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Vercingétorix

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ALÉSIA ET SES ENVIRONS.

ALÉSIA ET SES ENVIRONS.

CHAPITRE XVIII

VERCINGÉTORIX SE REND À CÉSAR

Quoniam sit Fortunæ cedendum,... morte sua Romanis satisfacere... velint.

César, Guerre des Gaules, VII, 89, § 2.

I. Dernière défaite de l’armée de secours. — II. De la possibilité de continuer la lutte. Les chefs survivants. — III. Vercingétorix prend la résolution de se rendre. — IV. Motifs supposés de cette résolution. — V. Déclarations de Vercingétorix à son conseil. — VI. Préparatifs de la reddition. — VII. Cérémonial de la reddition de Vercingétorix.

I

Vercingétorix put, pendant la nuit, établir le bilan de la défaite.

Ce qu’il avait éprouvé lui-même et ce que ses hommes avaient vu du haut des remparts, signifiait qu’Alésia était perdue. Trois fois il s’était heurté aux lignes de la plaine, sans avoir pu entamer la terrasse; il l’avait ouverte enfin sur les lignes d’en haut, mais les légionnaires avaient fermé la brèche de leurs propres corps, et aucun allié du dehors n’était apparu sur ce point pour le soutenir et pour prendre à dos ses adversaires. Il était évident pour lui, non seulement que toute la Gaule ne s’était point levée à son ordre, mais que, de ceux qui étaient venus, les deux tiers n’avaient point bougé à ses cris. Vercingétorix devina peut-être, à cette absence des uns, un refus d’obéir, à cette abstention des autres, un abandon pire qu’une trahison. Les seules troupes qu’on avait vues faire leur devoir, celles de son cousin Vercassivellaun, avaient été écrasées, et c’était de leurs dépouilles que se jonchaient à cette heure les camps de César.

Ce que Vercingétorix ignorait du désastre était plus considérable encore, et engageait les destinées de la Gaule après celles d’Alésia. César, le soir de l’assaut, avait vigoureusement pressé les fuyards, et ses cavaliers en firent un tel carnage que bien peu d’hommes purent regagner sains et saufs les camps gaulois. Sédulius, chef de guerre et magistrat des Lémoviques, fut tué; Vercassivellaun fut pris vivant dans la fuite; 74 enseignes de tribus furent apportées à César. — Restaient les 190 000 hommes qui n’avaient point donné ce jour-là. Il ne semble pas qu’ils se soient beaucoup aventurés hors de leurs camps. Ils y revinrent à la première alerte. Ils s’en échappèrent au premier bruit de la défaite. Si les soldats de César n’avaient pas été brisés de fatigue, après avoir passé la journée entière à marcher ou à combattre, ils auraient pu détruire ou prendre leurs adversaires jusqu’au dernier corps.

Cependant, le proconsul ne renonça pas tout à fait à cette espérance. Il laissa s’écouler dans le repos les premières heures de la nuit; vers minuit, il envoya ses cavaliers et 3 000 fantassins pour couper la route aux dernières bandes en retraite. Lui-même se mit à leur poursuite avec d’autres troupes, au lever du jour. Quand les Gaulois l’aperçurent en si petit équipage, ils eurent un moment l’illusion de la revanche, et l’accueillirent, dit-on, avec des éclats de rire. Mais ce ne fut que la joie d’un instant: les autres Romains arrivaient par derrière, leurs ennemis perdirent la tête, et ne leur laissèrent plus que la peine de prendre ou de tuer. Ce fut, raconta-t-on plus tard, la plus vaste boucherie de Gaulois que César eût ordonnée en huit ans.

Ceux qui échappèrent, et notamment les principaux chefs, se hâtèrent de se séparer, gagnant, chacun de son côté, les refuges de leurs cités ou de leurs clans. «La grande armée de la Gaule s’était évanouie et dissipée, comme le spectre d’une nuit de cauchemar.»

II

Mais, si l’effort collectif du nom celtique était à jamais rompu, si aucun chef ni aucune nation n’étaient désormais capables de grouper toutes les volontés en un seul corps, il était encore possible d’organiser, dans presque toutes les cités de la Gaule, de belles résistances, comme l’avait fait Ambiorix en 53 dans les forêts marécageuses du pays éburon.

Sans doute, c’en était fait du patriotisme public des deux plus grands peuples, les Arvernes et les Éduens. Vercassivellaun pris, Vercingétorix près de l’être, les autres chefs arvernes du dehors ne songeaient plus qu’à se rendre aux meilleures conditions, et à se retrouver tranquilles et considérés comme au temps de Gobannitio. Les Éduens, et parmi eux Viridomar et Éporédorix, espéraient la même chose, et une autre encore: regagner, avec la faveur de César, l’hégémonie qu’il avait une première fois donnée à leur peuple. Les patriotes ne pouvaient compter sur les refuges de Gergovie et de Bibracte, presque déjà promis au vainqueur par la pensée des chefs. Mais Vercingétorix avait, en ses amis, une monnaie d’excellent aloi, et les places-fortes du plateau central offraient d’imprenables réduits aux dernières résistances.

Lucter, le chef cadurque, était vivant, et il possédait, sur l’autre versant des monts arvernes, la ville et le puy d’Uxellodunum (Issolu près Vayrac?), qui valait presque Gergovie. Dumnac, le chef des Andes, Gutuatr, celui des Carnutes et l’homme de Génabum, d’autres en Armorique, étaient décidés à ne point poser les armes. Le Sénon Drappès, qui ne faisait qu’un avec Lucter, était prêt à toutes les folies. Les Bituriges hésitaient à se soumettre. Même les Éduens étaient représentés, dans ce groupe d’indomptables, par un des leurs, Sur, qui fuyait vers les Trévires pour pouvoir combattre encore. Car les Trévires étaient toujours à réduire, et les Bellovaques étaient plus que jamais désireux de faire la guerre «en leur nom»: leur chef Correus, qui avait une haine implacable du nom romain, ne reculerait pas devant la levée en masse de son peuple, et ses voisins, Ambiens d’Amiens, Atrébates d’Arras, Calètes du pays de Caux, Véliocasses de la basse Seine, étaient disposés à se joindre à lui. Les Aulerques eux-mêmes n’étaient pas brisés par la mort de Camulogène et la défaite de Paris. Comm l’Atrébate était sain et sauf, entêté dans son serment, et il avait, comme on sait, des amis dans tout le Nord. Les Gaulois pouvaient, par delà l’Océan, appeler à leur secours leurs frères de Bretagne, comme ils l’avaient déjà fait. Il leur restait aussi la ressource de se payer des Germains contre César: Comm se faisait fort de lever des hommes chez les peuples du Rhin, toujours enclins à combattre le maître de la Gaule, quel qu’il fût. Enfin, les vaincus savaient que le proconsulat de leur vainqueur prenait fin à deux ans de là: s’ils pouvaient traîner la lutte une couple d’années, le jour où César quitterait le pays, la partie redeviendrait égale entre eux et les Romains.

Ainsi, de Cahors à Angers, de Bourges à Arras, de Rouen à Trèves, un cercle d’hommes décidés environnait encore César, et il suffisait peut-être de l’ordre d’un seul pour allumer autour du vainqueur, sur le sol de presque toute la Gaule, les mêmes foyers d’incendie qu’au printemps, aux abords d’Avaricum. Seul, Vercingétorix pouvait être ce chef et donner cet ordre.

III

Il fallait, pour cela, qu’il s’échappât d’Alésia. Un écrivain ancien a dit que la chose n’était pas impossible. De fait, il ne devait pas être malaisé à un homme seul, hardi, vigoureux, sans blessure, de forcer les lignes romaines, ébréchées dans les combats de la veille, et privées d’un bon nombre de leurs gardiens occupés à la poursuite des fugitifs. Mais Vercingétorix ne voulut pas tenter cette aventure.

Demeurant à Alésia, il aurait pu proposer aux siens, jusqu’à épuisement de leurs forces, un dernier assaut des retranchements de César: ce n’eût pas été le salut, mais la gloire d’une mort en commun, les armes à la main. Sur le champ de bataille de Paris, Camulogène et les siens avaient donné le modèle de cet acharnement au combat qui est la plus belle forme du suicide collectif. Vercingétorix ne songea pas à imiter cet exemple.

Il décida de rester et de se rendre. Nous sommes condamnés à ignorer toujours les motifs qui inspirèrent sa résolution. Il n’est pas interdit cependant de supposer, d’après ses paroles et son attitude du lendemain, quelles pensées l’assaillirent et fixèrent sa volonté durant la nuit de la défaite.

IV

— S’il quittait Alésia, même pour recommencer la guerre, il paraîtrait s’enfuir, craindre le combat, la défaite et la mort. Et il livrerait à l’impitoyable rancune de César ceux qui survivaient de l’armée assiégée: je parle des soldats et non des chefs. Ces Gaulois étaient les insurgés de la première heure; ils avaient combattu avec lui devant Avaricum, dans Gergovie, autour d’Alésia; il les avait formés: ils étaient à la fois ses hommes et son œuvre. Qu’il les abandonnât ou qu’il les conduisît à l’assaut, il les offrait également à la mort. Il n’en avait pas le courage.

— Puis, au delà des lignes de César, qu’aurait-il trouvé? Vercingétorix ne savait rien de précis sur ce qui s’était passé dans le reste de la Gaule. Il avait vu venir des hommes, il les avait vus se battre en vain pendant quelques jours, il les avait vus s’enfuir: il ignorait quel appui et quel accueil il rencontrerait hors d’Alésia, et s’il ne se heurterait pas à quelque parti de traîtres ou de lâches prêts à le vendre froidement. Son compatriote, l’Arverne Épathnact, ne fera-t-il pas présent à César, l’année suivante, de Lucter enchaîné?

— De quelque manière qu’il tombât entre les mains de César, ce dernier le ferait mourir. Il avait trop souvent arraché la victoire à cet orgueilleux de vaincre pour être pardonné de lui. La clémence de César n’était pas encore un de ces axiomes qui courent le monde au profit d’une ambition. Ambiorix traqué, Dumnorix égorgé, Acco exécuté, le sénat vénète massacré par ordre, l’incendie de Génabum, la tuerie des vieillards, des femmes et des enfants bituriges: voilà les exemples qu’on avait en ce moment de la manière habituelle du proconsul. Quant au peuple romain, il avait pu respecter la vie de grands rois comme Bituit ou Persée: mais Vercingétorix n’était qu’un roi d’occasion, et il devait connaître dans l’histoire du monde les morts d’Hannibal et de Jugurtha, les ennemis de Rome auxquels il ressemblait le plus.

— Je ne dis pas qu’il eût peur de mourir, ni de faim, ni sur le champ de bataille, ni dans la prison de César. Mais au moins pouvait-il faire que sa mort ne fût pas inutile à son peuple.

— S’il aimait vraiment ses hommes, il n’était pas sans défiance à l’égard des chefs de son conseil. Il n’en avait dompté quelques-uns que par la crainte des supplices. D’autres l’avaient accusé de trahison. Il y en avait qui, avant l’arrivée des secours, avaient parlé de se rendre. Il n’était pas sûr qu’il obtint d’eux une dernière bataille, qui leur couperait l’espoir, soit de vivre encore, soit de se faire pardonner par César. Qui sait même s’ils ne prendraient pas les devants en le livrant de leurs propres mains? De ces chefs, les uns étaient des Arvernes, auxquels il avait imposé sa royauté, les autres étaient des Éduens, qu’il avait soumis à la suprématie de sa nation. L’heure de la patrie défaite est propice aux vengeances des partis politiques.

— Mieux valait qu’il mourût en s’offrant lui-même à César, de manière à épargner à la Gaule d’autres morts ou de nouvelles hontes, et à lui réserver, si elle voulait une revanche, le plus d’espérances et le plus de ressources.

— En se livrant au proconsul, il ne faisait, somme toute, que rendre justice à lui-même et à son rival. Il était vaincu et bien vaincu. Il avait combattu jusqu’au bout avec vaillance et intelligence: mais la légion romaine était plus brave que la tribu gauloise, et Jules César s’était montré général meilleur et plus heureux que lui. Vercingétorix dut avoir pour l’homme qui l’avait battu ce respect sincère et naïf que d’autres Gaulois témoignèrent à leurs vainqueurs.

— Mais il était vaincu, non pas seulement par un homme, mais par les dieux. Ce n’était pas en vain que Jules César avait un génie familier, cette Fortune qui ne l’avait jamais trahi, même au pied de Gergovie, même sur la croupe d’un cheval gaulois: si elle lui avait fait perdre son épée, elle lui avait rendu la victoire.

— Où étaient au contraire les dieux gaulois, Teutatès et les autres, auxquels Vercingétorix avait donné de si précieuses victimes? Le roi des Arvernes avait le droit de croire qu’ils ne communiaient plus avec lui, et qu’ils regardaient avec complaisance vers les camps du peuple romain. L’étrange et rapide aventure qui venait de finir était l’ouvrage, moins des desseins des hommes que d’une volonté divine.

— Pour prix du salut des mortels, les dieux de sa race exigeaient la vie d’autres mortels. Les pires dangers menaçaient la Gaule: elle avait besoin d’offrir la plus illustre victime.

— Son premier et son dernier acte, comme chef de la Gaule, s’adresseraient donc aux dieux. Il avait commencé la guerre par des sacrifices humains, il la terminerait de même. —

Et Vercingétorix, pensant peut-être toutes ces choses, résolut de se sacrifier lui-même, et de disparaître, non pas seulement en beau joueur qui s’avoue vaincu, mais aussi en victime expiatoire prenant la place d’une armée et d’une ville condamnées par leurs dieux.

V

Le lendemain de la défaite, il convoqua pour la dernière fois le conseil des chefs, et leur fit part de ses volontés suprêmes.

« — Il rappela d’abord que, s’il avait voulu la guerre contre Rome, ce n’était point par intérêt personnel: sa seule ambition avait été de rendre la liberté à tous les peuples de la Gaule.

« — Les destins étaient accomplis. Il n’avait plus qu’à s’incliner devant la Fortune, qui protégeait César.

« — Pour satisfaire les Romains, il fallait que l’homme qui avait été le chef de la guerre en fût aussi la victime. Il était prêt à se dévouer pour le salut de tous.

« — Il leur laissait seulement le choix du sacrificateur. Ils pouvaient le tuer: ils n’auraient plus qu’à envoyer sa tête à César. S’ils le préféraient, il se laisserait livrer vivant par eux. Quoi qu’ils décidassent, il ne s’appartenait plus.»

L’Arverne avait bien jugé tous ces hommes. La parole de Critognat ne les avait excités qu’un jour; la fièvre du combat passée, épuisés par la fatigue et la faim, ne voyant de toutes parts que la mort, ils n’avaient même plus le courage de la chercher eux-mêmes. Vercingétorix leur faisait entrevoir l’espérance d’avoir la vie sauve. Il leur offrait ce qu’ils souhaitaient tout bas. Ils succombèrent à la tentation, peut-être moins par lâcheté que par incapacité de vouloir. Et ce ne fut pas Vercingétorix qui rendit Alésia, mais les chefs qui livrèrent leur roi.

Ils acceptèrent, sans hésiter, le projet de reddition. Des parlementaires furent envoyés à César. Il rappela les conditions ordinaires: apporter les armes, amener les chefs. La vie fut promise sans doute à tous, la liberté à quelques-uns: mais Vercingétorix devait se rendre sans condition. La cérémonie de la capitulation fut fixée, semble-t-il, au jour même.

VI

Les Romains étaient d’admirables metteurs en scène. Ils recherchèrent toujours les spectacles qui frappaient l’imagination de leurs alliés et des vaincus, et qui servaient parfois autant qu’une victoire à leur assurer l’empire. L’histoire de la conquête de la Gaule se résume presque dans deux scènes d’une incomparable grandeur: le trophée élevé par Marius, la reddition de Vercingétorix à César.

Après la bataille d’Aix qui sauva la Gaule de l’invasion germanique (automne 102), Marius amassa en un monceau colossal les dépouilles des Barbares vaincus. Le trophée se dressait dans la large plaine de l’Arc, qu’encadraient de hautes montagnes couvertes de forêts et peuplées de dieux. L’armée faisait cercle autour du bûcher, toute couronnée de fleurs. Marius, vêtu de pourpre, levait des deux mains vers le ciel la torche enflammée. Un silence profond régnait autour de lui: tandis qu’à l’Orient se montraient, bride abattue, les cavaliers venus d’Italie qui allaient saluer le vainqueur, au nom du sénat et du peuple romain, du titre de consul pour la cinquième fois.

Un demi-siècle après (automne 52), le neveu et le véritable héritier de Marius, Jules César, le lendemain du jour où il avait donné toute la Gaule à ce même peuple romain, présenta aux dieux de sa patrie, non plus un grossier butin de bois et de métal, mais «le plus noble trophée d’une victoire», le roi et le chef même de ceux qu’il avait vaincus.

Devant le camp, à l’intérieur des lignes de défense, avait été dressée l’estrade du proconsul, isolée et précédée de marches, semblable à un sanctuaire. Au-devant, sur le siège impérial, César se tenait assis, revêtu du manteau de pourpre. Autour de lui, les aigles des légions et les enseignes des cohortes, signes visibles des divinités protectrices de l’armée romaine. En face de lui, la montagne que couronnaient les remparts d’Alésia, avec ses flancs couverts de cadavres. En arrière et sur les côtés, les longues barrières des retranchements, où les deux brèches faites par l’ennemi semblaient de ces blessures qui rendent plus glorieux les corps des vainqueurs. Comme spectateurs, quarante mille légionnaires debout sur les terrasses et les tours, entourant César d’une couronne armée. À l’horizon enfin, l’immense encadrement des collines, derrière lesquelles les Gaulois fuyaient au loin.

Dans Alésia, les chefs et les convois d’armes se préparaient: César allait recevoir, aux yeux de tous, la preuve palpable de la défaite et de la soumission de la Gaule.

Vercingétorix sortit le premier des portes de la ville, seul et à cheval. Aucun héraut ne précéda et n’annonça sa venue. Il descendit les sentiers de la montagne, et il apparut à l’improviste devant César.

Il montait un cheval de bataille, harnaché comme pour une fête. Il portait ses plus belles armes; les phalères d’or brillaient sur sa poitrine. Il redressait sa haute taille, et il s’approchait avec la fière attitude d’un vainqueur qui va vers le triomphe.

Les Romains qui entouraient César eurent un moment de stupeur et presque de crainte, quand ils virent chevaucher vers eux l’homme qui les avait si souvent forcés à trembler pour leur vie. L’air farouche, la stature superbe, le corps étincelant d’or, d’argent et d’émail, il dut paraître plus grand qu’un être humain, auguste comme un héros: tel que se montra Décius, lorsque, se dévouant aux dieux pour sauver ses légions, il s’était précipité à cheval au travers des rangs ennemis.

