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Victor, ou L'enfant de la forêt

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The Project Gutenberg eBook of Victor, ou L'enfant de la forêt

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Title: Victor, ou L'enfant de la forêt

Author: M. Ducray-Duminil

Release date: January 23, 2009 [eBook #27876]
Most recently updated: January 4, 2021

Language: French

Credits: Produced by Sébastien Blondeel, Carlo Traverso, Chuck Greif
and the Online Distributed Proofreading Team at
https://www.pgdp.net (This file was produced from images
generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VICTOR, OU L'ENFANT DE LA FORÊT ***

VICTOR,

OU

L'ENFANT DE LA FORÊT.

AVIS.

Les Romances répandues dans cet Ouvrage, se trouvent, mises en musique, avec accompagnemens de harpe ou forte-piano, par le citoyen Ducray-Duminil, chez M. Imbault, Marchand éditeur de Musique, rue Saint-Honoré, au Mont-d'Or, près la Croix-du-Trahoir, qui a les Romances de Lolotte et Fanfan, Roman du même Auteur.


Nous, soussignés, déclarons que les Ouvrages du citoyen Ducray-Duminil, savoir: Lolotte et Fanfan, Alexis ou la Maisonnette dans les Bois, Petit-Jacques et Georgette, le Codicile Sentimental, les Soirées de la Chaumière, et Victor ou l'Enfant de la Forêt, ne se trouvent, avoués par l'Auteur, que chez le citoyen le Prieur, Libraire, rue de Savoie, qui en est propriétaire; que toute autre édition serait une contrefaçon, et que nous en poursuivrons les contrefacteurs pardevant les Tribunaux.

Ducray-Duminil, le Prieur.



VICTOR,

OU

L'ENFANT DE LA FORÊT;

PAR

M. DUCRAY-DUMINIL,

Auteur de Lolotte et Fanfan, d'Alexis,
des Petits Montagnards, &c.

Qui le consolera, l'infortuné?.... Sa vertu!

TOME PREMIER.

À PARIS,

Chez Le Prieur, Libraire, rue de Savoie,

nº. 12.

AN V.—1797.

UN MOT AU LECTEUR.

Prouver que la vertu est supérieure à tous les événemens; qu'elle sait braver les coups du sort, et ceux de la méchanceté des hommes; qu'elle est toujours grande, toujours sublime, même quand elle a le malheur de succomber sous les efforts du vice, tel est le but moral que s'est prescrit l'Auteur. Si son Victor intéresse, s'il fournit quelques méditations, quelques rêveries touchantes au philosophe, à l'ami de l'humanité; si son plan est senti enfin par ceux qui lisent avec attention, qui cherchent toujours le fruit sous les fleurs, il sera bien récompensé d'avoir entrepris cet Ouvrage, qu'on trouvera d'ailleurs bizarre, romanesque, extraordinaire, invraisemblable, tout ce que l'on voudra.

CHAPITRE PREMIER.


LA VEUVE ET L'ORPHELIN.

Minuit sonne!.... Un silence religieux succède au tumulte des villes, au hennissement des chevaux, aux chants joyeux des agriculteurs.... Le sommeil appesantit ses ailes noires sur la surface de notre hémisphère: il en secoue les pavots et les songes; les songes!.... qui ne font souvent que prolonger les peines de l'infortuné, tandis qu'ils rappellent à l'homme heureux les images riantes dont il a joui dans la journée. C'est le moment du repos pour tous les mortels; c'est le moment de la douleur pour le jeune Victor.

Il est seul dans son appartement, l'intéressant Victor. Les deux coudes appuyés sur sa fenêtre, sa tête enfoncée dans ses mains, il se livre aux plus tristes réflexions. La lune éclaire la campagne: elle réfléchit son disque argenté dans l'eau limpide du canal qui entoure le château de Fritzierne; un léger zéphyr balance mollement la cime des arbres: les rossignols, les fauvettes, tous ces Orphées des bois sont endormis; le cri lugubre de l'oiseau de Minerve trouble seul la tranquillité dont veut jouir la nature; tout dispose à la mélancolie, tout invite au recueillement.

Victor, occupé de mille pensers divers, fixe ses regards distraits sur les objets qui l'environnent; il regarde tout, et ne voit rien; il pense à mille choses, et n'a pas une seule idée. Ses yeux sont humides de larmes que ses paupières, immobiles, n'expriment point de ses yeux. Son cœur bat, ses genoux fléchissent; il semble qu'il ne puisse plus se soutenir, et voilà plus d'une heure qu'il est dans la même position!.... Un léger nuage cependant obscurcit le disque argenté de l'astre de la nuit; il en affaiblit la clarté; mais il en diverge les rayons sur des bois, des plaines, des rivières, des fortifications. L'absence de la lumière tire Victor de sa rêverie; il promène ses regards avec plus d'attention sur les objets qu'il peut distinguer encore: il les a vus cent fois; mais il ne les a jamais fixés avec autant de volupté: tout lui paraît nouveau, parce qu'il sent davantage. Les vastes forêts de la Bohême, qu'il habite, se présentent en masse à ses yeux étonnés. Au pied du mont des Géants, auprès duquel est situé le château de Fritzierne, il apperçoit l'Elbe sortant de sa source avec impétuosité, courant, au milieu de mille sinuosités, arroser les plaines, les villes et les hameaux. Il voit en imagination ce fleuve majestueux se grossir dans son cours, traverser la Misnie, la Saxe, et porter à la mer, au-dessus de Hambourg, le tribut de ses eaux gonflées, dans leur cours, par mille torrens divers. Il apperçoit la haute tour de Buntzlau, où Boleslas-le-Cruel-massacra son frère Vinceslas qui venait lui demander un asyle. Enfin, baissant les yeux sur les fortifications du château de Fritzierne, il le voit flanqué de bastions, de tourelles, de contre-forts, et défendu par un large fossé, qu'un pont-levis permet seul de franchir.

Ce spectacle imposant doit être familier à Victor; mais il ne lui a jamais procuré autant de jouissances. Eh quoi! s'écrie-t-il, ces tableaux magnifiques, ces superbes campagnes, ce château où l'on éleva mon enfance; je quitterais tout cela!.... je fuirais un protecteur, un père!.... j'aurais l'ingratitude de l'abandonner, quand il compte sur moi pour adoucir les ennuis de sa vieillesse!.... Non, Victor, non, tu t'auras point cette barbarie; tu vaincras une funeste passion, tu respecteras la fille de ton protecteur, tu lui cacheras tes sentimens; tu triompheras de l'amour, et tu jouiras du bonheur d'une famille qui t'a reçu dans son sein au sortir de ton berceau, qui te regarde comme un ami que le ciel lui a envoyé.... Mais, dieux! Clémence! tu ne sauras donc jamais que je t'aime, que je t'adore.... jamais!.... L'ai-je pu former ce cruel projet! Clémence! fille adorable! si tu savais, si j'osais dire à ton père!.... Ton père pourrait-il blâmer un amour vertueux, un amour délicat fondé sur la reconnaissance, sur l'admiration dont tes rares vertus m'ont pénétré!.... Pourrait-il me repousser de son sein, après m'avoir cent fois accablé des bontés les plus touchantes! Non, non, le baron de Fritzierne est un philosophe, un sage; il fait peu de cas de la naissance, de la fortune, de tous les dons du hasard; il n'estime que l'honneur, la probité: il me jugera digne de la main de sa fille. Oui, Clémence, oui, tu connaîtras mon amour; j'ose espérer que tu le partageras: tu m'as donné tant de fois l'espoir d'être aimé! Nous nous jetterons aux pieds du meilleur des pères; il nous embrassera, nous unira. Ô Victor! quelle félicité t'attend!.... Que dis-tu, insensé? où va s'égarer ton imagination? toi, malheureux enfant trouvé dans une forêt; toi, infortuné, sans parens, sans amis, sans appui sur la terre, tu deviendrais le gendre du baron de Fritzierne, d'un des plus puissans seigneurs de l'Allemagne! tu oserais rapprocher la distance....

Non, Victor, non; cesse d'espérer, cesse de rêver, ce bonheur n'est pas fait pour toi. Fuis, Victor, fuis, dérobe-toi aux traits du malheur qui t'attend; crains d'être accusé d'ingratitude, de séduction: tu le serais, Victor, tu le serais, et tu en mourrais!.... C'en est fait, son père m'a refusé aujourd'hui la permission de voyager loin de lui; il a fait de vains efforts pour m'arracher le secret de mon cœur; demain, je me précipite de nouveau à ses genoux; je le presse, je le conjure de me laisser partir, et s'il se refuse encore à mes vœux.... S'il s'y refuse, que ferai-je? que deviendrai-je? Ah! malheureux!....

C'est ainsi que Victor flottait dans une mer de pensées plus douloureuses les unes que les autres. Il devait tout à M. de Fritzierne, il adorait sa fille Clémence; mais son amour était respectueux; jamais il ne lui était échappé un mot qui pût le déceler; jamais aucune de ses démarches n'avait dévoilé le secret de son cœur; Clémence elle-même ignorait que sa tendresse était payée de retour; car Clémence aimait Victor, et Clémence, par des agaceries bien naturelles à un enfant, avait allumé cette funeste passion dans le cœur du homme. Clémence avait dix-sept ans; elle était vive, et simple comme l'innocence; son ame ignorait ces détours qui gênent le sentiment, qui en arrêtent l'explosion. Victor avait dix-huit ans; il était grand, bien fait, doué de toutes les qualités de l'esprit et du cœur. Clémence, élevée avec lui, n'avait pu résister au charme que sa présence, ses discours, ses talens, lui avaient inspiré. Elle l'aimait donc; mais elle croyait n'aimer qu'un frère: son père l'avait élevée dans cette douce illusion. Clémence se croyait attachée à Victor par les liens du sang, et Clémence se livrait sans contrainte à toute l'effusion d'un sentiment qu'elle regardait comme celui de la tendresse fraternelle. Victor, lui Victor, ne pouvait se livrer à cette douce erreur. Victor savait bien qu'il n'était point le frère, de Clémence.... Il ne connaissait qu'une partie de l'histoire de sa naissance; mais il en savait assez pour désespérer de jamais obtenir la main de son amante. Le baron de Fritzierne, vieillard de soixante-cinq ans, après avoir brillé long-temps dans les emplois politiques et militaires, après avoir éprouvé une foule de malheurs, s'était retiré dans son château, où il vivait retiré du commerce des hommes. Là, il avait élevé Clémence et Victor: il aimait ce dernier comme son propre fils; mais il était extrêmement riche; sa naissance était des plus distinguées; il n'y avait pas d'apparence qu'il voulût jamais donner sa fille à un inconnu. Victor le craignait, Victor prévoyait les suites funestes de sa fatale passion, et il s'était déterminé à voyager jusqu'au moment de l'établissement de Clémence. Il en avait parlé à son père, sans lui donner les véritable raisons qui le forçaient à s'éloigner. Mais Fritzierne s'était attendri; le bon Fritzierne lui avait reproché, en versant quelques larmes, l'espèce d'abandon où il voulait le plonger. Victor n'avait pu résister aux pleurs de son bienfaiteur: il s'était tu; son cœur avait gémi. Il était remonté dans son appartement, l'ame oppressée, le feu sur les joues, et les paupières chargées de larmes. Loin de chercher un repos qui l'aurait fui, il avait ouvert sa croisée, et le spectacle de la nature venait d'enchaîner ses facultés, de suspendre, pour un moment, l'exécution de son projet. Tantôt il se proposait de fuir sans voir le baron ni sa fille; et tantôt il voulait écrire à Clémence pour lui faire ses tristes adieux. Il allait se mettre à son secrétaire dans cette intention; mais les beautés des sites que la lune éclairait à ses yeux, le retenaient à sa fenêtre; il admirait, reprenait le cours de ses réflexions, admirait encore et ne pouvait rien faire....

Quiconque a voyagé dans la Bohême, quiconque a vu les montagnes, les bois, les hameaux, les vieux châteaux qu'elle renferme, se fera aisément une idée de la situation de manoir de Fritzierne: c'était un château-fort dans toute l'étendue du terme. Placé au milieu d'une colline qui, par une suite d'élévations, formait le dernier monticule de la chaîne des montagnes des Géants, il dominait sur un pays raboteux, hérissé de vieilles tours, de masures, de côteaux boisés, de prairies et de ruisseaux. Il était fortifié tout autour, à l'exception d'une petite porte percée dans un des créneaux de la muraille, et qui donnait de plain-pied sur la campagne. Sur le devant de la façade était situé le pont-levis, jeté sur un large fossé plein d'eau. Les jardins, élevés en amphithéâtres, étaient immenses, entourés de fortes murailles, flanqués d'énormes contre-forts; en un mot, il était impossible de craindre, d'aucun côté, l'attaque de brigands qui infestaient depuis long-temps les vastes forêts d'alentour. Ce château avait autrefois soutenu des siéges, et il était encore capable de se défendre contre toute surprise.

C'était là le séjour que, depuis vingt ans, le baron de Fritzierne habitait paisiblement; c'était là que la compassion avait tendu une main protectrice à la jeunesse de Victor, dont les malheurs les plus cruels avaient marqué la naissance, ainsi que nous le verrons par la suite....

