312].

Voyez, Seigneur, ce que c'est que le monde!
Que je le hais! qu'en malice il abonde!
Mais ce qui plus excite mon courroux,
De l'heur d'autrui c'est qu'il est très jaloux:
Jaloux (hélas! je frémis quand j'y pense!)
Jusqu'à vouloir rogner sur ma pitance,
A moi, chétif, qui n'ai pour revenus,
Tout bien compté, que cent moins quatre écus.
Pour un rimeur la somme n'est pas mince;
Las! je le sçais, et vivrois comme un prince
Si l'on vouloit ne rien prendre dessus;
Mais il me faut mes cent moins quatre écus.
Ces écus-là je les divise en douze,
C'est huit par mois, dont, si je ne me blouze,
Après avoir aquité mon loyer,
Le blanchisseur, l'auberge et le barbier,
Sans faire un sol de depense frivole,
Il ne sçauroit me rester une obole;
Ou, si l'on croit qu'il en puisse rester
(Je ne suis point un homme à contester),
Que l'on me trouve une honnête personne
Qui me défraye, et pour lors j'abandonne,
Sans rien ôter, ni donner rien de plus,
A qui voudra mes cent moins quatre écus:
Du revenant je consens qu'il profite.
Mais quel mortel, fût-ce un autre Stylite,
Mangeant pour vivre et vivant de fruits cruds,
Vivroit à moins de cent moins quatre écus?
Et cependant, certain monsieur Cozette,
Homme zélé, sur tout pour sa recette,
Veut qu'aujourd'hui, plus sobre qu'un réclus,
Je vive à moins de cent moins quatre écus;
Ce beau Monsieur (dont le ciel me delivre!)
Veut que je paye onze fois une livre,
C'est onze francs, ou Baresme est un sot[313].
Or, avec quoi? car, enfin, de mon lot,
Tout calcul fait, il est clair qu'il ne reste
A mon rimeur pas la valeur d'un zeste,
Et pour quiconque entend le numéro[314]
Un zeste vaut à peu près un zéro.
Pourquoi me faire une taxe si forte?
Mais après tout, dans le fonds, que m'importe?
La taxe n'est que pour qui peut payer.
Et, par bonheur, n'ayant sol ni denier,
Point de contrats, de maison, ni de rente,
Point d'autre effet qu'une table pliante,
Une escabelle, avec un vieux chalit,
Quelque bouquin déchiré qui moisit,
Je ne crains point qu'un suisse à large échine
Vienne en jurant camper dans ma cuisine,
Boire mon vin, dépenser mon argent,
Ni démeubler mon riche appartement[315],
Grace à Phébus, je suis logé sans faste
Dans un recoin qui n'est ni beau ni vaste;
Force papier, pour moi seul précieux,
Dont les sergens ne sont point curieux,
Voilà de quoi notre tenture est faite.
Avec cela, sans ce monsieur Cozette,
J'aurois vécu plus content qu'un Crésus
Et dépensant mes cent moins quatre écus.
Peut-être aussi qu'à cause de l'étage
Ce receveur a cru qu'il étoit sage
De me taxer suivant mon escalier;
Mais ce troisième est chez moi le dernier.
Et puis, seigneur, ce n'est point par ma faute
Si la maison n'est pas un peu plus haute.
En pareil cas, si pour ne rien payer
Il ne falloit que loger au grenier,
J'y logerois; mais, hélas! mons Cozette
Dans son grenier taxeroit un poëte.
Delivrez-moi, seigneur, par charité,
De ce monsieur qui m'a tant maltraité.
Onze francs! Moi! J'en suis tout immobile;
Autant vaudroit qu'on eût mis onze mille.
Pour abréger, sans façon rayez-moi
De son registre; ou si je dois au roi
Quelque tribut, seigneur, taxez ma veine
A tant de vers qu'il vous plaira... Sans peine
Je rimerai pour chanter ses vertus;
Mais laissez-moi mes cent moins quatre écus.

Les advis de Charlot à Colin, sur le temps présent, mis en lumière par L. D. F. D. D.

S. L. N. D., In-8[316].

Colin, je veux t'entretenir
De l'aller et du revenir.
O l'estrange metamorphose,
De voir aujourd'hui toute chose
Reprendre son cours à l'envers!
Que dit-on du sieur de Nevers[317]?
Jouë-il bien son personnage?