VII

C’était bien, en effet, un acte de dévotion religieuse, de dévoûment sacré, qu’accomplissait Vercingétorix. Il s’offrit à César et aux dieux suivant le rite mystérieux des expiations volontaires.

Il arrivait, paré comme une hostie. Il fit à cheval le tour du tribunal, traçant rapidement autour de César un cercle continu, ainsi qu’une victime qu’on promène et présente le long d’une enceinte sacrée. Puis il s’arrêta devant le proconsul, sauta à bas de son cheval, arracha ses armes et ses phalères, les jeta aux pieds du vainqueur: venu dans l’appareil du soldat, il se dépouillait d’un geste symbolique, pour se transformer en vaincu et se montrer en captif. Enfin il s’avança, s’agenouilla, et, sans prononcer une parole, tendit les deux mains en avant vers César, dans le mouvement de l’homme qui supplie une divinité.

Les spectateurs de cette étrange scène demeuraient silencieux. L’étonnement faisait place à la pitié. Le roi de la Gaule s’était désarmé lui-même, avouant et déclarant sa défaite aux hommes et aux dieux. Les Romains se sentirent émus, et le dernier instant que Vercingétorix demeura libre sous le ciel de son pays lui valut une victoire morale d’une rare grandeur.

Elle s’accrut encore par l’attitude de César: le proconsul montra trop qu’il était le maître, et qu’il l’était par la force. Il ne put toujours, dans sa vie, supporter la bonne fortune avec la même fermeté que la mauvaise. Vercingétorix se taisait: son rival eut le tort de parler, et de le faire, non pas avec la dignité d’un vainqueur, mais avec la colère d’un ennemi. Il reprocha à l’adversaire désarmé et immobile d’avoir trahi l’ancien pacte d’alliance, et il se laissa aller à la faiblesse des rancunes banales.

Puis il agréa sa victime, et donna ordre aux soldats de l’enfermer, en attendant l’heure du sacrifice.

CHAPITRE XIX

L’ŒUVRE ET LE CARACTÈRE DE VERCINGÉTORIX

Vercingetorix... id bellum se suscepisse... communis libertatis causa demonstrat.

César, Guerre des Gaules, VII, 89, § 1.

I. Résumé et brièveté de sa carrière historique. — II. Son mérite comme administrateur et son influence sur les hommes. — III. De la manière dont il organisa son armée. — IV. Sa valeur et ses défauts dans les opérations militaires. — V. Des fautes commises dans les campagnes de 52. — VI. Qu’elles sont la conséquence de la situation politique de la Gaule. — VII. Valeur des adversaires de Vercingétorix: les légions et César. — VIII. Part qui revient, dans la victoire, à Labiénus et aux Germains. — IX. Ce qu’on peut supposer du caractère de Vercingétorix. Ses rapports avec les dieux. — X. Du patriotisme gaulois de Vercingétorix.

I

Vercingétorix survécut six ans à sa défaite; mais sa carrière historique finit à l’instant où César ordonna de le traiter en captif.

Elle avait commencé il y avait moins d’un an; elle tenait à peine dans trois saisons. Vercingétorix était apparu au cours de l’hiver: il disparaissait avant que l’hiver fût revenu. L’épopée dont il avait été le héros dura l’espace de dix mois.

En décembre et en janvier, c’est l’insurrection de la Gaule qui s’organise, en un clin d’œil, dans un pays que César regardait comme soumis. En mars, c’est le siège d’Avaricum, où Vercingétorix montra pour la première fois à son adversaire une armée celtique qui sût obéir à la discipline. En mai, la résistance de Gergovie ne laisse plus à César que l’espoir de la retraite. Puis, brusquement, en été, survient cette bataille de Dijon où le proconsul romain ne l’emporta qu’au péril de sa vie. Et enfin, à l’entrée de l’automne, se déroule et finit le triple drame d’Alésia, où près de quatre cent mille hommes se réunirent pour décider du sort de Vercingétorix.

L’œuvre du roi des Arvernes, dans l’histoire des grands ennemis de Rome, n’est point à coup sûr comparable à celle d’Hannibal et de Mithridate; elle n’en a pas l’étendue, la variété, la portée générale. Vercingétorix n’arma qu’une nation, et les deux autres dirigèrent la moitié du monde. Mais, comme tension de volonté et application d’intelligence, les trois campagnes d’Avaricum, de Gergovie et d’Alésia, ramassées en un semestre, valent Trasimène, Cannes et Zama, échelonnées en dix-huit ans.

Puis, le Gaulois eut sur les adversaires de Rome, sur les deux plus grands, Hannibal et Mithridate, comme sur les moindres, Jugurtha, Persée, Philippe, l’avantage de ne combattre qu’avec la force de la jeunesse, et d’être brisé d’un seul coup. À défaut de la victoire, la fortune lui a donné le privilège de ne point vieillir dans la défaite et de ne point s’enlaidir à la recherche d’un asile et dans les craintes de la trahison. Sa courte vie de combattant eut cette élégante beauté qui charmait les anciens et qui était une faveur des dieux.

II

Jugeons de plus près ce qu’il a accompli dans ces dix mois.

Sans avoir fait l’apprentissage de l’autorité, Vercingétorix s’est montré, du premier coup, digne de l’exercer. Je ne parle pas seulement de son mérite de chef militaire, je l’examinerai tout à l’heure. Mais il m’a semblé entrevoir en lui quelques-unes de ces qualités administratives qui donnent seules le droit de gouverner les hommes.

Il a le goût des ordres précis et la volonté d’être ponctuellement obéi; il fixe des dates, indique des chiffres, marque des lieux de rendez-vous: ses décisions sont prises sans tâtonnement dans la pensée, sans flottement dans l’expression. Il sait que le commandement est d’autant mieux exécuté qu’il est plus rapide, plus net et plus clair. Ses secrets sont bien gardés, et c’est une des plus rares vertus des gouvernants que d’obliger leurs auxiliaires à se taire: au moment de la conjuration de la Gaule, tandis que Comm se laisse dénoncer à Labiénus, personne ne paraît avoir connu les manœuvres de Vercingétorix; et même au dernier jour d’Alésia, c’est encore à l’improviste qu’il se montre à César.

Il a la perception très lucide de ce qu’il faut faire pour arriver à un résultat déterminé: qu’il s’agisse de masser des troupes sur un même point à l’heure utile, ou d’amener des assemblées d’hommes à se résoudre au jour opportun. Il est réfléchi, consciencieux et logique. Il évalue avec justesse les instruments, soldats ou chefs, étapes de marches ou passions politiques, qu’il lui faut mettre en œuvre. J’imagine qu’il sut jauger les chefs ses égaux, s’il est vrai qu’il les effraya d’abord et les acheta ensuite: et il a reconnu les bons, si Lucter et Drappès ont été ses principaux auxiliaires. Il a l’expérience des faiblesses de la foule: voyez avec quelle habileté il a écarté des Gaulois, impressionnables comme des femmes, la vue des fugitifs d’Avaricum; et c’est peut-être parce qu’il a soupçonné les lâchetés des grands qu’il s’est offert en victime expiatoire. Ses négociations avec la Gaule furent habiles, puisqu’après tout il l’a soulevée presque entière, et s’est fait accepter d’elle comme chef.

Sa grande force sur les hommes venait de ce qu’il ne les craignait pas. Il affronta toujours les siens, conseil ou multitude, du même air de bravoure tranquille qu’il affronta, vaincu, le tribunal de César. Aussi obtint-il des Gaulois non certes tout ce qu’il aurait voulu, mais au moins ce que pas un autre Gaulois, avant et après lui, ne put leur imposer. Gens d’indiscipline, il les mata sans relâche. Près d’Avaricum, ils voulaient combattre: il les laissa à portée de l’ennemi, ne les empêcha pas de le voir, et les fit y renoncer. Au pied de Gergovie, il arrêta à son gré l’élan de la poursuite. L’idéal des soldats celtes était la bataille: il la leur refusa toujours, à une fois près, qui fut la journée de Dijon. Tous ses compagnons tiennent à leurs richesses: il put un jour décider le plus grand nombre à les brûler eux-mêmes. Les Gaulois répugnaient au travail matériel: il les habitua à faire une besogne de terrassiers.

Car il savait la manière de parler et de plaire. En dehors du conseil des chefs, où la jalousie ne désarmait pas toujours, il paraît avoir été fort aimé dans la plèbe des soldats; elle l’acclamait volontiers, et il est probable que Vercingétorix, comme son prédécesseur Luern, prenait avec elle des allures de démagogue. Il eut en tout cas, d’un chef populaire, l’éloquence fougueuse et entraînante. Même à travers la phrase paisible de César, on devine qu’il était un orateur de premier ordre. Il avait le talent de faire vibrer les passions, et d’en tirer, en toute hâte, les adhésions qui lui étaient nécessaires: peu d’hommes ont su, comme lui, retourner les volontés ou changer les sentiments d’autres hommes. Accusé de trahison au moment où il prend la parole, il termine en étant proclamé le plus grand des chefs. Les Gaulois sont battus à Avaricum, et, sur un mot de Vercingétorix, ils se persuadent presque qu’ils sont invincibles.

Mélange d’entrain et de méthode, de verve et de calcul, l’intelligence de Vercingétorix était de celles qui font les grands manieurs d’hommes: je ne doute pas qu’elle ne fût de taille à organiser un empire aussi bien qu’à sauver une nation. — À moins, toutefois, que le désir de vaincre et la continuité du péril n’aient tendu cette intelligence à l’extrême et ne lui aient donné une vigueur d’exception: tandis qu’en des temps pacifiques, elle se serait peut-être inutilement consumée.

III

Car, du premier jusqu’au dernier jour de sa royauté, Vercingétorix ne fut et ne put être qu’un chef de guerre: toutes les ressources de sa volonté et de son esprit furent consacrées à l’art militaire.

N’oublions pas, pour l’estimer à sa juste mesure, qu’il s’est improvisé général au sortir de l’adolescence, et que ses hommes étaient aussi inexpérimentés dans leur métier de soldats qu’il l’était dans ses devoirs de chef. De plus, ils avaient, lui et eux, à lutter contre la meilleure armée et le meilleur général que le monde romain ait produits depuis Camille jusqu’à Stilicon. Aussi ont-ils eu peut-être, à résister pendant huit mois, autant de mérite qu’Hannibal et ses mercenaires, vieux routiers de guerres, en ont eu à vaincre pendant huit ans.

Vercingétorix dut créer son armée en quelques jours, et s’appliquer ensuite à la discipliner et à l’instruire. Il mit à la former une attention qui ne se démentit jamais, et il trouva, pour chacune des armes, la pratique qu’il devait suivre.

La cavalerie gauloise, hommes et chevaux, était supérieure par la hardiesse et la vivacité, mais elle se débandait vite à la charge ou dans les chocs, elle n’avait pas la force compacte et enfonçante des escadrons germains. Le chef gaulois lui évita, sauf à Dijon, les grands efforts d’ensemble; il ne l’engagea qu’en corps détachés; et de plus, il intercala dans ses rangs, au moment des combats, des archers et de l’infanterie légère, dont les traits appuyaient sa résistance ou protégeaient sa retraite: tactique qu’il emprunta à la Germanie.

Les Romains avaient des troupes excellentes aux armes de jet, archers de Crète, frondeurs des Baléares, sans parler du javelot des légionnaires. Vercingétorix multiplia, dans son armée, les corps d’archers et de frondeurs, qui l’aidèrent maintes fois à préparer l’assaut des lignes romaines, par exemple à Gergovie et dans la dernière journée d’Alésia.

L’infanterie gauloise n’était qu’un ramassis d’hommes, fournis presque tous, sans doute, par les vieilles populations vaincues ou les déclassés du patriciat celtique: Vercingétorix finit par en tirer un corps de quatre-vingt mille soldats qu’il déclarait lui suffire et qui se montrèrent, au moins à Gergovie et à Alésia, braves et tenaces.

L’armée romaine était toujours suivie d’un parc d’artillerie et comptait de nombreux ouvriers prêts à réparer ou à construire les machines. Le chef arverne, qui ne se fiait pas aux seules forces des hommes et des remparts pour attaquer les camps de César et défendre ses propres places, tira fort bon profit de ces talents d’imitation qui étaient innés chez les Gaulois: les gens d’Avaricum eurent des engins presque aussi ingénieux que ceux des assiégeants, et les soldats d’Alésia mirent en pratique les meilleurs systèmes pour combler les fossés et faire brèche dans les palissades.

Les légions, après le combat ou la marche du jour, se retranchaient chaque soir, et leurs camps étaient à peine moins solides que des citadelles: les Romains combinaient ainsi l’attaque et la protection, l’offensive et la défensive. Vercingétorix apprit à ses soldats à fortifier, eux aussi, leurs camps, et à les transformer en refuges devant lesquels hésitât l’ennemi.

Enfin, si imprenables que parussent les grandes forteresses gauloises, Gergovie et Alésia, avec leurs remparts et les escarpements de leurs rochers, il compléta toujours leurs défenses par des boulevards avancés, derrière lesquels il campait ses troupes, et qui retardaient encore l’assaillant loin du pied des murailles. Et ces boulevards furent toujours établis sur les versants des montagnes où les positions naturelles étaient les moins fortes.

Ainsi, Vercingétorix faisait peu à peu l’éducation militaire de son peuple, et ne laissait inutile aucune des leçons que lui apportait l’expérience des combats.

IV

Tout cela montre qu’il eut cette qualité supérieure du chef qui se sent responsable de la vie de ses hommes et de la destinée de sa nation: la science très exacte de ses moyens et de ceux de son adversaire, sans faux amour-propre ni confiance dangereuse. Ce qui apparaît plus encore dans la manière dont il régla les rapports de tactique entre les deux armées, la sienne et celle de César.

Sa cavalerie est trop fougueuse: il la dissémine pour qu’elle détruise sans risques les traînards et les fourrageurs de l’ennemi. Son infanterie est médiocre sur le champ de bataille: il l’emploie surtout dans la besogne, plus matérielle, des travaux de siège. Les légions romaines sont dures comme des villes: il ne les attaque pas de front, il essaie de les user lentement, par la faim et les escarmouches. Leurs camps sont inviolables: il leur oppose des forteresses inaccessibles, comme Gergovie. Les Gaulois aiment à combattre en de grandes masses, dont la sauvage inexpérience n’aboutit qu’à des massacres: il ne recourt à ces amas d’hommes qu’une seule fois, lorsque, à Alésia, en face des retranchements de César, allongés sur cinq lieues et protégés par des pièges et des redoutes continus, il ne peut avoir raison des lignes ennemies que sous la montée incessante de corps innombrables. — Je ne songe ici qu’aux affaires où Vercingétorix prit la décision la meilleure: mais ce fut, et de beaucoup, le plus grand nombre.

De même qu’il jugea presque toujours exactement le fort et le faible des armées, il sut souvent apprécier avec justesse la valeur d’une contrée et les ressources d’un terrain.

Jules César avait un sens topographique d’une rare sûreté. Vercingétorix eut moins de mérite à connaître les routes et les lieux de la Gaule. Encore est-il juste de constater qu’il usa adroitement de ses connaissances. Ses déplacements avant et pendant le siège d’Avaricum, — sa longue retraite, tantôt lente et tantôt rapide, mais toujours hors du contact de l’ennemi, depuis les abords de Bourges jusqu’aux murailles de Gergovie, — son apparition devant les légions, au moment où elles veulent franchir l’Allier, — l’habileté avec laquelle il se présenta à l’improviste près de Dijon, coupant la route du Sud à César venu du Nord, — la célérité enfin avec laquelle il abrita sa fuite derrière Alésia: — tout cela indique chez lui l’intelligence des routes, l’entente des longues manœuvres, un calcul sérieux de la portée des marches et des contre-marches.

Il sut moins bien manœuvrer sur le champ de bataille. Il manqua de cette rapidité et de cette acuité de coup d’œil qui faisaient le génie de César, et que peut seule donner, à défaut de la nature, l’habitude des rencontres. Il ne devine pas, en une seconde, ce que l’ennemi va faire ou ce qu’il doit faire lui-même dans une situation donnée. Sur les bords de l’Allier, il laisse César s’assurer du passage par une ruse d’enfant. À Gergovie, il perd La Roche-Blanche avec la même facilité et par un procédé presque semblable; il commet l’imprudence de dégarnir ses camps au moment où César va les attaquer, et il l’attend à l’Ouest quand l’autre monte par le Sud. Le jour de la défaite de sa cavalerie, près de Dijon, il ne sait pas fortifier la colline qui domine la plaine et d’où les Germains le délogent si vite. Enfin, à Alésia, il s’use trois fois inutilement contre les lignes des vallons. — Peut-être, à propos de la plupart de ces circonstances, est-il bon de rappeler que Vercingétorix, comme tous les Gaulois, n’avait point l’idée du stratagème militaire: je ne constate pas qu’il ait employé la ruse pour son compte, et il est presque toujours trompé par celle de l’ennemi. Ce fut aussi le cas de Camulogène devant Paris: les Gaulois, disaient les anciens, étaient, à la guerre, «d’une nature simple et qui ne soupçonne pas la malice».

Un autre reproche que les tacticiens leur avaient fait, c’était de «manquer de circonspection». Vercingétorix, dès le commencement, est guéri de ce défaut. Il se rend compte, autant que César lui-même, que connaître et prévoir font la moitié de la victoire. Tout ce qui est arrivé de fâcheux aux Gaulois, — le danger de garder Avaricum, la défaite en bataille rangée, l’échec d’une attaque partielle pour sauver Alésia, — il l’a annoncé et prédit: et ce fut cette réalisation de ses pronostics qui le rendait si populaire dans la foule, même après un désastre. Sa raison fit parfois de lui un prophète. Il n’espérait jamais la victoire sans se préparer pour la défaite, puisqu’il avait prévu qu’Alésia et Gergovie lui serviraient de refuges. — À l’heure du campement, il savait trouver le terrain favorable: il a eu, autour d’Avaricum, deux ou trois positions successives, sans autre protection que des défenses naturelles, et pas une seule fois César n’osa l’attaquer. — Pendant les marches, il ne s’est jamais laissé surprendre, et il a surpris plusieurs fois son adversaire. César avoue lui-même qu’il avait beau changer les heures et les routes des expéditions au fourrage, Vercingétorix ne manquait jamais de fondre à l’improviste sur ses ennemis.

