← Retour

Vercingétorix

16px
100%

IV

Presque chaque année, à l’entrée de l’hiver, Jules César avait annoncé de même la pacification de la Gaule. Mais jamais il n’y avait cru davantage, jamais il ne se trompa plus complètement.

À force de ne voir dans la Gaule que des cités jalouses et des partis ennemis, il s’était persuadé qu’elle était plus incapable que la Grèce même de s’entendre contre l’étranger; il se fit illusion sur la force et la nature des sentiments des vaincus, sur la durée et l’étendue de leurs colères. Son attitude pendant l’hiver qui commence est d’une étrange imprudence. Il ne se doute de rien, son service d’espionnage, si bien fait l’année précédente, ne lui donne aucun renseignement essentiel. Ses légats demeurent immobiles et tranquilles dans leurs campements; s’il lève des troupes en Cisalpine, c’est contre ses ennemis du sénat. De Langres ou de Dijon, où campent ses légions les plus proches, jusqu’à Lucques ou Ravenne, où il va s’installer, il y a 150, 200 lieues et davantage, plus d’une semaine de chevauchée rapide, et pas un détachement important pour garder les communications. Les dix légions elles-mêmes, ramassées entre les plaines de la Champagne et le plateau de Langres, ne commandent pas sur plus d’un dixième de la Gaule. Ce qui peut se passer en Auvergne, sur la Loire ou en Armorique, leur échappe complètement. César ne prévoit pas l’imminence d’un mouvement général; il le juge impossible, matériellement et moralement.

Car c’est le propre des ambitions universelles de méconnaître la valeur du patriotisme, la force de l’esprit national. Napoléon se brisa à vouloir briser les peuples. César se perdit deux fois par mépris ou ignorance des sentiments d’une nation: lorsque, dictateur à Rome, il crut qu’il pouvait y être roi; lorsque, proconsul dans la Gaule, il la crut soumise le jour où elle fut silencieuse.

À cette heure où il ignorait le plus ce qui se faisait en Gaule, les Gaulois dressaient le bilan de ce que César leur avait apporté. — L’aristocratie l’avait accueilli, et il lui avait imposé un roi chez les Carnutes, chez les Sénons et ailleurs. Les Éduens lui avaient donné l’alliance de la Gaule, et il avait pris la présidence de l’assemblée, et il avait grandi, contre eux, la puissance des Rèmes. Il s’était dit le sauveur des Séquanes, et il avait laissé les Rèmes encore leur dérober leur clientèle. Les plus grands chefs étaient morts, et non pas tous sur les champs de bataille: Acco, Indutiomar, Dumnorix, le plus populaire de tous. L’action néfaste de César avait détruit des sénats entiers, les uns massacrés, d’autres frappés de proscription. Les nobles traînaient à travers les campements leurs tristesses d’otages éternels. Cette superbe cavalerie qui était l’ornement de la Gaule s’était usée dans des chevauchées sans gloire en Bretagne et en Germanie. Pour ménager ses fantassins légionnaires, César exposait ses auxiliaires gaulois aux principaux dangers. Ses commis aux vivres drainaient les blés et les fourrages; les marchands romains commençaient dans les grandes villes leur besogne d’accapareurs et d’usuriers. César était venu pour délivrer la Gaule: il y tenait ses assises à la Romaine. Il était venu pour chasser les Germains: et, dans l’été qui venait de finir, il leur avait presque ouvert la frontière pour satisfaire sa haine contre Ambiorix. Que de contradictions entre ses premières paroles et ses derniers actes!

Ceux qui énuméraient ainsi les actions de César rappelaient aussi le passé de la Gaule, cette liberté dont elle avait été si fière jusqu’à l’arrivée des Romains, cette gloire militaire dont le monde entier avait tremblé. Mourir pour mourir, il valait mieux que ce fût les armes à la main, contre l’ennemi national. Et puis, était-on sûr de ne point revivre après ce qu’on appelait la mort?

V

Tels étaient les propos qui s’échangeaient dans les grandes réunions d’hommes, les jours de marchés et les jours de fêtes. L’hiver, la population est moins dispersée dans les champs, les fêtes sont plus nombreuses, les familles se rapprochent davantage. Les chefs, parents, amis ou complices d’Acco et des meurtriers de Tasget, profitaient de ces assemblées pour travailler leurs clients et la foule. Deux surtout parlèrent et agirent: Comm en Belgique et Vercingétorix dans la Gaule centrale.

Comm l’Atrébate, roi chez les Morins, répudiait lui aussi cette amitié de César qui lui avait valu sa royauté. Il se faisait le chef du complot dans le Nord, où son nom était fort connu. C’était un homme intelligent, adroit, actif, quoique un peu trop agité pour l’œuvre qu’il s’agissait de mener à bonne fin. Ses démarches dans les cités voisines firent surprendre son secret par Labiénus; il se laissa attirer dans une embuscade, d’où il sortit grièvement blessé, réduit à l’impuissance, et la conjuration fut ajournée en Belgique.

Le légat de César paraît avoir été moins au courant de ce qui se passait entre la Seine et les montagnes du Centre. Vercingétorix allait et venait sans être inquiété, et «sa parole ardente et fière réveillait l’amour de l’antique liberté».

Peu à peu l’entente se fit ou se renoua entre les principaux chefs. Des réunions plus nombreuses, plus mystérieuses et plus décisives furent tenues dans les bois ou dans des retraites invisibles, et l’on y parla nettement des moyens de soulever la Gaule. De sûrs messagers circulèrent rapidement entre toutes les cités du Centre et de l’Ouest, de Génabum à Gergovie, de Lutèce jusqu’en Armorique (décembre 53).

VI

Enfin, le rendez-vous général fut fixé dans une de ces forêts profondes où la Gaule conjurée pouvait délibérer sans autre crainte que celle de ses dieux. Tout contribua à donner à cette assemblée une poignante solennité. Les principales nations étaient représentées par les plus nobles de leurs chefs; les hommes, au fond de ces bois, se trouvaient plus près de la divinité; on avait apporté les étendards militaires des tribus, signes aimés de leur gloire d’autrefois et symboles de leur génie éternel.

On se mit aisément d’accord sur les points essentiels. — Le soulèvement devait avoir lieu sur-le-champ, en plein hiver, pendant que César, ignorant tout, était séparé de ses légions: en son absence, les légats n’oseraient point bouger, lui-même craindrait de revenir sans une armée pour escorte. Pourrait-il même quitter Ravenne, où il se trouvait en ce moment? D’étranges nouvelles venaient d’arriver d’Italie: Clodius, l’ami de César, avait été tué (30 décembre 53); l’incendie ravageait le forum, la république était en danger; le sénat armait des légions, sans doute contre le proconsul. Ces nouvelles, défigurées par la distance et l’exagération habituelle aux Gaulois, leur donnaient une excitation de plus, achevaient de les affermir dans leur décision. — César pourrait être pris entre deux adversaires, le sénat et la Gaule. Il fallait, par un coup de main, lui couper la route des camps. La prise d’armes devait avoir lieu, à quelques heures près, le même jour dans toutes les cités conjurées.

Il fallut décider alors quelle nation et quels chefs auraient le périlleux honneur de donner le signal. On fit de belles promesses à ceux qui voudraient, au péril de leur vie, se dévouer à la liberté de la Gaule. Les Arvernes ne pouvaient être appelés à ce rôle, puisque les chefs de la nation, Gobannitio et les autres, étaient hostiles au parti des patriotes. Les Carnutes, au contraire, étaient tout désignés pour le remplir: ils étaient, depuis deux ans, entraînés contre César sans retour possible; leur territoire étant au centre de la Gaule, le signal qu’ils feraient arriverait en même temps à toutes les nations conjurées. Ils acceptèrent d’eux-mêmes de commencer le combat, et de faire la première libation de sang romain.

Il est probable qu’on agita enfin la question du commandement suprême. Peut-être promit-on dès lors à Vercingétorix de rendre la suprématie au peuple arverne, s’il parvenait à le rendre à la cause de la liberté.

Les Carnutes avaient expérimenté par deux fois l’humeur inconstante de leurs compatriotes: ils demandèrent des garanties, pour n’être pas abandonnés dans cette aventure capitale. L’usage était en Gaule de laisser des otages entre les mains des chefs envers lesquels on s’engageait: mais à le faire maintenant, on eût risqué d’ébruiter le complot. Alors, et toujours sur la proposition des Carnutes, on remplaça le lien corporel des otages échangés par le lien religieux du serment collectif. — Les étendards sont approchés et réunis en faisceau, ce qui est le symbole de l’entente des tribus associées: les chefs les entourent, et, les mains étendues vers ces témoins des patries conjurées, ils prêtent serment de répondre au signal donné. — C’était la plus puissante des cérémonies, l’acte mystérieux et redoutable d’une fédération sacrée. Les chefs, désormais, n’appartenaient plus qu’à leurs dieux, gardiens de la cause et du serment.

Des remerciements furent votés aux Carnutes. Le jour précis de la révolte fut fixé. On arrêta sans doute un système de signaux et de crieurs pour mettre ce jour-là Génabum en communication rapide avec le reste de la Gaule. Puis on se sépara. Vercingétorix, à Gergovie, attendit le mot d’ordre.

Pendant ce temps, César, à Ravenne, suivait avec inquiétude les événements de Rome. C’était le fort de l’hiver. Les fleuves débordés avaient détruit les routes des plaines; les sentiers des montagnes disparaissaient sous la neige; les ruisseaux étaient pris par la glace; les Alpes et les Cévennes étaient devenues impraticables, et leur double muraille fermait la Gaule à César (52, milieu de janvier).

VII

Le jour fixé, deux chefs carnutes, Gutuatr et Conconnetodumn, hommes d’audace et d’aventure, les «risque-tout» de l’indépendance, pour parler comme César, donnent le signal, réunissent leurs hommes et entrent dans Génabum. Ils vont droit aux maisons où habitaient les citoyens romains, les égorgent sans trouver de résistance et font main basse sur leurs biens. Cita, le chef de l’intendance de César, périt comme les autres. La révolte commençait en Gaule ainsi qu’elle débutait toujours dans les pays soumis à Rome: le premier sang versé était celui des trafiquants italiens, avant-coureurs de la servitude et ses premiers bénéficiaires.

Cela se fit au lever du soleil, un matin de janvier. Des crieurs, tout autour de Génabum, avaient été disposés à travers champs et forêts jusqu’aux extrémités de la Gaule. De relai en relai, la nouvelle gagna le même jour les cités voisines. Et telle était la rapidité et le nombre de ces étapes vocales qu’avant huit heures du soir, à 160 milles de là, Vercingétorix et les hommes de l’Auvergne reçurent le signal: il traversa la Gaule avec la vitesse du vent, faisant cinq grandes lieues à l’heure. En quarante-huit heures, tous les conjurés de la Gaule entière durent entendre le mot d’ordre de la liberté.

Vercingétorix était à Gergovie. Au premier cri venu de Génabum, il fit prendre les armes à son clan, qu’il n’eut pas de peine à entraîner pour la liberté. Mais un obstacle l’arrêta sur-le-champ. Gobannitio son oncle et les autres chefs, tenus sans doute jusque-là à l’écart du complot, le désavouent dès qu’ils le connaissent. On court aux armes de part et d’autre. Vercingétorix et les siens sont les plus faibles, et jetés hors de Gergovie.

Mais ce ne fut, pour les amis de César, qu’un court répit. Dans la campagne, où la dureté de la saison suspendait les travaux des champs, le fils de Celtill n’eut point de peine à grossir sa troupe de nombreux partisans. La plèbe rurale, les chemineaux de l’hiver, les misérables fugitifs que des années de luttes politiques avaient éloignés de la ville, toutes ces ruines humaines de la misère et de la discorde, se réunirent à Vercingétorix. Au nom de la liberté de la Gaule, beaucoup de ces prolétaires s’insurgeaient sans doute par haine de l’aristocratie dominante qui les exploitait dans les chantiers et sur les terres.

En quelques jours, peut-être seulement en quelques heures, le fils de Celtill eut, derrière ses propres hommes, toute une armée, groupée par le souvenir de son père, le besoin de combattre, l’éloquence de sa parole, le prestige de sa cause: car il l’exhortait de s’armer «pour la défense de la liberté de toute la Gaule», et il en était le chef et l’orateur. Alors il put rentrer sans peine à Gergovie; et, à leur tour, Gobannitio et les autres chefs furent chassés de la ville et expulsés du pays.

Revenu en vainqueur dans la cité de son père, Vercingétorix fut acclamé comme roi par ceux qui s’étaient dévoués à sa fortune. Il accepta le titre, il prit le pouvoir. Ce n’était sans doute qu’une tyrannie tumultuaire, à peine plus qu’une démagogie militaire, et beaucoup de nobles ses congénères ont dû hésiter à la reconnaître. Mais la noblesse quasi royale de sa lignée, la gloire de son père Celtill, la sainte conjuration de la Gaule donnaient à cette royauté la consécration légitime aux yeux des hommes et des dieux. Pour la première fois depuis la défaite de Bituit, la monarchie arverne était reconstituée. C’était le premier triomphe de la Gaule révoltée.

À la même date, à l’arrivée du signal carnute, les autres chefs confédérés avaient fait prendre les armes à leur peuple, égorgé les citoyens romains, appelé les milices au lieu ordinaire de concentration, mis en état les places-fortes, accumulé l’or et l’argent dans les trésors et les armes dans les arsenaux. Une fièvre intense agita subitement la Gaule.

Une fois maître de Gergovie, Vercingétorix envoya des députés annoncer sa victoire à tous les chefs de la conspiration; son message leur rappelait les stipulations de la grande assemblée, les adjurait de demeurer fidèles au serment prêté, les convoquait sur les terres arvernes. Sur-le-champ, les chefs gaulois se mirent en marche, à étapes forcées, pour se réunir à Vercingétorix et s’entendre avec lui sur les résolutions suprêmes. Il y avait à peine quinze jours qu’ils s’étaient séparés: deux semaines avaient suffi aux cités gauloises pour jurer d’être libres et pour le devenir (fin janvier 52).

CHAPITRE X

L’EMPIRE GAULOIS

Unum consilium totius Galliæ, ... cujus consensui ne orbis quidam terrarum possit obsistere.

César, Guerre des Gaules, VII, 29, § 6.

I. Jusqu’à quel point le soulèvement s’explique par un mouvement démocratique. — II. Quels peuples prirent part à la conjuration. — III. Vercingétorix élu chef suprême. — IV. Nature de ses pouvoirs. — V. S’il y a eu des institutions fédérales. Monnaies frappées par les conjurés. — VI. Espérances et ambitions d’un empire gaulois.

I

Vercingétorix et les Carnutes réalisaient donc le dessein que, dix ans auparavant, avaient conçu Orgétorix l’Helvète et Dumnorix l’Éduen, et auquel n’avaient cessé de songer, malgré les incertitudes du moment, les patriotes gaulois. Car, en dehors des hommes qui ne voyaient que l’intérêt de leur classe, comme Diviciac, de leur pouvoir, comme Cingétorix, de leur cité, comme les Rèmes, d’autres rêvaient d’une patrie collective, d’une grande Gaule, libre et fédérée, image peut-être de cette fraternité celtique dont parlaient les druides.

La gloire d’avoir soulevé la Gaule n’appartient en propre à aucune classe d’hommes, à aucun parti politique. Elle ne revient ni à l’aristocratie, ni à la démocratie.

Ces deux mots sont, à vrai dire, trop savants pour garder toujours leur raison d’être au delà des Alpes. À force d’avoir sous les yeux les misères politiques de la Grèce et de Rome, les anciens et les modernes ont trop souvent voulu que la Gaule leur ressemblât. Mais la Celtique de César différait trop de l’Hellade de Polybe pour se laisser absorber par les mêmes amours-propres de parti. On ne peut appliquer à une nation pleine d’hommes, jeune et débordante, vivant d’action et de sentiments plus que de logique et de systèmes, les mêmes théories qu’à la Grèce, vieux peuple, pauvre en hommes et riche en idées, usé par cinq siècles de lois écrites et de scolastique politique. En réalité, les principes comptaient en Gaule beaucoup moins que les personnes.

Chaque nation n’y était pas divisée sans remède entre deux classes d’hommes et deux notions de gouvernement, l’aristocratie et la démocratie, la noblesse et la plèbe, les riches et les pauvres. Ces deux classes existaient sans doute, mais elles ne correspondaient pas toujours à deux formules différentes de la vie publique et des intérêts sociaux.

La plèbe des cités gauloises ressemblait moins à celle des Gracques et de Cléon qu’à celle des Tarquins et de Servius Tullius. Elle n’a pas d’organisme propre, elle n’existe pas comme «ordre» politique, elle est diffuse et amorphe, flottant entre les divers clans, morcelée entre les principaux chefs. Elle ne représente d’autre parti que celui de ses patrons. Si certains des nobles sont regardés comme des démagogues, c’est parce qu’ils gagnent ou achètent le plus de plébéiens possible: mais ce n’est pas la démocratie qu’ils veulent établir, c’est leur autorité personnelle, et s’ils ont contre eux l’aristocratie, cela veut dire que les autres chefs s’opposent à la monarchie de l’un d’eux. Tout se ramène peut-être, en fin de compte, à des conflits de personnes ou de familles.

Le mouvement national de 52 n’est donc pas la revanche de la démocratie gauloise sur l’aristocratie sénatoriale, complice de César. Assurément, il y a eu un sentiment semblable chez quelques peuples, et notamment chez les Arvernes, où la victoire des patriotes mit fin au gouvernement de l’oligarchie, amie du proconsul: mais, même à Gergovie, Vercingétorix se regarda sans doute moins comme le champion de la plèbe que comme le vainqueur des familles rivales. Ailleurs, chez les Sénons et les Carnutes, c’était au contraire une coalition de chefs qui avaient brisé la suprématie de l’un d’eux, tyrannie locale bourgeon de la tyrannie de César.

Ne réduisons pas la révolte de la Gaule aux mesquines proportions d’une affaire de parti, comme a été celle de Capoue, lorsqu’un chef démocratique y appela Hannibal en humiliant le sénat local. César, qui n’eut aucun intérêt à embellir ses adversaires, ne leur fait parler que de patriotisme et de liberté. Laissons-leur les sentiments dont il leur a prêté le langage.

Toutefois, si l’on veut, pour expliquer cette révolte, chercher d’autres causes que de nobles ambitions, on pourra simplement dire qu’elle triompha par l’union des deux peuples les plus désignés pour jouer en Gaule un rôle universel, qui avaient le plus d’influence religieuse ou de gloire politique, qui étaient le cœur du territoire ou le centre des souvenirs, les Carnutes et les Arvernes.

II

Voici les peuples et les chefs qui se firent représenter auprès de Vercingétorix.