Victor connaissait toutes les obligations qu'il avait au vieux baron; mais Victor, combattu par l'amour, la reconnaissance et la délicatesse, ne pouvait répondre aux bontés dont on l'avait accablé, que par une fuite précipitée: c'était même le seul moyen qu'il eût de prouver sa gratitude à son bienfaiteur; il fallait, par égard pour ses bienfaits, qu'il s'arrachât de ses bras....

Victor venait de prendre cette résolution. Né ferme et courageux, il était incapable d'en changer. Son ame était plus calme, son cœur moins agité, ses pensées avaient repris leur cours; une heure entière, passée dans la fluctuation des idées les plus tristes, avait épuisé ses facultés morales et physiques; le sommeil commençait à lui faire éprouver son besoin impérieux, il allait fermer sa fenêtre pour goûter quelques heures de repos, déjà il s'en éloignait, lorsque des cris affreux le rappellent au balcon. Il écoute.... Plus rien.... Le silence seul frappe son oreille attentive. Il va s'éloigner de nouveau; les mêmes cris recommencent; mais ils sont plus aigus.... Victor entend distinctement ces mots, prononcés dans la campagne, presque au-dessous de lui: Ô, qui que vous soyez, ne prenez que ma vie; n'arrachez point celle du malheureux orphelin que vous voyez; c'est mon fils, c'est mon fils, je l'ai adopté.... Barbares! que vous a-t-il fait?.... Eh! ne se trouvera-t-il point quelque ame généreuse qui vienne nous secourir!....

Victor, saisi d'effroi, cherche à distinguer les infortunées créatures dont il entend les sanglots; mais la confusion règne sur tous les objets; il n'apperçoit qu'un fer étincelant à la clarté de la lune; on agite ce fer; on semble en menacer les victimes.... Victor ne balance point; il éveille son domestique. Tous deux prennent leurs pistolets, et se précipitent vers la petite porte qui donne sur la campagne, et dont ils ont une clef. Victor n'a qu'une inquiétude; il craint d'arriver trop tard; il craint que le sang ait coulé!.... Bientôt la porte se referme sur eux; ils marchent au hasard, et n'entendent plus rien; mais Victor dirige ses pas vers l'endroit où, de sa croisée, il a vu briller le fer de l'assassin: tous deux marchent doucement pour n'être point découverts.... À peine ont-ils fait deux cents pas que, cachés derrière une bruyère, ils apperçoivent distinctement une femme à genoux, tenant dans ses bras un jeune enfant de quatre à cinq ans; trois scélérats, dont l'aspect est repoussant, tiennent le pistolet sur la gorge de l'infortunée, et l'un d'eux l'interroge en ces termes: Qu'as-tu vu? qu'as-tu entendu? réponds, ou c'est fait de ta vie!—Hélas! je n'ai rien entendu, rien vu, je vous le répète,—Pourquoi t'es-tu écriée: Fuyons, mon fils, ce sont des voleurs!—La crainte, la terreur, à l'heure qu'il est....—Mais tu as ajouté: Si Roger était à leur tête! fuyons!—J'ai entendu parler de Roger comme d'un chef dont l'approche est redoutable.—Tu ne le connais pas?—Moi....—Tu te troubles!....Camarades, immolons l'enfant, et conduisons la mère à notre chef. Cette femme en est connue; je ne sais quoi me dit qu'elle en est connue....

Les trois brigands allaient consommer leur forfait sur l'enfant, que la mère pressait contre son cœur; déjà même ils venaient de lui arracher cette innocente créature, qui jetait des cris affreux.... Victor s'élance, Victor s'écrie: Arrête, scélérat, reçois la punition de tes crimes!....

Un coup de pistolet étend un des brigands à ses pieds. Un second veut fuir, Valentin, le domestique de Victor, le poursuit, et le prive à son tour de la vie. Le troisième brigand se sauve à toutes jambes et disparaît.... Le fidèle serviteur revient joindre son maître, qu'il trouve occupé à rappeler les sens de l'inconnue qui s'est évanouie. Valentin la prend dans ses bras, Victor serre l'enfant dans les siens; et tous deux, chargés de ces précieux fardeaux, regagnent la petite porte, l'ouvrent, la referment soigneusement, et portent dans leur appartement les infortunés à qui ils viennent de sauver la vie.

Qu'on se représente la situation d'un homme sensible, d'un homme comme Victor, qui vient de commettre une bonne action. En est-il de plus douce? Comme son cœur bat délicieusement! comme son sang est rafraîchi par l'idée agréable qu'il vient de secourir l'humanité!

Victor fait asseoir l'inconnue, qui est un peu revenue à elle; il prend l'enfant sur ses genoux, le presse, le caresse, et voit avec satisfaction cet intéressant enfant lui sourire, et jeter sur lui des regards où se peignent déjà la tendresse et la reconnaissance.... La mère a recouvré l'usage de la parole. Qui êtes-vous, lui demande doucement Victor? Par quel hasard vous trouvez-vous seule, à une heure du matin, dans un lieu aussi désert?—Homme généreux, ne me demandez pas qui je suis; n'exigez pas que je vous fasse le récit des malheurs qui ont traversé ma vie? Ce récit douloureux, je ne pourrais le faire; je ne le ferai jamais: je me suis imposé la loi de cacher mes aventures à tout le monde; la mort seule me les fera oublier; mais personne, non personne ne les connaîtra.... Qu'il vous suffise de savoir que je suis une pauvre femme, sans asyle, sans parens, sans amis, qui...—Sans parens, sans ami! Oh! parlez, parlez, vous m'intéressez à un point....—Je m'étais retirée dans un petit village à quelques lieues de Prague. Là, je vivais tranquillement du travail de mes mains et des dons que les ames sensibles voulaient bien me faire. Un vieux laboureur, plus pauvre encore que moi, venait de perdre son fils, l'espoir de sa vieillesse; l'épouse de ce fils était morte en donnant le jour à cet enfant que vous voyez. Le laboureur ne put résister à tant de coups; il expira dans mes bras, et moi je me chargeai de l'orphelin, persuadée que le ciel ne m'abandonnerait pas. Mais, hélas! le sort ardent à me persécuter voulait me chasser une seconde fois de mes foyers. L'avant-dernière nuit, le feu prit au village et consuma une grande partie des masures. Des méchans accusèrent ma négligence de ce malheur.... J'avais perdu mon asyle, j'avais perdu la tendresse de ceux au milieu desquels je vivais; je pris l'enfant dans mes bras, et je partis, résolue d'aller implorer la compassion d'une vieille parente que j'ai en Silésie, mais dont je n'appréhende que trop la dureté, s'il faut vous l'avouer.... Hier soir je me suis égarée dans ces routes tortueuses qui environnent votre château; la nuit m'a surprise au milieu de mes inquiétudes.... Que faire dans cette cruelle extrémité! Je recommande cet enfant à Dieu; je m'enfonce dans un vallon, où j'engage le petit à dormir sur un tertre de gazon, bien déterminée à veiller toute la nuit auprès de lui. L'enfant reposait depuis près de deux heures environ, et je me croyais absolument seule dans cet endroit écarté, lorsque j'entends distinctement ces mots qu'on prononce à voix basse, et tout près de moi: As-tu assez dormi, Morgan? Allons, allons, réveille-toi, voilà l'heure d'aller à la découverte. Tu sais que Roger doit camper aujourd'hui entre Kingratz et Sarwitz: c'est le passage des voitures publiques; il y a là de bons coups à faire.... À ces mots, à ce nom de Roger, qui me retrace des souvenirs trop douloureux, la frayeur s'empare de moi; je prends l'enfant dans mes bras, je me lève, et nous fuyons; mais le petit ne peut retenir ses cris; les deux scélérats nous découvrent, nous poursuivent, nous atteignent, et.... vous savez le reste.... Généreux mortel! je vous dois ma vie, je vous dois plus!.... vous avez conservé les jours de cet enfant qui m'est bien cher, puisqu'il n'a plus que moi dans le monde! comment ferai-je pour acquitter jamais tant de bienfaits!....—Comment vous ferez, ange du ciel! Ah! continuez de donner vos soins à cet enfant, et vous aurez reconnu au-delà tout ce que j'ai eu le bonheur de faire pour vous et pour lui: c'est mériter tous les bienfaits des hommes, qu'être utile à un seul infortuné!....

Victor était charmé de voir que la personne qu'il venait de secourir était digne de son estime. Il regardait avec délices cette femme vertueuse, qui faisait pour un enfant étranger ce que le baron avait fait pour lui; il trouvait, dans la situation de l'inconnue, une sorte de rapprochement avec la sienne propre, et son ame jouissait...... Cependant il pense que ces infortunés n'ont rien pris depuis douze heures. Personne n'est éveillé dans le château.... Comment faire? C'est Valentin qui va le tirer de cette sollicitude. Valentin, ce bon garçon que nous connaîtrons un peu mieux par la suite, a toujours en réserve chez lui une armoire remplie de petites provisions. Valentin apporte à l'inconnue de quoi rétablir un peu ses forces; et comme il est trop honnête pour ne pas tenir compagnie à tout le monde et à toute heure, il boit un verre de vin, dont il faut convenir qu'il a un peu besoin......... Victor regarde avec plaisir ce tableau touchant; Victor oublie et son amour, et ses projets: tant il est vrai que le sentiment de l'humanité est le seul qui puisse remplir un cœur sensible sans douleur, sans serremens, sans toutes ces affections pénibles qui accompagnent toujours les passions!

CHAPITRE II.


LE SONGE ET L'HOSPITALITÉ.

Madame Wolf (c'est le nom que se donne l'inconnue) a fini son repas frugal; son fils, Hyacinthe, s'est déjà endormi sur un siége. Victor engage madame Wolf à se reposer dans son propre lit: elle résiste d'abord; enfin elle cède. L'enfant est mis à côté d'elle, et Victor se propose de passer le reste de la nuit dans un fauteuil, à côté de ses hôtes. Valentin veut rester avec son maître; mais Victor lui ordonne de se retirer, et le domestique obéit.

Victor est trop ému pour pouvoir sommeiller; il regarde madame Wolf dormir avec ce calme de l'ame que donne toujours la vertu; il examine l'enfant qui entre dans la carrière tortueuse de la vie, et se demande quel sort attend cet aimable enfant.

Victor réfléchissait sur la bizarrerie de la fortune, qui tourmente chaque individu séparément. Des pensées un peu plus pénibles avaient chassé les idées agréables que venait de lui faire naître le bonheur qu'il avait eu de sauver la veuve et l'orphelin des mains de trois scélérats. Madame Wolf et Hyacinthe étaient sans appui, sans secours. Victor connaissait assez le cœur du baron de Fritzierne pour espérer qu'il les garderait dans son château, et qu'il ferait pour le jeune Hyacinthe ce qu'il avait fait pour lui. Il n'en doutait pas un moment; mais il sentait que ces deux infortunés, qui lui devaient la vie, étaient un lien de plus qui l'attachait au château; il ne pouvait s'en séparer. L'enfant attendait ses soins; il devait l'élever comme un fils que le ciel venait de lui envoyer. Il se proposait donc de former son cœur à la vertu, et de développer ses facultés physiques et morales. Cette occupation d'ailleurs pourrait le distraire de sa fatale passion; il lui donnerait tout son temps, ne verrait Clémence qu'aux heures du repas, et toujours devant son père. C'est une espèce d'absence qu'une grande occupation. Près de Clémence, il ne la verra pas plus que s'il en était très-éloigné; car Victor peut prendre ses repas chez lui, séparément, ne rendre ses devoirs à M. de Fritzierne que le matin, et se renfermer pendant tout le reste de la journée avec son élève, son petit Hyacinthe. Oui, cela peut s'arranger ainsi; voilà qui est décidé. Victor restera au château, Victor ne verra plus Clémence qu'autant que la bienséance l'exigera. Sa passion, distraite par un autre objet, s'affaiblira bientôt; il oubliera Clémence, il l'oubliera.....

Insensé, quelle est ton erreur! que ta raison est fragile, quand c'est ton cœur qui la guide! Crois-tu qu'une première impression s'efface aussi aisément? crois-tu qu'on puisse oublier Clémence quand on a eu le bonheur de la voir, d'admirer ses talens, ses perfections?...... Tu ne la verras que rarement, et devant son père! Mais Clémence s'attachera à ton élève; elle te le demandera; elle viendra le trouver chez toi; elle voudra lui donner des leçons de musique, de talens agréables: tu l'entendras chanter, cette fille céleste! tu la verras sourire, tu la rencontreras chez toi, dans le parc, et par-tout dans ton cœur!.... Eh! tu pourrais l'oublier! l'oublier! Il te faudra donc oublier aussi que tu as une ame sensible? Il te faudra donc oublier les jeux de ton enfance avec Clémence, ses agaceries piquantes, sa voix si touchante, ses regards si doux, si expressifs? Non non, Victor, n'espère pas te soustraire facilement à ses traits dangereux; n'espère pas vaincre un amour si pur, si délicat.... Eh! quand tu ne la verrais plus, pourrais-tu jamais oublier que tu l'as vue, que tu l'as connue? Fuis le danger, Victor; laisse la veuve et l'orphelin dans le château, confie-les aux soins généreux de ton bienfaiteur. Il demandait une compagne pour sa fille, pour lui des amis, un appui dans sa vieillesse; eh bien! les voilà, ces amis qu'il cherchait. Madame Wolf paraît bien née; elle est vertueuse, elle a du moins l'accent de la vertu: peux-tu, Victor, peux-tu jamais être mieux remplacé?