L’Arverne paraît avoir organisé, autour et à l’intérieur de l’armée romaine, un vaste service d’espionnage et de renseignements: il a dû, contrairement aux habitudes gauloises, multiplier les éclaireurs, et l’on sait que c’est souvent, en campagne, la condition essentielle du succès. De faibles armées ont pu remporter de très grands avantages, par cela seul qu’elles transformaient en éclaireurs un dixième de leur effectif.

Après cela, les autres qualités militaires de Vercingétorix, son courage, sa constance, son sang-froid, sont choses banales, et autant du soldat que du général. Il me semble, en relisant César, que Vercingétorix a été assez sage pour ne pas se lancer inutilement lui-même au milieu des grandes mêlées. On ne dit pas qu’il se soit exposé avec cette belle imprudence que le proconsul montra quelquefois. Si cela est vrai, le chef gaulois eut raison de croire que sa vie était le principal instrument de salut de son armée et de la Gaule.

V

Ce n’est pas qu’il n’ait commis des fautes, et on en a déjà signalé quelques-unes, comme les imprudences de Gergovie et les hésitations de l’assaut au pied d’Alésia. Mais les unes et les autres furent rapidement réparées. — La seule faute insigne et irréparable, celle qui annula toutes les victoires et qui prépara toutes les défaites, ce fut d’engager la bataille, près de Dijon, contre César en retraite: bataille qui devait finir par un désastre presque sans remède. Vercingétorix avait toujours dit qu’il ne fallait jamais échanger la certitude de vaincre lentement contre l’espérance d’un triomphe immédiat. Il fit, ce jour-là, ce qu’il avait toujours empêché les Gaulois de faire, et le démenti qu’il donna à ses paroles ne fit que justifier l’excellence de ses principes.

Les autres fautes de la campagne furent moins les siennes que celles de son conseil: on eut le tort de ne point laisser César, après le passage des Cévennes, s’engouffrer jusqu’à Gergovie, et de perdre un temps précieux en revenant vers le Sud; on eut le tort de ne point brûler Avaricum. Mais, sur ces deux points, Vercingétorix ne fit que céder aux chefs. On aurait dû harceler la retraite du proconsul, vaincu chez les Arvernes: mais c’était la tâche des Éduens. Enfin, si les Gaulois s’interdirent la levée en masse pour sauver Alésia, si les trois attaques des lignes de César furent conduites en quelque sorte à rebours, c’est que Vercingétorix, sans communication avec le dehors, ne put d’abord faire respecter ses ordres, ni ensuite les faire entendre.

VI

Au surplus, ces fautes militaires furent la conséquence de la situation politique où se trouvaient Vercingétorix et la Gaule.

Sa royauté sur les Arvernes était une tyrannie qu’il avait imposée par la plèbe et par ses clients à l’aristocratie de son peuple. Le principat d’un Arverne sur la Gaule était odieux aux Éduens et sans doute désagréable à d’autres peuples. Il en résulta qu’il eut pour principaux rivaux aussi bien les nobles arvernes que les nobles éduens, et que les chefs les premiers à se soumettre, après la reddition d’Alésia, furent ceux de ces deux pays: le plus utile des alliés de César, l’année suivante, fut l’arverne Épathnact, et la première ville où le proconsul put se reposer en sûreté après sa victoire, fut la Bibracte des Éduens.

Vercingétorix eut donc le plus à craindre des chefs dont il avait le plus besoin. La plupart des hommes de son conseil devaient le regarder comme un gêneur, puisqu’un jour ils essayèrent de s’en débarrasser comme d’un traître: les hommes les plus capables de trahir croient le plus volontiers à la perfidie des autres. Aussi le roi arverne dut-il maintes fois, pour obtenir beaucoup de son conseil, lui accorder quelque chose: quand César s’avança par le Sud contre l’Auvergne, Vercingétorix concéda à l’égoïsme des grands propriétaires d’aller défendre leurs terres; et il épargna de même Avaricum, pour ne pas froisser les intérêts des citadins bituriges. J’explique encore par des jalousies politiques, soit le refus de la levée en masse, soit les lenteurs des Gaulois entre Gergovie et Dijon, entre le blocus d’Alésia et l’arrivée des secours. Après tout Vercingétorix, depuis son alliance avec les Éduens, ne fut-il pas obligé de leur soumettre ses plans et de faire renouveler ses pouvoirs? Ce n’est pas un paradoxe de dire qu’une fois réuni à eux, il fut moins obéi et moins fort, et que ses vraies défaites datent du jour où il dut commander à toute la Gaule.

Supposez au contraire que les peuples celtiques eussent depuis longtemps pris l’habitude de combattre et d’obéir ensemble; faites de Vercingétorix, non pas un roi d’aventure, intronisé pour une campagne, mais un maître légitime et reconnu de tous, comme Persée ou Mithridate, et il est vraisemblable que les choses eussent tourné autrement. Si la Gaule a été vaincue, ce n’est point parce que son chef a commis des fautes, c’est parce qu’elle s’est décidée trop tard à combattre, et qu’elle a parfois combattu à contre-cœur.

VII

Mais il faut ajouter aussitôt qu’elle a été également vaincue parce qu’elle avait devant elle Jules César et dix légions, c’est-à-dire le général et les troupes les plus doués des qualités qui faisaient le plus défaut, l’autorité à Vercingétorix, la cohésion à ses soldats.

Les légions furent, durant cette campagne, la discipline et la solidité mêmes: la Xe était, pour ces deux mérites, célèbre dans le monde entier; la VIIe, la VIIIe, la IXe, étaient, avec elle, les plus vieilles et les plus endurcies des armées du peuple romain; la XIe et la XIIe, qui étaient regardées comme des troupes jeunes encore, n’en servaient pas moins depuis sept ans sous les ordres de César; les quatre autres étaient plus récentes, mais les nouveaux soldats, par esprit de corps et point d’honneur, se mettaient vite à l’unisson de leurs aînés. Durant les trois principales campagnes de l’année 52, César n’eut à reprocher à ses légions que la fougue imprudente avec laquelle les centurions de la VIIIe se lancèrent à l’assaut de Gergovie, et encore n’est-il pas sûr qu’ils n’aient point cru obéir à ses ordres. Devant Avaricum, affamées et presque assiégées, elles refusèrent la retraite que leur offrait le proconsul; devant Alésia, elles furent d’une invraisemblable force de résistance: on est effrayé par la quantité de terres, de bois, de fer et d’osier qu’elles ont dû brasser pendant un mois, et par l’effort d’énergie qu’elles ont présenté encore le dernier jour. Les légionnaires n’étaient pas seulement d’admirables soldats, mais des ouvriers de premier ordre, et quelques-unes de leurs victoires ont été, somme toute, des affaires de terrassement. Une dernière qualité était l’endurance à la marche: leur expédition contre Litavicc, 75 kilomètres en vingt-quatre heures, tout en étant un fait exceptionnel, montre ce qu’on pouvait exiger d’eux.

À côté de la force des hommes, la force de l’armement, de celui de la troupe, le camp, et de celui du soldat, l’armure et les armes: le légionnaire est pesamment armé et presque entièrement bardé de fer, et la légion, retranchée dans son camp, est presque aussi à l’abri qu’une ville derrière ses remparts. Voilà pour la défense. — Pour l’attaque, l’usage du javelot, la charge à l’épée (qui seule put forcer, devant Alésia, l’armée de secours à la retraite, mais qui l’y força assez vite), et plus encore (car les campagnes de 52 ont été surtout des guerres de siège), l’expérience la plus complète des machines et des engins. Les légionnaires avaient de leur côté toutes les inventions que la poliorcétique grecque multipliait depuis trois siècles: les ingénieurs des pays helléniques ont sans relâche travaillé et perfectionné leur science pour le profit final de la conquête romaine. La lutte de 52 offre précisément les exemples les plus nets des deux types de siège: l’attaque de force d’Avaricum, à l’aide d’une terrasse et de machines de guerre (oppugnatio), l’investissement d’Alésia par les lignes d’un blocus continu et sa réduction par la famine (obsessio); s’il est possible de trouver, même dans l’histoire romaine, des attaques plus savantes que celle d’Avaricum (par exemple celle de Marseille par Trébonius), elle ne présente pas, à ma connaissance, de circonvallation plus complète, plus compliquée et plus infranchissable que celle d’Alésia. — Il est vrai que Gergovie déjoua également toute attaque et tout blocus.

Enfin, pour comprendre la défaite de Vercingétorix, pensons que tous ces hommes et toutes ces machines furent à la disposition de Jules César, l’intelligence la plus souple et la volonté la plus tenace qu’on ait vue dans le monde gréco-romain: je n’excepte pas Alexandre. Assurément, le vainqueur de Vercingétorix n’est point le type parfait de l’imperator romain: bien des actes de sa nature prime-sautière, nerveuse et imprudente, auraient été blâmés par Paul-Émile. Mais il fut en Gaule un modèle inimitable de conquérant et de général: précis et rapide dans ses ordres, l’œil aux aguets, l’esprit à l’affût des occasions, calculant beaucoup, mais comptant parfois sur le hasard aussi bien que sur sa prévoyance, patient dans les sièges (sauf à Gergovie), prudent dans les marches, pressé sur les champs de bataille, où les bons moments viennent et s’enfuient rapidement, exigeant beaucoup des siens et de lui-même, se battant comme un soldat, dédaigneux des plus grandes fatigues et des pires dangers, réussissant à coups d’audace, comme dans la traversée des Cévennes, — et par-dessus tout, trop soutenu par une inaltérable confiance dans sa Fortune pour craindre jamais les hommes ni les dieux, et pour vivre autrement que dans l’espérance de la victoire et la volonté du pouvoir.

VIII

Malgré tout, cependant, on ne peut pas dire que les légions et César aient suffi pour vaincre Vercingétorix. Il faut faire, dans le compte de cette victoire, une belle part à deux autres éléments qui ne viennent pas du proconsul ou qui ne sont pas de l’armée romaine.

Il y a d’abord les légats de César, ou plutôt, il y en a un, Labiénus: les autres ont été, en 52, simplement utiles, Labiénus a été indispensable. Il a tenu sans broncher pendant l’hiver au milieu de la Gaule insurgée, il a déjoué la conjuration de la Belgique, il a réduit Comm l’Atrébate à une impuissance de quelques semaines: si le complot avait éclaté dans le Nord en même temps qu’à Gergovie et à Génabum, César, revenu à Sens, aurait été pris à revers. — Le même Labiénus, quand l’armée du Nord se formait enfin sous Camulogène, l’écrasait à Paris pendant que César se faisait battre au Sud sous Gergovie: ce qui permit au légat de venir sans encombre secourir à temps son proconsul. — C’est Labiénus enfin qui, le jour du dernier combat devant Alésia, a dirigé cette sortie désespérée qui sauva les lignes romaines et qui fut, tout compte fait, la victoire décisive.

Si Labiénus a préparé les succès de César, les Germains ont réparé les défaites des Romains. D’abord, leurs incursions contre les Trévires ont privé Vercingétorix d’auxiliaires fort utiles. Puis César, au début de ses principales campagnes, appelle à son aide immédiate les cavaliers et l’infanterie légère des peuplades germaniques. Il semble dire que ces alliés furent peu nombreux: mais leur nombre n’importe pas, il faut simplement constater leur rôle. — La première rencontre de cavalerie entre les Gaulois de Vercingétorix et les troupes romaines a lieu près de Noviodunum: celles-ci reculent, les Germains rétablissent le combat. — Devant Alésia, il y eut deux combats de cavalerie, l’un engagé par Vercingétorix et l’autre par l’armée de secours, et ils furent l’un et l’autre la répétition de celui de Noviodunum: nos hommes faiblissaient, dit César, mais les Germains assurèrent la victoire. — Enfin, la grande bataille de Dijon se composa de deux engagements distincts: à leur droite, où ils n’ont point de Germains en face d’eux, les Gaulois sont vainqueurs, et César lui-même faillit périr; à leur gauche, les Germains les écrasent et arrivent à temps pour dégager le reste de l’armée romaine. Qu’on suppose le proconsul privé du secours des escadrons germains, la cavalerie gauloise eût été longtemps invincible, et Vercingétorix n’aurait pas eu à s’enfermer dans Alésia.

IX

Nous voici ramenés une fois de plus à constater la folie de cette bataille d’avant Alésia où le roi des Arvernes ruina en quelques heures son œuvre de sept mois et l’espérance de la Gaule.

Pour excuser cet acte, il faut tenir compte de la jeunesse de l’homme et de son tempérament gaulois: à moins de trente ans, un Celte, chef de guerre depuis quelques mois à peine, n’a pas ce calme rassis de vieil imperator, qui, après tout, a manqué parfois à César quinquagénaire. Vercingétorix a subi, à certains moments de sa vie, l’irrésistible force de la pensée qui s’emballe. C’est à un emportement de ce genre qu’a obéi sa volonté, quand il a ordonné la charge colossale où il brisa ses meilleures forces; et c’est aussi dans un de ces accès d’impétueuse imagination qu’il a tenu ce singulier discours d’après Avaricum, où il prédisait aux Gaulois vaincus l’empire du monde.

Ces impatiences de Vercingétorix rapprochent son tempérament du nôtre, ces rêveries ou ces faiblesses lui donnent peut-être un charme de plus. Il n’a pas l’éternelle froideur de l’ambitieux qui ne cesse de calculer et de décider. Je ne dirai pas qu’il eut ses instants de bonté: nous pouvons juger ses actes comme général, mais nous connaissons si mal son caractère, son humeur et ses pensées, qu’il ne faut rien affirmer sur l’homme. Mais il n’est pas interdit de supposer qu’un mouvement de pitié l’aida à sauver Avaricum, et que le noble désir du dévoûment acheva de le résoudre à se rendre à César.

On lui a reproché ses exécutions sanglantes de l’entrée en campagne: il est facile de les justifier, elles étaient une nécessité politique, et il a dû croire aussi qu’elles étaient un devoir envers les dieux.

Car, à côté de Vercingétorix homme de guerre, le seul que nous fasse bien connaître Jules César, il faut aussi se figurer (et je sens parfaitement que je fais une hypothèse, mais que j’ai le droit de la faire), il faut se figurer un Vercingétorix pieux et dévot, adorant et craignant les dieux de sa cité et les dieux de la Gaule, l’équivalent celtique de Camille, de Nicias et de Josué. C’est afin d’obéir à ces dieux qu’après leur avoir donné, comme gages de victoire, des holocaustes humains, il s’est immolé à la fin, comme rançon de la défaite. Il s’est levé et courbé sous leur ordre, tel qu’un pontife armé de la patrie gauloise.

X

En définitive, c’est bien par ce mot de patrie gauloise qu’il faut résumer sa rapide existence, son caractère, ses espérances et son œuvre.

S’il a combattu et s’il est mort, c’est uniquement par amour pour cette patrie. Jules César, qui l’a connu comme ami, comme adversaire, comme prisonnier, l’a dit et le lui a fait dire, et ne nous laisse jamais supposer, dans les actes de Vercingétorix, un autre mobile que le patriotisme. La dernière parole que l’auteur des Commentaires place dans la bouche de son ennemi est celle-ci: «qu’il ne s’arma jamais pour son intérêt personnel, mais pour la défense de la liberté de tous»; et c’est sans doute parce que César redouta la puissance de ce sentiment exclusif que, Vercingétorix une fois pris, il ne le lâcha que pour le faire tuer.

La patrie gauloise, telle que l’Arverne se la représentait, c’était, je crois, la mise en pratique de cette communauté de sang, de cette identité d’origine que les druides enseignaient: avoir les mêmes chefs, les mêmes intérêts, les mêmes ennemis, une «liberté commune». Que cette union aboutît, dans sa pensée, à un royaume ou à un empire limité, compact, allant du Rhin aux Pyrénées, pourvu d’institutions fédérales, ou qu’elle dût demeurer une fraternité de guerre pour courir et ravager le monde, nous ne le savons pas, et il est possible que Vercingétorix ait rêvé et dit tour à tour l’un et l’autre. Mais, et ceci est certain, il eut la vision d’une patrie celtique supérieure aux clans, aux tribus, aux cités et aux ligues, les unissant toutes et commandant à toutes. Il pensa de la Gaule attaquée par César ce que les Athéniens disaient de la Grèce après Salamine: «Le corps de notre nation étant d’un même sang, parlant la même langue, ayant les mêmes dieux, ne serait-ce pas une chose honteuse que de le trahir?»

Et Vercingétorix identifia si bien sa vie avec celle de la patrie gauloise, que, le jour où les dieux eurent condamné son rêve, il ne songea plus qu’à disparaître.

CHAPITRE XX

SOUMISSION DE LA GAULE ET MORT DE VERCINGÉTORIX

Ὁ δὲ Καῖσαρ (Οὐερκιγγετόριγα)... εὺθὺς ὲν δεσμοῖς ἔδησε καὶ ἐς τὰ ὲπινίκια μετὰ τοῦτο πέμψας ἀπέκτεινε.

Dion Cassius, Histoire romaine, XL, 41, § 3.

I. César se réconcilie avec les Éduens et les Arvernes. — II. Organisation de la résistance par les chefs patriotes. — III. Campagnes de 51. Destinées des différents chefs. — IV. Départ de César et vaines espérances de soulèvement. — V. Rôle des Gaulois dans l’armée de César et dans les guerres civiles. — VI. Triomphe de César et exécution de Vercingétorix.

I

Vercingétorix aux mains de César, les destinées de la Gaule s’accomplirent rapidement. Il ne restait au proconsul qu’à ramener à lui ses anciens amis, et à punir les obstinés.

Il bénéficia d’abord de nombreuses défections. Si la Gaule ne connut pas alors la trahison brutale, celle qui livre à l’ennemi le corps du chef, elle vit celle qui désavoue l’allié vaincu, qui renie ses sentiments et ses espérances.

Après Vercingétorix, les autres chefs assiégés se donnèrent à leur tour, les armes furent apportées, et César opéra la mainmise du vainqueur sur tous les hommes et sur toutes les choses qui se trouvaient dans Alésia.

Il avait accepté, sans le dire peut-être expressément, que Vercingétorix servît de victime expiatoire aux deux principales nations. Car il se hâta de faire un triage parmi ses prisonniers: il réserva le sort des Arvernes et des Éduens, hommes et chefs, au nombre d’environ 20 000. Le reste des vaincus furent distribués comme esclaves entre les soldats de toute l’armée: le moindre combattant put avoir son captif.