Les Arvernes finirent sans doute par accepter sa royauté. Mais ce ne fut pas sans arrière-pensée chez quelques-uns. Parmi les chefs qui entourent Vercingétorix, Épathnact se ralliera assez vite à César et deviendra «un très grand ami» de Rome. En revanche, le roi des Arvernes a près de lui deux vaillants auxiliaires: son cousin Vercassivellaun, fils de la sœur de sa mère; Critognat, un des hommes les plus nobles et les plus influents du pays, patriote ardent et écouté.

Les Carnutes ont pour chefs les deux conjurés de Génabum: Conconnetodumn et Gutuatr. C’est celui-ci, surtout, qui fut regardé comme le boute-feu de la révolte. Jusqu’à son dernier jour, il inspirera aux Romains une haine inexpiable. Ils ne furent pas éloignés de lui attribuer tous leurs malheurs. Vercingétorix a été pour eux un adversaire, Gutuatr, une sorte de génie malfaisant, exécuteur d’œuvres sanglantes. Peut-être était-il revêtu de quelque sacerdoce, qui en faisait l’homme des sacrifices humains.

Au sud-ouest des Arvernes, les Cadurques, leurs clients traditionnels du Quercy, avaient envoyé leur chef favori Lucter: c’était peut-être l’homme le plus riche de sa nation, il avait dans sa clientèle une ville entière, Uxellodunum, aussi grande et presque aussi forte que Gergovie; mais, surtout, c’était l’homme le plus entreprenant qu’on pût voir, le moins capable de désespérer, prêt à toutes les audaces d’actes et de projets, désigné pour les chevauchées les plus aventureuses. — Dans cette même région, d’autres voisins immédiats des Arvernes, les Lémoviques du Limousin, apportèrent à la ligue le contingent d’une race à peine moins robuste que celle d’Auvergne: la nation tout entière y adhéra, sous les ordres de Sédulius, à la fois son magistrat et son chef de guerre. — Chez les Pictons du Poitou, au contraire, il n’y eut pas unanimité: une partie seulement d’entre les tribus accepta le mouvement, une des villes principales, Lémonum (Poitiers), demeura fidèle aux Romains.

En revanche, tout le Nord-Ouest de la Gaule, sans exception, depuis la Loire jusqu’à la Seine, se rallia publiquement à l’insurrection: ce qui fut dû peut-être à l’influence qu’exerçaient les Carnutes dans ces contrées sauvages, belliqueuses et dévotes. Là étaient les Aulerques (Le Mans, Jublains, Évreux), avec leur vieux Camulogène, le robuste vétéran des guerres gauloises, l’un des généraux les plus expérimentés du pays celtique; les Andes (Anjou), qui avaient pour chef militaire Dumnac, un opiniâtre et un entêté, à qui il sera impossible de demander grâce; les Turons ou gens de la Touraine; et enfin toutes les peuplades qui formaient la ligue armoricaine, marins et soldats des côtes de l’Océan breton et normand. Sur ces dernières, toute conspiration pouvait compter: elles n’avaient cédé en 57 que devant les légionnaires; elles avaient commencé dès l’année suivante la série des révoltes; au temps de l’alerte d’Indutiomar, leurs armées s’étaient trouvées subitement prêtes à entrer en campagnes. Comme les Carnutes et comme les Belges, les peuples d’Armorique ne savaient point guérir de l’indépendance. Grâce à leur appui, la Gaule soulevée était maîtresse de la mer, et pouvait communiquer avec ses frères de la Bretagne insulaire.

Au Nord, les Sénons avaient d’autant plus adhéré au mouvement qu’ils l’avaient devancé. Un de leurs chefs, Drappès, avait fait sur leur territoire, presque sous les yeux de Labiénus, la même besogne que Vercingétorix autour de Gergovie. Il s’était mis à la tête d’esclaves échappés et de vagabonds, il avait appelé autour de lui les exilés des cités, otages fugitifs qui s’étaient dérobés à la colère de César, et il avait ainsi rendu une armée au peuple sénon, malgré les exécutions de l’année précédente et la présence de six légions. C’était un homme de la même trempe que Lucter et Dumnac.

Enfin, dans le voisinage des Sénons, les Parisiens, leurs alliés et associés de jadis, encore incertains l’année précédente, firent cette fois cause commune avec eux. Cela avait une très grande importance pour l’avenir militaire de la confédération. Lutèce, leur principale ville, n’était qu’une bourgade isolée dans une petite île de la Seine, et ils étaient eux-mêmes une tribu de force médiocre. Mais ils formaient, au Nord, l’avant-garde de la Gaule proprement dite en face des peuples belges; leur territoire, qui au Sud était limitrophe de ceux des Carnutes et des Sénons, touchait au Nord à ceux des Suessions et des Bellovaques, les plus vaillantes des nations septentrionales: le jour, déjà espéré des conjurés, où la Belgique se joindrait à eux, Lutèce deviendrait le point naturel de ralliement où les confédérés de ce pays s’uniraient à ceux de la ligue arverne; c’était chez les Parisiens que la Seine était rejointe par les deux grandes voies de la Belgique, la Marne et l’Oise, et leur ville était à égale distance de l’Océan, le long duquel veillaient les Armoricains, et de la forêt de la Meuse, où errait encore Ambiorix.

Les nations conjurées représentaient seulement la moitié de la Gaule conquise par César: c’étaient presque toutes celles de l’Ouest et du Centre, et probablement celles qui avaient jadis soutenu le parti arverne. L’ancien parti éduen n’y était représenté que par les Sénons.

Dans le Sud, les Santons restaient attachés, ainsi qu’une partie des Pictons, au peuple romain; sauf les Cadurques, les peuples des montagnes, malgré d’anciens liens de clientèle avec les Arvernes, attendaient d’avoir la main forcée: le voisinage de la province romaine les effrayait. — Au Nord, on pouvait faire fond sur les Trévires et sur bien d’autres Belges, le jour où la présence des légions les inquièterait moins, et où Comm l’Atrébate, guéri de sa blessure, pourrait satisfaire sa rancune contre Labiénus et César. Mais il fallait compter avec la jalousie ou l’hostilité des Éduens et des Bituriges leurs alliés, dont les territoires s’étendaient depuis la Saône jusqu’à la Vienne et coupaient presque en deux tronçons les pays confédérés. — À l’Est enfin, si les Séquanes et les Helvètes étaient incertains, les Rèmes et les Lingons ne trahiraient jamais la foi promise à César: chez ces deux peuples, la haine de l’indépendance gauloise était passée à l’état de vertu.

III

Les chefs réunis délibérèrent sur le choix de l’homme qui devait exercer le commandement suprême. Il ne fut pas question de le diviser entre plusieurs. Et, s’il y eut une hésitation sur le nom du chef, elle ne fut que de courte durée. Vercingétorix était désigné d’avance. Il avait donné à la ligue sa première victoire en conquérant Gergovie; il avait rassemblé les conjurés autour de lui; il était le fils du dernier Gaulois qui eût commandé à toute la Gaule; il était le roi de la seule nation qui eût été souveraine sur le nom celtique. Sa valeur personnelle rendait plus visible l’excellence de ses titres. D’elle-même, la Gaule se remit entre les mains du successeur de Bituit. La puissance suprême lui fut offerte du consentement de tous. Il l’accepta.

IV

Le pouvoir de Vercingétorix était essentiellement militaire. Hors du pays arverne, il était le chef de guerre des Gaulois confédérés, et rien de plus. C’était l’autorité qu’avait exercée Bituit sur les champs de bataille; c’était aussi celle que la tradition attribuait à Bellovèse et à Sigovèse, les neveux du roi biturige, lorsqu’ils quittèrent la Gaule à la tête de bandes d’émigrants et à la conquête de terres nouvelles. Elle ne fut peut-être pas sans rapport avec la dictature romaine «pour la conduite d’une guerre».

Mais l’action de Vercingétorix était à la fois plus limitée et plus vaste que celle d’un dictateur militaire. Elle était d’abord tempérée par les rapports permanents avec les chefs supérieurs des cités confédérées: il n’était pas dans la nature des Gaulois d’obéir sans condition et sans discussion au général qu’ils avaient élu même à l’unanimité. Nul d’entre les nobles n’était habitué à cette sujétion précise, froide et administrative qu’exigeait de ses préfets l’imperator suprême des Romains. Leur individualité intempérante demeurait rebelle à tous les freins. Il fallait, avant les questions importantes, que Vercingétorix les réunît en conseil; il fallait, après l’événement, qu’il rendît compte de ce qu’il avait fait. Quand les circonstances étaient critiques, le conseil des chefs de cités fut convoqué chaque jour. Les discussions étaient, on le devine, vives et orageuses, les discours longs et fréquents; le roi dut céder sur des points où il avait visiblement raison. Une fois même, les accusations de trahison grondèrent ou jaillirent contre lui en pleine assemblée, et il dut prendre la parole, ruser et déclamer, pour se justifier et pour convaincre: de guerre lasse, ce jour-là, il jeta dans la délibération l’offre de laisser à un plus digne le commandement de l’armée gauloise.

Au delà même de l’assemblée des chefs, la foule tumultueuse de leurs amis et de leurs clients recevait l’écho de leurs discussions ou leur renvoyait celui de ses propres colères: et ses sentiments submergeaient peut-être les délibérations réfléchies des conseils de guerre. On était sorti depuis trop peu de temps du régime de la tribu pour en avoir perdu la liberté d’allures. Alors Vercingétorix intervenait encore, et il n’avait pas toujours le dessous dans un engagement direct avec les passions d’une multitude. Je ne suis pas sûr qu’il ne préféra pas, parfois, substituer aux conciliabules mesquins d’un parlement militaire les décisions rapides d’une foule enthousiaste. Sans la convoquer sans doute, il la laissait venir et s’agiter, jusqu’au moment où, parlant à son tour, ses harangues vibrantes s’achevaient dans le double tonnerre des acclamations humaines et des armes bruyamment secouées. L’armée de Vercingétorix ressemble, à peu de chose près, à une armée féodale, où la troupe des chevaliers déborde sans cesse sur le conseil des chefs, et où la marche régulière du commandement est tour à tour entravée par les intrigues des barons jaloux, ou accélérée par la brusque poussée d’une émeute soldatesque. Vercingétorix n’arrivait à gouverner qu’en mêlant l’astuce et l’éloquence. L’art oratoire fut un des éléments de sa puissance.

Mais, comme les effets n’en sont toujours ni certains ni rapides, le roi des Arvernes n’hésitait pas, le cas échéant, à imposer sa volonté avec une impitoyable brutalité, que les coutumes romaines n’auraient point tolérée chez le dictateur. Il avait droit de vie et de mort sur ses subordonnés. Quand il ne commanda pas par la persuasion, il sut le faire par la crainte. Dès le jour où il prit le pouvoir, il s’assura des gages pour n’être point abandonné: il savait le peu que durait la volonté d’un Gaulois, avec quelle promptitude les résolutions étaient, chez sa race, prises et oubliées; il lui fallait des garanties au consentement de la Gaule et à la fidélité de la conjuration. Suivant l’usage de ces nations, chacune des cités confédérées lui livra des otages, qu’il garda près de lui, sous sa main. Aussi bien n’en avait-on pas donné à César?

Parmi les chefs réunis autour de lui, il y avait des rivaux, des jaloux, des timorés, qui n’attendaient que l’occasion de devenir des traîtres. Peut-être, dès le début, des indiscrétions furent-elles commises, des perfidies furent-elles fomentées. Mais, en ce moment, toute hésitation était criminelle. Il fallait se hâter, commander très vite et très ferme: chaque jour rapprochait du printemps et du retour de César. Vercingétorix fit de son pouvoir, contre ses adversaires, un instrument de terreur. Il étala à leur intention toutes ces variétés de supplices que recherche l’imagination des peuples barbares. Les dieux gaulois, à la veille des grands combats et des périls nationaux, recevaient de leurs sujets de formidables holocaustes de victimes humaines, et ils préféraient, entre toutes les offrandes sanglantes, les supplices des criminels: Vercingétorix fit en leur honneur de royales hécatombes avec les ennemis de la liberté. Des bûchers s’allumèrent où furent sacrifiés les traîtres à la patrie et à la race; les appareils de torture grincèrent contre les parjures et les déserteurs; ceux qui étaient les moins coupables furent éborgnés ou essorillés, et, rendus à leurs cités ainsi mutilés, ils allèrent leur montrer la marque éternelle de la colère des dieux et de la puissance du nouveau chef qui vengeait la Gaule.

Vercingétorix exerçait toutes les fonctions administratives attachées à sa qualité de général suprême. Il désigna le contingent d’hommes et de chevaux que les alliés devaient lui amener, et le plus tôt possible. Il indiqua la quantité d’armes que chaque peuple avait à fabriquer, et le jour où la livraison serait faite. Et, dans tous les ordres qu’il donna, il sut montrer la précision et la rapidité d’un organisateur habile. César, qui avait le goût des choses bien conduites, l’admirait en cela, et il a décerné à Vercingétorix cet éloge lapidaire qu’eût recherché un imperator romain de vieille lignée: «il fut aussi actif que sévère dans son commandement», summæ diligentiæ summam imperii severitatem addit.

Enfin, Vercingétorix eut le droit de négocier pour amener les neutres ou les retardataires à la cause de la liberté. Il commença ses pourparlers diplomatiques avec la même diligence que ses opérations militaires; mais il semble que dans ce cas il ait manœuvré plus à sa guise, très discrètement, à l’insu du conseil des chefs. Il choisissait, pour porter ses messages, des hommes fort habiles, beaux parleurs, discuteurs retors, d’allures engageantes, courtiers intelligents d’amitiés politiques. Ils avaient ordre de multiplier les promesses et les présents. Un envoyé de Vercingétorix partait largement pourvu d’or, prêt à acheter la conscience des chefs ou la connivence de leurs clients; il offrait sans doute aux ambitieux l’appui du roi contre leurs adversaires politiques. C’est ainsi que plus tard l’on acquit d’un seul coup, chez les Éduens, le vergobret et quelques chefs des principales familles: ce qui dut coûter très cher. Parmi les nobles des cités douteuses, ce fut parfois auprès des plus jeunes que l’or et les séductions trouvèrent le meilleur accueil: plus avides d’aventures et de gloire, pressés de commander, jaloux d’égaler leurs aïeux, les chefs adolescents forcèrent souvent la main, comme avait fait Vercingétorix lui-même, à l’aristocratie assise et retraitée qui s’habituait à César. La révolte de la Gaule ressembla par instants à une folie de jeunesse.

Tous ces éléments d’action et d’influence dont fut faite l’autorité de Vercingétorix, la diplomatie, la dureté du commandement, l’éloquence, la netteté de la décision, nous les connaissons par le livre de Jules César. Mais n’eut-il pas prise sur les hommes par d’autres moyens, que César passe sous silence? N’a-t-il pas eu recours au principal ressort qui les faisait alors obéir, la crainte de la divinité? Il est invraisemblable qu’un chef de l’Occident n’ait pas essayé de la complicité des dieux. Marius en Provence avait eu sa prophétesse, Sertorius en Espagne eut sa biche, Civilis en Germanie aura Velléda: soyons sûr que Vercingétorix a eu près de lui des agents qui le mettaient en rapport avec le ciel. Parmi ces paysans qui le suivaient, venus des forêts d’Auvergne et de Combrailles, il y en eut, j’en suis convaincu, auxquels il inspira un fanatisme sacré. Les Gaulois répugnaient moins encore que les Romains à faire un dieu de leurs rois; ils seront les premiers en Occident à adorer la divinité d’un Auguste et d’une Livie; le roi sénon Moritasg a été, semble-t-il, regardé comme un dieu, a eu ses dévots et son portique. Plus tard, après la mort de Néron, dans les landes de la Sologne bourbonnaise, le boïen Maricc soulèvera la plèbe rurale à l’exemple du fils de Celtill, et prendra les titres de «champion de la liberté et de dieu», assertor Galliarum et deus. Vercingétorix, lui aussi, mérite le premier de ces titres; je ne serais pas étonné que d’autres lui eussent donné le second.

V

La fédération de Gergovie comprenait une vingtaine de peuples unis pour faire la guerre en commun. C’était une ligue purement militaire. Aussi, chacune des nations conservait-elle, en dehors des lieux de guerre, sa pleine liberté. Vercingétorix n’est point intervenu dans les affaires particulières des peuples, pour modifier des coutumes ou contrôler le gouvernement. Il ne fut porté aucune atteinte à leur autonomie et à leur intégrité.

Même dans les camps, sur les flancs des villes assiégées, dans les marches militaires, les troupes de chaque nation se formaient à part, sous les ordres de son commandant national, roi, magistrat ou chef de guerre. Tout au plus Vercingétorix s’arrogea-t-il le droit de désigner les titulaires des commandements supérieurs: encore ne le fit-il que pour les corps d’armée qui se constituaient autour de lui; dans la vallée de la Seine, ce sont les chefs des cités associées qui ont choisi eux-mêmes Camulogène pour général. Dans les contingents nationaux, chacune des tribus dont se composait le peuple avait ses enseignes propres. Les chefs de ces tribus ou les magistrats de ces peuples frappaient monnaie comme à l’ordinaire: il n’y a pas trace certaine de monnaies ni d’institutions fédérales. Le seul lien public des cités est l’obéissance à Vercingétorix.

Mais, dans les conditions présentes, l’union des peuples gaulois pouvait devenir autre chose qu’une conjuration militaire. Elle était le résultat d’un sentiment universel, du désir «de la liberté de tous», d’un accord par amour de la Gaule, et une entente de ce genre ne va pas sans la mise en commun des traditions et des espérances. Un esprit collectif se dégagea d’aspirations semblables, il se forma des ferments d’une civilisation d’empire.

La ligue gauloise n’a laissé d’elle, en fait de souvenirs matériels, que les monnaies frappées par Vercingétorix et les autres chefs. On dut au reste en émettre beaucoup, et en peu de temps: l’or a joué un grand rôle dans toutes ces affaires, il fallait payer la plèbe pour s’assurer son courage, payer les grands pour s’acquérir leur fidélité. Les Gaulois ont été de tout temps d’actifs monnayeurs. Si peu explicites que soient ces monnaies, leurs images et leurs légendes, elles nous laissent vaguement entrevoir ce que pouvait devenir l’empire gaulois.

Il n’eût pas été obstinément fermé et hostile à la civilisation gréco-latine: on verra qu’il lui emprunta nombre de principes de la guerre savante, comme le machinisme dans la défense et l’attaque des places-fortes, et le système de la castramétation quotidienne. Il eût accepté la suprématie intellectuelle des deux grands peuples voisins; et même, entre la Grèce et Rome, comme Rome est devenue la plus proche et la plus utile, les Gaulois de maintenant préféraient son enseignement à celui des Hellènes: ils substituèrent, sur leurs monnaies, l’alphabet latin à l’alphabet grec, et c’est en lettres romaines que Vercingétorix fit graver son propre nom.