On le tient pour homme fort sage
A former une bonne paix.
J'ai peur qu'on ne verra jamais
La pauvre France desbrouillée;
C'est une trame mal filée
Quand la toille escorche le dos;
Quelqu'un sentira jusqu'aux os
Le goust de la souppe à l'hysope:
Disoit ainsi le bon Esope;
Plus on a plus on veut avoir.
Mais, compere, retournons voir
Celuy qui est le plus marri.
La pauvre duché de Berry
Je plains d'avoir perdu son maistre[318].
Plusieurs disent que c'est un traistre
Qui a causé ce desarroy.
C'est grand pitié de voir le Roy
Prisonnier dedans son Paris:
Tel pense prendre qui est pris.
Mais gardons à la fin le change.
Geste nouvelle est bien estrange,
Le Pape n'a plus de crédit;
Le nonce nous l'avoit bien dit
Qu'il y falloit mettre bon ordre:
Il faut premièrement destordre
Le fil qui va se renouër;
Il est mal aisé à trouver,
Deux partis égaux, en la France;
Il faut du secours de Florence
Pour asseurer ce beau marquis.
Caen ne s'en estoit point enquis,
Et ferma l'huis de derriere[319];
C'est une mauvaise visiere
Qu'au masculini generis.
Et quoy? nostre belle Cypris
Sera elle plus carressée?
Ce sont de belles embrassées
Que des escus à millions.
Ha! les habilles champions
Qui ont partagé au butin!
C'est au faux-bourg de Saint-Germain
Qu'on semoit l'argent par la rue[320];
Le secretaire[321] eut la venue[322]
Aussi bien que le Florentin;
Il est encore bon mastin,
S'il estoit guery de sa goutte.
Le Parlement ne void plus goutte
A bien soutenir un estat;
On est sur le poinct du debat
Pour tirer l'oyseau de la cage;
C'est un mal pire que la rage
De voir son ennemy plus fort.
Si les cerfs viennent à l'effort,
On verra de belles curées;
Elles ne sont pas de durées,
Les violentes passions.
Plusieurs visent aux pensions,
Qui vivent sur la défiance.
De Sully briguer les finances,
C'est un morceau bien dangereux.
On dit qu'il n'y en a que deux
Qui tiennent le dez à Paris.
Mais parle, Colin, tu te ris,
Il n'y a pas pour tout risée.
Le sieur d'Espernon fait trophée
De sa mitene avant l'hyver[323];
Il a Jarnac pour le couvert
Sur le passage d'Angolesmes,
Que les huguenots seront blesmes
S'il attrape les Rochelois;
Il craint que le party anglois
Donne secours à l'hugenotte.
Souvant, un pied dedans la botte,
On est contraint de s'enfuir;
Les zelez ont un grand desir
Devoir une féconde Flandre[324].
A ce coup on peut bien apprendre
A gouverner une maison.
Pour moy je cognois la saison,
Fasse qui voudra du contraire;
Un bon veneur voit au repaire
La route que prendra le cerf.
Puisqu'il faut jouer à tout sert,
Le jeu du sang aura sa guise[325].
Mais on dit que Monsieur de Guise
Sera enfin le general[326];
Et son frere le cardinal
A-il pour vray quitté la robe[327]?
Monsieur de Bouillon[328] se desrobe
Tousjours le premier de la cour;
S'il eust tardé encore un jour,
On eut bien veu du peuple en Grève.
Il s'en faut peu qu'elle ne crève
La gouvernante du palais[329].
Où estes-vous, braves Harlais?
Pleurez vostre mère nourrice:
Vous estes sur le precipice,
Et tombez aussi bien que nous.
Ne dormez plus, reveillez-vous;
Qu'un seul roy nous soit asseurance.
Conchine regarde Florance
D'un œil tout plain de desplaisir;
Je croy qu'il auroit bien desir
Que Perronne fust sa retraitte.
Longue-Ville fait la chouette
Et dort moins le jour que la nuict[330];
Il empesche ce qui le nuit;
C'est un prince plein de courage.
Le comte d'Auvergne fait rage,
Mais plus de bruit que de l'effet[331].
Monsieur de Mayenne eust bien fait
De retourner dessus ses pas.
Le vieux Renard craind les appas
Et la furie des Caillette:
Un huissier, avec sa baguette,
Arreste vite un financier.
