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Vercingétorix

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The Project Gutenberg eBook of Vercingétorix

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Title: Vercingétorix

Author: Camille Jullian

Release date: October 2, 2013 [eBook #43871]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Bibimbop, wagner, The library
of the University of Michigan, The Internet Archive and
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VERCINGÉTORIX ***

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La Table des matières se trouve ici.

VERCINGÉTORIX

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(Grossies au quintuple).

CAMILLE JULLIAN


Correspondant de l’Institut
Professeur à l’Université de Bordeaux

VERCINGÉTORIX

... ut id non hominum consilio, sed deorum voluntate factum putarent (Galli).

Hirtius, Guerre des Gaules, VIII, 43, § 5.


DEUXIÈME ÉDITION


PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79


1902
Droits de traduction et de reproduction réservés.

VERCINGÉTORIX


CHAPITRE I

LE PAYS D’AUVERGNE

Territorii peculiarem jucunditatem,... quod montium cingunt dorsa pascuis,... saxosa castellis,... aperta culturis, concava fontibus, abrupta fluminibus.

Sidoine Apollinaire, Lettres, IV, 21, § 5.

I. L’Auvergne, centre de la Gaule. — II. Des routes qui y conduisent. — III. Auvergne et Morvan. — IV. Isolement relatif de l’Auvergne. — V. Plateaux et montagnes. — VI. Le Puy de Dôme. — VII. La Limagne. — VIII. Sources et lacs.

I

Vercingétorix était roi des Arvernes, lorsqu’il dirigea, l’an 52 avant notre ère, la résistance de la Gaule à la conquête romaine.

Les tribus arvernes habitaient l’Auvergne actuelle, Haute et Basse, et la partie méridionale du Bourbonnais. À l’Est et à l’Ouest, leurs limites étaient celles de nos deux départements auvergnats, le Puy-de-Dôme et le Cantal; mais leur domaine dépassait ces frontières au Nord, où il finissait près de Moulins, et au Sud, où il englobait Brioude et Langeac. La nation possédait donc le milieu et les plus hauts sommets du plateau central.

L’Auvergne est, avec la Bretagne armoricaine, la région la plus ancienne de notre patrie. Au temps où les mers recouvraient presque tout l’espace qui devait être la France, émergeaient déjà les socles de granit où allaient se fixer l’une et l’autre provinces. De tous les grands «pays» gaulois, ce sont ceux dont les destinées ont commencé les premières. Mais, quand les terres nouvelles apparurent, elles se tinrent à l’écart de la Bretagne, et c’est au pied du plateau d’Auvergne que s’étagèrent les calcaires et les alluvions des bassins fluviaux. Il est devenu «le noyau de formation» de la France, et, suivant l’expression des anciens eux-mêmes, «l’échine montagneuse» autour de laquelle s’est développé le système de nos vallées.

Quelques années avant l’ère chrétienne, les géographes commencèrent à bien connaître la contrée qui s’étendait entre les Pyrénées et le Rhin, et où dominait «le nom celtique»: ils purent la voir dans son ensemble, et réfléchir sur elle. Or, le premier sentiment qu’elle leur inspira fut une naïve admiration. Ce pays, dirent-ils, ne peut être le résultat du hasard, il ressemble à l’œuvre faite par un dieu, il est l’édifice bâti par une providence. Son sommet va se perdre dans les brumes du Rhin septentrional; il s’appuie solidement, au Sud, sur les deux murailles de montagnes des Alpes et des Pyrénées; il regarde les deux grandes mers du monde, vers lesquelles il ouvre des baies également hospitalières.

Au dedans de ces limites, tout contribue à rapprocher les peuples, à leur donner le désir de se connaître, le besoin de s’entendre, le devoir de s’unir. La société humaine vit des instincts de l’âme et des sentiers de la terre: la nature a fourni à la Gaule les plus admirables éléments de la vie sociale, en lui présentant des routes toutes faites, c’est-à-dire un réseau continu de vallées fluviales. À l’Est, ce sont le Rhône, la Saône et le Doubs, qui vont, d’une même ouverture, droit du Nord au Sud; à l’Ouest, ce sont la Garonne et l’Aude, qui divergent dans leur cours, mais dont les vallées se rejoignent; entre ces deux grandes lignes, la Loire, la Seine et la Moselle s’épanouissent en éventail, nulle barrière ne sépare leurs eaux moyennes, et aucun obstacle sérieux ne s’élève entre leurs voies supérieures et la grande tranchée rhodanienne. Toutes ces lignes de flots mouvants se font suite, et par elles s’appelleront les peuples qui vont habiter sur les rives.

La Gaule, expliquait le géographe grec Strabon, est surtout un entre-croisement judicieux de rivières. Tandis que l’Égypte est le produit d’un seul fleuve, que l’Espagne est une lourde charpente de plateaux, la Gaule est encore l’ingénieuse combinaison de vallées groupées autour d’un donjon central.

Or, celles des eaux gauloises qui ne viennent pas des chaînes frontières, descendent pour la plupart du massif que domine l’Auvergne. Elles grossissent, se transforment, errent et se chargent avant d’arriver à la mer. Mais, si éloignées que soient les embouchures de nos fleuves, ils entraînent presque tous dans leurs eaux du limon des terres centrales. L’Auvergne est la citadelle au pied de laquelle se forment les routes naturelles et nationales du sol français.

II

Par sa masse et par sa hauteur, elle commande toutes ces routes.

Voici, à droite, la voie du Rhône et de la Saône, par laquelle Grecs et Romains ont civilisé ou conquis le monde barbare, Gaulois et Germains ont envahi le monde classique, la grande voie de lutte et de pénétration du Nord et du Midi. Au nord du Mont Pilat, qui est le premier mont méridional de la France, la coupure de la vallée du Gier s’ouvre entre le plateau central et la plaine du Rhône: elle débouche précisément entre les deux plus importants carrefours de cette plaine, entre le coude du Rhône et l’embouchure de l’Isère, en face de la ville de Vienne qui fut, avant l’arrivée de Jules César, l’avant-poste romain du côté de la Barbarie celtique et germaine.

Du haut du Mont Mézenc, qui marqua longtemps, vers le Sud-Est, la fin de la domination des Arvernes, ils voyaient se dérouler au Midi la large plaine narbonnaise, peuplée de villes, encombrée de tribus, riche en cultures, qui s’étalait entre l’Italie et l’Espagne, entre l’Aquitaine de l’Océan et la Ligurie méditerranéenne. Là s’étaient heurtés pour la première fois Hannibal et Rome, dans le duel où se décida le sort de l’Occident. De ce côté, le plateau finissait brusquement, tombant sur la plaine en ravins abrupts; les Cévennes fermaient, d’une muraille presque sans jointure, l’Auvergne et ses dépendances: à peine çà et là quelques défilés, connus des hommes en temps d’été, tels que le col du Pal entre l’Ardèche et la Loire, sur la ligne la plus courte qui menât de Marseille à Gergovie.

Au Nord et à l’Ouest, au contraire, point de rampes ardues ni de sentes mystérieuses. Le plateau descendait vers les fleuves en pentes douces, aussi aisément qu’ils descendaient eux-mêmes vers l’Océan. Les Arvernes n’avaient qu’à se laisser glisser, eux et leurs ambitions, le long des cours d’eau de leur pays, pour arriver sans encombre à la Loire et à la Garonne, vieilles routes sans cesse sillonnées de clans en quête d’aventures et de caravanes de marchands.

III

Un seul pays, dans la Gaule centrale, ressemblait à l’Auvergne, et se dressait ainsi en donjon massif au milieu de routes et de rivières: le Morvan, domaine exclusif du peuple des Éduens, était également une citadelle compacte, assise sur un socle de granit; et de là aussi, des eaux descendaient vers les deux mers, vers la Seine et la Loire de l’Atlantique, et vers le Rhône gréco-romain.

Mais le plateau éduen n’était qu’un raccourci du plateau central; il n’en avait pas l’étendue, ni les contre-forts vigoureux, ni la robuste carrure, ni le noyau retranché; son sommet le plus élevé (Bois du Roi, 902 mètres) n’atteignait pas à la moitié du plus grand puy d’Auvergne (Puy de Sancy, 1 886 mètres). Il est sans doute plus près que son rival (mais de si peu!) des routes de la Seine et de la Maine: il est en revanche complètement séparé par lui de la route historique des villes du Midi.

Le Morvan eut un seul avantage: il inclinait mollement vers les coteaux et les vallons de la Bourgogne; et par là les terres éduennes s’unissaient librement aux plaines de la Saône et du Rhône, alors que la principale ouverture de l’Auvergne, la vallée de l’Allier et la Limagne, se dirigeait uniquement vers le Nord. Les Arvernes faisaient front aux bassins de l’Océan; les Éduens, maîtres de la Côte d’Or, tenaient la tête de cette route, droite et gaie, entremêlée de vignes et d’eaux vertes, qui commence à Beaune et qui finit à la mer des cités antiques. Ceux-là regardaient surtout vers les terres d’où étaient venus les Gaulois; ceux-ci aspiraient aux pays par où les Romains arrivaient.

Ces tendances méridionales des Éduens étaient fortifiées encore par la situation de leur territoire dans le réseau des vallées fluviales. C’est un lieu de passage et de portage. Veut-on, en remontant la Saône, gagner par le chemin le plus commode la Loire navigable: on pénètre en pays éduen par les vallées recourbées de la Dheune, de la Bourbince et de l’Arroux; vise-t-on l’Yonne ou la Seine, on a la vallée de l’Ouche, qui conduit chez les Éduens ou chez leurs clients d’Alésia. Routes point trop longues, sans montées terribles, sans neiges intolérables: que peuvent être, à côté d’elles, les sentiers du Velay et l’étroite percée du Gier, les seuls passages par lesquels on puisse aborder, en venant du Rhône et du Midi, les terres du peuple arverne?

IV

Au contraire, si l’Auvergne domine les plus grandes routes de la Gaule, aucune ne traverse son territoire. Elles le bordent, l’enserrent, forment un chemin de ronde autour du plateau central, elles ne le gravissent pas. Les fleuves y abondent en directions variées: autour du Puy Mary ou du Plomb du Cantal, il y a, dans tous les sens de l’horizon, un rayonnement de rivières tel qu’il ne s’en trouve peut-être nulle part en France. Mais ces rivières ne peuvent recevoir bois ou barques que lorsqu’elles ont franchi les frontières du pays d’Auvergne; elles ne sont qu’en dehors de lui des chemins qui marchent ou qui portent. La seule qui fût autrefois praticable était l’Allier à partir de Jumeaux, et elle coule vers le Nord.

De tels cours d’eaux étaient de médiocres voies de pénétration. De plus, aux limites mêmes de l’Auvergne, d’épaisses barrières gardaient le pays. Au Sud, les neiges, les forêts, les torrents, sans parler des légendes et des bêtes fauves, rendaient les Cévennes presque toujours infranchissables. À l’Est et à l’Ouest, des bois sans fin, et tout aussi redoutables, arrêtaient le voyageur: Gévaudan, Rouergue, Limousin, Combrailles, Forez, ces pays de sombres profondeurs et de peurs tenaces étaient les voisins immédiats des terres arvernes. Même au Nord-Ouest, du côté de Néris et de Montluçon, qui appartenaient aux Bituriges, la frontière était marquée par une forêt, celle de Pionsat, chère aux chasseurs de sangliers, aux ermites du Christ et aux dragons de Satan. Sans doute, au Nord, l’Allier donnait un accès facile à ceux qui venaient de chez les Éduens ou les Bituriges, placés, à partir de Moulins, des deux côtés de la rivière; mais, à cet endroit encore, la marche vers l’Auvergne était entravée par les landes, les étangs et les marécages de la Sologne bourbonnaise, et des bois longeaient les deux rives du fleuve, assez épais pour cacher des milliers d’hommes.

De tous les peuples de la Gaule centrale, les Arvernes avaient reçu en partage le domicile le plus isolé. Aucun n’était mieux chez lui que celui-là, à l’abri des curiosités ou des ambitions voisines. Mais aucun n’avait affaire à une nature plus puissante, à un sol plus robuste; nul n’avait besoin de plus de travail et de plus de courage.

V

Puisqu’en dehors de la Limagne l’Auvergne manquait de routes naturelles, les tribus qui l’habitèrent ont dû chercher et frayer elles-mêmes leurs pistes et leurs sentiers dans la montagne; et, comme le rocher est ininterrompu sur 25 et 30 lieues, depuis Riom jusqu’à Mauriac, depuis Langeac jusqu’à Montsalvy, comme il y a, entre le sommet le plus haut et le point le plus bas de l’Auvergne (l’Allier près de Moulins, 209 mètres), 1 677 mètres de différence, il a fallu qu’un véritable corps à corps s’engageât partout entre l’habitant et la montagne.

Ce «mariage de l’homme et de la nature», qui forme toute société, a été précédé, sur les plateaux bouleversés de l’Auvergne, par de violentes attaques et des résistances victorieuses. Les rochers voisins du Puy de Dôme, entaillés il y a vingt siècles pour laisser passer la rampe abrupte de la voie romaine, portent la trace visible encore d’un de ces combats. Les sentiers les plus anciens de l’Auvergne ont peut-être été ceux qui, la traversant de part en part, unissaient la Limagne aux bains du Mont Dore, ne reculant devant aucune fatigue: l’un gravissait, au sortir de la vallée de la Dordogne, les pentes escarpées de la Grande Cascade; l’autre, près de Saulzet-le-Froid, traversait les terres les plus glaciales de la chaîne des Puys.

Sur ces rampes et ces plateaux, il faut batailler à la fois contre la terre qui repousse et contre le ciel qui attaque. L’orage y éclate subitement, en sourds grondements et en pluies diluviennes. C’est le danger qui dut épouvanter le plus les hommes d’autrefois, par sa violence et sa soudaineté. Contre lui, aucun abri n’est assez touffu. En deux heures, une averse de tempête suffit à détruire une route, inonder une ville, engloutir des familles entières. La vie politique et religieuse de l’Auvergne est pleine de la peur de ces ouragans qui brisaient les corps et ébranlaient les âmes. Mais parfois ils tournaient au salut de quelques-uns: à l’époque mérovingienne, la plus fertile de toutes en miracles, la foudre frappait les impies, brûlait les foins, tuait les troupeaux, et ne touchait pas aux tombes des saints arvernes; si les pluies coupaient les routes, elles respectaient les reliques et aidaient aux conversions. L’homme ne cessait de voir, dans ces violences du ciel, l’acte d’une puissance divine.

Plus haut que ces routes qui sillonnaient le plateau, se dressaient, telles que des statues sur une base commune, les cimes isolées des Puys. L’Auvergne a ceci de particulier qu’elle présente la montagne par-dessus la montagne. Sur la masse, tourmentée et crevassée, de granit et de porphyre, émergent du milieu de leurs coulées de laves les grands sommets volcaniques, le Puy Mary, le Puy de Sancy, le Puy de Dôme. — Et aucun d’eux ne ressemble aux autres. Chacun a sa physionomie propre, ses ruisseaux, ses caprices, les couleurs de ses flancs, les nuances de ses nuages. Peu de montagnes gauloises étaient aussi personnelles, avaient une individualité plus distincte, plus agissante.

Aux temps reculés, où les tribus humaines redoutaient la plaine découverte et cherchaient dans les montagnes un abri pour leurs villes et un asile pour leur foi, où l’homme, adorateur des hauts lieux, plaçait sur les plateaux solitaires ses cités saintes et sur les sommets les autels de ses dieux, l’Auvergne offrait à une peuplade celtique des ressources intenses de vie publique et religieuse. Pour les aires municipales, elle avait d’imprenables plates-formes, telles que celle de Gergovie; pour les sanctuaires de la divinité, elle avait des sommets magnifiques, ceux des Puys. — Certes, elle n’était pas la seule région des Gaules où l’on pût élever des cités dans des conditions pareilles, et le plateau du Beuvray en Morvan, qui portait la ville éduenne de Bibracte, ressemble à celui de Gergovie. Mais, à côté du Mont Beuvray, il manquait aux Éduens un sommet divin, comme celui du Puy de Dôme.

VI

Le Puy de Dôme était pour l’Auvergne à la fois roi légitime et tyran capricieux. Il avait la cime dominatrice de tout le pays. Assurément, avec ses 1 465 mètres, elle est moins haute que le Puy Mary ou le Puy de Sancy: mais les anciens ignoraient sans doute cette infériorité, et le Puy de Dôme devait leur paraître plus grand que tous. Les autres se font jour dans des fouillis de montagnes: il se dresse en face de la plaine même, il y prend presque pied, ainsi que le colosse de Rhodes prenait pied dans la mer. Il est, pour tous les hommes de la campagne, importun, obsédant, inquiétant. On ne peut, dans la Limagne, détacher les yeux de la terre sans le voir, lui ou son ombre. Il apparaît à l’extrémité de presque toutes les rues de Clermont. Quand il ne ferme pas l’horizon, il le domine de son buste net, majestueux, sombre, et jamais impassible.

C’est de lui que les paysans de la plaine et les vignerons du coteau attendent, avec angoisse, le salut ou la ruine. Si le soleil sourit sur la cime, la journée sera belle, et on mettra la moisson à l’abri. Mais c’est aussi autour de ses flancs que s’amoncellent les nuages que l’on redoute, et parfois, à les voir naître sur ses pentes, on peut croire qu’il les a formés.

Lui, il ne souffre pas de la tempête qu’il déchaîne. Trouvez-vous sur le Puy de Dôme, à l’une de ces heures d’orage qui terrifiaient les anciens. Le spectacle est émouvant. Au-dessus de la tête, le ciel bleu et un tiède soleil qui caressent les rochers; aux pieds, les nuages noirs qui se déroulent et la foudre qui crépite. — Si Gergovie était un admirable refuge pour les hommes, le Puy de Dôme était un incomparable séjour pour une divinité: et, lorsque les Gaulois s’y réunissaient près d’elle, ils pouvaient n’avoir plus rien à craindre, si ce n’est l’improbable chute du ciel.

VII

À côté de ces éléments de grandeur et d’épouvante, le sol arverne renfermait une abondante source de richesse, de travail et de calme: la plaine de la Limagne. Le contraste entre cette claire vallée et l’ombre noire du Puy de Dôme, entre la masse énorme de montagnes qui couvrent les trois quarts du pays et cette couche grasse de limons fertiles, nul peuple ne le présentait en Gaule au même degré que les Arvernes. — Seuls encore, les Éduens revendiquaient à la fois les sommets du Morvan et les plaines du Beaujolais et de la Bourgogne: mais, de même que ceux-là étaient moins superbes, celles-ci étaient moins fécondes.

Cette Limagne, où certaines terres valaient récemment 25 000 francs l’hectare, exerça sur les anciens un réel enchantement. On la dit si gracieuse et si gaie! répétaient les Barbares. Au printemps, tout y apparaissait vert et fleuri, les prés, les vignes et les blés; elle n’avait même pas de bois qui fit sur son tapis d’émeraude une tache plus sombre. Elle devint pour les Chrétiens l’image du Paradis, quand du moins l’Enfer ne la troublait pas de ses orages. Les voyageurs s’y arrêtaient, pour oublier la patrie de leur naissance comme dans une patrie du bonheur. Les Arvernes ne s’éloignaient qu’en pleurant de cette terre dont les glèbes renfermaient de mystérieuses richesses, de cette mer d’épis que le vent agitait de vagues sans colères.

L’Auvergne avait donc tout ce qui faisait la fortune foncière d’un Gaulois: le lait des pâturages, le gibier des bois, le blé des plaines.

VIII

Dans la montagne même, tout près des plus âpres sommets, se cachaient en replis sinueux des coins charmants de verdure et de fraîcheur. L’Auvergne abondait en gorges étroites et fermées où l’eau demeure éternellement limpide et murmurante, à l’ombre touffue des hêtres et des sapins. Les vallées de la Cère, de la Rue, de l’Allier donnent l’impression d’une longue demeure bien close, faite d’arbres, de roches et de mousses, qui appartiendrait à la même divinité: la source, infinie d’aspects et de voix, grondant, sautillant ou riant, mais toujours attrayante et bavarde. Qu’on s’arrête un instant à rêver le long de la Rue, entre Le Chambon et Condat, dans le dédale des sapinières: nulle part on ne se sentira plus loin du monde, plus près de la nature, plus en contact intime avec elle. Et les ermites chrétiens furent autrefois, dans ces obscures vallées, étrangement heureux.

L’Auvergne était le pays des fontaines vives, pures et saines, qui étaient pour les hommes la condition même de la vie. Elles naissaient partout, subitement, spontanément; après une pluie, il en sort de nouvelles, même d’entre les pavés des rues; il est rare que l’on ait besoin de la citerne ou du ruisseau, chaque village a sa source. Au temps où elles étaient des nymphes, l’homme n’avait qu’à les désirer pour les voir apparaître. Au temps où elles dépendaient des ermites, émules de Moïse, il suffisait de leur prière ou d’un coup de leur baguette pour les faire jaillir du rocher, s’épandre dans la plaine, où elles désaltéraient hommes et bestiaux.

Puis, non loin des eaux des sources, mobiles et vivantes, s’étalent les eaux dormantes des lacs et des étangs. L’homme admirait en Auvergne, dans les crevasses circulaires des cratères éteints, des lacs sombres et bleus, aux bords taillés comme à l’emporte-pièce, aux eaux d’une profondeur inouïe, et mystérieuses dans leurs frémissements soudains, qui semblent nés des entrailles du sol: on dirait que leur surface ne reflète point les choses de la terre, mais qu’elle voile celles d’en bas.

Enfin, parmi ces sources, beaucoup n’assurent pas la santé aux vivants, mais la guérison aux malades. Terre des eaux chaudes et minérales, l’Auvergne était, dans la Gaule, le principal réservoir des espérances ou des illusions de ceux qui souffraient. De Vichy à Chaudesaigues, c’était une chaîne continue de lieux salutaires. Aucune de nos grandes stations n’a été ignorée des Romains, et ce sont les Gaulois, sans nul doute, qui les leur ont fait connaître. Vichy était, aux premiers siècles de l’ère chrétienne, la ville d’eaux la plus en vogue de la Gaule, ce qu’elle est encore maintenant, et peut-être aussi dès lors la plus cosmopolite. Le Mont Dore avait ses dévots, que ne rebutaient pas les averses déplaisantes des jours d’été. Royat eut les siens, et Chaudesaigues, et bien d’autres.

Ainsi, sur ces sommets où se formaient les tempêtes, sous ces roches d’où jaillissaient les sources d’eau claire, dans ces chaudes fontaines qui dissipaient la maladie, l’homme saisissait sur le vif le travail de la nature.

CHAPITRE II

LES DIEUX ARVERNES

Natio est... admodum dedita religionibus.

César, Guerre des Gaules, VI, 16, § 1.

I. Auvergne et Campanie. — II. Dieux des bois, des sources et des lacs. — III. Dieux des montagnes. — IV. Les grands dieux et leurs résidences. — V. Teutatès au Puy de Dôme.

I

Contact avec la nature, c’était rapport avec les dieux. Les terres où la nature fermente, sont celles où les dieux fourmillent. Telle était la Campanie italienne, porte de l’enfer et parvis du ciel, sauvage et bénie, patrie des sources bouillantes, des sommets solitaires, des forêts noires, des lacs inquiétants, région des surprises et des contrastes. Telle était aussi l’Auvergne, le pays gaulois qui ressemblait le plus à la Campanie, comme le Puy de Dôme rappelait le Vésuve, et comme la plaine de Limagne rappelait la terre de Labour.

