Variétés Historiques et Littéraires (09/10): Recueil de piéces volantes rares et curieuses en prose et en vers
De l'imprimerie de P. M. Le Prieur, imprimeur du
Roi, rue Saint-Jacques.
1773.
Nouveaux complimens de la place Maubert, des halles, cimetière S.-Jean[232], Marché-Neuf, et autres places publiques.
Ensemble la resjouissance des harangères et poissonnières faite ces jours passés au gasteau de leurs Reines.
M.DC.XLIII[233].
In-8.
DES POISSONNIÈRES ET DES BOURGEOISES.
La Bourgeoise. Parlez, ma grand'amie, vostre marée est-elle fraîche?
La Poissonnière. Et nennin, nennin, laissez cela là, ne la patené pas tan; nos alauzes sont bonnes, mais note raye put; je panse qu'aussi bien fait vote barbüe.
La Bourgeoise. Je ne m'offence pas de tout ce que vous pouvez dire: car je sçay que celles de vostre condition sont fournies d'assez bonnes repliques, et que vous avez tousjours le petit mot pour rire.
La Poissonnière. Ouy, Madame a raison, le guièble a tort qu'il ne la prend; il est vray que j'avon le mot pour rire et vous le mot pour pleuré.
La Bourgeoise. Mamie, donnons trève à ces propos insolens, qui ne valent pas grand argent; et me dites, en un mot, combien me cousteront ces quatre solles, ces trois vives, ces deux morceaux d'alauzes et ces macquereaux là?
La Poissonnière. Vous en poirez en un mot traize francs. Et me regardez l'oreille de ce poisson là: il est tout sanglant et en vie. Est-il dodu! et qui vaut bien mieux bouté là son argent qu'à ste voirie de raye puante qui sant le pissat à pleine gorge.
La Bourgeoise. Je voy bien qu'il est très excellent. Je vous en donneray joyeusement six livres; je sçay que c'est honnestement, et c'est ce que cela vaut.
La Poissonnière. Parle, hé! Parrette! N'as-tu pas veu madame Crotée, mademoiselle du Pont-Orson, la pucelle d'Orléans! Donnez-luy blancs draps, à ste belle espousée de Massy, qui a les yeux de plastre! Ma foy! si ton fruict desire de notre poisson, tu te peux bien frotter au cul, car ton enfant n'en sera pas marqué!
Un Pourvoyeur, voulant acheter du poisson, dit: Ma bonne femme, n'avez-vous point là de bon saumon frais?
La Poissonnière. Samon framan! du saumon frais! en vous en va cueilly, Parrette! Ste viande-là est un peu trop rare. Ce ne sont point viande pour nos oyseux: car j'iré bouté de seize à dix-huict francs à un meschant saumon, et vous m'en offrirez des demy-pistoles. Et nennin, je ne somme pas si babillarde; je n'avon pas le loisi d'allé pardre note argent pour donné des morciaux friands à monsieur à nos despens[234]. Si vous voulez voir un sot mont, allez vous en sur la butte de Montmartre, note homme dit que c'est un sot mon[235]: car darnierement, quand il estet yvre, il se laissit tombé du haut en bas, et si cela ne l'y coustit rien[236].
Le Pourvoyeur. Vous vous raillez donc ainsi des personnes, avec vos équivoques? Mais parlons d'autre chose. Faites-moy voir une raye, la plus douce et la plus fraische que vous ayez.
La Poissonnière. J'en ay une belle et une bonne; mais, par ma fiyguette! je la garde pour note homme: c'est pour son petit ordinaire; il se rirole comme t'y faut.
Le Pourvoyeur. Ce n'est pas cela que je vous dit. Montrez-moi ce que je vous demande, autrement je m'en iray autre part. N'avez-vous pas là une bonne raye?
La Poissonnière. Un peu, si vous le trouvez bon! Je pance, marcy de ma vie! que j'en pouvon bien avoir, y nous en couste bon et bel argent, bien plaqué, bien escrit, marqué et compté en preuf à deux[237]. Monsieur, vla vote peti faict, comme dit l'autre, sans aler aux halles.
Le Pourvoyeur. Elle me semble bonne. Combien me coustera-telle?
La Poissonnière. Sans vous surfaire la marchandise d'un degné, elle vous coutra, au dernié mot, trente sous, à la charge qu'elle est frache et bonne, et me l'emportés.
Le Pourvoyeur. Quelle apparence y a-til que je paye trente sous d'une chose que j'aurois bien payé si j'en avois donné treize ou quatorze sous tout au plus?
La Poissonnière. En despit soit fait du beau marchand de marde! Hé! je pense qu'ou estes enguieblé! Allez, de par tout les guièbles! à vote joly collet, porté vote argent au trippes[238]! Vous ayrez du mou pour vote chat. Pence-vous que je soyen icy pour vos biaux rieux? Aga! ce monsieu crotté, ce guièble de frelempié, ce pauvre poissart[239], ce detarminé[240] à la pierrette! Y voudret bien porter des bottes à nos despans, ce biau monsieu de neige[241] et de bran! Parlé hau, monsieur de trique et nique, parlé! Parlé, parlé, monsieur de Trelique-Belique! A ga ce monsieu faict à la haste, ce monsieu si tu l'est, ce degouté, ce jentre engoust! Parlé, Jean de qui tout se mesle et rien ne vient à bout! Ce taste-poulle, le guièble scait le benais et le fret au cu! Parlé, ho Dadouille! Helà! qui la chaut! y su, ma foi! Ira-ty, le courtau? Parné-le, parné-le, il a mangé la marde! Vien, vien, voicy une raye derrière moy au service de ton nez! Allé! marci, guiène, va cherché une teste de mouton cornüe qui pura comme vieille charongne, et des pances et des caillettes plaine de gadou! Encore faura-ty qu'en ait la patience qui ne scait point de jours maigres! Jesune, jesune, jusqu'à la coquefredouille, pleure-pain, et ne t'attans pas de mangé de la marée ce carresme à nos despens: car tu n'en airas pas, si je ne m'abuse bien, ny toy ny ès autres! Nostre-dince, et qui m'a baillé st'alteré-là?
Vla qui me porte bien la mène d'un godenos[242]. Tené, vla Pierre Dupuis[243], vla laquet. Est-y creté! L'effronté! il est encore tout estourdy du batiau. Hé! qu'est-ce? Je pence, ma foy, qui nous trouve belle? Y nous regarde tant qui peu à tou ses deux rieux. Voyez st'ecuyé de cuisaine à la douzaine, le vla aussi estonné tout ainsi que s'il estet cheu des nuës. Y! Allons! Ira-telle, la pauvre haridelle? Fricassé-luy quatre œufs. Le vela arrivé! Quand s'en retournera-t'y? Par la mercy de ma vie! ce tu ne t'oste de devan moy, je t'iray la devisagé! Ne pense pas que je me mocque!
Le Pourvoyeur. En verité, je ne m'ebahis plus si le peuple commun vous appelle muettes des halles! Je suis tout confus, et m'estonne où il est possible de trouver le quart des injures qui m'ont esté vomies, sous ombre de n'avoir pas assez offert au gré de cette femme sans raison.
Une autre Poissonnière, reprenant la parole pour la precedente, toute pasmée de colère, luy tint ces paroles: Samon, ma foy! vela un homme bien vuidé pour tourner quatre broche! Vo nous en velé bien conté! Vote mère grand est en fiançaille! N'a vou point veu Dadais, vendeur de fossets? Tené, vela Guillemin croque-solle, carleux de sabots. Donnez ste marée pour la moitié moins qu'elle nous couste! Vrament! c'est pour vote nez! Ma foy! ce ne sert pas là le moyen de porté bague d'or aux doigs ny de donné des riche mariage à nos filles. Aguieu, Jocrisse! Qu'on s'oste bien vite de devant note marchandise, sur peine d'avoir du gratin!
Tellement que le pourvoyeur, tout confus, se contenta de la condition qu'il possedoit, s'esquiva fort honnestement, apprehendant une charge plus grande, qui eust possible esté d'une gresle de coups de poings.
LA RENCONTRE ET COMPLIMENTS DE DEUX FRUICTIÈRES.
La première. Bon vespre, dame Quienette! Hé! qu'est-ce, comme va la santé? Comment se porte sthomme et vos enfants? Je n'ay pas velu passé dans ce quarqué-ci sans avoir le bon-heur de vous voüer!
La deuxième. Je nous portons bien, guieu marci! tretou cheu nou, à vot sarvice; mais que bien vou sçait, vou voyé la plus malade. Queulé bonne affaires ou queu bon van vous amène en ces quarquiez?
La première. C'est que je vien de la halle, faire marché à note garnetière de tras ou quatre sequiez de poüas. Ce n'est pas que n'en ayains faite notre bonne fournication dez le moüas d'oux; mais j'avons peur que je n'en ayain pas assé, et je tramblon d'apprehendation qu'on ne nou les rancherisse. Et pis après ne dit en pas beati-geniti vau bien pus mieux que beati quorum.
La deuxième. C'est pourquoy je vous sçay bon gré d'avoir fait le voyage que vous vené de faire. Je pance, pour moy, que j'en auron assé: car nous n'en vendon qu'à des pauve personnes, et je les faison cuire à la grosse mode, en pleine yau: je bouton tras sciaux d'yau dans un grand chaudron, puis j'y metton environ demy boiciau de poüas, et quan ty sont un peu trop clairs, j'y laissons les ecales et meslons avec cela des chapelures de pain salé, cela les fait senty un peu de sé, et pi j'y bouton un petit tantinet de faines harbes. Mamie, y trouvon cela si bon qui en lichon leur doigts, encore trop heureux à qui en aira.
La première. Je n'oseriain faire cela à note quarqué, y sont trop friandes, et si faineman madrées, seulement quan li trouvon queuque gra voüas croquez sous lieus dans, y nous faison de grosses repluches dans note bouticle, soit qu'en lieu donne des colles; y s'en von tou grondans en nou donnan des fièvre quartaine. Mais pour les espinars, j'y on faict un peu note petit comte, et si j'y hachiain des fueilles de poirée, m'amie, je n'en on pas à demy.
La deuxième. A guieu! C'est trop babillé. En vous remarciant.
La première. Et attendez, en ira au vin.
La deuxième. Nennin, je ne boiray pas davantage. C'est la mode de Paris: quand on est à la porte on prie de boire. Et aguieu; je me recommande.
Vostre très-humble et affectionné serviteur.
Fin.
Discours veritable de la vie, mort, et des os du Geant Theutobocus, roy des Theutons, Cimbres et Ambrosins, lequel fut deffaict 105 ans avant la venue de nostre Seigneur Jesus-Christ.
Avec son armée, qui estoit en nombre de quatre cents mille combatans, deffaicte par Marius, consul romain, et fust enterré près un chasteau nommé Chaumon, et à present Langon, proche la ville de Romans, en Daulphiné.
Là où on a trouvé sa tumbe, de la longueur de trente pieds, sur laquelle son nom estoit escrit en lettre romaine, et les os tirez excèdent 25 pieds, y ayant une des dents d'yceluy pesant 11 livres, comme au vray on vous les fera voir en ceste ville, qui est du tout monstrueux tant en hauteur qu'en grosseur.
A Lyon, par Jean Poyet, 1613.
Avec Permission[244].
Entre tous les effects que ceste grande mère et ouvrière de toutes choses de nature a jamais produict en ce bas univers, l'enorme grandeur de certaines personnes, vulgairement appelées geants, a toujours tenu le plus haut rang et degré sur le theatre des merveilles; tesmoins en sont les Sainctes Escriptures en la destruction de ceste tour de confusion, je dis la tour de Babel; tesmoin les poëtes en leurs gigantomachies, tesmoin l'admiration avec laquelle les historiens vont descrivant ces estranges colosses, tesmoin enfin l'ethimologie de leur nom de geant, qui ne veut dire autre chose que fils de la terre; comme s'il n'eust pas esté au pouvoir des hommes de les engendrer; ce qui fait dire à Juvenal:
Unde fit ut malim fraterculus esse gigantum.
Voulant exprimer une race obscure et incognuë comme n'ayant esté produicte que de la terre; et, qui plus est, ceux qui n'ont point voulu ramper si bas ont bien osé asseurer que leurs progeniteurs n'avoyent esté autres que les genies et demons, comme si ceste generation estoit impossible aux hommes, et comme si la nature n'avoit autre remède pour eslever si haut ces estranges colosses. N'est-il bien vraysemblable que ceste grande architecture ne leur aye peu fournir une extrême chaleur et humeur tout ensemble, vrais instruments et vrayes causes de ceste enorme grandeur, et par ce moyen mettre en practique l'axiôme: Operatur natura quantum, et quandiu potest, sans neantmoins faire aucun sault ab extremis ad extrema: natura enim in suis operationibus non facit saltum.