Ce fut un trait de son mestier
De tirer tout droit à Soissons[332],
Morel remarque les saisons;
Mais tout ne vient que par rotine;
Qui entend la langue latine
Vaincra tousjours un paysan.
Moissay n'est-il plus partisant[333]?
Se retire-il sur la perte?
La mesche est trop descouverte,
On demande raison de tout;
Mais patiantons jusqu'au bout:
Faut voir jouer la tragedie;
C'est une douce melodie
Qu'ouyr le chant du rossignol.
Allons un peu à l'Espagnol,
Voir s'il veut rendre la Navarre.
Ce bazané est trop bizarre
Pour faire alliance aux François.
Si on m'en eust donné le choix,
Louys seroit plus à son aise.
On le rendra plus chaut que braise,
Si un jour je suis en credit.
Maurgart[334] nous l'avoit bien predit,
Mais c'estoit tout par equivoque.
On dit que Roche-Fort[335] se mocque
De tenir fort dedans Chinon;
Il est assez bon champion
Pour y bien disputer sa vie.
Souvray en enrage d'anvie,
Et luy veut troubler son repos[336].
Bonnivet est bien plus dispos[337]
Qu'il n'estoit dedans la Bastille:
Il est aux abois, il petille,
Qu'il ne charge ce vieux grison;
On luy dit qu'il n'est pas saison
De faire une longue poursuitte:
Au printemps commence la luitte
Du toreau avec son pareil;
D'un long somme vient le reveil,
S'ensuit la fin de toute chose.
Monsieur d'Aubigny[338] se dispose
A garder son gouvernement;
C'est se comporter sagement
De bien defendre son party.
Vous porterez le dementy
Pansionnaire de créance.
Tant que l'on verra la France
Du fer rien ne profitera;
Un bon catolique mourra
Pour maintenir son evesché.
On fait estat du bien presché,
C'est une chose fort requise;
Mais souvent le loup se deguise
Pour mieux attraper la brebis.
Il faut avoir de beaux habits,
Un beau collet, une rotonde[339],
Une fraise qui soit bien ronde,
Contrefaire le courtisan,
Estre enflé comme un partisan,
Ne saluer jamais personne,
Au conseil faire le prud'homme,
Oppiner tousjours de travers,
Soustenir le droit du pervers:
C'est le fruict d'un pansionnaire;
Mais qu'as-tu apris de Sancerre?
Qui aura le gouvernement?
Plusieurs ont bien perdu leur temps
De s'estre trouvé à Paris;
Tu te mocques et je me ris
De ces attrapeurs de Babet.
Je croy que le baron Du Blet
Sera gouverneur de Sancerre.
Le fort Sainct-Denis est par terre,
A la veüe d'un docte soldat.
Beaucoup desirent d'avoir part
En l'argent qui ne coutte rien.
Plusieurs François ne vaillent rien
Que pour troubler nostre repos.
Ils seront piquez jusqu'au os,
Ceux qui joüent les deux personnages.
S'il y avoit des hommes sages,
Qui creussent à peu près mon advis,
Je garderois, à mon advis,
Les chèvres de broutter les bois,
Sans mettre mes chiens aux abbois,
Et ne prendre rien par derrière.
Or, Colin, retournons arrière,
Et gardons bien d'estre surpris.
Voilà tout ce que j'ay appris.

Fin.

L'entrée de la Reyne et de Messieurs les enfans de France, Monsieur le Dauphin et le Duc d'Orléans, en la ville et cité de Bourdeaulx, à grans honneur et triumphe, le XXVII de juillet.

