Variétés Historiques et Littéraires (10/10): Recueil de pièces volantes rares et curieuses en prose et en vers
The Project Gutenberg eBook of Variétés Historiques et Littéraires (10/10)
Title: Variétés Historiques et Littéraires (10/10)
Editor: Edouard Fournier
Release date: March 25, 2015 [eBook #48581]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
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VARIÉTÉS
HISTORIQUES
ET LITTÉRAIRES
Recueil de pièces volantes rares et curieuses
en prose et en vers
Revues et annotées
PAR
M. ÉDOUARD FOURNIER
Tome X
A PARIS
Chez Pagnerre, Libraire
M.DCCCLXIII
L'Œconomie ou le vray Advis pour se faire bien servir, par le sieur Crespin[1].
A Paris.—M.DC.XLI.
A haute et puissante dame Madame la marquise de Lezay[2].
Madame,
Comme je suis extremement obligé à vostre grandeur, qui m'a receu à vostre service au temps que j'estois delaissé d'une bonne partie de mes plus familiers amys; maintenant que je respire le doux air qui s'exale en moy par vostre faveur, je ne sçay comme quoy recompenser ce vray office de charité que vous avez employé en mon endroit, si ce n'est par des services continuels, suivis d'une parfaite humilité deuë à vostre qualité: ayant desja acquis par vostre bienveillance le titre de maistre d'hostel, charge de laquelle j'estois indigne[3], si l'ordre que vous avez estably en vostre maison ne m'y eust dressé et appris; protestant de vostre prevoyance, est le meilleur que j'aye jamais veu pratiquer, depuis que j'ay l'honneur de servir les grands; car l'on peut dire avec vérité que vous estes cette femme que le sage appelle forte, capable d'édifier et gouverner la maison du juste, tant il est vray que toute choses sont en la vostre prudemment observées: ce que considérant en moy-mesme, je me suis représenté l'estat malheureux auquel beaucoup de personnes se trouvent enveloppez pour n'avoir pas conduit leur mésnage assez dextrement; et sur cette pensée, je suis avisé de les envoyer chez vous pour apprendre leur leçon, car je sçai par bonne experience qu'ils n'auront pas esté deux fois en vostre escole, sans en tirer un grand profit; mais comme la presse seroit trop grande, je vous supplie, Madame, de recevoir ce petit traité, que je presente à vostre grandeur, pour puis apres estre (suivant vostre volonté), eslargy et donné au public, quoy qu'il ne soit digne de vostre hautesse, si ne laissera il pas de monstrer et apprendre aux nouveaux maistres d'hostels le contenu de leur charge; vous me le permettez, Madame, s'il vous plaist, car estant sous vostre protection, il sera exempt de la censure des medisants, et pareillement receu de beaucoup d'esprits curieux qui en pourront faire leur profit. Continuant mes vœux en vous servant fidèlement, je demeureray
Madame,
Vostre très humble, affectionné et obeyssant serviteur,
Amy Lecteur, mon principal but et dessein par lequel j'ay fait ce petit traité, que je te presente avec mon humble service, sera pour te prier de ne point censurer la première ouverture que je te fais de mes œuvres; ains je te prie de le recevoir en bonne part, et continuer la lecture, qui n'est icy tracée que pour t'en servir et faire par icelle ton profit: t'arrestant au point lequel te fera voir un tableau, dont beaucoup de personnes ont eu leurs testes voilées, lesquels, pour ne s'estre pas informez du sujet pourquoy leurs maisons sont tombées en ruine, se sont trouvez enveloppez dans de grands embarras traisnant après eux diverses adversitez; et tels revers de fortune viennent bien souvent à cause de la négligence que l'on a en ne faisant pas boucher des petits trous, qui, à la longueur du temps, deviennent plus grands et d'autant plus dommageables. Mais comme le temps d'apresent leur a fait lever le voile, ils voyent bien le désordre de leur maisons lors qu'il n'en est plus temps; c'est pourquoy j'ay fait ce petit esclaircissement afin de les ayder, et pour leurs maistres d'hostels nouveaux, qui pourront prendre d'oresnavant, pour songer à tout; c'est mon dessein, comme estant porté d'affection à te faire service, et comme je suis tout à toy.
Adieu.
L'Œconomie ou le vray Advis pour se faire bien servir.
Ceux qui depuis vingt ans ont escrit la forme et manière de vivre parmy les grands, et qui principalement se sont trouvez honorez de courir en leurs tables et festins, ou bien, comme l'on dit, aux disners d'amis, et ceux qui familierement se donnent à souper les uns aux autres, peuvent, en lisant ce petit traité, cognoistre en partie la vérité, et le sujet de tant de changements et renversements de cuisines[4] qui se font journellement ès maisons des grands seigneurs; car ce n'est pas seulement entre les personnes de qualité où se voient ces diverses mutations; mais, descendant de degré en degré jusques aux moindres, qui, se voyants comme affaiblies par les excès des tables, se contentent maintenant à ne pas tant ouvrir de fois leurs bourses pour l'entretien de leurs bouches[5].
Il y a donc maintenant une reforme generale dont la cause en est assez cognüe par aucuns. Pour moy (advertissant un chacun à faire son profit), je diray que ça esté par la trop mauvaise conduite de ceux qui gouvernoient leurs maisons, donnant tout, pour puis après ne rien avoir, achetant à grand prix un petit vent de faveur, qui se dissipe le plus souvent par la plus simple pluye qui soit en la moyenne region de l'air, et par ce moyen attirer à eux des gens qui s'accordent en leurs faits, dits et actions, faisant grande chère à ceux qui bien souvent les vendent à belle mesure, n'attribuant leur labeur qu'à une parfaite gausserie[6].
Les autres bouleversent les maisons par le jeu, par les débauches excessives, despences inutiles qui ne rapportent aucun profit, et qui ne laisse pas de coûter beaucoup, ne se contentant pas de ce que la nature leur produit: ainsi ils recherchent des nouveautez surnaturelles, qui ne servent qu'à ruyner ceux qui viennent après eux, lesquels bien souvent sont privez de la maison de monsieur tel, à cause du remboursement de la somme de quatre cens mil escus, tant du plus que du moins, que ledit tel devoit avoir par contract de constitution de rente fait et passé en l'estude de tel et tel, notaires, sans conter les autres parties des marchands en gros et en détail; de sorte qu'il se rencontre bien souvent qu'il n'y a pas de quoy faire inhumer le corps de monsieur tel, lorsqu'il est mort, contraignant quelquesfois les heritiers de jetter les clefs sur la fosse[7]. Des crieurs en tels convois ne sont guères occupez; car ordinairement les curez mesmes y perdent leurs droicts.
Cependant donc que le corps de monsieur tel (qui de riche qu'il estoit durant sa vie, est devenu après sa mort pauvre) est gisant sur la paille, a le plus souvent pour compagnie le commissaire, le greffier, le sergent, gens esveillez, qui, à la requeste d'un tel et d'un tel, pose le sceau jusqu'à ce qu'il soit déclaré quelque respondant, ou gardien des meubles. Je vous laisse à penser si, en cette rencontre, se trouve là quelqu'un qui soit venu trop tard pour avoir sa part de ce qui luy est deub, et que l'on luy dise que tout est perdu pour luy et qu'il n'y a rien à esperer, le priant bien humblement de ne s'en point fascher ains se consoler, que ne fera-t-il point? Ne donnera-t-il pas monsieur un tel à tous les diables?
Que si telle chose arrive à quelque maranière[8] ou poissonnière des halles, de quelle malediction ornera elle point le drap mortuaire de son debteur trespassé? car pour son libera, elle invoque les Diables d'Enfer pour y emporter son ame.
Pareillement, si cela s'adresse à un boucher, gens où la pitié quelquesfois trouve place, quel De profundis dira-il pour le defunct qui luy a fait perdre son bien? je ne sçay, mais au moins je croy que Dieu par luy est bien mal prié: car je croy que celuy qui se voit frustré de la somme de deux mil livres, il ne peut pas songer à autre chose qu'à sa perte.
Je me suis trouvé une fois en pareille rencontre, sçavoir d'un boucher, qui, voyant que cette femme pleuroit et se deconfortoit, voulut se mesler de luy donner quelque consolation, luy disant: mamie, malheureux sont les personnes qui ont affaires à tels affronteurs, car j'en suis logé aussi bien que vous à la levrette[9], et attrappé comme un renard[10]; c'est pourquoy vous ne vous devez tant affliger, car vos pleurs vous ferons pas plutost payer. Il se rencontra là un marchand de draps qui avoit sa part aussi bien que ces deux au gasteau, lequel, prenant la parole, dit au boucher: nous nous devons bien plus affliger, elle et moy, que vous; lors le boucher, respondant, dit: pourquoy? pour ce, dit le marchand, que si vous avez livré à M. tel des bœufs, des moutons et des veaux qui sont mangez, au moins vous a-il laissé les peaux et le reste pour maintenant en faire vostre profit, et nous n'avons rien, elle et moy, qui nous puisse d'oresnavant profiter. Ne voyla pas une belle consolation que se donnèrent ces trois personnes.
Or je dis que pour ne point tomber d'un si haut mal, il faut avec soin vivre avec ordre, et bon mesnage desormais; c'est pourquoy la plus part des grands, par exemple, doivent mettre une bonne reigle en leurs maisons; mais comme tous ne peuvent pas songer ny gouverner comme il faut un mesnage, et que même il n'est pas bien seant à leur condition de se mesler de la diversité de leur table, considerons premierement qu'il est bon d'avoir un homme fidèle et bien experimenté en l'œconomie, qu'il soit absolument et du tout chef d'hostel[11], et par dessus tous les autres domestiques, et qui ne rende compte qu'au seigneur de la maison de qui il a reçeu l'ordre de commander: prenant soin qu'il ne s'y passe point d'amourettes qu'elles ne soient cogneuës pour bonne du seigneur et de la dame, pour autant que sous telles amitiez, il se fait ordinairement d'estranges droleries, qui bien souvent passent pour scandaleuses et de nul effet; aussi est-ce le point principal, à quoy le maistre d'hostel doit prendre garde, car il y va de l'interest et de l'honneur pour son seigneur, et le maistre d'hostel doit tous les soirs prendre advis avec les officiers de cuisine, et de faire rendre compte de la despence du jour, pour puis après en rendre compte à son seigneur devant ses domestiques, et sans passion[12].
Il me souvient en passant d'une maison ou j'estois autrefois, laquelle estoit toute remplie d'amourettes, que le plus petit jusques au plus grand estoit entaché de cette furieuse maladie; et pour vous dire la verité, je n'ay jamais vu gens si prompts et charitables à se secourir les uns les autres en ce sujet, que je puis dire qu'il n'y a point de religion ou l'on pratique plus cette saincte œuvre, tant recommandée en un meilleur sujet qu'en cette folie; car tel aymoit telle, qui croyoit que ce fust par le moyen de telle ou tel qu'il falloit l'avoir en amitié, et pour ainsi ils n'osoient ou ne pouvoient s'accuser les uns les autres. Ainsi bien souvent le maistre d'hostel excusoit le cuisinier et le sommelier, car lorsque Monsieur disoit que rien n'estoit cuit ou bon, ou que la viande sentoit le reland[13], ou que tout estoit trop salé, le maistre d'hostel, qui sçavoit la cause d'où provenoit toutes ses deffectuositez, ne disoit pas que c'estoit l'amour du cuisinier qui rendoit ainsi les viandes mal apprestées, mais au contraire faisoit ses excuses envers Monsieur, disant que c'estoit le temps qui en estoit la cause, ou que le cuisinier se portoit mal, que le bois estoit vert, que par malheur il estoit arrivé que le pot s'estoit cassé en voulant dresser le potage, qui faisoit que le bouillon n'estoit pas si bon qu'il devoit estre, d'autant que la graisse estoit perduë, tant y a que toutes les meilleures excuses qu'il pouvoit trouver pour le cuisinier, il le faisoit, afin que reciproquement le cuisinier excusat ses deffauts envers son seigneur, et pour ne pas luy reveler que le maistre d'hostel se promenoit tous les jours avec sa maistresse, ou bien qu'il s'estoit fait une bonne collation aux depens du seigneur.
Cependant que la fille de chambre carressoit le valet de mesme condition, que le cocher avec une semblable à luy, que les chevaux, mal pensez, n'estoient pas le plus souvent visitez de l'escuyer, qui, pour s'en rapporter au pallefrenier, passoit legerement par dessus la sujection de sa charge, ayant d'autres affaires plus pressantes en ville que celle-là. Cependant il donne ou fait donner tout ce qu'il faut, sans regarder les parties du charon et du mareschal, et mesme se fait aymer du cocher, afin qu'il ne parle pas du lieu où il a mené monsieur l'escuyer; que s'il tarde trop, il s'excuse sur c'est cecy ou cela qui en est cause; enfin il dit tout ce qu'il veut, hormis la forte amitié qu'il porte à une telle, qui enfin voit et sent son ventre enfler, pour laquelle cause l'un s'en va, et l'autre prend Guillot pour mary, l'autre prend Perette pour femme; un autre est en fuite pour l'enfant que l'on luy vouloit donner; l'autre plaide par devant l'official[14] et jure qu'il n'a jamais fait cela à la quidante qui veut couvrir son honneur du manteau du mariage; bref c'est un passe-temps que de voir un tel mesnage en une maison.