Nous possédons un peu plus d’une douzaine de pièces au nom de Vercingétorix[2]. Il ne faut pas s’attendre à trouver en elles de ces monnaies de très bon aloi et de frappe élégante, semblables à celles qui ont fait la fortune de la Macédoine ou la gloire d’Athènes. S’il y en a qui sont en bel or jaune, d’autres renferment une proportion trop grande d’argent, et même, parfois, le métal est de qualité si médiocre qu’on a pu le prendre pour du cuivre. Si le poids moyen paraît avoir été de 7 grammes 45, il y a entre la plus lourde et la plus légère un écart de 30 centigrammes, ce qui est beaucoup. Les flans sont épais, les contours irréguliers; on sent des pièces frappées à la hâte, sous la poussée de besoins urgents. Il y a cependant progrès, et progrès sensible, sur celles des générations qui ont suivi Luern et Bituit. Le dessin, si banal qu’il soit, a une netteté et une précision qui manquent aux types antérieurs; les figures sont complètes, bien formées, et sobrement tracées dans un champ dégagé. Surtout, l’imitation des pièces grecques, tout en demeurant visible, n’est plus servile ni exclusive: l’esprit de la Gaule a aussi marqué son empreinte sur les monnaies de ce temps.

Sur les siennes, Vercingétorix a un type préféré: au droit, la tête imberbe d’un jeune dieu, dont un Apollon grec a fourni le modèle, mais où les Gaulois pouvaient voir l’image d’un de leurs grands dieux nationaux et peut-être même la figure idéalisée de leur nouveau chef; au revers, non pas le Pégase exotique ou le bige classique des statères grecs, mais le cheval libre et galopant des plaines arvernes. Sur les monnaies d’autres chefs, apparaissent des symboles chers aux Gaulois, les images de ces animaux, de ces plantes ou de ces objets où ils avaient mis quelque chose de leur âme, et qui peuplaient les rêves de leur imagination ou les fables de leurs poètes. Ici, ce sont l’oiseau sacré qui guide le cheval, et le lévrier, compagnon familier du coursier de bataille; là, c’est la lyre qui célèbre les exploits; et, surtout, c’est l’enseigne militaire au corps de sanglier ou le sanglier lui-même: le sanglier, l’adversaire traditionnel du chef gaulois, mais qui se réconcilie avec lui pour le précéder sur les sentiers de la guerre, et qui fournit aux tribus celtiques les espèces religieuses sous lesquelles elles vont combattre. L’homme et l’animal de la Gaule s’unissaient contre l’aigle, la louve et le soldat du peuple romain.

VI

Cette lutte, les Gaulois confédérés ne l’entreprenaient pas seulement pour débarrasser de leurs ennemis les forêts et les campagnes de leur pays. Ils ne voulaient pas seulement rendre la liberté aux soixante peuples sur lesquels César, en 58 et 57, avait appesanti sa main. C’était l’union de toutes les cités de nom gaulois, entre le Rhin et les Pyrénées, qu’ils entrevoyaient dans une lointaine espérance. Leur conjuration devait avoir un lendemain de victoire. Elle inaugurait «l’accord de toute la Gaule»; elle faisait pressentir un empire ou «un royaume de la Gaule»: si César ne s’égare point, ces mots ont été prononcés par Vercingétorix ou par son entourage. Il a dû songer à une royauté des Gaules comme à une gloire possible. Certaines de ses opérations militaires, tout en étant très habiles contre les Romains, pouvaient devenir fort utiles à la formation de cet empire, comme la mainmise sur les Bituriges et les Éduens. Au loin, il ne perdait pas de vue qu’au sud des Cévennes et au pied des Alpes habitaient des Volques et des Allobroges, et que, s’ils obéissaient à Rome depuis soixante-dix ans, ils n’en étaient pas moins gaulois, et les anciens alliés des Arvernes au temps de Bituit. La pensée de les délivrer à leur tour a germé chez plus d’un conjuré: Gaulois de Toulouse, de Vienne ou de Gergovie, ne descendaient-ils pas tous d’un même dieu, n’étaient-ils pas parents ou frères?

On ne comprendra jamais les ambitions et les rêves des chefs gaulois si l’on ne songe à cette parenté sainte que les druides leur avaient enseignée. Quand deux peuples celtiques veulent s’unir intimement, ils se disent «consanguins» ou «frères»: l’alliance politique que les Romains décoraient du nom d’«amitié», les Gaulois l’appelaient «fraternité», et c’était le signe public d’une commune filiation divine. — Cela, certes, n’empêchait point les haines et les luttes: les Gaulois flottèrent toujours entre la violence de leurs passions qui les jetaient l’un contre l’autre, et la séduction de ce rêve patriarcal qui les invitait à unir des mains fraternelles. C’était, en temps ordinaire, la race des frères ennemis; mais, dans leurs moments d’enthousiasme, «ils avaient sous leurs yeux», comme disait l’arverne Critognat, «la Gaule tout entière», foyer commun autour duquel circulaient «des hommes de même sang».

Cette Gaule, ils ne l’ont pas vue seulement à travers l’espace, mais aussi à travers le temps. Comme corollaire à ce dogme de la fraternité gauloise s’était répandu celui de l’éternité et de la grandeur de la nation. Ils ont établi une solidarité puissante entre toutes les générations qui ont porté le nom gaulois, ils aimaient à parler de la gloire de leurs ancêtres, ils songeaient en combattant aux beaux exemples qu’ils laisseraient à la postérité de leur race. Les Celtes étaient disposés à se croire élus par la providence pour conquérir le monde: ces mêmes espérances de domination universelle que la force des choses a données au peuple romain, leur ont été suggérées par l’ardeur de leur tempérament et l’expansion de leur nature. Elles furent, chez eux, incroyablement tenaces. Plus d’un siècle après la perte définitive de la liberté, en 69 de notre ère, les druides, à la nouvelle que le Capitole brûlait, rappelaient la victoire de l’Allia, et prédisaient «que l’empire des choses humaines était promis aux nations transalpines». Devant Avaricum emporté par César (ce qui fut la première des grandes défaites), Vercingétorix déclarait aux chefs «qu’il allait réunir en une seule volonté la Gaule entière, et qu’à cette unanimité de la nation le monde lui-même ne pourrait résister». — À ce moment, la Gaule luttait péniblement pour ses places-fortes, elle perdait l’une après l’autre les gloires de son passé, les légionnaires allaient gravir les pentes qui menaient à Gergovie, et elle parlait de s’unir pour conquérir la terre: prodige d’utopie d’une race qui vécut toujours dans les folles créations d’une imagination vagabonde; «émergeant à peine des flots de l’infini, elle se laissait encore ballotter par eux».

LA GAULE À L’ARRIVÉE DE CÉSAR.

LA GAULE À L’ARRIVÉE DE CÉSAR.

Mais, si Vercingétorix ne fut point exempt de ces rêveries, elles ne lui firent jamais oublier les réalités contingentes: au milieu des fantaisies de l’idéal gaulois, il s’appliquait à préparer la victoire avec la ferme précision d’une intelligence merveilleusement lucide.

CHAPITRE XI

LE PASSAGE DES CÉVENNES PAR CÉSAR

(Arverni) se Cevenna ut muro munitos existimabant.

César, Guerre des Gaules, VII, 8, § 3.

I. Les forces romaines en février 52. — II. Forces de Vercingétorix; quelle tactique lui était possible. — III. Son plan de guerre. Retour de César. — IV. Premières opérations autour de Sens, dans le Berry, et vers le Sud. — V. César arrête Lucter dans le Sud. — VI. Il franchit les Cévennes; recul de Vercingétorix. — VII. César rejoint son armée.

I

L’armée romaine occupait alors, à l’Est de la Gaule, la région circonscrite par Dijon, Sens, Reims et Toul. Deux légions étaient campées aux frontières des Trévires, peut-être chez les Rèmes; deux autres chez les Lingons, à Langres ou à Dijon; le principal effectif de troupes était à Sens, où hivernaient six légions: les magasins, les dépôts, sans doute aussi tous les otages de la Gaule, devaient s’y trouver réunis.

Cette ville était devenue le quartier général de l’armée; elle était à proximité des terres à blé de la Beauce, centre des opérations de ravitaillement. Si les légions devaient revenir en Italie, elles pouvaient de là, en quelques étapes d’une route facile, gagner la Saône et les voies du Midi; s’il fallait refaire campagne, elles étaient assez près des ennemis de l’Est, les seuls auxquels pensât encore César. Enfin, tout autour de Sens, sauf à l’Ouest, où étaient les Carnutes, elles s’appuyaient sur des peuples étroitement amis, les Rèmes, les Lingons, les Éduens: ces deux dernières nations gardaient les chemins de la Province, ceux par lesquels l’armée communiquait avec Rome et avec son chef.

De ces dix légions, six, la VIIe, la VIIIe, la IXe, la Xe, la XIe et la XIIe, avaient fait, sous les ordres de César, toutes les campagnes gauloises depuis 58: les quatre premières, recrutées dans l’Italie proprement dite, étaient déjà anciennes quand la guerre avait commencé; le proconsul avait levé les deux autres dans la Gaule Cisalpine au moment de s’engager dans la lutte. Les quatre autres étaient de formation plus récente, mais également d’origine italienne: c’étaient la XIIIe, la XIVe, la XVe et la Ire, qui dataient, celle-là de 57, et les trois dernières de 53. L’effectif normal de chaque légion est évalué à six mille hommes: mais il est fort douteux, même en tenant compte de l’appoint périodique des recrues annuelles, qu’il ait jamais été maintenu à ce chiffre; une légion devait sans doute renfermer plus de quatre mille hommes, mais atteignait rarement cinq mille. — En revanche, la qualité de ces hommes était supérieure: c’étaient des soldats admirables que ceux des quatre vieilles légions (VIIe-Xe), rompus à toutes les manœuvres intelligentes et à toutes les prouesses physiques, tour à tour infatigables à la marche, agiles à l’escalade, terrassiers, charpentiers, machinistes, soldats de jet et d’arme blanche, viseurs impeccables, solides dans le corps-à-corps, le bras et le jarret d’un irrésistible ressort; ceux de la Xe surtout, mâles robustes venus des Apennins et de l’Italie centrale, faisaient de leur légion une masse formidable, au milieu de laquelle César pouvait se dire aussi en sûreté que derrière la plus forte des citadelles. Au-dessus, ou plutôt au premier rang de ces hommes, étaient leurs centurions, presque tous couverts de blessures, vieux officiers sortis du rang, demeurés rudes, vaniteux et populaires, mais toujours hardiment compromis au chaud des batailles: tels que Lucius Fabius et Marcus Pétronius, tous deux de la VIIIe.

Pour surveiller l’armement des camps, la fabrication et l’entretien des machines de guerre, l’armée se reposait sur Mamurra, préfet de l’artillerie, chevalier romain de Campanie, un très habile homme, si l’on songe à la manière dont furent conduits les sièges des grandes villes gauloises. — Pour commander les corps de troupes, César avait ses légats ou autres officiers: c’était un état-major d’élite, formé de nobles jeunes encore, intelligents, ambitieux, et dont il avait, au cours des campagnes précédentes, expérimenté l’initiative ou la ténacité: Caius Antistius Réginus, Caius Caninius Rébilus, Marc-Antoine, Titus Sextius, Caius Trébonius, Caius Fabius, Décimus Junius Brutus (celui-là, le vainqueur avisé des Vénètes, était en ce moment près de César), et enfin Titus Labiénus. — Labiénus, le plus âgé de tous, et d’ailleurs le premier en grade et en mérite, avait à son actif les défaites de deux des plus rudes adversaires de Rome, les Nerviens et les Trévires: tacticien prudent, chef audacieux, il était le seul homme qui pût, à certains moments, égaler César lui-même; c’était lui qui, le proconsul absent, était le commandant suprême et responsable.

Tout le reste, dans l’armée de César, était quantité négligeable. Des troupes auxiliaires, il n’avait sans doute retenu que celles des pays lointains: la cavalerie espagnole, l’infanterie légère des Numides, les archers de Crète, les frondeurs des Baléares; mais elles devaient être alors réduites à peu de chose. La cavalerie romaine n’était pas plus importante: je doute fort qu’elle atteignît deux mille chevaux, à l’usage des officiers et des rengagés. La principale force de cavaliers dont avait disposé César était fournie par les Gaulois auxiliaires, et surtout par les Éduens: mais elle avait été, à l’entrée de l’hiver, disloquée et renvoyée dans ses foyers. Labiénus avait sous la main tout au plus cinquante mille hommes, presque tous fantassins légionnaires.

Enfin, sauf peut-être quelques détachements destinés à maintenir ouvertes les routes des Alpes, il n’y avait aucune garnison dans le reste de la Gaule et en particulier dans la province romaine de Gaule Narbonnaise. Six ans s’étaient déjà écoulés depuis l’expulsion des Helvètes: jamais César n’avait eu à craindre pour les vallées du Rhône et de l’Aude; toutes ses inquiétudes s’étaient tournées vers celles des fleuves de l’Océan; aucun ennemi n’avait osé s’aventurer au sud et à l’est des Cévennes.

II

Attaquer tout de suite ces cinquante mille hommes, même privés de César, eût été une grande imprudence. Vercingétorix n’y songea pas. Sur le champ de bataille, une légion suffisait, non pas seulement à vaincre, mais à détruire un ennemi deux et trois fois supérieur en nombre: les défaites des Helvètes, des Nerviens, des Trévires l’avaient montré, pour ne parler que des guerres des six dernières années. Dans son camp, une armée romaine était une force destructive plus active encore qu’en rase campagne: la légion de Cicéron, en 54, avait tenu tête à soixante mille Belges et amoncelé les cadavres autour de ses retranchements. Il n’y avait pas, non plus, à espérer surprendre les légats par une trahison, comme Ambiorix avait massacré en 54 les troupes de Sabinus et de Cotta: depuis le désastre dû à la faiblesse ou à la sottise de leurs deux collègues, les lieutenants de César savaient qu’il ne fallait point quitter sans ordre leurs quartiers d’hiver.

Toutes ces leçons des années précédentes servaient à Vercingétorix, bien qu’il n’en eût été que le spectateur: mais, et ce fut là le premier mérite qu’il montra, il s’inspira toujours des souvenirs et de l’expérience du passé.

C’est que, même après six ans de guerre contre César, les Gaulois en étaient encore, à peu de chose près, au même point qu’au temps de Celtill. Sans doute, ils avaient le sentiment qu’il fallait changer leur manière de combattre: on avait vu, en 54, les Nerviens s’essayer maladroitement à construire des tours et des machines, et à faire des terrassements; mais c’était chose si nouvelle pour eux que, faute d’outils, ils creusaient la terre avec leurs épées. Au surplus, les nouveaux belligérants, Arvernes et autres, n’avaient pas encore eu l’occasion de prendre des leçons de ce genre.

C’est Vercingétorix qui leur en donnera bientôt: car son désir est de se former une armée à la Romaine, c’est-à-dire pourvue des armes et des aptitudes les plus variées, experte dans la discipline précise de la poliorcétique et de la castramétation. Mais il a encore, à cet égard, tout à faire et tout à enseigner. Il est assez mal servi par son état-major: ses généraux ne sont que de bons chefs d’escadron, chargeant presque les yeux fermés. La Gaule pourra lui fournir une infanterie innombrable: mais ce sont des soldats médiocres, plébéiens ou paysans, indisciplinés et sujets aux paniques, à peine protégés par un bouclier sans consistance, maladroits dans le maniement des armes, incapables de résister à une colonne d’attaque, quand les légionnaires accourent au pas de charge, la courte épée rivée au poing. Ce qui est plus grave, c’est que Vercingétorix manque de frondeurs et d’archers pour les engagements à distance: comment éviter alors ces salves de javelots, l’arme romaine que les Gaulois redoutent le plus? car un seul de ces traits peut transpercer plusieurs boucliers et immobiliser plusieurs combattants. Jusqu’à nouvel ordre, jusqu’au moment où il aura pu réaliser quelques réformes dans les habitudes gauloises, Vercingétorix ne peut compter, pour attaquer ou pour se défendre, que sur une nombreuse cavalerie et sur d’imprenables places-fortes.

Celles-ci, Gergovie par exemple, n’avaient qu’à attendre l’ennemi. Mais la cavalerie devait aller à sa rencontre.

Jusqu’ici la cavalerie gauloise a été l’auxiliaire de Jules César. Elle lui a rendu d’excellents services. Elle reconnaissait le terrain, éclairait la marche, explorait les bois et les ravins, escarmouchait aux avant-postes, protégeait les flancs, abritait l’arrière-garde, poursuivait les fuyards, troublait les agresseurs, brisait leur élan, dissimulait les fronts de bataille, et laissait ainsi aux légionnaires rassurés la tranquille disposition de leurs moyens de combat: car la légion, solide comme une muraille, en avait un peu la rigidité. Si César a vaincu la Gaule par la légion, la cavalerie auxiliaire lui a permis d’étendre sa victoire au delà du campement et du champ de bataille.

Or, en 52, cette cavalerie, presque entière, allait se tourner contre lui.

Le jour où le proconsul abordait un pays ennemi avec une cavalerie inférieure, sa situation empirait rapidement. Il l’avait éprouvé, deux ans auparavant, dans la seconde expédition de Bretagne (54). Son adversaire Cassivellaun ne garda autour de lui qu’une masse de quatre mille chevaux et chars: cela lui suffit pour réduire à l’impuissance une armée romaine cinq fois plus forte, mais n’ayant que deux mille cavaliers. Le chef breton évitait toute rencontre sérieuse; ses hommes se tenaient aux abords des colonnes en marche, dévastaient le pays qu’elles allaient traverser, se retiraient devant elles pour reparaître sur leurs flancs, massacraient éclaireurs, fourrageurs et traînards, surgissaient aux détours des sentiers, et s’évanouissaient à l’approche des plaines. Harcelés et épuisés par ces chocs et ces soubresauts continus, les Romains n’osaient plus quitter le voisinage de leurs aigles, et les légions ressemblaient à d’immenses radeaux désemparés sur une mer orageuse.

Voilà ce que Vercingétorix espérait faire tout d’abord. Aussi, quand, en février 52, il convoqua le contingent des peuples alliés, il mit tout en œuvre pour avoir le plus de chevaux possible et les meilleurs cavaliers.

III

Dès qu’il eut assez d’hommes, Vercingétorix prit l’offensive. Il n’avait rien de mieux à faire: ses soldats étaient dans le premier élan de la liberté, ceux de Rome dans le désarroi de la surprise. Il pouvait, en allant vite, obtenir des résultats décisifs, couper la route au proconsul, affoler les légats ou les légions, forcer la main aux amis de César et la foi aux indifférents. Il devait, en tout cas, tenir le plus longtemps possible écartés l’un de l’autre ses trois adversaires: Labiénus en l’isolant, les Éduens en les occupant, César enfin en retardant sa marche.