Le très chrestien roy Françoys, premier de ce nom, estant en sa bonne ville et cité de Bourdeaulx, où avoit sejourné depuis le septiesme jour de juing[340], qu'il estoit arrivé en la dite ville, le second jour du mois de juillet, environ neuf heures de nuyt, adverty par le seigneur de Montpezat[341] de la venue de très chrestienne princesse dame Alienor, royne de France, douairière de Portugal, seur de l'ampereur romain, aussi de la recouvrance très heureuse de très haults, très puissans princes Messieurs les dauphin et duc d'Orléans, congratulant et remerciant la puissance divine de la grace à luy faicte comme très chrestien, vray pilier de foy, aisné fils de l'Eglise, tout soubdain, espris d'une fervente joye, estant en sa chambre, tendans les yeux devers les cieulx, prosterné à genoux, les mains jointes, larmoyant, demeura quelque espace de temps sans pouvoir aucune chose dire, jusque à ce que le cœur luy dessera; commença à dire une briefve oraison, tout autre que mon simple et rude sens ne sauroit descripre, contenant en substance ce que s'ensuyt: «Dieu eternel, créateur de tout l'humain lignage, qui en ce monde m'as mis et créé à ton image, et m'as institué sur la terre par ta benignité et clemence pour regir et gouverner ton peuple au royaulme de France, quel loz, quel honneur, quelle grace pourray-ge te rendre du bien et joye que de toy je reçoy? Certainement, si telle chose j'osoye ou vouloye entreprendre, ce seroyt à moy chose impossible; pourquoy, editeur du tout, je te supplie très humblement qu'il te plaise begninement recepvoir ma voulenté en excuse de mon pouvoir. Ce faict, vindrent devers le dit seigneur plusieurs grands princes de son sang: c'est assavoir, très haults et puissans prince le roy de Navarre, reverendissime cardinal de Lorraine, Messieurs les ducs de Vandomoys, compte de Sainct-Pol[342], Guise, accompagnez de plusieurs grans seigneurs; ausquelz seigneurs declara les bonnes nouvelles, et, de commun accord, de joye commencèrent à lermoyer, et, depuis revenuz, remercièrent Dieu de la fortune prospère; et soubdain commencèrent à sonner les cloches, tronpestes, clerons, haultboys, au devant le logis du roy et par toute la ville, mesmement la grant cloche d'icelle, où avoit esté donné le signe especial, l'artilherie par si grand impetuosité, que ciel et terre le tout s'assembloit. Ce tumulte parechevé, commencèrent feux à estre allumez, tellement que par toute la ville de Bourdeault on eust dict: «Voylà Bourdeault en semblable ruyne que la cité de Troye quant fut ruynée par les Grecz.» Les carfours garnis de tables rondes, vin, viandes, menestriers jouans de leurs instrumens par une si doulce melodie. Finablement, toute ycelle nuyt vous n'eussiez veu par les rues que flambeaulx allumez, festins, excès de peuple crians uniquement: «Vive le roy! France!» Et seroit chose bien difficile de narrer ne rediger par escript, ne autrement, la joye qu'icelle nuyt et les troys jours ensuyvans furent faictz, et entre autres ce soir le reverendissime cardinal de Sens[343], legat et chancelier de France; les ambassadeurs des roys d'Angleterre, Portugal; le lendemain, tiers jour du dit moys, le reverendissime cardinal Trivolse et les Florentins, firent leurs feux de joye, tenans table ronde en rue à force vin, viandes, à tous venans, qu'est chose incredible de la joye qu'en ces jours fut menée, tant en general qu'en particulier. Et, le iiij. du dit moys, le roy, adverty que la reyne, ensemble mes dits seigneurs ses enfants, estoyent partys de Bayonne pour s'en venir devers luy, accompaignés de plusieurs princes, seigneurs, tant du royaulme qu'estrangiers, se transporta en la ville de Roquefort[344], qu'appartient au roy de Navarre, en laquelle le dit seigneur roy de Navarre avoit faict preparer toutes choses necessaires au cas en une abbaye de nonnains. Près ce dit lieu de Roquefort[345] furent cellebrées les nopses solennellement du dit seigneur et de la dite dame Alienor[346]. Ce faict, partirent du dit lieu et s'en vindrent en la ville de sainct Macaire[347] le neufiesme jour du dit moys, et le lendemain, dixiesme, au bourg de Podensac[348], qui est deux lieues par deçà tirant vers la ville de Bourdeaulx, où sejournèrent jusqu'au lendemain matin, unziesme du dit moys, que se disposèrent de partir pour venir en la dite ville et cité de Bourdeaulx. Le dit jour unziesme du dit moys, les soubz maire et jurez de la dite ville et cité de Bourdeaulx, qui auparavant