L’Auvergne fut donc également un sol nourricier de divinités. Elle avait à foison ces sanctuaires où les premiers hommes logeaient les maîtres qu’ils se donnaient, l’immensité des bois, la hauteur des cimes, les fontaines limpides qui se transforment en grands fleuves, les chaleurs des sources, la profondeur des étangs. De tous les Gaulois, les Arvernes étaient les plus exposés à rencontrer des dieux.

II

Les dieux s’y multiplièrent d’abord dans les forêts, «ces temples primitifs de la Divinité», et les troncs rudement dégrossis furent les premières idoles. Une fois sous ces voûtes, les démons ne les quittèrent qu’avec peine: les contemporains de Vercingétorix s’épouvantaient encore à la vue de leurs croupes tortueuses; et six siècles plus tard, dans les bois de chênes ou de hêtres du Cantal, les reclus chrétiens apercevaient les mêmes monstres à l’entrée de leurs cavernes.

Les plus tenaces des divinités furent celles qui se baignaient dans les sources. On peut même se demander, en songeant que leur popularité est après vingt siècles presque aussi vive qu’aux premiers jours, si elles ne sont pas destinées à survivre à ces grands dieux ou à ces saints notoires que la théologie leur a imposés comme suzerains. — La route qui mène d’Autun au Creusot laisse à gauche, après avoir traversé les bois, un étroit et frais vallon qui se dissimule derrière le hameau de Gamay. Il renferme, près du confluent des deux sources du Mesvrin, une minuscule chapelle vaguement consacrée à saint Protais et à saint Gervais: chaque vendredi, des mères y conduisent, dans l’espoir de la guérison, les enfants infirmes. Or on peut voir, encastré dans la frêle muraille de l’édicule, un bas-relief gallo-romain qui représente les images de deux divinités des eaux: ce sont celles qui, il y a plus de dix-huit siècles, présidaient à ces mêmes sources et à des miracles semblables. L’horizon qu’on aperçoit de ce fonds de vallée a varié étrangement depuis les temps gaulois; aux brouillards qui s’élevaient des forêts, ont succédé les fumées du Creusot: mais les habitudes des dévots n’ont point changé, et si le nom ou le costume de ces humbles dieux se sont transformés, leur âme et leur rôle sont demeurés immuables, comme l’eau des ruisseaux qui leur ont donné naissance.

Aussi ne risque-t-on pas de se tromper si l’on veut, à l’aide des écrits chrétiens et des inscriptions romaines, retrouver la vie religieuse des sources de l’Auvergne dans les temps gaulois. Sous les empereurs, un fidèle apportait à la fontaine de Taragnat une coupe d’argent; un autre dédiait un anneau de bronze à celle de Vouroux: chacun proportionnait son offrande à sa richesse, mais la piété devait être égale, et tous avaient à cœur de remercier par des présents sincères les génies bienfaisants de ces deux sources. Quelques siècles plus tard, la fontaine de saint Ferréol près de Brioude rendait les mêmes services, par l’intermédiaire du grand saint arverne Julien: ses eaux douces et claires donnaient la vue aux aveugles et éteignaient le feu de la fièvre. De nos jours, la vertu religieuse des sources de l’Auvergne n’a point faibli: jadis, on dressait sur leurs bords une statue au dieu Mars, maintenant on vénère près d’elles une image de la Vierge, et la fièvre s’y guérit toujours.

La ferveur la plus ardente se déployait autour des eaux thermales. Sur ces points, les mœurs ont changé, et l’esprit laïque de la médecine et de la mode a chassé la religion, qui s’est réfugiée vers d’autres stations. Mais, sous la domination gauloise ou romaine, un malade ne séparait pas la force d’un dieu et l’action de l’eau. Les thermes du Mont Dore étaient un temple autant qu’une piscine, et pendant tout le Moyen Age le terrain qu’ils ont occupé s’appela «terroir du Panthéon». À Vichy, autour des eaux chaudes et sulfureuses qui étaient le salut des malades au teint jauni et l’espoir inutile des pâles phtisiques, il y avait encombrement de dévots, de dieux et d’ex-voto. Toutes les prières n’allaient pas à la divinité de l’endroit. Suivant ses préférences, chaque malade adressait sa reconnaissance au dieu qui l’avait conduit jusqu’à la source. Ceux-ci suspendaient un anneau à l’image de Diane; ceux-là remerciaient le divin empereur. Mais tous songeaient sans cesse à quelque puissance céleste, et il n’y a pas longtemps qu’on découvrit à Vichy, près d’un seul puits, en un seul trésor, quatre-vingts plaquettes d’argent, obscures et naïves offrandes faites aux dieux guérisseurs.

En Auvergne comme en Campanie les lacs ont longtemps fixé les imaginations craintives. Je ne sais si les Gaulois voyaient sortir les ombres de l’«insondable» lac Pavin, comme les Grecs de Cumes les évoquaient des abords du lac Averne: mais ils plaçaient volontiers dans ces eaux silencieuses et hypocrites l’asile inviolable d’une divinité profonde, qu’il ne fallait troubler que par des présents. — Trois jours de suite, sur les bords d’un lac du Gévaudan, la foule des paysans s’entassait pour faire des libations et des sacrifices: elle jetait dans les eaux des pans d’étoffes, des toisons de laine, des fromages, des gâteaux de cire, des pains, sans parler d’offrandes plus riches, et pendant ces trois jours c’étaient des fêtes et des orgies que venaient enfin interrompre les orages suscités par le dieu en colère. Grégoire de Tours affirma qu’un saint prêtre mit fin à la superstition du lac. Il s’illusionnait. Il y a trente ans, elle était fort vivace: le deuxième dimanche de juillet, les campagnards s’y livraient encore, et c’étaient les mêmes présents faits à la divinité des eaux, vêtements, toisons de brebis, pains et fromages, et beaucoup de pièces de monnaie.

III

Les démons des lacs et des forêts étaient redoutés, les déesses des sources étaient charmantes: les dieux qui présidaient aux cimes des montagnes avaient l’humeur moins égale; leur bonté n’était pas éternelle, ni leur méchanceté durable. Ils étaient tantôt calmes et brillants, comme le soleil qui dorait leurs sommets, et tantôt furieux et farouches, comme les nuages qui s’amassaient sur leurs croupes.

Les collines de moindre importance avaient leur dieu protecteur et éponyme, gardien du village qui habitait tout proche: ce «génie du lieu» était le refuge des âmes dans les moments de doute, tandis que le château-fort voisin devenait l’asile des misérables au temps des invasions. Il y eut un sanctuaire payen sur cette pieuse colline de Brioude que devait plus tard dominer l’église de Saint-Julien; un autre, à Lezoux, groupait à ses pieds la plus industrieuse des populations arvernes; et de la hauteur de Saint-Bonnet, un dieu commandait à la plaine où s’élèvera Riom l’intelligente.

Mais les divinités des hauts lieux de l’Auvergne furent vite reléguées dans l’ombre par celle du Puy de Dôme, Dumias, ainsi qu’on l’appelait: nom à la fois du dieu et de la montagne, nomen et numen.

Le Dôme était visible de partout: son dieu était présent partout, il fut roi et maître, ainsi que le sommet lui-même. À quoi bon s’adresser à de moindres génies, quand la puissance de la cime faisait à elle seule la richesse ou la ruine de la plaine entière? L’obéissance va au plus haut, la piété au plus utile. Chez d’autres peuples, par exemple chez les Éduens, les sanctuaires de montagnes se sont multipliés: le mont Saint-Jean, le mont de Sène et bien d’autres, avaient le leur; toutes ces hauteurs se ressemblaient plus ou moins, aucune de leurs divinités ne prit le pas sur les autres: la religion, dans les campagnes éduennes, tendit à se maintenir dispersée. En Auvergne, la suprématie du Dôme fut reconnue sans peine. Autant que l’unité religieuse pouvait exister dans ces populations à la pensée courte qui adoraient le dieu le moins éloigné, le Puy de Dôme assura chez elles une communion de culte; éloignés de leur patrie, c’était à leur grand dieu que les Arvernes envoyaient leurs souvenirs et adressaient leurs sacrifices.

Il arriva chez eux ce qu’il était advenu, cinq ou six siècles avant l’ère chrétienne, dans les bourgades latines. Les divinités abondaient sur les terres du Latium, et elles étaient toutes de même nature que celles de l’Auvergne: elles habitaient les collines, les forêts, les sources et lacs. Mais elles reconnurent comme dieu suprême celui du Mont Albain, qui dominait la plaine et les rochers de ses deux mille coudées, et qui ne tarda pas à devenir le Jupiter Latiar, le Jupiter souverain du peuple latin.

IV

En Gaule ainsi qu’en Italie, dans l’Auvergne ainsi que dans le Latium, les dieux locaux, c’est-à-dire fixés à une parcelle du sol, à un lambeau de territoire, au domaine d’une tribu, furent, les uns après les autres, rattachés à des divinités puissantes et universelles, de qui ressortirent, sinon tous les hommes et tous les lieux, du moins tous les hommes de la race et tous les lieux qu’elle avait en partage. Quelques êtres célestes surgirent, dont les noms évoquèrent l’idée de personnes vivantes et définies, Jupiter ou Mars en Italie, et, en Gaule, Teutatès, Taranis, Ésus, Bélénus.

Il arriva souvent que ces croyances à de plus grands dieux furent encouragées par les prêtres, supérieurs au reste du peuple par l’intelligence et par l’ambition, mais sans doute aussi par la bonté et par le désir du calme et de l’union. Car l’humanité s’élève en même temps que ses dieux grandissent, et le plus honorable est parfois le plus lointain; si les sanctuaires locaux engendraient les luttes civiles, les tribus d’une même nation avaient un nouveau motif de s’unir quand elles voyaient un dieu souverain au-dessus de leurs génies particuliers.

En Gaule, les druides paraissent avoir été, je ne dis pas les initiateurs, mais les propagateurs de ces dieux à nom propre et personnel, de ces cultes à portée lointaine et à vaste horizon, et gros d’ambitions celtiques. Ils étaient les arbitres des sacrifices voués à ces puissances célestes, et pendant longtemps ils ne doivent pas avoir séparé leurs intérêts sacerdotaux de la cause des grands dieux gaulois.

Ceux-ci ne détruisirent pas cependant les génies des montagnes et des fleuves, pas plus que le règne de Mars ou de Jupiter ne mit fin à la sainteté populaire des collines et des bois de la campagne romaine. Seulement, presque toujours, ces génies se transformèrent, élargirent leur nature, et devinrent les avatars locaux d’une divinité plus importante; ils furent, si l’on peut dire, la présence réelle d’un grand dieu sur un petit territoire. Les sources de Vouroux et de Taragnat, les montagnes de Brioude et de Saint-Bonnet servirent de lieux de séjour à un Apollon ou à un Mars gaulois, et leurs anciens génies ne furent plus que les Apollons ou les Mars «de l’endroit». Ces dieux souverains, dont le domaine était infini, se ménageaient ainsi de petites et fort nombreuses résidences.

V

Le principal de ces dieux gaulois était Teutatès. Il prit pour lui les plus hauts sommets, ainsi qu’avait fait Jupiter en Italie, et il s’installa au Puy de Dôme, le plus digne des sanctuaires que la nature lui ait bâti dans la Gaule.

Ce dieu gaulois a laissé aux Romains un terrible souvenir: c’était une divinité farouche, féroce, ivre du sang des hommes,

immitis placatur sanguine diro,

disait le poète Lucain. Les sacrifices humains étaient fréquents à ses autels, et les druides étaient les ministres ordinaires de ces rites barbares. — Mais les Romains et les Grecs, qui insistaient sur ces horribles détails, oubliaient que leurs dieux avaient pendant longtemps aimé les victimes de ce genre, et que les combats de gladiateurs ne différaient ni par leur origine ni par leur caractère des holocaustes d’hommes chers à Teutatès. Il n’est aucune religion ancienne qui n’ait dans son passé une tare de ce genre. D’ailleurs, Teutatès ne paraît pas plus cruel qu’Ésus ou que Taranis: de tels usages étaient le crime du culte et non pas la faute du dieu.

En revanche, le roi du Puy de Dôme et des Arvernes prit, peu à peu, une allure sympathique qui démentit les rites de ses autels. Si ce sont les druides qui ont arrêté les traits de sa physionomie, ils l’ont fait fort semblable à l’Hermès grec et au Mercure romain, qui étaient des divinités aimables et intelligentes. Le Teutatès des Celtes ne leur était point inférieur: c’est lui qui avait inventé les arts dont vivait l’industrie humaine; il encourageait les marchands et favorisait la fortune, il protégeait les voyageurs et guidait les caravanes; c’était le dieu des sentiers paisibles, des ateliers actifs, des foires populeuses, des réunions d’hommes groupés pour le travail.

Peut-être eut-il un rôle plus important encore, s’il est vrai que son nom signifie «le dieu du peuple». Ne serait-ce pas alors, tel que le Wuotan des Germains et le Iahvé des Juifs, le «dieu politique» par excellence du nom celtique, présidant aux assemblées de la nation sur les montagnes saintes, la tirant de la servitude et la conseillant dans la liberté, ouvrant aux marches pacifiques les grandes routes de ses domaines, maître de toutes les tribus et de toutes les cités, et planant au-dessus des Arvernes et des Éduens comme Iahvé au-dessus d’Israël et de Juda? — Mais qui pourra jamais transformer en vérité cette séduisante hypothèse?

Ce qui demeure certain, et ce qui est fort étrange, c’est que les Gaulois, qu’on disait les plus destructeurs des hommes, avaient fini par préférer à leur Mars, ce détrousseur des grands chemins, leur Mercure, ce bon gardien des routes, au dieu qui tue celui qui amasse. Peut-être est-ce encore aux leçons des druides qu’il faut rapporter le mérite de cette singulière union entre un peuple batailleur et une divinité pacifique. En tout cas, le grand dieu gaulois était plus vif et plus gai que Jupiter romain, ennuyeux et dominateur, que Mars latin, solitaire et grossier. Teutatès se fût moins entendu avec eux qu’avec Hermès et Athéné: il était sur le chemin de l’Olympe grec, plutôt que sur celui des divinités italiotes. C’était, tel que le définit César lui-même, le symbole du progrès humain. Il habitait sur l’âpre sommet du Puy de Dôme, mais il regardait vers la Limagne féconde.

CHAPITRE III

LE PEUPLE ARVERNE

Ἀρόερνοι. — Ἔθνοςμαχιμώτατον τῶν πρὸς τῇ Κελτικῇ Γαλατῶν.

Apollodore chez Étienne de Byzance, à ce mot.

I. Persistance des anciennes races en Auvergne. — II. Qualités nationales des Arvernes: courage, patriotisme local, esprit de résistance. — III. Puissance de l’aristocratie; esprit d’association et de famille. — IV. Goût des entreprises lointaines. — V. Cavaliers et fantassins arvernes. — VI. Fidélité aux traditions. — VII. Aptitude au travail et au progrès. — VIII. À quoi peut servir l’étude du milieu.

I

Ces contrastes qu’offraient la nature et la divinité se retrouvaient chez les hommes. Les Arvernes avaient des aptitudes fort diverses, et aucune nation, gauloise ou française, n’a fait plus longtemps hésiter sur son véritable tempérament, produit tout à la fois de durs rochers et de plaines sans rides. Il est possible cependant d’arriver à le définir.

Pays de montagnes et à l’écart des grandes routes, l’Auvergne des plateaux est peu attirante pour les étrangers. La population ne s’en renouvelle pas; les invasions la pénètrent sans la traverser: les hordes de l’alaman Chrocus, les bandes du franc Thierry y débordèrent pour tout dévaster, puis se sont repliées en emportant leur butin. Elle n’est pas sillonnée de ces voies naturelles le long desquelles se déposent incessamment des alluvions de peuples. On a fait le relevé de tous les habitants de l’Auvergne qui nous sont connus à l’époque barbare: il n’y en a pas un qui soit à coup sûr d’origine germanique. Les Romains ont planté des colonies au pied du plateau, à Vienne, à Orange, à Arles, à Nîmes; ils ont disséminé des vétérans sur les chemins des frontières du Nord-Est, depuis Lyon jusqu’à Trêves: l’Auvergne n’a reçu que les soldats malades en traitement à Vichy ou les négociants dévots au dieu du Puy de Dôme. Elle est, pour les gens du dehors, un pays non de séjour, mais de villégiature. J’excepte, bien entendu, les plus beaux recoins de la Limagne.

En revanche, elle garde, retient et attache les populations qui s’y sont établies pour faire souche de peuples. Elles y poussent vite des racines solides et profondes, semblables à ces pêchers et à ces cerisiers qui, étrangers à l’Auvergne, sont maintenant si heureux d’y produire. Les races, dit-on, s’y conservent avec leurs premiers caractères: leurs attributs physiques ne s’y usent pas, comme dans la plaine, par des croisements incessants. Les plus vieilles populations de la Gaule, les Ligures et les Celtes, s’y retrouvent (à ce qu’on suppose), à peine changées de ce qu’elles étaient il y a vingt siècles. Assurément, les anthropologues n’ont pas toujours été d’accord sur le nom qu’il faut leur donner: pour les uns, ce sont des Ligures que ces brachycéphales au type de Saint-Nectaire, petits, bruns, velus, lourds, robustes, et l’on sait que ce type domine dans toute la montagne, c’est-à-dire dans presque toute l’Auvergne; pour les autres, les Celtes apparaîtraient en Limagne, dans ces dynasties de cultivateurs au type dolichocéphale, à la peau blanche, aux cheveux blonds, à la haute stature; d’autres encore proposent, à propos de ces deux races, des noms différents. Mais tous paraissent d’accord pour dire que c’est là qu’habitent les représentants les plus purs «des hommes de Gergovie», c’est-à-dire les héritiers les plus authentiques des compagnons de Vercingétorix, fantassins ligures ou cavaliers celtes. En Auvergne comme en Bretagne, des races archaïques se sont cramponnées au sol de granit.

II

Qu’elles se soient associées, pénétrées, fondues, c’est ce que les anthropologues acceptent pour la plupart, et il serait aussi imprudent de parler encore d’une race celtique ou ligure, que d’une race gauloise et même de races latines. Le métissage est la loi fatale de toutes les nations, et de la France plus que de toute autre. Il est bien vrai que les races, mêlées pour former un peuple, ont acquis et mis en commun un certain lot de qualités et de défauts, qui constituent le patrimoine héréditaire de ce peuple: mais ce lot, presque toujours, est fourni moins par le sang des hommes que par le sol du pays. Quelle que soit, chez les Arvernes, la largeur du crâne ou la couleur des cheveux, la nature de leurs terres leur a imposé une certaine nature d’hommes, et leurs montagnes ont été leurs premières et plus fortes éducatrices.

Les monts, les ravins et les tempêtes les ont endurcis à la marche, à la fatigue et au courage. Les Arvernes étaient parmi les plus intrépides de tous les Gaulois. Ce fut un superbe type de bravoure que cet Ecdicius qui, avec dix-huit cavaliers, attaque et surprend des milliers de Goths, les disloque dans la plaine, les enferme dans la montagne, ne se trompe jamais et surprend toujours. Car on dirait que la vaillance des Arvernes est rarement aveugle ou désordonnée: elle est précise, réfléchie, lucide. Vercingétorix ressemblera à Ecdicius. C’est que, dans ces régions, il ne suffit pas de ne point craindre, il faut aussi se méfier toujours: l’hiver, la rafale de neige est subite, le jour écourté et nébuleux, les routes sont glissantes de verglas ou pourries d’eau, et des pentes traîtresses longent les forêts pleines d’erreurs. Il est bon d’unir la présence d’esprit à la fermeté du jarret.

Ce rapport périodique avec la montagne prédisposait les Arvernes à un patriotisme plus sérieux et plus profond: patriotisme étroit des cités primitives et des tribus fermées, sans nul doute, semblable à leurs dieux dont l’horizon bornait la puissance ou dont une source limitait l’action, mais enfin sentiment d’amour pour la terre qu’on possède avec joie, pour le sol où l’on voit tracés les sentiers de la famille et du clan. Enserrés dans des vallées ou solidaires d’un même sommet, les Arvernes connaissaient mieux que d’autres peuples les frontières de leur demeure; se sentant et se retrouvant davantage dans le «pays de leurs pères», ils l’aimaient avec plus de force et de courage. Ecdicius et Vercingétorix ont été de «bons patriotes»: j’emploie le mot comme on l’employait au XVe siècle, pour désigner les citoyens unis des villes bourgeoises, les gardiens jaloux du chez soi municipal. Mais nous verrons que Vercingétorix connut aussi une forme plus large du patriotisme.

En Auvergne, le citoyen et le pays se rendaient, en temps de guerre, des services réciproques. Si celui-là défend sa patrie, celle-ci le protège admirablement. Fallait-il abriter contre un assaut des armées ou une nation entière: on avait par exemple cette roche de Saint-Flour, une des rares cités vierges de France, ou encore cette terrasse trapue de Gergovie, dressée sur la plaine, nivelée en esplanade, aux flancs creusés comme des ravines ou droits comme des falaises. S’agissait-il de cacher longtemps des poignées d’hommes: il s’offrait partout, dans les Dômes ou le Cantal, de ces rocs massifs et escarpés, tels que ceux de Chastel-Marlhac, au sommet desquels la nature a ménagé des prairies et des sources, et où des cohortes peuvent, durant plus d’une saison, résister sans craindre la faim ni la soif. Enfin les cavernes étaient les dernières ressources des fugitifs, des bandes qui se dispersent pour se reformer aussitôt, de même que les gorges voisines étaient toutes faites pour favoriser les embuscades où les vaincus prennent une première revanche. L’Auvergne est le refuge des temps d’invasion, le réduit des défenses suprêmes, le camp retranché des désespérés.

III

Une aristocratie vigoureuse et impérieuse prit pied dans ce pays où une cime commande à tant de basses terres, où un roc suffit à entraver l’existence d’une longue vallée: Tournoël, Murols, Chastel-Marlhac, Montboissier, le maître d’un de ces châteaux était fatalement celui de milliers d’hommes. Qu’on songe ensuite à ces immenses forêts, à ces plateaux dénudés, à ces pâturages monotones qui s’allongent souvent au pied de ces roches isolées et dominatrices, forêts et plateaux où il est malaisé de diviser la terre: on comprendra que l’Auvergne a été longtemps un pays de vastes domaines et de chefs de clans. Et, à part les différences que les religions et les siècles ont mises à l’extérieur de leurs corps et aux pensées de leurs âmes, tous ces maîtres de terres et d’hommes se sont ressemblés. Vercingétorix a commencé la lutte contre César avec ses clients et ses ressources personnelles; Ecdicius, qui peut nourrir quatre mille pauvres dans une famine, déclare à lui seul la guerre au roi Euric et lève une armée à ses propres frais. Chez l’un et chez l’autre, la richesse et la puissance furent les plus sûrs garants de l’audace et du courage. Et on peut suivre d’âge en âge l’initiative impénitente de leurs héritiers, jusqu’au jour où la colère de Richelieu et les Grands Jours de Clermont ont fait les dernières brèches dans les châteaux.

En Auvergne, l’homme isolé se sentait impuissant: qui ne dépendait pas d’un grand s’associait à des égaux. Nous ne connaissons pas encore la vie d’une bourgade industrielle à l’époque gallo-romaine, telle que Toulon et Lezoux; mais nous savons par Grégoire de Tours avec quelle rapidité les communautés de moines se sont formées dans la contrée, tantôt cachées dans les profondeurs des vallons, tantôt maîtresses des sommets eux-mêmes, et opposant ainsi à la force d’un grand la résistance d’hommes associés pour le travail. Plus tard, au Moyen Age, les communes des Bonnes Villes d’Auvergne ont offert de semblables asiles. À côté des bourgeoisies municipales (et ceci fut plus fréquent et plus durable en Limagne que n’importe où), se fondèrent des sociétés rurales, réunissant sous un «maître» électif les membres de plusieurs familles, ayant terres et traditions communes, et parfois aussi (est-ce certain?) l’usage de repas pris en commun: on aurait dit une réminiscence des tribus antiques, et l’Auvergne, comme le Morvan, la présentait encore il y a peu d’années.