Les créanciers, d'autre part, demeurent sans estre payez, car le seigneur dit que pour luy il ne doit rien; le maistre d'hostel dit qu'il donnoit l'argent au cuisinier; le gentilhomme[15] dit que c'est le cocher qui fait trop de despence quand on le reprend sur le controle (car tels gens bien souvent ruine la maison). Tout se sçay; alors tout ce que peut faire un seigneur est de faire maison neufve, et en cas ce à bien de la peine; car bien souvent on prend des personnes qui volle sans avoir des aisles, ce qui n'est pas plaisant ny agréable; voila pourquoy ceux qui veulent bien ordonner leur maison doivent premierement considérer leurs revenus, et ce qu'il faut aux serviteurs tant à gages qu'à entretenir, et sur ce faire compte du reste: choisir des gens qui soient de bonne vie et sans reproche, et faire ellection d'un maistre d'hostel à qui donnant l'ordre, luy declare son goust, son revenu, ce qu'il veut despendre par an, ou par jour, pour sa table ordinaire, et tant pour l'extraordinaire[16]; tant pour ses habits, tant pour ses plaisirs, tant pour les gages de ses serviteurs, chacun selon son rang; et afin d'estre bien servy, il ne faut regarder à dix escus, plus ou moins, quand l'on cognoist un bon et fidel serviteur. Que tous maistres faisans cecy se resjouyssent gaillardement avec leurs femmes, qu'ils soient d'accord de tout ce que veut l'un et l'autre, car c'est ce qui fait le bon ordre de la maison entre les serviteurs; pour ce que s'il y a de la dissention entre l'homme et la femme, l'un dit je suis à Monsieur et l'autre dit je suis à Madame, cependant tout demeure à faire, et rien ne se fait qu'avec dispute bien souvent.
Or comme l'homme et la femme sont unis par le sainct mariage, et que Dieu les bénit, il faut donc s'aymer puisque Dieu le veut ainsi, et principalement les gens de condition; il faut que l'homme considère que la femme est sa chair, et la femme cognoisse que son origine est de retourner à sa source; avec ce conseil de l'Evangile, qu'il faut quitter père et mère pour suivre son mary, c'est un commandement de Dieu, et que si tant est que la femme soit douée d'un esprit plus fort que son mary, il faut qu'elle l'attire à soy par mignardise, et par ainsi luy oster toute occasion de fascherie; comme si un vouloit tout perdre, sans vouloir toutesfois rien laisser. Je jure, et il est vray qu'il n'y a point d'homme qui ne se laisse facilement persuader par sa femme, quand il est par elle traitté doucement. L'homme semblablement peut beaucoup sur la femme et luy sert d'un grand soutien, et semblable à un cocher resistant contre les tempetes qui taschent de bouleverser un bon mesnage; cela fut dernierement approuvé par une dame, laquelle voyant sa fille veufve lui dit ces paroles: il est vray, ma fille, que vous vous devez à bon droict affliger, puisque vous avez perdu la plus belle fleur qui faisoit l'ornement de vostre bouquet.
Quand l'homme voit quelque défaut provenir du costé de la femme, il doit aussi, avec une douceur capable de remède, luy remonstrer ses manquemens, et luy commander avec une authorité mediocre et la prier de mieux faire à l'advenir, et que ce soit sans se fascher; et en ce point le mary est plus que le père et la mère d'icelle, puisque nous oyons dire ordinairement par les belles mères à leurs filles: c'est vostre mary, vous estes en sa puissance, faites ce qu'il vous dira. De mesme le mary peut dire telles raisons à son beau père, à sa belle mère.
Sçachez sur toutes choses, que pour faire un bon mesnage il est nécessaire que l'homme et la femme couchent souvent ensemble, et qu'ils prient Dieu, ainsi que fit jadis Tobie, qu'il luy plaise leur envoyer des enfans: car par le bonheur d'un enfant, la paix se trouve ordinairement entre le père et la mère. Et d'autant que je sçay qu'il y a des personnes qui destournent et empeschent l'homme, par je ne sçay quel desdain, d'approcher de la femme, je dis qu'il faut chasser et aneantir tel personne, puisqu'ils se font maistre du mal qui en peut arriver par après.
Or, puisque la charité commande d'aymer son prochain comme soy mesme, l'homme doit donc aymer sa femme plus que tout autre chose qui soit au monde, d'autant qu'il l'a joincte avec luy pour fructifier et remplir la terre d'une semence qui soit agréable à Dieu; cela estant, tout ira bien. Esgayez donc vos esprits au cours et à la promenade, tandis que je donneray l'ordre à vostre maistre d'hostel, comme vous voulez estre servis, selon tel somme par jour, et ce que vous desirez qu'il vous soit servy, avec l'instruction par laquelle vous voulez qu'il se comporte en vostre maison, afin de vous oster de peine et de tracas.
Discours de l'Autheur avec le Maistre d'Hostel.
Monsieur le maistre, cependant que le temps est beau, faisons un tour de jardin; il y a longtemps que je desire vous entretenir sur le sujet que Monsieur a de vouloir regler sa maison, et c'est pourquoy il s'en veut rapporter en vous, et m'a commandé de vous dire de sa part son dessein.
Premierement, il a tant à despenser par an, il en veut mettre tant pour sa table, tant pour ses chevaux, tant pour ses plaisirs et pour ses habits, et veut qu'il luy reste cela franc par an. Cela est bien aysé à faire, mais il veut donner un metier à tel et marier tel avec telle[17], et prendre de bonnes et fidelles personnes qui soient affectionnez à luy faire service; c'est pourquoi il veut que vous soyez indifférent à tous et sans exception de qui que ce soit, vous les teniez sous le joug de l'obéissance pour son service; mais comme la jeunesse est libertine et malaysée à corriger, c'est pourquoy il faut que vous trouviez des moyens propres et faciles, afin d'y pourvoir, et c'est aussi le principal point de ce que j'ay à vous dire.
Premièrement, vostre place est au bout de la table; en suite de vous et à vostre droicte, se doit mettre l'aumosnier[18], si il y en a un; l'escuyer vis-à-vis[19], et le valet de chambre après. Puis quant aux officiers, comme les pages[20], le cocher et laquais doivent suivre, si tant est que la coustume soit qu'ils y mangent, car on donne ordinairement à tels gens leur argent à despendre par mois, ou bien ils doivent manger en une table à part, et le meilleur est de les nourrir que de leur donner leur argent à despendre.
Vous representez le maistre du logis, faisant les hola et empeschant le desordre; laissez faire la bénédiction de la table à l'aumosnier, et quand la feste de Pasque s'approchera, c'est à vous de dire que tel et telle fassent leur bon jour, et devez leur commander de jeusner, afin d'estre mieux preparez pour ce faire, et bien que ce soit la charge de l'aumosnier de leur montrer ce qui en est, d'autant qu'il est prestre; mais s'il advenoit qu'il ne fust pas en ces jours-là en la maison, vous devez, en ces cas, servir de prestre et de maistre d'hostel, et commencez le premier à estre bon, tout le reste après vous suivra; quand aux autres festes, cela despend de la volonté d'un chacun. Procurez du bien pour les serviteurs, empeschez tant que vous pourrez les blasphemes et juremens, faites congedier les amours impudiques, et sans frapper, donnez congé à ceux qui n'auront jamais voulu obeyr, avec quelque recompense: c'est là le seul et vray moyen de se faire bien servir.
Et quant à servir sur table[21], il faut prendre garde que si c'est une table carrée, l'on doit servir par quatre plats[22]. Le haut bout est le lieu le plus apparent du costé droict, ou selon que le lieu est disposé; mais le plus commun est à main droicte sous la cheminée. Si la table est ronde, il faut prendre garde de servir par sept, neuf ou treize plats, car c'est l'ordre de la table ronde pour estre bien couverte; et si la table est longue, il faut poser les plats en longueur; et faites si bien que vos plats ne soyent pas trop escartez, et semblablement qu'ils ne se touchent pas et qu'il y ait diversité entre les viandes, en sorte qu'il ne s'en rencontrent point de deux façons, c'est-à-dire blanc, verd, rouge, et noir.
Que s'il advient que Monsieur desire traitter quelqu'un extraordinairement, vous devez recevoir son ordre, et observer de point en point ce qu'il vous dira; et afin que vous n'y manquiez, faites un mémoire de vos plats d'entrée, de second, d'entre-mets et de fruict selon la saison. Marchez le premier, et soyez suivy de vos gens, chacun portant un plat[23], les faisant demeurer en rond; que le premier deschargé passe par autre voye qu'il n'est venu, afin qu'il ne renverse rien de son compagnon. N'oubliez pas d'escrire tout ce que vous accepterez, recevrez et donnerez par jour, afin d'en rendre (le soir de chaque jour, par sepmaine ou par mois) bon et fidel compte; ayez un tarif, papier de despence, avec poids et balance, plume et escritoire. Achetez du vin à bon pris et tout du meilleur, ayez tousjours quelque chose preste à mettre en broche, et lorsque vous serez aux champs, il faut s'enquester de ceux qui doibvent par rente des poulles, poulets, pigeons, agneaux et lièvres, faisant le tout apporter en la maison; faites saler du lard, et songez que vous estes comme un père de famille, et prenez plaisir à tout cela. Vous ferez souvent aussi reveuë dedans la cave avec le sommelier; c'est tout ce que je vous puis dire, car voilà Monsieur qui revient de la promenade: je m'en vais le saluer et prendre congé de luy,
Monsieur, ha! vous voilà encore? Il est vray, Monsieur, que je me suis fort promené dans vostre jardin avec monsieur le maistre. Et bien! Nous avons parlé de l'estat de vostre maison, et de vostre ordre ce qui se trouve bon, c'est pourquoy j'ay disposé monsieur le maistre à vostre volonté. Vous avez eu un beau temps au Cours! Ouy. Monsieur. Voilà vostre souper que l'on a servi, je m'en vay prendre congé de vous et vous donner le bon soir; Je suis votre très-humble serviteur.
Monsieur le maistre, est-il bon que vous voyez un peu comme l'on sert à la maison des grands et particulièrement, pour vostre cuisinier, qu'il hante Forger, escuyer de la reine, pour les potages[24]; La Diablerie pour les entrées; Nicolas pour les autres mets[25]; George pour le poisson[26]; Mathieu Pallier peur les ragouts[27]; La Pointe pour les confitures[28]; Hester pour le linge[29]; avec maistre Martin pour le boudin. Trois de mes amis sont morts, qui faisoient bon ypocras et bonne limonade. Espargnez le bien de vostre maistre. Je me recommande à vous jusques à la première reveuë; et surtout ayez patez et jambons près, pour les survenans, et principalement pour les chasseurs, car c'est le plaisir du maistre du logis.
Fin.
La Promenade du Cours, à Paris, en 1653[30].
Prince[31], qui fustes jadis
Un des saincts du paradis
Ou petit Dieu d'amourettes,
Merveille des beaux esprits,
Et dont le cœur fut espris
De mille flammes distrètes,
Escoutez donc ce discours
Concerté dedans le Cours
Et dans ces objets grotesques
Dont les jeunes favoris
Bannissent les vieux maris
A barbes pantalonesques[32].
Or pour le moins, s'ils y sont,
Les pauvres viellards s'en vont
Dès les cinq heures sonnées;
Le serein est dangereux
Et les rendroit catherreux
En l'hyver de leurs années.
Aussitost qu'ils sont partis,
Les galants sont advertis
Que les vieillards font retraite.
A l'approche des amis,
Les masques et les mimis[33]
Se donnent à la soubrette.
Lors, d'un pas doux et coulant
Les carrosses vont branlant
Portière contre portière[34];
Et si le Cours est poudreux[35],
Les larmes de l'amoureux
Raffermissent la poussière.
Là s'apprennent tous les maux
Des domestiques deffauts,
Par l'envie des coquettes,
Qu'une telle est du mestier,
Qu'un autre est banqueroutier,
Qu'un tel porte des cliquettes[36].
Les braves à l'œil froncé
D'un air demy courroucé
Font flotter leurs grands panaches,
Aux portières s'avançant,
Et guignent tous les passants
Au travers de six moustaches[37].
Le mariolet[38] plus huppé
Fait monstre du point eouppé,
N'osant dire ce qu'il pense,
Car il voit le fanfaron
Menacer de l'esperon
Au premier pas qu'il s'avance.
Les visages peinturés
Sont des amants adorés;
La vieille fait la folastre,
Couverte d'huile de talq,
Et, se tenant à l'escart,
Montre un visage de plastre.
Les barbes des vieux Gaulois,
Malgré les sévères lois
De l'aage qui tout consomme,
Noircissent tous les matins,
Et sans faveur des destins
On voit rajeunir un homme.
Les mignons délicieux
Viennent faire les doux yeux
Aux desseins qui les attendent,
Et tient-on pour vérité
Que d'un ou d'autre costé
Messieurs ont ce qu'ils prétendent.
Le bourgeois passe riottant
Et promène en s'esbattant
Cinq enfants et deux nourrices
Qui ont plein leurs devanteaux
De craquelins, de gasteaux,
De guignons, de pain d'espice[39].
La soubrette a son dessein
Et se fait gonfler le sein
Plus dure qu'un cuir de botte,
Et veut charmer de cela
Les yeux de son Quinola[40],
Qui lui promet une cotte.
Les discrettes dans le Cours
Font les doux yeux sans discours,
Droites comme des pouppées,
Et leurs amants ajustés
Ressemblent, à leurs costés,
Marmots de pommeaux d'espées.
Les nobles de cent couleurs,
Estendus parmy les fleurs[41],
Se paillardent sur la soye,
Laissant dans le désespoir
Le commis vestu de noir
Qui n'a que la petite oye.