Les Éduens et les Arvernes étaient prêts à tout pour recouvrer la liberté et quelque chose de plus. Par leur intermédiaire, César n’eut pas de peine à s’entendre avec leurs compatriotes de Gergovie et de Bibracte. Il se rendit chez les Éduens, il y reçut l’hommage public de leur peuple, il y accueillit les députés arvernes, qui se mirent à sa merci: j’imagine qu’Épathnact, «le très grand ami du peuple romain», était parmi ces derniers. Aux uns et aux autres il restitua leurs concitoyens pris dans les combats et lors de la reddition d’Alésia, renonçant à exercer sur eux et sur leur nation les droits de la victoire. Lui-même s’établit au Mont Beuvray, quartier général, pendant l’été, de la Gaule soulevée, et pendant l’hiver, de César vainqueur. À Rome, on remercia les dieux par vingt jours d’actions de grâces.

Les deux nations qui avaient dirigé la lutte se retrouvèrent dans la même situation politique qu’il y avait un an. Les Éduens redevinrent les alliés du peuple romain, et recouvrèrent leur clientèle et leur autorité dans la Gaule: César les inscrira à nouveau parmi les «cités fédérées» de l’Empire, à côté des Rèmes et des Lingons. Il déclarera les Arvernes une «cité libre», il ne toucha pas à son épée, consacrée aux dieux gaulois dans un de leurs temples, et les anciens sujets ou rivaux de Vercingétorix purent se croire deux fois autonomes, parce qu’ils ne devaient ni l’obéissance à un roi ni le tribut au peuple romain.

Mais cette alliance entre Éduens et Romains, cette liberté des Arvernes étaient, l’année précédente, sinon réelles, du moins encore apparentes. Désormais, elles ne seront même pas précaires, et ces mots ne valent plus que comme les formules les plus élégantes de l’incorporation à l’empire.

II

À l’honneur de la Gaule, ce double exemple ne fut pas suivi par la majorité des tribus. Les survivants des amis de Vercingétorix étaient décidés à tenir encore. De nouveaux pourparlers s’engagèrent entre les chefs et entre les cités. — On répétait de plus en plus que César arriverait dans quelques mois au terme de son commandement; et, si les vaincus avouaient que toute lutte d’ensemble ne pouvait finir que par l’écrasement de la Gaule, ils espéraient encore venir à bout de leur adversaire en le forçant à disséminer ses légions: qu’on lève partout des armées, qu’on suscite la guerre sur tous les points, qu’on allume des incendies de toutes parts, et le proconsul, affamé et éperdu dans un pays saccagé, n’aura ni le temps, ni les troupes, ni les vivres nécessaires pour réduire à l’impuissance un ennemi insaisissable. Qu’il ne fût pas dit que la Gaule eût manqué de constance avant d’avoir manqué d’hommes. — C’était le meilleur des plans de Vercingétorix que reprenaient ses anciens auxiliaires: le Cadurque Lucter, le Sénon Drappès, l’Ande Dumnac, Gutuatr le Carnute, Sur l’Éduen, Comm l’Atrébate, sans parler du chef des Bellovaques Correus et de l’Éburon Ambiorix, toujours vivant.

Quatre groupes de combattants se dessinèrent dans le cours de l’hiver.

Au Nord, dans le bassin de Paris, les Bellovaques, sur l’ordre de Correus, se levèrent en masse, et furent rejoints par les Ambiens, les Atrébates, les Calètes, les Véliocasses et les Aulerques: Belges et Celtes fraternisèrent. Comm apporta à cette armée l’appui de son expérience, et se chargea notamment de lui assurer quelques auxiliaires germains pour tenir tête à ceux de César. — Au Nord-Est, les Trévires, chez qui Sur s’était réfugié, firent leur paix avec les Germains, et acceptèrent leur concours: peu importait aux Transrhénans de combattre tour à tour les Romains et les Gaulois. De ce côté, Ambiorix avait encore reparu. — Au Centre, Dumnac assiégeait Poitiers, toujours fidèle aux Romains. Il avait une assez nombreuse armée, et se sentait soutenu par les Carnutes, les Bituriges et les peuples de l’Armorique. — Au Sud enfin, Lucter et Drappès organisaient la résistance dans les régions du Limousin et du Quercy, ce qui n’était pas sans danger pour la province romaine elle-même.

Les huit chefs que nous venons de citer, donnèrent, par leur persévérance, un démenti au jugement que César avait porté sur les Gaulois, et que d’ailleurs Alésia avait confirmé: «Toujours prêt à entrer gaiement en campagne, ce peuple faiblit dès qu’il s’agit de résister au malheur.» Ceux-là du moins, quoiqu’appartenant aux nations les plus diverses, surent imiter Vercingétorix, et demeurer fidèles à leur cause jusqu’à la prison ou à la mort.

III

Mais leur plan échoua. D’abord parce que les cités, comme les Bituriges avant le siège d’Avaricum, ne firent pas les sacrifices nécessaires. Ensuite parce que César ne donna pas aux chefs le temps de se concerter: débarrassé de Vercingétorix, il redevint ce «prodige de célérité» qu’admirait Cicéron.

Il rentra en campagne trois mois après la chute d’Alésia, le 25 décembre 52. Deux incursions rapides chez les Bituriges et les Carnutes décidèrent ceux-là à se soumettre, ceux-ci à se disperser. Gutuatr ne fut pas pris, mais César laissa deux légions à Génabum, et les conjurés du Centre et du Sud, Dumnac, Drappès et Lucter, furent séparés de Comm et de la ligue bellovaque.

César se tourna alors contre ces derniers. Comm, Correus et leurs alliés firent tout ce qui était humainement possible pour n’être point vaincus. Ils suivirent les leçons de Vercingétorix, ils rompirent avec toutes les habitudes de «la témérité barbare», choisissant pour leurs camps des positions imprenables, essayant d’affamer leur adversaire, fuyant les grandes batailles, évitant d’être bloqués, recourant même à d’assez bons stratagèmes. Mais à la fin le proconsul put les contraindre à combattre, c’est-à-dire à se faire vaincre, et Correus, ne voulant pas se livrer, s’arrangea de manière à se faire tuer. Comm échappa, ainsi que toujours, et il recula vers le Nord avec ses cavaliers, essayant peut-être de donner la main aux combattants de la Meuse et de la Moselle.

Ceux-ci eurent affaire tour à tour à César et à Labiénus. Le premier brûla et pilla une fois de plus le pays éburon: mais Ambiorix fut introuvable. Labiénus, plus heureux que son proconsul, battit sérieusement les Trévires et les Germains, et s’empara des chefs, y compris Sur l’Éduen. Les rangs des patriotes s’éclaircissaient rapidement.

Les combats furent aussi nombreux et aussi graves au centre et au sud de la Gaule, où commandaient deux légats de César. — Celui de la Loire, le méthodique C. Fabius, procéda avec ordre. Il eut raison des troupes de Dumnac dans une bataille, montra les légions romaines une fois encore aux Carnutes, et reçut la soumission de l’Armorique. Mais lui aussi ne put saisir son principal adversaire: Dumnac s’enfuit très loin, et disparut au Nord-Ouest vers la fin des terres gauloises.

C. Caninius Rébilus, dans la vallée de la Dordogne, eut en face de lui les deux plus aventureux compagnons d’armes de Vercingétorix, Drappès et Lucter. Ils avaient réuni à eux les bandes fugitives, conçu l’audacieux projet de prendre l’offensive dans la Narbonnaise même, et d’y faire cette guerre de pillages et de vengeances que Vercingétorix avait tenté deux fois d’y soulever. Rébilus parvint à les entraver; ils gagnèrent alors Uxellodunum sur la Dordogne, avec la même dextérité que leur ancien chef s’était réfugié dans Gergovie.

Uxellodunum était imprenable de vive force. Pour n’avoir point à redouter un blocus, les deux chefs se hâtèrent d’y accumuler les vivres. Lucter pensait sans cesse au sort d’Alésia, qu’il avait failli partager: elle avait été vaincue autant par la faim que par les armes. Et, avec une continuité de confiance qui le distingue des autres Gaulois, il espérait, s’il échappait à la famine, échapper aussi aux Romains, et peut-être même, par la force de son exemple, décider la Gaule à résister jusqu’au départ de César. Par malheur, il se laissa vaincre par le légat et rejeter hors de la place. Drappès à son tour fut battu et pris. Mais les défenseurs d’Uxellodunum ne se découragèrent pas, aussi tenaces que leurs chefs. Alors César arriva.

La marche de César, depuis la Meuse jusqu’à la Dordogne, marqua la Gaule d’une traînée sanglante. Chez les Carnutes, visités une troisième fois de l’année par les armées romaines, il put enfin, après une étonnante chasse à l’homme, mettre la main sur Gutuatr. Lui et ses légions avaient à tout prix besoin, pour être en règle avec les dieux de Rome, du corps de l’homme qui avait donné le signal de la lutte à toute la Gaule et à Vercingétorix lui-même. L’exécution du chef carnute fut faite en vue de toute l’armée, et il semble que César ait permis à chaque soldat de prendre un peu du sang de celui qui avait versé le premier sang romain. Il fut battu de verges par tous ceux qui se présentèrent, et il n’était guère plus qu’un cadavre quand on se décida à le frapper de la hache.

À Uxellodunum, César, ne pouvant recourir à la force ou à la famine, essaya d’un moyen plus sûr encore, la soif. Il bloqua par une terrasse l’accès de la principale source, il la capta ensuite par des conduits souterrains. Les défenseurs de la ville, se sentant, comme Vercingétorix dans Alésia, abandonnés par leurs dieux, se rendirent à César. Il leur fit couper les mains, et les renvoya, vivants et libres, et montrant par toute la Gaule leurs bras mutilés, signe indélébile de la vengeance du peuple romain. Drappès, qui était prisonnier, se laissa mourir de faim; Lucter fut pris par l’Arverne Épathnact, qui le livra à César.

Comm, Dumnac et Ambiorix restaient encore. Comm battit les routes jusqu’à l’hiver, harcelant les convois des Romains, espérant toujours amener quelque révolte et voir poindre quelque allié. Mais, quand il fut presque seul, traqué de toutes parts, il parut se lasser et se rendre, assez habile d’ailleurs pour obtenir la vie et la liberté. Il finit par regagner davantage: car de tous les chefs gaulois que connut César, ce fut celui qui avait l’esprit le plus fertile en ressources. Il put s’évader de la surveillance où le tenaient les Romains; il s’embarqua pour la Bretagne; il échappa, par une dernière ruse, à la poursuite des vaisseaux ennemis que commandait, disait-on, César lui-même. Il trouva dans l’île quelques amis, y fut rejoint par des Atrébates, et réussit à fonder un peuple sur les bords de la Tamise, que son fils gouverna plus tard comme roi. Des survivants de la conjuration de 52, Comm fut le seul qui parvint à demeurer à la fois chef de tribu et libre de l’étranger. Dumnac et Ambiorix ne gardèrent l’indépendance qu’à la condition de se cacher, aux deux extrémités opposées de la Celtique, celui-là peut-être en Armorique, celui-ci en Flandre. La Gaule put encore offrir, dans ses plus lointains marécages, un inviolable asile aux derniers émules de Vercingétorix.

IV

César resta au delà des Alpes un an encore. Mais il négligea ces derniers repaires de l’indépendance pour se consacrer tout entier à organiser et à pacifier sa conquête. Il avait épuisé la Gaule, dans ces huit années de guerre, par des massacres d’hommes et des ramas de captifs; il l’avait terrifiée, dans les dernières campagnes, par les exécutions d’Avaricum et d’Uxellodunum; il la contenait, depuis la chute d’Alésia, par la soumission des Arvernes et des Éduens: il passa l’année (50) à se la concilier par sa politique. Aussi, quand, à l’approche de l’hiver, il la quitta pour ne plus revenir, personne ne bougea.

Derrière César, les légions s’acheminèrent à leur tour vers le Midi, et l’armée qui avait dompté la Gaule l’évacua pour chercher d’autres champs de bataille.

À ce moment-là, quelques Gaulois paraissent avoir souhaité une dernière aventure. Les bardes reprirent leurs lyres et chantèrent les gloires d’autrefois. Les druides immolèrent à leurs dieux de nouvelles victimes humaines. Prêtres et poètes, qui fournissaient à la Gaule indépendante ses moissons de poèmes et de sacrifices, perdaient avec la domination latine leur influence et leur gagne-pain: ils espéraient que les guerres civiles de Rome, en rappelant les légions, laisseraient place à la revanche celtique.

Mais ceux qui conseillèrent de telles illusions, étaient ceux qui n’avaient point à se battre, et leurs dieux ne suscitèrent aucun chef pour reprendre l’œuvre de Vercingétorix.

V

Ce renoncement à l’indépendance s’expliquait aussi par d’autres motifs que la lassitude, la crainte, ou le respect de César.

Tous ceux qui avaient survécu des Gaulois capables de monter à cheval et de paraître en rang de bataille, le proconsul des Gaules les appela à lui et leur montra des combats à livrer dans le monde entier. Ces hommes partaient toujours allègrement pour la guerre, et n’étaient timides que dans la détresse. Ils trouveraient, près de leur proconsul devenu dictateur, la certitude du butin et la joie de la lutte sans la crainte du lendemain.

Avant même que la guerre civile éclatât, on disait à Rome (décembre 50), que César aurait sous ses ordres autant de cavaliers qu’il voudrait: la Gaule les lui donnerait sans compter. Il en fut ainsi. La première année (49), il fit venir en Espagne trois mille Gaulois, tous membres de la haute noblesse; et pour être sûr qu’ils répondissent à son appel, il les avait désignés un par un, tels qu’il les avait connus comme alliés ou adversaires: si on se demande où pouvaient être alors Viridomar et Éporédorix, qu’on ne les cherche pas ailleurs que dans le camp de César, préfets des cavaliers éduens auxiliaires du peuple romain. Il n’a pas besoin de fantassins gaulois, inhabiles à combattre chez eux et hors de chez eux; mais il envoie chercher les coureurs ligures, les piétons aquitains, et ces archers rutènes dont Vercingétorix lui a montré la valeur. Toutes ces troupes franchirent les Pyrénées, avec un long convoi de bagages et de chars, semblables à une nouvelle migration de Celtes.

César continua à drainer vers le Sud ce que les nouvelles générations de Gaulois fournissaient de meilleurs comme combattants. Il reçut des hommes sans relâche, et jusqu’à dix mille cavaliers. Il les promena à sa suite en Espagne, en Italie, en Grèce, en Égypte, en Afrique enfin. S’il y en eut quelques-uns qui répugnèrent à le servir, ils eurent la ressource de le combattre sous les ordres de Pompée ou de Labiénus, devenu l’ennemi de son ancien proconsul. Comme on les faisait marcher contre des chefs romains, leur amour-propre celtique était satisfait: en un sens, ils conquéraient le Capitole, et de plus, le Phare d’Alexandrie et les ruines de Carthage. Les poètes de chez eux ne célèbreraient jamais de plus longues équipées que celles où César les conviait; et les Gaulois eurent rarement un plus bel exploit à raconter que celui de la plaine d’Hadrumète, où moins de trente cavaliers de leur race chargèrent et dispersèrent deux mille chevaux ennemis.

Ces chevauchées durèrent trois ans et prirent fin en Afrique (printemps de 46), quand on eut achevé le circuit de la Mer Romaine. Il se passa, dans les dernières rencontres, des faits mémorables. Les Gaulois de Labiénus et les Gaulois de César se trouvèrent en présence: durant les suspensions d’armes, ils se rapprochaient, et s’entretenaient en amis de leurs pensées communes; aux heures de combat, ils s’entre-tuaient dans une lutte fratricide qui rappelait les temps des Arvernes et des Éduens. Un jour, ils firent les uns des autres un formidable massacre, et César, survenu après la bataille, aperçut toute la plaine jonchée de cadavres gaulois, «corps merveilleux de beauté et d’une stature grandiose». De ces hommes, les uns l’avaient suivi à son départ de la Gaule, d’autres l’avaient rejoint à sa demande: et ils étaient morts pour défendre César ou Labiénus, comme leurs frères d’Alésia avaient péri pour les combattre.

VI

Vercingétorix vivait encore. Si quelque bruit du dehors parvenait aux oreilles du prisonnier, il put apprendre toutes ces choses: — que les Gaulois, ses amis ou ses ennemis d’autrefois, ne se battaient plus que pour le compte du peuple romain; que leurs nations semblaient perdre jusqu’au souvenir des campagnes d’Avaricum, de Gergovie et d’Alésia; que ces batailles d’Afrique, où tant de Celtes périrent du fait de César, étaient comme le dernier épisode de la destruction de la patrie gauloise.

Cette même année, le dictateur, vainqueur de l’Afrique, revint à Rome, et eut assez de loisirs pour triompher solennellement de tous les ennemis qu’il avait vaincus, à commencer par les Gaulois.

C’est à la glorification de leur défaite que fut consacrée la première journée de son triomphe (juin 46).

Dans le cortège, des écriteaux et des tableaux rappelaient au peuple ce qu’avait été la guerre des Gaules: trente batailles rangées, livrées en présence de César, 800 places prises de force, 300 tribus soumises, trois millions d’hommes combattus, un million de tués, un million de pris. Des hommes portaient les dépouilles précieuses, les armes des vaincus, l’or des temples, les bijoux des chefs. Et, derrière les victimes destinées aux dieux, la Gaule apparut elle-même, en la personne de Vercingétorix enchaîné.

Le dernier acte de son sacrifice s’accomplit le soir même. Il avait vu le triomphe de son vainqueur, il ne lui restait plus qu’à mourir. Au moment où le cortège, sortant du Forum, gravit les pentes du Capitole à la lueur des lampadaires que portaient quarante éléphants, le roi des Arvernes fut conduit dans la prison creusée au pied de la montagne sacrée; et pendant que César amenait ses autres victimes à Jupiter, Vercingétorix fut mis à mort[9].

CHAPITRE XXI

TRANSFORMATION DE LA GAULE

Gallos Cæsar in triumphum ducit, idem in Curiam.

Suétone, Vie de César, LXXX.

I. Progrès de la patrie romaine. — II. Transformation des chefs. — III. Transformation des grandes villes. — IV. Transformation des grands dieux. — V. Le Puy de Dôme cent ans après Vercingétorix. — VI. Tentatives de révolte en 69–70: le congrès de Reims et la fin du patriotisme gaulois.

I

Ce jour-là, les Romains avaient chanté, sur le passage du dictateur: «Les Gaulois suivent le triomphe de César: mais il les mène ensuite siéger dans le sénat.» Ce qui n’était alors qu’une boutade populaire devint bientôt une réalité.