Il est donc vray, et qu'il y peust avoir eu des geants sur la terre, et qu'ils ont peu avoir pour progeniteurs des hommes, non seulement devant le deluge, ains longtemps après; et à ce propos, avant que passer aux profanes, faict pour moy le docte S. Augustin, quand il va racontant qu'un peu auparavant la ruine que firent les Gots, il y eust à Rome une femme de la grandeur d'un geant, les parens de laquelle n'outrepassoyent point la mesure commune de la stature des autres hommes. Et de faict, d'où auroit esté engendré un Goliath, de quel ciel seroit tombé Og, roy de Basan, le premier estant grand de six coudées et une palme, selon Samuel, et le lict du second, qui estoit de fer, ayant neuf coudées de longueur, la coudée, selon la supputation des Grecs, estant de deux pieds, et, selon les Latins, d'un pied et demy? Davantage, ne vois-je pas les Israëlites ne sembler que sauterelles à comparaison des Amachins? N'entends-je pas toute l'antiquité proclamer contre ceux qui, d'une arrogance plus que terrestre, osent nier avoir jamais marché sur la terre des hommes de telle grandeur? Et en premier lieu Plutarque, en la vie et l'ame de l'antiquité, recite que Sertorius, estant entré en la ville de Tingien, en laquelle, selon les Lybiens, il avoit ouy dire que le corps d'Athènes estoit, ce que ne pouvant croire pour la grandeur de la sepulture, le fit descouvrir et ouvrir, et ayant trouvé un corps d'homme de trente coudées de long, en demeura grandement esmerveillé, et, après avoir immolé dessus une hostie, fit recouvrir et refermer le tumbeau. Pline, curieux en la recerche des choses naturelles, nous en presentera le second, disant qu'en Crète, maintenant nommée Candie, un grand terre tremble estant excité, et une montagne abatuë et renversée, on trouva le corps d'un homme droict estant de quarante-six coudées, lequel quelques uns ont voulu dire estre le corps d'Orion, les autres d'Othion. Philostrate, en ses Héroïques, nous en va descrivant trois en semblable grandeur pour le moins, non de moindre admiration, le tect de la teste d'un desquels il raconte n'avoir peu remplir du tout de vin avec soixante-douze pintes candiotes. Quelques-uns en ont voulu descrire, le premier de la hauteur de trente coudées, le second de vingt-deux et le troisiesme de douze; mais d'autant qu'il ne va exprimant que la grandeur de celuy qui fust trouvé en l'isle de Cos, qu'il dit estre de dix-huit pieds, ne faisant aucune mention de la hauteur de celuy de Lemnos, trouvé par Menocrates, ni aussi de celuy qui fut descouvert en l'isle d'Imbos. N'ayant deliberé d'apporter icy que les choses plus averées, je me contenteray seulement de demeurer avec Philostrate. Enfin les historiens nous en produisent une infinité d'autres, comme celuy qui fust trouvé en Cicile, de quarante pieds; comme le corps d'Orestes, tiré hors par le commandement de l'oracle, estant de sept coudées; comme celuy duquel il y a encore quelques ossements à Valence; comme ceste femme de Cilicie, que descrit Zonatus en la vie de l'empereur Justin Thracian, qui en hauteur surpassoit plus que d'une coudée les plus grands hommes que l'on luy eust peu presenter; comme enfin un des deux Maximiens, empereurs, lequel, au rapport de Julius Capitolinus, en sa vie, selon Cordus, se servoit du brasselet de sa femme pour anneau, tiroit et comme ravissoit après soy les carroces et chargées, brisoit et pulverisoit entre ses doigts la pierre nommée thopase, mangeoit quarante et soixante livres de chair, beuvoit une certaine mesure nommée amphora capitolina, lassoit quinze, vingt et trente soldats, et à la luicte en renversait dix en un corps; bref, exerçoit une infinité d'autres actes qui ne peuvent signifier en luy qu'une estrange grandeur. Je n'aurois jamais faict, et me perdrois au desnombrement de ces énormes colosses si je voulois rechercher tout ce que l'histoire, mémoire du temps, nous en a laissé une chose seule; ne puis-je pas passer soubs silence, à sçavoir, combien grande devoit être la force de Turnus quand il jetta ceste pierre contre Ænée, sur laquelle Virgile dit que douze hommes de front se pouvoyent coucher, par ces vers:
Saxum immane ingens, campo qui forte jacebat
Limes agro positus, litem ut discerneret arvis:
Vix illud lecti bis sex service subirent,
Qualia nunc hominum producit corpora Tellus,
Ille manu raptum trepida torquebat in hostem.
Mais pourquoy prens-je tant de peine à vous representer devant les yeux ces grands corps comme par une image, puis que M. de Langon, gentil-homme daulphinois, en a descouvert un reel et naturel sur ses terres, que toute la France a devant les yeux; un, dis-je, sinon grand de soixante coudées, comme un Antheus; sinon de quarante-six, comme un Orion et autres, neantmoins ne peut que ravir de grande admiration ceux qui auront ce bonheur que de le voir, sinon à tout le moins les principaux ossements, qui par leur grandeur le nous representent, et font juger à l'œil pour le moins de la grandeur de vingt pieds l'os de la cuisse et de la jambe devant qu'estre aucunement rompus conjoincts ensemble, venans jusques à la grandeur de neuf pieds, quoy que desnué et de joinctures du pied et semblables aux autres choses. Mais ne nous enquerons pas seulement quelle est sa grandeur, cherchons ce qui pourra estre dit de son nom. Outre qu'il s'est trouvé sur sa tumbe le nom de Theutobocus, Flore le vous enseignera en son 3 livre, chap. 3, de la Guerre des Cimbres, Teutons et Tigurins, descrivant son estrange grandeur, en ce qu'il estoit eminent de beaucoup par dessus les trophées, et qu'il passoit par dessus quatre et six chevaux. Voicy ce qu'il en dit:
Certe Rex ipse Theutobocus quaternos senosque equos transilire solitus, vix unum cum fugeret ascendit, proximoque in saltu comprehensus insigne spectaculum triumphi fuit, quippe vir proceritatis eximia super trophea ipsa eminebat[245].
Mais à celle fin de rechercher l'histoire un peu plus haut, l'on peut sçavoir que l'an 642 de la ville de Rome bastie, et le 105 devant l'incarnation de nostre Sauveur, les Cimbres, Teutons, Tigurins et Ambrons, quittans leur païs, soit pour le ravage d'eaux que de la mer occeane, par son exondation, avoit faict, comme veut Florus, soit par la resolution de renverser et destruire du tout l'empire romain, comme dit Oriosus, ou à autre but et intention ayant faict et composé une grande et grosse armée, vindrent attaquer le camp de Marius, posé non guères loin de la conjunction du Rhosne et de Lysère, et, après avoir combatu quelques jours, ayant faict trois trouppes, quelques-uns prindrent le chemin de l'Italie et donnèrent loisir à Marius de changer son camp et le loger en un lieu plus avantageux, le campant sur une petite couline eminente sur les ennemis; ce qu'ayant fait, et estant venu aux mains, la victoire estant demeurée neutre jusques à midy, enfin la chance se tourna sur les Tigurins et Ambrons; de telle façon qu'à grand' peine s'en estant sauvé trois mille, il en demeura sur les carreaux deux cents mille armés et huictante mille prisonniers, entre lesquels leur roy Theutobocus rendit le trophée insigne par sa mort. Les femmes, d'ailleurs, n'ayant peu obtenir la demande faicte à Marius, qui consistoit en la liberté et au moyen de pouvoir servir à leurs dieux, après avoir donné de leurs enfants contre les murailles, en partie s'entretuèrent par ensemble, en partie se pandirent, ayant faict des cordes de leurs cheveux. Et voilà ce qu'en dit Orosée au lieu sus alegué. Je sçay bien que quelques-uns, sous l'authorité de Plutarque et Florus, m'objecteront que Marius defit ces troupes à Aix et à Marseille, et que mesmes les Marsiliens fermèrent leurs vignes d'hayes faictes des os des morts, tant fust grande la desconfiture. Mais à cela le grand nombre de gens duquel estoit composée ceste armée fait voir clairement que Marius ne les deffit pas tous à une fois; outre que, puis que nous avons des-jà dit qu'ils se despartirent en trois troupes, l'une prenant le chemin de l'Italie, l'autre tenant de près Marius, il est probable que la troisième fust celle-là que Plutarque dit avoir esté deffaicte à Aix et à Marseille; et quoy que Florus confonde la mort de Theutobocus avec la deffaicte que le dit Marius fit à Aix, neantmoins, tant parce que ceux-cy estoyent vrayement de ses gens, et pour l'authorité d'Orose, que d'autant que nous trouvons la grandeur, spcifiée par Florus, l'on ne peut que l'on ne concède nostre geant estre le vray Theutobocus. Et combien que n'aurions pas ceste preuve qu'ils ayent esté deffaicts proche du chasteau de Chaumon, dit maintenant Langon, neantmoins les medailles qui se sont trouvées dans sa tumbe, outre que le nom de Marius y est demonstré par une semblable figure[246] si est-ce qu'à cause de la ressemblance qu'elles ont avec celles de l'amphitheâtre d'Orange, dit de Marius[247], tout soupçon est osté à ceux qui seront si opiniastres que de n'en vouloir rien croire, si toutesfois il y peut avoir de ces geants encor en ce temps, je veux dire des cœurs et jugements si terrestres. Puis donc qu'il conste asses suffisamment de son nom, parlons plus particulièrement de quelques autres parties de son corps, et accomplissons la prophétie de Virgile,
Grandiaq' effossis mirabitur ossa sepulchris.
Et entre autres ne laissons pas eschapper les dents, desquelles tant s'en faut que nous en disions ce que dit le docte S. Augustin de la dent qu'il vit au bord de la mer de la cité d'Utique, laquelle on pouvoit juger estre cent fois plus grande que chascune des dents de nostre aage, qu'au contraire j'oseray doubler le nombre en la moindre de celles de nostre Theutobocus, desquels une chascune de celles que nous avons à les voir ressemblent entièrement, et en forme et en grandeur, le pied d'un taureau de vingt mois[248]; que, si l'on peut juger du lyon par l'ongle, je vous laisse à penser quelle gorge de four il devoit avoir; et afin de n'estre plus long, laissant la description d'une partie d'une coste et de l'espaule, et semblables autres ossements que l'on pourra facilement voir, je parleray seulement de l'espesseur des vertèbres de l'espine du dos, par la dimension desquelles l'on peut sçavoir au vray combien estoit haut eslevé nostre grand corps; et je croy qu'il n'y a personne qui, estant tant soit peu entendu en ces choses, ne le juge surpasser vingt-cinq pieds, une chacune des vertèbres estant plus espesse de beaucoup que la grandeur de la tierce partie d'un pied, voire approchant le demy pied devant qu'estre rien rompues. Je laisse maintenant au lecteur à faire la supputation, y ayant vingt-huit vertèbres outre les trois de la queue, dictes similitudinaires, et je m'asseure et ose encore bien dire cela, qu'on trouvera qu'il ne dement aucunement sa tumbe, qu'on a trouvé grande de trente pieds[249].
Voilà ce que, selon mon incapacité, je vous ai peu dire de Theutobocus, roy, sinon du tout, au moins d'une partie des Tigurins, Cimbres, Teutons et Ambrons, trouvé ceste presente année mil six cens trèze, environ dix-sept et dix-huit pieds dans terre, tout auprès du chasteau autresfois dit Chaumon, maintenant Langon, auprès d'un petit tertés et coline[250], tout à la plus grande gloire de Dieu et en après à l'honneur du sieur de Langon.
Par son très humble serviteur,
Fin.
Nouvelle de la venue de la Royne d'Algier à Rome, et du baptesme d'icelle et de ses six enfans et des dames de sa Compagnie, avec le moyen de son départ, le tout prins et traduict de la copie italienne imprimée à Milan par Barthelemy Lavinnon, en ceste année 1587.
A Paris, chez Gabriel Buon, au cloz Bruneau, à l'enseigne S. Claude.
1587.
Avec Permission.
In-8[251].