Un farouche vient au trot
Et s'en va, sans dire mot,
Guetter le monde à la porte[42];
Je crois que le plus souvent
Il n'y cherche que du vent,
Et c'est ce qu'il en remporte.
Quelques braves vont contant
Quel bruit font en s'escartant
Les grains mortels des grenades,
Si bien qu'un bourgeois peureux
Baisse la teste auprès d'eux
Comme au bruit des mousquetades.
L'on y void à certains jours,
Sans rideaux et sans velours,
Un vieil coche de la foire
Où l'on void fort librement
Qu'il a l'air assurément
D'un bordel ambulatoire[43].
Il y vient certains censeurs
Blasmer le siècle et les mœurs,
Et le luxe des étoffes,
Qui font aller leurs chevaux
A pas gravement esgaux,
Pour marcher en philosophes.
Si bien que Fontainebleau
N'a point de si vif tableau,
Encore qu'il en abonde,
Et de guerres et d'amours,
Comme on en void dans le Cours
De la cabale du monde.
Mais quand le soleil, penchant
Sur les rives du couchant,
Replie ses tresses blondes,
Dont le vermeil nous reluit,
Et prend son bonnet de nuit
Pour dormir dessous les ondes,
Retirons-nous, il est tard;
Allons prendre nostre part
Des biens que la terre nous donne,
Et cherchons en lieu secret
La bonté d'un vin clairet,
Car le jour nous abandonne.
Recevez bien ce récit,
Pardonnez si je n'ay dit
Tout ce qui se pouvoit dire:
Car j'ay craint qu'il n'arrivast
Que sa lecture ennuyast
Comme il m'ennuye à l'escrire.
Ce tableau laborieux
Est discret et curieux,
Et fait pourtant bien connoistre
Aux bons esprits que celuy
Qui blasme si bien autruy
Sçauroit bien louer son maistre.
Rapport d'un affidé de l'Angleterre, à Paris, en 1655[44].
5 juillet 1655.—J'ai reçu votre lettre, par laquelle j'ai vu ce qu'on m'offre par mois, jusqu'à ce que je me sois fait connaître, ce que j'accepte.
Mais j'entends que quand on aura vu comment je peux servir, et quels services je peux rendre, on augmente de beaucoup ma pension.
Je vous prie de bien faire comprendre ceci: qu'on ne peut pas faire naître les occasions à servir, mais qu'on peut seulement les embrasser lorsqu'on les trouve. Ce que je dis parce que peut-être on pourra s'étonner de la stérilité des avis, ce qui procédera du cours des affaires, et non de ma faute.
Assurez-vous que le prince de Condé ne fera grand'chose cette campagne, que les Espagnols se tiendront sur la défensive, et que nous faisons cette année de grands progrès partout.
8 juillet.—Présentement, il n'y a nul changement à attendre en ce royaume. Les peuples sont accablés de misères, de tailles, de toutes sortes d'impositions, qu'ils aiment mieux souffrir que la guerre[45].
La noblesse est tellement ruinée, qu'elle n'est pas capable de monter à cheval pour aucune exécution, quelque apparence qui leur puisse être présentée d'une plus avantageuse condition[46].
Les parlements sont tous asservis, et ceux qui les composent n'oseroient parler ni rien dire contre le présent gouvernement[47].
Les grandes villes ne respirent que le repos, et détestent tous ceux qui ont été les auteurs des derniers troubles.
L'Ordre ecclésiastique est tout dépendant de la cour et du favori, de qui ils ont reçu leurs bénéfices.
Tous les gouverneurs de places sont attachés de même à la cour et au cardinal.
Tous les grands seigneurs se plaignent, et je n'en connais pas un seul qui soit capable de rien.
Pour Paris, tout le monde déteste le présent gouvernement, et s'y assujettit pourtant volontairement.
On a cru que le cardinal de Retz pourroit causer quelque altération pour le jubilé[48], car, venant à être donné par ses ordres, l'autorité du roi étoit en quelque façon violée, et le jubilé étant refusé au peuple, cela devoit, selon toute apparence, causer quelque sédition; cela n'a point du tout réussi: Les grands-vicaires nommés par le cardinal de Retz ont été mandés en cour. Un d'eux a obéi et y est allé; l'autre y a été amené par force, et le peuple n'a point remué. Et quand on auroit pris tous les curés prisonniers, personne n'auroit rien dit. On voit clairement que dans Paris on veut le repos, et qu'on ne veut plus entendre à aucun remuement; cela est certain.
Quant aux courtisans, ils sont toujours mal contents; mais avec cela, il découle toujours quelque douceur qui les appaise, et nul n'est capable de rien.
Le maréchal de Turenne, qui seul a sens, courage et expérience, est asservi à la faveur; car, depuis qu'il est marié[49], il a si grande peur de perdre la fortune de sa famille, qu'il est le valet des valets de M. le cardinal[50]. Les autres courtisans sont pires que valets, car ce sont des esclaves.
Pour les princes, le duc d'Orléans est dans sa maison de Blois, entièrement enseveli dans la douceur de la vie champêtre[51]. On le prie de venir en cour, et on ne désire pas qu'il vienne. Et lui aime son repos et considère que s'il étoit à la cour, il seroit le jouet des favoris, qui, tous les jours, le rendroient méprisable. Il n'est point homme ni à faire ni à entendre à aucune entreprise, quand même elle seroit assurée.
M. le prince de Condé est brave de sa personne, comme vous savez; mais tout son parti est ici entièrement anéanti. Il est pourtant très certain que s'il avoit un bon succès, il arriveroit ici une grande révolution; mais s'il ne gagne une bataille, il n'y a rien à faire pour lui[52].
Le duc de Longueville écoute toutes sortes de propositions, mais il n'est capable de faire aucune bonne entreprise, ni de prendre point de ferme résolution[53].
Tous les autres princes effectifs, ou qui se disent tels, ne sont capables de rien, et ne sont considérables en quoi que ce soit.
Quant à la cour, le roi, en l'âge où il est[54], prend ses divertissements à la chasse et à faire l'amour.
On lui a fait paraître mademoiselle Mancini[55], pour la plus accomplie de tout le royaume. C'est une jeune fille de quinze ans, nièce du cardinal, qui a beaucoup d'esprit, mais qui n'est pas belle[56]. Elle est agréable. Le roi en est amoureux, et peu à peu il se pourroit porter à l'épouser. Tous ceux qui sont autour de Sa Majesté sont gagnés pour lui inspirer une telle pensée. Quand cela lui viendroit dans l'esprit, il n'y auroit personne qui s'y opposât. Je ne dis pas que la chose se fera ni qu'elle ne se fera pas[57]; mais messieurs les courtisans se ruent, ou directement ou indirectement, pour acheminer ce mariage.
M. le cardinal subsiste, non-seulement parce que le roi l'aime tendrement, mais il l'estime et il le craint. Et quand la reine voudroit détruire les sentiments de Sa Majesté, elle ne le pourroit faire. Le cardinal a en sa main tous les honneurs et biens à distribuer; il ne faut donc pas s'étonner si l'on s'attache à lui. Le cardinal n'a point de confident particulier, mais il change suivant les occasions; il connoît fort bien le pas glissant où il est, mais il aime mieux périr honorablement que de se retirer lâchement.
Il n'y a point d'apparence qu'il lui arrive rien ni par poison, ni par assassinat, ni par disgrâce, et, très assurément, il se maintiendra; et tout l'Etat demeurera tranquille, excepté que les Anglais entrassent en France[58], ou que M. le prince de Condé eût un bon succès: ces deux choses n'arrivant point, cet Etat demeurera tranquille.
On a envie ici d'avoir querelle avec le pape[59], parce qu'on n'a eu nulle part en son élection[60], et parce qu'on craint qu'il commence le premier a ôter crédit au cardinal, lequel le pape n'estime point, et il traversera en tout ce qu'il pourra.
Pour la maison des Stuarts, en ce royaume, c'est peu de chose. Charles s'est retiré mal satisfait, car il étoit dans le dernier mépris[61]. Le duc d'York est dans les armées[62], comme vous savez, gagnant sa vie à la sueur de son corps. Il a désiré d'épouser mademoiselle de Longueville, qui l'aimoit[63]. Le père n'y a jamais voulu consentir, parce qu'il auroit fallu nourrir le duc d'York.
Glocester devoit se faire d'Église pour avoir des bénéfices, afin de subsister[64]. Montaigu[65] gouvernoit tout ce négoce; tout cela est déchu.
La reine d'Angleterre est toujours dans le couvent de Sainte-Marie de Chaillot[66]; c'est une personne dont on ne parle plus dans les compagnies, comme si elle étoit morte. Elle ne parle pas mal du Protecteur. Il y a peu de jours que je lui ai ouï dire qu'en France nous n'avions pas une telle tête. Elle a auprès d'elle deux Anglais fort envenimés, qui, s'ils pouvoient, voudroient bien tramer quelque chose contre le Protecteur. Montaigu est toujours à Pontoise, à cinq lieues de Paris. C'est un petit fou qui s'est fait prêtre: il feroit bien du mal au Protecteur s'il pouvoit, mais il n'est jugé ici bon à rien. Il fait le bigot et grand catholique, mais il n'y croit rien du tout, mais cela lui sert à vivre.
Le Protecteur est ici fort estimé du peuple et des plus sensés.
Nos ministres d'Etat les plus signalés disent que le Protecteur n'a point fait de fautes en sa conduite, mais que nous en faisons tous les jours.
On ne croit pas qu'entre lui et nous il y ait jamais aucun bon et solide accomodement.
On tient que le Protecteur balancera toujours les affaires sans se déclarer ni pour ni contre nous.
On croit qu'il entretient le prince de Condé de vaines espérances, dont on ne verra nul effet.
M. le prince est aussi lassé des longueurs par lesquelles le Protecteur le mène depuis trois ans, sans avoir encore rien fait en sa faveur.
On ne croit pas que ce soit l'intérêt du Protecteur de rien entreprendre ouvertement contre la France.
On croit qu'il menacera toujours sans rien faire contre nous.
On croit pour certain que M. le prince s'accomodera avec le cardinal, et que M. le duc d'Enghien épousera une nièce que l'on garde ici pour cela, outre trois autres et un neveu qui viennent bientôt.
M. de Candale[67] et M. le grand-maître de la Meilleraye[68], qui devoient épouser des nièces, sont traités fort froidement, à cause qu'ils ont trop délibéré; et à la fin, il faudra qu'ils les demandent avec grande soumission, et peut-être qu'on ne les voudra plus donner, car elles sont toutes destinées pour les grands princes, dedans et dehors le royaume.»
11 juillet.—Je vous confirme ce que je vous ai dit à plusieurs fois: c'est qu'on ne peut pas faire naître les affaires, on ne peut que les découvrir.
S'il semble que pour quelque temps je ne serai pas fort utile, ayez un peu de patience; on verra les services que je pourrai rendre.
Je distinguerai les lettres que je vous écrirai en trois parties: l'une contiendra les nouvelles qui courent; l'autre, le jugement que je donnerai de l'état des choses; la troisième, qui sera en chiffre, portera les avis de conséquence, et cela une fois la semaine, et deux fois, si la matière le requiert.
Je vous ai mandé que Landrecies se prendra[69], que M. le prince ne fera que ravager la campagne; je vous confirme tout cela.
Je vous ai mandé que le cardinal de Retz, avec le jubilé, donne de la peine; mais cela ne réussira à rien et ne causera aucune altération publique; je vous confirme tout cela.
Le peuple souffrira tout plutôt que le trouble.
Le cardinal est mieux affermi que jamais. Le roi est amoureux de sa nièce: les amours s'échauffent; peut-être il l'épousera; il n'y a rien de certain en cela.
Les Espagnols ne contentent point, ni le prince de Condé, qui en est fort las. Si cette campagne lui réussit comme les précédentes, il s'accommodera avec le cardinal s'il peut. Souvenez-vous bien de cela; et que quand le prince s'accommodera, cela paraîtra tout d'un coup, et que le traité se fera en secret[70], dont cependant je pourrai avoir connaissance.
J'ai des nouvelles certaines que le maréchal de Grammont[71] a commencé une étroite correspondance avec M. le prince par ordre du cardinal.
Pour Rome, je vous confirme qu'on irrite le pape, et qu'on veut être mal avec lui, et que le cardinal voudroit être maltraité par le pape pour avoir occasion de lui renvoyer son chapeau de cardinal qui lui seroit payé par l'épée de connétable, qu'il souhaite extrêmement[72].
Je vous ai mandé tout cela, je vous le confirme. Je vous prie, gardez bien cette lettre pour vous en bien souvenir, et la faites bien considérer.
Soyez assuré qu'il ne se passera rien de considérable de quoi vous ne soyez averti par moi. Moquez-vous de toutes les autres nouvelles qu'on vous mandera, et faites un fondement assuré sur ce que vous recevrez de moi.
Le sommaire de ce que je vous ai mandé revien à ceci. Si M. le prince a un grand avantage, et qu'on fasse quelque diversion, toutes choses sont ici portées à un grand changement; cela n'arrivant pas, on souffrira plutôt tout que de rien remuer.
On croit qu'après la prise de Landrecies le roi reviendra à Paris:
1o Afin que le peuple reçoive le jubilé par les grands vicaires nommés par le roi, et non par ceux du cardinal de Retz;
2o Pour faire passer quelques édits pour avoir de l'argent[73];
3o Pour faire un changement aux monnaies, lesquelles le roi va mettre en petit volume, ce qui fâche fort le monde; ce changement de monnaie marque ou mauvais ordre, ou nécessité, ou tous les deux ensemble.
16 juillet.—La lettre manque, voici cependant le post-scriptum:
Je vous ai écrit ce matin ce que j'avais à vous mander.