Aussi bien tout le peuple héritier des Arvernes a-t-il, de la vie d’autrefois, conservé assez fidèlement l’esprit ou plutôt le sens patriarcal. La vie de famille est fort développée, surtout dans la montagne; le prestige que la loi romaine donnait au père et au mari est à peine affaibli; et l’existence même d’une maisonnée risque rarement de finir, car le montagnard ne redoute pas une lignée nombreuse, et la femme est capable de la lui donner. On a parfois, sur les hauts plateaux, l’image de la gens patricienne, avec cette différence que la vigueur des mères ne laisse pas s’éteindre le foyer domestique.

Fléchier écrivait, avec une malice d’assez mauvais goût, que chez les gens d’Auvergne, «les femmes ne seraient stériles que longtemps après les autres, et le jour du Jugement n’arriverait chez eux que longtemps après qu’il aurait passé par tout le reste du monde». Les anciens étaient effrayés de cette multitude d’hommes que répandaient sur la terre les flancs robustes des femmes gauloises: peut-être pensaient-ils surtout au peuple arverne. En tout cas, il n’est pas impossible qu’il ait eu dès l’antiquité cette prééminence de la fécondité qui rend les nations plus braves et le patriotisme plus tenace.

IV

Mais, sauf en Limagne, la terre, souvent ingrate, ne peut nourrir de grandes masses d’hommes: et il n’est pas certain que les Gaulois aient désiré acquérir à tout prix de nouveaux labours au détriment de leurs forêts. Aussi, cette population débordait et déborde sans cesse. Non seulement elle est trop productive pour se laisser entamer, pour ouvrir des vides à de nouveaux-venus, mais elle devait toujours déverser des «printemps d’hommes» en dehors de son domaine.

Ce domaine, l’Arverne avait encore la tentation de le quitter en apercevant, des plus hauts sommets de sa montagne, l’immensité d’horizons nouveaux. Du Puy de Dôme, le regard se perd dans les plaines de l’Allier; du Puy de Sancy, il descend vers la vallée de la Dordogne; et du Mont Mézenc, il devine au loin les clartés de la Provence.

Aussi les Arvernes eurent-ils, au moins aussi tôt que les autres Gaulois, le goût des courses lointaines, et le gardèrent-ils plus longtemps que d’autres. On trouve des hommes de leurs tribus parmi ces Celtes, qui, des siècles avant notre ère, franchirent les Alpes pour aller fonder une Gaule italienne. Quand, en 207, Hasdrubal traversa les plaines narbonnaises, il y rencontra des Arvernes, et il n’eut pas de peine à les entraîner vers les champs de bataille de l’Apennin. Dans le siècle qui suit, nous verrons des armées arvernes sur le Rhône; et, si l’hégémonie de ce peuple s’étendit alors jusqu’à l’Océan et aux Pyrénées, il n’est pas improbable qu’elle s’établit à l’aide de bandes humaines périodiquement descendues vers la Gaule de tous les flancs du plateau central.

Il est toujours dangereux d’expliquer le passé par le présent. Pourtant, quand une nation a offert du Moyen Age jusqu’à nos jours les mêmes caractères, on peut croire qu’elle les possédait déjà dans l’antiquité: si les anneaux sont assez nombreux et assez solides pour faire à partir du présent une chaîne continue, il peut être permis de l’allonger vers le passé de quelques siècles encore. D’autant plus que la terre de France a peut-être plus changé, depuis trois siècles, que la terre de Gaule en un millénaire. Or, de nos jours, l’habitant de l’Auvergne, du Cantal surtout, est parmi les Français un de ceux qui émigrent le plus volontiers; il y a trente ans, on évaluait à plus de dix mille le total des départs annuels, sans que du reste la population de l’Auvergne en fût diminuée; sous Louis XIV, les intendants portaient au même chiffre (dix à douze mille) le nombre des émigrants de la province; au Moyen Age, les gens de ces pays étaient les plus envahissants des pèlerins de Saint-Jacques, priant et bricolant partout. Ne serait-ce pas pour des causes semblables qu’avant l’ère chrétienne, les seuls combattants étrangers que Carthaginois et Romains aient rencontrés au sud des Cévennes fussent des soldats arvernes? Émigrant dans une société paisible, pèlerin dans les âges de foi, l’Arverne était, aux époques d’aventures, l’homme des longues équipées.

V

L’Auvergne réunissait les deux avantages essentiels aux peuples qui courent les combats et les conquêtes. Elle avait de bons cavaliers et de bons fantassins, et c’était une des rares contrées de la Gaule qui méritaient ce double éloge:

Nulli pede cedis in armis,
Quosvis vincis equo,

disait Sidoine Apollinaire du soldat arverne.

Or, les deux peuples conquérants de l’Europe occidentale, les Gaulois et les Romains, ont dû leurs victoires à deux armes différentes. Les Romains possédaient la légion, la plus solide formation d’infanterie qu’une nation antique ait jamais produite; et les Gaulois étaient d’incomparables cavaliers. L’infatigable «piétinement des légions en marche», les charges rapides des escadrons celtiques, ont été peut-être les forces armées les plus brutales du monde ancien, du moins avant l’arrivée des hordes germaniques. Ces deux forces se heurteront, à peu près pour la dernière fois, sous la conduite de Vercingétorix et de César: ce qui fera le principal intérêt militaire des campagnes de l’an 52.

Comme fantassins, les Gaulois se lassaient vite: ils manquaient de cette souplesse et de cette endurance qui faisaient l’excellence des piétons aquitains et ligures. Les Arvernes ne valaient sans doute pas ces derniers: je me les figure moins agiles. Mais, habitués aux routes des montagnes, ils avaient la patience des longues marches et la sûreté dans l’escalade: ils fourniront le meilleur contingent de l’infanterie de Vercingétorix, ils seront, comme on a le droit de le supposer, les vainqueurs de Gergovie et les obstinés d’Alésia. En tant que cavaliers, les Arvernes égalaient n’importe qui de leurs congénères: tant qu’ils n’eurent pas devant eux des légions en rangs compacts ou des escadrons venus de Germanie, ils ne redoutèrent rien sur les champs de bataille ou dans les lointaines aventures.

VI

L’habitant de l’Auvergne, si loin que le conduise son besoin d’entreprise, n’abandonne pas l’espoir du retour dans la patrie. Il ne sait pas rompre le lien qui l’attache à elle. S’il n’y retourne pas périodiquement, il reviendra pour y finir sa vie, et la conclusion de ses courses sera la fondation de pénates solides bâtis à son nom et dans son pays.

Je ne sais si les Arvernes d’autrefois ont eu la même fidélité aux montagnes natales. Cela n’est point impossible. À la différence des Bituriges, des Sénons, des Lingons, des Éduens, et d’autres peuples de leur voisinage, les Arvernes n’ont point laissé en Italie et en Gaule des peuples rejetons de leur souche, et en France, les hameaux ou les bourgs fondés par des émigrants de leur nom paraissent assez rares.

De retour chez lui, l’Arverne d’autrefois ou son descendant d’aujourd’hui aime à reprendre ou à garder les coutumes ancestrales. Le sol du pays était conservateur du passé; le rocher et la pensée y sont de formation ancienne. La civilisation ne gravissait que lentement ces hauts plateaux, couverts de bois, éloignés des voies normales: les hommes d’Auvergne sembleront parfois un peuple d’attardés, ou, ce qui est plus juste, ils resteront jeunes plus longtemps. Je ne les crois pas, quoi qu’on ait dit, plus superstitieux que d’autres gens de France; mais ils sont plus entêtés dans leurs affections religieuses, ils éprouvent moins le besoin de changer de dieux et de temples. On a vu leur attachement aux génies des fontaines; quand le dieu du Dôme reçut son congé, ils le remplacèrent par quelque démon ou quelque saint; et, comme la montagne avait été le lieu le plus fréquenté des pèlerinages gaulois, elle devint le rendez-vous du «chapitre général» des sorciers de France. C’est l’Auvergne qui est le principal domicile des saintetés vieillottes, fées ou vierges noires.

Si les choses latines y ont pénétré après Vercingétorix, sans discussion ni combat, c’est par une marche à peine sensible, et par conquêtes très tardives. Jusqu’à plus amples recherches, les monuments romains sont beaucoup plus rares chez les Arvernes que chez les Éduens. La contrée de Clermont elle-même n’a pas encore donné de ces belles inscriptions lapidaires à gravure ciselée, à lignes graduées, à lettres régulières, chefs-d’œuvre de symétrie où excella l’industrie italienne. Les épitaphes sont courtes et tâtonnées. Les tombeaux ont une forme toute particulière: ce sont des pyramides tronquées, mal taillées et sans proportion, et la dédicace funéraire, qui manque parfois, est souvent réduite à des initiales: le monument, dans son ensemble, rappelle non pas l’autel ou le sarcophage classiques, mais le menhir gaulois, à peine dégrossi et ravalé par un ciseau malhabile. De tous les tombeaux gallo-romains de la terre celtique, les cippes arvernes sont les moins éloignés de la pierre solitaire et anonyme qu’affectionnaient les morts d’autrefois.

On prétend retrouver encore, dans certains cantons de l’Auvergne, les «braies» des premiers Gaulois; les potiers de Lezoux ont gardé, peut-être sans interruption, la tradition des formes et des procédés de leurs prédécesseurs d’il y a vingt siècles. Aujourd’hui, la ville de Riom, qui est à la latitude de Trévoux et de Rochefort, pays de langue française, fait partie du domaine de la Langue d’Oc, et celui-ci s’avance encore vers le Nord, jusque près des plaines du Bourbonnais: à l’est et à l’ouest du plateau central, les dialectes septentrionaux, déposant leurs formes le long des plus grandes voies romaines, se sont écartés comme elles du massif des Puys, et l’Auvergne est demeurée plus longtemps fidèle aux parlers de jadis. De la même manière, l’idiome celtique ou les vieux patois locaux s’y sont perpétués tardivement: au beau milieu des invasions germaniques, on signale les efforts faits par les nobles du pays, pour «dépouiller les écailles du langage celtique». Les Arvernes achevaient à peine de devenir romains, au moment où Rome cessa de leur commander. Mais alors, ayant accepté sans réserve le nom latin, ils en furent, contre les Goths, le principal rempart.

VII

L’Arverne, habitué à courir le monde, ne fut pas, de parti pris, rebelle à la civilisation. Si les idées nouvelles doivent lui servir, il les comprend et les utilise; mais il ne se hâte pas de répudier les anciens usages, il leur superpose des procédés nouveaux. Vercingétorix, sans renoncer aux avantages traditionnels de la cavalerie gauloise, est le premier Celte qui ait tiré parti de la science militaire des Romains. Les plus vieilles coutumes se sont accommodées en Auvergne des plus récents bénéfices du progrès: on a pu voir côte à côte, en Limagne, le soc antique et la charrue perfectionnée, et, dans les ateliers de Thiers, les outils les plus démodés et les plus délicates machines. Ces gens-là ont su concilier une âme routinière et un esprit en éveil, et, brochant là-dessus, un savoir-faire, une industriosité, un sens utilitaire, qui sont peut-être les traits les plus saillants de leur physionomie morale.

Si leurs montagnes touchent à la plaine, eux-mêmes font volontiers accueil aux étrangers qui ne veulent pas faire les maîtres. Leur hospitalité, pour n’être pas exubérante, est honnête et saine. Ils ne furent jamais, comme tant de montagnards des frontières, Ligures des Alpes ou Vascons des Pyrénées, redoutables aux marchands et aux pèlerins. Le géographe grec Strabon ne considère pas que la route d’Auvergne ait été plus dangereuse du fait des hommes que de celui de la nature. Le dieu du Dôme recevait les hommages des trafiquants; il avait les goûts d’un Mercure. On dit qu’il y a aujourd’hui beaucoup d’Auvergnats parmi les voyageurs de commerce. Ce que nous savons de la Gaule antique n’interdit pas de supposer pour autrefois un fait du même genre.

Les Arvernes ne sont point davantage indifférents aux profits intellectuels. Ils ne furent pas inférieurs à la moyenne des Gaulois, gens d’esprit et beaux parleurs. Mais on peut croire qu’ils parlaient moins que d’autres, et surtout moins en vain. L’éloquence de Vercingétorix, très réelle, n’a jamais été dépensée en pure perte. Parmi les Arvernes de son temps, il n’y a pas de maladroits. Avec la même patience que les uns cultivent la terre, d’autres ont cultivé leur intelligence: les habitants de Riom, passés maîtres en procédure, retiraient des gains très appréciables de leurs cerveaux subtils. Beaucoup de leurs compatriotes d’Auvergne ont connu de quel rendement pouvait être une intelligence vigoureusement exploitée. Aux processifs de la Basse Auvergne comme aux industriels ou aux agriculteurs de la plaine ou du Livradois, on a reproché le goût du lucre, le désir de profiter, ce que César appelle quæstus, et je ne suis pas sûr qu’on n’en fasse pas le péché favori de toute la contrée. Reproche fort déplacé. L’Auvergnat gagne franchement, sans ruse ni tromperie, et, dans le gain, c’est la manière seule qu’il faut juger, non le résultat. Car le besoin de gagner a pour cause ou conséquence le désir de faire produire le plus possible au sol qu’on laboure et à l’esprit qu’on façonne. Ces «bons et hardis gaigneurs», quæstuosi, sont des créateurs de progrès. Les Arvernes d’avant Vercingétorix ont dû recueillir d’énormes avantages en introduisant en Gaule la monnaie d’or: mais la Gaule entière en a profité.

Peut-être est-ce en partie cette attention aux choses du dehors qui explique la prééminence intellectuelle de certains Arvernes: Pascal, Michel de L’Hospital, Grégoire de Tours, et Sidoine Apollinaire, arverne d’adoption. S’il était prouvé que Gerbert fût des environs d’Aurillac, quel type supérieur de l’espèce ferait cet homme, toujours à l’affût de la science et des bénéfices que son intelligence pouvait faire!

On a écrit que, comme agriculteur, l’Auvergnat de la montagne laisse à désirer, on l’a taxé de paresse: ce qui n’est guère conciliable avec son goût des migrations lointaines, rude travail pour arriver à un travail plus rude encore. Mais, en plaine, l’exploitation des champs est intensive. Un observateur écrivait en 1847 que le petit propriétaire de la Limagne avait l’idolâtrie du labeur; il nous le montrait sur son champ, sa femme et ses enfants groupés autour de lui, et tous penchés vers la terre, arrachant les mauvaises herbes, couvant chaque pied de froment d’une sollicitude toute familiale. Et ce spectacle du travail est vieux en Auvergne de quinze siècles et davantage; il a dû frapper souvent Grégoire de Tours, au temps où l’ermite de Pionsat abattait des arbres, labourait son champ et cultivait ses légumes, et où les moines de Méallet se répétaient entre eux le mot de saint Paul: «Qui ne veut pas faire sa tâche ne mérite pas de demander à manger.» Vercingétorix adressait à ses soldats une parole semblable, lorsqu’il leur reprochait de ne vouloir combattre que pour s’éviter de la peine, et il les forçait à remuer la terre et à construire des palissades.

L’Auvergnat laborieux devient admirable par la continuité de l’effort. Il n’a pas, dans les œuvres de l’industrie, l’initiative et la dextérité d’un Parisien ou d’un Flamand. Mais les couteliers et les dentellières d’Auvergne ont à leur actif l’application et l’expérience. Dans peu de villes françaises, on trouverait la même densité de travail que dans la cité de Thiers, aux heures où toutes les meules grincent, où tous les corps sont allongés et tendus vers la besogne qui se fait. C’était, j’imagine, une pareille vie que l’on menait il y a deux mille ans, non loin de Thiers, à Lezoux, la grande bourgade céramique, où quatre-vingts fours fumaient, où devant des centaines d’établis, les potiers tournaient, modelaient et poinçonnaient les terres blanches de l’Auvergne. — En ce temps-là, l’industrie de la terre cuite était la plus utile de toutes: elle fournissait la vaisselle domestique et les présents destinés aux dieux; d’elle dépendaient la vie matérielle et la vie religieuse. Or, toute la Gaule était, à ces deux points de vue, tributaire des potiers arvernes; des abords de Moulins à Clermont, de Vichy à Lezoux, les champs de cultures ne s’interrompaient que pour faire place aux villages de potiers, bourdonnant comme des ruches.

L’Auvergne a la pratique du travail, l’attention et la persévérance, le savoir-faire. Comme on l’a dit, elle a «du génie à force d’industrie», et elle conquiert à force d’agir. Elle ressemblait à ce dieu qu’elle préférait, et dont César disait qu’il avait «une très grande vertu pour le gain», ad quæstus pecuniæ vim maximam. Après avoir suivi Mars dans les expéditions lointaines, les Arvernes étaient heureux de se retrouver près de Mercure, qui gardait leurs montagnes et leurs ateliers.

VIII

Respect des traditions et besoin d’aventures, âpreté au travail et au combat, haine de l’envahisseur et curiosité de l’étranger, culte des sommets montagneux et labour des plaines fertiles: voilà, autant qu’on peut le supposer, ce dont était fait le «génie inconséquent et contradictoire» du peuple arverne.

Je ne prétends pas expliquer Vercingétorix par le caractère de sa tribu, et je n’ai point voulu me rendre un compte définitif de l’homme en analysant la race dont il est sorti. Ce qui est vrai de la majorité d’une nation, ne l’est pas forcément de ceux qui ont été les premiers d’entre elle, par les armes ou par les écrits. Quand on aura dénombré les qualités dominantes du peuple latin, on n’aura qu’une faible partie du limon dont furent pétris Marius ou Cicéron. On peut toujours être en face d’exceptions, et c’est souvent le caractère exceptionnel d’un homme qui fait sa grandeur.

Mais enfin quelques-uns des traits de la nature arverne se retrouveront chez Vercingétorix et ses compagnons, et il était bon de les connaître tous. En tout cas, il fallait décrire la vie et le tempérament de ces hommes, les impressions qu’ils ont reçues, les dieux qu’ils ont adorés, le pays qu’ils ont habité, pour comprendre les éléments dont le chef gaulois pourra profiter et ceux qui feront obstacle à ses desseins.

CHAPITRE IV

LA ROYAUTÉ ARVERNE; BITUIT

Arvernorum tunc nobilissimæ civitati atque eorum duci Bituito.

Eutrope, Histoire romaine, IV, 22.

I. Tendances des Gaulois à l’unité. — II. Formation de l’empire arverne. — III. Ce qu’on peut supposer de son organisation. — IV. La royauté arverne: Luern et Bituit. — V. Degré de civilisation de cet empire. — VI. Défaite de Bituit par les Romains. — VII. Conséquences de la formation et de la chute de l’empire arverne.

I

C’est qu’en effet l’Auvergne fut le point de départ de Vercingétorix, le centre de son empire, le lieu de sa plus belle résistance. Avant d’unir la Gaule autour des Arvernes, il unit les Arvernes autour de lui.

Mais, s’il a réussi à grouper les Celtes sous ses ordres, c’est parce que, depuis quatre générations, ils étaient habitués à voir, dans les chefs de l’Auvergne, les maîtres naturels de la nation gauloise.

Les Gaulois proprement dits, ou les Celtes, s’étendaient, 200 ans avant notre ère, depuis la Gironde jusqu’à la Marne, depuis le golfe du Lion jusqu’à l’embouchure de la Seine. Ils atteignaient les Pyrénées par la haute vallée de la Garonne, qu’occupaient les Volques; ils pénétraient dans les Alpes, par l’Isère et le pays des Allobroges, par l’Aar et les terres des Helvètes; ils s’avançaient, sous le nom de Salyens, près des rives du Var et des monts de l’Estérel. Entre la Marne et le Rhin, les Belges, qui se distinguaient des Celtes, leur étaient assez intimement apparentés. Mais les Aquitains, entre Garonne et Pyrénées, et les Ligures, dans les Alpes du Sud, ne se rattachaient en aucune manière à la race gauloise.

Le domaine qu’elle habitait ne constituait pas un État homogène; quoiqu’il eût ses frontières naturelles, il n’avait pas donné naissance à un corps de nation. Les Celtes formaient une cinquantaine de peuples, les Belges une quinzaine. Ni les uns ni les autres n’ont eu pendant longtemps, à ce qu’il semble, des institutions politiques générales. Chaque peuplade vivait sur un territoire bien délimité, avec ses tribus, ses chefs, ses coutumes et ses étendards particuliers. Toutes se jalousaient ou se combattaient, avec la même ardeur que Sparte et Athènes, Crotone et Sybaris.

Les Celtes cependant, semblables encore en cela aux Grecs des temps de l’indépendance, avaient le sentiment de leur unité morale, et ce sentiment survivait aux discordes intestines. Ils parlaient tous la même langue; ils portaient des noms formés de la même manière, ils adoraient quelques grands dieux, communs à toute leur race; les nations de la Gaule avaient des qualités et des défauts analogues, et leurs institutions politiques ne différaient pas sensiblement.

Surtout, elles avaient le souvenir ou la persuasion d’une identité d’origine. Toutes les tribus se disaient «celtes» dans leur langue. Entre elles s’étaient formées des traditions ou des légendes, une sorte de patrimoine spirituel qu’elles exploitaient en commun. Elles avaient des poètes, les bardes, qui chantaient les gestes de grands chefs bituriges, et l’immense empire qu’ils avaient autrefois donné au «nom celtique». Leurs prêtres, les druides, enseignaient que tous les Gaulois descendaient d’un même dieu. Et, quelle que fût la cité de ces prêtres, ils formaient un seul corps, ils avaient des réunions périodiques, ils obéissaient à un seul chef. Si les rivalités entre peuplades empêchaient la cohésion politique, un vague instinct de conscience nationale maintenait le goût de l’unité, et les prêtres, si souvent favorables à la création des grandes puissances publiques, ne décourageaient pas cette tendance.

Les Arvernes étaient le peuple désigné pour profiter de ces aspirations. Leur terre était «l’ombilic» du domaine celtique: le Puy de Dôme est à une distance égale des principales frontières de la Gaule, de Marseille par où arrivaient les Romains, de la trouée de Béfort qui s’ouvrait aux bandes germaniques, de Bordeaux où commençaient les pinèdes des Aquitains, et de la forêt de Compiègne, au delà de laquelle s’agitaient les Belges. Puis, comparés à ces peuples qui gravitaient autour d’eux, les Arvernes étaient les plus nombreux et les plus braves; ils possédaient les terres les plus riches, et ils avaient le dieu qui pouvait parler du plus haut sommet.

II

Les Arvernes apparurent pour la première fois en dehors de leurs limites au temps de la guerre d’Hannibal.

En 218, lorsque ce dernier traversa les plaines du Bas Languedoc pour gagner l’Italie, il n’y trouva que les Volques; dix ans plus tard (207), son frère Hasdrubal, suivant la même route, rencontra des Arvernes, dont il fut d’ailleurs fort bien accueilli. C’est peut-être entre ces deux dates qu’ils descendirent vers le Sud en conquérants: car, s’ils se trouvaient alors sur le chemin du Rhône, ce ne pouvait être que comme vainqueurs.

Leur empire a donc pris naissance à l’époque d’Hannibal et de Scipion: époque, pour tout l’Occident, des fermentations belliqueuses et des ambitions nationales; Rome achevait sa domination italienne, Carthage conquérait l’Espagne, les Arvernes essayaient de fonder l’unité de la Gaule.