Victor était occupé de ces diverses réflexions; ses yeux étaient attachés sur la veuve et l'orphelin, qu'il voyait reposer tranquillement.... Tout-à-coup madame Wolf paraît agitée par un songe funeste; son front se couvre de sueur, ses traits s'obscurcissent, sa bouche veut articuler quelques mots.... Victor craint qu'elle ne se trouve indisposée; il va s'approcher d'elle, la secourir. Elle paraît se calmer..... ses yeux se referment..... elle dort.... Mais non: bientôt un nouveau trouble s'empare de ses sens; elle s'agite, elle jette un cri.... À ce cri lugubre et sourd succèdent quelques murmures étouffés. Victor l'entend prononcer distinctement ces mots: Roger! barbare Roger!.... que fais-tu? que veux-tu? la beauté, l'innocence, rien ne peut te désarmer!.... Cruel! frappe, frappe donc! arrache-lui la vie.... Cet enfant, tu le demandes! Non, non, cet enfant n'est plus en ton pouvoir; je l'ai soustrait à la mort, a l'ignominie.... La mère te reste!... Le monstre! il l'étend sans vie à mes pieds, ciel! oh ciel!...

À ce cri affreux, madame Wolf se réveille en sursaut; elle regarde autour d'elle d'un air inquiet, apperçoit Victor, et s'écrie, en cachant sa tête dans ses mains: le voilà! c'est lui!—Qui donc, lui, s'écrie à son tour Victor étonné?... Il s'approche d'elle, lui prend la main, et lui demande la cause de son trouble. Madame Wolf se frotte les yeux, le considère long-temps avec une expression mêlée de douleur et d'effroi: puis, revenant à elle, elle lui dit en soupirant: Pardonnez, généreux inconnu, pardonnez mon égarement: il est la suite d'un songe effrayant. Je voyais..... je croyais voir..... un homme qui..... vos traits.... Un rapport, bien éloigné sans doute, tout a prolongé mon erreur. Pardonnez-moi si j'ai interrompu votre sommeil.—Mon sommeil! je ne dormais point.... Je vous l'avouerai, madame, vous m'avez glacé d'effroi. Ce Roger que vous avez nommé....—Roger? Ciel! j'ai nommé Roger?—Oui, madame; vous le voyiez prêt à frapper la mère d'un enfant que vous lui aviez soustrait; il semblait même qu'il l'immolait à vos yeux.—Malheureuse! qu'ai-je dit? (se remettant.) Excusez-moi encore une fois, homme sensible et délicat. C'est... oui, c'est la scène de ce soir qui s'est retracée à mon imagination..... Je croyais voir les brigands dont vous m'avez délivrée; ils frappaient mon petit Hyacinthe. Sa mère, qui n'est plus.... car elle n'est plus, sa mère!... elle était exposée à leurs coups. Voilà tout.—Voilà tout, madame? Permettez-moi une seule question. Vous m'avez dit que ce Roger, dont vous avaient parlé les voleurs, vous rappelait des souvenirs bien douloureux..... Auriez-vous connu un homme qui portât ce nom?—Que trop, monsieur.—Ce n'est pas sans doute ce Roger, ce chef des brigands qui infestent les forêts de l'Allemagne, celles de la Bohême?—Par pitié, monsieur, par pitié ne m'interrogez point. Je vous ai dit que personne ne connaîtrait mes malheurs, non, non, personne! S'il faut vous les raconter, s'il faut à ce prix reconnaître le service signalé que vous m'avez rendu, je le sens, le sacrifice est au-dessus de mes forces, et je me vois dans la dure nécessité de vous avouer mon ingratitude.—N'en parlons plus, madame Wolf, n'en parlons plus; on doit respecter le secret des infortunés, comme on doit respecter leur sommeil.... Remettez-vous un peu, madame; le jour paraît, tâchez de reposer encore quelques heures.

Madame Wolf ne pouvait plus dormir; ses sens avaient été trop agités par son rêve pour pouvoir se plonger de nouveau dans cet engourdissement salutaire que procure le sommeil. Elle se leva, et attendit, en causant avec Victor de choses indifférentes, le lever du baron de Fritzierne, qui, dès six heures du matin, était tous les jours dans son parc. Victor regardait attentivement par la croisée; il apperçut enfin cet homme respectable qui, un fusil sous le bras, s'amusait de temps en temps à chasser les oiseaux. Victor recommande à madame Wolf de l'attendre. Il vole au-devant de son bienfaiteur, et se précipite sur sa main, qu'il couvre de baisers. Ô mon père! avez-vous bien passé la nuit?—Très-bien, mon Victor, et toi?—Moi, mon père, la nuit la plus délicieuse....—J'entends, tu as bien dormi. À ton âge!.... Cependant je te trouve les yeux un peu... rouges; tu es pâle.—Mon père...—Achève: aurais-tu quelque chagrin? Penserais-tu encore au refus que je t'ai fait hier de te laisser voyager? Crois-tu que je puisse aisément me passer de toi, mon ami? Si c'est cela qui t'affecte, si tu viens encore m'en parler, je t'en avertis, nous nous fâcherons nous deux, mais sérieusement... Allons, mon Victor, consulte ton cœur, et s'il te dit que tu peux me quitter sans regret, je te laisserai partir sans peine.

Ce peu de mots avait foudroyé Victor; il ne venait point réitérer sa demande, ce n'était point là ce qui l'amenait auprès de M. de Fritzierne; mais il avait le projet de lui en parler dans un autre moment, et tout son espoir s'évanouissait. Cependant l'intérêt de la veuve et de l'orphelin l'emporta sur le sien propre: il oublia ses affaires pour s'occuper de celles de ses protégés. Il se remit donc de la première impression que lui a faite la défense du baron. Mon père, lui dit-il, je ne viens point vous parler d'un projet qui a eu le malheur d'affecter hier votre sensibilité; je ne réitérerai point ma demande, puisqu'elle vous déplaît; un motif plus puissant m'engage à réclamer votre générosité—Qu'est-ce que c'est, mon fils? as-tu besoin de quelque chose? Parle, parle; que tes desirs soient inépuisables comme l'envie que j'ai de t'accabler de mes bienfaits.—Homme divin!.... ce n'est pas pour moi; non, ce n'est pas pour moi que je vous intercède; vos bontés savent prévenir mes moindres vœux, et je n'en puis plus former que pour votre bonheur!.... (en souriant un peu.) Vous allez peut-être trouver plaisant l'aveu que je vais vous faire.... Une.... une femme a passé la nuit dans ma chambre.—(souriant aussi.) Une femme? Quel âge?—Quarante ans, à-peu-près.—Oh! tu ne choisis pas bien.—Pardonnez-moi, mon père; je choisis très-bien, comme vous choisiriez; car c'est la vertu, c'est l'infortune à qui j'ai accordé l'hospitalité depuis une heure du matin.—Bon jeune homme! conte-moi donc cela. T'es-tu trouvé dans les grandes aventures?—Oh! très-grandes, mon père: écoutez-moi.

Victor lui fait un récit exact de tout ce qui s'est passé pendant la nuit; il n'oublie rien, pas même les plus légères circonstances du songe de madame Wolf. Quand il a fini son récit, le baron s'écrie: Où est-elle, cette femme respectable, où est-elle? je veux la voir: si elle est digne de mon estime, de la tienne, je la garde ici, je la donne à ma fille pour compagne et pour amie.

Victor court promptement chercher madame Wolf; elle descend, tenant son petit Hyacinthe par la main; elle se précipite aux genoux du baron, qui la relève avec bonté, lui adresse quelques questions, fait venir un domestique, et lui ordonne de préparer, sur-le-champ, un logement pour la veuve. Les larmes de madame Wolf inondent les mains du bon Fritzierne. Victor ne peut retenir les siennes, et le baron lui-même essuie sa paupière, que le sentiment a humectée de ses pleurs délicieux. Madame, dit-il à la veuve, mon fils m'a dit que vos aventures étaient un secret pour tout le monde; je le respecterai, et personne dans cette maison ne vous fera des questions qui pourraient troubler la tranquillité dont je veux que vous y jouissiez. Vous paraissez bien née; soyez la mère de ma fille: elle est encore enfant; c'est volage un peu, c'est étourdi: formez son esprit, son expérience; pour son cœur, je ne vous en parlerai pas; c'est le chef-d'œuvre de la nature, selon moi du moins; et je suis père!..... Mais Victor vous dira..... Qu'en penses-tu, Victor? crois-tu que l'éloge soit outré?

Victor, interdit par cette question, rougit, et balbutie gauchement un oui, monsieur, que l'on n'entend pas. Le baron continue: madame Wolf, dans quelques années d'ici, nous confierons votre Hyacinthe à mon Victor: vous ne pouvez pas lui choisir un meilleur instituteur. Il est jeune encore, mon Victor, il a dix-huit ans; mais je vous réponds que sa raison est solide, que son cœur est pur, que son esprit est cultivé. Je l'aime, oh! je l'aime!.... comme un tendre père aime un fils reconnaissant. Il n'est rien que je ne fisse, rien que je ne lui donnasse pour assurer son bonheur; tous les biens, tous les sacrifices qu'il me demanderait, il aurait tout, et il le sait bien. N'est-ce pas, Victor, que tu me crois bien capable de te donner tout ce qui te ferait plaisir, tout sans exception?—Sans exception; ah, mon père!....—Il connaît bien mon amitié pour lui: c'est qu'il la mérite aussi. Bon Victor! je ne te ferai point d'éloge sur ta conduite de cette nuit: ton cœur t'a déjà récompensé; mais je te remercierai de m'avoir procuré l'occasion de faire le bien. Tu le sais, Victor; c'est m'obliger au-delà de toute expression, que m'amener des infortunés à secourir.

M. de Fritzierne, après ce peu de mots, fit quelques tours de jardin avec Victor et madame Wolf. Cette femme estimable, qui entrevoyait enfin l'aurore du bonheur, après avoir éprouvé tant de chagrin, tant d'inquiétudes, sentait son cœur palpiter plus aisément. Elle pressait une des mains du baron tandis que de l'autre côté, Victor serrait contre son cœur l'autre main de cet homme généreux. On parla d'un genre de vie à régler, d'un plan d'éducation à suivre; ensuite tous se rendirent pour déjeûner au château, où Clémence attendait son père, sans se douter de la nouvelle compagne qu'il allait lui amener.

Par un effet de la sympathie naturelle à deux cœurs qui s'aiment, Clémence avait mal dormi aussi pendant toute cette nuit. Sans savoir quelle était la cause du chagrin de Victor, elle avait remarqué, la veille, que le front de ce frère qu'elle chérissait, était surchargé de nuages; qu'il respirait avec peine, et qu'il semblait méditer quelque grand projet. Quelques mots même échappés à son père, lui avaient fait entrevoir que ce projet était de la quitter, de l'éloigner d'elle. Clémence perdre Victor! s'en voir séparée pour long-temps, peut-être pour jamais! cette idée est affreuse quand on aime! Clémence donc avait souffert toute la nuit, et s'était bien promis de prendre son frère à part dès le lendemain matin, de l'interroger, de lui arracher son fatal secret. Clémence formait ce dessein, lorsqu'elle vit arriver son père, Victor tenant un enfant dans ses bras, et tous deux suivis d'une femme dont les traits annonçaient la vertu et le malheur. Clémence se lève étonnée; son père lui prend la main: Ma fille, lui dit-il, depuis long-temps tu n'as plus de mère; je vais t'en donner une, une bien estimable, une que tu chériras sans doute autant que tu me chéris moi-même. Vois-tu cette respectable femme? nous la devons à Victor; oui, c'est ton bon frère qui, toujours sensible aux maux des infortunés, lui a sauvé la vie cette nuit, à elle et à cet enfant qu'elle a adopté. Elle n'a point d'asyle, ma fille, cette chère madame Wolf; point de parens, point d'amis! qu'elle trouve ici une fille, des frères, et une demeure sûre et tranquille. N'est-ce pas, ma fille, que tu approuves l'accueil et les offres que ton père vient de lui faire?—Mon père, chaque action que vous faites est un nouveau bienfait pour moi: cette dame, dont l'air m'inspire déjà le respect, est bien sûre de trouver en moi une fille, puisque mon père et mon frère l'ont adoptée.

Madame Wolf, pénétrée de la grace et de la sensibilité de Clémence, lui demanda la permission de l'embrasser, non en qualité de mère, mais comme une amie, une tendre amie qui voulait toujours l'être. Clémence se livra à ces douces effusions, et l'on servit le déjeûner, pendant lequel on parla de la forêt, des dangers que madame Wolf y avait courus, et du secours que le ciel lui avait envoyé, en permettant que Victor entendît ses cris.