Depuis ma lettre écrite, j'ai avis assuré que le cardinal et le duc d'York ont eu depuis trois jours de grandes conférences, et qu'ils ont été jusques à trois heures ensemble, ce qui ne peut être sans très grand sujet.
Je suis assuré que le cardinal et le roi d'Ecosse ont commerce ensemble[74]. Je saurai ce que c'est, et je vous en donnerai avis.
Je suis familier avec Montaigu, par lequel je saurai tout, car il sait le fond des intelligences.
On se prépare à faire un autre siége après qu'on aura établi les ordres à Landrecies.
Le cardinal est devenu libéral: il donne à tout le monde et de fort bonne grâce, et dit qu'il a épargné pour pouvoir avoir de quoi donner.
Sa puissance est tout à fait établie.
24 juillet.—L'envie que le pape avoit de s'entremettre pour la paix est fort ralentie; il y a un mois qu'on n'en parle plus.
Ce pape est un homme que j'ai connu à Munster[75]; c'est un personnage qui n'a nulle méchanceté, plein de bonnes intentions, mais léger d'esprit et changeant: il embrasse tout avec chaleur, puis il se relâche. Dès qu'il s'est vu pape, il a voulu tout réformer à Rome, faire la paix en la chrétienté, attaquer le Turc, bâtir des églises, corriger tout l'ordre ecclésiastique, jeûner, prier, faire aumônes: tout cela est bon, mais c'est trop à la fois, car il n'a point de santé. Il a été taillé deux fois de la pierre, et le pauvre homme ne se mesure pas selon ses forces; enfin, un sien confident lui a dit: «Père saint, voulez-vous durer longtemps? laissez le monde comme il est.»
Là dessus, le pape s'est résolu de n'entreprendre pas tant de besogne. Pour l'entremise de la paix, il n'en parle plus.
Le cardinal Mazarin le méprise tant qu'il peut, et quand la paix devroit se faire, ce ne sera pas par son moyen.
Il est passé par ici, depuis trois semaines, un moine jacobin qui a eu conférence avec le cardinal touchant la paix. C'est un père dominicain espagnol.
Pour l'accommodement de M. le prince, il est très assuré qu'il se traite quelque chose; mais il n'y a rien encore de bien avancé, et je n'en ai pas bonne espérance.
Assurez-vous sur moi que vous serez bien averti de toutes ces choses.
L'autorité, la faveur et le crédit du Cardinal sont au plus haut point: je ne vois rien qui le puisse choquer que le Protecteur; c'est pourquoi il est très certain que, ou tôt ou tard, le Protecteur lui jouera quelque mauvais tour[76].
Nous avons assiégé la Capelle, et faisons en Flandre des progrès, car la terreur et la lâcheté a saisi le cœur des Espagnols. En Italie, nous attaquerons Pavie ou Crémone.
4 août.—Le roi est parti à la tête de trente mille hommes, et est entré en Flandres, et a dit à la reine[77] qu'elle n'auroit de ses nouvelles de quinze jours.
On parle diversement de son dessein: les uns croient qu'il veut prendre Condé[78] et le fortifier, et ruiner Maubeuge.
Les autres, qu'il entrera dans Valenciennes, où il y a un parti formé pour le recevoir[79].
Les autres, pour entrer bien avant dans le pays et obliger les villes à son obéissance.
En peu de jours on saura son dessein.
Je vous ai prié de me mander si vous croyez que je puisse être utile ici: sinon, j'irai en ma maison de campagne jusques au retour du roi à Paris. Mais si l'on veut que je demeure ici, faites-le-moi savoir.
Lettre d'un Gentil-homme françois à dame Jacquette Clement, princesse boiteuse de la Ligue[80].
De Sainct Denis en France le 25 d'aoust
M.D.XC[81].
In-8.
Dame très curieuse de la charnelle union, il m'est tombé ce jourd'huy és mains une lettre qu'un badaut de Paris a présumé escrire au roy très-chrestien Henry 4[82], Dieu-Donné, aussi pleine d'imprudence et d'irreverence, comme la venimeuse instruction qu'il a receuë de vous et des autres predicans, traitres pseudoprophètes comme luy, le luy a permis et enseigné; à laquelle je ne daignerois respondre ny repliquer, comme chose qui n'en merite pas la peine. Mais, sans m'arrester à ce chien grondant, simple organe de vos meschantes et mal-heureuses conceptions, j'ay trouvé plus expedient de m'addresser directement à vous, qui estes l'officine de tout ce qu'il a de mal fait en France, d'où sortent non seulement tous les libelles diffamatoires que l'on voit trotter par ce royaume, encontre Dieu et son roy bien-aymé, mais où ce forgent encores toutes les conspirations paricides, rebellions, assassinats, volleries, extorsions, trahisons, sacriléges, ravissemens, embrasemens et autres brutales inhumanitez dont la pauvre France est flagellée, spécialement depuis trois ans, et me semble que vous addresser, et non à autre, ceste replique, c'est à son point la chose approprier. Ce pauvre escorcheur d'ames me fait pitié en ses forceneries, la lecture desquelles me fait croire de deux choses l'une, ou qu'il est halené du vent de vostre chemise (comme sont plusieurs autres), ou empoisonné de vos sorcelleries, ou pour dire mieux de tous les deux ensemble; ce qui n'est pas inconvenient, car vostre chair est la viande plus commune qui soit aujourd'huy dans Paris, comme il nous fait entendre là où il dit que, malgré les dragons du roy, la bonne chair s'y trouve à qui y veut employer l'argent, ce qui ne doit estre entendu d'autre chair que de la vostre, veu que les chairs de cheval et d'asne (qui sont vos viandes ordinaires) ne peuvent passer pour bonne chair: aussi que de long temps vous sçavez comment il la faut debiter, suivant la doctrine de don Bernardin de Mandosse[83]:
A los Moros por dineros,
A los Christianos de gracia.
La sorcellerie puis après, qui est le principal de vos artifices[84], est si commune en votre pays, que ceux qui y ont voyagé rapportent que de lieu en lieu, et de village en village, se trouvent des poteaux et pilliers où l'on brusle des sorciers, et disent les bonnes gens des champs que, quelque justice que l'on en puisse faire, il n'est possible toutes fois d'en nettoyer le pays, tant ceste malediction a pris racine en vostre contrée; voilà pourquoy on ne doit trouver estrange si, estant sortie d'un tel nid, vous avez peu si aysement ensorceler le menu peuple françois, assez credule de nature, et sur qui aviez gaigné, vous et les vostres, telle creance par votre hipocrite douceur et parler emmiellé:
Che lor pottevi far, con tue parole,
Creder che fosse oscuro et freddo il sole.
Voulez-vous plus grands signes de sorcellerie que de voir les François (qui entre toutes les nations du monde ont emporté le renom d'estre fidèles à leurs roys) estre par vous induits à s'eslever contre le feu roy? le chasser honteusement de sa ville capitale? blasphemer contre luy? le charger d'oppropres et d'injures? composer libelles diffamatoires contre Sa Majesté, les imprimer avec privilége? et vendre publiquement, sans punition ny reprehension quelconque? luy denier l'entrée de ses villes, les tailles, le tribut, et tous les droits que Dieu a ordonnez à son oingt, pour les donner à un rebelle estranger? Est-ce pas vraye sorcellerie, après l'avoir taxé d'estre huguenot, de l'avoir aussi persuadé au peuple, luy qui a gaigné deux grandes batailles contre les huguenots[85], y ayant exposé sa propre vie au danger; qui a persécuté les huguenots tant qu'il a vescu, et les a hays jusques à la mort, quoy que vostre felonnie l'ay contraint de se jetter entre leurs bras, au moins entre les bras de son frère, le roy qui est à present, pour eslire (comme dit le philosophe) de deux maux le moindre; luy, dis-je, qui estoit le plus catholique et religieux roy qui jamais ayt resté en France. Je ne veux prendre icy sa cause en main pour le deffendre de ce qu'on luy pourroit imputer touchant le gouvernement de son Estat, comme aussi ne voudrois-je estre si presomptueux que le blamer ou taxer, laissant la definition de ceste cause à Dieu, à qui seul appartient, et non à autre, la cognoissance et jugement des actions d'un roy, ou bonnes ou mauvaises qu'elles puissent estre; mais seulement, pour le fait de sa religion, je dis et diray tant que je vive que la France n'a jamais eu roy plus catholique et religieux que celui dont nous traittons maintenant, ny plus sevère observateur des statuts de nostre mère saincte Eglise: les gens de bien qui l'ont cognu en rendront fidelle tesmoignage. Cependant vos langues l'ont ainsi persuadé au peuple, et incité un jeune moine (deshonneur de l'ordre S. Dominique) de le tuër proditoirement, soubs une feinte santimonie, tandis que le bon roy l'accueilloit benignement et luy disoit: Amice, ad quid venisti? Helas! s'il eust esté heretique, eust il admis un moyne en son cabinet[86] à heure indue, à heure que mesmes messeigneurs les princes ny entroient pas[87], à heure qu'il s'estoit speciallement reservée pour demander à Dieu pardon de ses fautes, et luy rendre graces des biens qu'il avoit receus et recevoit journellement de sa saincte bonté[88]; à la mienne volonté que quelque ange se fut interposé à la fureur des bons François qui, premiers appercevans ce piteux spectacle, et poussez d'un juste courroux, firent carnage de ce parricide infame; qu'ils se fussent contentez de le prendre en vie, affin de luy faire recevoir le supplice esgal à son demerite. La belle histoire que nous eussions euë par son procès, quant il auroit declaré que s'amye Jacquette l'avoit induit à commettre cest assassinat[89]; quel plaisir à luy ouyr verbalement reciter les artifices, ruses, desguisemens, amorces, menées et stratagèmes par lesquelles vous mistes peine à le rendre amoureux de vous; puis après, par quels regards lascifs, quelles mines de visage, contenances et gestes du corps, mignardises de paroles et attouchemens deshonnestes, vous vintes à bout de luy prostituer vostre pretenduë pudicité, soubs promesse toutes fois qu'il executeroit ce beau chef d'œuvre[90]; et finalement, declarer le vil prix et chetif salaire qu'il avoit receu pour commettre un meschef si execrable: ha! qu'il auroit bien detesté la cherté d'un si brief plaisir acheté par la jacture[91] et de son corps et de son ame. Je croy fermement que avant mourir il auroit fait quelque grande execration contre vos sortiléges bien autres que la demonomanie de Bodin, un mien amy, est après à faire un petit livret de meditations sur le mistere de la saincte union de Jacques Clement avecques vous, dame Jacquette, sa bonne partie, qui sera chose, à ce qu'il dit, fort rare et singulière à voir: car les figures de l'Aretin n'y seront pour rien contées, tant vostre bel esprit est subtil en telles inventions; je vous asseure que je seray soigneux de le faire mettre en lumière pour l'amour de vous, affin que les loüanges d'une si vertueuse dame ne demeurent ensevelies en la fosse d'oubliance. Mais pour ne point interrompre le fil de nostre discours encommencé, je diray que, sans point de faute, voyla le plus grand de vos charmes et la plus grande de vos sorcelleries. L'autre qui vient après n'est pas moindre que la première, d'avoir persuadé au peuple qu'il soit non seulement licite, mais expedient et bonne œuvre d'assassiner un roy très-chrestien, et que le parricide soit par vous canonizé et mis au rang des saincts et glorieux martyrs; que lon luy dresse des statuës sur les autels sacrez, que lon luy porte des chandelles et offrandes, et que lon l'invoque pour interceder pour ceux qui portent tiltre de chrestiens. Si telles impietez paganiques doivent avoir lieu parmi nous, je diray librement ce que disoit Juvenal[92] en son Hercule furieux:
Scelere perfecto, licet
Admittat illas genitor in cœlum manus.