Dans les années qui suivirent, ils étendirent ou assurèrent leurs conquêtes. Ils profitèrent du répit que les autres maîtres du monde laissaient momentanément aux régions narbonnaises. Carthage était vaincue, Rome ne convoitait, au Couchant, que l’Espagne, et s’inquiétait peu des mouvements d’une Barbarie lointaine.

Vers 125 avant notre ère, les Arvernes avaient soumis toute la Celtique: du moins on le croyait à Rome. On donnait pour limites méridionales à leur empire les Pyrénées, la mer et les terres de Marseille, c’est-à-dire qu’ils avaient placé sous leur dépendance ou dans leur alliance les Volques de Toulouse et de Nîmes, les Allobroges de Vienne et de Genève, les Salyens d’Arles et des monts de Provence. Au Nord, disait-on, leur domination s’étendait jusqu’à l’Océan. Et, s’il faut ajouter foi aux bruits de ce temps, elle aurait même franchi la Marne, débordé en Belgique, et ne se serait arrêtée que sur les rives du Rhin, en face des peuplades germaniques.

Cette conquête fut-elle uniquement le résultat de guerres violentes et continues? Le silence des auteurs anciens permet d’en douter. S’il y avait eu en Occident de trop grandes convulsions militaires, l’écho en serait venu aux plus curieux des Grecs et des Romains, à Polybe ou à Caton, et nous le connaîtrions par eux ou par leurs héritiers.

Il est probable que les armes ne furent pas seules à faire cette conquête. Les Arvernes ont dû s’appuyer sur des alliances celtiques pour créer leur empire. Leur attitude à l’égard des Salyens et des Allobroges paraît celle d’alliés et de protecteurs, plutôt que de vainqueurs et de maîtres: les tribus de l’Isère furent trop rétives à l’obéissance pour se laisser briser par des congénères. Il est rare, dans l’histoire de la Gaule, qu’un peuple ambitieux agisse par ses seules forces, et ne soit pas soutenu par quelque complicité puissante. Lorsqu’au moment de l’arrivée de César l’helvète Orgétorix voulut de nouveau faire de la Gaule un seul empire, il s’associa à des chefs séquanes et éduens. Les cités aimaient à envoyer et à recevoir des ambassades; elles se complaisaient, sans doute, dans les pourparlers sans fin qui en résultaient. Sur ce point, les Arvernes étaient supérieurs; ils avaient, pour convaincre de leur primauté, d’autres arguments que leurs longues épées de taille. Leurs ambassadeurs étaient chamarrés d’or; ils étaient accompagnés de porte-lances superbes et de meutes de chiens; et à côté d’eux se tenaient des bardes, chantant la noblesse, la gloire et la richesse de la nation, du roi, et de l’envoyé qui venait en leur nom. Les Romains riaient à cette vue: mais il est possible que les Arvernes aient parfois séduit et conquis les hommes de cette manière, dans la Gaule éprise des beaux spectacles et du langage harmonieux.

III

Il est à peine besoin de dire que l’empire arverne ne ressembla à aucun État régulier, ayant une capitale et des organes communs. Ce ne pouvait être qu’une fédération de peuplades gauloises sous le principat de l’une d’elles, comme la ligue latine à l’âge des Tarquins, ou les alliances grecques des temps troyens: car la Gaule présentera, dans des proportions plus vastes et sous des allures plus grossières, les mêmes institutions politiques que la Grèce et le Latium. Les peuplades gauloises conservaient leur nom, leurs limites, leurs coutumes; leurs milices servaient sous les chefs et les enseignes de la nation. La Gaule demeurait une juxtaposition de vastes cités.

Le lien qui unit ces peuples aux Arvernes fut rarement celui de la sujétion inconditionnée. Ce fut une clientèle plus ou moins étroite, une alliance plus ou moins réelle ou déguisée. Il y avait des degrés dans l’union, des exigences diverses dans la vassalité. Les Vellaves ou tribus du Velay, pays qui n’est après tout que le prolongement méridional des vallées et des montagnes de l’Auvergne, étaient dans une dépendance complète: leur sort fut si étroitement lié à celui des Arvernes que César ne distingua presque jamais les deux peuples, et qu’on put regarder le Mont Mézenc, sur son flanc septentrional, comme la dernière montagne de l’Auvergne. Les peuplades sauvages qui bordaient vers le Midi le plateau central, Cadurques du Quercy, Rutènes du Rouergue, Gabales du Gévaudan, sans être aussi dépendants que les Vellaves, étaient tenus dans une clientèle assez stricte, et reconnaissaient franchement «l’empire des Arvernes». Tous ces pays constituaient au sud de l’Auvergne, depuis le Mézenc jusqu’au pic de Nore, et de là jusqu’aux gorges de la Cère, un vaste demi-cercle de montagnes, de forêts et d’amitiés qui garantissaient et consolidaient le peuple arverne du côté des grandes vallées méridionales. Sauf le Forez (où habitaient les Ségusiaves) et le Limousin, il avait groupé en une domination compacte le massif du plateau central.

Au delà, ce fut une autorité assez fragile que celle qu’il exerçait. On a quelques motifs, encore que fort légers, de croire que les Lémoviques du Limousin et les tribus de la Loire moyenne (Carnutes d’Orléans et Chartres, Andes d’Angers, Turons de Tours, Aulerques du Mans) lui ont été particulièrement attachés. La nation des Allobroges s’est vaillamment comportée sur les champs de bataille, côte à côte avec les Arvernes et sous les ordres de leur roi. Mais, parmi les autres amis du peuple arverne, beaucoup n’attendaient sans doute que l’heure du danger pour répudier l’obéissance.

Si faible qu’il fût, ce lien de la clientèle ou de l’alliance ne pouvait pas être simplement politique. Il dut revêtir aussi un caractère religieux. Entre les peuples associés, il fallait quelque symbole sacré, des mains unies, des serments prêtés, des étendards rapprochés, des victimes égorgées, des dieux pris à témoin. Les Gaulois n’eurent pas, tant s’en faut! l’esprit plus laïque que les Grecs et les Romains. La subordination d’une cité à l’autre était un engagement pieux dont, malgré les ruptures, les hommes ne perdaient pas complètement le souvenir ou la crainte.

Deux cents ans après la formation de cet empire arverne, sous la domination des Césars romains, le temple du Puy du Dôme sera le sanctuaire le plus riche et le plus fréquenté de toute la Gaule: le dieu qui l’habitera sera, sans conteste, le plus grand dieu des tribus celtiques. Pareille popularité n’a-t-elle pris naissance qu’après Vercingétorix et César, après la ruine des Arvernes et la conquête romaine? Cela, en vérité, n’est point possible. Rome n’eût point permis de se développer à un culte qui, grandissant ainsi à la suite de la conquête, pouvait paraître la revanche des vaincus et une protestation contre les maîtres. Si le dieu du Dôme fut si puissant sous les empereurs, c’est que son pouvoir était ancien et solide, et que les Romains n’ont pas jugé à propos de combattre les dieux après avoir renversé les chefs.

Il est donc admissible que le dieu des Arvernes a dû sa gloire à celle de leur empire. Il a profité de leurs conquêtes, son nom s’est étendu avec le leur, ainsi que la vogue de Jupiter Capitolin a bénéficié de tous les gains du peuple de Rome. Le Teutatès du Puy de Dôme a peut-être aidé sa nation à fonder sa puissance; il l’a sans doute aidée à la maintenir, établissant, au-dessus de la suzeraineté politique, la prééminence religieuse. Remarquez comme ces deux forces se faisaient face: Gergovie, la plus rude citadelle, peut-être, de la Gaule entière; le Puy de Dôme, le haut lieu le plus central et le sanctuaire culminant de toutes les tribus celtiques: tel Mispa, le sommet sacré d’Israël, qui bornait l’horizon de Jérusalem, la principale place-forte de ce peuple.

Je voudrais préciser davantage, et conjecturer encore: mais je ne puis plus que poser des questions auxquelles les textes ne répondent pas. Quel rôle les druides ont-ils joué dans cet empire? Y eut-il des hommages périodiques des nations vassales au dieu arverne, comme ceux des cités latines au Jupiter albain? Il faut avouer que Teutatès, «dieu du peuple», protecteur du travail et des routes, ressemblait singulièrement à un «dieu d’alliance». Son sanctuaire devint-il donc le centre religieux de la fédération gauloise? Tout cela, je doute qu’on le sache jamais. Le propre de l’histoire est souvent d’indiquer des questions qu’il faut se résigner à ne point résoudre. Mais, quelle que fût la forme de l’hégémonie arverne, soyons sûr qu’elle n’alla pas sans l’appoint d’un dieu.

IV

Hégémonie plutôt que souveraineté. Les Arvernes ont été surtout des conducteurs d’hommes, non des maîtres, mais des chefs. Leur payait-on tribut? c’est possible, et je ne m’expliquerai pas autrement l’énorme quantité d’or et d’argent qui affluait à la cour de leurs rois, les Gaulois ne répugnant pas du reste à accorder un tribut aux nations les plus fortes. Mais leur domination était surtout militaire, et consistait d’abord en ceci, que le roi des Arvernes était le dictateur suprême des armées confédérées de la Gaule. Comme tel, il pouvait mener deux cent mille hommes, et davantage.

Cette royauté était-elle héréditaire chez les Arvernes? une famille acceptée par les dieux s’y transmettait-elle le pouvoir? La chose n’est point prouvée, elle est fort vraisemblable: nous ne connaîtrions pas si bien Luern, le père du roi Bituit, s’il n’avait pas été roi lui-même, et les Romains n’auraient pas retenu plus tard en gage le fils de Bituit, si son père n’avait été qu’un parvenu. Mais en tout cas, lorsque le roi des Arvernes se montrait à la tête de ces deux cent mille hommes, représentants en armes de tant de nations, on pouvait presque dire qu’il existait «un roi du nom celtique».

Ces rois de la Gaule, nous les voyons presque, grâce à Posidonius, philosophe grec qui a voyagé dans le pays peu après leur passage. Il nous a assez mal renseignés sur l’organisation de leur pouvoir: ces législations barbares n’intéressaient pas un compatriote d’Aristote. Mais il a été comme ébloui par le spectacle qu’avaient offert la personne et le cortège du plus puissant roi de l’Occident, du chef de l’armée la plus nombreuse et la plus turbulente qui fût campée à l’ouest de l’Adriatique. Ces Grecs et ces Romains, admirateurs de Paul-Émile, habitués à des troupes disciplinées et scientifiques, aux légions calmes et denses, à ce glabre imperator dur et sec comme une action de la loi, et qui n’apparaissait dans l’éclat de la gloire que le jour du triomphe, furent étonnés de retrouver en Gaule l’image des pompeuses royautés militaires de l’Orient. Pour un roi arverne, la vie était un triomphe perpétuel.

En temps de paix, il faisait naître sous ses pas le bruit, la gaieté et l’orgie. Luern, du haut de son char, distribuait à la foule l’or et l’argent avec cet orgueil de la richesse qu’on retrouvera, douze siècles plus tard, chez les grands seigneurs du Midi. Il réunissait à des banquets d’un luxe inouï, durant des jours entiers, tous ceux qui voulaient s’enivrer et se gorger à ses frais; et l’enclos du festin avait plus de deux lieues de tour. Les Arvernes avaient le goût du colossal, le Puy de Dôme leur inspirait la grandeur, Néron ne fera pas mieux qu’eux. Le barde de Luern avait raison de chanter, en attrapant une bourse à la volée, que les ornières du char royal étaient des sillons d’où germait une moisson d’or.

Plus éclatante encore était la vision du roi des Arvernes quand il paraissait en appareil de guerre. Qu’on se le figure s’avançant dans les auréoles de son collier et de ses bracelets d’or, sur son char plaqué d’argent, dont les timons étincelants semblaient la foudre forgée en métal; derrière lui se dressaient les sangliers de bronze des tribus, insignes mystérieux des cités en marche; non loin de là, la meute formidable de ses chiens de chasse, qui le faisait ressembler autant à un meneur de bêtes qu’à un chef de peuples; et près de lui enfin, le poète qui, la lyre à la main, chantait les glorieux faits d’armes du roi et de sa nation. Bituit passait ainsi, dans une apothéose de lumière, de bruit et de chant; et les hommes, imprégnés par tous les sens de la grandeur du roi, les yeux frappés par l’or, les oreilles par les clameurs, la pensée par les vers, s’imaginaient peut-être qu’ils venaient de voir un dieu.

V

Les ressources métalliques de l’empire arverne peuvent s’expliquer par l’abondance des métaux précieux dans les montagnes du massif central. Mais on est aussi tenté de douter que les mineurs du Rouergue et du Gévaudan, et les orpailleurs des Cévennes aient suffi à approvisionner d’or et d’argent Luern et Bituit. Il est possible que leur royaume ait été en relations commerciales avec les peuples voisins, les Aquitains, les Ibères ou les Grecs de Marseille. Strabon insiste sur les portages qui se faisaient entre les terres arvernes et la vallée du Rhône: vu la difficulté de ces routes, ils n’ont été établis qu’au temps où les Arvernes étaient assez riches et assez puissants pour attirer et protéger les caravanes. L’Auvergne du Moyen Age a été une sorte d’entrepôt entre le Nord et le Midi; celle de Bituit a pu être quelque chose de semblable. Les Marseillais et les Étrusques sont venus trafiquer jusque-là. Gergovie, la principale ville arverne, semble avoir été une cité étendue et populeuse, je ne dis pas très belle, mais à peu près aussi importante que Bibracte et qu’Avaricum: or une grande ville ne se fait pas sans un effort sérieux vers la civilisation. Les rois arvernes, qui laissèrent aux hommes, comme souvenirs, des banquets hospitaliers, des distributions d’or et des chants de bardes, ne ressemblaient pas à Attila. Leur barbarie ne venait que de leur manque d’éducation. Ces princes, qui faisaient accompagner leurs ambassadeurs par des poètes, vivaient dans un enthousiasme d’enfants, et quand Posidonius nous montre la race gauloise puérile et turbulente, il subit l’impression que lui ont faite les récits de l’empire arverne: bien des traits que l’antiquité a attachés à la race celtique viennent des images de ce temps-là.

Mais ces Barbares ne demandaient qu’à se mettre à l’école des peuples plus instruits. C’est peut-être alors que les Arvernes inventèrent je ne sais quelle bizarre légende qui les faisait descendre des Troyens et leur donnait la même noblesse historique qu’aux peuples du Latium. Il ne serait pas impossible que, les premiers de la Gaule, ils aient imaginé de figurer leurs dieux sous une forme humaine, et de copier à cette fin quelques bronzes de l’Étrurie. En tout cas, ils introduisirent dans le monde celtique le système monétaire, et sans doute avant les Éduens eux-mêmes.

Car les Arvernes ont frappé des monnaies d’or, les plus anciennes qu’ait connues la Gaule. Des monnayeurs suivaient leurs armées, toujours prêts à transformer en flans les colliers d’or, et à ouvrer les flans en pièces figurées. Ces premières monnaies étaient de serviles imitations des statères grecs, surtout de ces «philippes» au type du bige dont le père d’Alexandre inonda le monde: le nom même de Philippe demeurait inscrit en toutes lettres. Les Arvernes copiaient les monnaies les plus populaires des pays civilisés, comme certains États de l’Afrique reproduisent les thalers de Marie-Thérèse. Au début, les copies furent assez bonnes: sans doute des artisans grecs, aventuriers ou captifs, ont servi de monnayeurs. Puis, elles dégénèrent, deviennent fort laides à voir, ignobles presque, les lettres se réduisent à des jambages sans valeur, les corps se transforment en un amalgame d’articulations géométriques: c’est que l’ouvrier gaulois a remplacé le praticien grec. Il traduit toujours le même type: la routine gagne vite chez les Arvernes. Mais enfin, la première monnaie gauloise vient de ce peuple, et la monnaie a souvent aidé à unifier des empires: témoin celui de Darius et la France de saint Louis.

C’est la Grèce, en cela, qui fournissait le modèle aux Arvernes; c’est elle encore qui leur imposait, vers le même temps, son alphabet. Quand ils voulurent graver sur leurs pièces les initiales de leur nom, ils prirent des lettres helléniques. L’alphabet grec leur servira longtemps à fixer la parole celtique.

Monnaie et alphabet, et peut-être aussi statuaire, c’étaient de prodigieux bénéfices faits sur la barbarie. Les Arvernes de Bituit correspondent assez, dans l’histoire de la civilisation en Gaule, aux Romains de Servius Tullius dans celle de la civilisation latine. Mais l’avantage est tout entier pour les Gaulois: leurs pièces d’or, légères et brillantes, valent infiniment mieux que ce carré de bronze, lourd, sombre et massif, qui est l’as romain des premiers temps; et je ne crois pas qu’on entendît à la cour de Servius les longues chansons de gestes chères à nos ancêtres. La Gaule débutait gaiement dans la vie civilisée, et en partie suivant le rite grec.

VI

C’est alors, vers l’an 125 avant notre ère, que les Romains décidèrent, pour aider Marseille impuissante et protéger les routes de l’Espagne, de se constituer une province au sud des Cévennes, entre les Alpes, le Rhône et les Pyrénées. Pour écarter les Arvernes de ce pays, ils eurent recours à la diplomatie et à la guerre.

Les Arvernes avaient en Gaule, pour principaux rivaux, les Éduens.

L’hostilité était naturelle et fatale entre ces deux peuples. Après l’Auvergne, le Morvan éduen est le seul grand plateau de la Gaule celtique; il domine, lui aussi, les vallées du Nord et le versant du Sud. Les Éduens s’étendaient de Moulins et de Nevers à Mâcon, et d’Avallon à Beaune; ils détenaient les routes les plus faciles de la Gaule centrale. Il y avait entre eux et les Arvernes non pas seulement la jalousie politique inhérente aux grandes nations, mais la concurrence commerciale que se font des voisins placés sur les mêmes chemins. Bibracte était la ville la plus industrieuse des Gaules: elle a pu souffrir de la richesse des Arvernes. Enfin, les deux peuples se touchaient de trop près pour être d’accord: ils avaient (en tenant compte de leurs clientèles) frontière commune depuis Moulins jusqu’au sud de Saint-Étienne. Les Arvernes étant maîtres de l’Allier, les Éduens avaient pris la Loire en imposant leur patronage aux Ségusiaves du Forez. En descendant vers le Nord, les bateliers du premier de ces peuples rencontraient, de Moulins à Nevers, les péagers du second; en cherchant les routes de l’Est et du Rhône, les caravanes arvernes arrivaient chez les vassaux de la nation rivale; mais, pour gagner le Midi par le plus court, il fallait aux Éduens traverser l’Auvergne et le Velay son satellite. Les deux États avaient la sensation de s’étouffer l’un l’autre.

On ne sait pas si les Éduens ont consenti, à un moment donné, à faire partie de l’empire arverne. Mais, avant 121, ils avaient engagé des pourparlers avec le sénat, et s’intitulaient déjà alliés ou amis du peuple romain.

L’unité celtique était rompue pour cette fois. Les Éduens espionnaient les Arvernes sur l’Allier, et, sur le Rhône, ils surveillaient les Allobroges, les plus redoutables des amis de Bituit. Comme Marseille dans le Midi de la Gaule et Pergame en Asie, ils étaient les traîtres officiels désignés pour fournir à l’intervention romaine un motif et un appui.

En 125, les Romains conquirent le pays des Salyens, ce qui fut un premier défi à la puissance arverne. Puis ils menacèrent les Allobroges, sous le double prétexte qu’ils avaient donné asile au roi des Salyens et causé quelques dégâts sur le territoire des Éduens. Bituit franchit alors le Rhône à la tête de ses deux cent mille hommes, Arvernes, Rutènes et autres, et quand il rencontra, au confluent de l’Isère, les trente mille hommes du consul Fabius, il jugea que ses chiens seuls auraient leurs portions (août 121).

Fabius souffrait de la fièvre quarte: il se fit conduire dans les rangs de ses soldats, tantôt assis dans sa litière, tantôt soutenu pas à pas: il encouragea lui-même ses manipules, expliqua la façon de combattre, montrant sans doute le peu que valaient ces hordes impétueuses, les décomposant, si l’on peut dire, pour les ramener à leur plus simple expression, un élan sans portée. Ce qu’il avait voulu arriva, et ce fut le triomphe de la précision militaire sur la synthèse de parade: cent vingt mille Gaulois périrent, contre quinze Romains. C’est là du moins ce que rapportent les historiens classiques.

Bituit estima que les dieux avaient prononcé contre lui; il demanda une entrevue, on la lui accorda, mais on le retint pour plus de sûreté et on l’expédia en Italie. Les Arvernes et les Allobroges furent battus une fois encore, et on put triompher d’eux à Rome. Bituit fit merveille dans le cortège, avec son char d’argent et ses armes bariolées. Puis, on l’envoya captif à Albe.

VII

La Gaule celtique, privée de son chef, était ouverte aux Romains. Peut-être quelques-uns songèrent-ils dès lors à la conquérir. Les Arvernes vaincus, leurs terres, du droit de la victoire, étaient à Rome. Soixante-dix ans plus tard, César dira qu’ils avaient été, eux et leurs clients, dans la main du sénat et que celui-ci aurait pu exercer, sur toute la Gaule, un «très légitime empire», justissimum imperium.

Il ne le voulut pas: il allait avoir, sur les bras, Jugurtha et bien d’autres ennemis. Seulement, il n’entendit pas que la Gaule conservât même un semblant d’unité.

L’empire arverne n’exista plus, chaque nation conserva ou reprit son autonomie. Mais, comme cet empire avait été l’œuvre de la royauté, comme les Gaulois en confondaient peut-être l’idée avec le prestige de la famille de Luern et de Bituit, les Romains s’arrangèrent pour supprimer l’hérédité du pouvoir royal: le sénat se fit livrer Congenat, fils de Bituit, et le garda à Rome. Au reste, à part cela, il laissa les Arvernes et la Gaule «jouir de leurs propres lois». Il se contenta de réunir à son empire les pays situés au sud et à l’est des Cévennes. Les Volques, les Salyens, les Allobroges, les Helviens de l’Ardèche durent reconnaître, au lieu de l’alliance arverne, la souveraineté du peuple romain. Leur territoire forma la province de Gaule Transalpine, à laquelle Narbonne devait donner le nom de Gaule Narbonnaise.

De cette domination des Arvernes et de cette victoire des Romains, il resta deux impressions plus ou moins exactes dans les générations qui suivirent: — que les Gaulois n’étaient demeurés libres que par la grâce de Rome, — que les Arvernes avaient autrefois commandé à toute la Gaule. Les Romains ne voulurent pas oublier leur rôle de vainqueurs généreux, mais les Gaulois ne purent perdre le souvenir des liens qui les avaient attachés au peuple arverne.

CHAPITRE V

CELTILL, PÈRE DE VERCINGÉTORIX

Vercingetorix, Celtilli filius, Arvernus,... cujus pater principatum Galliæ totius obtinuerat.

César, Guerre des Gaules, VII, 4, § 1.

I. Politique et alliances du sénat en Gaule. — II. Révolutions aristocratiques. — III. Cimbres et Teutons en Gaule. — IV. Celtill: reconstitution de l’empire arverne. — V. L’aristocratie arverne renverse Celtill. — VI. Formation des deux ligues arverne-séquane et éduenne. — VII. Victoire de la première avec l’aide des Germains. — VIII. Le parti national: Orgétorix et Dumnorix.