Il restait encore des témoins de la lutte qu’avait dirigée Vercingétorix: les familles des chefs qui avaient combattu avec lui; les villes qu’il avait armées et défendues contre César; les divinités dont il avait cru faire la volonté. Les deux générations qui suivirent sa mort, celles qui obéirent à Octavien Auguste (44 av.-14 ap. J.-C), virent ces témoins disparaître ou se transformer. Ces êtres gaulois ne furent plus seulement soumis à Rome, mais romains d’apparence et d’intention. Les Celtes se préparèrent à aimer le peuple qui les avait vaincus, en copiant ses hommes, sa ville et ses dieux. Leur patriotisme romain naquit peu à peu de l’oubli des traditions gauloises.

II

Si quelques chefs s’agitèrent encore, ce fut chez les peuples qui avaient le moins dépendu du roi de Gergovie: les Bellovaques, les Aquitains, les Morins et les Trévires. Mais la noblesse des nations qui s’étaient confédérées à Bibracte, cherchaient, comme on disait à Rome, le chemin qui mène au sénat.

César ou Auguste donnèrent aux plus grands chefs le titre de «citoyens romains»: ils s’appelèrent désormais du nom de Julius et entrèrent ainsi dans la grande tribu des Jules, qui fournissait au monde une «famille divine». Dans leurs cités, ils administraient paisiblement leur peuple sous la surveillance du gouverneur provincial: ils ne tarderont pas à échanger l’appellation barbare de «vergobret» pour la qualité plus élégante de «préteur». Aux frontières, ils redevenaient chefs de guerre, et combattaient les Germains à la tête des hommes de leurs tribus; mais, officiers de Rome, ils prenaient le titre de «préfets» de la cavalerie: Rome leur avait ôté l’indépendance, elle leur laissait le pouvoir, orné d’un grade supérieur dans l’armée de l’empire. Comment résister à de telles séductions? Le fils ou le petit-fils d’Éporédorix l’Éduen, peut-être l’ancien ami du proconsul, porte les noms de Caius Julius Magnus, comme s’il ne valait dans le monde que par les noms de César ou le surnom du grand Pompée; il donne à son fils, Lucius Julius Calénus, le surnom qui avait été celui d’un légat de César, et ce dernier héritier d’une vieille famille éduenne deviendra tribun militaire.

À voir ces hommes, sinon à les entendre, nul ne les distingue plus des descendants de sénateurs romains. Les nobles éduens avaient du goût pour la prêtrise et la passion de l’autorité: on prit chez eux le premier grand-prêtre qui fut chargé, au nom de la Gaule, de célébrer devant l’autel du Confluent lyonnais le culte de Rome et d’Auguste: et c’est par cette suprême dignité religieuse que les mieux nés ou les plus heureux de tous les Gaulois pourront terminer leur carrière militaire et civile.

Ils se gardaient bien, sur les monuments ou les tombeaux qu’ils se faisaient élever, de rappeler des souvenirs qui ne fussent pas romains. On a retrouvé près de Cahors la dédicace d’une statue élevée à un Lucter, descendant ou parent de ce Cadurque qui fut le meilleur collaborateur de Vercingétorix, et qui mourut peut-être avec lui, le jour du triomphe de César; elle porte ces mots, en langue romaine: «À Luctérius, fils de Luctérius, qui a rempli tous les honneurs dans sa patrie, qui a été prêtre de l’autel d’Auguste au Confluent, la cité des Cadurques reconnaissante a élevé cette statue.» À quinze lieues de là, Uxellodunum, où son ancêtre avait armé les Cadurques contre César, n’était plus qu’une ruine abandonnée: mais, dans la nouvelle résidence assignée au peuple, les noms et les titres de Luctérius s’étalent en formules latines sous une statue drapée de la toge romaine.

III

Car les grandes villes gauloises de montagne, comme Uxellodunum, Alésia, Bibracte, Gergovie, avaient été désertées pour des séjours plus abordables et plus pacifiques; puissamment assises sur des roches en partie inaccessibles, elles inquiétaient Rome par ce qu’elles valaient et par ce qu’elles rappelaient: Alésia et Uxellodunum n’avaient été prises que par la faim ou la soif, Bibracte et Gergovie étaient demeurées inviolables. Elles cessèrent, peu d’années avant l’ère chrétienne, d’être des capitales de peuples et des refuges de tribus.

Alésia descendit de son plateau pour s’installer dans un repli de la montagne. Les Éduens quittèrent l’escarpement du Beuvray, et s’établirent, au delà de l’Arroux, sur les pentes gracieuses et mollement inclinées des collines autunoises. Les Arvernes remplacèrent leur triste donjon de Gergovie par les terres grasses et ondulées du nord de l’Artières. Des villes neuves furent bâties près des plaines, à mi-coteau, pour servir de capitales aux grandes nations de la Gaule: Augustodunum ou Autun, Augustonémétum ou Clermont. Car, pour leurs nouvelles cités, Éduens et Arvernes acceptèrent des appellations nouvelles, et ces noms, comme ceux de Caius ou de Julius que portaient les nobles, étaient des «marques de dépendance». Augustodunum, c’est «la ville-forte d’Auguste», Augustonemetum, c’est «le bois sacré d’Auguste». Pendant que les chefs entraient dans la clientèle impériale, les villes prenaient l’empereur comme fondateur éponyme.

IV

Les dieux, au contraire, ne sortirent pas de leurs sanctuaires: ils se transformèrent sur place, aussi rapidement que les hommes. Déjà, et même avant Vercingétorix, ils avaient dans leur caractère et leur attitude quelques traits de ressemblance avec les dieux de la Grèce et de Rome. Quand César parle de Bélénus et de Teutatès, il les appelle, à la Latine, Apollon et Mercure. Ils lui paraissent si voisins des dieux publics du peuple romain, qu’il se plaît à ne point distinguer les uns et les autres: comme s’il voulait montrer aux Gaulois qu’adorant des divinités semblables à celles de Rome, ils pouvaient bien obéir à son proconsul. De fait, pendant la guerre de l’indépendance, les patriotes ont pu croire que leurs dieux s’entendaient avec Rome: c’est la divinité, disaient-ils, qui aidait les légionnaires à construire leurs formidables engins de siège; c’est elle qui a trahi Uxellodunum.

Les divinités celtiques, pas plus que celles de l’Italie et de la Grèce, n’avaient la haine tenace. Elles étaient faites à l’image d’Éporédorix et de Diviciac. Elles ignoraient l’âpre obstination des dieux sémitiques, la folie courageuse des patrons d’Hasdrubal et de Barcochébas, le tempérament irréductible de Iahvé. Dès les temps de Vercingétorix et de Lucter, Bélénus et Teutatès s’estompaient dans le crépuscule en prenant peu à peu une forme latine, tandis que les deux grands chefs se dressaient, toujours en armes, sur les hauts lieux de leur patrie.

Les Gaulois, une fois soumis, affublèrent de titres romains plus volontiers encore leurs dieux que leurs familles et leurs villes. Le nom de Bélénus fut rapidement oublié pour celui d’Apollon. Les divinités des montagnes et des sources arvernes se dissimulèrent sous la protection de Jupiter ou de Mars. Le principal dieu gaulois changea, de gré ou de force, son nom de Teutatès en celui de Mercure; et, ce qui fut plus grave, il reçut un à un les attributs du dieu gréco-romain, le pétase et le caducée, la bourse et les talonnières, l’élégance et la jeunesse.

Ne disons pas que Teutatès fut chassé par Mercure de son sanctuaire. Ce qui se produisit fut tout différent. Les peuples continuèrent à visiter les mêmes temples, à gravir les mêmes sentiers qui conduisaient aux sommets consacrés; ils n’eurent pas à modifier leurs habitudes de prières et leurs chemins de dévotions; et ils ne trouvèrent pas subitement un dieu romain à la place du dieu celtique. Ce fut celui-ci qui se transfigura par degrés, qui se perfectionna, comme un fils de Gaulois sous les leçons des rhéteurs latins.

V

Au temps de Néron, un siècle après la chute d’Alésia, la Gaule avait à peu près fini sa transformation extérieure: je ne parle, bien entendu, que de la noblesse, des grands dieux, et des villes capitales.

Nulle part, alors, on n’avait une impression plus nette et plus forte de ce qu’elle était devenue, qu’en s’arrêtant au sommet du Puy de Dôme, et en contemplant l’horizon arverne, celui sur lequel s’était si souvent posé le regard de Vercingétorix. — La vieille montagne, autrefois l’asile redouté d’une divinité aux rites sanglants, est maintenant la résidence d’un dieu à la figure accorte et à l’humeur hospitalière, dont la statue colossale rayonne au milieu des bigarrures des marbres précieux. Dans la plaine prochaine, Augustonémétum ou Clermont apparaît avec ses temples au fronton grec et ses statues en toge romaine. Et en face de la cité nouvelle, se dresse, solitaire et farouche, le mont désert de Gergovie.

VI

Qu’après cela, l’occasion s’offre à la Gaule de reconquérir sa liberté: on peut être sûr qu’elle ne la saisira pas.

Au milieu des désordres qui accompagnèrent la mort de Néron (69), l’empire romain parut entièrement disloqué, et le symbole même de sa grandeur, le Capitole, s’effondra dans l’incendie. Comme au moment des guerres civiles qui avaient suivi le départ de César et le passage du Rubicon, les bardes se remirent à chanter ou les druides à prophétiser: «Même après la bataille de l’Allia», disaient-ils, «le Capitole était resté debout, et l’empire de Rome avec lui: le voilà tombé maintenant, les dieux ont allumé son incendie comme un signal de leur colère, comme un présage pour assurer aux nations celtiques la conquête de l’univers.» Quelques chefs, s’enthousiasmant à leur tour dans la verve de leurs entretiens, crurent à l’avènement de «l’empire des Gaules»; ils s’écriaient, imitant Vercingétorix après Avaricum, que «leur race, lancée sur le monde, ne s’arrêterait plus qu’au gré de sa volonté»: et ceux qui entendaient ces harangues croyaient et applaudissaient (70).

Mais chants de poètes, prophéties de prêtres, propos d’exaltés, n’étaient plus alors que de vains bruits, l’écho vague et inconscient des choses d’autrefois. Ni les peuples ni les dieux de la Gaule ne comprenaient le sens de ces grands mots.

La prudence revint aussi vite que la folie. Un conseil général se réunit à Reims, pour délibérer «sur la paix ou la liberté»: la liberté celtique ou la paix romaine. Mais ce congrès ne ressemblait que par son titre et par le nombre des chefs à celui du Mont Beuvray. Tout y était d’aspect romain. La plupart, et peut-être la totalité de ces hommes, étaient citoyens, et portaient des noms latins. La ville où ils siégeaient, librement étendue dans la plaine, était une cité moderne, et ne connaissait plus que les dieux nouveaux, Mercure, Rome et Auguste. Enfin, les paroles qui furent prononcées montrèrent que les âmes avaient changé comme l’extérieur.

Un délégué trévire s’éleva avec violence contre l’empire romain. Un chef rémois lui répondit, en célébrant les bienfaits de la paix et les avantages de la soumission. L’assemblée loua les intentions du Trévire et adopta les sentiments du Rémois.

Ce qui l’inquiéta le plus, ce fut l’incertitude du lendemain: «Si l’on se levait contre Rome, à quelle nation reviendrait l’honneur de commander? Si l’on remportait la victoire, quelle ville serait la capitale du nouvel empire?» Il y eut même des chefs qui, dans le cours des débats, affirmèrent les droits de leur peuple au principat de la Gaule, comme avaient fait les Éduens avant l’assemblée du Mont Beuvray.

Cela suffit pour décider le congrès de Reims à faire une déclaration de fidélité au peuple romain. Par crainte d’une hégémonie celtique, les Gaulois préférèrent l’égalité dans la dépendance, et ils attendirent avec respect les ordres du légat de Vespasien.

Les rivalités qui avaient assuré la victoire de César subsistaient toujours en Gaule; mais il n’y restait plus aucun des sentiments qui avaient inspiré Vercingétorix.

Bordeaux, 25 novembre 1900.

MONNAIE DE VERCINGÉTORIX MONNAIE DE VERCINGÉTORIX

MONNAIE DE VERCINGÉTORIX, TYPE DIVIN.
(Cabinet des Médailles, no 3771.)
(Grossie un quintuple.)

NOTES


NOTE I[10]

Les monnaies de Vercingétorix[11].

La plus ancienne monnaie connue de Vercingétorix a été découverte en Auvergne vers 1837[12]. Plusieurs autres ont été trouvées en 1852, sur le territoire de Pionsat[13]. Une autre provient des environs d’Issoire[14]. On en a rencontré une dans les fouilles des abords d’Alésia[15].

Aujourd’hui le Cabinet des Médailles possède neuf pièces au nom de Vercingétorix[16]. D’autres collections, municipales[17], publiques[18] ou particulières[19], en possèdent un petit nombre. Je serais étonné si l’on en connaissait plus d’une vingtaine[20].

Les pièces de Vercingétorix forment deux groupes distincts, si on examine la tête figurée au droit.

Sur la plupart des pièces, c’est une tête nue, imberbe, jeune, aux cheveux bouclés. On y voit d’ordinaire la figure d’un Apollon[21]. Mais il n’est pas impossible, comme le pensait autrefois de Saulcy[22], qu’on ait voulu représenter Vercingétorix lui-même, avec les traits idéalisés, ou, si l’on préfère, théomorphisés.

DENIER DE LA GENS HOSTILIA

DENIER DE LA GENS HOSTILIA
(grossi au quintuple).

Sur un très petit nombre de ces pièces, la figure paraît davantage celle d’un homme[23]. Elle est coiffée d’un casque ou d’une calotte à côtes; le cou est orné d’un collier[24]. Si l’on cherchait la physionomie véritable de Vercingétorix, ce sont ces pièces qu’il faudrait, peut-être, étudier de près.

Au revers, on trouve figurés, avec des groupements différents: le cheval au galop, qui est constant; l’amphore, constante également; le croissant et le couché, qui se partagent les pièces comme troisième attribut.

Les légendes, plus ou moins complètes, comportent, presque toutes l’orthographe VERCINGETORIX; un très petit nombre, VERCINGETORIXIS[25].

Sur le style de ces pièces, voici ce que veut bien m’écrire M. de La Tour[26]: «Les monnaies de Vercingétorix sont en bon or jaune. La frappe a été hâtive, grossière; les flans sont irréguliers; les tranches, éclatées. Le style est mauvais, si on le compare à l’art romain de la même époque; il est très bon si on le compare à celui des œuvres barbares. L’exécution, malgré sa rudesse et son âpreté, n’est pas sans caractère et sans une certaine ampleur. Cette monnaie forme, avec les autres monnaies frappées à la même époque par les Arvernes, un groupe fort homogène comme style, métal et frappe. Le cheval, d’une belle allure et très caractéristique, se retrouve sur les monnaies d’argent du même peuple arverne; mais celles-ci sont exécutées avec moins de soin encore que les monnaies d’or, les flans sont très grossiers et ne portent chacun l’empreinte que d’une portion de coin[27]

NOTE II[28]

Bourges.

Bourges a été, sinon de toutes les villes de la Gaule, du moins de toutes celles qu’a connues César, le type le plus achevé de l’oppidum palustre, comme Paris, de l’oppidum fluvial.

En dépit des remblais que vingt siècles ont jetés sur ses abords, malgré la construction des faubourgs du Nord, il est aisé, aujourd’hui encore, de se rendre rapidement compte de l’origine et du caractère topographiques de la cité d’Avaricum. Elle est demeurée ce qu’elle était au temps de César, «une presqu’île de marécage», prope ex omnibus partibus flumine et palude circumdata[29].

On arrive d’ordinaire à Bourges par la ligne de Vierzon, en remontant l’Yèvre (la rivière, flumen, dont parle César[30]). Il n’est point rare que toute la plaine, large d’un kilomètre, qui s’étend entre la voie ferrée, le lit de l’Yèvre et le canal, soit entièrement recouverte d’eau: c’était le cas lorsque j’ai visité Bourges, au mois de mars, précisément le mois où fut assiégé Avaricum. — Aux approches de Bourges, le marécage qu’est cette plaine a été rétréci peu à peu par les progrès de la ville depuis le XIIe siècle: il n’en est pas moins fort visible. Il suffit de regarder du haut des trois levées qui portent l’avenue de la Gare (celle-ci moderne) et les deux routes d’Orléans et de Paris (et ces deux dernières sont sans doute les héritières de longi pontes antiques[31]). — Au delà vers l’Est et en amont sur l’Yèvre, les marécages s’élargissent de nouveau. Ils bloquent ainsi tout le nord de Bourges, stagnant le long de la rivière sur une étendue de plusieurs kilomètres. De là, impossibilité pour César d’investir la ville, circumvallare loci natura prohibebat[32].

C’est au nord des marécages que campa Vercingétorix, dans la direction de la vieille et célèbre route romaine de Bourges à Sancerre (chemin de Jacques Cœur[33]). Comme César campa au Sud, le roi des Arvernes fut séparé de lui par une longue et large bande de palus, et il put demeurer en relation constante, à travers elle, avec les Gaulois assiégés[34]. Ces mêmes marécages, en cas d’évacuation de la ville, permettaient aux gens d’Avaricum de gagner à temps le camp gaulois, en retardant leur poursuite immédiate: Palus, quæ perpetua intercedebat, Romanos ad insequendum tardabat[35].

À l’Ouest et au Sud-Ouest, une autre ligne de marécages se détachait de la première, obliquement, pour suivre la vallée de l’Auron. On reconnaîtra la place qu’ils occupaient, en regardant les quartiers bas du haut et à l’ouest de la place Séraucourt.

Entre ces deux lignes, s’avance et s’avançait du Sud-Est, comme un promontoire, la colline sur laquelle était bâti Avaricum. Elle ne tenait donc à la terre ferme que par l’isthme marqué aujourd’hui par la place Séraucourt et par la route de Moulins ou rue de Dun-sur-Auron: Eam partem oppidi quæ, intermissa a flumine et a paludibus, aditum angustum habebat, dit César d’une part[36], et, de l’autre: Unum habeat et perangustum aditum[37]. «Très étroit» est peut-être exagéré; «étroit» suffisait, car l’isthme ou le col devait avoir, à la base[38], environ 500 mètres, à peu près la largeur de la colline et de la ville.

Dans Bourges même, et peu de villes françaises offrent à un degré égal cet avantage historique, il est possible de reconnaître assez vite et de suivre exactement le pourtour de l’enceinte romaine du IVe siècle, lequel était sans doute, à peu de chose près, le même que celui de l’enceinte gauloise assiégée par Jules César: car l’isolement de la ville au milieu de ses marécages ne put permettre deux tracés trop différents[39].