Vous ne trouverez estrange (reverendissime dame Jacquette) si, escrivant à une femme, je me dispence de parler latin: les moynes et predicans à qui vous avez affaire tous les jours vous mettent si souvent la langue latine en bouche, que vous la devez avoir aussi familière comme la maternelle; or, tout ce que j'ay raconté ne sont que petits peccadilles, pechez veniels parmy vous autres; vos predicans vous absolvent de tout cela, et, comme dit l'evesque de Lyon[93] en la Confession de la foy, le merite d'estre ligueur est plus grand que ne sont grandes toutes les offences que le ligueur pourroit commettre[94]. Voylà une belle confession de foy, et vrayment digne d'un tel prelat. S'il n'a point d'autre hostie pour expier l'offence de son double inceste[95], je parie la perte de son ame; mais que dis-je, son ame? les ligueurs ne croyent aucune ame qui puisse recevoir ou peine ou salaire en la vie future, laquelle aussi ils ne croyent point; et plus je m'estudie à rechercher le sommaire de leur creance, et moins j'y attains. Je pense bien qu'ils croyent Dieu; aussi font les diables. Ils le croyent et en ont terreur; mais de croire en Dieu, ils n'y croyent non plus que les diables. Ils sont d'ailleurs empeschez: l'ambition intolerable, l'insatiable avarice, l'appetit desordonné de commander, de devenir grand en peu d'heure, d'accomplir leurs cupiditez deshonnestes, et autres choses monstrueuses, en excuse leurs esprits et en destourne leur entendement. Dès le temps de la primitive Eglise, la chrestienté a esté infectée de diverses erreurs, heresies et sectes; mais de toutes icelles la plus pernicieuse, à mon advis, est ceste dernière de la Ligue, comme celle qui combat directement contre Dieu, contre sa parole et contre sa volonté, pour exterminer les roys, les princes et la noblesse; et, soubs ombre et pretexte de religion d'affranchir ou soulager le peuple, tasche à ruyner de fonds en comble la monarchie, depuis le plus grand jusques au plus petit. S. Paul vous commande il pas, et S. Pierre tout de mesme, d'obeyr à vos princes quand or ils seroient meschans et heretiques? Pourquoy donc rejectez vous ce commandement, et, tournant la truye au foing (comme lon dit[96]), y apportez vous des gloses et constructions d'Orleans[97]? Dieu vous commande de rendre à Cæsar ce qui est à Cæsar: pourquoy donc luy refusez vous, vous, le service, l'obeissance, le tribut et les droits que vous lui devez? Vous me direz (dame Jacquette) que Nostre Seigneur adjouste incontinent après: Et à Dieu ce qui appartient à Dieu. C'est parler en theologien. Qui vous y met empeschement? En quel lieu est-ce que le roy empesche l'exercice de notre religion catholique, apostolique et romaine, de ceux qui sont en son obeissance depuis son advenement à la couronne? Où voit-on les gens d'église oppressez ou persécutez? Où voit-on les eglises violées, ou le service divin empesché? A la prinse des faux-bourgs de Paris, à la Toussaincts derniere[98], quel mauvais acte avez vous recognu contre les ecclesiastiques ou contre les eglises; demandez en aux prestres qui y celebrèrent messe par tout le jour des Morts? Mais quel besoin est-il de specifier les lieux? Tant de villes que Sa Majesté a reduictes à son obeissance servent de miroir et en rendent tesmoignage, mesmes des gens d'eglise qui sont entretenus journellement auprès du roy, honorés et reverez par Sa Majesté, trop plus qu'ils ne sont de vous autres, sectateurs de Judas Iscariot, qui edifiez les: temples des prophètes semblables à ceux qui les ont occis. Qu'ainsi ne soit, voyons les deportemens de ceux de vostre secte: nous trouverons les eglises pillées, les faux bourgs de Tours, et villainement poluées de paillardise jusques derrière le grand autel[99]; les eglises bruslées aux faux bourgs de Chasteaudun, et le Sainct Sacrement (chose horrible à penser) consommé par feu; à Quinsy, près Meaux, l'eglise bruslée, et plus de soixante petits enfants bruslez dans le berceau; à Montereau-faut-Yonne, à Charlotte-la-Gand, les eglises pillées et desnuées d'ornemens, calices, croix, reliquaires, et, comme disoit le poëte ferrarois[100]:
Gittato in terra Christo in Sacramento
Per torgli in tabernacolo d'argento.
Que diray-je de Sainct Denys en France, où vous avez ruyné deux eglises qui estoient proches du rampart; desrobé et enlevé le tresor de la grande eglise, que l'ancienne liberalité des roys de France y avoit amassé[101]; et de mesme dit-on que vous avez faict des reliquaires de Paris, pour convertir l'or et l'argent à vostre usage. Que diray-je d'autres eglises infinies en ce royaume, où vos satellites n'ont fait conscience de mettre le feu pour quelque interest particulier, sans aucun respect ny reverence du Sainct Sacrement qui estoit conservé en icelles? En quoy vous vous monstrez plus cruels et barbares envers celuy dont vous usurpez fausement le tiltre et vous couvrez indignement de son nom, que n'ont fait les juifs qui le crucifièrent: car ceux là comme ennemis le mirent à mort, et vous autres, zuingliens sacramentaires (comme Judas en le baisant, c'est-à-dire en vous disant ses amis), l'avez mis au feu. Quelles excuses, quelles deffences alleguerez-vous contre ceste vérité? Certes aucune, sinon que vous n'y croyez point. Qui voudroit raconter les extorsions et violences faictes par vos partisans aux gens d'eglise, ce ne seroit jamais faict; qui pourra aller par la France en orra les clameurs qui montent jusques aux cieux. Par là appert que vostre saincte religion n'est autre chose qu'un appetit desordonné d'en avoir, et de dominer soit à droit, soit à tort. O le beau et precieux pretexte! Certes, tous ceux qui desirent de nouveauté ont voulu brouiller un Estat, et qui pour ce faire ont cherché quelque honneste couverture n'en trouveront jamais qui plus chatouille les aureilles des auditeurs que ceste-cy, et specialement du menu peuple. Voilà une belle religion de conspirer contre les roys, contre les princes, contre la noblesse, contre l'Eglise, contre la justice; de pervertir les anciennes loix et statuts d'un royaume, et bouleverser tout s'en dessus dessoubs, à la confusion et ruyne des trois Estats, afin de chasser les enfans et heritiers de la maison pour y introduire et subroger des estrangers et mercenaires; ou, ne pouvant attaindre à ce but, changer à tout le moins la plus belle, la plus ancienne et la plus florissante monarchie de la chrestienté en un Estat democratie et populaire. Voylà une plaisante secte d'union composée de quelques princes estrangers, poussez d'une ambition sinon loüable, aucunement probable, d'autant que, si violandum est jus, regnandi causa violandum est; composée de quelques marrans[102], de quelques saffraniers[103], de quelques meschans garnemens, que la rigueur des loix y a jectez, ou le desespoir et la crainte du supplice les y retient; gens que le bourreau court à force; composée de quelques moynes affriandez à la chair que vous vendez à Paris, et de toutes sortes de vauneans et de la lye du peuple; voylà, dis-je, une belle et plaisante secte, pour s'opposer et contredire à tous les princes, grands seigneurs et officiers de la couronne de France, et generallement à toute la noblesse, qui tous sont unis à l'obeissance et service du roy tres chrestien; et ceux qu'en premier lieu je devois avoir nommez, messeigneurs les cardinaux, prelats et gens d'eglise qui servent ordinairement Sa Majesté de leurs prières ferventes et assidues, les sacrifices et oraisons desquels sont si aggreables à Dieu, que le jour mesme, et à la mesme heure qu'ils faisoient la procession à Tours pour la santé, conversion et prosperité du roy, Sa Majesté gaigna la bataille à Sainct André[104], à la confusion et totale ruyne de vostre secte. Où est donc maintenant le Dieu que vous voulez opposer au nostre? de quoy pourront servir toutes vos prophanations et sortileges contre les devotions, vœux et prières des gens de bien? Nos Dieux ne sont point d'accord (ce dites vous): ils n'ont garde de s'accorder, car nous n'avons qu'un seul Dieu, qui est celuy qui vous livra à la fureur de nostre glaive à Senlis[105], à la deffaitte de Saveuse et Falandre[106], à la bataille qui se donna en Auvergne le mesme jour que le roy vous chastia si bien à S. André[107]; c'est luy qui vous a fait tourner le dos en toutes les rencontres qui se sont faites, et qui vous a fait perdre, depuis l'advenement du roy à la couronne, tout ce que vous aviez enrichy en Anjou, en Touraine, au Mayne, en Normandie, en l'Isle de France, et generalement par tout où Sa Majesté a tourné la teste de son armée. C'est luy mesme qui vous a fait faire un caresme en juillet[108], et qui vous fera porter la pénitence de vos vieux péchez, si bien tost vous ne venez à la recognoissance de vos fautes, et à implorer la misericorde du roy, qui (comme il est la vraye image de Dieu en terre) aussi sa clemence et misericorde est plus grande mille fois que n'est la multitude de vos iniquités. Nonobstant toutes, ces choses, vostre predicant brave et dit que les forces qui sont dans Paris, tant estrangères que de la ville, sont suffisantes, soubs la conduite du duc de Nemours[109], pour rembarrer et mettre en desarroy toute l'armée royalle: ces choses luy sont autant aysées à dire comme elles sont mal-aisées non seulement à executer, mais à croire, à ceux qui sçavent mieux faire que de crailler dans une chaire, mesmes après tant d'experiences que nous avons veuës de ce peuple, qui le nous ont faict cognoistre tel que le descrit l'Arioste, disant:
Queste non dirò squadre, non dirò falange,
Ma turba e popolazzo voglio dire
Prima che nasca degno di morìre.
Et ne faut que vous mettiez en peine de nous persuader, à nous qui, assistez du Sainct Esprit, ne pouvons estre deceus par vos fausses illusions, que vous prenez toutes les incommoditez en patience en louant Dieu, duquel vous attendez secours en bref, car nous tenons pour maxime très certaine que
L'honneur que les vicieux
Font aux Dieux,
A Leurs Majestez n'agrée.
Quoi! vous qui avez encor les mains sanglantes du parricide du feu roy (heureuse et pitoyable memoire), le sang duquel criera vengeance devant Dieu, sur vous, sur vos enfans et nepveux, jusques au jour du jugement, de tant de gens de bien par vous massacrez, noyez, rançonnez, pillez et exilez; qui n'avez pardonné à sexe, aage ou qualité; qui avez pollu les temples de Dieu en toutes sortes, jusques à introduire en iceux les idoles de Jacques Clement[110], et autres de pareille farine[111], leur deferant les honneurs qui sont deuz à un seul Dieu, luy offrirez maintenant de l'ancens, des chandelles, des veuz, des sacrifices, et le demeurant de vos faux dieux luy sera aggreable holocauste? Vous vous trompez (dame Jacquette) si le pensez: il faut premierement expier ce parricide; que les principaux autheurs, conspirateurs et conseillers d'un tel meschef reçoyvent la punition du dernier supplice qu'ils ont demeritée; les autres moins crimineux, consentens, coadherans, et qui ont favorisé le party (pour ce qu'il n'est expedient que tout le peuple meure), aillent en abits nuptiaux, les pieds nuds, la corde au col, une torche au poing, jusques à Compiegne[112], reprendre le corps du roy defunct pour le conduire à Notre Dame de Paris, et luy rendre là le dernier service accoustumé aux roys de France, pour depuis estre porté et rendu à Sainct Denis, le peuple criant misericorde; et après que le peuple aura accomply les penitences qui luy seront enjointes, qu'il aura renoncé à toute heresie, secte, ligue et union contraire à Dieu et au roy, et qu'il sera retourné au giron de l'Eglise par la confession de ses fautes et par la communion du vray corps de Nostre Seigneur Jesus-Christ, qui luy sera administré par les vrais prestres et curez, non par les predicans de Belial; à ceste heure là (dis-je), je croiray que Dieu, ayant destourné son ire et ouvert les yeux de sa misericorde sur vous, recevra vos priéres et oraisons, et non plus tot; que si le nom de François, dont vous vous monstrez indignes et decheus (comme Luciabel après s'estre eslevé contre Dieu), vous est si odieux, que vous aymiez mieux faire élection du plus veillacque Espagnol qui se trouve, que du meilleur huguenot qui soit en France. Je suis d'advis que, comme juifs ou bohémiens, ou plus tost comme vrais ligueurs, vous alliez, vagabonds par le monde, chercher nouvelles habitations en Canada, avecque don Bernardin de Mandosse et le cardinal Dammi la Dolce, portans chacun une escharpe my-partie de rouge et de noir, pour marque de vostre cruauté et félonie, et que vous emportiez avec vous les simulacres de vos nouveaux Mahommet et Hala: car quant à leurs charongnes et cendres, elles vous seroient trop malaisées à recouvrir; là ils vous feront de nouveaux miracles et vous donneront de leurs benedictions accoutumées, favorisant vos entreprises par cy après comme par cy devant ils ont fait. Si vous pouvez emmener avecques vous vos predicans frere Bernard[113], Rose[114], Panigarole[115], Ginestre[116], Boucher[117], et autres pseudoprophètes, avecques vostre grand sacrificateur l'evesque naguères de Lyon, ce seroit un grand bien pour vous et pour nous; mais il ne faudroit pas laisser en arrière la Junon de vostre chancelier[118], ny la fille du president de Neuilly, tant aymée de ses deux pères temporel et spirituel[119]; toutefois, j'espère en la justice de Dieu, que le maistre des hautes œuvres leur abregera la longueur du chemin; suivant cest advis, vous serez exempts d'estre ou de plus vous dire François, ny d'obeyr à un roy françois et très chretien, noms qui tant vous sont odieux, et vous asseure davantage que, comme la France ne lairra d'estre France ni le roy d'estre roy pour vostre absence, il n'y aura aucun bon catholique qui meine grand dueil de vostre departie, et qui n'aime trop mieux (comme bons chrestiens) prier Dieu pour vostre conversion et reduction au giron de l'Eglise catholique, apostolique et romaine, lorsque serez absens, que de vous voir, nouveaux Attiles, flageller l'Eglise de Dieu et ce royaume, qui seroit trop heureux
Si littora tantum
Numquam Lotarenæ tetigissent nostra carinæ.
SONNET.
P. L. D. B.
Traistre, sorcier, lorrain, parricide execrable,
Rebelle, ambitieux, bastard, marranizé,
Hypocrite, pippeur, empatenostrizé,
Sans Dieu, sans loy, sans foy, atheiste damnable,
Ne verray-je jamais ton ame insatiable
Saoulle de flageller le peuple baptisé,
Ou le feu que tu as par la France attizé
Consommer avec toy ta race detestable?
Ingrat de Dieu maudit, imitant le vipère,
Tu as rongé le ventre à la France ta mère,
Et meurdry ses enfans, mesme dans le berceau.
Le sang qu'as espandu devant Dieu cry' vengeance;
Dieu te fera mourir par la main d'un bourreau,
Qui de ton bras tyran delivrera la France.
Fin.
L'Umbre du Mignon de fortune, avec l'Enfer des ambitieux mondains, sur les dernières conspirations, où est traicté de la cheute de l'Hôte[120].