I

Les Arvernes et la Gaule celtique, au lendemain de la défaite de Bituit, jouissaient d’une liberté beaucoup plus grande que celle qui resta, après Cynoscéphales, à la Macédoine et à la Grèce. Les soldats romains ne franchirent pas les Cévennes; dans les deux vallées du Midi, ils s’arrêtèrent à Toulouse sur la Garonne et à Vienne sur le Rhône. Au delà de ces limites, aucun délégué, que l’on sache, ne s’aventura pour parler au nom du sénat et du peuple romain. Le voisinage de la Province ne pouvait être importun que par l’excès d’initiative des marchands italiens: mais les Celtes les accueillaient avec joie, ils recevaient d’eux ce dont ils étaient le plus friands, des amphores d’excellent vin et des poignées de nouvelles.

Cependant, le sénat ne se désintéressa pas des affaires d’au delà des Cévennes. Ses générosités étaient d’ordinaire sans lendemain, et il ne renonçait jamais à une convoitise qui lui avait été une fois ouverte. Sa politique en Gaule ressembla à celle de Flamininus en Grèce, avec une allure plus discrète ou plus insouciante. Il se prépara à toute éventualité d’ambition romaine, et pour cela chercha à se créer, chez les Celtes, des amis et un parti.

Les amis, le sénat les choisit avec discernement. Le principal adversaire qui le gênait en Gaule était toujours la nation arverne; sans être souveraine, elle demeurait la plus forte. Elle conserva sans doute ses clientèles du plateau central: par les vallées du Tarn, de l’Aveyron et du Lot, ses alliés menaçaient la Garonne, romaine jusqu’à Toulouse; par la plaine de l’Allier, elle avait sa voie de conquête tracée vers le Nord. Les Romains renouvelèrent ou conclurent des traités d’alliance avec les peuples qui pouvaient fermer ces deux routes aux revanches arvernes.

Le confluent du Lot et de la Garonne appartenait aux Nitiobroges d’Agen: leur roi fut déclaré par le sénat l’ami du peuple romain. Les Éduens étaient maîtres du confluent de l’Allier et de la Loire: ils continuèrent à être traités en amis et alliés, avec beaucoup d’égards. Rome consentit même à ce que ce peuple barbare s’appelât son «frère»: étrange et rude fraternité, qui complétait l’alliance politique par une communion mystique de sang et de race.

Plus loin encore vers l’inconnu, mais toujours dans les deux mêmes directions, le titre d’ami fut donné à un roi aquitain à l’Ouest, au roi des Séquanes dans le Nord.

Ces alliances servaient à la fois les intérêts militaires et commerciaux de Rome. La province proconsulaire de la Gaule se composait surtout de deux routes, celle de l’Aude et Garonne, et celle du Rhône. Les Nitiobroges à Agen, les Éduens à Mâcon, tout en surveillant le flanc de la puissance arverne, dégageaient pour le négoce l’entrée de ces deux routes dans le monde barbare: ils se faisaient, comme hôtes et amis, les fourriers du peuple romain.

II

Surveillés de côté, les Arvernes étaient contenus d’en haut. Rome leur laissait lois et liberté; mais on a tout lieu de croire qu’elle ne leur permit que les chefs qui pouvaient lui plaire. Or le sénat n’aimait point les grandes royautés: il y avait, entre elles et lui, incompatibilité d’ambitions. Les principaux obstacles à sa domination universelle lui vinrent des rois, Pyrrhus, Philippe, Antiochus, Persée, et en ce moment même Mithridate; Hannibal, tout compte fait, fut roi hors de Carthage. Les aristocraties, qu’elles fussent italiennes, grecques ou celtiques, étaient moins dangereuses pour le sénat: aucune n’avait des velléités conquérantes excessives, presque toutes regardaient la noblesse romaine comme un idéal, elles lui ressemblaient, l’enviaient ou l’imitaient; et, surtout, elles désiraient gouverner leur peuple comme le sénat paraissait gouverner le sien. Ce fut sur elles que les chefs de Rome s’appuyèrent, aussi bien chez les peuplades gauloises qu’à Athènes ou à Capoue.

Chez les Arvernes, les Romains firent si bien, que l’aristocratie fut désormais le seul gouvernement possible. Ils confisquèrent la famille royale: Bituit et son fils restèrent dans le Latium. L’historien qui rapporte ce détail ajoute que ce fut «dans l’intérêt de la paix». La noblesse arverne, qui put prendre alors l’autorité, dut savoir gré au sénat de cette intention pacifique.

Cette ruine du pouvoir royal ne fut point, à cette époque, un fait particulier aux Arvernes. Nombre de cités de la Gaule traversaient alors la même révolution politique que Rome et les villes latines au temps des Tarquins. La vieille royauté, qui était héréditaire, militaire, et peut-être aussi sacerdotale, y luttait péniblement contre les chefs de clans, les patriciens gaulois. Les grandes familles se lassaient d’être gouvernées par une lignée qui ne leur paraissait que la première d’entre elles. Le régime aristocratique, çà et là, se substituait à la monarchie. Les peuples dépendirent alors uniquement de leurs chefs de clans, réunis en sénat, dirigés par un magistrat annuel, le vergobret, sorte de juge suprême qu’ils choisissaient dans leur rang.

Ces révolutions occupèrent fort les Gaulois entre la défaite de Bituit et l’arrivée de César: elle fut, chez les Arvernes, la conséquence de la victoire de Rome. Le sénat ne la provoqua peut-être pas ailleurs: nulle part il ne la vit avec déplaisir; le parti aristocratique lui fournit, par exemple chez les Éduens, ses meilleurs amis.

III

Les conséquences de ces luttes de partis et de la ruine de la royauté arverne se firent sentir rapidement. Rome fut l’agent destructeur de la patrie gauloise.

En 125 avant notre ère, l’empire celtique était le plus brillant de l’Occident barbare, il en était aussi le plus utile. Il contenait à la frontière du Rhin les migrations germaniques. Quand il se fut disloqué, aucune nation ne présenta une surface assez grande pour les arrêter. En 110(?), les Cimbres et les Teutons franchirent le fleuve.

Entre la Marne et la Moselle, les peuples belges furent assez forts et assez unis pour écarter l’invasion. Il ne fallait qu’un peu de cœur et d’entente pour imposer le respect à ces hordes naïves. Elles refluèrent vers le Sud.

De la Marne aux Pyrénées, le courage manqua aux Celtes désunis. Ce ne fut pas une déroute, mais une de ces paniques effroyables qui saisissent les foules au moment des inondations subites. Les bandes germaines envahirent, dévastèrent, recouvrirent toutes les campagnes; la population se réfugia dans les bourgades fortifiées, îlots de résistance au milieu de terres submergées. La Gaule fut frappée de la même manière qu’elle devait l’être, six cents ans plus tard, par d’autres troupes transrhénanes. Pendant des semaines, les envahisseurs allaient et venaient au pied des villes investies, et il y eut de telles misères que les Gaulois durent s’entre-dévorer. Les Arvernes, qui avaient les plus riches plaines, les trésors les plus abondants, et les forteresses les plus solides, furent sans doute ceux qui souffrirent le plus et qui résistèrent le mieux.

Enfin les Barbares s’écoulèrent dans la province romaine, et la vie normale reparut en Gaule au milieu de ces ruines.

Au temps de l’empereur Vespasien, le légat Cérialis faisait en ces termes l’apologie de l’œuvre romaine: «Sans nous, la Gaule était impuissante contre les Germains: elle est la terre favorite de leurs convoitises éternelles; mais ses divisions l’ont toujours empêchée de se protéger contre eux.» Cérialis ne dit point quel peuple avait été l’auxiliaire de ces divisions. Si au lieu de nations rivales, les Cimbres et les Teutons avaient rencontré Bituit, il y aurait eu de belles batailles en Gaule.

IV

Les temps qui suivirent sont pleins d’incertitudes. Un seul fait s’en dégage avec netteté. L’unité de la Gaule, ou pour le moins de la Gaule celtique (entre les Cévennes et la Marne) fut un instant reconstituée, et elle le fut, cette fois encore, au profit des Arvernes. Il y eut, vers l’an 80 avant notre ère, un nouvel empire de la Gaule, sous le principat de la nation de Bituit.

Mais cet empire et l’Auvergne elle-même ne furent pas alors, comme au temps de Luern et de son fils, entre les mains d’un roi. La monarchie était de moins en moins populaire dans les cités gauloises. La fédération se fit sous le régime de la magistrature, et non pas de la royauté. Les Arvernes avaient à leur tête, comme vergobret ou comme chef militaire, un des leurs, Celtill, et celui-ci était en même temps le dictateur de la Gaule confédérée, comme le consul de Rome était le chef de la ligue latine. — Tout cela est certain, si César, qui nous l’a fait entendre, ne se trompe pas. Mais ce qui va suivre n’est qu’une hypothèse.

Il est possible que les hommes de cette génération aient sincèrement voulu réparer le mal que Rome et les Cimbres leur avaient fait. Un ennemi barbare (et les Germains ne pouvaient être que des Barbares pour les Celtes) allait sans relâche déverser en deçà du Rhin des masses d’hommes toujours plus nombreuses. Les Gaulois, maintenant installés chez eux, étaient à leur tour sous la menace de ce péril d’invasion qu’ils avaient eux-mêmes fait si longtemps courir à la Grèce et à l’Italie. L’union du plus grand nombre pouvait seule les sauver. Ils renouèrent les liens que les générations précédentes avaient formés autour des Arvernes. Peut-être les druides aidèrent-ils à ce groupement, qui servait les intérêts de leur propre association; peut-être encore, dès ce temps-là, les Celtes eurent-ils l’idée d’assemblées générales, d’un conseil politique de la Gaule semblable à ces grandes assises religieuses que les prêtres de toutes les nations organisaient dans la forêt des Carnutes. En dépit de nombreuses défaillances, la pensée de l’unité gauloise continuait à vivre.

V

Mais la notion d’un grand empire se séparait rarement de celle d’une grande monarchie. Ce fut un roi que ce biturige Ambigat dont les Gaulois célébraient encore la légendaire domination. Bituit avait eu, de la royauté, la réalité et l’appareil. Celtill aspira à lui ressembler, et à changer son titre contre celui de roi.

Ce Celtill fut, sans nul doute, un chef semblable à d’autres chefs, mais plus riche et plus influent que ses rivaux. Nous devinons sans peine comment il procéda, l’histoire est banale dans l’antiquité. Il avait plus d’amis que les autres nobles, plus d’esclaves, de mercenaires, de clients, de parasites et de débiteurs. Un parti put se former autour de lui, plébéien, militaire et monarchique; et ce parti ne différa guère de ceux que groupèrent les Pisistrates à Athènes ou Manlius à Rome, guettant la royauté de leur nation à travers la faveur populaire et le prestige de la gloire des armes.

Les autres chefs furent les plus forts. Ils réservèrent à Celtill le sort prévu par la coutume des peuples anciens contre les aspirants à la tyrannie, celui que les patriciens avaient infligé à Manlius. Il fut condamné à mort. Le jugement fut solennel, public, porté par la cité tout entière contre celui qui avait voulu lui faire violence. Puis l’exécution eut lieu: l’usage était que le coupable pérît sur le bûcher, voué aux dieux du peuple outragé.

Les Arvernes frappèrent l’homme et ne touchèrent pas à la famille. Ils ne lui imputèrent pas le crime de son chef. C’est ainsi qu’après l’expulsion de Tarquin le Tyran ses congénères demeurèrent à Rome et purent aspirer à la gouverner par des moyens légitimes; aucune grave malédiction ne fut portée non plus contre la race dont Manlius était sorti. Les dieux se contentaient d’abord de la victime désignée par la faute.

Le frère de Celtill, Gobannitio, conserva chez les Arvernes son rang et son influence. On peut même soupçonner ce Gobannitio d’avoir aidé à renverser son frère. Les aspirants à la tyrannie eurent souvent dans leur famille leurs pires adversaires: Brutus et Tarquin Collatin fondèrent contre le chef de leur clan le gouvernement des patriciens de Rome; et l’Éduen Dumnorix, qui rêvera d’imiter Celtill, se heurtera à son frère Diviciac. Gobannitio allait devenir un des gardiens les plus vigilants de cette autorité des grands que son frère Celtill avait tenté de renverser.

Celtill laissait un fils en bas âge, nommé Vercingétorix. Les Arvernes furent plus cléments pour lui que les Romains ne l’avaient été pour le fils de Bituit. Celui-ci avait partagé la captivité de son père: Vercingétorix conserva, non seulement la vie et la liberté, mais l’héritage du condamné. On lui laissa ce dont les dieux l’avaient fait héritier, cette richesse en hommes et en choses qui pouvait lui permettre de conquérir dans son pays la situation réservée aux hommes de sa race.

VI

Une fois encore l’unité de la Gaule fut brisée après la mort de Celtill. Cependant, le morcellement ne fut pas absolu. Toutes ces convulsions militaires et politiques, ces alternatives d’union et de désunion, laissaient aux cités gauloises, en même temps que l’impuissance à former un empire, le regret de vivre isolées. N’avait-on pas vu en Grèce, après le groupement de tous les peuples à Platées, se constituer les deux ligues de Sparte et d’Athènes, compromis entre le besoin de s’entendre et l’instinct de se combattre?

Quatre coalitions se formèrent entre le Rhin et l’Océan, les Cévennes et la Garonne, dans le domaine qui restait aux Gaulois encore libres. Les peuples situés de l’embouchure de la Seine à celle de la Loire fondèrent la fédération de l’Armorique, qui sans doute fut maritime aussi bien que terrestre. Les nations de la Belgique, auxquelles l’invasion des Cimbres avait donné le sentiment de leur force et de leur solidarité, demeurèrent groupées pour la plupart autour des Suessions. Mais les deux principales ligues furent celles qui reconnurent la suprématie des deux grands États de la Gaule centrale, les Arvernes et les Éduens.

Entre ces deux États et ces deux ligues, l’hostilité fut aussi constante qu’entre Sparte et Athènes, Israël et Juda. La Gaule était vraiment un pays à deux têtes. La rivalité entre les deux peuples se répercutait dans les moindres cités, dans les cantons, dans les clans, dans les familles mêmes. Il devait y avoir des amis des Arvernes chez les Éduens, et inversement, comme Athènes eut ses amis à Sparte.

Les deux nations suzeraines s’appuyaient sur des cités clientes et sur des peuples amis. On a déjà nommé la clientèle habituelle des Arvernes, les gens du Velay, du Rouergue, du Quercy, du Gévaudan. Les Éduens avaient sous leur dépendance particulière les peuples du Forez, du Beaujolais et de la Bresse. — Les deux rivaux s’étaient acquis chacun une alliance utile et puissante parmi les nations de premier ordre. Les Bituriges du Berry, qui commandaient vers la Loire moyenne les abords du plateau de l’Auvergne, s’étaient unis aux Éduens; il en fut de même des Sénons, leurs voisins dans les vallées de l’Yonne et de la Seine, ce qui assurait aux nobles du Morvan un débouché dans le bassin de Paris. Mais en revanche les Séquanes de la Franche-Comté, qui disputaient aux Éduens les deux rives et les péages de la Saône, avaient accepté l’alliance des Arvernes: car ce fut une cause ordinaire de jalousie entre les cités gauloises que la possession des deux bords et le monopole des droits sur les rivières importantes. — Au delà de la Marne, les Belges ne se désintéressèrent pas absolument de ces querelles: des liens d’amitié, sinon de clientèle, se nouèrent entre les Éduens et l’une de leurs principales nations, les Bellovaques.

En dehors de la Gaule, l’un et l’autre parti cherchèrent des appuis: ils ne répudièrent pas plus l’accord avec l’étranger que les Grecs d’aucune époque. Les Éduens demeurèrent de plus en plus attachés au peuple romain, et leurs chefs, comme Diviciac, finirent par apprendre le chemin de Rome et l’hospitalité des sénateurs en vue. — Contre les Romains, protecteurs dangereux de leurs adversaires, les Arvernes eurent recours à des auxiliaires germains, qui pouvaient devenir plus redoutables que les Romains eux-mêmes. D’autant plus que le sénat, ayant tour à tour sur les bras Mithridate, Sertorius, Spartacus, les pirates et Catilina, ne pouvait guère, au nord du Rhône, envoyer que des formules et des décrets.

VII

Ce qui devait se produire arriva. Au lieu d’avoir les Germains en grosses masses, comme au temps des Cimbres, la Gaule les eut par bandes. Il y avait toujours, sur l’autre rive du Rhin, des hordes germaniques à la recherche d’aventures et de terres. À l’appel des Arvernes et des Séquanes, il en accourut quelques-unes sous les ordres d’Arioviste. Les Éduens furent battus (71–61 av. notre ère).

Le parti opposé triompha. Mais comme, dans les dernières affaires, c’étaient les Séquanes et non les Arvernes qui avaient eu le principal rôle, le premier de ces peuples prit pour lui la prééminence dans la ligue qui l’avait emporté. Les chefs de Besançon eurent le pas sur ceux de Gergovie. Au fur et à mesure que les Germains se mêlaient des choses celtiques, l’axe politique de la Gaule se déplaçait. Il reculait vers l’Est. Bientôt, il semblera passer même chez les Helvètes.

Les Séquanes, avec l’appui d’Arioviste, essayèrent davantage. Ils voulurent imposer leur suprématie aux Éduens et à leurs amis. Il semble qu’ils aient réussi, et que par là une certaine communauté de dépendance fût rétablie chez les Celtes de la Gaule centrale.

Il est à peine besoin d’ajouter que jamais union ne fut plus précaire et plus nominale. D’abord les Éduens ne cessaient de grincer des dents et d’invoquer le sénat. Puis Arioviste se persuada qu’il valait mieux travailler pour son propre compte: il se fit remettre les otages et les tributs qui revenaient de droit aux Séquanes; il s’installa chez eux en se faisant octroyer le tiers de leurs terres; il demanda bientôt d’autres territoires pour de nouvelles troupes qu’il appelait. — Il y avait cinquante ans, la Gaule avait vu la bande germaine qui détruit et qui s’échappe; elle voyait maintenant celle qui s’arrête et qui s’établit. Déjà apparaissait dans son histoire cette succession de faits qui, quatre ou cinq siècles plus tard, constitueront les invasions germaniques.

Arioviste, commandant aux Séquanes auxquels la Gaule paraissait soumise, revendiquait avec outrecuidance l’empire des nations celtiques, comme, après la défaite de Bituit, le sénat romain avait cru pouvoir y prétendre.

Le sénat de ce temps, celui de Cicéron, fort occupé des affaires intérieures ou des triomphes orientaux de Pompée, comprit assez mal ces événements lointains de l’Occident. Les députés gaulois qui vinrent le trouver contribuèrent médiocrement à l’éclairer. Ne sachant plus quel peuple favoriser, il les caressait tous également. Le roi des Séquanes, la nation éduenne, n’étaient-ils pas également ses «amis»? En 59 même, on donna à Arioviste ce titre convoité, comme si l’on sanctionnait par là ses prétentions sur la Gaule. Peut-être les sénateurs bornaient-ils leur politique à souhaiter à tous ces Barbares une haine réciproque.

Mais que les Gaulois, suivant leurs penchants, se rassurent ou s’inquiètent. Cette indifférence de Rome ne sera pas éternelle. Deux faits se produisent, l’un qui légitime, l’autre qui annonce son intervention. — En 61, un sénatus-consulte de quelques lignes promet assistance au peuple éduen, et cela devait suffire le jour où un proconsul aurait le désir de franchir le Rhône au Confluent. Et deux ans plus tard, en 59, César reçoit ce proconsulat des Gaules dont il attendait la gloire et la richesse.

Comme la Grèce prise entre Philippe et le sénat, la Gaule voyait à son horizon un double «nuage», celui de Rome qui se formait lentement vers le Sud, celui de la Germanie qui éclatait déjà dans le Nord.

VIII

Le seul moyen de salut qui lui restât était dans l’union de toutes ses cités. Un pouvoir respecté au-dessus de chaque peuplade, les chefs de nations étroitement fédérés: peut-être n’était-il pas trop tard pour réaliser ce dessein. Les plus grands chefs de clans des principales nations résolurent cette tentative: Orgétorix chez les Helvètes, Dumnorix chez les Éduens, Castic chez les Séquanes, un autre chez les Bituriges. Le complot ne paraît pas avoir eu d’adhérents chez les Arvernes: Vercingétorix, le fils de Celtill, était fort jeune encore, et les autres chefs de son peuple ne furent pas compromis dans cette entreprise.

Les conjurés s’unirent entre eux par des mariages, présages de la confédération future. Orgétorix donna sa fille à Dumnorix, et tous deux devinrent les vrais artisans du complot national. Chacun chez soi, les chefs devaient se mettre à la tête des mécontents et de la tourbe des plébéiens, et préparer dans leur cité la chute de l’aristocratie et le rétablissement à leur profit de la royauté. Orgétorix serait roi des Helvètes, Dumnorix, des Éduens; Castic, dont le père avait été roi chez les Séquanes, reconquerrait le titre dont les nobles l’avaient écarté. Enfin les Helvètes s’apprêtèrent à quitter leur pays, où ils étaient trop nombreux, pressés par les Germains et bloqués par la montagne; ils se fixeraient quelque part dans les grandes plaines vacantes de l’Ouest: mais, en cours de route, leur armée, brochant sur toute la Gaule, en assurerait l’empire à Orgétorix, Dumnorix et leurs amis (61–59 avant notre ère).

Malgré toutes ses discordes, la Gaule n’avait donc point perdu le goût de la liberté et le sentiment national. La pensée de devenir un seul empire végétait toujours dans les diverses cités. Le patriotisme celtique était, comme le panhellénisme, un sentiment léger et subtil, se dissipant sous le souffle d’un orage plus fort, se reformant aussi vite qu’il se dispersait. À tous les moments de crise, il se leva des hommes d’une ambition intelligente pour dire que, s’il fallait avoir des maîtres, mieux valait obéir à des Gaulois. Entre les alliés de Rome et les victimes des Germains, Orgétorix et Dumnorix constituèrent un tiers-parti, fédéral et national, monarchique et populaire, et ils se liguèrent pour rétablir l’union faite jadis par l’arverne Celtill.

CHAPITRE VI

VERCINGÉTORIX, AMI DE CÉSAR

Ὁ Οὐερκιγγετόριξ... ὲν φιλίᾳ ποτὲ τῷ Καίσαρι ἐγεγόνει.

Dion Cassius, Histoire romaine, XL, 41, § 1.

I. L’aristocratie lutte contre le parti national. — II. Arrivée, projets politiques et auxiliaires de César. — III. La Gaule soumise à César. — IV. De quelle manière César commandait à la Gaule. — V. César restaure la royauté: Vercingétorix, ami de César. — VI. Ce que les Gaulois pouvaient penser de l’amitié de César. — VII. Progrès continus du parti national: Dumnorix, Indutiomar, Ambiorix.

I

Le parti national des chefs populaires avait deux principaux ennemis: au dedans de la Gaule, les sénats locaux, désireux de garder l’autorité publique; au delà des frontières, César, qui préparait ses légions.

Quand il quitta l’Italie, il trouva sa besogne à moitié faite par les sénateurs gaulois. Grâce à leur vigilance, le triumvirat royal d’Orgétorix, Dumnorix, Castic ne put se constituer. Les chefs helvètes, avertis à temps, se débarrassèrent d’Orgétorix, soit en le tuant eux-mêmes, soit en l’invitant au suicide. Dumnorix fut étroitement surveillé par le vergobret en charge et par son frère Diviciac, revenu de Rome. Le séquane Castic disparaît de l’histoire. Une fois de plus l’aristocratie déclara qu’elle avait sauvé les libertés de son pays, ce qui voulait dire qu’elle avait assuré à nouveau sa propre domination. En Gaule comme en Grèce, elle empêchait âprement les peuples de se rapprocher, les vastes patries de naître. L’étranger était le favori de son égoïsme conservateur. Les Éduens avaient, en la personne de Diviciac, à la fois leur Antalcidas et leur Polybe.