Monseigneur, dimanche dernier, qui fust le quatriesme d'octobre, jour dedié à la feste du glorieux confesseur S. François, print port au lieu du Tybre appelé Ripa un brigantin tout neuf, dans lequel estoit une très belle et très vertueuse dame, que l'on dict estre la royne d'Algier, accompagnée de vingt-deux personnes; c'est à sçavoir: de huict esclaves chrestiens et six enfans avec leurs nourrices, et aultres dames ses gouvernantes et un frère de son mary[252]. Ceste dame, poussée de l'esprit de Dieu, ne se souciant des grandeurs et dignitez mondaines, pourveu qu'elle peust acquerir le royaume eternel de paradis, se resolust depuis n'aguières de quitter son mary, du quel elle estoit autant aimée qu'autre dame qu'il eust en mariage (si l'on peut dire mariage qui se faict ainsi parmy les payens), en estant devenu amoureux pendant qu'elle estoit esclave en Grèce, où il l'achepta pour l'espouser. Ayant donques communiqué ce sien desir à huict chrestiens esclaves, qui luy estoient donnez du roy son mary pour son service, et eux ayant remercié grandement Dieu pour avoir donné à leur maistresse une si bonne et saincte resolution, promirent de luy garder fidelité et tenir secrette sa deliberation. Elle, depuis, requerit son mary qu'il luy pleust de commander qu'on luy fist tout exprès un brigantin propre pour s'aller pourmener jusques à une prochaine seigneurie des leurs, et aussi pour s'aller esgaier sur mer, comme est la coustume des grands seigneurs et dames; chose que luy fust tout aussi tost accordée de son mary, comme celuy qui eust pensé toute autre chose de sa femme que ceste-cy; et par ainsi fust donné aus dicts esclaves de faire dresser le dict brigantin avec toute diligence et en la plus belle forme que se peut imaginer, ce que fust executé avec extrême vitesse. Or, comme Dieu preste la main par aide speciale à telles entreprinses, il disposa si heureusement les affaires, que le roy son mary fust mandé de venir en la cour du grand seigneur, par le quel mandement il fust contrainct de se partir incontinent. Par quoy ayant dict à Dieu à sa femme bien aimée et à ses enfans, avec promesse de retourner en brief, comme aussi elle l'en requerit en pleurant, il se partit. A ceste occasion la royne, ayant commandé que l'on fist essay du brigantin desjà faict, il feut trouvé fort bon et bien equippé. Quelques jours après elle feignit de se vouloir esbattre jusques à la dite seigneurie, pour passer l'ennuy et fascherie que luy causoit l'absence de son mary; ce qu'elle ne peult faire sans que le frère de son dict mary, à qui elle avoit esté recommandée par le roy en son depart, ne s'entremit à toute force à luy tenir compagnie. De quoy ayant conferé avec les esclaves, ils l'encouragèrent grandement et l'asseurèrent que, pourveu qu'elle eust ferme esperance au Dieu souverain, toutes choses succederoient très heureusement, et qu'ils pourvoyroient à tous inconveniens. Et ainsy, se vestant très richement et se chargeant des plus beaux et plus riches joyaux, et entre autres d'une chaisne de perles grosses, rondes et blanches, qui, après plusieurs tours, luy arrivoit jusques à la ceincture, laquelle, suivant l'estime des joyaliers de ces quartiers, est prisée plus de cent mille escus, sans le reste qu'elle porta à cachettes, afin de n'estre pas descouverte par ses damoyselles, qui ne sçavoient pas ceste sienne intention, outre une grosse somme d'argent qu'elle avoit donné aux esclaves pour porter en la barque; equipée de ceste façon, monta sur son brigantin bien garny de toutes choses necessaires, soit pour le vivre, soit pour la conduite du navigage, et peu à peu vindrent à s'esloigner du rivage, faisant voile en haulte mer. De quoy s'appercevant, son dit beau frère commença de doubter du fait; de sorte que, se levant de cholère et s'escriant contre les esclaves, les menassa de les faire mourir s'ils ne rebroussoient la route vers Algier. Mais tout cela ne servit de rien, d'autant qu'ils estoient plus forts, et l'eussent jetté dans la mer, ne feust que la royne les en garda. Si luy racompta fort amiablement les raisons de son despart, et comme, pour l'amour qu'elle luy portoit, ne vouloit pas permettre que luy fust faict aucun desplaisir; mais qu'elle le vouloit bien prier qu'il se contentast de venir avec soy et qu'elle luy feroit cognoistre combien elle l'aymoit, luy faisant conquester un royaume plus grand que celuy de son frère, entendant le paradis. Mais luy, ne prenant pas en payement ces bonnes remonstrances, devint comme enragé, si qu'elle feust contrainte de commander de le lier et le mettre de son beau long au brigantin. Après, se tournant vers ses damoyselles, les conforta, remonstrant comme elles devoient se contenter de ceste adventure, leur promettant de les conduire en un pays où elles demeureroient de plus en plus contentes. Ainsi doncques, gaignées tant par sa doulceur et bonne grâce que par les menaces des esclaves, estant la mer calme et propice, se laissèrent conduire, et bien tost après arrivèrent à Majorque, où elles furent receues de l'evesque, en grande joye et feste, comme on peut penser qu'en tel evenement on a coustume de faire, qui les baptiza toutes, excepté le beau frère, qui demeura obstiné et fort mal contant de tout ce qui s'estoit passé. S'estant là reposées par quelques jours en la cité de l'isle de Maiorque, et par le dict evesque estants leurs vivres abondamment renforcez, singlèrent vers Rome, pour recevoir aux pieds de Sa Saincteté sa benediction. En cest equippage, ceste noble et magnanime royne, avec toute sa compagnie, aborda ici dimanche passé, loüée grandement et prisée autant comme elle a esté admirée d'une si saincte resolution et d'un si grand courage qu'elle a eu en s'exposant à tant de dangers. Mesmes que soudain que l'on s'apperceust de l'eschauquette d'Algier, que la royne passoit oultre, on la poursuivist avec plusieurs flustes; de quoy estant advertie, se mist à genoux, priant Nostre Seigneur qu'il ne l'abandonnasse point, comme il n'a faict, ny elle ny ceux qui ont bonne esperance en luy; et dict-on que ce brigantin ne sembloit pas couler, mais voler, et que les mariniers à peine touchoient les rames du navire et voguoient neantmoins d'une extrême roideur. Ainsi donques, sans courir aultre empechement, la royne et ses compagnes sont arrivées à Rome. Tout incontinent qu'elle eut prins port, elle donna son brigantin à ses pauvres mais fidèles esclaves, et la liberté, quant et quant si long temps desirée, avec une bonne somme d'argent, dont ils sont demeurez riches et très contents; et dit-on que, pour recognoissance de leur fidelité et peine, ils seront recompensez de Sa Saincteté.
La royne, avec tout son train, fust prinse en son brigantin par la venerable archiconfraternité du Confalon, et ainsi conduicte jusques à Rome et amenée à son logis, où, par le commandement de Sa Saincteté, avoit esté faicte toute la provision qui estoit necessaire pour recevoir une telle dame. Voilà ce qui s'est presenté ces jours passez pour le vous faire entendre. Si autre chose survient digne de remarquer, je n'espargneray ny peine ny papier à fin de vous servir, selon que je sçay que vous desirez, et à tant feray fin à la presente, vous baisant humblement les mains et priant le Createur vous donner,
Monseigneur, en santé longue et heureuse vie.
De Rome, ce septiesme octobre 1587.
Vostre très humble et très affectionné serviteur.
La prise du capitaine Carfour[253], un des insignes et signalé voleur qui soit en France, arresté prisonnier ès environs de Fontaine-Bleau, avec un abregé de sa vie, et quelques tours qu'il a faict ès environs et dedans la ville de Paris.
Paris, Jean Martin, 1622.
In-8.
Le desespoir nous fait souvent embrasser des actions que nous mespriserions si la fortune respondoit à nos desirs; l'homme qui de soy a le courage haut, voyant qu'il ne peut effectuer ce que ses pretentions luy promettent, se porte souventefois à des entreprises que d'autre part il rejetteroit pour pernicieuses s'il n'estoit aveuglé de ses propres passions, qui luy servent de conduitte en ce qu'il entreprend, et bouchent ses sens en toutes les considerations qui le peuvent destourner de tels actes.
Carfour, soldat de fortune[254], et d'un grand courage s'il l'eut bien appliqué, se peut dire le vray portrait et le prototipe de Guilleri, qui fut pris du règne du feu roy, car il ne lui cède ny en grandeur de courage ny en subtilité d'inventions, comme on peut voir par les stratagèmes et industries qu'il a exercé ès environs de Paris; de sorte que, si Guilleri a esté tenu pour un des signalez voleurs de son temps, Carrefour se peut dire à juste titre avoir été le premier qui ait imité ses actions et suivy sa piste.
Les archers des prevots des mareschaux[255] ont couru la campagne diverses fois pour le rencontrer, car depuis cinq ou six ans il a fait des vols et extorsions estranges. Mais comme il ne tient pas une même route, et qu'il est tantôt d'un costé, tantôt de l'autre, ils ne l'ont peu jamais attraper, outre qu'il est tousjours en action, et comme il se faict suivre ordinairement d'une cinquantaine de desesperez comme luy; aussi a-t-il divers espions et correspondance, pour estre adverty de tout ce qui se faict en divers endroicts du royaume. C'est la raison pour laquelle jusques icy il s'est tousjours tenu si bien sur ses gardes.
Il y a quelques mois que les archers des mareschaux, courant la campagne, le rencontrèrent à sept ou huict lieuës de Paris, deguisé en habit d'hermiste[256]. Ils luy demandèrent s'il n'avoit point ouy parler de Carrefour. Il leur respondit que tous les jours il estoit traversé de ses courses, et qu'à peine pouvoit-il avoir un morceau de pain dans son hermittage, et que le dict Carrefour lui ravissoit tout ce qu'il avoit; que c'estoit un coup du ciel de prendre le dict voleur, et que pour son regard il y contribueroit ce qu'il pourroit. Sur ce il leur promet de les mener au lieu où il avoit coustume de venir assez souvent, qui estoit au milieu du dict bois. Ils le suivirent; mais à peine furent entrez demi-lieuë qu'il se void enclos de cinquante ou soixante voleurs de sa suite, de façon qu'il fallut reculer au plus viste.
Au pais Vexin, il a faict divers vols de marchands et executé plusieurs rapts et injures sur le peuple. Il ne s'arrestoit jamais en un lieu; on la recogneu desguisé assez souvent dans Paris, qui s'enquestoit si on ne parloit pas de luy. Au reste, il estoit tousjours bien monté et en bon ordre. Il alla il y a quelque temps chez une damoyselle Des Champs, à qui il demanda librement une certaine somme d'argent, que la necessité l'avoit reduict à ce poinct, et qu'au reste il ne se montreroit ingrat en son endroit. La damoyselle, qui au plus n'avoit pour lors que trois ou quatre serviteurs, se trouva bien estonnée, et luy respondit que pour de l'argent, elle ne l'en pouvoit pas accommoder, mais que luy plaisoit de disner chez elle, elle luy en donneroit très volontiers, comme de faict il y disna et s'en alla[257]. Je raconterais icy divers autres actes qu'il a faict aux environs de Paris, mais je reserve tout pour histoire de sa vie à part. Je viens maintenant à sa prise, et de la façon qu'il a été mené prisonnier.
Enfin, quand la mesure est pleine et que Dieu nous a attendu longtemps pour nous remettre en notre debvoir, sa justice est contraincte d'executer ce que sa misericorde ne pouvoit faire auparavant: il y avoit trop longtemps que Carrefour bravoit le ciel et la terre, l'heure estoit venue où il devoit payer le tribut et rendre raison à la justice divine.
Le dit Carrefour, comme j'ay dit du commencement, n'ayant aucun lieu asseuré, ains voltigeant tousjours qui cà qui là, comme il estoit dernierement ès environs de la forest de Fontaine-Bleau, il luy prit envie, en passant, de se rafraichir en une hostelrie fort peu eloignée de la dicte forest, où il vint seul (car il avoit laissé ses compagnons dans le bois). Comme il disnoit, il arriva un gentilhomme de chez le roy, qui revenoit de l'armée avec son homme de chambre et un laquais, qui demanda à se rafraichir. On le met en la mesme chambre que Carrefour. Comme ils estoient tous deux à table, Carrefour va demander audit gentil-homme qui il étoit et d'où il venoit; l'autre lui respondit simplement qu'il estoit serviteur du roy et qu'il venoit de Beziers, où Sa Majesté estoit, et même il lui raconta tout plain de particuliarités de ce qui se passoit au camp. Cecy fait, le gentilhomme luy demanda reciproquement à qui il estoit et quel exercice il faisoit en ces cartiers. Carfour luy respondit d'un visage effronté que pour son regard il estoit à soy-même, et qu'il ne recoignoissoit autre superieur que soy-même. Le gentilhomme repartit incontinent: «N'êtes-vous pas serviteur du roy?—Je ne reconnois, dit Carfour, autre maître que moy-même.» Sur ceste réponse se forma une querelle entre eux; de sorte qu'ils en vindrent aux mains. L'hoste, qui entendit le bruit, accourut, comme aussi firent les hommes du gentil-homme, qui saisirent Carfour au collet.
En mesme temps, comme ils se debattoient par ensemble, arrivast un honneste homme à cheval, qui, estant entré dans l'hostellerie, commença à s'ecrier que c'estoit Carfour, le capitaine des larrons, et qu'il l'avoit autrefois vollé. Sur cette asseurance on le prend et le meine on à Fontaine-Bleau, où il a esté quelques jours. Depuis on tient qu'il a esté ramené à Melun, où nous verrons en bref ce qui en sera arrivé. Ses camarades ont esté bien estonnez de cette prise. Plusieurs, en ayant eu les nouvelles, prirent la fuitte et se sauvèrent. Je vous ai voulu faire esçavoir cecy, en attendant son execution[258], et un sommaire que je dresserai de sa vie tragique et estrange, comme en ayant de beaux memoires et histoires particulières.
Fin.
Effroyables pactions faites entre le diable et les prétendus invisibles, avec leurs damnables instructions, perte déplorable de leurs escoliers, et leur miserable fin.
M.DC.XXIII[259].
C'est une chose etrange que l'Eglise, depuis son etablissement, a tousjours esté agitée, non seulement par la tempeste des payens incredules et par les vents du judaïsme, mais par les bourrasques de ses enfans propres, à qui elle a donné la vie et la cognoissance de la verité. Les escueils des ariens, lescume des lutheriens et les detroicts du caribde des calvinistes, qui se sont efforcez de faire perir le vaisseau de S. Pierre, ont servy d'esperon, de contr'escarpe et de donjon pour soustenir son etablissement contre la violence de tant de canailles qui voudroient faire brèche à l'Evangile, grande merveille de Dieu, qui, pour sa plus grande gloire, a permis que l'on aye contrecarré sa chère espouse et contrepointé la foy catholique, apostolique et romaine, pour donner d'autant plus de lumière aux docteurs de son Eglise de la verité de son sainct nom et de la puissance des evesques qu'il a establis dans son temple sacro-sainct, que les portes d'enfer ne pourront maistriser; mais plus grande merveille d'avoir veu et de voir tous les jours les ennemis du christianisme miserablement perir à la veuë d'un chacun dans les feux et les flammes, et leur ame servir de proye aux diables et aux demons.
Les afflictions que l'Eglise romaine a souffertes jusques aujourd'huy n'ont point esté si violentes que Dieu n'y aye mis la main et envoyé de ses serviteurs pour renverser toutes les nouvelles doctrines qui sont survenuës de siècle en siècle; et quoy que la magie des sacrificateurs de Pharao sembloit avoir autant de pouvoir que les miracles de Moyse, si est-ce toutesfois que le serpent provenu de sa baguette, qui devora tous les autres, debvoit assez faire cognoistre que la puissance de l'un provenoit d'une auctorité divine, et l'autre par charmes et illusions? Simon Magus[260], aussi grand enchanteur qu'aucun autre qui soit venu de son temps, se faisoit eslever en l'air par ses demons familiers, et ses charmes avoient un tel pouvoir que d'aveugler les yeux des assistants, qui le tenoient pour un grand prophète; mais la présence de S. Pierre, venuë pour s'opposer à ses actions diaboliques, monstra, par la mort de l'enchanteur, que ses prières avoient plus de pouvoir que la magie de l'autre.
Arius, qui, par ses artifices, avoit rangé soubs sa banderolle un nombre infini de pauvres ames ignorantes, eust pour ennemy le docteur Angelique[261], qui renversa tellement ses escrits et nouvelles instructions, que la France, et notamment le Languedoc, luy est autant obligé qu'à sainct Dominique: ainsi tous les autres ennemis de la foy et de la vertu ont eu pendant leur temps de grands personnages qui ont deffendu la cause de Dieu et plaidé en plain barreau le droict de son Eglise militaire. Du temps de Luther, parut pour le contreprojecter ce flambeau navarrois nouvellement canonisé; pour Calvin, le subtil Lescot; et pour de Bèze, le docteur Duperon.