Dédié au Roy par J. D. Laffemas, sieur de Humont[121].
A Paris, chez Pierre Pautonnier, imprimeur du Roy. 1604.
Avec permission.
Au sieur de Laffemas sur son traicté.
Esprits quy recherchez le moyen de bien vivre,
Et de vous gouverner à la cour sagement,
Venez veoir Laffemas, quy donne par son livre
Aux cupides d'honneur un bon enseignement.
A très chrestien et glorieux Roy de France et de Navarre Henry IV.
Ce n'est pas sans un extreme regret, Sire, que je voue à Vostre Majesté le premier nay de ma plume[122] en si triste et lamentable subject; mais, poussé et enthousiazé de quelque fureur poetique, j'ay pensé (après avoir balancé au poids de mon petit jugement les dissuations plus grandes quy me detournoient de cette entreprinse contre les services que je doibs à Vostre Majesté) que je ne devois laisser passer soubz silence les pernicieux desseings des mondains quy jusqu'icy par leurs flots n'ont peu esbranler le roc de vostre vertueux et magnanime courage. Autrement j'eusse donné à croire à plusieurs que la paresse ou nonchalance m'avoient atteint, auxquels toutesfois je ne desire donner place au prejudice de l'affection que je porte à vostre Estat. Permettez donc, Sire, qu'en continuation des services que mon père vous a faicts[123] et desire faire encore[124], je face, comme issu de luy, esclorre soubz l'aisle de vostre aveu ce primice de mes escripts quy, autant profitables que lamentables, escleirez de vostre regard, penetreront les nues et desseings brouillez des plus infidèles mondains, et enfin vivront en la bouche de l'éternité, pour chanter avec moy vostre gloire, et m'occasionner à prier le Ciel me faire naistre de jour en jour de nouvelles occasions pour tesmoigner à Vostre Majesté que je n'attends plus grand heur au monde que d'estre qualifié jusqu'au tombeau,
Sire,
Vostre humble, très obeissant et très fidelle serviteur,
Ode en faveur de l'Autheur.
Strophe.
J'entends le père des artz
Appeler de toutes partz
La troupe heliconnienne
Pour entendre ce sonneur;
Bref la cohorte neufvaine
Luy vient dejà faire honneur.
Il est temps que l'on s'appreste
De luy couronner la teste
D'un branchage precieux:
Sus! sus! que l'on applaudisse,
Jeunes esprits studieux,
En ce divin exercice.
Antistrophe.
Le sommet aonien,
Et le laurier phebeen,
Luy sont acquis pour sa gloire;
Puisqu'il enseigne aux humains
Le moyen d'avoir victoire
Contre les efforts mondains.
Sus! donc, enfants de Minerve,
Dont les Muses font reserve,
Venez tous apprendre icy
Quel sentier il vous faut suyvre
Pour charnier vostre soucy,
Et après la mort revyvre.
Epode.
L'Autheur à ses vers.
Marchez hardis, mes vers, vous avez un bon guide,
Ne craignez le mespris d'un nombre d'ignorants,
Si vous n'estes pour eux assez doux et fluide,
Pour d'autres vous serez plus mignards et coulants.
Au Lecteur.
Strophe.
Cherchez le Latonien
Au throne heliconien,
Et les filles de mesmoire;
Au pecazide ruisseau,
Lecteur, n'accourez pour boire
En ce traicté de leur eau.
Vous de quy l'esprit s'amuse
Aux doctrines d'une Muse,
Ne la cherchez pas icy;
Mais si vous cerchez des larmes,
De la peine et du soucy,
Lisez mes funèbres carmes[125].
Antistrophe.
Fortune jamais aux siens
Ne donna plus de moyens
Pour se jouer de leur vie;
Jamais on n'a veu le sort
Avoir eu si grant envie
De chercher aux siens la mort.
Vomissez vostre rancune,
Vous tous mignons de fortune[126],
Car le bonheur d'un Dauphin
A permis que vostre rage
Se soit ouverte à la fin,
Pour vous causer du dommage.
Epode.
Benissons l'honneur des roys,
Henry, ce vertueux prince,
Quy, en despit des abboys,
A conservé sa province.
Perturbateurs du repos,
Croyez que tost vostre engeance
Pour le butin d'Atropos
Finira dans nostre France.
L'Umbre du Mignon et l'Enfer des ambitieux mondains.
Stances.
Je ne recherche point le sable de Pactolle,
Ny l'arène de Gange ou bien l'or de Cresus,
Ny moins les grands tresors de l'un ou l'autre polle.
Mais je cherche plutost le mirouer des vertus.
O precieux mirouer qu'entre tous biens j'estime,
Que l'on voit de thresors et de riches moyens
Au travers de la glace où la vertu domine,
Plus precieux cent fois que ceulx des Indiens.
Celuy quy maria les lettres à l'espée,
Ce puissant empereur, la terreur des meschants,
Mesprisa les joyaux de parure jaspée
Et chercha la vertu jusqu'à fin de ses ans.
Je ne dy point heureux les enfants de fortune
Qui souvent en grandeur se voient eslevez,
Car, voisinant le ciel, ils imitent la lune,
Nuageant leurs esprits de mille vanitez.
Avons-nous rien plus cher au monde avec la vie
Qu'un honneur bien acquis au champs de la vertu,
Affin que la memoire en demeure infinie
A ceux quy nous suivront par ce sentier battu.
Doncques en quelque lieu où le sort nous attire,
Ne nous mecognoissons après des biens acquis;
Et plus nous sommes grands, petits il nous faut dire,
Car c'est l'honneur des grands de se dire petits.
Toujours l'humilité rend de la gloire aux hommes,
Plus que s'ils recherchoient la gloire ambitieux:
Car on n'estime point, en ce siècle où nous sommes,
Ceux quy pour leurs estaz se rendent glorieux.
J'ay autrefois apprins ce regime de vivre
D'un des galants esprits quy soit de nostre temps,
Et lors je le priay me permestre de suivre
Sous l'aisle de son nom les beaux enseignements.
Il ne m'eust pas si tost donné cette licence,
Que j'allay rechercher les Muses pour appuy,
Quy, m'ayant donné part à leur juste science,
Me firent pratiquer ces preceptes de luy.
Depuis j'ay recherché les sylvestres boccages
Et les lieux plus affreux des deserts ecartez,
Où j'ay plus exercé mes coustumiers ouvrages
Que les renseignements que j'avois emportez.
Ces lieux que la frayeur et l'horreur accompagne
M'ont avec eux tenu prisonnier pour un temps,
Ma Muse m'assistoit, et, fidelle compagne,
De mes afflictions appaisoit les tourments.
Je m'estois là banny, d'un exil volontaire,
Pour ne voir plus commestre en France tant de maux,
Et lorsque je pensois n'avoir plus de misère,
Ce fut alors que fus plus remply de travaux.
Car estant esloigné de nos plaines gauloises,
Une peur me saisit de ne les voir jamais,
Si bien que j'aymay mieux vivre parmy leurs noises
Que de porter ailleurs de leurs troubles le faix.
Car en estant absent j'enduray plus de peyne,
Que present au milieu de ses plus grands effrois,
Voire qu'il me sembloit mon absence estre vayne,
Et que je supportois le faix de leurs abbois.
Je quittay donc pour lors la sylvestre demeure
Où les nymphes faisoient ordinaire sejour,
Pour venir dans Paris chercher à la mal'heure
Le sujet de donner à mes carmes le cours.
Je voulus delaisser les manoirs de plaisance,
Pour venir à Paris recevoir des douleurs;
Mais je n'y fus plus tost que je maudis la France,
Et deploray cent fois ses sinistres malheurs.
Il semble que le Ciel la destine à produire
Un tas de malheureux pour le jouet du sort;
Quy, ne cherchant sinon ce quy leur pourra nuire,
Reçoivent pour guerdon[127] une exemplaire mort.
Je n'allegueray point pour preuve de mon dire
Ce foudre des combats, cest ennemy de peur,
Quy, cherchant son meilleur, ne trouva que son pire,
Et mourut pour chercher aux enfers plus d'honneur[128].
Après que Thomiris eust de Cyrus la teste,
Elle l'a feit plonger dans un vaisseau de sang;
Et ce fier boutefeu[129], au milieu des tempestes,
Cherche pour s'assouvir avec Cyrus son rang.
Mais quoy? si le Ciel veut tant malhourer la France,
Ce n'est pas pour tollir aux hommes la raison:
Nous avons tous acquis avecque la naissance
Un sens pour refrener l'humaine passion.
La France n'en peut mez, c'est l'humaine nature
Quy fragile en ses faicts, ne se mesure pas,
Et si quelqu'un feut mal, c'est raison qu'il endure
Pour son crime commis un horrible trespas.
Il y a des mortels quy font les autres sages,
Car chacun ne peut pas suivre un mesme sentier:
Les uns naissent posez et les autres volages,
Mais le premier mechant rend sage le dernier.
La France se voyant, trop plongée aux delices
Pour avoir son support sur un Mars belliqueux,
Delaissoit la vertu pour se donner aux vices,
Mais ce Mars la corrige au bien de nos nepveux.
Comme on voit le soleil s'obscurcir par la nue,
Pour devenir après éclatant à nos yeux;
Ainsy la France estant de tous ses vices nüe,
Se rendra plus celèbre et louable en tous lieux.
O! que si ces mondains avides de richesses
Eussent consideré, armez de la raison,
Que le Ciel, quy voit tout, descouvroit leurs finesses,
Ils n'eussent pas brassé si grande trahison.
Mondains quy s'enyvrez des richesses du monde,
Allez, suivant les pas de vos predecesseurs;
Apprenez que celuy quy aux grandeurs se fonde,
Se va précipitant au gouffre des malheurs.
Si j'osois exprimer combien j'ay de constance
Pour resister au choc du monde et des thresors,
Je me pourrois vanter d'estre Phenix de France,
Nay contre les assaults de tous mondains efforts.
Ce quy plus m'estonna après mon arrivée,
Fut ce nouveau Narcys de luy-mesme amoureux.
Quy, se précipitant dedant l'onde agitée[130],
N'embrassa que la mort qu'il cherchoit malheureux.
Sa fin fut bien semblable à celle de Narcisse;
Toutefois leurs humeurs ne sympathysoient[131] pas:
L'un estoit vertueux, l'autre rempley de vice;
Bref, l'un estoit Adon, l'autre Pausanias.
L'un, amoureux de soy, se miroit dedans l'onde,
Et, se jettant après ce qu'il aymoit le mieux;
Il perdit le plaisir qu'il esperoit au monde
Et le contentement qu'il cherchoit en ces lieux.
L'autre, voulant chercher de Pactolle le sable,
Se jetta dans les flots contre luy courroucez;
Quy, luy donnant la mort à Narcisse semblable,
Rejettèrent son corps, de le garder lassez[132].
O piteux accident! quelle mort, je vous prie,
Plus cruelle cent fois, avoit-il merité?
Las! que ne fut-il prins encore plein de vie,
Afin d'estre puny de sa desloyauté.
Nul genre de tourment, supplice ny torture,
N'est encore assez grand pour punir les mondains
Quy cherchent comme luy la vicieuse ordure,
Et trament malheureux de semblables desseings.
O ciel, que ce mignon se devoit bien conduire,
Après la digne charge où on l'avoit admis[133];
Mais, second Phaeton, à son bien voulut nuire,
Et tomba dans le sein de l'humide Thetis.
Helas! s'il eust appris au mirouer de bien vivre,
Un bon enseignement pour se bien gouverner,
Chacun l'eut imité, chacun l'eut voulu suivre,
Et chacun un beau los[134] luy eust voulu donner.
Un peu de temps après sa cheute memorable,
Je voulus, pour bannir ce souvenir de moy,
Chercher un pourmenoir plaisant et agreable,
Et entre autre j'allay dans les jardins du roy.
C'estoit au mois d'avril[135], lors que Flore nous envoye
Ce qu'elle a de plus beau dans son sein precieux,
Lorsqu'on entend Progné quy pour Ithis larmoyé,
Et qu'on voit les pasteurs sauter à qui mieux mieux.
Je ne fus pas si tost au Parc des Thuilleries[136]
Qu'un nocturne hibou et deux corbeaux hideux,
Assistez de serpens et d'affreuses harpies,
Criant, sifflant, hurlant, furent devant mes yeux.
Je laisse croire à ceux quy ont veu telle chose,
Si ceste vision me donna la frayeur;
Mais ce ne fust pas tout, et ne scay comme j'ose
Raconter seullement la moitié de ma peur.
Comme ces noirs couriers du palais de ténèbre
Eurent autour de moy voltigé plusieurs fois,
Le ciel fust obscurcy, et la trouppe funèbre
Des esprits ensouffrez heurloit à haulte voix.
Si jamais j'avois cru un eternel suplice
Destiné aux enfers pour punir les mechants,
C'estoit lors qu'englouty dans ce noir precipice,
J'entendis tant de cris et de gemissements.
Ce ne fut pas la fin, car, après tant de plaintes,
Un umbre m'apparut qui me cria ces motz:
Mortel, n'aie point peur, mais ecoute mes plaintes,
Et retourne jouyr du gracieux repoz.
Je suis cil que Fortune à la roüe inconstante
Esleva pour un temps en grande dignité,
Quy, se jouant de moy, me donnoit une attente
Quy nourrissoit mon cœur en la mundanité.
Sçache que j'ay vescu au monde peu d'années,
Et qu'après y avoir acquis un peu de biens,
J'ay mechant entreprins de secrettes menées
Quy m'ont faict tresbucher aux creux Tenariens
Ce fut l'ambition qui causa ma ruine,
Et les tourmens cruels que j'endure icy bas;
Je m'apparois à toy, que la raison domine,
Affin de te servir de mon triste trepas.