Mais le péril était encore très grand pour les patriciens gaulois. Derrière les forêts des Vosges, Arioviste amassait de nouvelles espérances. À Bibracte même, Dumnorix ne renonçait à aucun de ses projets: c’était un homme d’une ambition tenace, d’un esprit retors, d’un caractère souple, qui savait vouloir, attendre et se taire. Enfin, les Helvètes n’abandonnèrent point leur résolution de s’établir dans l’Ouest: leurs préparatifs étaient achevés, leur migration commença (début de 58). Dumnorix avait conservé d’excellentes relations et des attaches de famille chez les Séquanes, les Bituriges et d’autres peuples; il demeurait l’ami des Helvètes, il avait parmi eux ses beaux-frères, les fils d’Orgétorix, auxquels la nation avait laissé leur rang; le chef éduen se tint prêt à accueillir les émigrés, en dépit de son sénat, et comme auxiliaires à ses entreprises sur la Gaule.

II

C’est alors que César apparut sur le Rhône, qui, de Lyon à Genève, formait la frontière de la province romaine et de la Gaule indépendante. Il venait, lui aussi, pour conquérir cette Gaule. Mais il voulait cette conquête à la fois plus nettement et moins ouvertement que Dumnorix et qu’Arioviste.

Jamais proconsul de Rome ne sut plus exactement, dès le jour de son entrée en charge, jusqu’où il souhaitait aller. L’ambition de César, en Gaule et ailleurs, eut en même temps un caractère scientifique et une allure impériale, elle fut précise et prestigieuse. Il commença par marquer nettement les frontières du pays qu’il avait à conquérir: les Pyrénées, le Rhin et l’Océan. Avant d’écrire ses Commentaires, comme avant de commencer ses campagnes, il traça les limites géographiques qu’il assignait à la Gaule, et il n’est pas bien sûr qu’il n’ait pas été lui-même l’inventeur heureux de ces limites: si le Rhin, depuis tant de siècles, passe pour être la fin de la Gaule, n’est-ce pas surtout parce que César a dit qu’il l’était, et a voulu qu’il le fût? Et ayant ainsi dessiné ce pays, depuis les monts du Sud jusqu’au grand fleuve, il a arrêté qu’il serait son empire.

Mais s’il le savait, il ne le disait pas. Il eut l’air de venir en Gaule malgré lui. Il se fit appeler, désirer, caresser des sénateurs gaulois. Chacune de ses campagnes militaires fut précédée d’une campagne diplomatique, qui prépara et justifia l’autre. Pendant l’hiver, les amis gaulois de César parlaient et négociaient; puis, au printemps, comme s’il ne faisait que marcher sur l’invitation d’un conseil d’alliés, César se mettait en route. Il se proposait à peine, il ne s’imposait jamais. Il trouva toujours des prétextes autres que son ambition: pour intervenir, le sénatus-consulte qui ordonnait de protéger les Éduens; pour combattre, l’appel des Éduens menacés par les Helvètes; pour rester, la protestation de l’assemblée des Gaules contre la tyrannie d’Arioviste. Il y eut, pour tromper la galerie des auxiliaires et empêcher les imprudences de la soldatesque, d’étonnantes mises en scène: poignées de mains entre Romains et Barbares, cortèges fraternels d’amis des deux nations, allées et venues incessantes entre un conseil gaulois et le camp de César. Une façade celtique dissimulait l’œuvre latine.

Quelques Gaulois, sans doute, s’y laissèrent prendre. D’autres ne demandèrent pas mieux que de se faire tromper. Les Éduens regardèrent César et ses légions comme un appui inespéré: grâce aux nouveaux-venus, ils rêvèrent d’établir enfin, après les Arvernes et les Séquanes, leur principat sur la Gaule entière. Les aristocraties pourront, de leur côté, César étant là, se délivrer pour longtemps des aspirants à la tyrannie, qui sont autant de gêneurs pour la politique romaine. Aussi, dès qu’il pénètre en Gaule, il a près de lui des chefs séquanes et d’autres, les patriciens et le vergobret même des Éduens, et la cavalerie presque entière de ce dernier peuple: comme Dumnorix la commande, le général, averti, fait mettre des gardes à ce dangereux personnage. Si les Éduens sont les auxiliaires du proconsul, il est regardé par eux et d’autres Gaulois comme un auxiliaire supérieur, tels qu’avaient été d’abord Arioviste ou Orgétorix. César et l’aristocratie celtique unissaient leurs ambitions, en attendant de se duper l’un l’autre.

III

Au début, les deux alliés parurent tirer un égal profit des opérations militaires.

La défaite des Helvètes compléta la ruine du parti national. Dumnorix demeura en otage entre les mains de César; des délégués de toute la Gaule vinrent complimenter le vainqueur, et, avec son assentiment, se formèrent en assemblée générale; il fut reconnu comme un bienfaiteur par l’aristocratie. — Puis, au delà des Helvètes, il alla chercher Arioviste et le rejeta sur la rive droite du Rhin. Ce que faisant, il délivra les Séquanes d’une grande honte, les Éduens d’un grand péril. — Enfin, il continua à servir les intérêts du peuple de Diviciac: après l’expulsion des Germains, l’autorité des Éduens devint grande partout, et ils se crurent les premiers de la Gaule.

Ils l’étaient en effet, mais après Jules César et grâce à lui.

César s’était d’abord attaché la Gaule par la reconnaissance. Ces deux campagnes contre les Helvètes et les Germains avaient eu lieu la première année de la présence effective des Romains au delà du Rhône (58), et dès lors César avait trouvé et appliqué les bienheureuses formules qui, jusqu’à la fin de l’empire, serviront à définir l’œuvre gauloise du peuple-roi. Les Helvètes renvoyés chez eux et maintenus sur la rive citérieure du Rhin: c’est l’indice que les va-et-vient des tribus à l’intérieur, si contraires à la stabilité politique, vont prendre fin, et que les nations celtiques doivent désormais vivre et travailler chez elles, en acceptant et en gardant leurs frontières. Les Suèves d’Arioviste rejetés sur la rive ultérieure: c’est la Gaule interdite aux migrations lointaines, protégée par Rome et la protégeant à son tour contre un retour offensif de Cimbres et de Teutons. Comme ce double résultat profitait aux Celtes plus encore qu’à l’Italie, les amis gaulois de César pouvaient, sans lâcheté, célébrer son œuvre dans les assemblées de leurs nations.

L’admiration les menait sans doute aussi à César. Vraiment, le nouveau proconsul de la Province était le chef le plus glorieux que Rome eût encore envoyé sur les bords du Rhône. Quelle différence d’avec ces misérables concussionnaires qui l’avaient précédé! Il rappelait son oncle Marius, qui avait vengé à Aix, sur les Teutons, l’humiliation de la Gaule entière. Encore Marius avait-il mis trois ans avant d’en finir avec les Barbares: en un semestre, deux batailles, César avait brisé à la fois Helvètes et Germains. Il s’était montré dans ces affaires un chef prodigieux: beau parleur, il avait accablé Arioviste et Divico l’Helvète sous le poids de ses arguments; bon soldat, il avait commandé lui-même l’aile qui avait décidé de la principale victoire; dans sa marche vers le Rhin, il n’avait eu peur ni de la fatigue de sept longues étapes, ni de ses soldats qui murmuraient, ni des mystères des forêts qu’il dut traverser. Il avait le geste imperturbable du héros qui marche d’accord avec les dieux.

C’étaient les dieux, pouvait-on dire encore, qui lui donnaient la Gaule. La défaite d’Arioviste, habilement exploitée par le proconsul, ressemblait à une décision des puissances souveraines. Le chef germain avait dit, avant le combat, que la Gaule lui appartenait par droit de conquête; et César avait répondu la même chose, en rappelant la victoire du sénat sur Bituit. Puis la bataille avait eu lieu, non par surprise, mais offerte par César, imposée enfin par lui à son adversaire, engagée solennellement, dans une vaste plaine, ainsi qu’en un champ clos où le ciel est pris comme témoin et comme arbitre. Et le ciel jugeait moins sur la liberté de la Gaule que sur le nom de ses maîtres. Les dieux prononcèrent en faveur de César.

Le hasard des lieux achevait de favoriser le proconsul. Ses deux campagnes l’avaient obligé de traverser le pays des Éduens et celui des Séquanes, il commandait à Bibracte et à Besançon; et ces deux peuples, étant les chefs des deux grands partis gaulois, mettaient presque toute la Gaule dans la foi de César.

Il en résulta qu’après la fuite d’Arioviste, dans l’automne de 58, César était maître de la Gaule celtique sans l’avoir combattue.

Cette suzeraineté fut-elle, non pas simulée et implicite, mais acceptée et formulée? y eut-il un acte précis par lequel les peuples principaux de la Gaule reconnurent la majesté du nom romain? Éduens, Séquanes et Arvernes prononcèrent-ils devant César des paroles définitives, comme celles par lesquelles les Rèmes s’engagèrent l’année suivante? «Ils se confiaient, eux et tous leurs biens, à la foi et au pouvoir du peuple romain; ils étaient prêts à livrer à César des otages, à exécuter ses mandats, à lui ouvrir leurs villes-fortes, à l’assister de convois de grains ou autrement.» Rien ne prouve que ces déclarations aient été faites en 58: mais César fit, dès cette première année, comme s’il les avait entendues. Cette Gaule, qui était la plus inquiète des nations, qui avait un si long passé d’indépendance et de gloire, qui était alors, l’Égypte exceptée, la chose la plus vivante du monde, César, sans rien dire, lui confisqua la liberté. Ce fut, dans la vie du proconsul, un nouveau miracle d’audace heureuse et tranquille.

IV

Ce semestre de campagnes militaires et politiques (avril-septembre 58) présente donc en raccourci toute l’œuvre que les Romains se sont assignée en Gaule; les quatre années qui suivirent (57–54) furent consacrées par César à développer le programme qu’il avait d’abord tracé.

À l’intérieur, il imposa l’hégémonie romaine aux différentes ligues qui, en 58, n’avaient point suivi l’exemple des Séquanes et des Éduens: celles des Belges au delà de la Marne, de l’Armorique sur l’Océan, des Aquitains non gaulois au sud de la Garonne. Mais, plus encore qu’à cette tâche intérieure, César s’appliqua à fixer et protéger la frontière de la Gaule. Du côté des Alpes, la route fut ouverte vers l’Italie; les Cantabres furent rejetés en Espagne; les Bretons, menacés sur leur île, n’eurent plus la tentation de secourir la Gaule; et les Germains, deux fois attaqués chez eux, finirent par comprendre que le Rhin allait être la limite sacrée de la chose romaine. Ainsi, avant que la Gaule eût été franchement conquise, César en avait pacifié les abords: la future province était créée, pour ainsi dire, par le dehors.

Périodiquement, les cités gauloises alliées de César envoyaient à son camp des délégués, qui formaient, sous sa présidence ou sous sa protection, le conseil général des Gaules. Elles entretenaient des otages auprès de lui; il s’approvisionnait chez elles de blé, de fourrage, d’armes et de munitions; il entrait librement dans leurs places-fortes. Leur noblesse formait dans l’armée romaine la cavalerie auxiliaire. C’était le proconsul qui fixait leur contingent militaire. Il était le chef suprême des armées gauloises unies à ses légions. Il ne commandait pas à la Gaule d’une manière très différente de celle d’un Celtill ou d’un Bituit.

Les cités étaient libres de s’unir, comme autrefois, sous le principat des plus autorisées. Il y avait, comme avant l’arrivée de César, deux grandes ligues: les Éduens avaient recouvré leurs anciens clients, et en avaient acquis de nouveaux; les Rèmes avaient remplacé les Séquanes et les Arvernes à la tête de la seconde confédération. Mais c’était l’amitié de César qui était la principale garantie de l’hégémonie de l’une et l’autre nations.

À l’intérieur des cités, il respecta de même, au moins dans les premiers temps, les usages établis. Mais il s’ingéniait de manière à disposer des hommes et des décisions. Il les faisait gouverner par ses amis, ses protégés ou ses obligés. Ambiorix, un chef des Éburons, la plus indomptable et la plus sauvage des nations belges et l’avant-garde de la Gaule entre la Meuse et le Rhin, regardait César comme son bienfaiteur: il lui devait la liberté de son peuple et de son fils (en 57). Chez les Trévires, leurs voisins de la Moselle, le proconsul donna le pouvoir à Cingétorix, qui avait (peut-être dès 58) réclamé l’amitié du peuple romain. Il distribua sans doute à profusion ce titre d’ami, ami du peuple romain ou ami de César. La clientèle de César s’étendit sur la Gaule entière, plus encore que celle des Rèmes ou des Éduens.

Ainsi, la Gaule continuait à être tenue comme elle avait l’habitude de l’être, par les liens flottants de la foi jurée et de la vassalité personnelle. César n’était pas un proconsul commandant à des sujets de Rome; c’était un chef suprême parlant à des amis et à des clients.

V

Le sénat de Rome, s’il fut assez intelligent pour comprendre ce qui se passait à Bibracte ou à Reims, ne pouvait s’en réjouir. Un proconsul à sa dévotion aurait agi d’une autre manière. Ces procédés de César faisaient pressentir le dictateur, le candidat à la royauté. Avant d’être «prince» ou roi à Rome, il s’essayait à l’être en Gaule.

Aussi, se préparant à la tyrannie du monde et à la conquête de l’aristocratie romaine, il n’eut pas toujours pour les sénats des cités gauloises le respect et les attentions que Flamininus et Paul-Émile avaient témoignés à ceux de la Grèce. Le régime oligarchique des chefs ne trouva pas chez lui les sympathies exclusives que le patriciat éduen avait espérées. César ne tarda pas à moins s’inquiéter de ces aspirations monarchiques et populaires contre lesquelles Diviciac l’avait mis en garde. Du jour où il se crut le maître en Gaule, il pensa qu’il lui était profitable d’avoir comme amis des tyrans ou des rois gaulois. Après tout, leur situation ressemblerait un jour à la sienne, et, dans ses luttes contre la noblesse italienne, il trouverait un appui plus utile chez des rois «amis de César» que chez un sénat «frère du peuple romain». Aussi peu à peu voyons-nous se réorganiser en Gaule, avec l’appui du proconsul, ces monarchies que Rome et César lui-même avaient contribué à renverser.

César avait fait hiverner ses légions chez les Carnutes en 57–56, et il s’y était cherché des amis. Le principal des chefs de cette nation, l’homme qui y avait le même rang que Vercingétorix chez les Arvernes ou Castic chez les Séquanes, était Tasget, fils ou descendant des rois du pays, le représentant de la famille souveraine à laquelle l’aristocratie avait enlevé le titre royal. Tasget s’était attaché à la fortune de César, le suivit dans ses guerres, se comporta près de lui à la Gauloise, bravement et loyalement. Aussi, dès l’année 56, et peut-être avec l’aide des légions, Tasget reçut de César l’investiture du pouvoir royal qu’avaient détenu ses ancêtres: la monarchie fut rétablie chez les Carnutes, à la grande colère des sénateurs du lieu, et à la surprise, sans doute, de ceux de la Gaule. — Les Sénons étaient, comme les Carnutes, un peuple d’une grande puissance et d’une haute influence. Au moment de l’arrivée de César, ils obéissaient à leur roi Moritasg, descendant d’une ancienne dynastie: ils réussirent, vers ce temps-là, à se débarrasser de la royauté; mais plus tard le proconsul leur imposa comme monarque le frère même de Moritasg, Cavarin. — Ces deux faits ne peuvent être des exceptions: nous ne voyons nulle part César substituant à la monarchie le régime sénatorial, et nous connaissons le nom de quelques rois dont il s’est fait le créateur. Quand les familles royales lui manquaient dans un pays, il cherchait ailleurs. Comm, qu’il fit roi chez les Morins (en 57?), était un Atrébate. Et c’est parce qu’il aimait à forger des rois que, en manière de plaisanterie, il offrait quelque royauté gauloise aux Romains qui cherchaient fortune près de lui.

Il y a plus. Le bruit courut en Gaule qu’il avait fait espérer à Dumnorix le titre de roi des Éduens. Dumnorix avait affirmé ce propos devant le sénat de son peuple; César le rapporte sans le démentir, et j’incline à croire qu’il a fait l’offre, soit sincèrement, pour s’attacher Dumnorix, le plus célèbre et le plus influent des chefs gaulois, soit par une double ruse, pour le brouiller avec les sénateurs éduens et les tenir en respect sous la menace de la monarchie.

Ce fut dans des intentions semblables que le proconsul donna le titre d’«ami», mais d’«ami de César», à Vercingétorix. Le fils de Celtill était le chef du clan le plus puissant de l’Auvergne; son père avait failli être roi et avait commandé à toute la Gaule; il pouvait, le moment venu, s’inspirer des souvenirs paternels, et prétendre aux mêmes rôles qu’Orgétorix et Dumnorix. César prit les devants; il crut se le concilier en lui attribuant le titre d’«ami»; peut-être même lui fit-il, comme à Dumnorix, la vague promesse d’une royauté sur son peuple.

VI

Les calculs de César devaient être déjoués. Il jugea les Gaulois plus naïfs et plus crédules qu’ils ne l’étaient. Il les traitait trop volontiers en enfants qu’un hochet fait rester tranquilles.

L’aimable et triomphant proconsul n’apporta pas toujours, dans son appréciation des hommes, la science subtile et froide qui convenait à un manieur de peuples. Lui qui passa sa vie à réagir en vainqueur contre l’univers entier, il s’égara jusqu’à la veille de sa mort sur les sentiments de ses amis et de ses familiers. Sa confiance le perdit à Rome et faillit le perdre en Gaule. Aucun de ces chefs auxquels il donna le titre d’ami ne se crut tenu à une éternelle amitié. C’était pour eux une précaution contre les incertitudes du lendemain, un moyen de donner le change et de voir venir.

Ni Dumnorix, ni Ambiorix, ni Comm l’Atrébate, ni Vercingétorix n’entendirent engager leur parole qu’autant que le chef romain demeurerait véritablement l’ami de la Gaule, l’ami et non le maître. Quand tous ces satellites politiques de César se retournèrent contre lui, l’un après l’autre, aucun ne pensa violer la foi jurée: ils avaient mille motifs de croire que le proconsul y avait manqué le premier. S’il se plaignit, c’est qu’il se montrait un bienfaiteur ingrat: en le servant un ou deux ans, les Gaulois avaient suffisamment donné en échange d’un vain titre. Car, depuis 61, on avait tellement abusé de ce mot d’«ami du peuple romain» que les Gaulois avaient fini par l’estimer à sa juste valeur, et par le coter à peu près aussi exactement que les Romains eux-mêmes. Tous étaient prêts à lui déclarer ce que lui avait dit Arioviste, ami lui aussi du peuple romain de par la grâce de Jules César: «Me croit-on assez barbare et assez innocent pour ne pas savoir ce que vaut une pareille amitié? A-t-elle servi aux Éduens? Ce titre n’a jamais été pour Rome qu’un prétexte à mettre des armées en marche.» Les Gaulois pensèrent de même, jusqu’au jour où César leur eut montré que, si l’amitié du peuple romain était une formule de soumission, l’inimitié de César était une menace de mort.

VII

C’est qu’en effet la Gaule n’avait pas accepté comme un fait accompli la mainmise du proconsul sur ses libertés. Elle fut surprise, elle ne fut pas domptée. En dépit de cinq années de défaites partielles (de 58 à 54), le regret de la liberté, loin de s’atténuer, ne fit que grandir. Je ne parle pas seulement des blessures d’amour-propre que causèrent les pratiques politiques de César, favorable tour à tour aux sénats et à la royauté, débarrassant d’abord les cités de la crainte des tyrans et la leur infligeant ensuite. Mais il y a eu, depuis l’automne de 58 jusqu’aux révoltes générales, un progrès continu du patriotisme gaulois.

J’appelle de ce nom le désir de voir chaque cité obéir à ses lois traditionnelles, et toutes les cités de la Gaule s’unir en une seule fédération. La cause de l’indépendance nationale devenait de plus en plus inséparable de l’espérance d’un grand empire gaulois, à la manière rêvée par Dumnorix. Pour recouvrer l’autonomie, chaque cité devait s’associer à toutes: il n’y avait chance de succès que dans un effort collectif. L’idée d’une patrie commune, en puissance depuis des siècles chez les Gaulois, prenait corps au contact de César, de même que l’hellénisme se développa sous la pression des Barbares. Le patriotisme a besoin, pour grandir, de sentir l’adversaire ou l’étranger, c’est une vertu de réaction autant que de réflexion. Chaque année que le proconsul passait en Gaule, au lieu de l’acheminer vers la soumission définitive, le rapprochait au contraire de l’insurrection en masse.

Immédiatement après la défaite d’Arioviste, on entrevoit déjà la perspective d’un soulèvement national. On avait cru que César, ayant achevé la mission dont les Séquanes et les Éduens l’avaient chargé, ramènerait ses troupes au sud du Rhône: il les fit hiverner dans les vallées du Doubs et de la Saône. Aussi, lorsque, dans l’hiver de 58–57, les Belges se liguèrent contre Rome, ils furent encouragés par des Gaulois qui approchaient César; et ceux-là, l’auteur des Commentaires les distingue fort nettement des démagogues en rupture d’ambitions: ce sont, dit-il, «des hommes qui éprouvent à la vue de l’armée romaine la même impatience qu’à la vue des bandes d’Arioviste». C’étaient des âmes généreuses et fières, et vraiment patriotes.

Leur inspiration se fait sentir chaque année plus fortement. Les Bellovaques déclarent en 57 qu’ils veulent délivrer les Éduens de l’humiliante amitié de Rome. L’hiver suivant (57–56), les Vénètes et leurs voisins de l’Océan «exhortent les peuples à demeurer dans cette liberté qu’ils tenaient de leurs ancêtres et à la préférer à cette servitude qui vient des Romains». — Un instant, il sembla que Dumnorix allait enfin grouper toute la Gaule contre Jules César.

Dumnorix, malgré la présence et les offres des Romains, rêvait encore des mêmes projets que du vivant de son beau-père Orgétorix. Il voulait pour lui un pouvoir plus vaste et plus noble que la royauté précaire des Éduens. En attendant, il demeurait auprès du proconsul, comme un dernier survivant des conjurations d’autrefois. Alors que, oublié ou mort, Diviciac disparaît après 57 du récit de César, son frère Dumnorix est encore un des chefs de la cavalerie auxiliaire. César, tout en le flattant, le surveillait; mais Dumnorix le surveillait à son tour, et, tandis que le Romain se servait de son nom pour effrayer les sénateurs éduens, le Celte cherchait l’occasion de s’évader de son commandement vers la Gaule insurgée. Le parti patriote le regardait de plus en plus comme son chef naturel. Dumnorix faisait représenter sur ses monnaies l’appareil farouche d’un guerrier national, l’épée gauloise suspendue à son flanc, tenant de la main gauche la tête coupée de l’ennemi vaincu, agitant de la main droite la trompette et l’enseigne: une telle image sonnait comme une proclamation de guerre. — Il crut le moment venu lors de la seconde expédition de Bretagne (54). La conspiration était faite, les serments avaient été prononcés, le conseil des chefs organisé, la liberté de la Gaule jurée. César, prévenu au moment précis de son départ, donna l’ordre d’arrêter Dumnorix. Il se défendit l’épée au poing, «criant qu’il était né libre et citoyen d’un peuple libre». On le tua. Les chefs conjurés suivirent César et attendirent.