La guerre allait donc être conduite sur trois points différents. — Au Centre, on occuperait le pays des Bituriges: ce pays fermait aux Arvernes les routes de la Loire, il les séparait de leurs alliés du Nord, il empêchait la conjuration de concentrer ses forces. En s’emparant du Berry, on rejetait définitivement vers l’Est tous les amis de César; en l’attaquant, on obligeait les Éduens, patrons des Bituriges, à venir à leur secours et à laisser les légions à leurs propres forces. Puis, Bourges conquis, on pourrait se diriger, suivant les circonstances, vers Sens ou vers le Mont Beuvray. — Au Nord-Est, il fallait se borner, contre les légions, à une guerre d’escarmouches, semblable à celle qu’avait faite Cassivellaun en Bretagne: comme elles ne se risqueraient pas hors de leurs campements, on pourrait au moins les y affamer. — Enfin, il fallait retarder le moment où Jules César paraîtrait à leur tête. Pour cela, on pouvait tenter vers le Sud une diversion sur la province romaine, risquer même une pointe audacieuse contre Toulouse et Narbonne, si insoucieuses alors de toute guerre, et lancer dans ces grandes plaines fertiles le galop imprévu des cavaliers gaulois. On pouvait être sûr que le proconsul, avant de rejoindre ses légions, serait obligé de rassurer les citoyens romains de Narbonne.

Vercingétorix avait donc trouvé le plan le meilleur. Il en confia l’exécution aux plus dignes. Le Sénon Drappès se chargea des légions. Le Cadurque Lucter fut envoyé vers la Garonne. Lui-même, avec le principal corps d’armée, marcha contre les Bituriges. Chacun des chefs allait combattre dans la région qu’il connaissait le mieux. — Quant à attaquer directement la Province par le Sud-Est, entre Vienne et Narbonne, il n’en fut pas question: les Cévennes, en temps d’hiver, semblaient neutraliser de ce côté la frontière de la Gaule.

En ce moment, César revenait. Il avait appris l’insurrection dans le temps même où les troubles s’apaisaient à Rome. De Ravenne, il se rendit à marches forcées vers la Transalpine, multipliant les ordres en cours de route, levant partout des hommes et des chevaux, et les acheminant vers de lointains rendez-vous. Les deux adversaires luttaient de vitesse.

IV

Drappès réussit à intercepter, autour de Sens, les convois de vivres et de bagages. Les légions ne bougèrent pas, les légats se laissèrent plus ou moins bloquer, et, quand les Éduens leur apprirent le danger des Bituriges, ils se bornèrent à donner le conseil d’aller les secourir.

Vercingétorix avait descendu la rive gauche de l’Allier; au delà des bois de Souvigny (en face de Moulins), il pénétra sur le territoire des Bituriges. Ceux-ci appelèrent à leur secours les Éduens leurs patrons: les Éduens, après avoir pris l’avis des légats, leur envoyèrent un corps de cavalerie et d’infanterie. Mais, arrivé sur la Loire, frontière commune des deux peuples, le détachement n’osa franchir le fleuve et rejoindre les Bituriges, qui étaient sur la rive gauche: Vercingétorix s’approchait, gagnait du terrain, plutôt en négociant qu’en combattant. D’étranges pourparlers furent peut-être engagés entre les trois armées: on fit croire aux Éduens que, s’ils passaient la Loire, ils seraient trahis par les Bituriges et pris entre eux et les Arvernes: ce qui, après tout, était possible, comme aussi il est fort probable qu’ils se soient laissés acheter. Les Éduens rebroussèrent chemin au bout de peu de jours, et regagnèrent Bibracte ou leurs autres villes, sans avoir rien fait. Tout de suite après leur départ, les Bituriges fraternisèrent avec les Arvernes.

Ce fut la seconde victoire de Vercingétorix. Victoire morale: car les Bituriges étaient peut-être le plus vieux peuple de la Gaule; dans les siècles passés dont les bardes chantaient encore la gloire, c’étaient eux, disait-on, qui, comme plus tard les Arvernes, avaient donné son roi à tout le nom celtique, et c’était sous la conduite de deux chefs bituriges, Bellovèse et Sigovèse, que les Gaulois avaient pour la première fois couru à la conquête du monde. Mais c’était aussi un avantage militaire considérable: les Bituriges étaient riches en terres et en bourgades; leur principale ville, Avaricum (Bourges), passait pour la plus belle peut-être de toute la Gaule; leur défection amputait la ligue éduenne; leur soumission permettait aux Arvernes de donner la main aux Carnutes; enfin, en quelques jours de marche dans des pays amis, par la Loire et le plateau de Montargis, Vercingétorix pouvait arriver en face de Sens et des légions. Pendant ce temps, qui sait si les Éduens, ébranlés par cette première déconvenue, ne songeraient pas à offrir des gages à la Gaule conjurée, en barrant la route à César sur les rives de la Saône?

Au Sud, Lucter fit d’abord merveille. Il traversa rapidement, en dépit de l’hiver et de routes atroces, le Gévaudan et le Rouergue. Il y fut bien accueilli. Gabales et Rutènes étaient de vieux clients des Arvernes, tout prêts à suivre leurs patrons dans de nouvelles guerres; ils accordèrent à Lucter les otages qu’il voulut, ils lui fournirent des renforts, appoint d’autant plus utile à la cause gauloise que les Rutènes étaient les meilleurs archers de la race. Toutes ces bandes continuèrent plus bas. Le roi des Nitiobroges, Teutomat, fit le même accueil à l’envoyé de Vercingétorix; il oublia sans peine que son père avait reçu du sénat le titre d’ami du peuple romain; il donna des hommes pour grossir la troupe. Et ce fut à la tête d’une véritable armée que, tournant vers l’Est, Lucter remonta la Garonne pour franchir la frontière romaine et pousser brusquement jusqu’à Toulouse et Narbonne. — Mais, devant lui, il trouva César.

V

En arrivant dans la vallée du Rhône, César avait appris les dangers qui menaçaient ses légions et sa province.

Le devoir auquel il pensa tout d’abord fut de se mettre le plus tôt possible à la tête de son armée. Mais comment faire? La rappeler à lui pour protéger la Province? elle aurait en route de terribles combats à livrer. La rejoindre dans ses quartiers d’hiver? il lui fallait, du Confluent à Beaune, traverser le pays des Éduens, et malgré leur calme apparent, il les croyait prêts à se saisir de lui pour peu qu’il leur inspirât moins de crainte que Vercingétorix.

César trouva rapidement un troisième parti, qui était de menacer tous ses ennemis à la fois, de manière à les arrêter tous en même temps: Lucter, en s’opposant à lui; Vercingétorix, en le ramenant en arrière; les bandes qui bloquaient les légions, en laissant faire l’impassibilité des légats. Puisque les Gaulois attaquaient sur trois points, il répondrait à leur triple attaque. Quant aux Éduens, si César avait fait peur aux Arvernes, ils le laisseraient passer. — Pour oser et réussir un tel projet, il fallait une étonnante confiance en sa Fortune et une rare célérité de mouvements: mais c’étaient les plus grandes qualités de César.

Sa décision prise, laissant là les routes habituelles du Nord, il courut à Narbonne et y organisa la défense de la Province. Des détachements furent postés à Toulouse, à la frontière de la plaine; d’autres, à la frontière de la montagne, chez les Rutènes, sujets de Rome, des vallées du Tarn et de l’Agout; d’autres enfin, dans le haut pays arécomique, entre Béziers et Uzès, le long des sentiers qui descendaient des Cévennes; plus loin encore, chez les Helviens du Vivarais, au pied de la principale route qui débouchait des monts d’Auvergne, il concentra une grande partie des troupes qu’il venait de lever dans la Province et en Italie; enfin, à Vienne, à l’extrémité septentrionale de la frontière romaine, en face la trouée du Forez, il groupa un fort parti de cavaliers de recrue. — Au centre de cette région dont il venait de garnir le pourtour, il plaça d’autres défenses, une escadrille dans les eaux de l’Aude, des hommes autour de Narbonne; et, à Narbonne même, il raffermit les cœurs des citoyens romains: la vieille colonie devait, par ses murailles et par le courage de ses habitants, mériter le titre que Cicéron lui avait donné, de «boulevard de Rome contre la Barbarie».

Lucter arriva sur ses entrefaites. Quand il vit le rideau de garnisons derrière lequel Narbonne était assise, il jugea qu’il lui était aussi impossible de manœuvrer entre elles qu’il l’avait été à Hannibal en face de Rome et à travers les colonies du Latium, et il se retira, écarté plutôt que battu.

César était encore à Narbonne quand il apprit cette retraite. Débarrassé de Lucter, il se retourna contre Vercingétorix. Celui-là, il l’avait arrêté en face. Pour arriver plus vite à celui-ci, il fallait qu’il le prît à revers. Il ne le pouvait qu’en franchissant les Cévennes. Dans cette intention, il avait déjà envoyé le gros de ses troupes nouvelles sur l’Ardèche. Il les rejoignit (milieu de février).

VI

La principale route qui pénétrait dans les Cévennes partait d’Aps chez les Helviens et remontait l’Ardèche jusqu’au pont de la Baume. Franchir la montagne au mois de février semblait un acte de démence. Aucun Gaulois ne pensait qu’un chef de bon sens pût risquer dans cette tentative sa vie et celle des siens; César lui-même, dans ses moments de prudence, et même en plein été, déclarait que les routes des Cévennes étaient trop dures pour une armée. Le chemin qu’il allait prendre, et qui était le moins mauvais de tous, n’était pratiqué que pendant la belle saison, par les marchands qui du Rhône se rendaient en Velay et en Auvergne: c’était une route traditionnelle de portages entre les deux versants. Mais l’hiver, la muraille des Cévennes, «cette échine relevée» qui séparait les peuples, n’ouvrait même pas une brèche pour un piéton seul, et César s’en approchait avec une nombreuse escorte. En ce moment leurs roches pendantes et leurs longs plateaux disparaissaient sous les flocons, et sur les sentiers des hommes s’élevaient six pieds de neige. Enfin, pour qui vient du Midi, l’escarpement de la montagne est parfois si abrupt qu’on dirait la courtine d’un rempart. Les Gaulois avaient raison de regarder les Cévennes comme «une enceinte» naturelle: il était aussi difficile de les gravir que d’escalader au pas de course les flancs de Gergovie.

César remonta l’Ardèche et la Fontaulière à la tête d’une petite armée de cavaliers et de fantassins; il avait près de lui D. Brutus, un des officiers qui lui étaient les plus chers et auxquels il se fiait le plus. Au delà de Montpezat, l’escalade du col du Pal commença: sept cent mètres de hauteur à monter au-dessus de la vallée. Il fallut s’ouvrir le passage à travers la neige, les soldats creusèrent, à six pieds de profondeur, le long boyau de route blanche par où l’escorte de César put défiler; et ce fut pour eux une nouvelle et terrible fatigue. Enfin, on parvint sur le plateau triste et désert qui, à treize cents mètres de hauteur, sépare les deux versants: à quelques milles au Nord, les soldats aperçurent déjà les eaux glacées de la Loire. Car, si cette route était rude, elle était fort courte, et, la montée terminée, on parvenait presque immédiatement aux bords du fleuve gaulois.

La Loire atteinte, on touchait aux terres arvernes. De ce côté, et tout de suite après le plateau, s’étendaient d’assez larges vallées, riches en pâturages, fertiles en blés, où étaient éparses de vastes habitations: c’est le bassin du Puy, domaine des Vellaves, qui étaient alors étroitement unis aux Arvernes. César envoya en avant sa cavalerie, avec ordre d’aller, de piller et de détruire le plus loin possible. Les Gaulois étaient trop surpris et trop dispersés pour pouvoir résister, et d’ailleurs, il n’y avait là surtout que des femmes et des enfants, les hommes capables de combattre étant au Nord avec Vercingétorix.

L’expédition de César aurait pu lui nuire plus qu’à son ennemi. Que Vercingétorix ne bougeât pas, le laissât venir à lui, se hasarder dans les défilés du Velay, le proconsul eût été aisément traqué avec ses quelques milliers d’hommes, recrues encore peu faites à la fatigue; et, s’il avait persisté dans sa marche, il se serait brisé contre Gergovie.

Mais César, en envahissant ainsi les terres vellaves et arvernes, voulait frapper, non pas le chef, mais ses compagnons. Il prévoyait l’effroi subit qui les saisirait en pensant à leurs fermes incendiées et à leurs bestiaux enlevés; il escomptait leurs angoisses de propriétaires, et non pas les inquiétudes militaires de Vercingétorix.

Ce qu’il avait pensé arriva. Dès que les Arvernes apprirent que César gravissait les Cévennes, ils entourèrent leur roi, le supplièrent de ne point abandonner leurs terres au pillage: puisque c’étaient eux seuls que l’on attaquait, qu’ils allassent au moins se défendre. Vercingétorix eut la faiblesse de céder: peut-être sa royauté était-elle trop récente pour lui permettre de résister aux siens. Il donna l’ordre à ses troupes de faire volte-face vers la montagne.

César ne voulait pas autre chose. Il devina plutôt qu’il n’apprit le retour de son adversaire au moment où il pénétrait lui-même sur les terres arvernes. Dès lors il n’était plus question pour lui de s’aventurer davantage vers le Nord. Il n’avait pas assez d’hommes pour essayer de combattre. Mais afin de dissimuler son départ aux Gaulois, il laissa Brutus et la petite armée dans le Velay, avec ordre aux cavaliers de continuer et d’étendre les ravages; pour rassurer ceux qu’il abandonnait en pays ennemi, il leur annonça qu’il allait chercher des renforts et reviendrait au plus tard dans trois jours. Puis, tournant rapidement vers l’Est, par la vallée de la Loire et la tranchée du Gier (?), il arriva à Vienne, à la très grande surprise de la cavalerie qu’il y avait envoyée quelque temps auparavant. Il n’était resté que deux jours sur le territoire arverne.

VII

De Narbonne à Vienne par Le Puy, ce n’eût été qu’un léger détour, sans l’incroyable fatigue surérogatoire. Mais ce détour avait suffi pour arrêter Vercingétorix dans sa marche vers le Nord, donner du répit aux légions de Sens, faire hésiter les traîtres du pays éduen. César pouvait passer maintenant.

La troisième partie de la campagne n’était donc plus qu’un jeu d’éperons. César ne s’arrêta à Vienne que pour prendre la tête de sa cavalerie: et alors, nuit et jour, le long du Rhône et de la Saône, galopèrent le proconsul et ses hommes. Si quelque embuscade avait été disposée, sur sa route, par les Éduens, César était passé avant qu’on eût appris sa venue. Enfin, au delà de la grande forêt de Cîteaux, il se trouva chez ses fidèles Lingons; quelques milles encore à parcourir, et il rejoignit ses deux légions les plus proches. César et son armée étaient sauvés (fin février).

Ainsi, en moins de quinze jours, Jules César avait, depuis Narbonne jusqu’à Dijon, parcouru un vaste demi-cercle sur le flanc de la Gaule insurgée: il avait obligé ses adversaires, tantôt à reculer devant lui, tantôt à venir à lui en s’éloignant des légions; tout en les faisant mouvoir à sa guise, il avait par deux fois, en vue du Mont Mézenc et du Mont Pilat, maîtrisé l’hiver et dompté les montagnes inviolables. Un tel succès était à la fois moral et stratégique, et il l’avait remporté presque sans effusion de sang.

Aussi les anciens, dans cette épopée militaire qui vient de commencer, n’admirèrent rien de plus que la formidable chevauchée à travers les Cévennes: les autres victoires de César seront l’œuvre du hasard des rencontres et de la force des hommes; celle-ci fut le triomphe, sans combat, de l’intelligence et de la volonté.

CHAPITRE XII

AVARICUM

Tum ipsa capita belli adgressus urbes, Avaricum [sustulit] (Cæsar).

Florus, I, 45 = III, 10, § 23.

I. Préparatifs de César. — II. Vercingétorix attaque les Boïens: plan de César. — III. Prise de Vellaunodunum et de Génabum. — IV. Premier combat, devant Noviodunum. — V. Vercingétorix décide les Gaulois à incendier le pays. — VI. Avaricum: site de la place; comment on pouvait l’attaquer: la terrasse. — VII. Opérations de Vercingétorix et misère de l’armée romaine. — VIII. César en face du camp gaulois. — IX. Vercingétorix accusé de trahison. — X. Défense d’Avaricum; combats autour de la terrasse. — XI. Prise de la ville. — XII. Résumé de cette seconde campagne.

I

Dès son arrivée chez les Lingons, César appela à lui toutes ses troupes: aux deux légions qu’il trouva sur sa route, aux recrues qu’il amenait, vinrent se joindre les six légions de Sens et les deux légions qui surveillaient les Trévires. La concentration achevée dans la vallée de la Seine, il s’achemina vers Sens avec toute son armée, et se proposa d’y passer la fin de l’hiver pour préparer la campagne.

Du côté de la Province il était désormais tranquille. Brutus revint auprès de lui. Mais le proconsul laissait au sud des Cévennes et du Rhône 22 cohortes (plus de 12 000 hommes), levées dans le pays même, disposées aux meilleurs endroits, et confiées à son petit-cousin et légat, Lucius César; il pouvait également compter, pour défendre le Midi, sur le zèle des principales nations, les Helviens et les Allobroges; la tâche de L. César était facilitée par le dévoûment du chef helvien Caius Valérius Domnotaurus, citoyen romain de naissance, et l’un des Gaulois les plus considérés de la Province: si les Arvernes étaient tentés de reprendre la route balayée par César, la vallée de l’Ardèche était bien gardée.

En revanche, à Sens, même avec ses 50 000 hommes, César était gêné. Ses adversaires le serraient de près: à 50 kilomètres de là, les Sénons, exclus de leur ville principale, occupaient Vellaunodunum (Montargis?). Pour se donner de l’air, il lui fallait de la cavalerie. C’était ce qui lui manquait le plus.

Les escadrons qu’il avait amenés de Vienne, ceux des Espagnols auxiliaires ou de ses officiers d’état-major, étaient insuffisants comme nombre et comme valeur. Il aurait eu besoin de ces belles troupes éduennes, de ces milliers de cavaliers qui, depuis six ans, avaient frayé aux Romains les grandes routes de l’Occident. Mais les Éduens étaient chez eux, fort occupés en ce moment par l’élection du vergobret: et n’étant point d’accord, ils se préparaient à la guerre civile. Au reste, leurs chefs étaient de plus en plus travaillés par les émissaires de Vercingétorix, et ils étaient experts en trahison: dans la guerre des Helvètes, ils avaient lâché pied à dessein; avant la seconde guerre de Bretagne, ils avaient failli déserter; peu de jours auparavant, César avait craint d’être enlevé par eux. Il attendit, pour leur demander un concours efficace, qu’une victoire romaine les eût rendus de nouveau souples et fidèles.