Chacun se retira ensuite pour vaquer à ses diverses occupations. Madame Wolf fut se reposer dans son appartement, et Clémence ne songea plus qu'à chercher le moment favorable de parler en particulier à son frère. Tous deux avaient les mêmes affections, les mêmes inquiétudes; tous deux devaient se chercher, se plaindre, ou se consoler ensemble.

CHAPITRE III.


TRAIT DE LUMIÈRE.

Qu'il est délicat, l'amour qu'éprouve un cœur honnête pour un objet que la barrière des préjugés ou des devoirs; sépare pour jamais de lui! Comme il est malheureux aussi, cet amour pur et touchant que l'espoir ne peut alimenter! Tel le voyageur; séparé d'une terre délicieuse par un abîme qu'il ne peut franchir, fixe avec des yeux mouillés de larmes cette terre où tendaient tous ses pas; tel l'amant honnête et timide adore en silence, et sans oser exprimer sa tendresse, l'objet qu'il sait ne pouvoir jamais posséder. Il souffre, l'infortuné Victor; mais il est incapable de manquer aux devoirs sacrés de la reconnoissance et de l'hospitalité. Son amour est cependant à son comble: il lui est impossible d'aimer moins ou d'aimer davantage; il faut absolument qu'il prenne un parti, sans quoi il se trahira, il parlera, ou bien il mourra de douleur. Un jour, un seul jour peut lui faire rompre le silence, le perdre pour jamais, et avec lui, peut-être, l'objet charmant dont il est épris.

Oh! comme il est à plaindre!.... C'est la solitude qu'il cherche; c'est dans un bosquet éloigné du château qu'il va gémir de ses maux. Seul, étendu sur le gazon, il fixe le ciel en versant des larmes; il accuse sa destinée, il accuse l'amour, l'amour qu'il ne peut vaincre, et qui va le forcer à la fuite ou à l'ingratitude. La fuite, c'est toujours le parti qu'il veut prendre, c'est toujours le seul moyen qui lui reste de reconnaître les bienfaits de son protecteur. Mais ces nouveaux venus ne semblent-ils pas devoir l'attacher au château? Ce petit Hyacinthe, il attend ses leçons; on le lui a déjà donné pour élève. Il faut que Victor reste pour former Hyacinthe, pour l'élever, pour en faire un homme instruit et vertueux.... Eh bien! ce jeune Hyacinthe est encore trop enfant pour profiter de ses soins. Victor ne peut entreprendre l'éducation de cette touchante créature que dans trois ou quatre ans: qui empêche Victor de voyager pendant ce temps? Trois ou quatre ans suffiront pour éteindre sa passion, pour changer son cœur, et peut-être la situation de Clémence! Effet bizarre et nouveau de l'amour de Victor, il adore Clémence, et il voudrait la voir unie à un autre. S'il pouvait lui trouver un époux, engager son père à la marier sur-le-champ, comme Victor s'empresserait de contribuer à cet hymen! quelle reconnoissance il aurait envers son rival! ce serait un dieu pour Victor; il lui sauverait la vie.... Mais Clémence n'a que quinze ans, il faut attendre encore. Attendre? oui, attendre; mais en s'éloignant, mais en se séparant pour quelque temps de cet objet trop séduisant. Le danger est pressant: un mot peut perdre Victor: ce mot il erre à tout moment sur ses lèvres. Il ne faut qu'un instant pour qu'il dise à Clémence: Je ne suis point ton frère, je suis.... ton amant!.... Dieux! quelle imprudence! S'il disait ce mot fatal, Victor, Clémence, Fritzierne, tous, tous seraient à jamais malheureux. Il faut donc se taire, il faut donc fuir!....

Victor cherche à s'affermir dans ce dernier parti, lorsque l'objet qui trouble son repos, l'objet qu'il aime, qu'il redoute qu'il veut fuir, se présente à ses regards. Un léger bruit agite le feuillage, Victor tourne la tête; il apperçoit Clémence qui, la tête penchée, les bras tendus vers lui, s'avance, s'asseoit à côté de lui, lui prend la main et l'embrasse sans prononcer une parole. Clémence embrasse Victor! Quel baiser de feu pour ce dernier, tandis que Clémence ne croit lui donner que le baiser de la nature!....

Victor, trop ému, repousse légèrement Clémence de la main. Mes caresses te déplaisent, mon frère, lui dit naïvement cette touchante créature! tu repousses ta sœur!—Ma sœur!....—Ai-je mal fait d'embrasser mon frère?—Ton frère, Clémence!—Eh! oui, mon frère. Voyez donc comme il prononce ce nom, ce nom autrefois si doux pour lui, et qui paraît aujourd'hui lui être étranger!—Ah! Clémence, laisse-moi.—Je vous suis importune?—Non; mais j'ai....—Vous avez du chagrin? Eh bien! est-ce là le cas de me renvoyer? Qui partagera tes peines, qui les adoucira, si ce n'est ta sœur, ta bonne sœur, qui t'aime, oh! qui t'aime!....—Tu m'aimes?—Il en doute, je crois! Tiens, il faut que je te dise une remarque assez singulière que j'ai faite. Tu sais combien je respecte, combien je chéris mon père: eh bien! je ne sais pas pourquoi, il me semble que tu m'es encore plus cher que lui. C'est peut-être mal à moi; mais mon cœur n'est pas maître de surmonter cet excès de tendresse.—Que me dis-tu?....—La vérité.—Clémence, ah! Clémence, par pitié, éloigne-toi; ne me vois, ne me parle jamais.—Bien obligée de ta reconnaissance. C'est ainsi que tu réponds à l'aveu que je te fais?—Clémence, il faut que nous nous séparions.—À propos, c'est ton dessein à toi, je sais cela.—Tu sais?—C'est-à-dire, que tu veux me faire mourir. Moi! moi! que t'ai-je fait, méchant?—Hélas!—Oui; parlez, monsieur; dites-moi pourquoi vous me traitez, depuis quelque temps, avec tant froideur? C'est affreux: vous m'évitez, vous ne me parlez plus, vous repoussez mes caresses: là, tout-à-l'heure encore....—Ah! si tu savais!....—Eh bien! parle, si tu as quelque secret, confie-le-moi; verse-le dans mon sein. Je ne suis qu'une enfant, il est vrai, mais je suis digne de ta confiance; je suis capable de garder ton secret aussi bien que toi. Ô mon frère! mon cher frère! mon cher Victor!....

En disant ces mots, Clémence verse quelques larmes; elle passe ses bras autour du cou de Victor; elle le presse, elle le serre contre son cœur.... L'état de Victor est trop violent; il va succomber, il va parler; sa tête est égarée, sa raison chancèle; il ne voit que son amante, il ne cède qu'à l'amour... Clémence! Clémence! s'écrie-t-il dans un délire effrayant, promets-moi, promets-moi de ne rien dire, de garder dans ton sein l'aveu que je ne puis plus te céler?—Parle, oh! parle, Victor.—Jure-moi....—Eh! ton cœur et le mien ne font qu'un; ton secret, partagé avec moi, n'est-il pas toujours à toi?—Femme divine!.... apprends que je brûle, apprends que je t'aime, que je t'adore....—Eh bien quel mal? Et moi aussi, je t'aime, je t'adore....—Mais je t'aime.... en amant!....—Et je t'aime aussi... en amante!—Plus.... qu'un frère.—Plus qu'une sœur.—Eh! sais-tu, sais-tu ce qui fait mon tourment?.... C'est que tu n'es pas ma sœur!—Je ne suis pas....—Non, tu n'es pas ma sœur, je ne suis pas ton frère; je ne suis qu'un amant ivre de tes charmes, de tes vertus, de tes perfections.... un enfant trouvé dans une forêt, recueilli, élevé par ton père comme son propre fils: voilà, voilà tout ce que je suis....—Tu n'es pas mon frère!.... Dieux! quel bonheur!—Eh quoi! tu me pardonnes de t'aimer! tu ne me punis point!...—Eh! de quoi, mon ami? Au contraire, nous avons maintenant l'espoir d'être unis.—Qu'entends-je?—Ah! Victor, quel heureux changement! Moi qui t'aimais, qui t'adorais.... plus qu'une sœur ne le devait, sans doute, c'était mon amant que j'idolâtrais, c'était mon époux!—Ton époux?—Oui, mon époux!.... Victor, connais-tu mon père?—Je sais qu'il est bon.—Sais-tu aussi qu'il est exempt de préjugés, d'orgueil et de cupidité?—Que veux-tu dire?—Qu'il nous unira.—Comment espères-tu?—Apprends que ce secret que tu viens de me confier, j'ai été vingt fois sur le point de le pénétrer. Oui, j'ai eu vingt fois l'idée.... Mais ma légéreté, mon inexpérience, tout m'a empêchée de réfléchir plus sérieusement sur la conduite de mon père à mon égard. Apprends que mon père m'a cent fois, mille fois dit: Aime Victor, ma fille aime-le de toutes les forces de ton cœur. J'ai des projets sur lui. Un jour ce frère chéri pourrait faire ton bonheur et celui de ma vieillesse. J'ai des raisons pour t'engager à l'aimer autant que tu m'aimes.... Entends-tu, Victor, ce que mon père voulait dire? Comprends-tu que c'est de notre hymen qu'il parlait? Oh! mon ami, quelle heureuse destinée nous attend!

Victor, étonné, écoute ce que lui dit Clémence; il est sur le point de se livrer au plus doux espoir. L'amour aime à se flatter; mais Victor sait penser. L'énorme distance qui le sépare du baron de Fritzierne vient frapper ses regards. D'ailleurs, c'est Clémence, c'est une enfant qui lui donne pour des réalités des conjectures vagues, des expressions à double sens, que la générosité, l'amitié ont seules dictées à son père. Victor ne peut espérer de devenir l'époux de Clémence; il ne peut se livrer à cette pensée consolante, mais chimérique. Non, Clémence, dit-il à son amante, non, il ne faut pas nous aveugler: je ne suis qu'un orphelin, sans parens, sans connaissance même de ma naissance; je ne dois pas élever ma pensée jusqu'à toi. Jamais, non, jamais ton père ne consentira à un hymen aussi disproportionné. Il faut renoncer à cet espoir flatteur, chère Clémence, il le faut. Ton père a la bonté de m'estimer, de m'aimer comme son propre fils: ce sont les liens de la fraternité, et non ceux de l'amour, qu'il a voulu resserrer entre nous deux.... Clémence, te voilà instruite de mon origine, de mon sort, de mes projets. Garde bien ce secret dans ton cœur; que personne ne s'apperçoive que je te l'aie révélé. Clémence, j'ai ta parole, je la réclame.—Mais quelle manie à toi de désespérer comme cela de tout! D'ailleurs, tu parles encore de projets: mon bien-aimé, quels sont donc ces projets que tu formes toujours?—Celui de te fuir; il le faut. Après l'aveu que je t'ai fait sur-tout, je ne puis plus vivre avec toi; non, je ne le puis plus. J'abhorre jusqu'à l'idée de la séduction; elle m'effraie, et je crains déjà de m'en être rendu coupable.—Toi, toi, mon frère?.... Ah! pardonne ce nom, qui m'est échappé involontairement.—Appelle-moi ton frère, Clémence; que je le sois encore, toujours! Ce nom seul peut me ramener à l'honneur, au devoir.—Mais voyez donc comme il parle! À coup sûr, Victor, j'aime encore plus la vertu que je ne te chéris. Si je croyais que la déclaration que tu viens de me faire, que je t'ai faite à mon tour, pût enfreindre la plus légère loi de l'honneur, je ne me pardonnerais jamais cet entretien. Mais, Victor, mon père est bon, sensible, généreux; il ne ressemble pas à ces grands de la terre, qui n'écoutent que l'orgueil, que la cupidité, dans l'établissement de leurs enfans. Il voit les hommes, et non les titres; il te regarde comme un fils, comme un gendre, oui, comme un gendre, te dis-je. Si tu ne veux pas me croire? méchant, c'est que tu veux me faire de la peine....

Clémence emploie mille raisons pour persuader à Victor ce dont elle-même est persuadée, tous ses discours sont inutiles, Victor est désespéré d'avoir éclairé Clémence sans l'aveu de son père. Il pense avec raison que c'était à Fritzierne lui-même à dévoiler à sa fille le véritable état de Victor: et que puisqu'il ne l'a pas fait jusqu'à ce jour, c'est qu'il avait apparemment des motifs que Victor ne devait pas pénétrer, ne devait pas contrarier au moins par son indiscrétion. Cette réflexion effraie Victor: il craint les justes reproches du baron; il redoute les suites de son imprudence, et tout le raffermit dans le dessein qu'il a de s'éloigner, et cela dès ce jour, le plutôt possible; Clémence lui promet cependant de ne point témoigner qu'elle soit instruite. Tous deux se prennent par le bras, et reviennent lentement au château, pénétrés d'une tristesse qui n'aurait pas dû être la suite d'un entretien où l'amour pouvait s'exhaler sans crainte, sans être gêné par l'illusion de la nature.