Quelques semaines se passent; puis, cette même année 54, ce sont l’éburon Ambiorix et le trévire Indutiomar qui se soulèvent. Mais ils ne sont pas isolés. Ambiorix déclare, qu’il le sache ou qu’il l’espère, que «les chefs gaulois se sont unis pour reconquérir la liberté commune»; «la Gaule a pris», disait-il, «la résolution d’être indépendante». Indutiomar a reçu des délégués de presque toutes les cités. À la fin de l’automne de 54, il n’y eut aucune nation, sauf les Éduens et les Rèmes, qui ne donnât de l’inquiétude à César; des députés et des messages se croisaient en tout sens; des assemblées se tenaient dans les lieux écartés; on traçait même des plans de guerre, et déjà l’Armorique avait levé et concentré ses contingents. Ambiorix et Indutiomar héritaient des espérances semées par Dumnorix. — Ils prirent trop tôt les armes, et grâce à la résistance désespérée de certains légats de César et à la hardiesse militaire de Labiénus, le mouvement fut localisé dans la région voisine de la Germanie. Indutiomar fut tué, Ambiorix bloqué dans son pays. Mais la conjuration de toute la Gaule n’en demeurait pas moins à l’état de sourde menace.

Ni Dumnorix, ni Ambiorix n’auraient pu réussir, je crois, à la traduire en acte et à la formuler en empire. Ambiorix n’était que le chef lointain d’une peuplade sauvage, à demi germanique. À l’appel de la Gaule Indutiomar avait répondu par l’appel aux Germains; et, s’il l’avait emporté, il eût été pour ses alliés aussi gênant qu’Arioviste. — Dumnorix, lui, était un franc Gaulois et chef dans la plus noble des nations. Mais il n’y était pas le maître absolu, et cette nation était irrémédiablement compromise, depuis trois générations, dans l’alliance romaine: toutes les trahisons étaient venues d’elle; Dumnorix lui-même, tour à tour comploteur et résigné, gendre d’Orgétorix et officier de César, s’était usé dans huit années d’incertitudes.

Mais, qu’au centre même de la Gaule purement celtique, se soulève une nation forte et populeuse, que l’amitié romaine n’ait point avilie et que son passé de gloire et ses souvenirs d’alliances désignent à l’obéissance de tous; qu’à la tête de cette nation se dresse un chef nouveau, au nom intact, que la puissance de sa famille, le prestige de sa personne, la tradition de ses ancêtres invitent à commander à son peuple: l’union se fera bientôt, dans toute la Gaule, autour de ce peuple et de ce chef.

C’est après l’échec des conjurations de Dumnorix et d’Ambiorix que l’arverne Vercingétorix, fils de Celtill, renonça à l’amitié de Jules César pour défendre la liberté de la Gaule.

CHAPITRE VII

LE NOM DE VERCINGÉTORIX

Nomine etiam quasi ad terrorem composito Vercingetorix.

Florus, I, 45 = III, 10, § 21.

I. Ce n’est pas un nom de fonction, mais de personne. — II. Si ce nom caractérise un membre de la plus haute noblesse. — III. De l’importance qu’il a pu avoir.

I

Vercingétorix avait alors moins de trente ans. Il était né, croyait-on, à Gergovie, la principale ville des Arvernes.

Il n’y a pas longtemps encore, on regardait ce nom de Vercingétorix, non pas comme le nom propre et personnel du fils de Celtill, mais comme le titre de la magistrature suprême qu’il avait revêtue à la tête de la Gaule soulevée. Le chef arverne avait été «le vercingétorix», c’est-à-dire (c’est ainsi qu’on traduisait ce mot) «le généralissime» ou «le dictateur fédéral»: César, qui ne savait pas le gaulois, a pris le nom de la fonction pour celui du chef. Dans les livres de lecture historique les plus populaires au temps où régnait le romantisme, la chose était présentée de cette manière, et l’on faisait ainsi du vaincu d’Alésia le champion anonyme et mystérieux de la liberté gauloise: l’homme s’effaçait et disparaissait derrière le héros symbolique. Michelet avait couramment écrit «le vercingétorix» dans son Histoire romaine et dans son Histoire de France. Amédée Thierry, dont les jugements eurent longtemps force de loi, avait lui-même accepté cette doctrine; et si, dans son Histoire des Gaulois, il fait de Vercingétorix le nom du célèbre guerrier, c’est, dit-il, pour rendre la narration plus vivante, et parce qu’ «il est fastidieux de raconter en détail l’histoire d’un héros sans nom». En quoi Thierry avait tort, car l’historien ne doit pas ruser avec la vérité pour écrire un récit plus agréable, mais le présenter avec le plus grand degré de vraisemblance qu’il peut atteindre.

Ce qui donnait une apparence de raison à cette théorie sur le nom de Vercingétorix, c’est qu’il semble signifier en gaulois précisément «chef supérieur» ou quelque chose d’approchant. Rix, c’est, comme le latin rex ou l’irlandais , le mot «roi»: ver est un préfixe qui renferme l’idée de grandeur ou de prééminence; cinget, enfin, signifierait «celui ou ceux qui marchent, les guerriers», comme l’irlandais cing veut dire «combattant». Vercingétorix deviendrait par là «le grand roi des braves» ou «le roi très fort», et on a même dit «le grand chef des cent têtes», comme Cingétorix (nous avons parlé de ce chef trévire) serait un simple «roi des guerriers».

La découverte, faite en Auvergne vers 1837, d’une monnaie d’or au nom même de Vercingétorix[1], écrit en lettres latines, des trouvailles semblables qui furent faites ensuite à Pionsat, aux environs d’Issoire, et enfin devant Alésia, c’est-à-dire aux endroits où le chef de Gergovie avait commandé ou combattu, ont jeté, quoique très lentement, le doute et le discrédit sur cette manière de raconter l’histoire. Aujourd’hui, je l’espère du moins, nul ne s’avise plus de contester son nom à Vercingétorix.

Aussi bien, César méritait, au moins en cela, une plus grande confiance: il était capable de mal juger et de méconnaître ses adversaires, mais il avait d’excellents interprètes qui ne le trompaient pas sur leurs titres. Vercingétorix devint son prisonnier et avait été son ami: César a dû faire inscrire exactement son nom sur ses tables d’hospitalité et sur les registres de la prison publique.

II

Le nom de Vercingétorix a, dès la naissance, aussi bien appartenu au chef gaulois que celui de César à son adversaire. Mais si ce nom était synonyme de «grand roi des braves», ne doit-on pas supposer qu’il prédestinait le fils de Celtill à commander aux Arvernes et à toute la Gaule? Quelques érudits ne sont pas loin de penser, aujourd’hui, que le nom de Vercingétorix, tout en étant le nom d’un homme, n’était et ne pouvait être que celui d’un très grand personnage, qu’il était réservé à des nobles, chefs de peuple en réalité ou en espérance.

Qu’on remarque en effet que tous les noms à désinence semblable cités par César, — Ambiorix, Cingétorix, Dumnorix, Éporédorix, Orgétorix, — sont ceux de princes, de puissants ou de rois: il semble que nul ne pût s’appeler d’un nom en rix, c’est-à-dire se terminant par «roi», s’il n’appartenait à une lignée ou royale ou capable de le devenir. Sans doute, après la conquête romaine, les noms de ce genre furent portés par toutes sortes de gens, et des plus humbles; leur valeur sociale disparut, en même temps que s’effaça le privilège des grandes familles. Mais à l’origine ces noms royaux sont spéciaux à ceux qui sont ou peuvent être rois, et c’était le cas de Vercingétorix, fils de Celtill.

Si séduisante que soit cette théorie, elle demeure, jusqu’à nouvel ordre, une simple conjecture. Il faudrait d’abord, pour qu’elle eût un fondement très solide, que l’étymologie qu’on donne de ces noms fût indiscutable. Or, elle ne l’est pas plus que celle des noms de César ou d’Auguste, sur laquelle les contemporains eux-mêmes ne s’entendaient pas. Je ne puis affirmer sans hésiter que rix, le mot décisif dans tous ces noms, signifie réellement «roi». Cette terminaison ne serait-elle pas, en langue celtique, quelque suffixe sans aucun sens précis et nominal? Nous la trouvons, en effet, dans d’autres noms, comme dans celui de Biturix, qui n’est pas un nom de personne, mais de peuple; et, si on répond que les Bituriges étaient le peuple des «rois du monde» ou des «rois éternels», je rappellerai que l’on écrivit à la fois Biturix et Bituricus, tout comme si rix et ricus étaient des suffixes analogues.

Mais admettons, ce qui après tout est très probable, que l’étymologie proposée pour les noms de Cingétorix et de Vercingétorix soit légitime, et que ces noms soient bien à désinence «royale». Si plus tard, sous Tibère et sous les Antonins, ils ont été portés par toutes les classes de la société gauloise, comment pouvons-nous affirmer qu’il n’en fut pas ainsi dès le temps de César? Celui-ci ne les mentionne que chez de grands chefs: mais bien des rois n’en portent pas de semblables, et d’autre part pouvait-il nous faire connaître, dans ses Commentaires, d’autres noms que des noms de chefs?

Il demeure donc fort possible que le hasard ait fait appeler Vercingétorix le fils de Celtill, comme ce fut le hasard qui valut au fils d’un obscur athénien le nom de Démosthène, «la force du peuple». Mais il prépara bien les choses, en faisant de l’un et de l’autre «les hommes de leur nom».

III

Car le nom de Vercingétorix n’a pas dû être une chose banale et sans valeur, indifférente à l’attitude de ceux qui l’entendaient, inutile à la fortune de celui qui le portait. En dehors de toute signification précise, il sonnait franchement et fièrement gaulois. Le mot appartenait à cette classe de noms superbes et sonores que les Gaulois de toute la Gaule affectionnaient, aussi bien ceux de la Belgique que ceux des Alpes et de la Loire. Tour à tour, les trois précurseurs de Vercingétorix à la tête du parti national ont porté un nom semblable: Orgétorix l’Helvète, Dumnorix l’Éduen, Ambiorix l’Éburon. C’était un nom à panache. «Il retentissait profond et terrible», comme dit un écrivain grec des sons effrayants que prononçaient les Gaulois. «Il semblait fait pour inspirer l’épouvante», écrivit plus tard l’historien latin Florus. Chez ce peuple sensible aux choses extérieures, aux couleurs voyantes et aux mots éclatants, le nom de Vercingétorix pouvait être, sinon un élément, du moins un ornement de la puissance souveraine.

Mais ce qui prédisposait l’Arverne à commander à la Gaule, c’étaient le passé et le présent de son peuple, la force de son clan, le prestige de sa personne.

CHAPITRE VIII

VERCINGÉTORIX, CHEF DE CLAN

Summæ potentiæ adulescens.

César, Guerre des Gaules, VII, 4, § 1.

I. Rôle effacé des Arvernes depuis l’arrivée de César. — II. Caractère d’un chef gaulois. — III. Son éducation et ses aspirations. — IV. La puissance d’un chef; ceux qui dépendaient de lui. — V. Force et nature d’un clan gaulois. — VI. Aspect physique de Vercingétorix.

I

Nous connaissons déjà le peuple arverne; nous savons pourquoi il avait commandé à la Gaule libre et pourquoi il pouvait lui commander encore le jour d’un soulèvement général. Ses montagnes menaçaient les grandes routes où circulaient les légions romaines. À la Gaule soulevée, il offrirait ses terrasses fortifiées propres aux longues résistances; il lui apporterait le secours de ses fantassins et de ses cavaliers, l’aide de ses blés et de son or, le concours de ses clients traditionnels, le réconfort du souvenir des grands rois, et l’appui du dieu du Puy de Dôme.

Or, les Arvernes n’avaient pas une seule fois paru dans cette série de sinistres aventures qui s’étaient déroulées en Gaule depuis l’arrivée d’Arioviste. Il est question chez César des Éduens, des Séquanes, des Helvètes, des Carnutes, des Bituriges, des Sénons, et pas une seule fois des Arvernes. Il témoigne de l’humeur contre les uns, des égards pour les autres. Il n’a pas un mot sur le compte du peuple qui, avant son arrivée, faisait le plus parler de lui en Gaule. L’Auvergne demeure en dehors de son récit, de la marche et des campements de ses légions. En 58, elles suivent le flanc oriental du plateau central, dans leur marche du Confluent au Mont Beuvray; en 57, elles guerroient dans le Nord; en 56, elles longent les pentes de l’Occident, pour se rendre de la Loire à la Garonne. Elles ont fait le tour du massif sans y pénétrer. Elles ont hiverné en Franche-Comté, sur la Loire, en Belgique, et jamais dans les régions du Centre.

Il est vraisemblable que les Arvernes ne se sont signalés ni par une opposition prématurée, ni par une dépendance de flagorneurs. Le pouvoir appartenait toujours aux chefs de l’aristocratie, parents ou vainqueurs de Celtill; son frère Gobannitio et les autres nobles continuaient à gouverner le pays, prenant les précautions nécessaires contre toute tentative nouvelle de tyrannie, surveillant d’assez près le jeune héritier de Celtill. Sans doute, comme les sénateurs des autres cités gauloises, ils avaient témoigné aux ordres de César la déférence de rigueur.

Ainsi, cette nation dont l’initiative, depuis un siècle, avait été prépondérante en Gaule, était en ce moment la plus effacée ou la plus recueillie. À moins de mentir à son caractère et de désavouer toutes ses ambitions, il fallait qu’elle prononçât son mot dans la crise solennelle qui se préparait. Les conjurés qui avaient écouté les paroles de Dumnorix ou adressé leurs vœux à Ambiorix avaient encore le droit d’espérer dans le peuple arverne et dans ses chefs.

Ces espérances grandirent le jour où le fils de Celtill, ayant atteint l’âge d’homme, devint un des plus grands chefs de la Gaule entière.

II

Un chef de clan gaulois ne ressemble à aucun autre des maîtres d’hommes du monde antique, ni à l’eupatride grec, ni au patricien romain, ni au mélek phénicien, ni au roitelet de la Germanie. Il y avait chez lui à la fois la rudesse du Barbare et la souplesse de l’homme policé. Ne nous ne le figurons pas comme un glorieux sauvage, épris seulement de combats sanglants, de chasses rapides et de buveries sans fin. Certes, il aimait tout cela, et avec la fougue irréfléchie des natures encore neuves: les plus vives passions bouillonnaient en lui, et ne s’apaiseront jamais du reste chez notre aristocratie nationale, qui gardera en elle une survivance de ses premiers instincts. Mais le noble gaulois est autre chose qu’un brandisseur de glaives et un chevaucheur de grandes routes. Le Vercingétorix des statues classiques, dressant vers le ciel sa tête farouche et sa longue lance, est le chef des jours de bataille. Je crois que les hommes de son milieu connaissaient aussi des plaisirs plus fins et des goûts plus calmes. Si l’on veut retrouver ceux qui leur ont ressemblé le plus, il faut chercher, non parmi les Barbares du monde antique, mais parmi leurs successeurs sur le même sol. «Le monde celtique», a dit avec raison M. Mommsen, «se rattache plus étroitement à l’esprit moderne qu’à la pensée gréco-romaine.» Et, en cherchant à comprendre Vercingétorix et ses congénères de l’aristocratie gauloise, j’ai toujours pensé malgré moi à Gaston Phœbus, superbe d’or, d’argent et de brocart, tantôt lancé dans d’infernales chevauchées où des meutes haletantes se mêlaient aux chevaux d’escorte, et tantôt trônant au milieu de ses convives, en face de la cheminée rayonnante de la grande salle de son château, entouré d’hommes d’armes, de chanteurs et de poètes, curieux lui-même de vers harmonieux et de récits imagés, beau conteur et beau diseur à son tour, intelligent, éloquent, rieur, têtu, cruel et dévot.

III

Les héritiers des grandes familles gauloises étaient élevés pour une vie de combats et une vie d’intelligence. Monter à cheval, manier les armes, courir au sanglier, c’était, sans aucun doute, les exercices obligatoires de leur adolescence. Mais une large part était aussi faite, dans leur éducation, aux travaux de l’esprit. Ne fallait-il pas qu’ils pussent comprendre et louer les poésies que les bardes chanteraient en leur honneur? ne devaient-ils pas eux-mêmes faire presque l’office de bardes, en célébrant leurs propres exploits et ceux de leur race avant d’engager les combats singuliers? À table, dans le conseil du sénat, dans le conseil des chefs de guerre, dans ces grandes réunions d’hommes, populaires ou armées, où la multitude imposait souvent sa volonté à ses maîtres, le noble gaulois devait tenir son rang, être prêt à l’attaque et à la riposte, commander par l’éloquence et savoir parler d’or.

Aussi est-il envoyé de bonne heure à l’école des druides; il vit pendant les premières années de sa pensée dans la familiarité respectueuse de ces prêtres, qui sont d’ailleurs nobles comme lui, ses égaux par le rang, ses supérieurs par le mérite; et il s’habitue à honorer autre chose que la force.

Des druides il apprend qu’il a une âme, que cette âme est immortelle, et que la mort est le simple passage d’un corps humain à un autre corps humain. Il sait bientôt par eux que le monde est une chose immense, et que l’humanité s’étend au loin, bien en dehors des terres paternelles et des sentiers de chasse ou de guerre. Enfin, ses maîtres lui font connaître ce qu’est la nation celtique, comment les Celtes ont une même origine, et que tous, amis ou ennemis du moment, sont les descendants d’un même ancêtre divin. Ainsi, le jeune homme s’imaginait peu à peu la grandeur du monde, l’éternité de l’âme, l’unité du nom gaulois. C’était chez lui un prodigieux effort pour élargir son horizon par delà ces domiciles provisoires et restreints qu’étaient son corps, le domaine de son père, la cité de ses camarades, pour contempler au loin dans des espaces infinis la durée de son être et la grandeur de sa race.

Peu d’aristocraties anciennes ont reçu un enseignement d’une telle portée, mieux fait pour stimuler le courage et l’orgueil, pour éveiller les vastes ambitions et les progrès généreux. Rien d’étroit, de formulaire, de strictement traditionnel: les druides savaient, au besoin, suppléer à leur ignorance par la hardiesse des hypothèses. Ils ne témoignaient aucun mépris pour les choses étrangères, ils avaient emprunté à la Grèce son alphabet, et peut-être avaient-ils modifié leurs doctrines primitives sous la rumeur lointaine de la philosophie grecque. Enfin, leurs procédés scolaires ôtaient à leur science ce qu’elle pouvait avoir de rebutant, ce que n’eût point aisément supporté l’esprit vagabond de la jeunesse celtique. C’était en vers, sous forme de longs poèmes, qu’ils donnaient leur enseignement; il se présentait dans la trame continue de périodes cadencées. Les jeunes gens apprenaient par cœur des chants sans fin, tirades didactiques ou chansons de gestes, sœurs barbares de l’Iliade d’Homère et de la Théogonie d’Hésiode. De cette gymnastique incessante ils sortaient doués d’une excellente mémoire et d’une imagination très active: deux qualités essentielles, celle-là aux chefs d’État, celle-ci aux conquérants. Après avoir vécu leur jeunesse au son des épopées, les nobles étaient tentés de vivre à leur tour ces épopées mêmes.

Pour peu qu’ils eussent, avec l’amour de la gloire, l’intelligence des belles ambitions, ils entraient dans la vie imprégnés de l’idée que la Gaule était une grande chose et une seule patrie, et que leur devoir était d’en faire un même empire. Mettez enfin ces leçons et cette idée dans l’esprit d’un adolescent dont le père a commandé à tous les Gaulois, dont le peuple a fourni des rois à toute la Celtique, et vous comprendrez avec quelle force invincible Vercingétorix a été amené à reprendre contre César le rôle de Bituit.

IV

Arrivé à l’âge de porter les armes, le jeune noble paraissait à côté de son père à la tête du clan qu’il devait hériter plus tard. On a vu que Vercingétorix reçut, n’étant encore qu’un enfant, l’héritage de Celtill; il eut maison et clientèle à l’âge où beaucoup de Gaulois n’étaient que les premiers serviteurs de leur père: peut-être prit-il plus tôt que d’autres l’habitude de commander à des hommes et de faire valoir sa puissance.

La puissance d’un chef de clan consistait en terres, en or et en hommes.

Comme terres, les chefs de l’Auvergne avaient les plus fertiles de la Gaule: de la plaine de la Limagne et des prairies du Cantal venaient les blés, les flots de lait, les masses de fromage, les troupeaux de bétail dont les nobles réjouissaient la foule de leurs convives les jours des festins solennels. — En or et en argent, ils possédaient les revenus des mines voisines ou les héritages de Luern et de Bituit, ces rois qui se faisaient démagogues en versant de l’or du haut de leurs chars. Et il fallait aux chefs beaucoup d’or pour la solde et l’entretien de leurs hommes. — Car, comme la vie des puissants se passait surtout à combattre et à commander, c’était la richesse en hommes qui faisait la force d’un clan.

Je désigne par ce mot de «clan», faute d’un nom meilleur, l’ensemble de choses et de personnes qui dépendaient d’un seigneur gaulois. Il renfermait des groupes d’origine fort diverse. — Les esclaves et les affranchis de la famille du chef étaient la catégorie la moins nombreuse: il y avait en Gaule des formes si variées de la dépendance qu’il n’était point besoin de recourir à l’esclavage pour se fournir de serviteurs. Peut-être est-ce dans cette première classe que le maître choisissait les nombreux employés chargés d’assurer le train de sa maison, de percevoir ses droits et ses revenus. — Au-dessus des esclaves, à peine plus considérés qu’eux, était toute une plèbe d’hommes libres, débris des vieilles populations vaincues par la noblesse gauloise, ou bien épaves d’une société troublée, victimes d’un continuel droit du poing, traînards de tribus sans cesse en mouvement, tous attachés à la personne du chef par des liens d’intérêt et de crainte aussi tenaces que la tare servile. Parmi eux étaient les débiteurs du maître, ouvriers ou laboureurs, qui avaient hypothéqué leur champ, leur travail ou leur personne pour quelques poignées d’or ou quelques arpents de terres. — Plus haut, se tenaient les clients de condition meilleure, étroitement unis au seigneur leur patron par un serment de fidélité, famille morale qui complétait autour de lui la famille du sang, et qui ne devait point s’éloigner de ses côtés même au milieu des pires dangers. — Toutes ces sortes de subordonnés se rencontrent partout dans le monde antique: en voici deux qui paraissaient particulières à la Gaule et aux Barbares de l’Occident. Un chef de clan avait à sa solde un certain nombre d’hommes libres, qui lui servaient d’écuyers et de gardes: cavaliers pour la plupart, étrangers ou non, ils étaient armés, nourris et payés par lui, ils lui formaient une escorte guerrière, analogue à cette cavalerie domestique qu’entretint plus tard l’aristocratie du Bas Empire. Enfin, à côté de la garde militaire, ce qu’on pourrait appeler la cour intellectuelle: le noble n’allait pas sans ses «parasites», convives officieux qui égayaient sa table, sans ses bardes surtout, les chantres nécessaires aux heures de repas et à la solennité des cortèges.