Faute de Gaulois, il eut recours à des Germains. L’année précédente, il s’était aperçu de ce qu’ils valaient: deux mille Sicambres avaient été sur le point de faire main basse sur un camp romain. Les Gaulois les redoutaient fort: c’étaient des escadrons germains qui les avaient écrasés sous les ordres d’Arioviste. Les tribus du Rhin avaient, sans doute, une vilaine race de chevaux, et se souciaient assez peu des bêtes magnifiques qui passionnaient leurs voisins: les leurs étaient laides, sans forme, mais soigneusement dressées et d’une endurance indéfinie. Au moment du combat, les Germains sautaient souvent à terre, pour lutter de plus près; leurs montures demeuraient immobiles, les attendaient sans broncher, et ne repartaient que quand les cavaliers s’enlevaient sur les croupes: une troupe de ce genre avait, chose précieuse dans une guerre d’escarmouches, toute la valeur d’une infanterie montée. Les hommes, eux, étaient encore de purs sauvages: ils chevauchaient sans selles, étaient incapables de réfléchir et de craindre, ne s’arrêtaient ni devant les traits, ni devant les forêts ou les marécages, et, surtout, ne se résignaient jamais à reculer devant une troupe de cavaliers gaulois bien harnachés, si forte qu’elle parût, si peu nombreux qu’ils fussent eux-mêmes. César savait bien ce qu’il faisait quand il décida d’en grouper et d’en équiper, tout de suite, environ quatre cents, en attendant qu’il pût s’en procurer davantage.

Ce fut le premier démenti qu’il infligea à sa politique gallo-romaine. Il y avait six ans qu’au nom de la liberté des Gaules il était venu rejeter les Germains au delà du Rhin: maintenant il leur ouvrait les rangs de l’armée romaine, et cette fatale catastrophe de l’invasion germanique qu’il a cru conjurer par des victoires, il l’a préparée, lui le premier, par des achats d’hommes.

La Germanie lui rendait alors un autre service. Il était à craindre pour César que les Belges ne s’insurgeassent à leur tour: il venait de rappeler les deux légions campées dans leur pays, aux frontières de ces Trévires qui étaient le plus récemment soumis de leurs peuples et le plus rebelle à toute obéissance. Mais, les légions parties, les Germains s’avancèrent, et se mirent à inquiéter les Trévires, sinon avec l’assentiment, du moins au profit de César: ceux-ci ne bougeront plus de toute l’année. Comme le dira Lucain, «le Rhin est de nouveau ouvert aux nations»: mais c’est pour que le peuple romain puisse reconquérir la Gaule.

Le proconsul pouvait donc ne plus songer qu’aux ennemis du Centre, à Vercingétorix, à ses Carnutes et à ses Arvernes. Seulement, il voulait attendre, pour se mettre en route, la fin de l’hiver: les chemins étaient pénibles, les greniers de Génabum appartenaient à l’ennemi, le fourrage poussait à peine; puis, s’il s’avançait trop vers le Sud, les Éduens n’avaient qu’à trahir, à se rabattre derrière lui, pour l’enfermer avec ses légions. — La crainte ou l’espérance de la trahison éduenne pesa toujours sur les décisions du proconsul ou de son adversaire.

II

Vercingétorix imposa un parti à César. — L’effectif total de son armée devait atteindre cent mille hommes, le double de l’armée proconsulaire; il avait, je crois, six à sept mille cavaliers, trois à quatre fois plus que son rival. Mais, si nombreux que fussent les Gaulois, ils ne manquaient ni de vivres ni de fourrages; et ils avaient moins besoin de bonnes routes que les légionnaires de César. Leur chef n’avait pas fourni, comme le proconsul, trois cents lieues de course. Hommes et roi étaient en mesure d’agir, et sans doute impatients de commencer.

Quand Vercingétorix vit qu’il n’avait dans le Velay qu’un fantôme d’armée, il revint dans le pays. Le brusque retour de César à Sens fut une surprise pour lui, mais ne changea pas sa tactique. Que les légions fussent commandées ou non par le proconsul, il ne voulait pas aller à elles. Sa pensée, sur ce point, fut faite dès le premier jour et ne varia jamais: il fallait les rencontrer le plus tard possible, les heurter le moins possible. — Il reprit, à peu de chose près, la même opération qu’avant l’arrivée de César. En février, pour isoler les Éduens, il avait menacé les Bituriges, leurs alliés sur la Loire; en mars, pour achever de les molester, il attaqua les Boïens, leurs sujets de la région bourbonnaise.

Les principales routes qui conduisaient chez les Éduens traversaient le Bourbonnais et le Nivernais, d’où les vallées de la Nièvre, de l’Aron, de l’Arroux et de la Bourbince remontaient dans leur haut pays, les massifs du Morvan et du Charolais. Mais elles étaient bien gardées contre leurs ennemis héréditaires, les Arvernes. Sur la rive droite de la Loire, ils avaient leurs places de Noviodunum et de Décétia (Nevers et Decize); dans l’entredeux qui sépare la Loire et l’Allier, et sur les deux rives de cette dernière rivière, ils étaient protégés par les Boïens, leurs sujets de fraîche date. — Ces Boïens venaient de la forêt Hercynienne et des extrémités du monde celtique; ils avaient suivi les Helvètes dans leur migration; César les avait pris; et, ne sachant qu’en faire, comme ils étaient fort braves, il en avait fait cadeau au peuple éduen. Celui-ci avait, sur les bords de la Loire et de l’Allier, d’assez vilaines terres, boisées ou marécageuses, vaste marche déserte à la frontière des Bituriges et des Arvernes: il les donna aux Boïens, qui purent enfin s’installer chez eux après avoir vagabondé dans le monde. Fort libéralement traités par leurs nouveaux patrons, ils se montrèrent clients fidèles, et le pays devint, avec eux, le confin militaire des Éduens vers le Sud-Ouest. Il y avait là quelques milliers de soldats, très courageux, rudes paysans dans un rude pays, attachés à leurs traditions et à leurs dieux, un des coins les plus farouches de la Gaule. Leur principale forteresse, Gorgobina (La Guerche?), se trouvait à la lisière de leur domaine, sur la gauche et non loin de l’Allier et de la Loire; c’était, du côté biturige, un avant-poste du territoire éduen.

Vercingétorix vint assiéger Gorgobina. — Jules César, par là même, se trouvait obligé de la secourir: qu’il le voulût ou non, il lui fallait s’engager vers le Sud. Car, si Gorgobina succombait, les Éduens se croiraient abandonnés, et la Gaule dirait que l’appui de César n’était qu’une duperie, et sa force, une illusion.

D’autre part cependant, l’importance de la place n’était point telle qu’il fallût tout risquer pour s’en rapprocher: les bourrasques de mars, le manque de vivres, les surprises par derrière. — César (et ce fut par là qu’il trompa l’espérance de Vercingétorix) se résolut de marcher vers le pays boïen, non pas en droite ligne, mais en lignes brisées, de manière à pouvoir, en route, surprendre de droite et de gauche quelques villes ennemies chez des peuples différents, Sénons, Carnutes et Bituriges: et ainsi, tout en assurant sa retraite, tout en donnant de l’espace et du jeu à ses troupes, il ferait main basse sur quelques greniers et frapperait quelque grand coup sur l’imagination gauloise. La route directe de Sens à Gorgobina était droit vers le Sud: César dirigea ses légions vers le Sud-Ouest, par les plateaux du Gâtinais. Vercingétorix pouvait donc craindre d’être pris à revers: le proconsul refaisait contre lui la manœuvre des Cévennes et espérait un résultat semblable. De même qu’il avait ravagé les terres des Arvernes, il allait dévaster celles des Carnutes et des Bituriges, et sans doute obliger une seconde fois Vercingétorix à reculer et à lâcher les Éduens.

Sa résolution prise, César fit dire aux Boïens de résister jusqu’à son arrivée; il avertit les Éduens d’avoir à lui fournir des vivres. Puis, laissant à Sens deux légions, les bagages de toute l’armée, et sans doute aussi l’inestimable Labiénus, il partit un matin, de bonne heure, avec les huit autres légions et sa garde de cavaliers germains, à la conquête de la Gaule soulevée (début de mars).

III

Le lendemain de son départ, il fut en vue de la première ville-forte ennemie, Vellaunodunum (Montargis?), qui gardait, sur le territoire sénon et dans la vallée du Loing, les routes d’entre Seine et Loire: petite ville sans doute, sur une hauteur insignifiante, mais ayant de bonnes murailles et pas mal de défenseurs. Car il fallut s’arrêter, décider le blocus, tracer une ligne d’investissement: cela prit deux jours. Le troisième, des parlementaires offrirent de capituler. On leur demanda de livrer les armes, les chevaux, six cents otages; et, comme le temps pressait, César laissa dans la place son légat C. Trébonius pour veiller à ce que ces conditions fussent exécutées. Par la prise de Vellaunodunum, le quartier général de Sens se trouva complètement dégagé.

Au delà de Montargis, César abandonna tout à fait la direction du Sud, et il obliqua droit vers l’Ouest pour attaquer les Carnutes et gagner la Loire à Génabum (Orléans).

Cette fois, c’était une affaire d’importance. Génabum était la principale ville du peuple carnute, qui avait fait le signal de la révolte; elle s’était souillée la première du sang romain; sa situation militaire et commerciale donnait à la marche de César un motif de plus qu’une légitime vengeance. Mais les difficultés matérielles furent réduites à rien. Génabum était moins une place-forte qu’un grand marché: elle était en plaine, son assiette était médiocre, un pont, sur la Loire, compliquait la défense. De plus, les gens de guerre carnutes étaient loin en ce moment; ils croyaient que César allait être arrêté longtemps chez les Sénons de Vellaunodunum. Ils commençaient à peine à se rassembler pour tenir la ville quand les Romains, après deux jours de marche, parurent, sur le soir, aux portes de Génabum.

César établit son camp devant la ville, décida et prépara l’assaut pour le lendemain. Comme il connaissait le trouble de ses adversaires, il fit veiller deux légions sous les armes, pour s’opposer à toute tentative de fuite. César et les soldats avaient sans doute le cœur à la besogne: il leur fallait, au plus tôt et sans en perdre une seule, les victimes expiatoires exigées par les Mânes de Cita.

Un peu avant minuit, en silence, les Gaulois sortirent par la porte qui regardait la Loire: le pont était petit, il menait à une longue et étroite chaussée qui dominait les marais du Val; il y eut vite un terrible encombrement. César prévenu fit mettre le feu aux autres portes, les deux légions de veille pénétrèrent dans la ville, et se précipitèrent, en la traversant, sur les derrières de la foule entassée aux abords du fleuve; toute cette masse, à quelques têtes près, fut cernée et prise sans combat: superbe gain d’esclaves pour le peuple romain. Puis Génabum fut pillé par les soldats et pour leur compte. Enfin on y mit le feu, et, quittant la ville en flammes, César fit passer la Loire à son armée.

Il obliqua vers le Sud-Est dans la direction de Bourges. Encore une rude journée de marche à travers les landes fangeuses de la Sologne, et on atteignit les premiers coteaux du pays des Bituriges. Presque à la limite de leur territoire, se trouvait leur citadelle avancée, Noviodunum (près de Neuvy-sur-Baranjon?). Un troisième siège commença, qui fut à peu près la répétition du premier. À peine les travaux d’approche mis en train, une députation offrit de se rendre, et reçut de César la réponse traditionnelle: qu’on livre les armes, les chevaux, des otages. Les Bituriges acceptèrent; un premier détachement d’otages arriva au camp romain; des légionnaires avec leurs centurions entrèrent dans la place pour prendre livraison des armes et des chevaux. Tout à coup, à l’horizon, vers le Sud, apparut un groupe de cavaliers gaulois: c’était l’avant-garde de Vercingétorix.

IV

Cette fois, non pas encore les deux chefs, mais les deux principales armées se trouvaient en présence. Le roi des Arvernes, à la nouvelle que César s’approchait, avait quitté le siège de Gorgobina. — Peut-être aurait-il dû persister encore, obliger les Romains à s’aventurer plus bas dans le Midi; mais il lui fallait compter avec ses hommes, désireux de voir enfin l’ennemi, et il les mena vers le Nord, au-devant de César, qu’ils rencontrèrent sous les murs de Noviodunum.

Les assiégés crurent qu’ils allaient être utilement secourus: quelques hommes décidés appelèrent la foule, firent prendre les armes et fermer les portes; les murailles se garnirent de défenseurs. Mais les centurions et les soldats romains qui se trouvaient dans la ville mirent l’épée à la main, enfoncèrent les battants, et regagnèrent le camp tous sains et saufs. Le siège n’en était pas moins à recommencer.

César s’occupa d’abord de ceux du dehors. La cavalerie romaine sortit du camp, entama le combat, et, comme plus d’une fois, dut plier sous l’effort des cavaliers gaulois. Alors le général lança, pour la soutenir, son escadron germain, qui partit à bride abattue. Les Gaulois, déjà ébranlés par la première lutte, ne purent soutenir le nouveau choc, perdirent beaucoup de monde et se retirèrent en désordre vers le gros de l’armée. Dans cette première rencontre entre les hommes de César et ceux de Vercingétorix, il n’y eut d’engagé que de la cavalerie, et, vainqueurs des Romains, les Celtes furent vaincus par les Germains.

L’affaire de Noviodunum fut ensuite réglée en un tour de main. Les gens du bourg, fort effrayés, s’en chargèrent eux-mêmes. Ils rejetèrent la faute sur quelques exaltés, les conduisirent à César et livrèrent la place.

Le chemin paraissant libre vers le Sud, César reprit sa marche et se dirigea vers Avaricum, la ville principale des Bituriges, qui était à moins de 30 kilomètres de là. Il ne s’agissait plus pour lui de délivrer Gorgobina, mais de continuer le châtiment des coupables. L’armée avait quitté la triste et marécageuse Sologne, les sentiers devenaient plus faciles, le pays était plus fertile et plus gai, les prairies plus vertes à l’approche du printemps; sur les grasses terres du Berry, de gros villages et de belles fermes apparaissaient de toutes parts. Mais César allait avoir devant lui deux ennemis de plus, la cavalerie gauloise et l’incendie.

V

Cette première rencontre, si peu importante qu’elle fût, permit à Vercingétorix de montrer à ses soldats ce dont il avait été, dès le début, profondément convaincu: l’erreur qu’ils commettraient en acceptant une bataille, même de cavalerie. La chute rapide des trois places-fortes lui avait rappelé que toute citadelle qui n’est protégée que par ses murailles doit succomber, surtout quand elle est menacée par ces deux formidables engins d’attaque: l’artillerie grecque et la solidité légionnaire. Enfin, il se rendait compte d’un des principes essentiels de l’art militaire: ne pas multiplier les petites garnisons, si l’on veut éviter les grandes pertes. Il considéra dès lors comme un devoir de refuser à César les avantages et des assauts et des combats, de ne lui laisser que l’alternative des marches harassantes et d’un long stationnement auprès de rochers inabordables.

Au premier conseil qu’il tint après le combat, et peut-être le jour même, il exposa enfin son plan favori. — César nous donne dans ses Commentaires le discours que le roi prononça devant ses officiers. Je ne crois pas qu’il soit mot pour mot l’œuvre de Vercingétorix, mais je ne crois pas davantage qu’il ait été fabriqué de toutes pièces. César fut toujours au courant de ce qui se passa et se dit dans le conseil des chefs; il ignora parfois les actes et les marches de Vercingétorix; il sut fort bien le détail des délibérations auxquelles présida son adversaire: c’était un jeu pour lui, entre tant de chefs bavards et jaloux, d’en trouver un qui lui fit passer une relation fidèle. Voici ce que dit, d’après César, le général gaulois: si les paroles ne sont pas de Vercingétorix, elles expriment exactement ce qu’il voulait faire et ce qu’il fit.

« — Il faut désormais conduire la guerre tout autrement que nous ne l’avons fait jusqu’ici. Notre but unique doit être maintenant de couper aux Romains le fourrage et les vivres.

« — Rien de plus facile pour nous. Nous avons beaucoup de cavalerie. La saison nous est favorable: car le fourrage n’est pas bon à faucher, il faut que les ennemis envoient des escouades de côté et d’autre pour piller les greniers des fermes. Nos cavaliers pourront détruire chaque jour, sans laisser échapper un seul homme, tous ces détachements isolés.

« — Mais il y a plus. Que chacun de nous, dans l’intérêt de tous, oublie ses intérêts domestiques: brûlons nous-mêmes tous nos villages ouverts, brûlons toutes nos fermes, partout où les Romains, dans leur marche, pourront avoir la tentation de fourrager. Nous autres, nous ne manquerons de rien; nous sommes nourris par ceux chez lesquels nous combattons: aux Romains, il ne restera que le choix entre mourir de faim ou courir à leur perte en s’éloignant de leur camp. Au reste, peu importe qu’on les tue ou qu’on se borne à leur enlever les bagages: sans bagages, point de guerre possible.

« — Enfin, ce sont les villes fortifiées elles-mêmes qu’il faut livrer aux flammes, à l’exception de celles que la force de leurs remparts et l’avantage de leur assiette rendent inexpugnables. Si vous les laissez toutes debout, vos forces s’égrèneront, chacun refusant de suivre l’armée pour s’abriter derrière les murs de sa cité; et quand les Romains en deviendront les maîtres, ils y trouveront les vivres dont ils ont besoin et le butin qu’ils convoitent.

« — Tout cela vous paraît de trop durs sacrifices? ce sont des douleurs tout autrement terribles, de voir vos femmes et vos enfants réservés à l’esclavage, et vous-mêmes à la mort. Car c’est votre lot si vous êtes vaincus.»

Tous ces arguments étaient la vérité même, et le dernier n’était pas seulement le cri pathétique de l’orateur, mais une allusion émouvante au sort de Génabum. Vercingétorix rappelait ce qu’il fallait attendre de la clémence de César à ceux qui avaient oublié l’exécution d’Acco et le massacre du sénat vénète.

Les auditeurs comprirent qu’il fallait obéir, et le plan du chef fut accepté sans opposition. — Une seule question fut posée. Qu’allait-on faire d’Avaricum?

Avaricum, grande ville fortifiée, n’était cependant pas une de ces places que Vercingétorix venait de qualifier d’inexpugnables. Elle était assise sur une hauteur fort peu importante: à la différence de Gergovie et de Bibracte, plantées sur des plateaux presque inaccessibles, c’était une cité de coteau, comme celles que les Romains bâtiront plus tard pour les Gaulois. En revanche, elle était précisément une des trois ou quatre villes de la Gaule qui offraient un butin d’une incomparable richesse; avec ses carrefours, ses rues, son forum, ses constructions ramassées, elle présentait un aspect moderne au regard des laides bourgades perdues dans les montagnes, que leurs grands espaces vides faisaient ressembler plus à des champs de foire qu’à des résidences humaines: elle avait environ deux kilomètres de tour, pouvait loger quarante mille hommes. Sans doute des trésors s’y étaient accumulés, depuis les temps lointains où les chefs bituriges couraient le monde et commandaient à la Gaule. Pour les gens du Berry, elle était «un ornement et une forteresse»; pour les Gaulois, une très belle chose, et peut-être le sanctuaire des gloires d’autrefois.