Puis donc que Dieu prend le soin de conserver l'auctorité de son Eglise, par l'eloquence et l'elegance de tant de braves hommes qui se sont opposez auz ennemis de la foy, qui estoient soustenus et maintenus par des empereurs, des roys et des potentats puissans; craindrons-nous aujourd'huy qu'un tas de frippons ignorans, si jamais il en fust, puissent, par une nouvelle doctrine, ou par magie, ou par nigromencie, se rendre de visibles invisibles, charmer les ames sainctes, aveugler les yeux de la foy, faire ensevelir nostre croyance, et, par illusions et enchantemens, nous faire renoncer le ciel pour espouser l'enfer? Est-il possible que la curiosité des hommes se porte jusques là, que d'aller non seulement faire dire leurs horoscopes, adjoustant foy aux parolles ambigues du diable, mais encore d'aller rechercher des demons, qui, soubz des habils apparens, fantastiquent une invisibilité, ou des nigromenciens, qui, pour attirer de l'argent, font voir mille fanfares aux curieux?
On tient que les illuminez[262] d'Espagne et les invisibles de France n'ont rien de commun en leur croyance, ains qu'elle est differente grandement de l'un à l'autre. Les illuminez croyent l'immortalité de l'ame, et nos invisibles n'en croyent point: toute leur croyance n'est qu'epicurienne, enseignent la mesme leçon et la mesme methode que ce philosophe italien qui fut brulé à Thoulouze, en la place du Salin, par arrest du parlement du dit lieu, en l'année 1619[263]. Il ne se peut faire que ces sortes de gens ne communiquent avec le diable, qui leur promet toutes sortes de biens et d'asseurance pour la conservation de leur personne; mais la suitte de ces promesses, ce n'est que du vent, ce ne sont que des parolles de la cour, promettre et ne rien tenir, et, pour refrain de la balade, le feu materiel ensevelit leur corps et les flammes eternelles leur ame.
Nos invisibles pretendus sont (à ce que l'on dit) au nombre de trente six, séparez en six bandes: leur assemblée generale fut faicte à Lyon, le 23 juin dernier, sur les dix heures du soir, deux heures avant le grand sabath, où, par l'entremise d'un anthropophage nigromencien qui avoit esté leur precepteur, Astarot, l'un des princes des cohortes infernales, parust splendide et grandement lumineux, pour ne point donner d'espouvente à ses nouveaux enroolez; et sur ce que le nigromencien leur avoit donné à entendre que c'estoit un des messagers du très haut (sans adjouster ny de Dieu ny du diable), tous s'humilièrent et se prosternèrent devant la face de ce démon, qui leur demanda ce qu'ils desiroient de luy. Le nigromencien, prenant la parolle pour eux, dit ces mots: «Grand prince, voicy une petite troupe d'hommes que j'ay assemblez au nom de ton maistre, pour le servir doresnavant aux conditions portées dans ce papier escript qu'ils desirent estre paraphé de ta main, comme ayant charge de ton roy.» Astarot prist le papier et le paraphe, et le remet aux mains du nigromencien pour leur en estre à chacun baillé coppie pour leur servir de passe-port et sauve garde, et fait faire lecture du contenu en iceluy, pour prendre en après d'eux le serment de fidelité, et les faire signer au bas de l'original, qui demeure pour minutte es mains du nigromencien.
Articles accordez entre le nigromencien Respuch et les deputez pour l'etablissement du college de Rose-Croix[264].
Nous soubz-signez, certifions devant le très haut, en la presence de nos genyes, avoir fait les accords et pactions qui en suivent. C'est assavoir: nous qui prenons aujourd'huy le tiltre de deputez pour l'etablissement du college de Rose-Croix, estans au nombre de trente six[265], promettons de recevoir doresnavant le commandement et la loy du grand sacrificateur Respuch, renonceans au baptesme, chresme et onction que chacun de nous ont peu recepvoir sur les fonds du baptesme fait au nom du Christ, detestons et abhorrons toutes prières, confessions, sacremens et toute croyance de resurrection de la chair, professons d'annoncer les instructions qui nous seront donnez par nostre dit sacrificateur par tous les cantons de l'univers, et attirer à nous les hommes, noz semblables d'erreur et de mort; à quoy nous engageons nostre honneur et nostre vie, sans esperance de pardon, grace ne remission quelconque, et pour preuve de ce, nous avons d'une lancette ouvert la veine du bras de nostre cœur pour en tirer du sang[266] et signer d'ice-luy noz noms et noz surnoms, que nous avons posez de noz mains en fin de chacun article. Voila pour ce qui regarde noz volontares.
O mal heureuses gens! O Dieu! souverain createur du ciel et de l'univers, pouvez vous voir de vostre throsne empiré un traité semblable, fait au prejudice de vostre grandeur! Souffrez vous qu'un enchanteur abuse de vostre nom, donnant l'epithète au diableté de très hault, luy qui est englouty dans le profond des enfers! Permettez vous, ô Dieu! que la magie ait tant de pouvoir que de seduire des hommes et leur faire renier leur Createur, leur foy et leur baptesme! Mais, bien plus, Seigneur, pouvez vous voir de l'œil, sans decocher vostre foudre, les detestations que ces renegats font, non seulement des sacrements, mais de la resurrection de l'ame? Ha! Seigneur, vous le permettez pour quelque raison: vous endurcissez leur cœur, afin que par l'establissement de ceste croyance frivole, voz predicateurs paroissent plus que jamais zelez et affectionnez à renverser et boulleverser ces esprits hypocondriaques, plains de manie et remplis de folie.
Puis-je passer soubz silence cette abjuration qu'ils font de la resurrection de la chair, veu que les plus infidelles, les plus payens et les plus incredules y ont aucunement adjousté foy? Pithagoras, quoyque payen, dit que l'ame raisonnable est capable de parvenir, non seulement à la condition des heros, mais encore de les surpasser de beaucoup, jusqu'à s'unir à l'essence de Dieu; et dit plus, que si, delaissans la prison de ce corps, nous passons en la pure liberté ætherée, nous serons faits dieux immortels. Si ce payen, né, nourry, instruit et eslevé dans le paganisme; a eu cette croyance de l'ame, quelle foy doit avoir celui qui a senty les effects du baptesme et l'utilité que nous apporte la vive foy!
Revenons à noz articles et voyons ce que le diable, par l'organe de ce nigromencien, promet à noz invisibles. Voicy les mots du magicien: Moyennant lesquelles promesses cy dessus, je promets aus dits deputez, tant en general qu'en particulier, les faire transporter d'un moment à l'autre du levant au couchant et du midy au septentrion, toutesfois et quantes que la pensée leur en prendra, et les faire parler naturellement le langage de toutes les nations de l'univers[267], couverts des habits du païs, en telle sorte qu'ils seront cogneus comme legitimes du païs et d'avoir tousjours leur bource pleine de la monnoye où ils se trouveront.
Item de les rendre invisibles[268], non seulement en particulier, ains en public, et entrer et sortir dans les palais et maisons, chambres et cabinets, quoy que tout soit clos et fermé à cent serrures.
Item de leur donner l'eloquence pour attirer les hommes à eux et les enseigner en la mesme croyance, et leur promettre de la part du Très Haut faire mesme merveille en faisant le serment et protestations cy-dessus.
Item de leur donner le pouvoir non seulement de dire les horoscopes des choses passées et presentes, ny des futures, mais de dire jusques aux pensées du cœur le plus secret.
Item je leur donne parole qu'ils seront admirez des doctes et recherchez des curieux, en telle sorte que l'on les recognoistra pour estre plus que les prophètes antiens, qui n'ont enseigné que des fadaises; et pour les instruire parfaitement en la cognoissance des merveilles que je leur promets, incontinant qu'ils auront presté le serment de fidelité ès mains de celuy qui viendra de la part du Très Haut, il leur sera delivré à chacun d'eux un anneau d'or enchassé d'un saphir, soubs lequel sera un démon qui leur servira de guide, en tesmoing de quoy j'ay signé de ma main ces presentes articles, et sellé de l'anneau de mon maistre, par lequel je promets faire ratifier dans ce jourd'huy le present accord pour ma decharge et contentement d'un chacun. Faict ce 23 juin 1623. Voila les particularitez de la paction; reste maintenant de voir le serment que l'on leur fait faire, afin de les engager davantage au combat.
Après lecture faicte de ce traicté particulier, Astarot se communique plus courtoisement à ceux qu'il tient deja engagez, et, despouillant une partie de sa lumière feinte, prend le visage d'un adolescent dont le poil doré sembloit floter le long de ses epaules, ce qui faisoit croire à nos aveuglez que c'estoit quelque deité qui se manifestoit, et sur cette simplicité de croire, Astarot les caresse, les embrasse et leur promet toute sorte de bien-vueillance, et après ces espèces d'accolades, il leur dit à tous: «Levez la main», ce qu'ils firent, et, leur main levée, il leur fit faire ce serment:
Vous promettez tous en general et en particulier de ne jamais desroger aux articles que vous avez soubscripts, par vostre sang, de voz noms et sur noms, quoy qu'il arrive ou puisse arriver, et de fermer l'oreille aux predicateurs de l'Evangile du Christ, ains de vive voix publier, annoncer et prescher toutes les nations où vous serez enlevé selon vos pensées, la verité du règne très hault duquel je suis le messager, afin que par voz predications, leçons publiques ou particulières, vous attiriez à vous et à nous les erreurs des hommes de ce siècle, qui croyent l'immortalité de l'ame? A quoy chacun respondit oüy. Ceste parole dicte, Astarot reprend les articles, et, de la part de son maistre, les ratifie, les confirme et les approuve, et promet les entretenir de point en point selon leur forme et teneur à l'esgard de ce qui a esté promis par le nigromencien.
Cela fait, Astarot disparut pour assister au sabath general, qui se fait depuis les unze heures du soir jusques à une heure après minuict de la nuict de la vueille de la S. Jean Baptiste[269], es environ du labirinthe qui est ès monts Pyrenées, tellement qu'il ne restera plus que le nigromencien avec noz invisibles, pour recevoir par le soufle la grace qui leur estoit promise par les articles.
Ce soufle se fit en la manière: noz invisibles se despouillèrent tout nuds, et, la face contre terre, le nigromencien, qui avoit une bouëtte pleine d'onguents et de graisse, leur frotta à chacun le dessus du col[270], les aisselles, le bout d'en bas de l'eschine du dos, les parties honteuses et le fondement, puis souffla dans l'oreille droicte de chacun, leur disant: Allez et jouissez maintenant de l'effect de mes promesses. Et leur donnant à chacun l'agneau, il leur dit: Il ne vous reste plus que d'aller recognoistre la cour de nostre maistre, qui se tient à cent lieuës d'icy, et recevoir de luy le departement de vos voyages; je vous serviray de conducteur pour ceste nuict. Ces paroles achevées, une forme de vent les enlève au lieu de l'assemblée des sorciers et magiciens.
Ce fut ce qui commença d'estonner nos invisibles, voyant et considerant une si grande troupe de personnes sacrifier et faire hommage à Satan. Là, ils furent regardez d'un chacun comme nouveaux venus, et receurent publiquement de la main de leur maistre la marque des magiciens, avec leur despartement de six en six: six en Espagne, six en Italie, six en France, six en Allemagne, quatre en Suède, deux en Suisses, deux en Flandres, deux en Lorraine, et les deux autres en Franche Comté, tellement qu'ils ne vont que sur les terres catholiques pour y semer une nouvelle religion s'ils pouvoient, et non pas sur les terres heretiques et infidelles, qui, hors du giron de l'Eglise, sont dans les griffes de l'enfer.
Voila donc le despartement qu'ils ont receu, quoy que cela n'empesche pas qu'ils n'aillent par tout en un tour de main, selon les promesses du diable. Mais il est question de sçavoir maintenant ce qui est de leur voyage, des fruicts qu'ils ont provignez, les escolliers qu'ils ont gaignez, et si le diable ne les a point trompez.
S'il estoit question de verifier par cent mille cahiers saincts que le diable n'est qu'un trompeur, et que tout ce qu'il a promis, et promet, et promettra, ne sont que mensonges, je ferois plustost un volume qu'un abregé que j'ay entrepris de faire pour monstrer la supersticherie des demons; mais pour toutes les exemples le docteur Fauste[271] nous servira assez. Comme sa curiosité l'a precipité dans les enfers, la magie, la nigromencie, les enchantemens et les horoscopes servent d'academie aux enfans du diable; les ambiguitez qu'un nigromencien italien donna au roy François le grand monstrant assez la malice de l'enfer. Ils ne parlent jamais ouvertement et se confient plustost à la philosomie de celuy qui leur parle qu'à la doctrine de leurs mathematiques.
De dire que le diable n'ait pouvoir (entend que Dieu le permet) de porter un homme d'une part à l'autre, qui est une espèce d'invisibilité, la preuve s'en voit tous les jours. Il se trouvera des Basques qui feront cent lieuës par jour[272], chose qui ne se peut faire de pied; il faut qu'il y aye de l'artifice du diable. De dire aussi qu'il n'y aye des nigromenciens qui vendent des bagues[273] où sont des esprits familiers, l'une pour le jeu, l'autre pour l'amour, l'autre pour les armes, l'autre pour la dance et l'autre pour la fortune, on ne le peut revoquer en doute, car il s'en trouvera qui en usent encore, au mespris du nom chrestien; mais sçachez et voyez la fin de ces gens-là, vous n'y trouverez et n'y verrez que misères, abandonnez d'un chacun, leur esprit familier changer de nom et d'effect. Si le malheureux homme l'a pris au dessein d'estre fortuné, la fin de ses jours seront les plus infortunez du monde; s'il l'a pris pour les armes, son corps sera ulceré en mille endroits; si pour l'amour, la verolle et les naudus luy pourriront les membres; si pour la dance, il sera sur un fumier sans pouvoir se remuer; si pour le jeu, les larmes et les soupirs luy couvriront la face; enfin le diable recompense ces gens-là par un contraire.