avoyent faict asseoir sur troys gros bapteaux trois belles et plaisantes maisons, entre lesquelles en avoit une faicte par singularité, laquelle estoit environnée de belles galleries; au dedans laquelle maison avoit une belle salle et garde-robe, le tout tendu de damas cramoisi et blanc, et le plancher de tapis en verdure; les fenestres garnies de riches vitres, qu'il faisoit bon voir. Les autres deux maisons estoient pareillement avec chacune leur garde-robbe tendues de taphetas rouge et blanc, et le plancher comme la première. Environ l'heure de deux heures après mynuit, firent equiper les dits bapteaux, ensemble douze autres garnis de mariniers et pillotes vestus d'habillemens de blanc et rouge, pour conduire les dites trois maisons pour porter le roy, la royne et mes dits seigneurs le dauphin et duc d'Orleans. Pareillement deux gallées gorgiasement acoutrés d'estandars, banières, et environ quatre-vingts autres bapteaulx, la pluspart couverts de tapisserie, au dedans desquels estoient les gentils hommes suyvans la court. Les enfans, gens de metier de la dite ville, et autre populaire en grand nombre, garnis d'artilherie, tambourins et suysse, et autres instrumens musiquaulx, demenants grande joye, lesquels recommencèrent à naviguer tellement, qu'en peu de temps furent au devant le dit lieu de Podensac, auquel lieu arivez, le roy, la royne, mes dits seigneurs les enfans se misdrent sur l'eau. Et croyez que à l'embarquer la ville de Rioms[349], qui est au devant le dit lieu de Podensac et aultres places estans sur la rivière, firent merveilles de canoner, après avoir reçeu la ligne de ladite ville de Rioms, qu'à ce estoit comise, laquelle apartient à monsieur le grand escuier de Navarre, messire Frederic de Foix, qui en cestuy affaire avoit bien voulu pourvoir, comme vray serviteur du roy. Le roy, la royne, mes dits seigneurs les enfans, se mirent en la maison que avoit eté construite pour la royne, accompaignez du roy de Navarre, messieurs les ducs de Vendosmoys, Nemours, comptes de Sainct-Pol, Guise et autres grans seigneurs, et les autres princes et seigneurs es dites deux maisons, gallées et autres bapteaulx. Les gens de mestiers et autres abillez de livrées; c'est assavoir: les apoticaires avec leurs estandars, enseigne dorée, et leurs mortiers, faisans grand bruyt, lesquels estoient vestus de satin et damas gris, et tant faisans grans exclamations: Vive le roy! la royne! messieurs ses enfans! ayans grans cruches d'yppocras, qu'ils distribuèrent avec grans boytes de confitures à chacun qu'en demandoit; les cousturiers, vestus de satin et taffetas noir semez de croix blanches; les chaustiers de tafetas changeant, en bel ordre; les orphevres, vestus de satin viollet et noir, doublé de incarnat nervé de cordons d'argent, ayant chacun une chaine d'or en leur col; les armuriers, de plusieurs couleurs, chacun à son plaisir; et, en oultre, les potiers d'estain en bel ordre, aïant leurs sayons de rouge couverts de fleurs de lys avec ung dauphin en fasson d'orphaverie qu'il faisoit bon voir. Et generallement la ville avoit faict eriger ung grant pont au devant la porte du Laillau pour la descente. Auquel lieu descendirent la royne, messieurs les enfans, au devant desquels se presentèrent pour la ville monseigneur l'amiral, maire et capitaine de la dite ville, acoultré de son manteau chapperon, my party de drap d'argent et velour cramoisy, doublé de satin cramoisy; les soubs maire, clers et autres juratz avec leurs manteaulx de damas cramoisy et damas blanc; lequel dict seigneur admiral fit pour la dite ville à la dite dame, mes dits seigneurs, une courte harengue si bien troussée. Après la dite harengue, la dite dame fut mise dedans une litière que portoyent deux mules, que deux paiges d'honneur conduisoient, le tout couvert de drap d'or frisé[350]. Et soudain fut mis dessous, par les dits juratz, ung poyle de drap d'or, à franges d'or, riche à merveille, que six des ditz jurez portoyent; et à l'entrée de la porte se presenta le reverendissime cardinal de Sens, legat et chancellier de France, accompaigné des reverendissimes cardinaulx de Lorraine, Trivolse et Turnon, et saize evesques, grand nombre d'abbés, parthenothaires et autres gens d'eglise, lequel fit une belle et eloquente harengue, où la dicte dame prit un grand plaisir. Ce faict, après que la dite dame et mes dits seigneurs furent entrez au dit portal, la court de Parlement, les quatre presidens, revêtus de leurs