Las, combien dy je alors à cette ame maudicte
Tu ressens de tourmens pour t'estre mal conduict;
Mais quy faict qu'en ce lieu torturé tu habites,
Et que ton dur tourment tu m'as icy desduict?
Ces lieux, me respond-il, comme proches du Louvre
Où j'ay faict autrefois tant de tort à mon roy,
M'ont esté designez, affin que par là j'ouvre,
Et m'en ressouvenant, la bonde à mon esmoy.
Et je te dy quel est le tourment que j'endure,
Afin que, vray tesmoing, tu le conte aux humains:
Qu'ils se representent le mal quy me torture,
Ils ne trahiront pas leurs princes souverains.
Combien maudy je, helas! le jour de ma naissance,
Le temps que j'ay vescu et le jour de ma mort!
Je maudy mille fois les honneurs de la France,
Et les biens qu'on acquiert soubz le pouvoir du sort.
Que ne suis-je avorté au ventre de ma mère,
Ou jeune que ne fus-je englouly par un lyon,
D'un tygre ircanien, bref qu'une beste fière
Ne coupa le chemin à mon ambition.
Plustost, plus tost que d'estre aux Enfers plein de rage,
Torturé pour jamais de fouet et de marteau,
Je vy, je meurs vivant, et sans cesse j'enrage,
Le chef environné de mille couleuvreaux.
Maudite mille fois ceste race espagnolle[137],
Quy m'avoit suscité à ceste ambition.
Va, mortel, les tourments m'enlèvent la parolle;
Souviens-toy seullement qu'elle est ma passion.
A ces mots il se tut, et la bande infernalle
A l'instant avec luy se perdit de mes yeux,
Et chacun d'eux hurlant dans un grotton devalle[138],
Me laissant estendu demy-mort en ces lieux.
Jamais pauvre nocher, échappé du naufrage,
Ne fut plus rejouy se voyant à bon port,
Que je fus de me voir hors d'une telle rage,
Où l'on vit en mourant d'une eternelle mort.
J'estois si etonné que je ne saurois dire
En quelle forme estoit cest esprit malheureux;
Seullement il suffit que j'ay veu le martyre
Quy le suit eternel aux enfers tenebreux.
J'estois tout englouty au milieu des fumées,
Des souffres et aluns quy le vont tous bruslants;
Les canons, les mousquets, quy tomnent aux armées,
Ny la crainte des coups, ne m'etonneroient tant.
Considerez, mondains, je vous prie, la peyne
Qu'endure maintenant ce mane[139] des enfers;
Gardez-vous de chercher une semblable chesne
Et de vous enchaîner en de semblables fers.
Helas! c'est un grand faict que la fortune tente
Les mondains, plus jaloux d'honneur que de vertu,
Et frustre bien souvent l'ambitieuse attente
Qu'ils ont de surmonter sans avoir combattu.
J'entends d'avoir gaigné par moyen illicites,
Et n'avoir aspiré qu'aux charges et grandeurs,
Indignes toutes fois d'avoir faict ces poursuittes
S'ils n'ont eu la vertu d'acquerir ces honneurs.
Vertu, dy-je, d'où vient ce tiltre de noblesse
Quy nous rend d'un chacun estimez et cheris,
Plus que d'avoir acquis cest honneur par richesse,
Et la richesse encor par malheur mal acquis?
Alexandre n'est plus, helas! je ne m'estonne
S'il n'a qu'un successeur en science et valeur,
Alaité de Palas et chery de Bellone;
Car en ce temps l'on est de vertu amateur.
Ce prince macedon veit entre les despouilles
Du puissant Darius des parfums de grand prix,
Et, se mocquant, disoit: «Il musque ses quenouilles,
Et moy, je chéris plus d'Homère les escripts.»
Voulant dire son cœur estre plus heroïque
D'aimer mieux la vertu que l'arabique odeur,
Quy servoit à musquer de Darius la picque,
Car il aimoit Homère example de malheur.
Je sors à mon avril encore de l'étude,
Et à peine vingt fois ay-je veu le printemps[140];
Mais si ay-je cherché maintes fois l'habitude
De passer par vertu le reste de mes ans,
Lorsque, dissuadé en mainte et mainte sorte,
Je voyois avec moy ung nombre d'escoliers
Estudier pour se mestre en l'epoisse cohorte
De ceux quy n'ont suivy les vertueux sentiers.
Le temps, le temps n'est plus qu'on mettoit la jeunesse
Au chemin de vertu pour suivre les prudens;
Celuy-là quy se croist estre issu de noblesse
Ne recherche aujourd'huy rien que le cours du temps.
O cours trop corrompu et semé de malice!
Helas! que ceux quy vont poursuivant les honneurs,
Poursuivent, malheureux, d'imprudence et de vice,
Pour se voir en un coup accablé de malheurs.
Je scay que la plus part de ceux quy estudient
Cherchent, ambitieux, un chemin d'estre grands:
L'un aspire aux estats et les autres se fient
En leurs biens quy les font à jamais ignorants.
Si l'hoste eust recherché, ce mignon dont je traicte,
Un moyen vertueux pour parvenir un jour,
Helas! il n'eust pas faict aux enfers sa retraicte,
Ains bienheureux seroit au celeste séjour.
S'il eut, s'il eut suivy de son maistre la piste,
Il n'eut pas convoiteux entreprins tel me faict;
Mais il ne savoit pas en quoy l'honneur consiste
(Bienheureux celuy là quy pour son bien le scait).
Il a seul entrepris contre l'estat de France,
Et seul pour cest effect il le pace là-bas.
Je dy depuis son règne ou bien sa cognoissance,
Car du passé plus loing je ne parleray pas.
Que son maistre a regret qu'une ame si mechante
Aye pris nourriture un temps en sa maison:
Mais souvent mauvais fruict sort d'une bonne plante[141],
Et se n'en doibt partant facher outre raison.
Revivez, personnage ou la France s'appuie;
Ne vous contristé plus d'un si fresle subject,
Mais cherchez les moyens d'egayer vostre vie,
Si vous voulez bannir des François le regrect.
Ils n'ont un tel esmoy que de vous voir en peyne
Pour un mal que vous seul pouvez consolider;
Bannissez donc de vous se soucy quy vous gehêne,
Et pour aider l'Etat soignez à vous aider.
Si vous faictes ce bien maintenant à vous-même,
Ce sera desormais pour le bien des François.
Le roy vous en requiert, et, vous aimant, il ayme
Celuy que ses ayeulx ont chery autrefois.
Si mes vers m'ont permis de vous faire cognoistre
Le tourment que j'avois de vostre affliction,
Pardonnez à celuy que le Ciel a fait noistre
Pour vous rendre certain de son affection.
Ma Muse m'a requis ce dernier exercice,
Qu'elle m'a suscité de faire tout en vers;
Je ne luy ay voulu refuser ce service
Bien que son vouloir fust à mon desseing devers.
Fin.
Réception des Ambassadeurs du roi de Siam, en 1686.
Extrait des Mémoires du baron de Breteuil[142].
Le 18 juin, trois ambassadeurs du roi de Siam[143], accompagnés de huit mandarins et de vingt domestiques, étant arrivés à la rade de Brest, furent aussitôt visités par le sieur Descluseaux, intendant de marine. On fit équiper une espèce de galère, à laquelle quantité de chaloupes, ornées de différentes parures, se joignirent, pour mettre les ambassadeurs à terre.
A leur entrée, ils furent salués de plus de soixante volées de canon, auquel celui du château répondit. Ils trouvèrent à leur descente, sur le bord de la mer, la bourgeoisie sous les armes. On les conduisit dans la maison du roi, où ils furent logés avec leur suite, et traités par le sieur Descluseaux jusqu'à l'arrivée du sieur Stolf, gentilhomme ordinaire de la maison du roi, qui avoit amené un maître d'hôtel pour leur traitement et pour la dépense qu'on seroit obligé de faire pendant tout leur séjour en France.
Ce jour-là même, le premier ambassadeur ne fut pas plus tôt dans la chambre qu'on lui avoit destinée, qu'il suspendit la lettre que le roi de Siam écrivoit au roi à une hauteur fort élevée au-dessus de lui. La lettre étoit écrite sur une lame d'or, les rois de Siam n'écrivant jamais autrement. Elle étoit enfermée dans trois boîtes: celle par-dessus étoit de bois de vernis du Japon; la seconde, d'argent, et la troisième, d'or. Toutes ces boîtes étoient couvertes d'un brocard d'or, enfermées avec le sceau du premier ambassadeur, qui étoit en cire blanche. Aucun des Siamois ne prit, par respect pour la lettre, de chambre qui fut au-dessus de celle de cet ambassadeur, ce qu'ils ont observé par tous les lieux où ils ont logé.
Au départ de Brest, qui fut le 9 juillet, on se servit jusqu'à Nantes de litières, et de là jusqu'à Orléans, de voitures ordinaires[144]. Comme il falloit que la lettre du roi, leur maître, fût plus élevée qu'eux, ils faisoient attacher dans le carrosse, au-dessus de leur tête, un placet sur lequel ils plaçoient la lettre.
Le sieur Stolf avoit eu ordre de leur faire rendre tous les honneurs dans toutes les villes où ils avoient à passer. Les intendants alloient au devant d'eux; on les saluoit de canon à leur entrée; une compagnie de la bourgeoisie se mettoit sous les armes à la sortie de leur logis; la chambre des comptes à Nantes envoya des députés les complimenter, ce qu'elle ne devoit pas faire. Il faut que les compagnies en dernier ressort aient des ordres exprès, quand elles ont à saluer même des souverains. Les présidiaux et autres corps, par tous les lieux de leur passage, envoyèrent aussi des députés leur faire des compliments. C'étoit trop faire pour des ambassadeurs les corps des villes doivent aller seuls les complimenter chez eux, et non à la porte de la ville. Ce dernier honneur est réservé aux rois, aux reines et aux princes, qui n'ont personne au-dessus d'eux, et qui sont d'un rang distingué.
Il n'y eut qu'à Orléans que l'intendant n'alla point au devant des ambassadeurs et qu'on ne tira pas le canon[145]. On pouvoit cependant suivre l'exemple des autres villes.
Ils arrivèrent à Vincennes le 27 juillet. Le Mercure galant[146] dit qu'ils ne furent point logés au château, parce qu'il étoit rempli d'ouvriers. L'auteur se trompe: on ne loge jamais les ambassadeurs dans le corps de logis du roi, mais ils peuvent être logés dans les avant-cours des maisons royales. Le duc de Pastrana, ambassadeur extraordinaire d'Espagne en 1679, eut à Fontainebleau, dans la cour du Cheval-Blanc, l'appartement de M. de Louvois, qui étoit absent.
Avant Henri IV, personne n'étoit logé dans la maison du roi que les fils naturels, les princesses, qui y logeoient leurs maris avec elles, le grand-maître de la maison du roi, le premier gentilhomme de la chambre, le capitaine des gardes et le maître de la garde-robe. Ces officiers y logeoient avec leurs femmes; les survivanciers de ces charges y avoient aussi leurs logements. Les cardinaux n'y logeoient point. Il n'y eut jamais que le cardinal de Lorraine qui, comme pair de France, y eut un logement marqué à la craie. Les favoris d'Henri III en eurent aussi. Anne de Montmorency, qui étoit grand-maître de la maison, y avoit un appartement par sa charge; son fils, qui en avoit la survivance, après avoir été fait maréchal de France, donna la démission de sa charge au duc de Guise, et demanda au roi la grace de lui vouloir conserver son logement.
Le 30, le sieur de Bonneuil[147] vint à Vincennes faire compliment de la part du roi aux ambassadeurs. Ils lui donnèrent la main. Les ambassadeurs avoient des Suisses de la compagnie des cent-suisses de la garde du roi pour empêcher aux portes la trop grande foule de monde qui venoit les voir; ils les eurent pendant tout leur séjour à Paris[148].
De Vincennes on les mena à Berny, où ils furent assez longtemps, en attendant leurs ballots, qui avoient été embarqués à Brest pour Rouen. Ils ne pouvoient se résoudre à demander audience, que les présents qu'ils avoient à faire au roi de la part du roi leur maître, et ceux qu'ils faisoient de leur chef, ne fussent exposés dans la chambre d'audience, selon l'usage de leur pays. Tous les ballots étant arrivés, les ambassadeurs firent leur entrée à Paris le 12 août. Ils partirent ce jour-là de bonne heure de Berny[149], et se rendirent à Rambouillet[150].
Le maréchal duc de la Feuillade alla avec le sieur de Bonneuil, dans les carrosses du roi et de madame la dauphine, les prendre. Les ambassadeurs, étant avertis de leur arrivée, vinrent les recevoir dans la première pièce en entrant de leur appartement, qui étoit au rez-de-chaussée. Après les civilités rendues de part et d'autre, le premier ambassadeur monta dans le carrosse du roi, se mit au fond de derrière, à droite, ayant le duc de La Feuillade à côté de lui; le sieur de Bonneuil occupa le fond de devant avec le sieur Stolf. Les deux autres ambassadeurs se placèrent dans les carrosses de madame la dauphine avec le sieur Girault et l'abbé de Lyonne, qui devoit servir d'interprète.
On marcha dans cet ordre:
- Deux carrosses du maréchal duc de La Feuillade, remplis de ses gentilshommes;
- Quelques carrosses de louage, où les domestiques des ambassadeurs étoient[151];
- Huit trompettes de la chambre du roi sonnant. Les ambassadeurs les avoient demandés pour faire honneur à la lettre du roi de Siam. Ou a bien voulu leur faire ce plaisir, contre l'usage, les trompettes ne sonnant jamais aux entrées des ambassadeurs.