La ligne des remparts est marquée, du côté des marais, par les rues de Bourbonnoux, Mirebeau, des Arènes et Fernault; du côté de la terre ferme, par l’esplanade Marceau (Saint-Michel): sur ce dernier point, l’oppidum gaulois commençait exactement là où commence aujourd’hui la ville proprement dite, à l’entrée de la rue Moyenne et de l’avenue Séraucourt. Le pan de mur gallo-romain, en briques et petit appareil, que l’on voit de ce côté, encastré dans la muraille de la terrasse de la Caserne, est l’héritier de la courtine de pierres et de bois décrite dans les Commentaires[40]. Et, à quelques mètres près, les entrées de ces deux rues correspondent, je crois, à deux portes de l’enceinte gauloise[41].

C’est en face de ces deux portes, c’est-à-dire de ces deux rues, que campa César, peut-être sur la hauteur du faubourg du Château, à 500 mètres environ de la vieille ville et de la rue Moyenne[42].

Il décida d’attaquer la portion du rempart que regardait son camp, c’est-à-dire celle qui longeait l’Esplanade et qui était comprise entre deux portes (entrées de la rue Moyenne et de l’avenue Séraucourt). Il ordonna d’élever, contre ce secteur, l’agger ou la terrasse d’approche. Cette terrasse devait avoir, en largeur ou en façade, 330 pieds ou 97 mètres[43]: ce qui correspond assez exactement au front de l’Esplanade, mesuré entre ces deux rues[44].

Autrefois, sans aucun doute, le dos d’âne marqué aujourd’hui par la rue de Dun-sur-Auron et la place Séraucourt n’existait pas, et il y avait là, tout au contraire, un col en contre-bas à la fois de la ville et du faubourg du Château[45]. Mais des amoncellements de décombres et des travaux de voirie ont exhaussé ce quartier, et l’ont mis à peu près de niveau avec le reste de la ville. Aussi, pour se figurer l’état des lieux avant l’arrivée de César, faut-il enlever par la pensée quelques mètres de profondeur au terrain situé entre la Caserne de la Ville et le faubourg du Château[46].

Mais, par là même, l’exhaussement actuel de l’Esplanade, de la place Séraucourt et de la rue de Dun-sur-Auron nous permet de comprendre ce qu’était la terrasse bâtie par César. C’était une construction compacte de bois, d’osier et de terre, qui ne devait pas différer sensiblement, comme aspect et comme forme, de la levée de terrains d’emprunt qui porte aujourd’hui ce quartier. Cette levée n’est assurément pas l’agger romain; il a disparu après le siège. Mais elle lui ressemble, et elle rend à la voirie moderne les mêmes services que la chaussée de César rendit aux assiégeants: elle met de plain-pied la ville et le faubourg du Château, Avaricum et le camp romain[47].

Représentons-nous maintenant la chaussée de César s’arrêtant là où commence aujourd’hui la ville proprement dite, à la Caserne. Elle a 330 pieds de largeur, c’est-à-dire qu’elle finit un peu à droite de la rue Moyenne, un peu à gauche de l’avenue Séraucourt[48]. En face d’elle s’élève le mur gaulois, percé de deux portes, à l’entrée de l’une et de l’autre de ces rues[49]. Chacune de ces portes est encadrée de tours, probablement plus hautes que les autres. Sur la terrasse des assiégeants, deux tours ont été élevées, faisant face chacune à une porte et aux tours de cette porte[50]. — Quand les assiégés opèrent leurs sorties, ils se répandent, en dehors de ces deux portes, sur les flancs des tours romaines: Toto muro clamore sublato, duabus portis ab utroque latere turrium eruptio fiebat[51]. Dans l’ouverture de chaque porte, des groupes d’hommes préparent et font passer les matières inflammables destinées à la tour qui leur fait face: Quidam ante portam oppidi Gallus per manus sebi ac picis traditas glebas in ignem e regione turris projiciebat[52]. — C’est une de ces deux tours romaines enfin qui, agrippant une des tours gauloises de porte, permit aux assiégeants d’aller à l’abordage et de terminer l’assaut[53].

NOTE III[54]

Gergovie.

L’histoire des recherches provoquées par le siège de Gergovie prouve que, sur bien des points, la science moderne est faite d’ingratitude ou d’oubli. On répète sans cesse que les fouilles de Napoléon III et de M. le colonel Stoffel ont fixé l’emplacement des camps romains et des lieux d’attaque: elles n’ont fait que confirmer (et c’est d’ailleurs un très beau résultat) ce qu’avaient supposé, sans autres ressources que leur intelligence, les érudits d’autrefois. — Regardez la carte du siège dressée en 1859 par von Gœler: le grand camp est entre Orcet et le lac (desséché) de Sarlièves, le petit camp est à La Roche-Blanche, la caponnière entre eux deux[55]: c’est-à-dire que tous ces ouvrages sont aux points précis où, trois ans plus tard, on allait chercher et retrouver leurs traces[56]. — Un siècle plus tôt, l’ingénieur bourguignon Pasumot[57] donnait à César, à peu de chose près, les mêmes positions: il lui faisait établir son grand camp sur les bords de l’Auzon[58], son petit camp à La Roche-Blanche, et il reconstituait sur place la terrasse, le camp extérieur et les positions des Gaulois avec une précision et une exactitude auxquelles les modernes n’ont ajouté que fort peu[59]. — Enfin, deux siècles auparavant, en 1560, Simeoni, tout en étendant hors de toutes proportions les lignes de Jules César, avait bien expliqué la marche générale des opérations du siège[60], et retrouvé le vrai point de l’attaque romaine, le revers méridional du plateau de Gergovie[61]. Ce qui était la première chose à résoudre, et celle d’où dépendent toutes les autres questions.

I. — Toute étude sur le siège de Gergovie doit en effet commencer par l’examen de la place et des conditions d’une attaque par escalade. Suivons le rebord du plateau, c’est-à-dire la ligne que devaient occuper les remparts et les portes, et regardons sur les flancs de la montagne[62].

Au Nord, vraiment, la pente est trop raide pour que César ait risqué sur elle trois légions[63]. C’est tout au plus si, dans la direction de la fontaine de Fontmort, les Gergoviens ont pu établir un sentier et une porte.

À l’Est, l’escarpement est encore plus dur. Je ne comprends pas comment César a pu confier aux Éduens la tâche de menacer sur ce point les assiégés «par une autre montée», ab dextra parte alio ascensu[64]. S’il a prétendu inquiéter les Gaulois par cette diversion, ceux-ci ont dû rire en voyant leurs adversaires, hommes ou chevaux, au pied de ces roches et de ces ravins. Si les Éduens ont apparu sur le flanc Sud de la montagne presque à la fin du combat, c’est parce qu’après avoir cherché partout, à l’Est et au Nord, une montée commode, ils se sont décidés à revenir par les sentiers de mi-côte, du domaine de Prat au domaine de Gergovie et de là au village[65], et ils ont dû se présenter assez brusquement, par le tournant S.-E. de la montagne.

C’est par le Sud au contraire qu’on monte d’ordinaire aux terres du plateau. Là se trouve, outre les moindres sentiers, le chemin traditionnel des villageois[66]. Gergovie devait avoir, par là, à l’extrémité de ce chemin, sa porte ou ses portes principales[67]. Si le plateau de Gergovie appartient, aujourd’hui et de mémoire d’homme, aux paysans et à la commune de La Roche-Blanche, si la seule agglomération de maisons que porte la montagne est située sur son flanc méridional[68], c’est parce que la voie d’accès du sommet était sur ce côté. — Sur tout ce versant de Gergovie, vous remarquerez, en contre-bas, une longue terrasse de largeur variable, formant une sorte de palier qui interrompt et coupe la descente: c’est là qu’étaient campés les Gaulois, dans des camps fort rapprochés l’un de l’autre. Au rebord extérieur de ce vaste gradin, à l’endroit où recommence la descente rapide, se trouvait le mur de six pieds qui fermait les camps[69]. Cette terrasse était assez plane pour que les chevaux pussent y trotter, témoin celui qui emporta Teutomat dans sa fuite[70]. — Enfin, regardez plus loin, et vous apercevrez les terres basses que traverse l’Auzon, et où César plaça ses camps: le grand camp à votre gauche, sur le mamelon au delà de la grande route et des maisons du Petit-Orcet, le petit camp en face, sur La Roche-Blanche. Ils sont assez près de Gergovie pour que les Gaulois aient pu suivre les mouvements de troupes sans distinguer l’espèce des combattants[71]. C’est dans ce bas-fond qu’ils ont aperçu les prétendus cavaliers romains, se dirigeant à droite vers les hauteurs de Risolles en contournant La Roche-Blanche et le Puy de Jussat de différents côtés[72]; c’est là qu’ils virent la légion de l’attaque feinte, après avoir remonté la vallée entre Gergovie et La Roche-Blanche, tourner à sa gauche, descendre dans le ravin et disparaître dans les bois, derrière le Puy de Jussat[73].

Enfin, on finira cette promenade circulaire en s’arrêtant, à l’Ouest, sur l’arête du col des Goules, entre le plateau de Gergovie et les hauteurs de Risolles[74]. Il suffira de regarder ce col et ses abords pour être frappé de l’exactitude de la description faite par César: Dorsum esse ejus jugi prope æquum, sed hunc silvestrem et angustum, qua esset aditus ad alteram partem oppidi[75]. Seuls, les bois manquent aujourd’hui à cette description: encore apercevons-nous les vestiges de la forêt gauloise dans les flancs boisés du ravin de Romagnat. — Comme au temps de César, c’est le seul point (avec le côté du village) par où l’on aborde d’ordinaire aujourd’hui le plateau de Gergovie. — C’était, évidemment, le secteur le plus faible des lignes de défense. Quel que fût le système de l’attaque, elle ne se serait jamais mieux faite que par là. L’escalade? elle n’était pas impossible sur ce point, puisqu’on a pu y établir, en 1861, la seule route carrossable qui conduit au plateau, et puisque les Gaulois, au bruit et à la nouvelle de l’assaut, ont pu revenir par là au galop de leurs chevaux[76]. La terrasse d’approche? elle pouvait, à la rigueur, être bâtie sur ce col. Le blocus[77]? la possession du col était essentielle pour l’établir, puisqu’il commande à la fois les vallons de l’Artières au Nord et de l’Auzon au Sud; de ce col partent au Sud le ravin de Macon (vers La Roche-Blanche), et au Nord celui de Romagnat, ravins qui étaient tout désignés pour former le tracé des lignes d’investissement qui couperaient la montagne et joindraient les deux vallons. Vercingétorix s’est très nettement rendu compte de tout cela, et, quand il a vu César s’emparer de La Roche-Blanche et s’approcher par là du col des Goules, il s’est hâté d’occuper les hauteurs de Risolles, qui le dominent, et d’y bâtir une muraille avancée pour protéger les abords du col: Vehementer huic illos loco timere, nec jam aliter sentire, uno colle ab Romanis occupato, si alterum amisissent, quin pæne circumvallati atque omni exitu et pabulatione interclusi viderentur[78].

II. — Descendons dans la plaine pour étudier les campements romains.

Le grand camp était placé sur la colline de la Serre[79], vaste mamelon à l’est et près de la grande route, au nord-est des maisons du Petit-Orcet. Il y avait là de l’espace[80], de l’eau, une surface aplanie[81], on dominait la plaine, et on apercevait assez bien quelques pentes principales du flanc Sud de Gergovie. — Il est vrai que les Gaulois surveillaient le camp mieux encore qu’ils n’étaient observés par lui[82].

Au pied de ce camp, entre la grande route, l’Auzon et la montagne de Gergovie, s’étend une vaste plaine en forme de triangle[83]: c’est celle où ont eu lieu les combats de cavalerie[84], et où César a espéré vainement attirer toute l’armée gauloise en lui offrant la bataille le lendemain et le surlendemain de l’assaut. Je suppose qu’il plaça ses légions ces jours-là sur le mamelon du Puy de Marmant, idoneo loco[85], dit-il, c’est-à-dire sur une hauteur légère et facile[86].

César établit son petit camp à La Roche-Blanche[87]. Cette hauteur offre un plateau assez vaste pour recevoir deux légions et même davantage; elle est exactement en face de la principale porte de Gergovie, et à la base de la montagne, e regione oppidi sub ipsis radicibus montis; elle commande le cours de l’Auzon et les gras pâturages qui bordent la rivière: elle est isolée de toutes parts, et suffisamment escarpée pour mériter les deux épithètes que César lui donne, egregie munitus atque ex omni parte circumcisus[88]. — C’est de La Roche-Blanche que le proconsul, un matin, aperçut, en face de lui, les pentes de Gergovie vides de soldats: Animadvertit collem, qui ab hostibus tenebatur, nudatum hominibus, qui superioribus diebus vix præ multitudine cerni poterat[89].

Enfin, entre le grand et le petit camp, s’allongeait le double fossé romain, qui devait suivre, à peu près, la route de voitures du Petit-Orcet à Donnezat[90].

III. — L’attaque eut lieu par le côté Sud. Son point de départ fut le petit camp de La Roche-Blanche [91]. C’est donc au rebord septentrional de cette colline qu’il faut se placer pour commencer l’étude du combat. C’est de ce point que César donna le signal, que partirent les trois légions de l’assaut, que se formèrent les cohortes de réserve de la Xe légion.

Comme il y eut environ 12 000 hommes d’engagés, l’escalade eut lieu, droit vers le plateau, sur un assez grand nombre de points, à gauche et à droite des chemins actuels. Je crois cependant que le gros des assaillants a dû suivre la route qui traverse le village et qui par une courbe appuie vers l’Ouest, de manière à arriver avec moins de fatigue à la porte principale[92]. Le mur du boulevard franchi, la terrasse et les camps occupés, un centurion de la VIIIe attaque cette porte[93].

Pendant que les trois légions arrivaient sur la terrasse, César et la Xe descendaient lentement dans le vallon qui sépare La Roche-Blanche et le mont de Gergovie. Arrivé au bas (peut-être à l’endroit appelé les Quatre-Viats, c’est-à-dire le carrefour des noyers à l’angle N.-E. de La Roche-Blanche), César put voir, plus nettement que sur la colline, le danger que couraient ses 12 000 hommes, comme perdus au milieu des rochers, et déjà menacés peut-être par les Gaulois accourant de l’Ouest. Il fit alors faire la sonnerie de retraite, et arrêta la Xe légion. — Il nous dit que les légionnaires de l’assaut ne l’entendirent pas, quod satis magna valles intercedebat[94]: ce ne peut être que la vallée où il se trouvait lui-même, assez large pour amortir le son, surtout étant donné le bruit simultané du combat et des clameurs gauloises.

Le danger devenu plus grand par l’arrivée des Gaulois (venus de l’Ouest, le long du plateau), César changea alors les positions de ses légions de réserve. — La XIIIe (en partie seulement) sortit du petit camp et se plaça sub infimo colle. C’est évidemment le pied de La Roche-Blanche. Comme César ajoute qu’elle fut disposée de manière à menacer les ennemis ab latere dextro[95], s’ils s’avançaient jusque-là, elle dut occuper tout le fond de la vallée entre La Roche-Blanche et Gergovie, depuis le carrefour des Quatre-Viats jusque vers le ravin du N.-O.: elle forma une ligne presque parallèle à la droite des sentiers descendant de Gergovie, que les ennemis allaient suivre[96]; elle remplaça donc la Xe légion dans le fond de la vallée, mais en appuyant sur la gauche. — Quant à la Xe, César nous dit seulement qu’ «elle s’avança un peu», s’arrêta ensuite, et que du point où elle était placée, César, qui la commandait, attendit l’issue du combat[97]. Il faut donc chercher ce point assez près des Quatre-Viats et du fond de la vallée; il faut le placer à un endroit d’où le proconsul pouvait à la fois suivre les détails de la bataille sur la montagne et les mouvements de la plaine; de plus, comme il dira plus loin qu’il quitta cette position pour un terrain «un peu plus favorable», paulo æquiore loco, c’est-à-dire plus plan, il faut que cette position ait été sur quelque pente assez rude. C’est ce qui m’a décidé à faire marcher et monter la Xe légion vers le N.-E., et à l’arrêter sur le flanc du contre-fort qui avance au S.-E. du village, à l’endroit où passe le chemin rapide et direct de Donnezat à l’hôtel Mezeix[98]. De ce point (au-dessous de la croix qui est à l’entrée du village), en effet, on a une vue très nette de toute la zone occupée par les Romains et de tous les flancs et ravins méridionaux de Gergovie, et surtout de ceux qui avoisinent les principaux sentiers. — J’ajoute que, sur ce point, César donnait à la fois la main à la XIIIe et aux Éduens, qui arrivaient à la hauteur du domaine de Gergovie: il était au centre de la ligne courbe qui couvrait la retraite, et prêt à recevoir fugitifs ou Gaulois, descendant vers les camps par les chemins qui se réunissent au village.

La débandade des Romains ayant commencé à la vue des Éduens survenant vers leur droite, les deux légions de réserve prennent une troisième position. — De la Xe, César dit: Pro subsidio paulo æquiore loco constiterat[99]: elle s’avance donc au-devant des fugitifs, elle monte dans la direction du village, elle rencontre alors un espace plus large, un terrain moins escarpé, un sol plus nivelé; c’est, je crois, l’endroit occupé aujourd’hui par la partie basse du village[100]. — La XIIIe se plaça derrière la Xe pour la soutenir, sur un terrain «plus élevé» que celui où elle s’était arrêtée d’abord, c’est-à-dire que le vallon du nord de La Roche-blanche. Puisque la Xe s’est avancée et que la XIIIe va se trouver derrière elle, cette dernière n’a pu se poster que sur la croupe dont nous parlions tout à l’heure, et où elle a remplacé la légion de César. — À ce moment l’armée romaine de réserve, au lieu de former, si je puis dire, une ligne de front, forme une ligne de profondeur. Elle s’échelonne le long de la route de Gergovie à Donnezat, prête à recevoir le choc d’en haut.

Les fuyards, pressés surtout par le N.-O., d’où arrivent les Gaulois, descendent vers le village, rencontrent les réserves, et les trois groupes, les légions débandées, la Xe, la XIIIe, reculent lentement jusque dans la plaine, où elles se forment en rang de combat: Legiones ubi primum planiciem attigerunt, infestis contra hostes signis constiterunt[101]. Cette plaine est, selon moi, celle qui précède Donnezat au Nord, et où aboutit le chemin dont nous venons de parler[102].