chappes et mortiers, et tous les conseillers, vestus d'escarlate, se presentèrent, lesquels firent la reverence à la dite dame et mes dits seigneurs, après lequel salut monsieur messire Françoys de Belcier, chevalier, premier president, en une gravité, fit à la dite dame et seigneurs, pour la dite court, une harengue; et ycelle parachevée, commencèrent à faire la procession ecclesiastique de toute la ville, puis les gens de metier, chascun en son ordre. Après marchoit monsieur le prevost avec ses archiers, puis les Suisses du roy avec force tambourins et phiphres; puis marchoient les trompettes, clerons, haultboys du roy, tous abilhez des couleurs du dit seigneur, les heraults et roys d'armes les testes nues. Après marchoient messieurs de la court de Parlement, consequemment les cent gentils hommes de l'hostel avec leurs haches et bec de fauchon[351]; après marchoient messieurs le daulphin et duc d'Orleans, accompagnez de messieurs les ducs de Vendosmes, Nemours, de Sainct-Pol, Nevers, Guise, La Trimoulle, et autres grans princes desquels je ne say les noms; et après marchoient messieurs le grand maistre vicomte de Turainne et autres seigneurs. Après ceste trouppe de gentils hommes marchoit le roy de Navarre, avec les reverendissimes cardinaulx dessus nommez, et puis mon dit seigneur le legat chancellier. Après venoist la litière de la dite dame, conduicte comme dessus, laquelle suyvoient les dames, tant de France que d'Espaigne, deux à deux, une de France, une d'Espaigne, jusques à vingtz cinq ou XXVI de chascun cousté, que faisoit bon voir. Après marchoient en bel ordre tous les archiers de la garde du roy, et après grand multitude de gentils hommes faisans guider chevaulx sur le pavé, que s'estoit merveilhes. Et en cestuy estat marchèrent jusques à l'eglise Sainct-André, metropolitaine de la dite ville, où par le clergé fut honorablement receu la dite dame et Messieurs[352]; et, après avoir rendu graces à Dieu en l'ordre que dessus, marchèrent vers leur logis. Est assavoir que toutes les rues estoient tendues de riches tapisseries[353]; avoit esté dressé sur la fin du carrefour de Lombrière ung grand echarffault en fasson d'arc triomphant. Au mylieu avoit ung pavillon, riche à merveille, au dedans duquel y avoit ung personnaige en chaire, acoultré d'abit royal, tenant septre; à dextre et senestre, deux autres personnages en chaire, representans messieurs les Dauphin et d'Orleans, au dessus desquelles, mesmement sur celle du roy, estoyent les armes du roy, de la royne, soubs ung timbre imperial, et au dessoubs ung escripteau où avoit: Veni sponca mea veni de libano et coronaberisti. Pareillement sur les dits seigneurs, les dites armes, escript: Euntes ibant et flebant, et, de l'autre part: Venientes, aut venient cum exultatione. Du cousté de la representation de monsieur le dauphin, y avoit une jeune fille, nommée la Ville de Bourdeaulx, à genoux, qui tenoit ung cœur où estoient les armes de la ville, lequel s'ouvroit et apparoissoit semé de fleurs de lys, et avoit un personnage, accoutré en homme de justice, qui se nommoit Conseil vertueulx, près duquel estoit ung escript: Et me Dominum, fili mi, et regem; et à la porte Beguère y avoit ung riche eschaffault sur lequel estoit edifié ung lit si richement acoultré de drap d'or, velour cramoisy et broderie, que merveilles, et sur icelluy estoit en fasson d'une acouchée une belle fille nommée Amour; aux deux coustez, deux autres belles filles, richement acoultrées, nommées Raison et Justice; au pié du lict, ung bers, si richement acoultré que possible est de faire, au dedans lequel estoit une fille de l'age de quinze jours nommée Paix, pour laquelle avoit en une chaste assise une très belle fille, très richement acoultrée, nommée Aliance, qui avoit ung esmouchart en sa main dont chassoit les mouches; aussi bersoit la petite fille en fasson de nourisse, laquelle jouhoit si très bien son personnage que l'on pourroit souhaiter. Au dessus lequel echaffault avoit ung escripteau denotant le mistère. Or prions à Dieu pour, la conclusion, tout ainsi que par une Alienor[354] jadis furent commencées les grans guerres et divisions au royaulme de France, que, au contraire, ceste vertueuse dame Alienor, nostre rayne, puisse si bien ouvrer qu'elle fille le lyen de pair entre les princes crestiens, qu'il puisse aller contre les juifs meschreans de nostre foy catholique! Amen[355].

Fin.

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