- Le carrosse du roi, entouré de laquais du maréchal duc de La Feuillade et de ceux de l'introducteur;
- Le carrosse de madame la dauphine;
- Le carrosse de Monsieur et celui de Madame;
- Les carrosses de la famille royale;
- Les carrosses des princes et des princesses de la maison royale;
- Le carrosse du secrétaire d'État des affaires étrangères[152];
- Le carrosse de l'introducteur.
- Le carrosse du chevalier de Chaumont et de l'abbé de Choisy, qui avoient été en ambassade à Siam[153];
- Le carrosse de l'abbé de Lyonne[154];
- Un carrosse des missionnaires étrangers fermoit la marche.
Les ambassadeurs descendirent à l'hôtel des ambassadeurs extraordinaires[155], où étant arrivés, le maréchal duc de La Feuillade les accompagna jusque dans leur chambre; et, après quelques moments de conversation, il se retira. Les ambassadeurs le conduisirent jusqu'à son carrosse, qu'ils virent partir.
Dès le soir même, ils furent traités par présents. Le sieur Chanteloup, un des maîtres d'hôtel du roi, et un des contrôleurs d'office, furent chargés de leur traitement, qui fut pendant trois jours et demi; après lesquels le maître d'hôtel qui étoit venu à Brest continua d'avoir soin d'eux. C'est un usage que tous les ambassadeurs envoyés par des maîtres dont les états sont hors de l'Europe sont défrayés, pendant tout leur séjour, aux dépens du roi.
La première action que le premier ambassadeur fit fut de placer la lettre du roi son maître, a la ruelle du lit de la chambre des parades, dans une machine qu'ils appellent en leur langue: mordoc pratinan.
Tous les ambassadeurs mettoient tous les jours des fleurs nouvelles dessus la lettre du roi, et toutes les fois qu'ils passoient devant ce lieu royal, ils faisoient de profondes révérences. Ce respect ne doit point paraître extraordinaire. Tous les vieux courtisans de mon jeune temps saluoient le lit du roi, en entrant dans la chambre, et la nef. Quelques dames de la vieille cour les saluent encore.
La fièvre quarte qui survint au roi le jour de leur entrée fut cause que l'audience qu'ils devoient avoir le 14 fut différée.
Le 15 août, les ambassadeurs se rendirent à Notre-Dame pour voir la procession qui se fait tous les ans le jour de l'Assomption.
Le roi étant entièrement guéri, il donna audience aux ambassadeurs le 1er septembre. Le sieur de Bonneuil conduisit, dans les carrosses du roi et de madame la dauphine, à l'hôtel des ambassadeurs, le maréchal de La Feuillade, qu'il avoit été prendre chez lui. Les ambassadeurs vinrent au devant de lui, mais le maréchal ne voulut point entrer dans leur appartement; il reçut leurs compliments sur les degrés, et les pria, parce que l'heure pressoit, de monter dans les carrosses du roi, de peur d'arriver trop tard. Chacun prit la même place qu'il avoit occupée le jour de l'entrée, dans la marche de Paris à Versailles.
Le roi, en envoyant le maréchal de La Feuillade, voulut les recevoir moins bien que les autres ambassadeurs des têtes couronnées, à qui il envoie des princes étrangers, les jours qu'ils ont leur première audience: on leur fit valoir le titre de colonel des gardes que le duc de La Feuillade possédoit.
Sur les dix heures, les ambassadeurs, arrivés à Versailles, trouvèrent dans l'avant-cour du château les gardes françaises et suisses sous les armes, tant celle qui relevoit que celle qui devoit être relevée, tambours appelants[156]. Ils mirent pied à terre à la salle de descente des ambassadeurs; ils attendirent l'heure de l'audience. Après s'être lavés selon leur coutume, ils mirent des bonnets de mousseline, faits en pyramides, au bas desquels étoient des couronnes d'or larges de deux doigts, qui marquoient leurs dignités; de ces couronnes, il sortoit des fleurs, des feuilles d'or minces, ou quelques rubis en forme de grains. Ces feuilles étoient si légères, que le moindre mouvement les agitoit. Le troisième ambassadeur n'avoit point de fleurs au cercle d'or de sa couronne. Les huit mandarins avoient une pareille coiffure de mousseline sans couronne.
On avoit préparé au bout de la grande galerie du château, du côté de l'appartement de Mme la dauphine, un trône élevé de six degrés, le tout couvert d'un tapis de Perse à fond d'or, enrichi de fleurs d'argent et de soie. Sur les degrés, on avoit placé de grandes torchères et de grands guéridons d'argent; au bas du trône, à droite et à gauche, en avant, on avoit mis, d'espace en espace, de grandes cassolettes d'argent, chargées de vases d'argent. On avoit ménagé un espace vide de quatre à cinq toises, où les mandarins qui étoient à la suite des ambassadeurs pussent être pendant l'audience, sans être pressés par les courtisans[157].
On marcha à l'audience en cet ordre:
Le sieur Girault à la tête des deux secrétaires de l'ambassade, nu-tête;
Six mandarins vêtus de vestes avec des écharpes, le poignard au côté, leurs bonnets de soie fine en tête, faits en pointes pyramidales; douze tambours de la chambre du roi, battant la marche;
Huit trompettes de la chambre du roi précédoient une machine de bois doré, faite en pyramide, appelée lieu royal, où la lettre du roi de Siam étoit posée; elle étoit portée par des Suisses du régiment des gardes; quatre Siamois marchoient autour, avec de grands bâtons de deux toises de haut, portant quatre espèces de parasols;
Les trois ambassadeurs, de front sur une même ligne, avec le duc de La Feuillade à droite, et le sieur de Bonneuil à gauche.
Deux officiers portoient de grandes boîtes rondes ciselées, avec des couvercles relevés. Ce sont des marques de leurs titres et de leurs dignités, que le roi de Siam leur donne lui-même, en présence duquel ils ne paraissent jamais sans ces marques de distinction.
On passa, en cet ordre, par la cour du château, où les gardes de la prévôté étoient en haie; une partie des cent-suisses de la garde hors la porte de l'escalier du grand appartement, et l'autre sur les degrés.
Le sieur de Blainville, grand-maître des cérémonies, et le sieur de Saintot, maître des cérémonies, à la tête des cent-suisses, reçurent les ambassadeurs, l'un marchant à droite, et l'autre à gauche dans la marche.
La machine du lieu royal arrêta en dehors de la porte de la salle des gardes du corps, où elle resta. Le premier ambassadeur en tira une boîte d'or, dans laquelle la lettre du roi de Siam étoit enfermée. Il la donna à un mandarin, pour la porter sur une soucoupe d'or, le faisant marcher devant lui.
Les tambours et les trompettes restèrent en cet endroit. Le maréchal duc de Luxembourg, capitaine des gardes du corps, reçut les ambassadeurs à la porte de la salle des gardes, tous en haie et sous les armes. Il prit sa place ordinaire à droite, en avant, partageant avec le duc de La Feuillade l'honneur de la main de l'ambassadeur.
A l'entrée de la galerie, ceux de la suite et du cortége de l'ambassadeur se prosternèrent, aussitôt que le secrétaire ordinaire du roi à la conduite des ambassadeurs les eut rangés à droite et à gauche: ils auroient toujours eu le visage contre terre, si le roi ne leur eût permis qu'ils le regardassent. Il dit qu'ils étoient venus de trop loin pour ne leur pas permettre de le voir[158]. Les mandarins, voyant de loin le roi sur son trône, le saluèrent sans ôter leurs bonnets, tenant leurs mains jointes à la hauteur de la bouche. A chaque salut qu'ils faisoient, ils s'inclinoient par trois différentes fois sans sortir de leur place; ce qu'ils firent de temps en temps, s'approchant du trône, au pied duquel ils se mirent à genoux. En cette posture, ils saluèrent le roi par trois profondes inclinations de corps, après quoi ils s'assirent contre terre, et y demeurèrent pendant toute l'audience.
Les ambassadeurs, du moment qu'ils aperçurent aussi le roi, firent trois profondes révérences, pliant leur corps, et élevant leurs mains jointes à la hauteur de leur tête. Ils marchèrent ensuite, toujours les mains élevées, et firent, de distance en distance, de très-profonds saluts, jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés au pied du trône. Alors le roi, sans se lever, se découvrit pour les saluer[159]. Sa Majesté étoit accompagnée de monseigneur le dauphin et de Monsieur, de M. de Chartres, de M. le duc de Bourbon, de M. le duc du Maine et de M. le comte de Toulouse, qui tous se couvrirent pendant l'audience; elle avoit derrière son fauteuil le grand chambellan, les premiers gentilshommes de la chambre, les grands-maîtres de la garde-robe, et le maître de la garde-robe. Le chef de l'ambassade, qui tenoit la place du milieu, sans ôter ses mains élevées à la hauteur de son visage, fit un compliment au roi. Les deux autres ambassadeurs étoient dans la même posture et dans la même situation que lui.
Son discours fait, l'abbé de Lyonne, qui avoit appris la langue siamoise, à la maison des missionnaires de Siam, s'approcha du roi pour lui dire la harangue de l'ambassadeur[160]; à quoi le roi répondit avec des termes très-honnêtes. Quand le roi eut répondu au compliment de l'ambassadeur, le premier ambassadeur monta sur le trône, ayant pris la lettre du roi son maître d'un des mandarins qui le suivoient; il la présenta au roi, qui se leva pour la recevoir, et la mit entre les mains de M. de Croissy. Les deux autres ambassadeurs qui accompagnoient le premier ministre de l'ambassade, étant au trône, laissèrent une marche entre eux et lui. Le roi leur parla assez de temps, l'abbé de Lyonne interprétant ce qui se disoit de part et d'autre.
L'audience finie, les ambassadeurs, avant que de descendre du trône, firent de profonds saluts qu'ils réitérèrent au pied du trône, pendant que les mandarins saluoient à genoux le roi, tous pliant le corps; après quoi, les mandarins étant levés, ils se placèrent derrière les ambassadeurs, et tous ensemble firent, en se retirant, les mêmes saluts qu'ils avoient faits en entrant dans la galerie, avec cette discrétion de ne point tourner le dos au roi que lorsqu'ils virent au bout de la galerie que les courtisans, qui faisoient haie des deux côtés, eussent fermé l'ouverture du passage.
Les ambassadeurs sortirent de la grande galerie, précédés comme ils étoient venus, et accompagnés du maréchal de La Feuillade, du maréchal duc de Luxembourg[161], qui les quitta à la porte de la salle des gardes-du-corps.
Le grand-maître et le maître des cérémonies prirent congé d'eux au bas du grand escalier, et le duc de La Feuillade, avec le comte de Bonneuil, les conduisant à la salle de descente, ou l'on les vint prendre peu de temps après pour les mener dîner en la salle du conseil, avec table de vingt couverts, dont le duc de La Feuillade fit les honneurs, les sieurs Bonneuil, Girault et Stolf dînant avec eux. Après le dîner, les ambassadeurs eurent une audience de monseigneur le dauphin, et y furent conduits par le maréchal de La Feuillade, par le grand-maître des cérémonies, par le sieur de Bonneuil, et par l'officier des gardes-du-corps, avec les mêmes cérémonies qu'ils avoient été conduits chez le roi. Ils étoient précédés des mandarins, qui firent leurs révérences avec le même respect qu'ils les avoient faites au roi, s'agenouillant ensuite, et s'asseyant par terre pendant l'audience.
Monseigneur reçut les ambassadeurs assis et couvert, et ne se découvrit que dans le temps que les ambassadeurs firent les dernières révérences.
Le compliment de l'ambassadeur fini, l'abbé de Lyonne le lut en français, et servit d'interprète.
Les ambassadeurs ne virent point Mlle la dauphine: elle venoit d'accoucher[162]. Le duc de La Feuillade, après les avoir conduits à la salle de descente, prit congé d'eux, sa fonction cessant.
Les ambassadeurs allèrent, accompagnés de l'introducteur, du grand-maître et du maître des cérémonies, du sieur Girault et du sieur Stolf, chez M. le duc de Bourgogne, chez M. le duc d'Anjou, et chez M. le duc de Berri, chez Monsieur, chez Madame[163], les visitant tous les uns après les autres dans leurs appartements avec les mêmes cérémonies.
Leurs visites faites, ils partirent pour Paris dans les carrosses du roi, sans être accompagnés du duc de La Feuillade; les gardes françaises et suisses étant, à leur passage, sous les armes, tambours appelants.
Ce même jour, à leur retour, le prévôt des marchands les envoya prier, par le greffier de la ville, de vouloir se trouver, le lendemain, au feu d'artifice qu'on devoit tirer devant l'Hôtel-de-Ville pour la naissance de monseigneur le duc de Berri; mais comme il ne parla qu'au chef de l'ambassade, qui se mettoit au lit, l'ambassadeur s'excusa de ne pouvoir rendre réponse qu'après avoir conféré avec les autres ambassadeurs. Le lendemain, ils envoyèrent dire qu'ils ne pouvoient prendre aucun plaisir qu'ils ne se fussent auparavant acquittés, envers les princes et princesses, de leurs devoirs.
Le 7, ils allèrent à Saint-Cloud voir M. de Chartres et Mademoiselle, et firent ensuite les autres visites, sans observer les mêmes révérences qu'ils avoient faites à monseigneur le dauphin, à Monsieur et à Madame.