Cœurs vertueux, c'est ainsi que vous assujettissez les passions aux devoirs de la raison, aux loix de la délicatesse; c'est ainsi que vous savez éprouver, exprimer et sentir!

Tous deux arrivent au château, où ils apprennent avec surprise que M. de Fritzierne les a mandés pour une affaire importante. Ils se hâtent de se rendre chez lui, et sont encore plus surpris de le trouver plongé dans une sombre rêverie.

«Mes enfans, leur dit-il, je vous ai réunis pour vous faire part d'une remarque assez singulière que je viens de faire... Victor, cette madame Wolf, c'est une étrange femme, ou du moins ses aventures doivent être bien extraordinaires....—Que s'est-il donc passé, mon père?—Écoutez-moi tous les deux. Vous savez que j'ai fait donner à madame Wolf l'appartement qui est au bout de la seconde tourelle du nord, du côté de la grande route, elle venait de s'y retirer tout-à-l'heure, et moi, craignant qu'il lui manquât quelque chose, je m'y étais rendu dans le dessein de voir si l'on avait bien suivi mes ordres si tout y était en règle.... J'arrive; quelques exclamations douloureuses qui frappent mon oreille m'engagent à m'arrêter sur le seuil de sa porte, qui est entr'ouverte. Je pousse même un peu cette porte, pressé, je l'avoue, par la curiosité; et j'apperçois, sans être vu, madame Wolf appuyée contre son lit, et tenant entre ses mains un bijou qu'elle mouille de ses larmes, qu'elle baise même de temps en temps avec transport.... Quel rapport, s'écrie-t-elle! quel rapport frappant entre les traits de ce monstre et ceux du généreux jeune homme à qui je dois la vie!.... Oui, oui, c'est lui, c'est Victor, c'est l'innocence elle-même qui respire ici sous les traits du crime!.... Et cette femme, cette femme malheureuse, trop malheureuse, hélas! il a sa bouche, il a son sourire si doux!.... Mais où vont s'égarer mes sens! Le fils du baron de Fritzierne ne peut être.... Non, non.... Mais pourquoi, pourquoi faut-il que je rencontre ici les traits de mon persécuteur, ceux du scélérat qui a tant fait souffrir ma pauvre maîtresse!.... Ô Dieu! quel jeu bizarre de la nature! quelle étonnante fatalité! Je ne le regarderai plus, ce cher Victor; non, je croirais toujours avoir l'infâme ravisseur sous mes yeux!.... Ô ma maîtresse! ô ma chère maîtresse!....

»Madame Wolf baise encore cent fois l'objet qu'elle tient; puis, elle le dépose sur une table, et peu à peu elle s'endort profondément. Vous jugez, mes enfans, combien ses discours me frappèrent. Persuadé que, fatiguée comme elle l'était, elle ne se réveillerait pas de si-tôt, j'entrai doucement chez elle et je m'emparai du bijou dans le dessein de le remettre dans l'instant à sa place; mais je l'ai apporté jusqu'ici, ne pouvant résister au desir de vous le montrer. Le voilà, Victor le voilà; examine-le bien; tout à l'heure nous irons le rendre à cette infortunée, qui sans doute n'aura pas encore cessé de reposer».

Victor, à ce récit, frémit involontairement; il ne sait pourquoi ses cheveux se dressent sur son front. Une sueur froide glace ses membres. Il prend le bijou, et le regarde attentivement avec Clémence, qui partage son trouble par une sympathie qu'elle sait bien définir maintenant. Ce bijou, c'est une double boîte en or, enrichie de diamans. Sur le couvercle on voit le portrait d'une femme jeune et jolie, mais échevelée, mais dont les vêtemens sont dans le plus grand désordre. Elle lève une main vers le ciel, que ses yeux, humides de larmes, semblent invoquer. De son autre main, montre une tombe entr'ouverte, laquelle on lit: Ici s'engloutissent les passions, les plaisirs et les peines. Sur le devant du tableau, aux pieds de cette femme désolée, est le berceau d'un enfant nouveau-né; une banderole qui flotte sur le berceau laisse lire ces mots: Un malheureux de plus!....

Victor regarde long-temps ce portrait avec attendrissement. Ouvre la boîte, lui dit le baron; pousse un petit bouton à gauche, tu verras quelque chose de plus extraordinaire. Victor trouve le secret; et, dans, le double fond, il apperçoit un autre portrait, celui d'un homme dont la ressemblance est si frappante avec Victor, que Clémence jette un cri de surprise....

L'homme que retrace cette peinture peut avoir trente à trente-deux ans. Il est armé de sabres et de pistolets; un énorme bonnet fourré couvre sa tête altière; son visage est ombragé de deux épaisses moustaches; il semble se reposer contre un arbre, et regarder attentivement une femme qui, plus éloignée, et dans l'ombre, alaite un petit enfant; au bas du portrait est écrit: Je sais aussi connaître la nature!....

À la vue de ce portrait, Victor reste immobile de saisissement. Fritzierne s'en apperçoit, s'approche de lui, et lui prend la boîte des mains. Avez-vous remarqué, mes enfans, dit-il, le rapport frappant qui existe entre les traits de ce guerrier et ceux de Victor, quoique celui-ci soit plus jeune et plus délicat? Si nous rapprochons les dernières expressions de madame Wolf avec celles qui lui échappèrent cette nuit, dans ce songe où elle crut voir un nommé Roger, un monstre, percer de coups un enfant et sa mère; savez-vous que nous aurons deviné une partie de son secret?.... Mais ce qui me plonge, moi, dans une foule de doutes plus bizarres les uns que les autres, c'est que l'homme qui est peint dans le fond de cette boîte, l'homme sait aussi connaître la nature, je le connais!—Vous le connaissez, mon père, s'écrie Victor!—Oui mon fils; eh! je ne le connais que trop!....—Qui est-il?—C'est Roger, c'est ce fameux chef des brigands qui infestent depuis si long-temps les forêts de l'Allemagne, et depuis peu les nôtres, celles de la Bohême, celles qui nous avoisinent.—Eh! comment, mon père, où avez-vous vu ce monstre si généralement détesté?—Dans une occasion, mon fils, où.... ma vie.... Ne m'interroge pas, mon Victor; laisse-moi mes malheurs! depuis si long-temps tu me les as fait oublier!—Pardon, mille fois pardon, mon père. Mais ce Roger.... quoi! celui dont madame Wolf parlait dans son songe, celui qu'elle vient de désigner devant vous, celui qui est peint dans cette boîte.... c'est ce scélérat atroce que la justice poursuit sans pouvoir l'atteindre, qui pille, brûle, dévaste les châteaux, et qui traîne à sa suite une armée redoutable? c'est ce monstre, et je lui ressemble!.... moi, moi! dieux!—Ne t'afflige pas, mon Victor: je le vois, les rapports les plus indirects avec le crime blessent toujours une ame honnête; mais ceci est un jeu du hasard. La nature produit souvent de ces ressemblances physiques, monstrueuses, si l'on considère l'éloignement moral qui existe entre les deux êtres qu'elle rapproche par les traits. Cet homme, ce Roger est bien, c'est un blond; il a de grands yeux bleus, un nez assez long, une petite bouche, le front haut. Tu as la masse de ses traits, comme mille autres hommes peuvent l'avoir; mais tu n'en as pas les détails. Laissons donc là cette ressemblance qui t'affecte sans cause, sans motif légitime, et parlons de madame Wolf.—Je ne m'étonne plus si, cette nuit, en se réveillant, elle s'écria c'est lui, en me fixant! Elle croyait voir ce Roger qui venait de tourmenter son imagination.—Sans doute, sans doute; mais, cette madame Wolf, quelle liaison peut-elle avoir eue.... assez intime?.... Il paraît qu'elle était l'amie, ou la femme de confiance de cette infortunée qui est peinte sur le dessus de la boîte. Ce Roger apparemment.... mais cet enfant; mais cette nourrice!.... Allons, quelque obstination que madame Wolf mette à nous cacher ses aventures, il faut qu'elle me les confie à moi; il faut qu'elle me détaille.... d'ailleurs, j'ai des raisons, des aveux aussi à lui faire. Qui sait?.... Mais non, non, cela n'est pas possible, Voilà ma tête qui travaille, qui s'échauffe, qui enfante à son tour des chimères.... Si cette femme est venue pour troubler mon repos! Que dis-je, elle est infortunée, et je pourrais regretter un moment l'hospitalité que je lui ai donnée! Ah! loin de moi cette idée! dût-elle m'arracher des larmes, dût-elle m'associer à ses peines; c'est une jouissance que de s'attendrir avec les malheureux; et l'insouciance sur les maux d'autrui est le plus bas de tous les vices du cœur!

M. de Fritzierne, en disant ces mots, se levait déjà pour aller reporter la boîte dans l'appartement de madame Wolf, lorsque celle-ci parut. Son repos avait été de courte durée: en se réveillant, elle n'avait plus trouvé près d'elle son bijou précieux, et l'inquiétude l'avait conduite chez le baron. Elle entre, apperçoit son bijou, et reste immobile. Le baron à son tour est interdit, et ne sait comment faire excuser son indiscrétion. Madame, lui dit-il, troublé, je ne sais comment.... cette boîte..... le hasard.... l'intérêt que vous m'inspirez....—Monsieur, lui répond madame Wolf, aussi émue que lui: vous m'aviez promis de respecter mes secrètes inquiétudes....

Elle ne peut achever, le baron ne sait que lui dire, et Victor et Clémence se retirent par égard, pour ne pas gêner leur père, qu'ils voient forcé de rougir devant eux. Leur délicatesse leur apprend qu'il ne faut point ajouter au trouble de ceux que le hasard humilie à nos yeux. M. de Fritzierne est seul avec madame Wolf: il est plus ferme, plus tranquille, et l'engage à verser dans son sein les tourmens de son ame. Je l'ai connu, lui dit-il, cet homme que retrace le fond de votre boîte; c'est Roger, c'est ce chef de voleurs, qui maintenant rode dans nos forêts.—Quoi! monsieur!...—Oui, madame, c'est lui,—Quoi! auriez connu ce monstre?—Hélas! tenez, confiez-moi vos malheurs; je vous dirai les miens, et tous deux nous nous consolerons mutuellement.—Monsieur, monsieur!.... Ah! n'insistez pas, en grace, ne me pressez pas davantage? C'est le secret d'une autre, d'une autre, qui n'est plus à la vérité; mais, en lui fermant les yeux, je lui ai promis de ne le révéler à personne, à personne! Vous entendez, mon cher monsieur? je l'ai déjà dit à votre aimable fils; s'il faut, par mon indiscrétion, reconnaître vos bienfaits, j'y renonce, oui, j'y renonce: laissez-moi partir; j'emporterai au moins le souvenir de vos vertus et.... mon secret.—Femme cruelle!.... vous voulez donc gémir et pleurer seule? Je vous en avertis, je verrai couler vos larmes, et je ne les essuierai point. Vous ne savez pas, vous ne sentez pas ce que c'est qu'un ami! vous vous en privez; eh bien! je ne vous en parlerai plus.... Peut-être votre récit m'eût-il été nécessaire pour quelques explications dont j'ai besoin, relatives à ce Roger....—Ah! ne prononçons jamais son nom! Oublions-le, oublions les chagrins passés pour n'admirer que votre bienfaisance et les vertus aimables de votre famille!—Madame Wolf, votre obstination m'a fait de la peine; je me suis emporté un peu: je vous en demande pardon. Ne pensons plus à ce petit démêlé? J'éviterai les occasions de le faire renaître, et j'attendrai, sans vous persécuter, que le temps, la confiance, l'amitié même, que je me flatte de vous inspirer par la suite, vous engagent à verser dans le sein d'un ami des peines qui, dès ce moment, s'allégeraient de moitié. Adieu, madame Wolf.

Le vieillard lui tendit sa main, qu'elle couvrit de larmes et de baisers. Tous deux se séparèrent; et Fritzierne fut rejoindre ses enfans, qui, en blâmant, comme lui, la résistance de madame Wolf, lui promirent de partager les égards qu'il voulait avoir dorénavant pour cette femme intéressante.

CHAPITRE IV.


PROJETS MANQUÉS, SURCROÎT D'EMBARRAS.

Quelques jours se passèrent sans qu'il arrivât rien au château. Seulement on répandait le bruit que la troupe de Roger se grossissait dans les forêts et qu'il avait le projet d'attaquer quelques-unes des riches propriétés desquelles il s'approchait. Le baron de Fritzierne attachait à ce bruit plus d'importance que Victor, qui le regardait comme un conte exagéré. Quelle apparence en effet que des brigands, sans tactique comme sans discipline, osassent attaquer des châteaux-forts qui avaient autrefois soutenu le choc des armées les mieux réglées. Au milieu de cette sécurité, Victor n'abandonnait pas son projet, celui de s'exiler de la maison de son bienfaiteur; il n'osait plus lui parler encore de son desir de voyager, il était sûr d'en être refusé; il fallait donc qu'il le quittât sans lui faire ses adieux, autrement que dans une lettre qu'on lui remettrait après son départ.