Les Bituriges ne purent consentir à la voir disparaître, incendiée de leurs propres mains. Vercingétorix insista. Ils se jetèrent aux pieds des autres chefs, attestèrent qu’ils sauraient la défendre: les Gaulois se laissèrent fléchir, Vercingétorix demeura insensible. Alors ce fut, dans tout le conseil et peut-être dans tout le camp, une longue traînée de prières et de plaintes. Vercingétorix céda, tout en affirmant encore que l’on commettait une faute. Les Bituriges envoyèrent une garnison d’élite pour occuper la ville. Puis les ordres d’incendie furent donnés, et l’armée gauloise s’écarta, laissant passer César.

César, au lieu de cette marche facile qu’il attendait, entra comme dans une fournaise. Le même jour, plus de vingt foyers d’incendies s’allumèrent autour de lui: c’étaient vingt villages des Bituriges qui flambaient, et au loin l’horizon s’empourpra des flammes qui brûlaient chez les Carnutes et les cités voisines. Les légions se sentirent impuissantes, un cercle de feu et d’ennemis les étouffait. Les troupes qui allaient au fourrage revenaient mutilées par l’adversaire. Les Gaulois étaient insaisissables et meurtriers partout.

Mais les Romains arrivèrent bientôt devant Avaricum, et les légions eurent en face d’elles des murailles intactes et des ennemis qui les attendaient.

VI

La ville de Bourges[3] était bâtie sur une colline qui s’élevait à vingt-cinq ou trente mètres tout au plus au-dessus du niveau de la plaine, et au point de rencontre de cinq rivières, dont les deux principales étaient l’Yèvre et l’Auron. Autrefois comme aujourd’hui, ces ruisseaux s’épandaient en un grand nombre de bras et de canaux, qui débordaient, en temps d’hiver et de pluie, en un marais continu: les trois quarts de l’enceinte, à l’Est, au Nord et à l’Ouest, émergeaient d’ordinaire d’un large marécage, à travers lequel couraient seulement les «longs ponts» des routes d’Orléans et de Sancerre. Sur un seul point, au Sud-Est, par où venait la route des pays boïen et éduen, la ville tenait à la terre ferme par un col étroit et surbaissé, mesurant 500 mètres tout au plus, à peine aussi large que la cité elle-même: c’est l’emplacement que dominent aujourd’hui la place Séraucourt et la rue de Dun-sur-Auron; mais jadis le sol était, sur ce point, de beaucoup en contre-bas, de manière à faire saillir davantage la ville et ses remparts, qui commençaient à la hauteur de l’Esplanade. Enfin, plus au Sud-Est encore, le terrain se relevait lentement dans la direction du faubourg du Château et de la Caserne d’artillerie.

César, ayant reconnu la ville et ses abords, jugea aussitôt qu’il était impossible de l’investir par la ligne d’un blocus continu: la surface entourée et occupée par les marécages était trop vaste, le sol trop bas, le terrain trop mobile. Il n’avait qu’une seule manière de s’en rendre maître: l’attaque de front (oppugnatio).

PLAN DE BOURGES.

PLAN DE BOURGES.

Pour forcer une place de ce genre, bâtie sur une hauteur et pourvue de murailles épaisses et solides, il fallait que les soldats pussent combattre autrement qu’au pied des remparts, autour des portes, sous la menace plongeante du feu, des traits et des pierres de l’ennemi; il était bon qu’ils fussent, autant que possible, de niveau avec les défenseurs des murailles et des tours. À cet effet, on construisait, en face d’un secteur déterminé de l’enceinte assiégée, une énorme terrasse quadrangulaire: les flancs en dominaient à leur tour les portes de la cité; la plate-forme en était souvent de plain-pied, sinon avec le parapet, du moins avec le terre-plein du mur opposé; par-dessus, on élevait encore des tours, au moins égales en hauteur à celles qui leur faisaient face. Ainsi, on supprimait les inégalités qui résultaient du terrain et des bâtisses; on dressait muraille contre muraille, tours contre tours, et presque ville contre ville. — Mais la terrasse des assiégeants avait, sur les remparts des assiégés, l’avantage d’être plus profonde, et de s’unir directement au sol qu’elle prolongeait: si bien que les soldats s’y relevaient et s’y succédaient avec la même rapidité que sur un champ de bataille aplani. En outre, les tours de bois qui la garnissaient avaient cette supériorité sur celles de l’enceinte que ces dernières étaient immobiles et ne pouvaient éviter l’attaque, tandis que celles-là, montées sur roues ou sur rouleaux, avançaient et reculaient, obéissant au commandement comme une machine de guerre. — Le jour où une ville assiégée voyait s’achever en face d’elle la terrasse ennemie, elle n’avait plus qu’à se résigner à la défaite. Tout l’effort de ses défenseurs consistait à empêcher ou à retarder la construction de ce redoutable «cavalier».

César dressa son camp sur le terrain du Château et la route de Moulins, à quatre ou cinq cents mètres de la ville, et ordonna la construction d’une terrasse en face des remparts, sur le col qui joignait l’emplacement de ce camp à la colline d’Avaricum et que longeaient les marais de l’Yèvre et de l’Yévrette au Nord-Est, ceux de l’Auron au Sud-Ouest. Il s’agissait d’une bâtisse colossale, qui par endroits devait atteindre une hauteur de 80 pieds, qui mesurerait 330 pieds de large, sur une longueur égale ou supérieure. On avait besoin d’au moins 250 000 mètres cubes de matériaux: clayonnages et terres pour former le terre-plein central, poutres et madriers pour construire sur chaque flanc un large viaduc stable et solide sur lequel s’avancerait une tour. Mais il fallait aussi construire ces deux tours, César n’en ayant pas de disponibles; et il fallait enfin, et tout de suite, établir au pied du rempart ennemi des baraquements couverts et blindés pour protéger les travailleurs. En mettant les choses au mieux, c’était une tâche de trois semaines qui commençait pour les huit légions.

VII

Vercingétorix avait suivi lentement César, en évoluant sur ses flancs en étapes beaucoup plus courtes. Après l’avoir presque touché, il avait peu à peu ramené à seize milles (25 kilomètres) la distance qui le séparait du proconsul. Il habituait ainsi ses soldats à refréner leur impatience de combattre.

Quand César eut assis son camp devant Avaricum, Vercingétorix établit le sien, à cette même distance de seize milles, au Nord-Est, non loin de la route de Bourges à Sancerre (entre Morogues et Humbligny?): tandis que son adversaire avait pris position sur les chemins du Sud, par où les Gaulois étaient venus, il avait ressaisi derrière lui ceux du Nord, d’où les Romains arrivaient; le cours de l’Yèvre séparait à peu près complètement les deux zones d’occupation. On eût dit que Vercingétorix tenait à demeurer en relations faciles avec la Gaule du Nord, soit pour y multiplier ses messages, soit pour fermer la route aux convois de Labiénus ou à la retraite de César.

Dans cette dernière marche en chassé-croisé, les Gaulois et leur chef venaient de se montrer habiles et prudents. Ils le furent encore dans le choix de l’emplacement de leur camp: ils le dressèrent à l’abri des forêts et des marécages, bien protégé contre toute surprise. Enfin, à travers les marais de Bourges, ils étaient en rapport constant avec les assiégés, et Vercingétorix, de sa tente, commandait lui-même les manœuvres de la défense. Il avait d’excellents éclaireurs, qu’il avait dispersés dans la campagne, même au sud de l’Yèvre, tout autour de César. Rien de ce qui se faisait, à Avaricum ou aux abords du camp romain ne lui échappait: son service d’informations était si impeccable que César en fut étonné. Sous l’action pressante de leur chef, les Gaulois se formaient rapidement aux leçons des tacticiens romains.

La situation de César fut bientôt compromise. Sans doute il s’était mis enfin, par les routes de Nevers et de Moulins, en communication directe avec les Boïens et les Éduens, et il s’empressa de leur demander les convois de grains dont il avait grand besoin. Mais le pays boïen était pauvre et s’épuisa vite; les Éduens, de plus en plus mal disposés, envoyèrent le moins qu’ils purent, et César avait quarante mille hommes à nourrir. Il essaya bien de fourrager au loin, mais Vercingétorix l’épiait, et le proconsul avait beau changer sans cesse les heures et les routes des expéditions: les cavaliers gaulois se trouvaient toujours sur les points où arrivaient les Romains, et c’était chaque fois, pour César, une défaite de plus. De Labiénus, il ne venait rien. César avait trop peu de cavalerie pour empêcher ses adversaires de communiquer librement avec Avaricum. Il ne tarda pas à paraître lui-même l’assiégé.

Alors arrivèrent de cruelles journées. Le pain manqua longtemps. Il fallut aller chercher des bestiaux à des distances énormes. Mais pas un légionnaire ne murmura. On en vint aux pires souffrances de la faim. César eut pitié des siens; il se rendit dans les chantiers de la terrasse, et il offrit aux légions, à l’une après l’autre, de lever le siège. Mais les hommes s’indignèrent: «César ne les avait point habitués à abandonner une tâche commencée, et les victimes romaines de Génabum n’avaient pas encore reçu toutes les offrandes réclamées par leurs Mânes.» Et le travail continua: la terrasse se dressait lentement; les deux tours, en même temps, s’élevaient et s’avançaient, comme surgissant de terre.

L’armée de Vercingétorix, elle aussi, souffrait de la disette de fourrage, et, de plus, elle s’irritait de l’inaction: elle était incapable de cette laborieuse impassibilité des légionnaires. Sur l’avis des chefs, le roi la rapprocha de la ville et de César, et déplaça son camp vers le Sud (entre Les Aix et Rians?), le posant toujours sous la protection des marécages, et toujours en rapport avec Avaricum. Mais il se refusa quand même à combattre.

VIII

Un jour, il lui fut permis de faire sur cette armée impatiente une dangereuse expérience. Il arriva qu’elle vit de très près les légions, et qu’elle ne put les combattre.

Il quitta le soir son camp à la tête de tous ses escadrons et de son infanterie légère, sans laisser d’autre ordre que celui de ne pas combattre, sans désigner de chef pour commander à sa place: il partit, sous prétexte de tendre pour le lendemain une embuscade aux fourrageurs romains. César apprit ce mouvement par quelque captif gaulois, peut-être par une indication voulue de Vercingétorix lui-même: il se mit en route au milieu de la nuit, pour essayer de surprendre, avec ses légions marchant en silence, le camp ennemi abandonné par son chef.

Mais des éclaireurs avaient été disposés par Vercingétorix sur la route que César était obligé de prendre. Les Gaulois du camp furent immédiatement prévenus et eurent le temps de se mettre en état de défense, s’ils ne l’étaient pas déjà. Les gens de guerre s’établirent sur un plateau vaste et découvert, dominant la route d’une assez forte hauteur, et entouré de presque tous les côtés par un marais profond et dangereux, large de cinquante pieds; au loin, dans l’épaisseur des bois, on avait dissimulé les bagages et les chariots; sur le devant, les ponts étaient coupés, et à tous les gués ou passages veillaient des troupes de garde.

César déboucha le matin au pied de la hauteur. Il avait fait mettre sac à terre et préparer les armes. Mais alors il aperçut, sur le plateau, l’infanterie gauloise en rang de bataille, chaque cité sous ses chefs, chaque tribu sous ses étendards. Si Vercingétorix n’était pas au milieu d’elle, son esprit de confiance l’animait. Elle attendait de pied ferme.

Ce fut un moment étrange. César avait arrêté ses hommes au bord du marais. Il y avait à peine, entre les deux troupes, la portée d’un javelot. Mais personne ne commença la bataille. Les légions furent les premières impatientes; elles réclamaient le signal: César leur fit comprendre qu’elles allaient à leur perte sur ce sol fangeux et dans cette montée à découvert. Les Gaulois étaient prêts à les recevoir. Si Vercingétorix avait confié à un seul chef le soin de commander en son absence, nul doute que, pour complaire à la foule, il n’eût engagé le combat. Mais faute d’ordre nouveau, ils obéirent à leur roi absent, et ne touchèrent pas à l’ennemi qu’il refusait de leur donner. Une résignation de ce genre valait, pour la Gaule, une victoire.

César battit en retraite, consolant ses soldats; il regagna son camp le jour même, et fit reprendre les travaux de la terrasse.

IX

Cette leçon de patience faillit coûter cher à Vercingétorix. Quand il revint au camp, il entendit de toutes parts crier à la trahison et, le conseil des chefs réuni, l’accusation fut précisée. Le camp gaulois rapproché des lignes romaines, puis laissé sans chef et sans cavalerie, César immédiatement prévenu et accourant avec ses troupes: il n’en fallait pas davantage pour convaincre ces hommes énervés et vibrants que leur général voulait les livrer au proconsul, et recevoir de lui en récompense «la royauté de la Gaule», devenue vassale du peuple romain.

À son tour, Vercingétorix parla. — Il expliqua avec soin toutes les marches faites depuis Noviodunum, et dont aucune n’avait abouti à une défaite. Puis, il fouailla vigoureusement ses hommes, en leur reprochant de ne vouloir se battre que par ennui de la fatigue; s’il n’avait délégué à personne l’autorité suprême, c’était précisément parce qu’il craignait que son lieutenant ne se laissât entraîner au combat: car, d’une bataille, il ne voulait et ne voudrait, jamais, et à aucun prix. Enfin il montra l’humiliation des Romains, reculant devant le camp gaulois; il s’étendit longuement sur leur misère; il fit venir de prétendus fugitifs pour attester qu’ils n’avaient ni pain ni viande; il dépeignit cette glorieuse armée de César, rongée par la famine, se dissolvant sans combat, s’enfuyant sans défaite: et il affirma que, grâce à ses émissaires, les nations gauloises étaient prêtes à en attendre et repousser les débris. Voilà ce qu’il avait fait, dans l’intérêt de la Gaule, et de la Gaule seule: car, pour lui, il était prêt à quitter le pouvoir suprême. —

Les Gaulois ne demandaient qu’à changer d’avis: ils suivaient toujours l’impulsion du dernier qui leur parlait bien. Le discours de Vercingétorix à peine fini, l’orateur fut acclamé, et le bruit des armes se mêla aux cris de la foule accourue. Aucune voix discordante ne se fit entendre: «il n’y avait pas de plus grand chef que lui, et il était impossible de mieux manœuvrer». Et, comme ces grands enfants étaient toujours prêts à prendre leurs rêves pour des réalités, ils crurent en ce moment si bien à la victoire, qu’ils ne purent supporter l’idée que les Bituriges en auraient seuls le mérite: ils décidèrent que dix mille hommes, empruntés aux différents peuples, seraient introduits dans Avaricum pour partager la gloire de ses défenseurs. C’est du moins ce qu’ils disaient et ce que Vercingétorix leur laissa dire. Mais l’habile homme n’ignorait pas que les assiégés avaient besoin de ce secours, et plus encore de celui des dieux.

X

La terrasse s’approchait de plus en plus des remparts, en dépit de l’ingénieuse résistance des Bituriges. L’arrivée de ces renforts, peut-être aussi de quelques ingénieurs transfuges, en tout cas les conseils ou les ordres de Vercingétorix, les décidèrent aux tentatives les plus hardies. Ce ne fut plus seulement la banalité des sorties et des combats, des torches jetées sur la terrasse, de la surprise des attaques nocturnes: les Gaulois déployèrent encore, au grand étonnement de César, toutes les ressources d’une imagination savante, comme si, dans l’intervalle des combats, ils avaient pris les leçons de maîtres grecs. Car, disait le proconsul, «c’est une race si habile, toujours prête à faire ce qu’on lui enseigne et à imiter ce qu’on lui montre»!

Les murailles de la ville, faites à la fois d’énormes madriers et de blocs de grand appareil, résistaient au feu et au choc. César avait essayé pourtant de faire donner contre elles, aux points faibles, la faux d’arrachement: mais alors des cordages, descendant du parapet, s’enroulaient autour d’elle, et, ramenés aussitôt par un treuil, la détournaient et l’enlevaient. Le proconsul avait tenté d’arriver à l’enceinte à l’aide des tranchées habituelles: des blocs de pierre, des pieux aiguisés et durcis au feu, de la poix bouillante, les rendirent vite impraticables.

Les Romains n’avaient d’espoir que dans leur terrasse. Mais les Bituriges, auxquels l’exploitation des mines de fer donnait la pratique des travaux souterrains, creusaient des galeries sous les fondations de la jetée. Menacée par-dessous, elle le fut aussi par en haut. Quand le cavalier se trouva rapproché des murs, et presque à leur hauteur, il fut dominé par une série de tours nouvelles, construites par l’ennemi sur le terre-plein du rempart, réunies peut-être entre elles par des ponts volants, et protégées contre l’incendie par un revêtement de cuirs. Enfin, quand les deux énormes tours romaines se dressèrent devant elles, les tours gauloises grandirent aussi, et chaque jour d’une hauteur égale à celle des charpentes que les ennemis ajoutaient aux leurs. Trois ans plus tard, les Marseillais, passés maîtres pourtant dans la science des places-fortes, devaient faire à peine mieux que les Bituriges.

Mais les Romains supportèrent tout, les travaux les plus fatigants, les combats de nuit et de jour, des temps affreux, un froid persistant et des pluies continues, la famine, l’incertitude où les tenait la conduite de Vercingétorix, la déconvenue qui résultait de tant d’ouvrages à refaire: il ne fut pas prononcé, dans le camp de César, une parole indigne de la majesté du peuple romain.

Enfin la terrasse fut achevée, toucha presque la muraille ennemie; les deux tours furent approchées, chacune d’une porte: on était au vingt-cinquième jour du siège. Tout allait être prêt pour l’attaque.

Ce jour-là, peu avant minuit, les soldats des deux légions de garde travaillaient encore sur la chaussée: César, à son habitude, veillait au milieu d’eux, courageux et familier, pressant la besogne. Tout à coup, jaillit de la terrasse une colonne de fumée: les Gaulois avaient réussi, à l’aide d’une mine, à y mettre le feu. Au même moment, répondant à ce signal, des cris retentissent sur tout le rempart, qui se couvre d’ennemis en un clin d’œil; à droite et à gauche des ouvrages romains, les portes d’Avaricum sont ouvertes, et d’autres adversaires apparaissent, allant droit aux deux tours d’attaque. D’en face, sur leurs flancs, sous leur base même, la terrasse et ses tours sont assaillies, menacées par les torches et les projectiles enflammés. — Il y eut chez les légionnaires un court moment de désordre et d’hésitation. Mais ils ne tardèrent pas à se répartir les points à défendre, tandis que, du camp réveillé, les secours arrivaient.