Je ne présente cette théorie du combat que comme la série d’hypothèses qui, à l’étude des lieux et à la lecture de César, m’a le moins déplu. Je ne cache pas qu’elle peut être critiquée. — Le champ de la bataille se trouve un peu rétréci, elle évolue seulement autour du chemin du plateau au village, et du village à Donnezat[103]: mais songeons qu’il n’y eut que 20 000 Romains d’engagés, et presque tous dans un corps-à-corps, et que César avait tout intérêt à ramasser ses troupes. — Les légions sont constamment éloignées du grand camp: mais César devait avoir hâte de rejoindre ses défenses les plus proches, celles de La Roche-Blanche, et ses dernières réserves, celles de l’attaque feinte[104]. — Au reste, le devoir de l’historien n’est pas d’éviter à tout prix les hypothèses, mais de les avouer franchement.

Il ne faut pas se borner, en étudiant Gergovie, à la critique des opérations du siège et à l’explication de la victoire de Vercingétorix. Il est une autre leçon d’histoire nationale que la montagne arverne peut nous donner. Regardons de là la plaine de la Limagne et le sommet du Puy de Dôme. Rendons-nous compte de l’effet que ces riches cultures et cette cime impérieuse ont pu faire sur les Gaulois, et nous trouverons des éléments de force morale et de richesse matérielle aussi décisifs pour comprendre le rôle des Arvernes et de Vercingétorix que les pentes inaccessibles de la montagne de Gergovie.

NOTE IV[105]

La bataille de Dijon.

Le champ de bataille que j’indique m’a été suggéré par le mémoire de Gouget[106]. Je renvoie à son travail ceux qui désirent connaître les motifs d’ordre géographique et stratégique qui rendent ce choix vraisemblable.

J’avais déjà accepté les conclusions de Gouget lorsque j’ai essayé de reconstituer, sur les lieux, les détails du combat. L’étude du terrain, sans les dissiper complètement[107], n’a pas accru les doutes qui me restaient encore: car je n’ignore pas que, dans toute recherche rétrospective de topographie militaire, il ne peut y avoir que des vraisemblances plus ou moins grandes.

Le large mamelon qui protège Dijon à l’Est, depuis la ligne des faubourgs jusqu’aux villages de Saint-Apollinaire et de Mirande, puis, au delà, cette vaste plaine découverte qui s’étend vers Quétigny et Varois jusqu’au bas-fond de la Norges, forment un emplacement naturel pour un très grand combat de cavalerie.

Rien n’était plus important, au cours de ce combat, que la possession de la ligne des plus hauts sommets, marquée aujourd’hui par le sentier de Saint-Apollinaire (268 mètres) au tilleul de la triangulation (269 mètres): ce sont là, je crois, les deux points culminants. — Cette hauteur a été comme un rideau qui a masqué[108] à Jules César[109] la présence et les opérations de l’armée gauloise[110]. Si peu élevée qu’elle soit au-dessus de la plaine (Varois, à une lieue de là, est encore à 225 mètres de hauteur), elle est de telle nature que, du versant oriental, on ne peut rien apercevoir de la vallée de l’Ouche et des régions voisines de Dijon. — Lorsque Vercingétorix l’eut occupée, il assura par là ses relations entre ses camps et la plaine de Varois, où il fit attaquer les légions, et il domina jusque dans les moindres détails[111] tout le champ de bataille. — En revanche, lorsque les cavaliers germains, gravissant sans peine les pentes que suit aujourd’hui la route nationale (du carrefour du chemin de Quétigny jusqu’à Saint-Apollinaire), eurent délogé l’ennemi du dos d’âne qu’ils occupaient jusqu’au chemin de Mirande, summum jugum nacti[112], lorsqu’ils eurent poursuivi les vaincus jusque dans la plaine de Dijon, et jusqu’aux bords de l’Ouche, fugientes usque ad flumen[113], il ne restait plus à tout le reste de la cavalerie gauloise qu’à prendre la fuite. Car, en s’inclinant vers le Sud-Est, soit par la route du Parc dans la plaine, soit par les chemins de Mirande et de Quétigny sur la hauteur, les Germains auraient pu promptement couper la retraite vers l’Ouche et les camps gaulois. Aussi, dès que les Gaulois, occupés contre les Romains dans la plaine de Varois, virent les Germains maîtres du sommet de Saint-Apollinaire, qua re animadversa, craignant d’être enveloppés, ils se débandèrent sans retard[114]. Et ce fut sans doute au moment où ils descendirent par les pentes rapides qui mènent de Mirande vers le faubourg Saint-Pierre et vers le Parc qu’ils furent rejoints par les cavaliers germains: c’est là, peut-être, qu’eurent lieu les principales captures de chefs[115].

On peut conjecturer également la manière dont la poursuite fut conduite par César. Il plaça ses bagages en sûreté sur la colline la plus voisine du champ de bataille[116]: comme ce n’est pas celle de Saint-Apollinaire, où a eu lieu le combat, je suppose que c’est celle de Talant, de l’autre côté de Dijon. Puis, il reprit sa route. Le soir de la bataille, il put tuer encore 3 000 hommes à l’arrière-garde des Gaulois[117]. Puisqu’ils fuyaient vers Alise-Sainte-Reine, César a dû les talonner dans la vallée de l’Ouche ou sur les larges plateaux qui la bordent à l’ouest de Dijon. Mais Vercingétorix s’engagea ensuite dans une des régions les plus tourmentées de la Côte d’Or: c’est d’abord la chaîne principale des montagnes, entre Fleurey et Blaisy; c’est ensuite, sur l’autre versant, la vallée de l’Oze, étroite, dominée par des croupes boisées, pleine d’impasses et de cachettes, coupée d’éperons et de ravins. La poursuite, la nuit surtout, ne pouvait plus se faire qu’avec les plus grandes précautions. Elle prit fin à la tombée du jour[118].

NOTE V[119]

Les contingents de l’armée de secours.

Voici de quelle manière je rétablis, d’après les manuscrits de César, le chiffre des effectifs fixés par l’assemblée des chefs (César, de Bello Gallico, VII, 75, § 2 et suiv.: Imperant, etc.). Ce chiffre a dû être légèrement supérieur à celui des contingents réellement amenés (coactis, etc., VII, 76, 3): ce qui explique la différence entre le total des hommes demandés (275 000) et la force de l’armée de secours (258 000). César n’a eu en mains que la liste des contingents votés par le conseil. — L’astérisque, dans la liste qui suit, indique les peuples dont la présence ou le nom peuvent être discutés à la place que nous leur donnons, ou les chiffres qui ne sont pas absolument certains. — Les différents systèmes proposés pour ce classement ont été en dernier lieu reproduits et discutés par M. Beloch, dans son étude sur «la Population de la Gaule au temps de César», parue dans le Rheinisches Museum de 1899, p. 414 et suiv.

1–5: Arvernes, y compris leurs clients: *Eleuteti [Rutènes libres], Cadurques, Cabales, Vellaves: 35 000. — 6–10: Éduens, y compris leurs clients: Ségusiaves, *Ambluareti [Ambarres], Aulerques Brannoviques, *Blannovii [Boïens?]: 35 000. — 11–15: Séquanes, Sénons, Bituriges, Santons, Carnutes, chaque peuple 12 000. — 16 et 17: Bellovaques, Lémoviques: 10 000 chaque. — 18–21: Pictons, Turons, Parisiens, Helvètes: 8 000 chaque. — 22–27: *Andes, Ambiens, Médiomatriques, Pétrucores, Nerviens, Morins: *6 000 chaque. — 28: Nitiobroges, à *5 000. — 29: Aulerques Cénomans, à 5 000. — 30: Atrébates, à *4 000. — 31–32: Véliocasses, *Lexoviens, chacun à *3 000. — 33: de même les Aulerques *Eburoviques. — 34 et 35: les Boïens (du Rhin?) et les Rauraques: à *2 000 chaque. — 36–43: les cités de l’Armorique, nommément Coriosolites, Rédons, *Ambibares [Ambiliati?], Calètes, Osismiens, Vénètes, *Lémoviques, Unelles, taxées en tout à 30 000. — Nous avons essayé plus haut, p. 284, un groupement géographique de ces peuples et de ces effectifs.

Des nations de la Gaule citées ailleurs par César, il manque: les Rèmes et les Lingons, demeurés fidèles aux Romains (VII, 63); les Leuques (Toul), qui étaient leurs voisins, eux aussi, peut-être, les alliés de César (cf. I, 40); les Suessions, en ce moment soumis aux Rèmes (VIII, 6); les Meldes (Meaux), peut-être dans le même cas (cf. V, 5); les Trévires, occupés par la guerre de Germanie (VII, 63); les Ménapes, les Éburons et les petites tribus du Nord-Est, retenus sans doute par le même motif; les Mandubiens d’Alésia; les Namnètes (III, 9), les Diablintes de Jublains (III, 9), les Ésuviens de Séez (II, 34; III, 7; V, 24), omis par inadvertance ou, plutôt, rattachés, dans la pensée de César, les premiers à l’Armorique, les deux autres à l’Armorique ou aux Aulerques.

NOTE VI[120]

Alise-Sainte-Reine.

Avant de livrer ce volume à l’impression, j’ai voulu revoir longuement tous les détails des champs de bataille d’Alise-Sainte-Reine. J’avais quelques hésitations encore au sujet des positions que j’ai assignées aux combattants: elles se sont, sur place, assez rapidement dissipées.

Bien d’autres ont constaté avant moi avec quelle précision la description générale d’Alésia, dans les Commentaires[121], s’accorde avec l’état des lieux et l’aspect du paysage. Mais, même dans les détails topographiques, l’expression de César est nette et significative[122].

On a souvent dit que les champs de bataille se transforment rapidement, et qu’après vingt ans écoulés, les principaux acteurs d’un combat avaient peine à reconnaître les lieux où ils avaient joué une partie décisive de leur vie. Peut-être est-ce parce qu’aux heures de lutte ils avaient mal vu les choses, et que les craintes du moment avaient dénaturé leurs impressions. Mais Jules César se troublait rarement. Il avait, entre autres qualités, un coup d’œil d’une exactitude pénétrante; il saisissait sur-le-champ les positions maîtresses, et en notait sans erreur les valeurs réelles ou relatives. De plus, il a su trouver, en écrivant ses Commentaires, le style adéquat à cette qualité. Aussi s’est-il borné, dans ses descriptions de villes, de sièges et de champs de bataille, aux traits essentiels, et s’est-il servi, presque toujours, des mots nécessaires et des termes qui portent.

Je dis presque toujours, et non pas toujours. Le seul reproche que j’adresserai à César, c’est d’avoir, dans ses exposés topographiques, exagéré légèrement les lignes principales des pays dont il parle. Il appelle Alésia «un lieu fort élevé», admodum editus locus[123], le Mont Auxois une colline fort haute, summus collis[124]: les superlatifs sont peut-être de trop. Il se sert de l’expression d’ «escarpé», loca prærupta[125], quand il s’agit seulement d’une montée un peu rude. C’est faire beaucoup d’honneur à l’Oze et à l’Ozerain que de les appeler flumina[126], surtout en dehors des saisons de pluies. Mais il ne faut pas oublier que César ne parle pas en géographe, soucieux de la nuance et du vocable technique. Il écrit comme il a vu au moment de la mêlée, en combattant qui ne regarde dans un détail du terrain que l’avantage ou l’obstacle immédiats. Il appellera indifféremment mons ou collis toute hauteur dominante[127], et il lui suffira d’une pente difficile à des soldats en armes pour qu’il parle d’escarpements. Mais si le trait essentiel est forcé, il n’est jamais faussé.

Comme la région d’Alise-Sainte-Reine n’a pas, depuis vingt siècles, subi de ces bouleversements qui transforment à jamais un pays, nous avons donc le droit de chercher à reconstituer, en face du terrain, les péripéties du siège et des batailles.

I. — Il faut d’abord se rendre compte de l’ensemble du pays, tel que César le décrit avant d’aborder le récit des opérations du siège. Le mieux, pour cela, est de monter sur le plateau d’Alésia, et d’en faire le tour, qui correspond sans doute au circuit de l’enceinte de la ville gauloise. De là, regardez tour à tour au pied de la colline, dans les deux vallées qui la bordent, dans la plaine qui la précède[128], vers les hauteurs qui lui font face de l’autre côté des deux ruisseaux[129], et le texte de César vous paraîtra d’une clarté lumineuse: Ipsum erat oppidum Alesia in colle summo, admodum edito loco..... cujus collis radices duo duabus ex partibus flumina subluebant. Ante id oppidum planicies circiter millia passuum III in longitudinem patebat. Reliquis ex omnibus partibus colles, mediocri interjecto spatio, pari altitudinis fastigio, oppidum cingebant[130]. — À cette description de César il ne manque qu’un seul détail: il ne parle pas ici de la montagne de Mussy-la-Fosse, qu’on aperçoit au couchant d’Alésia, fermant l’horizon de la plaine des Laumes par sa terrasse bifurquée. Il le fait à dessein. Car cette montagne ne jouera aucun rôle dans les opérations du siège proprement dit[131]. — En revanche, il en fera mention lorsqu’arrivera l’armée de secours. Car c’est sur les sommets de Mussy qu’elle apparaîtra, et les gens d’Alésia purent voir confusément les troupes de leurs alliés recouvrir peu à peu les hauteurs de la montagne lointaine et déborder par les pentes jusque dans la plaine[132]. C’est sur les plateaux de cette même montagne, et sans doute aussi sur ses versants extérieurs et invisibles, du côté du Couchant, que cette armée formidable établira ses camps[133]. C’est enfin sur les rebords et les flancs qui font face à Alise que se tiendront, en avant de ces camps, les fantassins gaulois durant les principales batailles[134].

II. — Pour avoir une idée nette de la manière dont le siège fut conduit et dont la ville et sa montagne furent défendues et investies, il faut suivre lentement la route de mi-coteau qui, par le flanc méridional d’Alésia, mène de la bifurcation des chemins de fer jusqu’à la rencontre du chemin de Darcey à Flavigny, en passant par les Trois-Ormeaux et par le hameau des Celliers: cette route est peut-être un des chemins qu’ont suivis les cavaliers gaulois de la ville pour rejoindre leur camp d’Alésia, lorsqu’ils furent poursuivis par les Germains après leur première défaite[135]. — À partir des Celliers, nous allons en effet retrouver l’emplacement de ce camp: c’est là, à droite d’abord, puis des deux côtés de la route, que nous voyons les terrasses en contre-bas du plateau, assez légèrement inclinées, où Vercingétorix a établi et fortifié son camp. — Lorsque, marchant plus loin, nous arrivons aux Chemins-Croisés[136] (c’est-à-dire au point culminant du col qui rattache le mont d’Alésia au Mont Pévenel qui lui fait face), nous comprenons mieux encore comment et pourquoi le chef gaulois a voulu l’établissement de ce camp retranché en avant et au levant de la ville: par ce col, Alésia s’unit sans peine aux collines voisines, c’est-à-dire au Mont Pévenel et à ses dépendances; sur ce point, César aurait pu, sans trop de peine, bâtir une terrasse d’approche presque au niveau de la ville; il eût même pu, sans un danger excessif, tenter l’assaut des remparts par l’escalade des roches. C’était, évidemment, le secteur le plus faible des lignes de défense[137]. Aussi Vercingétorix ferma le col et isola les terrasses qui le précédaient au Couchant par une muraille continue: entre celle-ci et les remparts de la ville, campèrent d’abord les Gaulois assiégés. Sub muro, quæ pars collis ad orientem solem spectabat, hunc omnem locum copiæ Gallorum compleverant, fossamque et maceriam præduxerant[138]. Il n’évacua ce camp que lorsqu’il eut la certitude que César renonçait à l’assaut (expugnatio) ou à la terrasse d’attaque (oppugnatio) pour recourir au blocus (obsidio).

Ce blocus, on peut en constater la nature et l’importance de ce même col et carrefour des Chemins-Croisés. Qu’on regarde d’ici, à l’extérieur du mont d’Alésia, et on apercevra, mieux que de n’importe où, la presque totalité du cadre de montagnes qui enferme la colline gauloise: le mont de Flavigny[139], avec ses trois bastions du Nord, l’étroit promontoire boisé du Mont Pévenel, les roches grises et escarpées du plateau d’entre Bussy et Darcey. Et, quand on se figure tous ces sommets formant un colossal support aux camps, aux redoutes, aux palissades et aux tours romaines, on demeure frappé à la fois de l’énormité du travail ordonné par César, et de la sobriété précise avec laquelle il l’a raconté dans ses Commentaires: Regiones secutus quam potuit æquissimas pro loci natura, XIV millia passuum complexus[140].

C’est enfin de ce point du col qu’on peut noter l’éloignement relatif du Mont Réa, que César, à cause de cela, ne put ou ne voulut comprendre dans ses lignes de blocus: Collis, quem propter magnitudinem circuitus opere circumplecti non potuerant nostri[141]. Le Mont Réa, en effet, est plus écarté d’Alésia que les montagnes de Flavigny et de Bussy; une véritable plaine l’en sépare, formée par les méandres de l’Oze. C’est une hauteur aux trois quarts isolée, distincte du système de collines que César a fortifiées. S’il l’avait ajoutée à ses lignes de circonvallation, il les eût, en quelque sorte, boursouflées, leur eût fait perdre leur unité et leur cohésion. Il préféra les faire passer, de ce côté, à mi-hauteur de la montagne[142].

On achèvera d’étudier les lignes d’investissement et la situation particulière du Mont Réa en revenant à la plaine des Laumes par la vallée de l’Oze et la grande route qui côtoie la voie ferrée.

III. — C’est dans la plaine des Laumes qu’eurent lieu le premier combat de cavalerie (livré par les assiégés)[143], le second combat de cavalerie (livré par les troupes de secours le premier jour de leur attaque)[144], et les trois tentatives faites contre les lignes romaines de la plaine (le second jour d’attaque, par les troupes de secours[145]; et les trois jours, par les assiégés[146]). — Du second combat de cavalerie, César nous dit qu’il se livra en vue du reste des armées, massées sur les hauteurs: Erat ex omnibus castris, quae summum undique jugum tenebant, despectus[147]. Et en effet, la plaine des Laumes ressemblait alors à une arène, fermée ou dominée de toutes parts par les montagnes où campaient les Gaulois et les Romains, ceux-là sur celles d’Alésia et de Mussy, ceux-ci au Mont Réa et sur les hauteurs de Flavigny. — Aussi quand, dans l’attaque des lignes de la plaine, les fantassins gaulois de l’armée de secours, aux premières lueurs du jour, se virent battus, ils craignirent tout de suite d’être enveloppés, sur leurs flancs découverts, par les légions descendues des camps d’en haut, de celui qui était à mi-hauteur du Mont Réa, et de celui qui occupait le plateau Nord-Ouest du mont de Flavigny[148].