Victor, ferme dans cette résolution, bien persuadé que jamais il n'obtiendra la main de Clémence, tourmenté même de la crainte qu'en restant plus long-temps, son amour ne vienne à se découvrir, Victor prend la plume pour écrire à son protecteur, au père de son amante. Il écrit vingt lettres qu'il déchire successivement; enfin il s'arrête à celle-ci:

«Homme respectable et cher, à qui, même en fuyant, je crois prouver ma reconnaissance, pardonne, pardonne si je ne t'ai pas serré dans mes bras avant de te quitter; il m'en a coûté pour me priver de te voir, mais tu m'aurais retenu, et il faut que je m'éloigne de toi!.... N'accuse pas mon cœur, il est, il sera toujours à toi; mais une fatalité inouie, une passion malheureuse!.... Adieu, n'en exige pas davantage.... Quelque part où je serai, toi et ta fille vous serez l'objet de mes vœux, de mes moindres pensées!.... Ton fils pour la vie,

Victor».

Victor relit cette lettre, puis il appelle son domestique: Valentin, lui dit-il m'es-tu attaché?—Ah, monsieur!—Il faut que tu me rendes un grand service, mon cher Valentin. Tu vas tous les soirs prendre les ordres de M. de Fritzierne, avant qu'il se mette au lit.—Oui, monsieur.—Eh bien! mon ami, il faut ce soir, avant de sortir de chez lui, que tu jettes cette lettre sur sa table sans qu'il t'apperçoive.—Cette lettre, monsieur?—Oui, mon ami.—Eh! que ne la lui remettez-vous vous-même?—Je ne le puis.—Vous ne le pouvez? J'entends, monsieur, j'entends; je sais tout.—Eh! que sais-tu?—Que vous voulez quitter cette maison; et qu'apparemment ce soir vous n'y serez plus.—Eh! qui t'a dit?....—Clémence: oui, c'est Clémence elle-même qui m'a prévenu de vos desseins, mais avec une grace, une confiance, qui m'ont pénétré, moi.—Comment, Clémence t'a dit?....—Oui, monsieur: que vous l'aimez, que vous n'êtes pas son frère; que dans la persuasion où vous étiez de ne jamais l'épouser, vous vouliez partir, la quitter, et me quitter aussi, moi.—Clémence t'a confié, à toi, un secret dont dépend...?—Oui, monsieur, j'ai son secret; elle m'a cru capable de le garder. Apparemment qu'elle me rend plus de justice que mon maître.—Bon Valentin!.... tu sais tout.—Oui, tout, tout; absolument tout.—Garde-toi de jamais....—Elle ne m'a pas fait cette défense-là, elle; elle sait bien que je n'en ai pas besoin.—Mais enfin, comment t'a-t-elle conté tout cela?—Oh! je m'en vais vous le dire. Comme elle sait que vous avez de la bonté pour moi, que je suis votre confident, à-peu-près.... elle m'a dit, après m'avoir mis au fait: mon cher Valentin, veille bien sur ton maître, sur ses moindres démarches: prends garde qu'il ne t'échappe; si tu le vois rêveur, si tu le vois faire quelques préparatifs de voyage, viens, viens sur-le-champ m'en avertir.—Et tu lui aurais obéi, tu m'aurais trahi?—Oui, monsieur; oui, je vous aurais trahi; car ç'aurait été pour votre bonheur. Pourquoi voulez-vous vous en aller, voyons? qu'est-ce qui vous y force? Vous aimez Clémence, eh bien! attendez du temps que vous l'obteniez; puisque vous n'êtes pas son frère, vous avez de l'espoir; avec ça vous êtes un jeune homme si gentil, si bon, si raisonnable, si spirituel. M. de Fritzierne ne vous refusera pas; non: il ne peut pas vous refuser, ou bien j'irai lui dire moi-même qu'il a tort, qu'il fait mal.—Valentin!....—Oui, monsieur, j'irai! c'est que je n'aime pas les injustices, moi, et ça en serait une grande que de ne pas faire votre bonheur; vous le méritez si bien!....

Victor ne peut s'empêcher d'admirer le bon cœur de ce fidèle serviteur: cependant il emploie toute sa rhétorique pour lui prouver que tout l'engage à suivre son projet. Il lui peint les grands, leurs préjugés; et, quoique Valentin soutienne avec raison que le baron n'est pas de ces grands-là, Victor lui donne tant de bonnes raisons, que le bon domestique finit par être de son avis. L'embarras de Victor ensuite, c'est d'empêcher que Valentin avertisse Clémence de sa fuite. Clémence aime, Clémence est jeune, légère; elle a d'ailleurs, pour espérer, des motifs que Victor ne peut adopter. Clémence éclatera, le baron saura tout, et Victor frémit des conséquences qui en résulteront. Victor avait d'abord le dessein d'écrire une lettre d'adieux à Clémence; mais par qui la lui fera-t-il remettre cette lettre? Par Valentin? Valentin parlera: on ne peut se fier sur sa discrétion; sa tendresse pour son maître peut l'abuser sur les moyens de faire son bonheur, il vient de le prouver.... Que fera Victor? il se décide à ne point écrire à Clémence; mais il a un autre moyen de lui faire savoir son départ. Pour Valentin, Victor va l'occuper si bien pendant toute la journée, qu'il lui sera impossible de parler à personne, sur-tout à Clémence. Tout étant ainsi arrangé, Victor fait ses préparatifs, non sans avoir le cœur bien serré. Il voit son père, son amante et madame Wolf, à l'heure du repas, et cette vue accroît encore ses regrets. Clémence, par extraordinaire, semble affecter de ne le pas quitter pendant toute la journée: elle ne sait rien cependant, il est bien sûr que Valentin n'a pu la rejoindre, et Valentin n'a pas pu le lui faire savoir par écrit, puisque le bon serviteur ne sait pas écrire.

Par quel funeste pressentiment donc la sensible Clémence semble-t-elle s'attacher plus particulièrement aux pas de Victor? Hélas! elle est agitée, tourmentée, sans savoir qu'elle est sur le point de perdre pour jamais ce qu'elle aime!.... Pauvre Clémence! pauvre Victor! comme vous m'intéressez tous les deux!

Le soir, lorsque tout le monde est retiré, Victor rentre chez lui, après avoir jeté des regards bien douloureux, peut-être les derniers, sur tous ceux qui lui sont chers.... Victor trouve dans son appartement Valentin occupé à remplir une petite valise de ses propres effets. Que fais-tu là, Valentin, lui demande Victor étonné?—Vous le voyez bien, monsieur, lui répond Valentin avec un ton d'humeur mêlé de sensibilité.—Sont-ce tes effets que tu arranges ainsi?—Il le faut bien.—Pourquoi faire?—Eh! pour vous suivre. Quand un maître a la dureté de partir sans moi, croyez-vous que j'aie l'inhumanité de l'abandonner?—Quoi! tu veux....—Vous suivre par-tout, ne vous quitter qu'à la mort!—Mon pauvre Valentin, y penses-tu? Songes-tu que je n'ai ni état, ni fortune, ni parens, ni amis?—Pour un état, une fortune, ce n'est pas là ce qui doit vous embarrasser: pour des amis, eh bien! vous en aurez un.—Homme unique! tu veux partager ma misère?—Votre misère! Oh! non: vous ne serez pas dans la misère, du moins pour quelque temps. Vous êtes plus riche que vous ne pensez, quoique vous n'emportiez rien. Voyez-vous cette petite somme là, dans le coin de cette valise, sous ce linge; eh bien! c'est le fruit de mes épargnes: il est à vous.—Jamais....—À vous, à moi, à nous.—Valentin, laisse-moi respirer. Ce trait, ce trait sublime!....—Ce trait sublime! quelle expression est-ce ça, pour une action toute simple?—Comme j'étais entouré d'êtres vertueux!... Valentin, Valentin, je ne veux pas absolument....—Ah! vous ne voulez pas? eh bien! moi je veux; oui, je veux voyager aussi. Je suis mon maître, peut-être: vous ne pouvez pas m'empêcher de m'en aller quand je le voudrai. Eh bien! c'est ce soir, à présent que je m'en vais. Je suivrai la route que vous prendrez, voilà tout; si vous ne voulez pas de ma compagnie, vous me chasserez.—Te chasser, bon Valentin! chasser non ami!—Eh! allons, voilà qui est dit: nous faisons route ensemble, n'est-ce pas?—Oui, mon ami, oui: ne nous quittons plus, ne nous séparons jamais.... Tu seras mon frère, tu le seras; et par ce moyen je tromperai la nature qui m'a refusé des parens.

Victor est pénétré de l'attachement de son fidèle Valentin: il l'embrasse, il le presse contre son cœur; et le bon serviteur, qui n'est pas accoutumé à pleurer, verse des larmes pour la première fois. Quand tout est prêt, Victor envoie Valentin à son heure ordinaire dans l'appartement de M. de Fritzierne. Tu remettras ma lettre, lui dit-il, sur sa table, sans qu'il la voye; pendant ce temps je descendrai, j'ouvrirai la petite porte, que je laisserai ouverte; et j'irai t'attendre sur la grande route, à la première merlette du carrefour de la forêt.

Valentin demande à son maître pourquoi il ne l'attend pas pour partir: celui-ci lui objecte que deux personnes ensemble pourraient être plutôt remarquées que l'une après l'autre. D'ailleurs, il tremble toujours qu'on ne vienne déranger ses projets, et c'est, selon lui, le seul moyen d'en assurer l'exécution. Valentin lui fait donner sa parole d'honneur qu'il l'attendra; puis il le quitte pour aller remplir, pour la dernière fois, son devoir ordinaire auprès du baron. Soudain Victor descend dans la campagne pour remplir la promesse qu'il vient de faire à son compagnon de voyage.

La nuit était sombre, le ciel était voilé par quelques nuages qui semblaient être les précurseurs de l'orage: déjà quelques éclairs partis de l'orient, annonçaient que ces nuages de feu recélaient la foudre dans leurs flancs, et que bientôt toute la nature serait livrée aux plus horribles déchiremens. Rien n'arrête Victor; il se retourne quand il est sous les murs du château, cherche la croisée de l'appartement où sans doute repose Clémence sans trouble et sans inquiétudes, s'assied sur un monticule de gazon, et lui chante, avec la voix la plus touchante la romance suivante, dans laquelle il a renfermé ses tristes adieux:

Toi qui reposes sans alarmes,
Écoute la voix de l'Amour
Il va quitter ce beau séjour,
L'Amour n'y trouve plus de charmes!....
Cet asyle va désormais
Causer mes regrets, ma souffrance:
J'y laisse tout ce que j'aimais
J'y laisse.... jusqu'à l'espérance.

Adieu, séjour où ma jeunesse
Trouva, sous un toit protecteur,
La bienfaisance, le bonheur,
Et la tendre délicatesse.
Adieu!... je vous fuis pour jamais,
Pour jamais je quitte Clémence:
Si vous lui peignez mes regrets,
Au moins laissez-lui l'espérance!

Écho, toi dont la voix plaintive
À cent fois répété mes chants,
Va porter mes adieux touchans
Jusqu'à son oreille attentive;
Va lui dire aussi que mon cœur
L'aime toujours avec constance;
Mais qu'il a perdu le bonheur,
Puisqu'il a perdu l'espérance!

Plein de douleur, plein de courage,
C'en est fait, adieu, je te fuis:
J'emporte avec moi les ennuis;
Mais j'emporte aussi ton image!
Elle me fera tour-à-tour
Supporter la vie et l'absence.
Ah! que ne puis-je avec l'Amour;
Emporter aussi l'espérance!....

Victor à peine a prononcé ces mots, ces mots qu'il croit être les derniers qu'il adressera à celle qu'il aime, lorsqu'il se sent frapper rudement sur l'épaule. Il se retourne, et l'obscurité de la nuit l'empêche de bien distinguer celui qui l'accueille d'une manière aussi brusque. Camarade, lui dit l'importun, c'est bien, très bien chanter. On voit que tu es amoureux, ta voix tremble, tes accens sont étouffés; je parie même que tu verses quelques larmes.—Que vous importe?—Ah! c'est vrai, c'est vrai, cela m'est égal à moi; je ne connais rien à ces belles passions-là; mais je ne veux gêner personne; on est libre de pleurer, de gémir, de se lamenter pour une beauté cruelle, comme je suis libre, moi, de faire mon métier.—Après, que me voulez-vous?—Un mot, un petit mot seulement. Es-tu de ce château?—De ce château?.... oui.... j'en étais du moins.—Tu connais le baron de Fritzierne?—Si je le connais!—Eh bien! il faut que tu lui remettes cette lettre.—Cette lettre?.... moi.... Eh! que ne la lui remettez-vous vous-même?—Je ne le puis; j'ai juré de ne jamais mettre le pied chez lui.—De quelle part cette lettre?—De la part de.... c'est un secret.—Un secret?—Oui; mais il faut qu'il la reçoive, s'il ne veut périr.—Périr!—Cette lettre doit lui sauver la vie.—Ô ciel! mon bienfaiteur! ses jours seraient menacés!....—Très-menacés.—Eh! par qui? Serait-ce toi qui....?—Moi? oh! mon Dieu non. Je ne lui en veux pas absolument, moi: ce n'est pas moi qui lui écris.—Eh! qui donc?—Un homme puissant, un homme dont la seule menace est un arrêt de mort; un homme enfin.... à qui le vieux baron doit une satisfaction.... dont ses jours répondent.—Grand Dieu!.... il est dans le danger, et j'allais, j'allais l'abandonner!.... Mais c'est un outrage qu'on lui fait; mon père est vertueux, il ne peut avoir offensé personne.... Toi, qui t'es chargé d'un pareil message, si je savais que ton sang pût effacer la honte du soupçon seul que tu jettes sur le plus respectable des hommes, mon bras....—Eh! l'ami, n'approche pas, je suis mieux armé que toi. Vois ces sabres, ces pistolets, ces poignards....—Qui donc es-tu?—La lettre te le dira. Adieu: fais ma commission, ou.... tu es perdu toi même.