Le principal danger était que les deux grandes tours ne fussent atteintes. On les ramena, et on coupa derrière elles les charpentes de la jetée pour faire la part des flammes. Mais les mantelets qui abritaient les abords des tours furent brûlés, les cabanes blindées furent abîmées, les légionnaires durent combattre à découvert sous le feu des tours d’Avaricum. Tandis que les uns luttaient contre l’incendie, les autres refoulaient l’ennemi vers les portes, et les artilleurs purent enfin diriger leurs batteries contre les assaillants.

Le combat fit rage toute la nuit: pas un instant, les Gaulois ne lâchèrent pied, et il y eut peut-être chez eux, au matin, à la vue des ruines qu’ils avaient faites, une recrudescence de courage et d’espérance. C’était, pensaient-ils, le salut de la Gaule qu’ils avaient dans leurs mains, en cet instant précis: des milliers d’hommes attendaient dans Avaricum, au pied des remparts, que leur tour de combattre fût venu, et pas un d’eux ne tardait à prendre son poste de mort. «J’ai vu ce jour-là», dit César, «une chose mémorable. Un Gaulois, posté devant une porte, lançait sur le foyer qui menaçait une tour romaine des boules de suif et de poix, qu’on lui passait à la chaîne: un trait lancé par une machine le traverse et le tue; un de ses voisins enjambe le corps et prend sa place; il tombe à son tour, atteint de même; un troisième lui succède, puis un quatrième, et ainsi de suite jusqu’à la fin du combat: pas une fois le poste ne demeura inoccupé.»

À la fin, les Gaulois durent céder, rentrer dans la ville et fermer les portes; et les légions, ayant achevé de noyer l’incendie, se mirent à refaire les mantelets et à combler la brèche de la terrasse.

XI

Les défenseurs de Bourges comprirent qu’ils n’avaient plus à choisir qu’entre la fuite et la mort. Vercingétorix lui-même leur donna l’ordre, le lendemain du combat, de quitter la ville et de le rejoindre. C’était chose assez facile. Son camp était toujours sur la route de Sancerre, à dix-huit kilomètres de là, et il avait eu soin de distribuer des postes presque aux abords d’Avaricum. César n’avait jamais tenté de bloquer la cité sur ce point; il était séparé par des rivières et des marécages du chemin que devaient prendre les fugitifs. S’ils avaient un peu d’avance, ils lui échapperaient.

Il n’en fut pas ainsi. La nuit vint, les Gaulois se mirent à préparer le départ en silence. Mais une longue lamentation s’éleva, celle des femmes qui accoururent, sachant et pleurant le sort qui les attendait, elles et leurs enfants. Les soldats refusèrent de s’apitoyer; les malheureuses hurlèrent, à dessein et au point d’avertir les assiégeants. Il fallut rester.

Le jour qui se leva fut donc le dernier du siège. Les dégâts du combat précédent avaient été réparés. Sur l’esplanade de la terrasse, les mantelets vinrent de nouveau s’allonger près des remparts, et une des deux tours romaines s’approcha d’une tour de l’enceinte. En ce moment, un ouragan de pluie et de vent s’abattit sur les hommes: les sentinelles gauloises se mirent à l’abri; les légionnaires, sur l’ordre de César, ralentirent leur travail, et se réfugièrent dans les baraquements qui précédaient le camp romain. Ce ne fut qu’une ruse pour achever d’égarer l’ennemi. Le proconsul se hâta d’expliquer ce qu’il y avait à faire, et d’énumérer les récompenses traditionnelles promises aux premiers à l’escalade. Puis il donna le signal de l’assaut.

Les légionnaires furent en un clin d’œil à l’autre bout de la terrasse, au pied des parapets ennemis, et n’eurent point de peine à escalader la muraille dégarnie. Pendant ce temps, la tour romaine lançait un pont mouvant, et, comme à l’abordage, agrippait la tour ennemie, qui fut occupée en un instant. Au bruit de la tempête, les Romains balayèrent rapidement tout le secteur de l’enceinte que bordait leur terrassement.

Malgré son épouvante, l’ennemi ne perdit pas tout courage. Il se replia dans les rues, se forma en carrés dans les carrefours et sur la place publique, et il espéra une bataille.

Mais les Romains étaient trop prudents pour s’engager dans le dédale des rues tournantes, étroites et montantes; ils se bornèrent à s’étendre sur les remparts, et leurs armes couronnèrent bientôt toute la muraille. Les Gaulois, voyant leur retraite presque coupée, craignant d’être pris sans combat comme dans un étau, jetèrent enfin leurs armes et se précipitèrent vers les portes du Nord, du côté où était Vercingétorix. César avait pris les devants, envoyé sur ce point ses cavaliers. Ce fut ainsi qu’à Génabum. Seuls, les lâches de la première heure, huit cents tout au plus, purent gagner la campagne. Les autres s’entassaient aux portes trop étroites, lorsque les soldats de César arrivèrent par les rues, tandis que ses cavaliers attendaient au dehors. Le massacre commença: il fallait bien, comme l’écrivit le proconsul deux ans plus tard, que les légionnaires tirassent bonne vengeance «du sang de Génabum et des fatigues du siège», et leur général laissa faire. Ils ne songèrent pas à piller, tant ils eurent à tuer: ils parvinrent enfin à les égorger tous, quarante milliers d’êtres, hommes et vieillards, femmes et enfants. Le sac de la ville n’eut lieu qu’après.

Puis César, entré à son tour, s’installa avec ses légionnaires et ses Germains sur les ruines ensanglantées.

XII

On était dans les premiers jours d’avril. Il avait mis cinq semaines de fatigues continues pour conquérir la route de Sens à Orléans et à Bourges, et il l’avait plutôt parcourue qu’il ne l’avait occupée; pas une seule fois, il n’avait sérieusement atteint ni vaincu Vercingétorix lui-même.

Mais après tout il n’avait fait que remporter des victoires. Il avait pris quatre villes, marqué son chemin de milliers de cadavres ennemis, rempli sa caisse questorienne des trésors enlevés aux temples, réduit à rien deux des illustres résidences de la Gaule, Génabum et Avaricum.

Il ne lui restait plus, des grandes villes soulevées, que Gergovie à frapper. Les peuples du Nord n’avaient point encore bougé. Les Éduens ne l’avaient point encore trahi. Il pouvait se reposer dans Avaricum avant de reprendre sa marche vers le Sud.

CHAPITRE XIII

GERGOVIE

Ibi Cæsar, erumpentibus desuper hostibus pressus, multa exercitus sui parte perdita, victus aufugit.

Orose, Histoires, VI, 11, § 6.

I. Prestige et tactique de Vercingétorix après la perte d’Avaricum. — II. Séjour de César chez les Éduens; préparatifs de la nouvelle campagne. — III. Passage de l’Allier et arrivée devant Gergovie. — IV. Situation de Gergovie; comment elle fut défendue; comment on pouvait l’attaquer. — V. Installation de César; premiers combats; les Romains occupent La Roche-Blanche. — VI. Première défection des Éduens. — VII. Nouveau système de défense des Gaulois: César prépare l’assaut. — VIII. Assaut de Gergovie et défaite des Romains. — IX. Départ de César; jugement sur cette campagne.

I

La ruine d’Avaricum était la plus grande infortune que la Gaule eût subie depuis l’arrivée de César: des trois grandes villes dont elle était le plus fière, Bibracte, Gergovie, Avaricum, une déjà disparaissait, et les Romains menaçaient la seconde. De la part de cette race qu’on disait impulsive et frivole, le vainqueur pouvait espérer un irrémédiable désespoir.

Mais jamais Vercingétorix n’eut l’esprit plus net et la volonté plus ferme que dans les heures qui suivirent le désastre.

Il était à craindre que la brusque venue des fugitifs, la misère de leur extérieur, les lamentations qui allaient les accueillir, tout cet attirail imprévu de la défaite, n’amenassent chez les Gaulois l’abattement ou la colère, et ces sourdes malédictions qui présagent la révolte. Aussi, le long de la route qui conduisait d’Avaricum au camp gaulois, le roi des Arvernes avait échelonné les chefs des cités alliées et quelques gens de confiance tirés de son clan: lorsque, après la tombée du jour, les fugitifs se présentèrent, ils furent cueillis plutôt que recueillis, séparés aussitôt, groupés par nations, et acheminés vers l’endroit où campaient les hommes de leurs pays; là, ils reçurent des vêtements et des armes, ils perdirent la mine de vaincus pour prendre celle de combattants. Tout cela se fit dans le silence de la pleine nuit, et le bruit de la chute d’Avaricum s’amortit rapidement en approchant des lignes gauloises.

Au matin, Vercingétorix convoqua son conseil. Il y arriva aussi calme qu’après une victoire, passant comme à l’ordinaire sous les yeux de tous, et ses regards ne fuyant pas les regards de la foule. Les Gaulois aimèrent tout d’abord cette paisible bravade. Et, quand il parla ensuite devant les chefs, son langage ne démentit pas l’assurance de son allure.

Au lieu de gémir, il accusa: — «Tout ce qui arrivait, ne l’avait-il pas prévu, depuis le jour où, malgré lui, la faiblesse imprudente des Bituriges et des autres avait sauvé Avaricum? Les Gaulois ne savaient-ils pas depuis longtemps qu’ils n’entendaient rien à la science compliquée des forteresses?» — Mais Vercingétorix ne voulut pas récriminer longtemps: «C’était aux succès de l’avenir qu’ils devaient tous songer, et ces succès, il les avait préparés, il y touchait, il les voyait presque.» — Alors, comme le jour où il avait été accusé de trahison, il lança ses auditeurs dans l’espérance: il montra les autres nations travaillées par ses émissaires, prêtes à se joindre à lui; il s’exalta enfin à la vision des peuples celtiques, unis par des liens fraternels, et défiant ainsi le reste du monde. Et ce fut devant ce mirage d’une Gaule conquérante que s’inaugura le lendemain de la première grande défaite.

Avec de telles paroles, il fit croire aux siens ce qu’il voulut. Aussi bien, ce qu’il venait de dire de ses prévisions sur Avaricum était la vérité pure; et ce qu’il avait ajouté de ses espérances sur le reste de la Gaule reposait sur de réelles et sérieuses négociations. On reconnut vite l’un et l’autre, et de toutes parts on célébra et on acclama sa prévoyance. Ce jour-là, où César s’était peut-être figuré les Gaulois brisant le chef qui n’avait pu vaincre, le Romain les vit au contraire groupés autour de lui avec une telle confiance qu’il ne put s’empêcher d’admirer et presque d’envier son rival. «Alors que les revers», écrivait-il, «diminuent d’ordinaire l’autorité des chefs, ils ne firent que grandir chaque jour l’ascendant de Vercingétorix.»

Le roi ne se borna pas à ce succès moral. Il voulut et il fit que les leçons du passé et l’élan de leurs espérances obligeassent ses soldats à peiner et à s’instruire plus encore. Il s’attachait sans relâche à en faire des travailleurs à la façon des légionnaires, à donner à son armée, outre l’audace irrésistible des escadrons, la supériorité calculée des armes savantes. Déjà il avait réussi à former une infanterie légère, semblable à celle des Germains, dont les hommes étaient capables de bien combattre, dissimulés en tirailleurs dans les rangs des chevaux: désormais, les fantassins de Vercingétorix ne seront plus une quantité négligeable. Le lendemain même de la prise d’Avaricum, il avait envoyé des courriers aux nations fédérées, pour obtenir d’elles un supplément d’effectif; et, comme la précision est la meilleure manière de commander, il avait indiqué un chiffre et une date. Il insista pour qu’on lui envoyât tous les archers disponibles: il n’en manquait pas dans cette Gaule qui fut toujours en Occident le pays classique des tireurs d’arc, mais peut-être, en ce temps-là, les armes de jet servaient-elles plutôt à la chasse que sur les champs de bataille. Vercingétorix espérait, avec raison, que les flèches neutraliseraient les javelots romains, et reculeraient de son armée ce contact immédiat avec les légionnaires qui était toujours sa principale crainte. Dans les places-fortes qu’on ne devait pas démanteler, comme Gergovie, il fit tout préparer en vue d’un siège, pour le jour où, pressé par César, il se déciderait à y abriter son peuple et ses alliés; il y fit élever des boulevards extérieurs, entasser des vivres et des armes de toute sorte.

Enfin, lorsqu’arriva la seconde nuit après la fin du siège, César apprit la plus surprenante des nouvelles: les Gaulois remuaient les terres autour de leur camp, l’entouraient de fossés et de talus; ils le fortifiaient à la manière romaine. Tous les soirs désormais, une ville gauloise se dresserait en face de cette ville armée qu’était le camp légionnaire. Pour les Romains, qui se regardaient comme d’inimitables bâtisseurs de camps, qui avaient dominé le monde le jour où ils avaient appliqué cette science à l’ambition de la conquête, il semblait qu’une nouvelle nation voulût leur disputer la primauté militaire dont ils étaient le plus sûrs. «Faut-il», disait César, peut-être pour tranquilliser ses soldats, «faut-il que ces Gaulois impatients, indociles et paresseux, soient brisés dans leur orgueil: les voici qui s’astreignent à une besogne de terrassiers, à obéir sans murmure, à travailler sans négligence.» En conscience, c’était alors qu’il les redoutait le plus. Vercingétorix les façonnait à sa guise, et les journées d’Avaricum furent celles de ses plus beaux triomphes sur les hommes.

II

Le long repos que prenait César à Avaricum, sous les premières chaleurs du printemps, était gâté par toutes ces surprises. Il y avait trouvé des vivres et des grains en abondance, son armée s’était refaite de la fatigue et des privations. Mais il s’apercevait que les plus grandes difficultés commençaient à peine. C’eût été une plaisanterie de dire que Vercingétorix avait été vaincu: jamais il n’avait combattu face à César. L’armée gauloise demeurait inviolable derrière ses marécages et ses forêts, plus que jamais dans la main de son chef, et aussi décidée que lui à ne répondre à aucune provocation pour descendre en champ clos. Les suppléments demandés, parvenus au jour indiqué, la complétèrent rapidement, et elle reçut même des renforts inattendus et puissants: Teutomat, le roi des Nitiobroges, arriva de la Garonne avec de nombreux escadrons formés par la cavalerie de son peuple, et avec d’autres, amenés de plus loin, qu’il avait levés ou soudoyés chez les nations de l’Aquitaine, gens de la Gascogne ou des Pyrénées. César était impuissant à barrer la route à ces détachements qui, presque à sa vue, s’en allaient rejoindre le camp de ses adversaires. Les messagers de Vercingétorix, eux aussi, partaient et revenaient à leur gré. Du Nord de la Gaule, le Romain apprenait de mauvaises nouvelles: les peuples belges étaient de plus en plus inquiétants, et le plus grand remueur d’entre eux, celui des Bellovaques, avait refusé l’obéissance à César: si ce dernier ne voulait pas voir de nouveaux ennemis déboucher par les forêts carnutes, il fallait que, de Sens, Labiénus prît une vigoureuse initiative. Enfin, au moment où il préparait une double expédition, voici que se posa, plus pressante que jamais, la question éduenne.

Car Vercingétorix, parallèlement aux opérations militaires, conduisait en secret, sans arrêt et sans contrôle, une vaste campagne diplomatique; dans la Gaule entière, et surtout à Bibracte, ses émissaires, ses amis ou ses hôtes intriguaient, promettaient ou achetaient: ils redoublèrent de zèle pendant et après le siège d’Avaricum. Justement, la situation politique, chez les Éduens, leur devenait favorable.

Les deux partis qui se disputaient le pouvoir, à l’élection du printemps, avaient désigné chacun un vergobret de leur choix: les uns avaient élu Cot, le frère du vergobret sortant, qui représentait un des clans les plus anciens et les plus nombreux de la cité; les autres avaient préféré un jeune homme plus populaire et moins noble, Convictolitav; et les deux partis en présence, chefs et clientèles, s’apprêtaient à la guerre civile. Les Éduens, désireux pourtant de l’éviter, envoyèrent une députation de chefs pour solliciter l’arbitrage de César.

Ce que César avait de mieux à faire, c’était de les laisser s’entre-déchirer. Les Romains n’avaient rien de bon à attendre de la nation éduenne, le jour où elle obéirait toute à un seul magistrat; et, s’il donnait raison à l’un des deux partis, l’autre donnerait raison à Vercingétorix. Puis, il était temps de se remettre en campagne: la belle saison était venue, son armée était reposée. Le proconsul avait résolu de marcher droit à Vercingétorix, toujours immobile dans son camp; il voulait essayer une fois encore d’attirer hors de ses lignes cet imperturbable temporisateur. À défaut, il tenterait de l’investir: car il ne pouvait guère marcher sur Gergovie sans avoir entamé ses adversaires, aussi dangereux s’ils restaient derrière que s’ils prenaient les devants. Mais pour peu que César s’écartât vers l’Est, les Gaulois réussiraient bientôt à s’échapper, et il les retrouverait, intacts, par-devant lui.

Le proconsul eut tort de préférer intervenir dans les démêlés du peuple éduen. Comme, suivant la loi de cette nation, il était interdit au vergobret de franchir la frontière, il se décida à se rendre lui-même dans le pays, et il donna rendez-vous à Decize aux deux partis opposés: cette petite ville avait l’avantage d’être sur la route directe de Bourges au Mont Beuvray, et les ponts qu’elle occupait sur la Loire étaient le carrefour des principaux chemins des montagnes et des vallées éduennes.

César amena sans peine toute son armée dans le pays éduen, à Nevers et à Decize: à deux jours de marche au sud-est d’Avaricum, il rencontra Gorgobina et les Boïens, et ce fut dans un pays ami qu’il franchit l’Allier et la Loire. Peut-être, en même temps, rappela-t-il à Nevers Labiénus et ses deux légions pour leur donner des instructions nouvelles.

À Decize, ce ne furent pas seulement tous les sénateurs que trouva Jules César, mais leurs hommes, leurs clients, et la nation éduenne presque entière. Quand les passions politiques étaient en jeu, les Gaulois descendaient tous sur la place publique. On eut, dans cette bourgade barbare, le curieux spectacle d’un peuple celtique pêle-mêle avec des légions romaines.

César fit l’enquête sur les élections avec le scrupule qu’aurait eu le plus consciencieux des druides. En quoi encore il eut tort. Car les Éduens ne pouvaient regarder sa diligence que comme une indiscrète curiosité, et le proconsul n’avait chance de profiter de son rôle d’arbitre qu’en y cherchant son intérêt. Il trouva qu’au fond l’élection de Cot était des plus vicieuses: il avait été simplement proclamé par le vergobret sortant, qui était son frère Valétiac, mais c’était la seule chose légale; car la proclamation avait été faite en secret, en présence de quelques amis, sans l’appareil religieux consacré, à un moment quelconque et dans un lieu profane. De plus, la loi éduenne, qui se défiait des tyrannies de clans, défendait qu’une même famille fournît à la fois deux de ses membres aux conseils de gouvernement: avec l’élection de Cot succédant à son frère, c’était une dynastie qui commençait. César avait peut-être là un motif de le préférer. Mais il voulut se faire jusqu’au bout le défenseur de la légitimité: le jeune Convictolitav avait été élu régulièrement, au jour solennel et dans l’enceinte consacrée; à défaut d’un magistrat, les druides, suivant la coutume, avaient présidé à l’élection. Le proconsul décréta qu’il était le vrai vergobret, força son rival à quitter le pouvoir, réconcilia plus ou moins les deux partis, et les pria de s’unir dans une commune fidélité au peuple romain. L’événement allait montrer que l’union se ferait plus facilement contre lui que sous son patronage.