Il faut sans doute aussi ajouter à cette multitude les ouvriers des grandes villes, qui constituaient ce qu’un Romain eût appelé une «plèbe municipale». Cette plèbe était, suivant toute vraisemblance, non pas groupée en un corps public comme celle des tribus de Rome, mais divisée entre les plus riches des chefs de clan, ainsi du reste qu’avaient vécu les plébéiens du Latium, au temps où les Tarquins recrutaient leurs adhérents parmi les ouvriers du Capitole. La ville d’Uxellodunum, chez les Cadurques, fut tout entière dans la clientèle de Lucter, le compagnon d’armes de Vercingétorix, et je ne serais pas étonné si une bonne partie de la population de Gergovie eût été cliente du grand chef arverne. Car ce serait se tromper sur la société gauloise que de n’apercevoir en elle qu’une aristocratie équestre commandant à une clientèle rurale. Il y avait quelques centres municipaux, peuplés de milliers d’ouvriers: Avaricum était, dit César lui-même, «une très belle ville»; Gergovie et Bibracte étaient pour le moins de très grandes bourgades, celle-là avec ses soixante-dix hectares, celle-ci avec une superficie presque double: quand Auguste transporta à Autun les habitants de la vieille cité éduenne, il fit bâtir pour les renfermer une muraille de près de 6 kilomètres de circuit, qui pouvait contenir plusieurs dizaines de mille hommes. Les fouilles de Bibracte (et Gergovie devait lui ressembler) ont fait reconnaître un fouillis de maisons tassées, d’échoppes et de boutiques encombrées, des marchés, des rues et des venelles, une série de quartiers dont chacun était le domaine d’un métier différent, et où les gens vivaient, travaillaient, mouraient et recevaient leur sépulture ensemble; on a reconstitué des ateliers de forgerons, de fondeurs, d’émailleurs aux établis rutilants. Et on se représente aisément la foule qui vivait là au temps de Dumnorix, active, grouillante, tapageuse, et disposée, dans les jours de conflit politique, à fournir à un chef ambitieux l’appoint décisif d’une émeute populaire.

V

Nous nous expliquons maintenant pourquoi César, à chacun des livres de ses Commentaires, revient et insiste sur cette masse d’hommes qui suivent la fortune d’un chef. Il pose en règle générale: «Le degré de richesse et de noblesse chez les grands se mesure par le nombre de mercenaires et de clients attachés à lui: en dehors de cette force en serviteurs, il n’y a ni crédit ni pouvoir.»

Ces armées familiales et libres, ces suites innombrables de cavaliers qui se lèvent à l’appel d’un seul homme, étonnent et inquiètent dès le premier jour le proconsul; cependant il a vu à Rome des puissances semblables, comme la famille d’esclaves et de clients de Crassus, comme la bande d’émeutiers dont vivent Clodius et Milon. Mais le clan gaulois lui paraît tout autrement formidable. Les têtes s’y comptaient, non par centaines, mais par milliers. Les serviteurs domestiques d’Orgétorix l’Helvète étaient au nombre de dix mille, sans parler de ses clients et de ses débiteurs, dont le chiffre, dit César, était également considérable: un tel clan, à lui seul, formait presque une tribu.

Quand il se déplaçait, avec ses femmes, ses bêtes et ses chariots, il semblait que ce fût un peuple à la recherche de nouvelles terres. Quand il grondait dans les villes, il n’y avait magistrat si puissant qui ne se sentît menacé; presque toujours le gouvernement des peuples gaulois ne gardait un cours régulier que parce que les deux ou trois plus grands clans se surveillaient et se neutralisaient. Mais souvent, le magistrat n’était que le premier serviteur d’un chef trop influent. Lorsque Dumnorix voulut affermer les impôts et péages de la cité des Éduens, nul n’osa se présenter contre lui, et il les eut à vil prix. «Vous croyez», disait Ambiorix, roi chez les Éburons, «que je commande à mon peuple: je ne suis que son principal sujet.» Orgétorix, accusé par les chefs de la cité, se présenta devant l’assemblée suivi des milliers d’hommes de son clan, et personne n’osa plus l’accuser.

Le clan, ayant son chef, ses groupes, son état-major, son armée, sa forteresse, ses serviteurs ruraux et urbains, était une cité dans la cité même. Comme elle, il avait des relations diplomatiques, il contractait des alliances au dehors; des liens d’hospitalité se formaient entre les grands clans des peuples voisins. Comm avait des amis dans toute la Belgique. Dumnorix possédait chez les Séquanes et ailleurs un grand nombre d’hôtes ou d’obligés auxquels il avait fait largesse. Il s’était marié dans la famille d’Orgétorix; d’autres mariages avaient uni les siens aux plus puissantes familles des Bituriges et de nations plus lointaines. Pour aboutir à la fédération des cités, Dumnorix avait fait l’union des principaux clans, et telle était en effet la force énorme dont chacun d’eux disposait, que la confédération de trois ou quatre grands chefs suffisait pour les faire prétendre à l’empire de la Gaule.

Pareille institution n’était pas chose nouvelle dans le monde connu des Romains. Appius Claudius, quittant les montagnes de la Sabine pour immigrer sur le sol latin avec ses cinq mille clients; Fabius, allant combattre les Étrusques avec les trois cent six membres de sa famille et la foule de ses serviteurs, sont les précurseurs italiens de Dumnorix et de Vercingétorix. Seulement, le clan du patricien romain n’a pas la même allure que celui du chef gaulois. Il limite son horizon à la Forêt Ciminienne et au sommet du Mont Albain; ses hommes sont des fantassins entêtés, des combattants méthodiques, des laboureurs avides, des politiques vétilleux à la parole formulaire et à la pensée étroite. Le clan celtique est une bande de cavaliers aux galops indomptables, à l’humeur capricieuse, aux résolutions subites, rêvant de descendre dans les plaines lointaines, d’où l’on revient au son des chants et des vers, avec les têtes des vaincus se balançant sur le poitrail des montures.

VI

C’est à la tête d’une multitude de ce genre, force militaire et familiale qui appartenait à lui seul, que se trouvait Vercingétorix l’an 53 avant notre ère. Lorsque César nous dit que le jeune chef possédait chez son peuple «un très grand pouvoir», cela signifie qu’il conduisait le clan le plus redoutable de la nation arverne.

La puissance de Vercingétorix s’accroissait singulièrement de sa valeur personnelle.

Les qualités et les défauts de son âme, nous ne pourrons les juger qu’en le voyant à l’œuvre. Mais la splendeur de son corps haut et superbe le désignait au commandement et à l’admiration des foules. Il avait la supériorité physique, qui donne à la volonté une assurance nouvelle. Il faut se le figurer avec cette grande taille qui émouvait les Romains, cet aspect farouche qui effrayait l’ennemi, droit sur son cheval de bataille, vêtu de la tunique aux couleurs bigarrées, la poitrine constellée de phalères de métal, ayant à son côté, suspendue par un baudrier d’or, la large et longue épée incrustée de corail, sur sa tête le casque surmonté d’un monstrueux cimier qui semblait prolonger encore sa haute stature, — mais aussi, flottant autour de cet appareil d’éclat et de terreur, le souffle vivant de la jeunesse, l’air de virginité militaire du chef adolescent qui n’a point encore souffert pour la liberté. S’il était vrai que les âmes des guerriers gaulois émigraient d’un corps à l’autre, les Arvernes ont pu se demander si Luern ou Bituit, les chefs encore célèbres de la Gaule triomphante, ne revenaient pas de leur lointain séjour sous la forme juvénile du dernier de leurs successeurs.

CHAPITRE IX

LE SOULÈVEMENT DE LA GAULE

Carnutes se... principes ex omnibus bellum facturos pollicentur.

César, Guerre des Gaules, VII, 2, § 1.

I. Révolte des Sénons et des Carnutes. — II. De l’intervention de la religion et des druides dans le soulèvement général. — III. Campagne de 53. Départ de César. — IV. Bilan de l’œuvre de César en Gaule; motifs de mécontentement. — V. Progrès de la conjuration: intervention de Comm et de Vercingétorix. — VI. Assemblée générale des conjurés. — VII. Soulèvement. Vercingétorix, roi à Gergovie.

I

La mort de Dumnorix et d’Indutiomar, la défaite d’Ambiorix avaient arrêté le soulèvement de la Gaule en 54; mais la conjuration, une fois formée, ne s’était point rompue.

Au mois de mars 53, César réunit à Samarobrive (Amiens) l’assemblée générale de la Gaule: il la présida, à son habitude, du haut de son tribunal. Les Trévires, en guerre avec lui, n’y parurent pas, et le proconsul n’eut pas lieu de s’en étonner. Mais, pour la première fois depuis qu’il commandait en Gaule, deux des principales nations celtiques, les Sénons et les Carnutes, refusèrent d’envoyer des députés pour jouer près du camp romain la comédie de la liberté gauloise.

Elles avaient, quelques semaines auparavant, aboli la royauté que César leur avait imposée. Chez les Carnutes, le roi Tasget avait été égorgé sans autre forme de procès. Chez les Sénons, le roi Cavarin avait été, semble-t-il, condamné régulièrement par le sénat de la nation, présidé ou conseillé par Acco: mais on avait apporté une telle solennité à l’affaire que Cavarin avait eu le temps de se réfugier, à la tête des siens, auprès du proconsul. Ni des Carnutes ni des Sénons César n’avait reçu les satisfactions qu’il désirait; ils avaient au contraire échangé des promesses avec les Trévires, et leur abstention à Samarobrive ressemblait à une déclaration de guerre.

La révolte de ces deux peuples avait une tout autre importance que celle des Éburons et des Trévires, peuplades à demi germaniques, presque cachées entre la Moselle, la Meuse et le Rhin, derrière les fourrés et les marécages de la forêt des Ardennes.

Les Sénons et les Carnutes étaient alors parmi les nations les plus considérées de la Gaule: ils n’étaient guère inférieurs, comme rang et comme puissance, qu’aux Rèmes et aux Éduens. Les Sénons passaient pour un peuple «solide et de grande autorité». Ils possédaient un très vaste territoire, s’étendant depuis les pentes septentrionales du Morvan éduen jusqu’aux abords de la Marne; ils étaient maîtres de la plupart des vallées qui convergent du Sud et de l’Est vers le bassin de Paris: celles de la Seine, de l’Armançon, de l’Yonne (sur les bords de laquelle étaient leur principale ville, Agedincum, Sens), du Loing et de l’Essonne. Une alliance étroite les avait unis aux Parisiens de Lutèce. Ils commandaient ainsi les principales routes qui, d’Amiens, menaient au centre et au sud de la Gaule: hostiles à César, ils lui fermaient le plus court chemin de l’Italie.

La défection des Carnutes était presque aussi grave au point de vue militaire, elle avait une portée morale beaucoup plus grande. C’était une des nations les plus célèbres et les plus étendues de la Gaule centrale. Elle s’appuyait sur les deux plus grands fleuves: au Sud, elle possédait les deux bords de la Loire, à l’endroit même où celle-ci remonte le plus vers le Nord, et elle avait sur la rive septentrionale sa principale ville, Génabum (Orléans), la clé de la défense militaire de tout le bassin; au Nord, les Carnutes possédaient, en face du débouché de l’Oise, les bords de la Seine, de Mantes à Poissy. Leur territoire était regardé par les Celtes, comme «le milieu de la Gaule entière», et fort justement. Car il servait de lien entre les terres armoricaines à l’Ouest et les plateaux éduens à l’Est, entre la Belgique qu’il touchait au Nord et les Bituriges et les Arvernes qu’il avoisinait au Midi. C’était un centre merveilleux pour les opérations commerciales: à la suite des victoires de César, les marchands romains s’établirent à Orléans et y ouvrirent leurs magasins. Les Carnutes possédaient du reste ce dont César avait le plus besoin pour se maintenir en Gaule, la race des robustes chevaux du Perche, la fécondité des blés de la Beauce; aussi le proconsul avait-il installé à Génabum son principal service d’approvisionnement. Enfin, dernier et redoutable élément d’influence, les Carnutes inspiraient aux Gaulois une sorte de respect religieux: chez eux se trouvait l’enceinte consacrée où se réunissait, chaque année, le conseil général des druides. C’était sur la terre carnute que reposait toujours, malgré la désunion des peuples, le foyer commun de toute la Gaule.

Les Carnutes avaient donc, autant que les Arvernes, plus même que les Éduens, le droit de jouer en Gaule un rôle universel. Seuls peut-être d’entre les peuples du Centre, ils jouissaient d’une certaine autorité parmi les tribus de l’Armorique, dont quelques-unes leur étaient apparentées. Ils furent une des nations qui maintinrent l’unité religieuse et la grandeur du monde celtique. Leur abstention, en mars 53, paraissait signifier à César que les dieux de la Gaule commençaient à se séparer de lui. Si la forêt sacrée des Carnutes se peuplait de ses ennemis, les hauts sommets où habitait Teutatès ne tarderaient point à s’illuminer des feux de la révolte.

II

Le nom des Carnutes doit attirer notre attention sur les druides. Ont-ils, eux aussi, dénoncé la guerre à César, ou se sont-ils tenus, eux et leurs dieux, dans la neutralité? Quelle a été, depuis l’arrivée jusqu’au départ du proconsul, l’attitude de l’aristocratie religieuse en face du peuple romain?

À ces questions, nul ne pourra jamais répondre que par des conjectures. On ne trouvera pas la moindre allusion, dans les Commentaires de César, à un rôle joué par la religion dans la guerre de la Gaule; et les autres historiens, plus ou moins influencés par lui, imitent sur ce point sa réserve.

Ce silence doit être voulu. César a vécu pendant quelques mois auprès du druide Diviciac; il en a fait son confident et son conseiller dans des causes délicates: pas un instant il n’a mentionné sa qualité de prêtre. Il a prêté aux chefs gaulois de beaux et longs discours: il évite de leur faire prononcer les noms des dieux. Une seule fois, dans le cours des grandes révoltes, nous nous apercevons qu’ils pensaient à la divinité en combattant, et c’est en lisant le livre des Commentaires qui n’est point écrit par César.

Le proconsul a la ferme volonté de tenir les puissances religieuses à l’écart du récit de ses démêlés avec les hommes. A-t-il jugé, lui, sceptique par philosophie, qu’il était inutile de faire intervenir, pour expliquer des affaires sérieuses et positives, les fantômes créés par l’imagination craintive des peuples? ou bien, politique prudent, a-t-il voulu insinuer aux Gaulois, en racontant ses victoires, que leurs dieux n’ont paru nulle part, et que, s’ils se trouvaient d’un côté, c’était de celui des Romains? ne dit-il pas lui-même, et tout à fait incidemment, que ces dieux ressemblaient à ceux de Rome, leur Teutatès n’étant que Mercure? Quoi qu’il en soit, tous les insurgés dont parle César, Ambiorix, Indutiomar, Vercingétorix lui-même et surtout, et les soldats aussi bien que les chefs, n’apparaissent dans les Commentaires que comme des hommes qui commandent ou qui obéissent, et rien de plus, ignorants de la prière et de la foi, étrangers à toute crainte religieuse et à toute espérance vers le ciel. César ne leur a laissé que l’allure militaire, et le moins possible de couleur locale. Il a laïcisé à outrance l’esprit et l’histoire de la Gaule.

César a par là, sinon dénaturé, du moins dénudé cette histoire. Nul ne croira que la Gaule n’ait pas appelé prêtres et dieux à son secours. Ces hommes, que leur adversaire regarde comme voués aux superstitions, ont dû terriblement jouer de leurs croyances dans ces journées décisives de leur vie; ces dieux, dont la multitude grouillait sur les montagnes, le long des sources et dans les bois, ont dû s’agiter sur le passage de tant d’hommes en armes; le sang des victimes humaines a dû couler pour solenniser les serments des conjurations suprêmes et attirer sur les étendards gaulois la faveur des puissances souveraines. Il est impossible que les druides, leurs prophètes et leurs bardes soient devenus subitement muets à l’arrivée des Romains: les prêtres et les desservants de la religion gauloise avaient la parole facile et l’humeur loquace. Voilà des hommes dont César nous dit, textuellement: «Ils décident presque de toutes les causes privées et publiques; ils peuvent interdire les sacrifices aux particuliers et aux nations mêmes qui n’acceptent pas leurs sentences: il n’y a en Gaule que deux classes qui soient considérées, les druides et les chevaliers; et c’est par les prêtres que les magistrats peuvent être installés.» Croira-t-on que, jusque-là arbitres et juges suprêmes, les druides aient brusquement abdiqué leur puissance? Je ne m’imagine pas la subite abstention de tout un sacerdoce au milieu des conflits politiques et des luttes nationales.

Si la logique des faits n’a point subi trop de démentis dans la guerre des Gaules, s’il est permis de deviner la conduite des hommes d’après leur origine et leur caractère, voici ce qu’on pourrait supposer de l’histoire des druides depuis l’arrivée des Romains.

À aucun moment, je doute qu’ils aient été unanimes pour ou contre Jules César. Le sacerdoce partagea les querelles et les partis-pris de la noblesse, à laquelle il était allié. Malgré leurs assemblées générales et leur chef unique, les prêtres étaient divisés entre eux; les armes seules décidaient parfois du choix du grand pontife. Éduens et Séquanes, chaque parti devait tenir à ce qu’il fût homme de son goût, comme Athéniens ou Spartiates cherchaient à faire parler leur langue à la sibylle d’Apollon.

Au début, les prêtres, ainsi que les nobles, sont en majorité du côté de César. C’est un druide que Diviciac, le traître le plus intelligent et le plus utile que le proconsul ait rencontré chez les Gaulois; et je soupçonne que le druidisme était particulièrement influent chez les Éduens, amis presque séculaires du peuple romain.

Insensiblement, les prêtres, eux aussi, s’éloignèrent du proconsul. Il n’est plus question de Diviciac après 57. L’impérialisme militaire de César s’accommodait mal d’une théocratie officieuse. Ce fut, de tous les Romains, celui que les scrupules religieux ont le moins arrêté. Les dieux gaulois ne troublèrent pas plus son bon sens que les dieux de Rome. Il s’est passé, sans nul doute, des auspices sacerdotaux pour introniser Tasget et Cavarin; on ne se représente pas les druides inaugurant l’assemblée de la Gaule sous la présidence du général romain. La civilisation latine menaçait d’une fin prochaine ce qui faisait la grandeur et la puissance du sacerdoce national: les chants des bardes, les prophéties des devins, les sacrifices sanglants des prêtres. En présence de César, les lyres ne résonnaient plus de la louange des héros gaulois, et les dieux étaient sevrés de victimes humaines.

Depuis l’hiver de 54–53, la majorité des druides est passée (je le suppose du moins) du côté de la conjuration: si les prêtres n’en furent pas les inspirateurs, ils en étaient du moins les auxiliaires. Quatre ans plus tard, lorsque César quitta pour toujours la Gaule vaincue, les bardes et les druides furent les premiers à se réjouir, et reprirent, ceux-là leurs harpes et ceux-ci leurs couteaux. Après la mort de Néron, au temps de l’incendie du Capitole, ce sont les druides qui prophétisent la revanche des Celtes: les Romains ne séparent pas leur nom de la crainte d’une révolte gauloise. De la même manière, à la veille du principal soulèvement, ils ne purent être que du côté de ceux qui le préparaient. Ce fut dans la profondeur des bois que se tinrent les conciliabules des chefs, et ces bois étaient l’asile ordinaire des rendez-vous sacrés. Les conjurés profitaient des fêtes d’hiver pour haranguer les hommes, et c’étaient des prêtres qui présidaient à ces fêtes. Un des deux chefs carnutes qui proclameront la guerre dans l’hiver de 53–52, semble être revêtu d’un sacerdoce.

Car, enfin, ce sont les Carnutes qui, les quatre dernières années de la guerre, se sont périodiquement faits «les hérauts» du soulèvement (et, chose étrange! leur nom signifie peut-être, en langue celtique, la trompette de combat). En 54, ils massacrent le roi imposé par Rome; en 53, ils refusent de venir à l’assemblée convoquée par César; en 52, l’année de Vercingétorix, ils donnent le signal de l’entrée en campagne; l’année suivante encore, après la chute d’Alésia, ils recommenceront la lutte à l’improviste, au beau milieu de l’hiver. Ils furent, de tous les peuples de la Gaule, celui qui s’acharna le plus à vouloir la liberté, et c’était celui qui offrait l’hospitalité à la réunion des prêtres. Ce ne peut être un hasard si le mot d’ordre de la révolte a toujours été lancé près de l’enceinte sacrée où les druides prenaient leurs décisions.

III

Mais, en mars 53, le signal fut encore donné trop tôt: aucune autre nation du Centre ne se trouva en mesure de suivre l’exemple des Éburons et des Trévires, des Sénons et des Carnutes.

César agit avec cette rapidité de décision qui est le trait distinctif de sa nature. Il ne laissa pas au mouvement le temps de s’étendre vers le Sud. L’assemblée de la Gaule à peine réunie, à Samarobrive, et l’absence des révoltés une fois constatée, il la déclare suspendue, la renvoie à Lutèce chez les Parisiens, et se dirige à grandes étapes vers le territoire des Sénons. La marche fut si prompte, qu’ils n’eurent même pas le temps de se réfugier dans leurs places-fortes. Ils firent leur soumission, les Carnutes de même: les Éduens intercédèrent pour ceux-là, les Rèmes pour ceux-ci. César se fit livrer des otages par chacun des deux peuples, et les choisit parmi les plus compromis: mais il réserva toute autre décision. Il revint ensuite à Lutèce, et tint l’assemblée, où il fixa le contingent de cavalerie que la Gaule devait lui fournir pour la prochaine campagne.

Alors, disent les Commentaires, «la Gaule centrale étant pacifiée, César n’eut plus de pensée et de volonté que pour s’acharner contre les Trévires et les Éburons». Une guerre inexpiable commença. Labiénus écrasa encore les Trévires, et ce qui restait de la nation fut donné à Cingétorix, l’ami du peuple romain. César traqua les Éburons comme des bêtes fauves, et pour les anéantir plus sûrement, il sembla convier les Germains eux-mêmes à prendre part à la curée. Mais Ambiorix échappa, les Germains maltraitèrent moins les Éburons que les hommes de César, et ce fut avec un sentiment de dépit que celui-ci ramena ses légions à Durocortorum (Reims).

Là se réunit l’assemblée d’automne. Les événements de l’année n’avaient point disposé César à la clémence. Il consacra cette session à instruire l’affaire des Carnutes et des Sénons: il ne fut pas question de pardon et d’oubli. Acco, le chef des conjurés sénons, fut condamné à la peine capitale, et César prit soin qu’il fût exécuté à la manière romaine. D’autres otages s’étaient enfuis avant le jugement: ils furent condamnés à l’exil. Puis l’assemblée fut congédiée.

La campagne militaire et diplomatique de l’année 53 était achevée. Il n’y avait plus d’hommes en armes en deçà du Rhin, sauf Ambiorix et ses quatre compagnons: tout le monde avait obéi à la réunion d’automne. La Gaule entière était cette fois, écrivait César sur ses tablettes, «tranquille et apaisée». Il désigna les campements d’hiver de ses dix légions: deux furent logées près des Trévires, sur l’Aisne, la Meuse ou la Moselle, surveillant la frontière de la Germanie et les retraites d’Ambiorix. Le gros de l’armée fut déplacé vers le Sud, dans le bassin de la Seine: six légions à Sens, deux autres plus bas encore, chez les Lingons du pays de Langres et de Dijon; Caius Fufius Cita, chevalier romain, fut envoyé à Génabum (Orléans), pour diriger l’approvisionnement des camps romains. Labiénus, le plus capable et le plus élevé en grade des lieutenants de César, fut chargé de veiller au salut de l’armée, pendant l’absence du proconsul.

Sauf le corps qui avoisinait les Germains, les légions romaines se trouvaient sur la route directe qui menait du Nord en Italie, comme si César, après six années de campagnes, voulait déjà leur montrer le chemin du retour. Lui-même prit cette route, franchit les Alpes, arriva sur les bords du Pô.

L’hiver survenait, les forêts celtiques se dépouillèrent, et les Gaulois virent reparaître la verdure éternelle des guis aux rameaux des arbres dénudés (novembre 53).

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