À ces mots l'inconnu s'éloigne, laissant Victor pétrifié d'une pareille rencontre. Il tient la lettre, Victor; de cette lettre dépend le sort de son bienfaiteur; on le lui assure.... Que fera-t-il, Victor?.... suivra-t-il son premier dessein, ou rentrera-t-il au château? Il rentrera, il rentrera; Victor ne peut balancer. Cette lettre doit lui sauver la vie, a dit l'inconnu. Victor pénétré d'une terreur qui fait dresser ses cheveux, quitte ce lieu, témoin de ses tendres adieux. Il ne court pas, il vole vers la petite porte qu'il a laissée ouverte, et par laquelle il ne voit pas encore venir son cher Valentin.... Victor, en reprenant le chemin du château, sent son cœur battre violemment. Une joie excessive succède à sa frayeur; il revoit avec ivresse les murs de ce château qu'il allait quitter: on dirait qu'après l'en avoir chassé, on vient de lui rendre la permission d'y rentrer, tant il éprouve de plaisir à remonter chez lui. Pauvre Victor! tu n'attribues ces sensations qu'à l'espoir qui t'anime de rendre un service signalé à ton père adoptif; et moi, Victor, et moi, je crois que ton amour et le desir de revoir Clémence, entrent pour beaucoup dans cette joie naïve qui te transporte. Je suis ton historien, Victor, et je dois compte à mes lecteurs des moindres mouvemens de ton cœur.

En remontant dans son appartement, Victor rencontre Valentin, qui se rend tristement à la petite porte. Eh quoi! monsieur, vous voilà! vous vous impatientiez?—Tu as été bien long-temps, Valentin?—C'est vrai, monsieur; c'est que monsieur le baron ne pouvait pas s'endormir, et qu'il causait avec moi. Il a souvent la bonté de me parler comme à son ami. C'est qu'il me raconte des histoires plus drôles!.... Et puis il me fait jaser sur la France, mon pays: cela l'amuse, ce bon vieillard!.... Eh bien! monsieur, partons, me voilà prêt.—Valentin, nous ne partons pas.—Non, monsieur! oh! tant mieux!.... Eh! pourquoi donc, s'il vous plaît?—Tu le sauras. Vîte de la lumière chez moi.—Quel bonheur! quel changement! Tenez, je vous l'avoue à présent, monsieur; mais j'avais, là, un étouffement.—Dépêche-toi donc.—Sérieusement, nous restons?....—Nous restons pour cette nuit du moins.—Pour toujours, monsieur, pour toujours; il faudra bien que tout s'arrange pour cela.—Que veux-tu dire?—Je m'entends, il suffit.

Victor et Valentin rentrent chez eux; les paquets sont défaits; tout est remis en place, comme si l'on n'avait rien, dérangé, afin qu'on ne s'apperçoive pas de la moindre trace d'un projet de fuite qui aurait consterné toute la maison. Ensuite Victor raconte à Valentin ce qui lui est arrivé, et les propos étranges que lui a tenus l'inconnu, en le chargeant de remettre une lettre à M. de Fritzierne. Le bon Valentin ouvre de grands yeux à ce récit; il ne peut concevoir ce que cela veut dire. Je t'aurais bien engagé, ajoute Victor, à rendre toi-même cette lettre à mon père demain matin: tu serais venu me rejoindre ensuite à un endroit indiqué; mais, outre que cette marche t'aurait exposé à des questions sur mon compte, je me serais reproché le double désespoir où ma fuite, et ce que peut contenir cette lettre, auraient plongé tous ceux qui me sont chers. D'ailleurs, Valentin, les jours de mon père sont menacés, on lui demande une réparation; quel que soit le mot de cette énigme, je dois le secourir, le consoler; oui, je lui dois ma vie, mon bras, tout, toute mon existence. Ah! Valentin!.... et je fuyais!.... et cette lettre serait peut-être venue demain lui percer le cœur une seconde fois: il aurait appelé Victor, Victor n'aurait plus été là!.... Comme il m'aurait accusé d'ingratitude, de cruauté même!.... Ah! Valentin, à quel danger je viens d'échapper! Qu'il soit enseveli, qu'il le soit, ce projet coupable, insensé, formé dans mon sein au moment même où ceux à qui je dois tout ont le plus besoin de ma tendresse. Valentin, ta parole que jamais tu ne parleras....—Je vous la donne, monsieur; mais cette lettre que vous avez écrite à M. de Fritzierne, que j'ai laissée sur sa table?....—Il ne la lira pas. Dès que le petit jour paraîtra, avant qu'il se lève, tu t'introduiras chez lui, tu soustrairas ce fatal billet adroitement, sous prétexte, s'il t'apperçoit, d'avoir oublié ce soir un objet utile. Prends bien garde à l'importance de la commission dont je te charge. Pour que n'y manques pas, je ne veux pas que tu te couches; tu resteras là toute la nuit à côté de moi; nous converserons ensemble, et quand je croirai le moment favorable, je t'enverrai chez mon père.—C'est très-facile ça, monsieur. Il vous aime tant, ce respectable vieillard! Là, tout-à-l'heure encore il me parlait de vous, il me disait....—Il te disait?....—Ah! c'est que je lui disais que j'étais français, moi. Ton maître est né d'une Française, qu'il me disait.—D'une Française!....—Puis il ajoutait: «J'aime les Français, moi; ils sont bons, confians, généreux, sensibles. Ton maître, un jour il sera heureux; je lui ménage un sort digne d'envie, et auquel il ne s'attend pas». Voilà comme il parlait de vous ce brave homme. Tenez! monsieur, je n'ai qu'un gros bon sens, moi, mais je parie que ce sort brillant qu'il vous destine, est la main de sa fille.

Victor ne partage point l'espoir dont le flatte son bon Valentin; il secoue la tête avec l'air de la défiance; puis il fixe la lettre qu'il a entre les mains, et cherche à deviner ce qu'elle contient, de quelle part elle peut venir. Cet homme, de qui il la tient, cet homme a des manières brusques; un son de voix rauque, un langage rustique.... c'est un secret que cette fatale lettre: Il faut qu'il la reçoive, s'il ne veut périr.... Grand Dieu! comme la nuit est longue au gré de Victor!.... Comme il brûle d'aborder son père, qui lui confiera sans doute cet étrange secret! Tous deux prendront des mesures.... Comme Victor serait heureux, s'il pouvait rendre, en cette occasion, un service signalé à son père, lui sauver la vie, l'honneur peut-être!.... comme il serait heureux!

Comme mon lecteur partage sans doute l'impatience de Victor, et que d'ailleurs je ne veux pas lui faire passer la nuit entière avec l'amant de Clémence et son Valentin, je lui dirai, pour abréger, que vers deux heures du matin, Victor, abattu par les fatigues qu'avait éprouvées son esprit, s'endormit profondément, les coudes appuyés sur une table. Valentin, qui se serait tenu volontiers éveillé, s'il eût pu raconter quelques histoires de son pays, regarda son maître avec envie, se frotta les yeux, et ne tarda pas à suivre son exemple, à ronfler autant que le lui permirent sa jeunesse, sa force et sa santé. Tous deux oublièrent l'heure prescrite et favorable pour retirer le billet des mains du baron avant qu'il ait eu le temps de le lire. Ce ne fut qu'à neuf heures du matin que, confus, désespérés, Victor et Valentin se réveillèrent. Pendant leur sommeil, trop prolongé, il s'était passé bien des choses que nous allons connaître dans le chapitre suivant.

CHAPITRE V.


ON CROIT TOUCHER AU DÉNOUEMENT.

M. de Fritzierne s'était levé à son heure ordinaire, à six heures; il faisait déjà quelques tours dans son appartement, lorsqu'il vit entrer sa fille Clémence, échevelée, dans un état de pâleur et d'affaissement qui l'effraya.... Eh, bon Dieu! mon enfant, qu'as-tu, qu'as-tu donc....?....—Mon père, il est parti!.... il nous fuit!....—Il nous fuit? qui?....—L'ami de mon cœur, mon frère adoptif, mon amant!....—Victor?—Oui, mon père, Victor est parti cette nuit; il s'est éloigné pour jamais de ces lieux.—Est-il possible!.... Mais, non, tu t'abuses; Victor ne peut être un ingrat.—Il l'est, mon père; il est plus, il est barbare, inhumain, sans foi, sans probité.....—Tu me diras peut-être....

Fritzierne est interrompu par madame Wolf qui entre tristement, et confirme au bon père la nouvelle que vient de lui apprendre Clémence. Fritzierne demande des détails; sa fille les lui donne en ces termes:

«J'étais retirée chez moi, mon père, triste, inquiète des marques de chagrin que j'avais apperçues hier sur les traits de Victor, dont d'ailleurs je connaissais les projets. J'avais fait éloigner Lidy, ma femme-de-chambre; et, ma fenêtre ouverte, les yeux fixés sur la campagne, je respirais l'air frais du soir, tout en admirant la beauté des éclairs qui partaient de l'orient, et qui annonçaient un orage épouvantable. Je pensais à Victor, à vous, mon père; et ces deux créatures qui me sont si chères, faisaient battre délicieusement mon cœur. Tout-à-coup une voix enchanteresse, la voix de Victor vient frapper mon oreille. C'est lui, je n'en peux douter. Il est dans la campagne, vis-à-vis ma fenêtre: à la lueur des éclairs, je remarque qu'il porte un havresac sur ses épaules, qu'il tient dans sa main un bâton, qu'il est en un mot dans tout l'attirail d'un voyageur. Tout de suite l'idée de sa fuite se présente à mon esprit; et pour me confirmer dans cet horrible soupçon, le cruel me chante une romance plaintive dans laquelle il me fait ses adieux, en ajoutant qu'il faut qu'il s'éloigne, puisqu'il n'a plus d'espérance. Tel était le refrain de cette romance qui m'a percé le cœur. Je me tuais de crier, de l'appeler; mais, par un effet bizarre de l'orage, il semblait que la foudre prît à tâche d'étouffer mes accens. Les coups de tonnerre redoublés, le déchaînement des vents, tout empêchait mes cris douloureux d'arriver jusqu'à lui; et de mon côté, je n'entendais que quelques mots perdus dans les airs, des couplets qu'il continuait de chanter avec une tranquillité, un sang-froid qui me pénétraient d'indignation; mais ces, mots, comme ils étaient tristes! C'en est fait, adieu, je te fuis; j'emporte avec moi les ennuis.... Supporter la vie et l'absence... Voilà ce qui frappait mon oreille, voilà ce qui me persuadait que je perdais Victor....

»Je l'appelais encore, mais vainement, lorsqu'un homme est venu le joindre. Cet homme, c'était Valentin sans doute, Valentin qui m'avait promis!.... Ah dieu!.... Tous deux, après s'être consultés un moment, disparaissent à mes regards. Je ne vois plus Victor, je ne vois plus que la mort et le désespoir. Soudain je vole au logement de ce frère barbare, de cet amant perfide.... Je parcours, une lumière à la main, son appartement: je parcours un désert...: Personne!.... personne!.... Du dérangement, des meubles dispersés.... des effets qui ne sont plus à leur place, le plus grand désordre.... Oh! mon père, quel état!.... Mes genoux chancèlent, une pâleur mortelle couvre mon visage, une sueur froide glace tous mes membres; j'ai à peine la force de revenir chez moi, où je tombe sur le plancher, morte, morte, sans vie et sans sentiment.... Au bruit de ma chûte, ma fidelle Lidy accourt.... elle s'empresse à me secourir; peine inutile!.... Elle prend le parti d'aller chercher madame Wolf; elle arrive, cette bonne madame Wolf; elle parvient enfin à me rendre à la vie, à la douleur, à la douleur que je ne sentais plus, que je n'allais plus éprouver. Mon état les effraie; elles me mettent sur mon lit, et ne peuvent tirer de moi que des mots entrecoupés. Il me fuit, il me fuit; voilà tout ce que je puis leur dire.... La nuit se passe dans ces mortelles souffrances. Enfin, sur le matin, je leur dis la cause de mes maux, de mes longs regrets: elles gémissent avec moi: nous apprenons que le jour a chassé le sommeil de vos yeux, et nous venons, madame Wolf et moi, déposer nos plaintes, nos tristes plaintes dans le sein paternel....»