IV. — Le troisième et dernier jour de l’attaque générale, Vercassivellaun et les Gaulois du dehors assaillirent le camp du Mont Réa ou de la montagne de Ménétreux. — Pour retrouver ce champ de bataille, gravissez les pentes du Réa par le sentier qui traverse l’Oze sur une passerelle en bois, et qui n’est sans doute qu’une ancienne voie romaine. C’est à mi-hauteur, dans une sorte de terrasse que domine le sommet boisé, que devait être le camp romain, et ici encore toutes les expressions des Commentaires portent: le camp est bien pæne iniquo loco et leniter declivi[149]. C’est derrière la montagne que Vercassivellaun a caché les siens[150]. C’est par le sommet qu’il a attaqué[151]. C’est de là qu’il a vu, sur les pentes du mont de Flavigny, César s’avançant vers lui[152]. C’est sur cette terrasse enfin qu’il a subi la charge irrésistible de Labiénus[153].

V. — Pendant ce temps, Vercingétorix attaquait les lignes romaines de la plaine (peut-être vers le moulin de Bèze)[154]. Puis, repoussé de ce côté, il se portait à sa gauche vers l’Est ou le Sud-Est contre celles des hauteurs, en escaladant le flanc du mont de Flavigny[155]. Je suppose qu’il a conduit alors le gros de sa troupe du côté du sentier qui monte au delà du moulin Duthu[156] (en amont du moulin de Bèze), et qui se perd ensuite dans les terres. Mais j’avoue que, si sur ce point la montée est un peu pénible, elle ne présente pas précisément les loca prærupta dont parle César. Sans doute le proconsul a-t-il forcé la note; et d’ailleurs la difficulté de l’escalade ne fut point telle qu’elle pût empêcher Vercingétorix de conduire assez vite ses hommes et ses machines jusqu’aux remparts romains.

VI. — Le dernier point qu’on puisse déterminer sur les lieux est celui où se tint César au début de la dernière bataille[157]. De ce point, dit-il, il la vit toute entière: or, elle se livra à la fois sur les pentes du Mont Réa et dans la plaine. On peut donc supposer qu’il se plaça sur le flanc ou au pied du mont de Flavigny, soit en bas, le long du chemin qui mène de la grande route de Pouillenay au moulin de Bèze, soit à mi-hauteur de ce même côté, près du petit bois.

C’est de ce point qu’il se porta d’abord vers la plaine, pour arrêter Vercingétorix vers le moulin de Bèze[158]: il resta à cette seconde place assez longtemps, pouvant du reste suivre fort bien de là ce qui se passait sur les pentes du Mont Réa et sur celles de la montagne de Flavigny. — Puis il revint vers le plateau[159], lorsque son adversaire attaqua de trop près la terrasse par le sentier du moulin Duthu. — De cette troisième position enfin il redescendit vers la plaine, pour rejoindre Labiénus sur les terrasses du Réa[160], et c’est en descendant vers la vallée de l’Ozerain et le moulin de Bèze qu’il fut aperçu par Vercassivellaun[161]. — Tracez une ligne droite de la ferme Lombard (sur le plateau de Flavigny) jusqu’au sommet du Mont Réa: cette ligne passe par le moulin de Bèze, et vous aurez l’axe de la dernière bataille, celui qu’ont sans cesse suivi les légats, les ordres, les regards ou les pas mêmes de Jules César[162].

Je ne donne toutes ces remarques que comme des hypothèses très vraisemblables, destinées à répondre à ce besoin de précision, même conjecturale, qu’éveille naturellement chez tous une étude rétrospective de topographie militaire[163].

Mais, même quand on ne songe pas à expliquer les Commentaires, une visite à Alise-Sainte-Reine a son charme archaïque. Elle apporte des sensations presque aussi suggestives que des textes. J’écris ces notes au pied même d’Alésia, par une admirable journée de printemps succédant à un abominable hiver. Je perçois quelques-uns des sentiments qui ont le plus fortement agi sur l’âme imaginative de nos ancêtres gaulois. Ce qui me frappe, dans les bruits ou les aspects de la nature environnante, c’est le ruissellement des sources éternelles le long des rochers, l’isolement des sommets «rejoignant le ciel», les noirs taillis couronnant les cimes, le chant continu de l’alouette des bois, le vol lourd des corbeaux rasant les prés, la trinité solitaire de vieux arbres robustes, et le gui verdoyant sur le squelette des branches dénudées: toutes choses qui n’éveillent plus maintenant que des impressions de poésie, mais qui déterminèrent chez les hommes de jadis des actes de foi sincère.

NOTE VII[164]

La mort de Vercingétorix.

Nous nous sommes borné à dire, dans notre récit, que Vercingétorix fut mis à mort. Nous ignorons en effet quelle fut la manière dont on l’exécuta. Il n’existe, sur son supplice, que deux textes vagues de Dion Cassius, où le genre de mort n’est pas indiqué[165].

On a écrit, de façon à peu près constante, qu’il fut décapité. Il est certain que, pendant longtemps, les victimes du triomphe ont été frappées de la hache par le bourreau[166]. Il est douteux, cependant, que cet usage existât encore au temps de Jules César[167].

Si l’on veut, à titre de conjecture, se figurer comment mourut Vercingétorix, il faut chercher, avant et après l’année 46, les textes les plus voisins de cette date qui relatent la mort de chefs de guerre le jour du triomphe de leur vainqueur[168].

Avant 46, le dernier adversaire de Rome qui mourut dans les mêmes conditions que Vercingétorix fut Jugurtha. Deux traditions différentes ont couru sur sa mort. D’après Plutarque, il fut traîné au triomphe en costume d’apparat, puis les licteurs se partagèrent ses dépouilles, et enfin il fut jeté tout nu dans la prison, où il mourut de faim le sixième jour[169]. D’après Tite-Live ou ses dérivés, il fut étranglé, également dans la prison[170].

Après 46, mais, il est vrai, à cent dix-sept ans de là, nous possédons de la mort de Simon Bargioras, le chef des Juifs révoltés contre Vespasien, un récit fort circonstancié écrit par Josèphe[171]. L’historien grec raconte, à la date de 71, le triomphe de l’empereur: «La procession», dit-il, «arriva enfin au temple de Jupiter Capitolin. Là on fit halte. C’était un vieil usage romain d’y attendre le messager chargé d’annoncer la mort du général des ennemis. Celui-ci était Simon fils de Gioras, lequel avait suivi le cortège parmi les prisonniers. Conduit dans un local dominant le forum, il y fut étranglé[172] par le lacet, après avoir été maltraité par ceux qui le conduisaient[173]: car la loi est de tuer en cet endroit ceux qui ont été condamnés à mort pour leurs crimes[174]. Quand on vint annoncer que Simon avait vécu, tous les assistants poussèrent des acclamations, et les sacrifices commencèrent.»

C’est, je crois, de cette manière qu’il faut se représenter les derniers instants de Vercingétorix[175].

TABLE DES MATIÈRES


CHAPITRE I
Le pays d’Auvergne.
I. — L’Auvergne, centre de la Gaule. 1
II. — Des routes qui y conduisent. 3
III. — Auvergne et Morvan. 5
IV. — Isolement relatif de l’Auvergne. 6
V. — Plateaux et montagnes. 7
VI. — Le Puy de Dôme. 10
VII. — La Limagne. 11
VIII. — Sources et lacs. 12
CHAPITRE II
Les dieux arvernes.
I. — Auvergne et Campanie. 14
II. — Dieux des bois, des sources et des lacs. 15
III. — Dieux des montagnes. 18
IV. — Les grands dieux et leurs résidences. 19
V. — Teutatès au Puy de Dôme. 21
CHAPITRE III
Le peuple arverne.
I. — Persistance des anciennes races en Auvergne. 23
II. — Qualités nationales des Arvernes: courage, patriotisme local, esprit de résistance. 25
III. — Puissance de l’aristocratie; esprit d’association et de famille. 27
IV. — Goût des entreprises lointaines. 29
V. — Cavaliers et fantassins arvernes. 31
VI. — Fidélité aux traditions. 32
VII. — Aptitude au travail et au progrès. 34
VIII. — À quoi peut servir l’étude du milieu. 38
CHAPITRE IV
La royauté arverne; Bituit.
I. — Tendances des Gaulois à l’unité. 40
II. — Formation de l’empire arverne. 42
III. — Ce qu’on peut supposer de son organisation. 44
IV. — La royauté arverne: Luern et Bituit. 48
V. — Degré de civilisation de cet empire. 50
VI. — Défaite de Bituit par les Romains. 52
VII. — Conséquences de la formation et de la chute de l’empire arverne. 55
CHAPITRE V
Celtill, père de Vercingétorix.
I. — Politique et alliances du sénat en Gaule. 57
II. — Révolutions aristocratiques. 59
III. — Cimbres et Teutons en Gaule. 60
IV. — Celtill: reconstitution de l’empire arverne. 62
V. — L’aristocratie arverne renverse Celtill. 63
VI. — Formation des deux ligues arverne-séquane et éduenne. 65
VII. — Victoire de la première avec l’aide des Germains. 67
VIII. — Le parti national: Orgétorix et Dumnorix. 69
CHAPITRE VI
Vercingétorix, ami de César.
I. — L’aristocratie lutte contre le parti national. 71
II. — Arrivée, projets politiques et auxiliaires de César. 72
III. — La Gaule soumise à César. 74
IV. — De quelle manière César commandait à la Gaule. 77
V. — César restaure la royauté: Vercingétorix, ami de César. 79
VI. — Ce que les Gaulois pouvaient penser de l’amitié de César. 81
VII. — Progrès continus du parti national: Dumnorix, Indutiomar, Ambiorix. 83
CHAPITRE VII
Le nom de Vercingétorix.
I. — Ce n’est pas un nom de fonction, mais de personne. 87
II. — Si ce nom caractérise un membre de la plus haute noblesse. 89
III. — De l’importance qu’il a pu avoir. 91
CHAPITRE VIII
Vercingétorix, chef de clan.
I. — Rôle effacé des Arvernes depuis l’arrivée de César. 92
II. — Caractère d’un chef gaulois. 94
III. — Son éducation et ses aspirations. 95
IV. — La puissance d’un chef; ceux qui dépendaient de lui. 97
V. — Force et nature d’un clan gaulois. 100
VI. — Aspect physique de Vercingétorix. 103
CHAPITRE IX
Le soulèvement de la Gaule.
I. — Révolte des Sénons et des Carnutes. 104
II. — De l’intervention de la religion et des druides dans le soulèvement général. 107
III. — Campagne de 53. Départ de César. 111
IV. — Bilan de l’œuvre de César en Gaule; motifs de mécontentement. 113
V. — Progrès de la conjuration: intervention de Comm et de Vercingétorix. 115
VI. — Assemblée générale des conjurés. 116
VII. — Soulèvement. Vercingétorix, roi à Gergovie. 119
CHAPITRE X
L’empire gaulois.
I. — Jusqu’à quel point le soulèvement s’explique par un mouvement démocratique. 122
II. — Quels peuples prirent part à la conjuration. 125
III. — Vercingétorix élu chef suprême. 128
IV. — Nature de ses pouvoirs. 129
V. — S’il y a eu des institutions fédérales. Monnaies frappées par les conjurés. 134
VI. — Espérances et ambitions d’un empire gaulois. 137
CHAPITRE XI
Le passage des Cévennes par César.
I. — Les forces romaines en février 52. 140
II. — Forces de Vercingétorix; quelle tactique lui était possible. 143
III. — Son plan de guerre. Retour de César. 146
IV. — Premières opérations autour de Sens, dans le Berry, et vers le Sud. 148
V. — César arrête Lucter dans le Sud. 150
VI. — Il franchit les Cévennes; recul de Vercingétorix. 152
VII. — César rejoint son armée. 154
CHAPITRE XII
Avaricum.
I. — Préparatifs de César. 156
II. — Vercingétorix attaque les Boïens: plan de César. 159
III. — Prise de Vellaunodunum et de Génabum. 162
IV. — Premier combat, devant Noviodunum. 164
V. — Vercingétorix décide les Gaulois à incendier le pays. 166
VI. — Avaricum: site de la place; comment on pouvait l’attaquer: la terrasse. 169
VII. — Opérations de Vercingétorix et misère de l’armée romaine. 173
VIII. — César en face du camp gaulois. 175
IX. — Vercingétorix accusé de trahison. 177
X. — Défense d’Avaricum; combats autour de la terrasse. 178
XI. — Prise de la ville. 181
XII. — Résumé de cette seconde campagne. 183
CHAPITRE XIII
Gergovie.
I. — Prestige et tactique de Vercingétorix après la perte d’Avaricum. 185
II. — Séjour de César chez les Éduens; préparatifs de la nouvelle campagne. 189
III. — Passage de l’Allier et arrivée devant Gergovie. 193
IV. — Situation de Gergovie; comment elle fut défendue; comment on pouvait l’attaquer. 196
V. — Installation de César; premiers combats; les Romains occupent La Roche-Blanche. 200
VI. — Première défection des Éduens. 204
VII. — Nouveau système de défense des Gaulois: César prépare l’assaut. 208
VIII. — Assaut de Gergovie et défaite des Romains. 212
IX. — Départ de César; jugement sur cette campagne. 216
CHAPITRE XIV
La bataille de Paris et la jonction de César et de Labiénus.
I. — Importance militaire de Paris. 218
II. — Première partie de la campagne de Labiénus: sa marche de Sens à Paris. 220
III. — Pourquoi Vercingétorix ne poursuivit pas César après Gergovie. Retraite des Romains jusqu’à l’Allier. 223
IV. — Nouvelle défection des Éduens. César repasse la Loire. 225
V. — Victoire de Labiénus à Paris. 227
VI. — Jonction des deux généraux. 229
CHAPITRE XV
L’assemblée du Mont Beuvray.
I. — Soulèvement général de la Gaule: nouvelles cités qui se joignent à la ligue. 230
II. — Affaiblissement réel de l’autorité de Vercingétorix. 233
III. — Caractère du peuple et des chefs éduens. 234
IV. — Vercingétorix à Bibracte; conseil de toute la Gaule. 237
V. — Plans de Vercingétorix: il continue sa tactique. 240
CHAPITRE XVI
Défaite de la cavalerie gauloise.
I. — César appelle des Germains. 243
II. — Retraite de César vers la Province. 246
III. — Concentration des troupes gauloises à Alésia. Elles rencontrent César près de Dijon. 247
IV. — Pourquoi Vercingétorix se résolut à combattre. 248
V. — Formation en bataille des deux armées. 253
VI. — Défaite de la cavalerie gauloise. 254
VII. — Retraite de Vercingétorix sur Alésia. 256
CHAPITRE XVII
Alésia.
I. — Situation d’Alésia; arrivée de César. 258
II. — Infériorité d’Alésia comme position militaire. 261
III. — Commencement du blocus; construction des camps et des redoutes romaines. 263
IV. — Nouvelle défaite de la cavalerie gauloise dans la plaine des Laumes. 264
V. — Vercingétorix appelle la Gaule à son secours. 267
VI. — Des intentions de César. 269
VII. — Construction de la double ligne d’investissement. 270
VIII. — De l’utilité de la levée en masse. 274
IX. — Préparatifs des Gaulois du dehors. 277
X. — Famine dans Alésia; discours de Critognat. 280
XI. — Arrivée et composition de l’armée de secours. 283
XII. — Première journée de bataille. 285
XIII. — Seconde journée. 288
XIV. — Troisième journée. 290
CHAPITRE XVIII
Vercingétorix se rend à César.
I. — Dernière défaite de l’armée de secours. 299
II. — De la possibilité de continuer la lutte. Les chefs survivants. 301
III. — Vercingétorix prend la résolution de se rendre. 303
IV. — Motifs supposés de cette résolution. 304
V. — Déclarations de Vercingétorix à son conseil. 307
VI. — Préparatifs de la reddition. 308
VII. — Cérémonial de la reddition de Vercingétorix. 310
CHAPITRE XIX
L’œuvre et le caractère de Vercingétorix.
I. — Résumé et brièveté de sa carrière historique. 312
II. — Son mérite comme administrateur et son influence sur les hommes. 314
III. — De la manière dont il organisa son armée. 316
IV. — Sa valeur et ses défauts dans les opérations militaires. 318
V. — Des fautes commises dans les campagnes de 52. 322
VI. — Qu’elles sont la conséquence de la situation politique de la Gaule. 323
VII. — Valeur des adversaires de Vercingétorix: les légions et César. 324
VIII. — Part qui revient, dans la victoire, à Labiénus et aux Germains. 327
IX. — Ce qu’on peut supposer du caractère de Vercingétorix. Ses rapports avec les dieux. 328
X. — Du patriotisme gaulois de Vercingétorix. 330
CHAPITRE XX
Soumission de la Gaule et mort de Vercingétorix.
I. — César se réconcilie avec les Éduens et les Arvernes. 332
II. — Organisation de la résistance par les chefs patriotes. 334
III. — Campagnes de 51. Destinées des différents chefs. 336
IV. — Départ de César et vaines espérances de soulèvement. 339
V. — Rôle des Gaulois dans l’armée de César et dans les guerres civiles. 340
VI. — Triomphe de César et exécution de Vercingétorix. 342
CHAPITRE XXI
Transformation de la Gaule.
I. — Progrès de la patrie romaine. 344
II. — Transformation des chefs. 345
III. — Transformation des grandes villes. 346
IV. — Transformation des grands dieux. 347
V. — Le Puy de Dôme cent ans après Vercingétorix. 349
VI. — Tentatives de révolte en 69–70: le congrès de Reims et la fin du patriotisme gaulois. 349
NOTES
I. — Les monnaies de Vercingétorix. 353
II. — Bourges. 358
III. — Gergovie. 365
IV. — La bataille de Dijon. 379
V. — Les contingents de l’armée de secours. 383
VI. — Alise-Sainte-Reine. 385
VII. — La mort de Vercingétorix. 396

TABLE DES PLANCHES


I. Monnaies de Vercingétorix, type casqué. Titre
II. La Gaule à l’arrivée de César[176] (hors texte). 138
III. Plan de Bourges (dans le texte). 171
IV. Les travaux de Gergovie, d’après les fouilles de M. Stoffel. 203
V. Gergovie et ses environs (hors texte). 216
VI. Environs de Dijon (hors texte). 256
VII. Le blocus d’Alésia, d’après les fouilles de M. Stoffel. 265
VIII. Alésia et ses environs (hors texte). 298
IX. Monnaie de Vercingétorix, type divin. 352
X. Denier de la gens Hostilia. 355

Coulommiers. — Imp. PAUL BRODARD. — 1836–1901.

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