Vous avez donc veu comme nos invisibles sont my-partis les uns de-çà et les autres de-là. Il nous faut voir le cours de leurs enseignemens et l'etablissement de leur college. Les six destinez pour la France, qui sont ceux dont nous parlerons, puisque les autres sont ès païs estrangers, et desquels nous aurons (s'il plaist à Dieu) bien tost nouvelle de leur mort ou de leur fuitte, arrivèrent à Paris environ le 14 de juillet, chacun prenant son logis à part pour oster toute sorte de soupçon, ne laissans de communiquer chaque jour ensemblement au lieu où la première pensée les portoit, tantost sur le mont Parnasse[274], près le diable de Vauvert[275], tantost vers les colonnes de Montfaucon, tantost dans les carrières de Montmartre[276] et tantost le long des sources de Belleville[277]; là, proposoient les leçons qu'ils devoient faire en particulier avant de les rendre publiques, et de la difficulté qu'il y avoit d'enseigner une nouvelle religion à Paris, tant à cause des livres theophiliques[278] que de tant de predicateurs qui ne demandent autre chose que d'entrer dans le combat de la verité pour confondre les ennemis de la religion et les fleaux, ou plustost les bourreaux, de la vertu.
Quelques jours se passent, pendant lesquels la depense de leur hostellerie augmente. Point d'escolliers, point de profits pour avoir credit. Il n'est que de bien payer au commencement; mais en payant il se trouve que leur argent devient invisible et que leur bourse est accouchée; cela ne les étonne pas, quoy que le diable manque desja en sa promesse que leur bourse seroit toujours plaine.
Ils ont des chevaux, lesquels ils vendent pour avoir des meubles et prendre des chambres à loüages, afin d'estre plus libres à chercher des escolliers; l'argent reçu, les chevaux sont transportez par l'achepteur et renduz invisibles au vendeur.
Les chevaux vendus, et quoy qu'ils avoient auparavant resolu de se garnir de meubles, ils changent de volonté et louèrent deux chambres garnies dans les marests du Temple[279], où ils logèrent ensemblement, resolus d'y faire leçon particulière et publique: Le temps est venu (disent-ils) de prodiguer et fructifier, et par noz enseignemens attirer à nous les hommes de ce siècle. Pour cet effect, ils affichèrent de nuict, en plusieurs carefours, des billets et memoires dont la teneur en suit:
Nous, deputez du college de Rose-Croix, donnons avis à tous ceux qui desireront entrer en nostre societé et congregation, de les enseigner en la parfaite cognoissance du Très Hault, de la part duquel nous ferons aujourd'hui assemblée, et les rendrons de visibles invisibles et d'invisibles visibles, et seront transportez par tous les pays estrangers où leur desir les portera. Mais, pour parvenir à la cognoissance de ces merveilles, nous advertissons le lecteur que nous cognoissons ses pensées; que si la volonté le prend de nous voir par curiosité seulement, il ne communiquera jamais avec nous; mais si la volonté le porte reellement de fait de s'inscrire sur le registre de nostre confraternité, nous qui jugeons des premiers, nous luy ferons voir la verité de nos promesses, tellement que nous ne mettons point le lieu de nostre demeure, puisque les pensées jointes à la volonté reelle du lecteur seront capables de nous faire cognoistre à luy et luy à nous[280].
Ces memoires, escripts à la main, estans affichez en plusieurs endroits, firent reveiller les esprits des plus curieux, tant des doctes que des ignorans. Chacun s'estonne de cette invisibilité et de la perfection de parler toutes sortes de langues. Les uns disent que ces gens-là viennent de la part du S. Esprit; les autres, qu'il faut que ce soit quelques saincts personnages; et les autres, que ce ne sont que magie et illusions. D'autres admirent davantage la cognoissance des pensées secrettes, veu que cela n'appartient qu'à Dieu seul, et sont incredules à cet esgard. D'autres disent que le diable a cognoissance des choses passées et des presentes; que s'il a cognoissance des choses presentes, les pensées sont choses presentes, et, partant, le diable en peut cognoistre et en donner la cognoissance à ses suppots.
Sur ces contrarietez et anxietez d'esprit passe un advocat du parlement de Paris, qui s'arreste à la lecture de ces affiches, et d'autant que les sergens l'avoient long-temps gallopé et le gallopoient tous les jours pour le mettre dans le croton, la pensée et la volonté le prennent de s'enroller en cet ordre nouveau, rien qu'au subject de se rendre invisible, afin que quand messieurs les sergents le galloperont ou le tiendront, qu'il devienne invisible devant eux. Incontinant que la pensée fut jointe à la volonté, l'un de noz invisibles parut à cet advocat, luy disant: «Je suis un de ceux que vous cherchez, qui ont cogneu la volonté de vostre pensée; trouvez-vous, à huict heures du soir, vis-à-vis des boucheries du Maretz[281], on vous apprendra ce que desirez.» Cela fait, l'autre disparut, ce qui donna plus de force à l'advocat de croire le contenu de l'affiche, et ne manqua pas, à l'heure dicte, de se trouver au rendez-vous, où le mesme personnage le vint trouver, luy bande les yeux et le fait toupier[282] par cinq ou six ruelles pour entrer au logis des invisibles.
L'advocat, arrivé à la chambre, les yeux debandez, voit devant luy cinq personnages en guise de senateurs, dont la façon estoit grave et le parler magistral: «Nous sçavons ce que vous desirez; mais avant que donner contentement en voz desirs, il faut que vous prestiez le serment de fidelité et que vous escriviez dans un papier quatre mots seullement: «Je renonce à moy-mesme.» Car, pour parvenir à l'instruction d'une croyance nouvelle, il faut bander les yeux à toutes autres instructions precedentes.» L'advocat escrit ce qui est dit et preste le serment de fidelité, ensuite du quel on luy soufle à l'oreille, et croyoit que ce soufle fut le vent du Sainct Esprit au lieu de l'halleine du diable. On luy fait voir mille illusions par l'operation des demons: tantost Alexandre le grand monté sur un genez d'Espagne, armé de toutes pièces, et tantost un Neron qui fait estrangler sa mère pour voir le lieu où il avoit esté engendré, et une infinité d'autres choses particulières où sa curiosité le portoit. On luy donne l'instruction des mots qu'il doit dire pour se rendre invisible quand il voudra, et les imprecations qu'il doit faire contre l'Eglise romaine, avec les hommages qu'il est obligé de rendre soir et matin au diable leur maistre, en recognoissance de ses merveilles ainsi prodiguées pour l'utilité et profit particulier des hommes de ce temps. Cela fait, ils font despoüiller l'advocat dans un cabinet pour le frotter de l'onguent de magie, puis luy enjoignirent d'aller se laver à la pointe du jour dans la rivière, pour nettoyer la crasse des ordures passées.
Toutes ces ceremonies faictes, on commence à boire et manger à l'epicurienne, aux despens de l'advocat, qui n'epargnoit rien de ce qu'il possedoit pour traicter ses compagnons; et après bon vin bon cheval, on luy rebande les yeux et le conduict-on, à quatre heures du matin, au lieu où l'on l'avoit pris le soir precedent, avec commandement de s'aller baigner de ce pas, ce qu'il fist, quoy que bridé de vin, pour ne point manquer à son debvoir; mais le pauvre miserable ne fut pas sitost dans l'eau qu'il se voulut mettre en nage pour mieux se laver, et se noya. Et par ainsi de visible fut fait invisible; mais d'invisible visible non, car son corps n'a sceu estre trouvé dans la rivière, quoy que l'on aye fait toute diligence à le chercher. Voila les premiers fruicts qui sont sortis de l'estude des docteurs invisibles à la fin de juillet dernier.
Un soldat du regiment des gardes, aussi curieux que l'advocat pour se rendre invisible et se transporter ès pays estrangers pour y faire une meilleure fortune qu'il n'avoit pas faicte au siége de Monpellier[283], fut porté d'une mesme volonté et traicté en la sorte que le premier, fors qu'au lieu de s'aller baigner on luy commanda que, pour prouver son invisibilité, il se mist de la bande des assassins du faux-bourg Sainct Germain[284], où le lendemain il fut miserablement assassiné au mois d'aoust dernier.
Le bailly de Chaulne, en Picardie, ayant oüy parler de ces invisibles, sa pensée fut tellement ancrée à sa volonté que l'un des six se transporta invisiblement à Peronne, dans le cabinet du bailly, qui feuilletoit les papiers de son procès, et l'invisible parut visible et dit à l'autre l'effet de sa pensée, s'enrolle en la societé, et, deux jours après, le pauvre miserable bailly se donna de luy-mesme un coup de pistolet dans la teste et se tua.
Un Anglois francisé ayant receu la mesme instruction que les autres, voulant retourner en Angleterre, fut porté en un moment au pied de la tour d'ordre de Boullongne sur la mer, et voyant qu'il n'y avoit plus que la mer à passer, pria le demon qui l'avoit porté jusques là de le porter à Londres. Le demon le prend avec telle furie, qu'estant entre Callais et Douvres, il le laissa choir dans le profond de la mer, avec un bruict espouvantable, fait en la presence de deux cens navires hollandois qui flottoient en ces quartiers-là, et qui estoient partis d'Amsterdam pour aller aux Indes au mois de septembre dernier.
Un Gascon, dont les rodomontades sembloient menacer terre et ciel, voulut entrer en ceste congregation nouvelle, afin d'aller trouver le comte de Mansfeld[285] et luy offrir son service. Estant sur les frontières de Bavière, porté dans l'air par son demon, le tonnerre, qui s'estoit fait en l'air, se fend en mille parts, dont le demon eust si grand frayeur qu'il quitta le Gascon, qui tomba dans le lac de Westong, en la presence de sept ou huict pescheurs de poisson.
Un Normand du païs de Sapience au Constantin[286] ayant sceu que l'on enseignoit à Paris la methode de se rendre invisible, vint faire hommage comme les autres; mais quatre jours après, passant par la ville de Reims pour visiter son procureur, la peste le prit, qui l'estrangla au mois d'octobre dernier.
Un Provençal, aussi tost que les autres, qui vouloit sçavoir le fondement de ces merveilles nouvelles, après avoir fait le serment et receu les instructions, fut estranglé la nuict en suivant, et son corps invisible pour avoir manqué à faire l'hommage qu'il devoit soir et matin à son demon. Cela arriva au village de Plisan, au mesme mois d'octobre.
Un jeune homme de l'Isle de France, dont je tays le nom comme des autres, pour ne point scandalizer les maisons ny les familles, ayant fait l'amour un fort long-temps à une fille de bon lieu, laquelle, peu amoureuse des delices du monde, habandonna l'amour passager à un eternel amour, se retirant dans une religion devote où elle a fait profession d'y vivre et mourir; et ce jeune homme, encore passionné de sa maitresse, laquelle il aimoit uniquement, et de laquelle il portoit au cœur et l'image et l'idée, fust si aveuglé que d'aller faire comme les autres pour se rendre invisiblement dans la chambre de la religieuse et contempler à loisir l'original de son portraict. Mais tant s'en faut qu'il peust aller voir secrettement son amante, que la nuict en suivant qu'il eust fait paction et serment à noz invisibles, un desespoir le prist de telle sorte qu'il s'estrangla avec ses jarretières.
Il me semble que, pour eviter prolixité, c'est assez d'avoir fait preuve de ceux cy dessus nommez pour servir de preuve et tesmoignage que noz invisibles sont diables et non pas des hommes, demons qui attirent par leurs enchantemens et discours empoisonnez une infinité de personnes volontaires qui n'ont aucune crainte de Dieu devant les yeux. Parolles empoisonnées qui ne produisent autres fruicts que la mort deplorable du corps et la perte irreparable de l'ame! Trompeurs manifestes qui precipitent les trop curieux dans les enfers, et leur font oublier le Createur pour suivre l'effroyable compagnie de Satan. Retournons encore à eux, et voyons ce qu'ils deviendront.
Pendant le temps qu'ils font toutes ces choses, leurs habits s'usent et les loyers de leurs chambres loquentes escheent sans qu'ils puissent satisfaire à leur hoste, que sur les esperances qu'ils avoient de le payer bien tost. Deux mois sont des-ja escheux, qui est beaucoup attendre pour un hoste qui n'a aucuns gaiges ny asseurance, tellement qu'il les presse fort d'estre payé, ce que les autres voyans, et craignans d'estre arrestez, en vertu du privilege aux bourgeois de Paris, furent d'advis de s'en aller sans payer, ce qu'ils firent une belle nuict, sans dire adieu, et vindrent loger au faux-bourg Sainct-Germain[287]. L'hostesse, qui pensa le lendemain aller faire les licts des chambres, ne s'estonna pas de ce qu'ils n'y estoient pas pour lors, parce que souvent ils se rendoient invisibles; mais ce qui luy fist croire que c'estoient des trompeurs qui s'en estoient allez pour ne point revenir, fut qu'ils avoient emportez tous les draps des licts.
Ceste femme, doublement affligée de la perte de son linge et de ses loyers, ne peut se tenir de crier. Le mary monte, qui ne sceust que dire, sinon qu'il commanda à sa femme de se taire, de crainte que l'on ne decouvrist qu'ils avoient logé et recelé telles sortes de gens sans en advenir le commissaire du quartier[288]. Tout ce que les pauvres gens peurent faire, ce fut de les maudire: O diable soit donné les invisibles! La peste estrangle ces volleurs-là! Malle mort saisisse tels affronteurs! Et d'autres parolles semblables, desquelles les autres s'engraissent. Voila l'invisibilité de nos invisibles de Maretz du Temple aux faux-bourgs S. Germain.
Essans aux faux-bourgs S. Germain des prez, chez un Italien maquereau[289] signalé si jamais il en fust, et se voyans privez de tout secours humain, et mesme de l'execution des promesses du nigromencien, confirmées par Astarot, de ne les laisser jamais la bourse vuide, et que leurs enseignemens ne leur apportoient aucun profit, parce qu'il ne venoit vers eux que des volontaires, des frippons et des vagabonds qui n'ont rien que la cappe et l'espée, ils resolurent que l'un d'eux s'iroit à Lyon pour se plaindre au negromencien de leur necessité. L'un doncques y fut, qui, au lieu d'estre le bien venu, receut mille paroles injurieuses de leur maistre; et pour couronner leur fin finale, il luy dit: «Va, et dit à tes compagnons que pour avoir manqué en leur debvoir, ils ont encouru l'ire et l'indignation du Très Hault, qui est le seul subject pour lequel ils ont esté habandonnez, et que toy et eux se preparent à la mort, car le temps est plus proche qu'ils ne pensent.»