Les préparatifs de la nouvelle campagne s’achevèrent pendant ce temps. César confia à Labiénus l’expédition du Nord, devenue nécessaire; il lui donna quatre légions, et entre autres deux des plus anciennes, la VIIe et la XIIe, et il y ajouta un contingent de cavalerie. — Car cette fois, César allait avoir à son service, ce qui lui avait manqué au début de l’année, d’assez nombreux effectifs de cavaliers. Quelles que fussent leurs intentions secrètes, les Éduens furent obligés de marcher: en échange de la paix qu’il leur avait rendue, des récompenses qu’il leur promettait, César exigea d’eux un concours immédiat, et l’appui effectif de leurs meilleures troupes. Outre les hommes qu’il confia à Labiénus, il désigna, pour l’escorter sur-le-champ, quelques escadrons disponibles, livrés par la meilleure noblesse et commandés par Éporédorix et Viridomar, tous excellents cavaliers et otages plus utiles encore. Le reste des troupes éduennes, dont dix mille fantassins, devaient suivre à bref délai: César leur destinait la mission peu dangereuse de protéger les étapes et d’assurer le ravitaillement. De plus, comme il allait s’enfoncer vers le Sud, et que Sens serait bientôt trop éloigné de lui pour lui servir de dépôt, il en établit un second chez les Éduens mêmes, à Nevers, près du confluent de la Loire et de l’Allier, à égale distance de Gergovie où il se rendait, et de Sens où campait Labiénus. Il y laissa tous les otages de la Gaule, de vastes approvisionnements en blé, le trésor proconsulaire, ses bagages propres, ceux de l’armée, sans parler des marchands italiens qui suivaient toujours la piste des armées romaines; il y fit installer les chevaux de remonte que ses agents avaient récemment achetés en nombre dans les marchés d’Espagne et d’Italie.

Ces précautions prises en cas de retraite, César et son armée quittèrent Nevers et Decize pour se diriger vers l’Auvergne. Comme Gergovie et la Limagne se trouvaient sur la rive gauche de l’Allier, le proconsul gagna le bord de cette rivière, pour la franchir sur le pont qu’il avait traversé quelques jours auparavant (vers le 1er mai).

III

C’était la reprise des opérations commencées à Génabum, continuées à Avaricum, la suite de la campagne contre «les capitales de la révolte». Puisque Vercingétorix se dérobait aux batailles rangées, on l’obligerait tout au moins à la guerre de sièges.

Mais, depuis près d’un mois que Bourges était tombé, les conditions de la guerre étaient devenues moins bonnes pour César. Son armée s’était affaiblie de deux légions, il avait dû laisser à Labiénus quelques-unes de ses meilleures troupes. Entre lui et son légat allaient s’interposer le territoire des Éduens et l’hypocrisie publique de leur peuple: qu’un malheur arrivât, et ils le couperaient facilement de Nevers et de Sens, le bloqueraient dans le cul-de-sac de la Basse Auvergne. Enfin, pendant qu’il perdait son temps à Decize, Vercingétorix, laissé maître de ses mouvements, avait réoccupé derrière lui les coteaux bituriges, et maintenant il attendait les Romains sur la rive gauche de l’Allier. Lorsque César déboucha dans la large vallée de la rivière (à l’ouest de Saint-Pierre-le-Moutier?), il trouva que les ponts avaient été coupés, et il aperçut, campée sur les hauteurs de la rive opposée, l’armée de Vercingétorix.

César reprit sa route vers le Sud, suivant la rive; mais Vercingétorix se maintenait à portée du regard, et quand le proconsul s’arrêta, le Gaulois dressa son camp presque en face. Les éclaireurs romains, lancés le plus loin possible, reconnurent que partout, en amont, les ponts étaient détruits; la fonte des neiges rendait les gués impraticables; on ne pouvait faire travailler les pontonniers sous la menace des ennemis, d’autant plus que la rive occupée par eux surplombait l’Allier, que celle que suivait César était basse et découverte. Il lui fallait pourtant se hâter, s’il ne voulait pas s’immobiliser jusqu’à la canicule devant ces eaux profondes: car s’aventurer dans les défilés du haut pays pour passer le fleuve près de Gergovie, c’eût été exposer les siens à d’inutiles sacrifices. Il ne restait donc au proconsul qu’à recourir à un stratagème, d’ailleurs banal.

Vercingétorix avait laissé subsister les pilotis du pont de Moulins (?), qui est le principal passage de l’Allier, à l’endroit où cette rivière sort du pays arverne pour entrer chez les Éduens: sur la rive droite, un taillis épais; sur la rive gauche, des hauteurs boisées. César campa la nuit suivante dans ce taillis, hors de la vue de l’ennemi, et commença à faire couper les poutres nécessaires à la construction d’un pont. Le matin, les bagages et les deux tiers de l’armée sortirent du bois, mais étendus en longue file et disposés de manière à faire croire à l’ennemi que toutes les troupes romaines continuaient leur marche vers le Sud: et Vercingétorix à son tour détala sur leur flanc. César était resté dans le bois avec ses deux meilleures légions: quand, après quelques heures, il jugea les siens et leurs adversaires à une bonne étape de distance, il sortit du fourré, étaya son tablier de charpente sur les pilotis restés en place, lança sur le pont ses deux légions au pas de course, et les fit camper, bien à l’abri, sur la hauteur voisine. Plusieurs heures après, le reste de l’armée, ayant rétrogradé pendant la nuit, traversa la rivière à son tour, et rejoignit le nouveau campement de la rive gauche.

Vercingétorix ne revint point sur ses pas: s’il l’avait fait, il n’eût pas évité la bataille, et il la cherchait moins que jamais. Il avait sur César l’avance d’une étape. Il se replia vers le Sud à marches forcées.

César le suivit, pas assez vite pour pouvoir l’atteindre: il lui fallut encore cinq jours pour faire les vingt-cinq lieues qui le séparaient du but de la campagne; et quand, de la plaine de Montferrand, les Romains aperçurent enfin la montagne de Gergovie, ils virent se dessiner peu à peu «un terrible spectacle», dit César: vers le ciel, les remparts solides de la cité; le long des flancs, sur les escarpements de toutes les roches, dans les replis de tous les ravins, le sol disparaissait sous des Gaulois en armes. Vercingétorix avait pris les devants, et entouré d’une muraille d’hommes la muraille de pierre de la ville sacrée des Arvernes.

IV

Le massif de Gergovie[4] s’étend de l’Est à l’Ouest sur une largeur de près de six kilomètres. Il ferme au Midi la longue et étroite plaine de la Limagne; il se dresse à l’endroit où les routes qui vont vers le Sud commencent à gravir des pentes plus rudes, et où la vallée de l’Allier s’engage dans de tortueux défilés. Du sommet, par le mois de mai où le siège commença, le regard s’étend sur deux paysages et comme sur deux mondes différents: au Nord, c’est la plaine unie et verdissante, avec l’éternelle buée violette qui l’enveloppe doucement; au Sud, à l’Est et à l’Ouest, c’est un inextricable fouillis de montagnes, d’où se détachent les sommets dominants des Puys: Gergovie est la citadelle avancée qui garde les sentiers du haut pays et qui surveille les routes et les moissons d’en bas.

Cet horizon renfermait alors les choses les plus saintes du pays arverne: les sources limpides sourdaient des flancs basaltiques et des ravins calcaires du mont gergovien; deux cours d’eau, l’Auzon au Sud, l’Artières et le Clémensat au Nord, limitaient la montagne et la séparaient sur ces points du reste du monde. À sa base, vers le Levant, le lac de Sarlièves était peut-être le dépôt inviolable des trésors voués aux dieux. Du côté de la plaine un bois sacré couvrait les abords de la colline où devait s’élever Clermont. À l’abri des remparts qui entouraient le sommet, les Gaulois avaient réuni tout ce qu’ils avaient de plus cher, êtres et choses, biens, femmes et enfants, ramenés et transportés à la hâte des fermes de la plaine ou des châteaux de la montagne: Gergovie devenait l’asile des derniers amours et des dernières libertés du peuple arverne. Enfin, au Couchant, se dressait le sommet du Puy de Dôme, la résidence préférée de son plus grand dieu: c’était sous les regards de Teutatès qu’il allait combattre pour ses autels et pour ses foyers.

À Gergovie, la résistance gauloise trouva, avec le courage que donnent les plus nobles passions, la force d’une position naturelle à peu près inexpugnable. Vercingétorix avait eu raison de ne point craindre d’y laisser venir César.

La montagne s’élève de 703 à 744 mètres au-dessus de la mer, 300 mètres au-dessus de la vallée de l’Auzon, qui coule à 2 500 mètres, à vol d’oiseau, du point le plus haut du massif. Le sommet, aplati, présente une esplanade régulière, de la forme d’un trapèze, large de 500 mètres du Nord au Sud, longue de 1 500 mètres de l’Est à l’Ouest, et très suffisamment nivelée sur toute sa surface. La périphérie de ce plateau est d’environ 4 kilomètres, la surface approximative, de 75 hectares. Les limites en sont partout très nettement indiquées par une retombée de la terrasse du sommet, parfois presque aussi nette que l’angle saillant d’une muraille. C’était sur ce plateau que la ville gauloise était assise: elle avait à la fois l’aire vaste et égalisée d’une grande cité de plaine et la hauteur abrupte d’un refuge de montagne.

Les remparts suivaient le rebord du plateau; ils n’étaient en réalité que le prolongement artificiel des flancs rocheux qui le soutenaient. Du pied même de la muraille, les coulées de basalte descendaient en pentes très rapides: 200 mètres d’inclinaison pour 1 kilomètre, 300 mètres pour 1 200 pas. Mais il y a, à cet égard, une différence sensible entre les deux versants. Au Nord, du côté de la plaine et de l’Artières, et à l’Est, du côté de la route, c’est la taille presque à pic, et interrompue par de profonds ravins: l’escalade est sur ce point fort dangereuse. Au Sud, où la montagne se prolonge vers l’Auzon par une série d’éperons, de plateaux en contre-bas et de collines en avant-corps, à l’Ouest également, où elle se rattache à la chaîne des Puys par un col étroit, mais aplani et élevé, il est facile d’aborder Gergovie par une montée lente et sinueuse qui adoucisse les rampes, et il n’est pas impossible, pour peu qu’on ait le pied solide et le regard juste, de les escalader rapidement.

Ainsi, au Nord et à l’Est, Gergovie se défendrait presque d’elle-même. À l’Ouest, par où l’attaque était très faisable, les Gaulois se fièrent, pour l’empêcher, aux bois épais qui obstruaient les abords des remparts et qui couvraient le col des Goules et les hauteurs de Risolles (entre le village d’Opme et le plateau de Gergovie). La ville ne paraissait abordable, avec quelque chance de succès, que par le Sud.

Ce fut donc sur le versant méridional que Vercingétorix étagea toute son armée. Il ne commit point la faute de l’enfermer dans Gergovie. De ce côté, en avant et au bas du plateau, le flanc de la montagne présente une sorte de palier naturel qui interrompt les pentes: Vercingétorix fit de ce vaste gradin un boulevard militaire; il le ferma, au rebord extérieur, par un mur d’énormes rochers, haut de six pieds. Ainsi la montée était coupée au point même où elle devenait plus facile; l’élan des assaillants serait brisé à l’instant où il allait aboutir. — En avant de ce mur, les pentes restaient désertes. En arrière, sur les terrasses légèrement inclinées qui s’étendaient jusqu’aux remparts de la forteresse, furent massées le gros des troupes gauloises. Elles étaient, comme à l’ordinaire, disposées par nations. Mais on les avait groupées en trois camps, rapprochés les uns des autres, et c’était un ensemble imposant que celui de cette armée entassée sur la montagne, pressée autour de la tente de Vercingétorix. Gergovie, placée en arrière, semblait le réduit de la défense. — Enfin, en dehors du puy gergovien proprement dit, les hauteurs auxiliaires furent occupées par des avant-postes: par exemple la colline de La Roche-Blanche, qui commandait le vallon de l’Auzon. Mais Vercingétorix eut le tort de n’attacher qu’une importance médiocre à ces défenses d’avant-garde et de réserver tous ses efforts à Gergovie et à ses abords immédiats: peut-être était-il décidé à ne disséminer ni ses troupes ni ses points de résistance.

César avait presque espéré se rendre maître de Gergovie par un coup de main: ce qui témoignait chez lui ou de l’ignorance des lieux ou d’une confiance sans limite. Mais, quand il eut reconnu la montagne, et qu’il n’eut aperçu partout que des bois, des rochers, des remparts et des hommes, il s’avoua l’illusion qu’il s’était faite, et il ne songea plus qu’à un siège en règle.

Ce siège même était-il possible? Les ingénieurs qui avaient fixé les lois de la poliorcétique et défini les systèmes d’attaque, avaient-ils prévu une place de ce genre, à la fois murée, plantée sur des parois abruptes, et hérissée de contreforts? Les règles ordinaires de l’art classique se trouvaient presque en défaut. — L’attaque de force, comme à Avaricum? à la rigueur, on pouvait bâtir une terrasse sur le col des Goules et de Risolles: mais quelle hauteur ne devrait-elle pas avoir pour atteindre le rebord du plateau, qui dominait le col de 40 mètres? et comment faire travailler les hommes sur cet isthme étroit, flanqué de deux dangereux ravins? Le blocus? il fallait établir une ligne de circonvallation de vingt kilomètres, à travers un terrain des plus accidentés, tantôt le long de vallées boisées, tantôt sur des roches à pic, et toujours sous la menace des montagnes voisines. — Pour l’un et l’autre de ces systèmes, on avait d’ailleurs besoin de deux ou trois fois plus d’hommes que n’en comptaient les six légions amenées devant Gergovie. — Quelle que fût enfin la résolution à prendre, César devait d’abord asseoir son camp, et il n’avait même pas sous les yeux un emplacement convenable. Où qu’il le posât, à moins que ce ne fût trop loin de Gergovie, les regards ennemis plongeraient dans les rues, devineraient les mouvements, n’ignoreraient que ce qui se passe sous la tente; pour lui, il était condamné à ne rien voir de ce que les autres préparaient, à ne rien savoir d’eux que par de douteux transfuges. — Le mieux qu’il pût faire, sa reconnaissance achevée, était ou d’appeler Labiénus ou de partir pour le rejoindre.

Il demeura seul, espérant un de ces succès d’audace que ne lui ménageait pas sa Fortune.

V

Le jour même de son arrivée, Jules César eut à livrer un léger combat de cavalerie, dont il ne nous dit pas quelle fut l’issue. Ce qui prouve qu’il ne tourna pas à son avantage, et ce fut un mauvais présage.

Son camp fut établi le moins mal possible, sur un des mamelons qui bombent les basses terres, entre le lac de Sarlièves et le cours de l’Auzon (sur la colline au nord-est du Petit Orcet). César trouvait là de l’eau, un large espace pour sa cavalerie, il était à une demi-lieue, à vol d’oiseau, des regards des Gaulois, et, s’ils voyaient quelque chose dans son camp, ils le voyaient fort vaguement. Il était enfin maître de la route du Nord, par où les Éduens allaient le ravitailler. Seulement, la position qu’il avait dû choisir était assez médiocre, et se défendit surtout par les retranchements élevés de main d’homme.

Tout de suite, César éprouva de forts ennuis. Vercingétorix tenait son armée bride en main: jamais il n’en fut plus maître que devant Gergovie. Elle comprit que la partie était sérieuse, et elle ne fit ni faux pas ni écart. Plus d’assemblées tumultueuses, plus de ces délibérations agitées où s’émoussait la force du commandement. Sur ce sol familier de la cité de ses ancêtres, auprès de ces remparts et de ces monts dont il était le souverain, Vercingétorix put parler en prince absolu à tous les Gaulois. Cette fois enfin, il apparut comme roi. Il avait réduit son conseil aux chefs des cités alliées, une vingtaine d’hommes seulement, qui se sentaient responsables du salut de tous; il les réunissait chaque matin, au lever du soleil, non pas pour discuter longuement avec eux, mais pour entendre leurs rapports et donner ses ordres, et pour arrêter ensemble le plan des opérations de la journée.

Presque tous les jours, Vercingétorix leur taillait une besogne à faire. Il envoyait dans la plaine, autour du camp de César, des escadrons de cavalerie et ses nouveaux détachements d’archers. Le proconsul était obligé de faire sortir ses hommes, et ils étaient sans doute souvent battus, puisqu’il ne nous dit pas qu’ils furent jamais vainqueurs: si parfois les Gaulois étaient serrés de trop près, ils n’avaient aucune peine à se replier à l’abri sur leurs rochers, loin de la portée des frondes et des javelots. Vercingétorix se tenait non loin de là, regardant combattre les siens, appréciant leur valeur, jugeant ce qu’il pouvait demander à chacune de ses troupes. Il les exerçait ainsi, plutôt encore qu’il ne les exposait, et les abords du camp romain étaient transformés par lui en un champ de manège.

La situation devenait humiliante pour César. Coûte que coûte il devait se dégager, tenter quelque chose du côté de cette masse de hauteurs qui commandaient son camp.

La plus rapprochée de lui et la plus éloignée de Gergovie était celle de La Roche-Blanche. Bien isolée, escarpée de toutes parts, elle était un excellent poste d’observation et de retraite, comme une petite citadelle en face de la grande: elle dominait à la fois les ravins méridionaux de Gergovie, où étaient campés les Gaulois, et la vallée de l’Auzon, qui leur fournissait leurs principales provisions d’eau et de fourrage. La Roche-Blanche avait une bonne redoute: mais la garnison était de médiocre importance, et campée tout entière du côté de l’Est, où était César; sur les autres points, les Gaulois se croyaient, suivant leur erreur habituelle, gardés par les bois et les fourrés qui garnissaient les flancs de la colline. Ils ne se sont jamais, dans ce siège et dans cette campagne, défiés des embûches qu’abritent les forêts.

Une nuit, César envoya par la gauche, dans les bois de La Roche-Blanche, les meilleurs de ses légionnaires. Le matin, il commença lui-même l’escalade à droite, à découvert, avec d’autres troupes: les Gaulois ne s’occupèrent que de cette attaque. Pendant ce temps, rampant à travers les taillis, les soldats de l’embuscade arrivaient et fondaient sur eux par derrière. La garnison fut culbutée, avant qu’un secours ait pu descendre de Gergovie.

Chargement de la publicité...