Voila nostre invisible bien estonné, qui raconte à ses compagnons plustost la mort que la vie, plustost la misère d'une eternelle pauvreté que non pas l'esperance de paroistre riches et puissans comme ils esperoient; la colère les transporte, le desespoir les prend, la rage les saisit, et n'ont devant les yeux que l'effroy et l'espouventement. Ils voudroient bien se recognoistre et former un appel contre ce qu'ils ont contracté et signé, mais le sang de leurs veynes paroist à leurs yeux, mille diables sont devant eux, la misericorde de Dieu, qu'ils ont delaisée, leur eschappe, et les boute-feux des demons enragez sont prests d'executer le decret de l'enfer.
En ces perplexitez et premiers tintamarres, l'Italien monte en hault pour sçavoir l'origine de leur mal; mais l'excuse qu'ils prindrent fut qu'ils luy dirent qu'ils estoient fachez de ce qu'ils ne pouvoient luy donner de l'argent sitost qu'ils desiroient, parce qu'ils avoient une lettre d'eschange de mil escus à prendre à Lyon, chez Particelles et Sello[290], qui avoient fait banqueroutte, et que ceste banqueroutte estoit la cause de leur deüil. L'Italien leur dit qu'ils ne se faschassent point pour cela et qu'il auroit encore patience.
Mais ce n'estoit pas là où le mal les tenoit, car plus ils retardent l'execution de la volonté du diable leur maistre auquel ils se sont donnez, et avec lequel ils ont contracté par l'entremise de Respuch, negromencien, leur cœur est epoinçonné de fureur, il n'y a partie en leurs corps qui ne sente de la douleur, et la plus grande douleur qui les tallonne est de la meffiance qu'ils ont de la misericorde de Dieu. Ils cognoissent leur faute et ne peuvent demander pardon, parce que la presence des demons les estonne de telle sorte qu'il semble que s'ils ouvroyent la bouche pour interceder la clemence de Dieu, qu'incontinant ils auroient le col tors. Enfin, privé de secours et divin et humain, ils concluent de sortir le faux-bourgs S. Germain, afin de ne point donner à cognoistre publiquement la detestable fin de leurs jours. C'est ordinairement ce que font ceux qui ont fait paction avec les diables, de sortir de leurs maisons lorsque le temps contracté est finy, afin de ne point donner mauvais augure à leurs parens et à leurs voisins de l'estat malheureux où ils meurent.
Estans sortis de leur chambre, ils prennent le chemin de Vaugirard, passent le Visage sur les six heures du soir, et de là vont sur les côtes des montagnes qui sont entre Meudon et Seure. Là ils se preparent de recevoir la mort ou quelque respit de vie; mais de respit il n'en faut point parler, car le diable, qui sçavoit des-ja qu'ils avoient ballancé pour implorer la misericorde de Dieu, n'avoit garde de leur donner du temps pour perdre sa proie. Astarot parust devant eux, non pas en ange de lumière, comme il avoit fait lors de la ratification de l'accord, pour ne les point estonner, ains avec une presence affreuse et du tout espouvantable, accompagné d'un million de demons qui environnoient ces pauvres gens de tous costez. Hé bien! dit Astarot, vous avez esté curieux de sçavoir la science des langues estrangères et de vous rendre invisibles par tout; il est temps de satisfaire et recompenser la peine de vos precepteurs et conducteurs.» Ces pauvres gens, effrayez non seullement de la parole, mais de la quantité des demons qui les environnoient, ne sceurent que respondre. Les articles entr'eux accordez leur sont representez; ils cognoissent la signature de leur sang; leur ame, qu'ils croyoient mourir avec le corps, ou que le corps fust sans ame, commence à les convaincre d'infidelité.
Pendant ces tristes discours, matines sonnent au novicial des capucins de Meudon, et au son de ceste cloche il se fait un tremblement de terre au lieu où les demons estoient, qui font lever une bourrasque de vent qui enlève en corps et en ame les six curieux, qui de visibles devinrent invisibles. Voila la fin deplorable que la curiosité apporte bien souvent.
Il ne faut point que le lecteur s'estonne de ceste histoire tragique; le diable en a joüé et en joue tous les jours de plus sanglantes. On ne sçait pas tous ceux qui ont des grimoires, ny tous les enchanteurs, ny tous ceux qui font des horoscopes, qui est une espèce de magie, ny la fin miserable de telles sortes de gens, parce que, leur temps venu, ils se retirent hors de leur maison, et vont sans compagnie satisfaire à la justice du diable.
Il ne faut point aussi que le lecteur revoque en doubte que non seullement dans Paris, mais par toutes les villes capitales de France, il y a des personnes qui sont pires que les diables, personnes qui se joüent à la plotte de l'immortalité de l'âme, et qui croyent et enseignent que l'ame est mortelle comme le corps; mais, helas! qui passent bien plus outre, soustenans qu'il n'y a point de Dieu. Les diables connaissent un Dieu et ne peuvent rien faire sans son commandement, et cognoissent l'immortalité de l'ame, et partant ces hommes la sont pires que les diables, pires que les anabaptistes, qui disent que le corps estant mort et mis dans le tombeau, l'ame de ce corps demeure vivante dans ce mesme tombeau, à costé du corps, attendant la resurrection d'iceluy pour se remettre dedans. Les Grecs, antiens payens et infidelles, ont escrit que les heroes sont les ames des hommes valeureux, qui, par leurs vertus et merites, après leur trepas montent à un degré plus auguste et une condition plus approchante de la divinité que ne sont les communs personages.
Je ne veux point m'estendre sur la justification de la preuve de l'immortalité de l'ame, car elle est plus clair que ce qui paroist à noz yeux. Les cahiers saincts en sont remplis; sainct Augustin le chante assez, et l'Eglise, espouse de Dieu, en a la parfaite cognoissance. Je concluray donc, en chrestien, par les regrets que je reçois en l'ame de voir tant de pauvres esprits curieux se precipiter d'eux mesmes dans le gouffre de l'enfer. D'aller chercher l'essence de Dieu, c'est vouloir mettre l'eau de la mer dans un demy septier; et l'immortalité de l'ame, c'est vouloir rendre un verre plus fort qu'un rocher. Bien heureux sont ceux qui, despoüillez de telles curiositez, se contentent seullement de croire ce que l'Eglise croit, et s'efforcent d'executer les commandemens de Dieu et de l'Eglise; bien heureux sont les pauvres d'esprit, puisque le plus souvent nous voyons abysmer dans les ondes infernales les doctes et les plus relevez en doctrines.
Mais afin que ce petit discours puisse destourner les curieux de telle curiosité, ou qu'il puisse profiter à ceux qui sont des-ja escripts dans la capitulation du diable, unissons nous tous d'un commun accord pour presenter nos prières à Dieu à ce qui luy plaise nous destourner de cet ambition de sçavoir tout, et de tout ne sçavoir rien, et que par sa grace il inspire à repentance ceux qui ont contracté et sont sur les poincts de contracter avec les demons pour perdre et leur corps et leur ame. Dieu commande au diable, et quoy que le diable ait la promesse d'une creature, signée et escripte de son sang, on le contrainct de la rapporter, et ce n'est pas la centiesme qu'il a rendue par les suffrages et les exorcismes de l'Eglise. Nous y sommes obligez puisqu'ils sont noz prochains, et s'ils sont indignes de noz prières, elles serviront à autre fin. Ainsi soit-il.
Fin.
La Journée des Dupes[291].
Il y a bien des choses importantes, curieuses et très particulières arrivées pendant le sejour de la Cour à Lyon, sur lesquelles on pourroit s'etendre, et qui preparèrent peu à peu l'evenement qui va être presenté, auquel il faut venir sans s'arrêter aux preliminaires. Il suffira de dire qu'il n'y fut rien oublié pour perdre le cardinal de Richelieu, et que le roy entretint la reyne d'esperances, sans aucune positive, la remettant à Paris pour prendre resolution sur une demarche aussi importante.
Soit que la reyne, c'est toujours de Marie de Medicis dont on parle, comprist qu'elle n'emporteroit pas encore la disgrâce du cardinal, et qu'elle avoit encore besoin de tems et de nouveaux artifices pour y reussir; soit que, desesperant, elle se fust enfin resolue au raccommodement; soit qu'elle ne l'eust feint que pour faire un si grand eclat qu'il effrayast et entraînast le roy; ou que, sans tant de finesse, son humeur etrange l'eust seule entraînée sans dessein precedent, elle declara au roy, en arrivant à Paris, que, quelque mecontentement extrême qu'elle eust de l'ingratitude et de la conduite du cardinal de Richelieu et des siens à son egard, elle avoit enfin gagné sur elle de lui en faire un sacrifice, et de les recevoir en ses bonnes grâces, puisqu'elle luy voyoit tant de repugnance à le renvoyer, et tant de peine à voir sa mère s'exclure du conseil à cause de la presence de ce ministre, avec qui elle ne feroit plus de difficulté de s'y trouver desormais, par amitié et par attachement pour luy, roy.
Cette declaration fut reçue du roy avec une grande joie, et comme la chose qu'il desiroit le plus et qu'il esperoit le moins, et qui le delivroit de l'odieuse necessité de choisir entre sa mère et son ministre. La reyne poussa la chose jusqu'à l'empressement, de sorte que le jour fut pris au plus prochain (car on arrivoit encore de Lyon[292], les uns après les autres), auquel jour le cardinal de Richelieu et sa nièce de Combalet[293], dame d'atours de la reyne, viendraient, à sa toilette, recevoir le pardon et le retour de ses bonnes graces. La toilette alors, et longtems depuis, etoit une heure où il n'y avoit ny dames ny courtisans, mais des personnes en très petit nombre, favorisées de cette entrée, et ce fut par cette raison que ce tems fut choisi. La reyne logeoit à Luxembourg, qu'elle venoit d'achever[294], et le roy, qui alloit et venoit à Versailles[295], s'etoit etabli à l'hôtel des Ambassadeurs[296] extraordinaires, rue de Tournon, pour être plus près d'elle.
Le jour venu de ce grand raccommodement, le roy alla à pied de chez luy chez la reyne. Il la trouva seule à sa toilette, où il avoit été résolu que les plus privilegiés n'entreroient pas ce jour-là: en sorte qu'il n'y eut que trois femmes de chambre de la reyne, un garçon de chambre ou deux, et qui que ce soit d'hommes, que le roy et mon père, qu'il fit entrer et rester[297]. Le capitaine des gardes même fut exclu. Madame de Combalet, depuis duchesse d'Aiguillon, arriva comme le roy et la reyne parloient du raccommodement qui s'alloit faire en des termes qui ne laissoient rien à desirer, lorsque l'aspect de madame de Combalet glaça tout à coup la reyne. Cette dame se jeta à ses pieds avec tous les discours les plus respectueux, les plus humbles et les plus soumis. J'ai ouï dire à mon père, qui n'en perdit rien, qu'elle y mit tout son bien-dire et tout son esprit, et elle en avoit beaucoup. A la froideur de la reyne, l'aigreur succeda, puis incontinent la colère, l'emportement, les plus amers reproches, enfin un torrent d'injures, et peu à peu de ces injures qui ne sont connues qu'aux halles. Aux premiers mouvements, le roy voulut s'entremettre; aux reproches, sommer la reyne de ce qu'elle luy avoit formellement promis, et sans qu'il l'en eust priée; aux injures, la faire souvenir qu'il etoit present, et qu'elle se manquoit à elle-même. Rien ne peut arrêter ce torrent. De fois à autre, le roy regardoit mon père et lui faisoit quelque signe d'etonnement et de depit; et mon père, immobile, les yeux bas, osoit à peine et rarement les tourner vers le roy comme à la derobée. Il ne contoit jamais cette enorme scène qu'il n'ajoutast qu'en sa vie il ne s'etoit trouvé si mal à son aise. A la fin, le roy, outré, s'avança, car il etoit demeuré debout, prit madame de Combalet, toujours aux pieds de la reyne, la tira par l'epaule, et luy dit en colère que c'etoit assez en avoir entendu, et de se retirer. Sortant en pleurs, elle trouva le cardinal, son oncle, qui entroit dans les premières pièces de l'appartement. Il fut si effrayé de la voir en cet etat, et tellement de ce qu'elle luy raconta, qu'il balança quelque tems s'il s'en retourneroit.
Pendant cet intervalle, le roy, avec respect, mais avec depit, reprocha à la reyne son manquement de parole donnée de son gré, sans en avoir eté sollicitée, luy s'etant contenté qu'elle vist seulement le cardinal de Richelieu au conseil, non ailleurs, ny pas un des siens; que c'etoit elle qui avoit voulu les voir chez elle, sans qu'il l'en eust priée, pour leur rendre ses bonnes grâces; au lieu de quoi elle venoit de chanter les dernières pouilles à madame de Combalet, et de luy faire, à luy, cet affront.
Il ajouta que ce n'etoit pas la peine d'en faire autant au cardinal, à qui il alloit mander de ne pas entrer. A cela, la reyne s'ecria que ce n'etoit pas la même chose; que madame de Combalet lui etoit odieuse[298] et n'estoit utile à l'Estat en rien, mais que le sacrifice qu'elle vouloit faire, de voir et pardonner au cardinal de Richelieu, etoit uniquement fondé sur le bien des affaires, pour la conduite desquelles il croyoit ne pouvoir s'en passer, et qu'il alloit voir qu'elle le recevroit bien. Là dessus, le cardinal entra, assez interdit de la rencontre qu'il venoit de faire. Il s'approcha de la reyne, mit un genou à terre, commença un compliment fort soumis. La reyne l'interrompit et le fit lever assez honnêtement. Mais, peu après, la marée commença à monter: les secheresses, puis les aigreurs vinrent; après les reproches et les injures très assenées, d'ingrat, de fourbe, de perfide et autres gentillesses, qu'il trompoit le roy et trahissoit l'Estat, pour sa propre grandeur et des siens; sans que le roy, comblé de surprise et de colère, pust la faire rentrer en elle-même et arrêter une si etrange tempête; tant qu'enfin elle le chassa et luy defendit de se presenter jamais devant elle. Mon père, que le roy regardoit de fois à autre comme à la scène precedente, m'a dit souvent que le cardinal souffroit tout cela comme un condamné, et que luy-même croyoit à tous instants rentrer sous le parquet. A la fin le cardinal s'en alla. Le roy demeura fort peu de temps après luy, à faire à la reyne de vifs reproches, elle à se defendre fort mal; puis il sortit, outré de depit et de colère. Il s'en retourna chez luy, à pied, comme il etoit venu, et demanda en chemin à mon père ce qu'il luy sembloit de ce qu'il venoit de voir et d'entendre. Il haussa les epaules et ne repondit rien.
La Cour, et bien d'autres gens considerables de Paris s'etoient cependant assemblés à Luxembourg et à l'hôtel des Ambassadeurs pour faire leur cour, et par la curiosité de cette grande journée de raccommodement sçue de bien des personnes, mais dont, jusqu'alors, le succès etoit ignoré de tous ceux qui n'avoient pas rencontré madame de Combalet, ou lu dans son visage. Le sombre de celuy du roy aiguisa la curiosité de la foule qu'il trouva chez luy. Il ne parla à personne, et brossa droit à son cabinet, où il fit entrer mon père seul, et luy commanda de fermer la porte en dedans et de n'ouvrir à personne.
Il se jeta sur un lit de repos, au fond de ce cabinet, et, un instant après, tous les boutons de son pourpoint sautèrent à terre, tant il etoit gonflé par la colère[299]. Après quelque temps de silence, il se mit à parler de ce qui venoit de se passer. Après les plaintes et les discours, pendant lesquels mon père se tint fort sobre, vint la politique, les embarras, les reflexions. Le roy comprit plus que jamais qu'il falloit exclure du conseil et de toute affaire la reyne, sa mère, ou le cardinal de Richelieu; et, tout irrité qu'il fust, se trouvoit combattu entre la nature et l'utilité, entre les discours du monde et l'experience qu'il avoit de la capacité de son ministre. Dans cette perplexité, il voulut si absolument que mon père lui en dist son avis, que toutes ses excuses furent inutiles. Outre la bonté et la confiance dont il luy plaisoit de l'honorer, il savoit très bien qu'il n'avoit ny attachement, ny eloignement pour le cardinal, ny pour la reyne, et qu'il ne tenoit uniquement et immediatement qu'à un si bon maître, sans aucune sorte d'intrigue ny de parti[300].
Mon père fut donc forcé d'obeir. Il m'a dit que, prevoyant que le roy pourroit peut-être le faire parler sur cette grande affaire, il n'avoit cessé d'y penser depuis la sortie de Luxembourg jusqu'au moment que le roy avoit rompu le silence dans son cabinet.
Il dit donc au roy qu'il etoit extrêmement fâché de se trouver dans le detroit forcé d'un tel choix; que Sa Majesté sçavoit qu'il n'avoit d'attachement de dependance que de luy seul; qu'ainsi, vuide de tout autre passion que de sa gloire, du bien des affaires, de son soulagement dans leur conduite, il luy diroit franchement, puisqu'il le luy commandoit si absolument, le peu de reflexions qu'il avoit faites depuis la sortie de la chambre de la reyne, conformes à celles que luy avoient inspirées les precedents progrès d'une brouillerie qu'il avoit craint de voir conduire à la necessité du choix, où les choses en etoient venues.
Qu'il falloit considerer la reyne comme prenant aisement des amitiés et des haines, peu maîtresse de ses humeurs, voulant, neanmoins, être maîtresse des affaires, et quand elle l'etoit en tout ou en partie, se laissant manier par des gens de peu, sans experience ny capacité, n'ayant que leur interêt; dont elle revêtoit les volontés et les caprices, et les fantaisies des grands qui courtisoient ces gens de peu, lesquels, pour s'en appuyer, favorisoient leurs interêts et souvent leurs vues les plus dangereuses sans s'en apercevoir: que cela s'etoit vu sans cesse depuis la mort de Henry IV; et sans cesse aussi, un goût en elle de changement de serviteurs et de confidents de tout genre; n'ayant longuement conservé personne dans sa confiance, depuis le marechal et la marechale d'Ancre, et faisant souvent de dangereux choix; que se livrer à elle pour la conduite de l'Estat seroit se livrer à ses humeurs, à ses vicissitudes, à une succession de hazards de ceux qui la gouverneroient, aussi peu experimentés ou aussi dangereux les uns que les autres, et tous insatiables: qu'après tout ce que le roy avoit essuyé d'elle et dans leur separation, et dans leur raccommodement, après tout ce qu'il venoit de tenter et d'essayer dans l'affaire presente, il avoit rempli le devoir d'un bon fils au delà de toute mesure, que sa conscience en devoit être en repos, et sa reputation sans tache devant les gens impartiaux, quoi qu'il pust faire desormais; enfin que sa conscience et sa reputation, à l'abri sur les devoirs de fils, exigeoient de luy avec le même empire qu'il se souvint de ses devoirs de roy, dont il ne compteroit pas moins à Dieu et aux hommes; qu'il devoit penser qu'il avoit les plus grandes affaires sur les bras, que le parti protestant fumoit encore, que l'affaire de Mantoue n'etoit pas finie[301]; enfin que le roi de Suède, attiré en Allemagne par les habiles menées du cardinal, y etoit triomphant, et commençoit le grand ouvrage si nécessaire à la France, de l'abaissement de la maison d'Autriche (il faut remarquer que le roy de Suède etoit entré en Allemagne au commencement de cette même année 1630, et qu'il y fut tué à la bataille de Lutzen, le 16 novembre 1632); que Sa Majesté avoit besoin, pour une heureuse suite de ces grandes affaires, et pour en recueillir les fruits, de la même tête qui avoit su les embarquer et les conduire; du même qui, par l'eclat de ses grandes entreprises, s'etoit acquis la confiance des alliés de la France, qui ne la donneroient pas à aucun autre au même degré; et que les ennemis de la France, ravis de se voir aux mains avec une femme et ceux qui la gouvernoient, au lieu d'avoir affaire au même genie qui leur attiroit tant de travaux, de peines et de maux, triompheroient de joie d'une conduite si differente, tandis que nos alliés se trouveroient etourdis et peut-être fort ebranlés d'un changement si important; que, quelque puissant que fust le genie de Sa Majesté pour soutenir et gouverner une machine si vaste dont les ressorts et les rapports necessaires etoient si delicats, si multipliés, si peu veritablement connus, il s'y trouvoit une infinité de details auxquels il falloit journellement suffire dans le plus grand secret, avec la plus infatigable activité, que ne pourroient pas leur nature, leur diversité, leur continuité, devenir le travail d'un roy; encore moins de gens nouveaux qui, en ignorant toute la batisse, seroient arrêtés à chaque pas, et peu desireux, peut-être, par haine et par envie, de soutenir ce que le cardinal avoit si bien, si grandement, si profondement commencé. A quoi il falloit ajouter l'esperance des ennemis, qui remonteroient leur courage à la juste defiance des alliés, qui les detacheroit et les pousseroit à des traités particuliers, dans la pensée que les nouveaux ministres seroient bientôt reduits à faire place à d'autres encore plus nouveaux, et de la sorte à un changement perpetuel de conduite.
Ces raisons, que le roy s'etoit sans doute dites souvent à luy-même, luy firent impression. Le raisonnement se poussa, s'allongea, et dura plus de deux heures. Enfin, le roy prit son parti. Mon père le supplia d'y bien penser. Puis, l'y voyant très affermi, luy representa que, puisqu'il avoit resolu de continuer sa confiance au cardinal de Richelieu, et de se servir de luy, il ne devoit pas negliger de l'en faire avertir, parce que, dans l'estat et dans la situation où il devoit être, après ce qui venoit de se passer à Luxembourg, et n'ayant pas de nouvelles du roy, il ne seroit pas etonnant qu'il prist quelque parti prompt de retraite[302].
Le roy approuva cette reflexion, et ordonna à mon père de luy mander, comme de luy-même, de venir ce soir trouver Sa Majesté à Versailles, laquelle s'y en retournoit. Je n'ay point sçu, et mon père ne m'a point dit, pourquoi le message de sa part, et non de celle du roy: peut-être pour moins d'eclat et plus de menagement pour la reyne.
Quoi qu'il en soit, mon père sortit du cabinet et trouva la chambre tellement remplie qu'on ne pouvoit s'y tourner. Il demanda s'il n'y avoit pas là un gentilhomme à luy. Le père du marechal de Tourville, qui etoit à luy, et qu'il donna depuis à monsieur le prince, comme un gentilhomme de merite et de confiance, lors du mariage de monsieur son fils avec la fille du marechal de Brezé[303], fendit la presse et vint à luy. Il le tira dans une fenestre et luy dit à l'oreille d'aller sur le champ chez le cardinal de Richelieu, luy dire de sa part qu'il sortoit actuellement du cabinet du roy, pour luy mander qu'il vinst ce soir même trouver sur sa parole le roy à Versailles, et qu'il rentroit sur le champ dans le cabinet, d'où il n'etoit sorti que pour luy envoyer ce message. Il y rentra, en effet, et fut encore une heure seul avec le roy.
A la mention d'un gentilhomme de la part de mon père, les portes du cardinal tombèrent, quelques barricadées qu'elles fussent. Le cardinal, assis tête-à-tête avec le cardinal de La Vallette[304], se leva avec emotion dès qu'on le luy annonça, et alla quelques pas au devant de luy. Il ecouta le compliment, et, transporté de joie, il embrassa Tourville des deux côtés. Il fut le même jour à Versailles, où il arriva des Marillacs[305] le soir même, comme chacun sait[306].
Louis XIII au Pas de Suze[307].
On a derobé à Louis XIII la gloire d'un genre d'intrepidité que n'ont pas tous les heros. Les Alpes etoient pleines de peste. Le roy, en y arrivant[308], se trouva logé dans une maison où elle etoit[309]. Mon père l'en avertit et l'en fit sortir. Celle où on le mit se trouva pareillement infectée. Mon père voulut encore l'en faire sortir. Le roy, avec une tranquillité parfaite, lui repondit qu'à ce qu'il eprouvoit, il falloit que la peste fust partout dans ces montagnes, qu'il devoit s'abandonner à la Providence, ne penser plus à la peste, et seulement au but où il tendoit: se coucha et dormit avec la même tranquillité. Cette grandeur d'âme n'etoit pas à oublier dans ce heros, si simplement, si modestement, si veritablement heros en tout genre. Quel bruit n'eût pas fait un tel trait dans ses successeurs? Mais sa vie à luy n'etoit qu'un tissu continuel de pareilles actions, variées suivant les circonstances, qui echappoient par leur foule, et dont sa modestie le detournoit saintement d'en sentir le merite.
Or, voici le Pas de Suze[310], tel que mon père me l'a plusieurs fois raconté, qui, entre autres vertus, etoit parfaitement veritable.
Les barricades[311] reconnues furent estimées très difficiles, et, tôt-après, impossibles à forcer: les trois marechaux[312], et ce qu'il y avoit de plus distingué après eux, ou en grade, ou en merite et connoissance, furent de cet avis; et pour le moins autant qu'eux le cardinal de Richelieu. Ils le declarèrent au roi, qui en fut très choqué, et plus encore quand le cardinal lui representa la necessité d'une prompte retraite, par les raisons des lieux, des logements, des vivres, de la saison, qui feroient perir l'armée. Ils redoublèrent, et comme le cardinal vit qu'il ne gagnoit rien sur l'esprit du roy, qui faisoit plutôt des voyages que des promenades continuelles parmi les neiges et les rochers, pour s'informer et reconnoître par luy-même des endroits et des moyens d'attaquer ces retranchements, le cardinal eut recours à un artifice par lequel il crut venir à bout de son dessein. Le roy, logé dans un mechant hameau de quelques maisons, y etoit presque seul, faute de couvert pour son plus necessaire service, mais gardé d'ailleurs pour sa sûreté. Le cardinal, de concert avec les marechaux et les principaux de la Cour, fit en sorte que, sous pretexte de la difficulté des chemins, le roy fut abandonné à une entière solitude dès que le jour commenceroit à tomber: ce qui en cette saison, et dans ces gorges etroites, etoit de fort bonne heure, ne doutant pas que l'ennui, joint à l'avis unanime, ne l'engageast à se retirer.
L'ennui n'y put rien, mais il fut grand. Mon père, qui etoit dans ce même hameau tout près du roy, dont il avoit l'honneur d'être premier gentilhomme et premier ecuyer, à qui le roy se plaignit de sa solitude et de l'affront que luy feroit recevoir une retraite, après s'être avancé jusque-là pour le secours de M. de Mantoue, qui, malgré sa protection, se trouveroit livré aux Espagnols et au duc de Savoie; mon père, dis-je, imagina un moyen de l'amuser les soirs. Le roy aimoit fort la musique; M. de Mortemart avoit amené dans son equipage un nommé Nyert[313], qui la savoit parfaitement, qui jouoit fort bien du luth, fort à la mode en ce temps-là, et qu'il accompagnoit de sa voix, qui etoit très agreable. Mon père demanda à M. de Mortemart s'il vouloit bien qu'il proposât au roy de l'entendre. M. de Mortemart, non-seulement y consentit, mais il en pria mon père, et ajouta qu'il seroit ravi si cela pouvoit contribuer à quelque fortune pour Nyert. Cette musique devint donc l'amusement du roy, les soirs, dans sa solitude, et ce fut la fortune de Nyert et des siens[314].
Le roy, continuant ses penibles recherches et ses infatigables cavalcades, trouva enfin un chevrier qu'il questionna si bien qu'il en tira ce qu'il cherchoit depuis si longtemps. Il se fit conduire par luy sur le revers des montagnes par des sentiers affreux, d'où il decouvrit les barricades à plein, qui, d'où il se trouvoit, lui etoient inferieures et très proches. Il examina bien tout ce qui etoit à remarquer, longea le plus qu'il put cette crête et ces precipices, descendit et tourna de très près la première barricade, forma son plan, l'expliqua à mon père, qui se trouva presque le seul homme de marque à sa suite, parce qu'on le vouloit laisser solitaire et s'ennuyer en ces penibles promenades; revint enfin à son logis, resolu d'attaquer.
Le lendemain, ayant mandé de très bonne heure les marechaux et quelques officiers de confiance, il les mena partout où il avoit eté la veille, leur expliqua son plan, qu'il avoit redigé lui-même le soir precedent. Les marechaux et les autres officiers ne purent disconvenir que, quoique très difficile, l'attaque etoit praticable et savamment ordonnée. Le cardinal ne put ensuite s'y opposer seul, et fut même bien aise qu'elle se pût executer: ce qui fut le lendemain[315], parce qu'il falloit un jour pour les dispositions et les ordres. Le roy y combattit en grand capitaine et en valeureux soldat; grimpant, l'epée à la main, à la tête de tous, quelques grenadiers seulement devant luy, et franchissant les barricades à mesure qu'il y gagnoit du terrain; se faisant pousser par derrière pour grimper sur les tonneaux et les autres obstacles, donnant cependant ordre à tout avec la plus grande presence d'esprit et la tranquillité d'un homme qui, dans son cabinet, raisonne sur un plan de ce qu'il faut faire. Mon père, qui eut l'honneur de ne quitter pas ses côtés d'un instant, ne parloit jamais de cette action de son maître qu'avec la plus grande admiration.
Après la bataille eut lieu l'entrevue du roy et du duc de Savoie. Le roy demeura à cheval, ne fit pas seulement mine d'en vouloir descendre, et ne fit que porter la main au chapeau. Monsieur de Savoie aborda à pied de plus de dix pas, mit un genou en terre, embrassa la botte du roy, qui le laissa faire sans le moindre semblant de l'en empêcher. Ce fut en cette posture que ce fier Charles Emmanuel fit son compliment. Le roy, sans se decouvrir, repondit majestueusement et courtement.
Lorsque, sous le règne suivant, le doge de Gênes vint en France[316] faire ses soumissions au roy (Louis XIV), après le bombardement, le bruit qu'on en fit[317] m'impatienta par rapport à Louis XIII et au fait que je viens d'expliquer: tellement que dès lors je resolus d'en avoir un tableau, que j'ai executé depuis, ayant eu soin de me faire de tems en tems raconter cette entrevue par mon père pour me mieux assurer des faits. Monsieur Phelippeaux, lors ambassadeur à Turin[318], m'envoya un portrait de Charles Emmanuel. Le sieur Coypel me fit ce tableau tel que je luy fis croquer pour la situation du roy et du duc de Savoie, et il eut soin d'y rendre parfaitement le paysage du lieu, et les barricades forcées en eloignement. Ce tableau, qui est fort grand, tient toute la cheminée de la salle de La Ferté[319] avec les ornements assortissants. C'est un fort beau morceau qui a une inscription convenable, avec la date de l'action, courte, mais pleine et latine[320].
Passe-port pour l'autre monde, delivré par les jesuites pour la somme de deux cent mille florins, le 29 mars 1650[321].
Nous soussignés, protestons et promettons, en foi de prestres et de vrais religieux, au nom de notre Compagnie, à cet effet dûment authorisés, qu'elle prend maistre Hippolyte Braem, licentié en droit, sous sa protection, et promet de le defendre contre toutes les puissances infernales qui pourroient attenter sur sa personne, son âme, ses biens et moyens, que nous conjurons et conjurerons pour cet effet, employant en ce cas l'authorité et credit du serenissime Prince, nostre fondateur, pour être ledit sieur Braem par lui presenté au bienheureux chef des apôtres avec autant de fidelité et d'exactitude comme notre dite Compagnie lui est extremement obligée; en foi de quoi nous avons signé ceci et apposé le cachet secret de la Compagnie.
Donné à Gand, ce 29 mai 1650.
Lettre du sieur d'Aligre au chancelier Seguier, au sujet d'une proposition scandaleuse touchant le pouvoir des Papes sur les Rois, soutenue dans l'université de Caen le 29 octobre 1660[322].
Monseigneur,
Comme je suis obligé de vous rendre compte de tout ce qui se passe icy contre le service du roy, je dois vous donner advis d'une proposition scandaleuse qui s'est faite depuis trois jours, dans l'université de cette ville. Ceux qui pretendent y estre receus bacheliers ont accoustumé, avant que de faire leurs actes, d'y expliquer une question de theologie, en presence du recteur et de quelques docteurs, pour juger s'ils seront admis à faire leurs actes.
Un prestre de cette ville, nommé Fossar, chapelain de l'Hostel-Dieu, qu'on dit estre d'ailleurs de bonnes mœurs, satisfaisant à cette coustume, en parlant de la puissance des papes, s'emporta à dire qu'ils avoient pouvoir de deposer les rois, et l'appuya par plusieurs fausses autorités. En mesme temps, le recteur et les docteurs lui imposèrent silence. Il respondit qu'il entendoit les rois tyrans; et comme ils lui dirent que cette explication ne suffisoit pas, il se dedit absolument, et demeura d'accord sur le champ de la fausseté de cette proposition, que les paroles lui estoient echappées contre ses propres sentiments dans la chaleur du discours, et non poinct par un dessein premedité, et qu'il offroit de prouver la negative dans les premières thèses qu'il soutiendroit en public.
Ce prestre a été arrêté prisonnier il y a deux jours, à la requeste du procureur du roi, qui lui fait faire son procès au presidial de cette ville; je crois qu'on lui fera bonne justice, car les officiers sont ici fort zelés pour conserver l'autorité du roy.
Je viens d'apprendre que l'université de cette ville a rendu un decret contre ce prestre, par lequel elle l'a declaré incapable de recevoir aucun grade.
M. le procureur du roy s'est chargé de vous envoyer une copie de ce decret et des informations qui ont été faites contre lui.
Je suis,
Monseigneur,
Votre très humble et fort obeissant serviteur.
Deposition sur la supposition de part de Marie, reine d'Angleterre, femme de Jacques II, le 21 janvier 1690-91[323].
La deposition d'Antoine Trainier, sieur de Lagarde, faite pardevant le chevalier Jean Holt, chef de justice d'Angleterre, ce jourd'hui 21 janvier 1690, qui, faisant serment sur les saints Evangiles, depose ce qui s'en suit:
Qu'estant à Paris, prêtre et confesseur, dans l'année 1688, une dame nommée Longueil, qu'il confessoit ordinairement, lui declara qu'elle alloit en Angleterre pour y accoucher, ce qui l'obligea à lui demander quelle en estoit la raison, puisque autrefois elle partoit d'Angleterre pour venir accoucher à Paris; elle lui respondit que c'estoit un mystère, et, en lui disant de prier Dieu pour que son dessein reussit, lui dit qu'elle esperoit de faire sa fortune, dont elle lui feroit ensuite quelque part.—Pour lors, ladite dame Longueil donna de l'argent audit deposant pour dire quinze messes à cette intention, lui promettant à l'instant de lui decouvrir à son retour ce mystère.—Elle partit aussitôt sans rien ajouter autre chose, et cela s'est passé sur la fin du mois d'avril en l'année ci-dessus.
Ledit deposant ajoute qu'environ le commencement du mois d'aoust, ladite dame Longueil, à son retour d'Angleterre, le vint voir avec empressement, lui expliqua le mystère dont elle lui avoit parlé ci-devant, lui disant qu'elle avoit bien reussi dans son dessein, et qu'apparemment Dieu avoit exaucé ses prières. Elle commença par lui dire que c'estoit la plus agreable aventure du monde; et, lui ayant demandé quelle elle estoit, elle lui repondit que la reine d'Angleterre n'ayant point d'enfans, avoit toutefois formé le dessein, pour la gloire de Dieu et l'avancement de la religion catholique, de donner un heritier à la couronne d'Angleterre, et qu'elle s'estoit engagée, en ayant esté sollicitée par madame de Labadie, commissionnaire de ladite reine, de donner son enfant, en cas qu'il fût mâle, pour estre fait prince de Galles; et ladite dame continua de dire audit deposant que la chose estoit en tel estat que son fils estoit effectivement et veritablement prince de Galles, quoyque cela ne se fust pas fait sans quelque difficulté, puisqu'on avoit choisi d'abord, entre quatre enfants qui estoient dans la mesme maison pour le mesme dessein, celui d'une demoiselle qui appartenoit à la duchesse de Portsmouth; mais parce que cet enfant ayant été jugé estre d'une petite santé et de peu de vigueur, on changea de dessein, et on lui prefera le sien.
Ladite dame de Longueil a declaré audit deposant que c'estoit dans la maison de ladite dame de Labadie qu'elle et les autres femmes avoient accouché, et que toutes lesdites femmes qu'on avoit choisies pour ce pieux dessein avoient reçu ordre de sortir incessamment du royaume, mais toutes chargées de grands dons et de riches presents, et que pour elle, en son particulier, elle avoit encore une condition bien plus fortunée et plus avantageuse, qui estoit que la reine d'Angleterre lui donnoit, non-seulement mille livres sterling de pension, mais mesme lui promettoit de faire souvenir ledit prince de Galles, à mesure que ses années croîtroient, des grandes obligations qu'il lui avoit, ce qui obligea ledit deposant à demander à ladite dame de Longueil si elle avoit une assurance positive de cette pension; sur quoy elle repondit à l'instant qu'il n'y avoit convention au monde plus certaine que celle qui assuroit sa pension, et en mesme temps, elle fit voir audit deposant ladite convention par escrit, qui contenoit sommairement que ladite reine d'Angleterre accordoit à ladite dame de Longueil ladite somme de mille livres sterling de pension, avec promesse de faire souvenir ledit prince de Galles du grand service qu'elle lui avoit rendu.
Ledit deposant declare de plus que dans le temps que le roy d'aujourd'hui estoit sur le point d'arriver en Angleterre, ladite dame de Longueil recevoit souvent des lettres d'Angleterre, qu'elle lui faisoit voir, qui l'alarmoient beaucoup, dans la crainte où elle estoit qu'il arrivast quelque accident audit prince de Galles; et pria le deposant de faire plusieurs prières à Dieu pour sa conservation; mais à l'arrivée du roy Guillaume en Angleterre, immediatement après la reception d'une lettre, le deposant dit que ladite dame de Longueil l'alla voir toute eplorée et dans une extrême tristesse, en disant audit deposant qu'elle estoit au desespoir dans la crainte qu'elle avoit que le prince de Galles tombast entre les mains du prince d'Orange, priant instamment ledit deposant de redoubler ses vœux au ciel pour sa conservation, et ajouta plusieurs autres paroles qui seroient difficiles et inutiles à rapporter.
Ledit deposant declare, de plus, que ladite dame de Longueil lui a dit qu'on avoit transporté ledit prince de Galles de Londres à Portsmouth, et qu'on cherchoit soigneusement les moyens de le conduire à Paris; et, la larme à l'œil, dit qu'elle apprehendoit extrêmement qu'il n'arrivât quelque malheur dans cette entreprise.
Quelque temps après, ladite dame de Longueil, toute joyeuse, alla voir ledit deposant, et lui annonça l'arrivée du prince de Galles avec la reine à Saint-Germain; et, peu de jours après, ayant invité ledit deposant d'aller voir le prince de Galles, le fit monter en carrosse avec elle et le conduisit dans la chambre où estoit ledit prince de Galles, auprès duquel estoient plusieurs dames qui estoient inconnues au deposant, à la reserve de ladite dame de Labadie que ladite dame de Longueil lui fit connoître sur le champ, en lui disant à l'oreille que c'estoit chez elle que toute l'histoire s'estoit passée; et ladite dame de Longueil demanda audit deposant s'il n'estoit pas vrai que le petit Colin, son fils, avoit beaucoup de l'air du petit prince; et en disant ces paroles, elle sourioit avec madame de Labadie; et ledit deposant respondit qu'ouy, d'autant plus qu'il connoissoit parfaitement les enfants de ladite dame de Longueil.
Ledit deposant dit de plus qu'il y a huit ou neuf ans qu'il a connu ladite dame de Longueil, et que depuis ce temps-là elle lui a fait voir des lettres escrites par les Pères Mansuet et Gallé, confesseurs du duc et de la duchesse de York, avec lesquels elle avoit un particulier commerce de lettres, et qu'elle passoit souvent d'Angleterre en France, et de France en Angleterre.
Ledit deposant declare aussi que les superstitions de l'Eglise romaine, et le cruel traitement des protestants en France, joint avec l'infame supposition du prince de Galles, l'ont fait prendre incessamment la resolution d'abjurer lesdites superstitions pour embrasser la pureté de l'Evangile; et, pour cet effet, s'est rendu à Dieppe au mois d'octobre 1688 pour passer en Angleterre, mais en ayant esté empesché par le lieutenant de l'amirauté et par le procureur du roy, il fut obligé de retourner à Paris, et il en partit le 25 du mois de mars suivant, se rendit à Calais, où ayant aussi esté empesché de passer, il se rendit à Nieuport, d'où il passa heureusement en Angleterre, et abjura aussitôt ladite religion romaine entre les mains de M. Allix, qui lui estoit connu pour un fameux ministre, comme il paroît par le certificat qu'il a donné au deposant, qui marque qu'il a fait son adjuration le 21 avril 1689.
Ledit deposant declare derechef que, sur le bruit de la découverte de la supposition du prince de Galles, est allé trouver M. Taaffe, ayant entendu dire qu'il estoit un de ceux qui avoient dejà travaillé à ladite decouverte, afin de lui donner la connoissance qu'il en avoit, lequel M. Taaffe, estant malade, l'a adressé deux jours après au comte de Bellomont, au château de Saint-James, le 19 de ce present mois de janvier, auquel il a laissé écrit de sa propre main tout ce qui est ci-dessus.