M. de Fritzierne reste interdit au récit de sa fille; il ne peut concevoir.... Enfin, elle l'a vu s'éloigner; elle a parcouru son logement, et ne l'y a point trouvé: il n'est donc que trop vrai!.... L'ingrat! s'écria-t-il, l'ingrat! il préparait donc ce coup à ma vieillesse, cette récompense à mes bienfaits! c'était donc pour qu'il me perçât le cœur que je lui ouvrais mon sein!.... Ô Victor! comme tu me fais repentir de t'avoir adopté! Il est donc des occasions où les actions même les plus vertueuses, deviennent une source de tourmens!.... Mais, cet enfant.... me fuir!.... Quelle raison, quel motif a pu l'engager?.... Le saurais-tu, Clémence? connaîtrais-tu la cause de cet abandon, qui n'est pas naturel? car il nous aimait tous.—Mon père, il vous chérissait, il vous respectait; mais....—Parle, mon enfant; tu l'as nommé tout-à-l'heure ton frère adoptif, ton amant même; ces expressions m'ont frappé... Saurais-tu?... Tout, mon père; oui il m'avait tout dit. Il n'était pas mon frère, mais il m'aimait d'amour, du moins il me le disait; et moi, j'étais sensible, bien sensible à sa tendresse.—Quoi! sans mon aveu il avait osé te divulguer un secret?....—Eh! voilà la cause de sa fuite, mon père. Je vous dirai tout, oui, vous serez mon confident; mais c'est à mon ami que je parle.... Que l'auteur de mes jours oublie sa sévérité pour n'ouvrir son ame qu'à l'amitié, qu'à la confiance....—Ma sévérité, ma fille! Eh! ce mot, t'ai-je jamais donné sujet de t'en servir avec moi? Parle à ton ami, à ton père, c'est la même chose.—Eh bien! je vous le disais, Victor m'aimait; j'aimais Victor; mais Victor, tendre, soumis, respectueux envers un père vénérable qui l'avait accablé de bienfaits, a craint d'être accusé d'avoir séduit ma jeunesse; il a craint de violer les loix de l'hospitalité en nourrissant dans son cœur, dans.... le mien, une passion sans espoir, sans but légitime: ce sont-là ses expressions. Jamais, s'est-il dit, jamais M. le baron de Fritzierne ne donnera sa fille à un enfant trouvé, sans état, sans parens, sans fortune.... Il me l'avait caché, son amour; mais j'avais découvert le projet qu'il avait formé de nous fuir. C'était pour cela, c'était par délicatesse qu'il vous demandait la permission de voyager, dans l'espoir que l'absence changerait mon sort et mon cœur. Je le rencontre; je le presse de s'expliquer sur cette envie de voyager. Vous le dirai-je, mes caresses naïves, mes tendres expressions, dont je crois trouver la source dans la nature, mes instances, tout enfin lui arrache son secret. Il me confie qu'il n'est point mon frère, qu'il m'aime, qu'il m'adore; mais qu'après cet aveu, il ne peut plus rester avec nous, sans se rendre coupable envers vous.... J'engage son domestique à épier toutes ses démarches, à me rendre compte de toutes ses actions. Il aura gagné ce bon Valentin: tous deux sont partis; Victor nous échappe, il nous échappe, mon père, et vous savez, maintenant les causes de sa fuite, de son désespoir et du mien.

M. de Fritzierne presse les mains de sa fille. Il me connaissait bien peu, s'écrie-t-il!—C'est ce que je lui ai dit, mon père.—Il m'estimait bien peu pour me croire capable de sacrifier le bonheur de ma fille, celui du jeune homme le plus estimable, à l'orgueil, à l'intérêt, à l'ambition, à toutes ces passions qui font le tourment des grands, et qui les font détester, pour la plupart, à juste titre. Jeune insensé! il ignorait que mon projet, à moi, était de l'unir à ma Clémence, de perpétuer à jamais en lui le titre de fils, que je lui avais accordé dès sa naissance. Oui, ma fille, c'était-là tout mon espoir, tout mon bonheur; et je n'avais nourri moi-même cette passion dans son cœur, dans le tien, que pour la couronner un jour par le plus doux hymen.—Ah! mon père, j'en étais bien sûre.... et il est parti.—Et il nous quitte, ma fille! Quel contre-temps! quel cruel événement! Jeunes gens, jeunes gens, pourquoi manquez-vous toujours de confiance? pourquoi ne venez-vous pas, là, bonnement, vous expliquer avec un père? vous craignez qu'il ne fasse pas votre bonheur: est-ce qu'un père peut ne pas vouloir le bonheur de ses enfans?....

Le baron avait porté sur ses yeux ses deux mains, qui étaient baignées de ses larmes, lorsqu'un cri de Clémence le tira de sa rêverie. Ciel! mon père, une lettre!—Comment!—Oui, une lettre de Victor! oh! je reconnais bien son écriture.

Le baron s'empare de la lettre avec empressement. Clémence ne respire point; elle s'approche de lui, ainsi que madame Wolf. Le baron lit le billet de Victor, qu'on a vu plus haut, le laisse tomber de saisissement, et se jette dans un fauteuil, en portant la main sur son cœur. Clémence, dans le plus grand trouble, ramasse le fatal billet, le relit trois ou quatre fois de suite en l'arrosant de ses larmes, puis elle s'écrie douloureusement: Eh bien! mon père, avais-je tort?....—Non, ma fille. Il est donc parti! c'en est donc fait! et tous mes projets, toutes mes espérances sont évanouis!.... Cruel Victor! pourquoi causes-tu tant de maux à une famille qui t'accueillait comme un fils, qui te préparait le bonheur et la paix?..... Il est parti!.... Ma fille, c'est ici qu'il faut montrer du courage, de la patience. Console-toi, ma fille; Victor nous écrira, quelque part qu'il soit; sois sûre qu'il nous écrira. Je réponds à sa première lettre qu'il revienne, qu'il revienne, que je lui donnerai ta main, qu'il sera ton époux. Doutes-tu, mon enfant, qu'il ne s'empresse à venir nous rejoindre? Tu le reverras, Clémence; oui, un heureux pressentiment me dit que tu le reverras... bientôt.—Ah! mon père! et s'il n'écrit pas?—Il est impossible qu'il manque à ce devoir. Ce n'est pas un tyran qu'il fuit; ce ne sont pas des persécuteurs qu'il évite. Il s'éloigne d'un séjour où sa délicatesse ne lui permettait plus de rester. Quelle ame! quels sentimens! combien ce jeune homme était digne de mon estime, de ta tendresse!—Vous le voyez, mon père; mon cœur ne s'était pas trompé sur le choix de celui qui seul pouvait le rendre sensible.—Non, non: vous étiez..... Vous êtes faits l'un pour l'autre.... Eh bien! encore des larmes, mon enfant? Allons, de la fermeté donc. Viens embrasser ton vieux père, et promets-lui d'attendre avec constance que les événemens te ramènent un homme que je chéris, que nous chérissons tous deux. Et vous aussi, madame Wolf, vous aussi, vous versez des pleurs! Victor fut votre libérateur: vous connaissez comme nous les vertus de ce bon jeune homme, et vous le regrettez comme nous... Mais, je vous le répète; l'espoir de le revoir ne m'abandonne pas. Madame Wolf, conduisez ma fille dans son appartement, et ne la quittez pas; je vous en supplie, ne la quittez pas.

Madame Wolf tenait déjà la main de Clémence pour exécuter l'ordre de son père, lorsque Clémence demanda à pénétrer encore une fois dans le logement qu'habitait Victor. Je reverrai ces murs, témoins de ses regrets; ces murs, qu'il a tant de fois frappés de mon nom en parcourant sa chambre; je croirai l'y voir encore, et cette illusion adoucira mes maux....

M. de Fritzierne s'oppose en vain à ce projet de sa fille: il lui remontre qu'elle va rouvrir ses blessures, accroître ses tourmens. Clémence persiste dans son dessein: elle prétend qu'il est possible que Victor ait déposé quelque part, chez lui, une lettre pour elle: elle s'obstine à visiter les lieux qu'il a vus, qu'il a parcourus. Son père cède enfin à ses vœux; il la prend par la main, et s'appuyant sur le bras de madame Wolf, tous trois s'acheminent vers le logement de Victor, qu'ils croient trouver désert, comme il s'est offert la veille aux regards de Clémence.

Comme son cœur bat, à la pauvre Clémence!... comme elle se propose de visiter les plus petits coins de ce réduit jadis habité par l'amant le plus aimable!.... Avance, avance, tendre Clémence, l'amour te ménage une surprise, oh! bien agréable....

Elle approche avec son père et son amie. La porte de Victor est entr'ouverte: elle la pousse. Quelle surprise! Est-ce un rêve? est-ce une illusion de ses sens égarés, qui croient voir par-tout l'objet qu'ils se peignent sans cesse?.... Est-ce bien là Victor? Oui, c'est lui, c'est ce jeune homme qu'on croit bien loin. Il dort profondément, étendu dans un fauteuil; Valentin est dans la même position, à quelques pas de lui. Tous deux n'ont point été réveillés par le bruit que leurs amis ont fait en entrant. Clémence va jeter un cri de joie; son père lui met la main sur la bouche. Son père, aussi ému qu'elle, examine ce tableau, ne peut en croire ses yeux. Tous trois s'avancent doucement jusqu'au fauteuil où repose Victor. Victor paraît agité par un songe; il balbutie quelques mots, prononce le nom de Clémence, celui de son père... Clémence, dit-il tout bas, Clémence, l'amour.... un jour.... nous nous reverrons.... Mon père.... homme respectable et cher... consolez-la; dites-lui.... Ah! dieux!

Tels sont les mots entrecoupés qui frappent l'oreille de nos trois amis. Clémence n'y peut plus résister.... elle colle ses joues mouillées de larmes sur une des mains de Victor. Un doux pressentiment accroît l'agitation de ce dernier... Oui, dit-il; nous nous reverrons.... un jour..... dans les bras de ton père..... Clémence!....

Il prononce ce nom avec force, et se réveille en sursaut.... Quel est le premier objet qui frappe sa vue? c'est son amante, qui lui dit, en lui serrant la main: Oui, oui, Victor, nous nous reverrons pour toujours!.... jamais, jamais nous ne nous séparerons.—Toi dans ces lieux, s'écrie Victor!.... Ciel! mon père!....

Victor, se lève confus; le cri qu'il vient de faire a réveillé Valentin, qui se frotte les yeux, apperçoit la compagnie, et regarde tout le monde d'un air stupéfait. Victor se rappelle ses projets, sa fuite, sa lettre à Fritzierne; puis il s'adresse à son valet: Imbécille, lui dit-il, pourquoi m'as-tu laissé dormir?....—Eh! monsieur, est-ce ma faute? la fatigue.... je ne sais quoi.... Je ronflais bien, voilà tout ce que je sais....—Mon père, madame Wolf, et vous, belle Clémence! qui vous amène?.... qui peut causer la.... douleur où je vous vois plongés?....—Tu me le demandes, répond Fritzierne!.... après avoir tenté de t'arracher de nos bras!—Vous savez donc....—Mais, Victor, réplique Clémence, me suis-je trompée? il me semble qu'hier soir j'ai reconnu ta voix, que tu m'as fait tes adieux.... Je suis venue te chercher ici, tu n'y étais pas.—Il est vrai. (Il se jette aux genoux de Fritzierne.) Mon père, punissez-moi, accablez-moi des noms d'ingrat, d'insensé, je les ai mérités.... Vous avez lu ma lettre?—Oui, mon fils, et tu vois la douleur qu'elle nous a causée.—Je vous fuyais, oui, je m'éloignais de ces lieux.... Mais si je vous en disais les motifs.... Non, jamais, que jamais un tel aveu ne sorte de ma bouche....—Je les connais, Victor, je sais tout.—Vous savez tout?—Oui, que tu aimes Clémence, qu'elle t'aime, et que tu ne t'éloignais que dans la crainte que je désapprouvasse ta passion.—Dieux! qui a pu vous instruire?—Ta jeune amante, elle-même.—Ah! mon père, que je suis coupable!—Coupable, mon Victor! toi coupable, pour t'être livré à l'ascendant irrésistible des sentimens de la nature! Ah! Victor; que tu me connais mal.... Vous me faites bien de la peine.... Je croyais que vous m'estimiez davantage.—Quoi! mon père, vous ne m'accablez pas du poids de votre colère? vous permettez à mon cœur....—D'épancher toute sa tendresse. Oui, mes enfans, je vous permets de vous aimer, d'espérer...—D'espérer!—Vois-tu, interrompt Clémence, vois-tu que je te l'avais bien dit, moi. Nous serons heureux, Victor; il ne faut jamais nous séparer.—Jamais, jamais. Et j'ai pu méconnaître ce cœur paternel!....

Victor se jette sur les mains du baron, il les couvre de baisers. Clémence en fait autant sur le front de son père; et madame Wolf, attendrie, considère avec émotion ce tableau touchant.

Quand les premiers momens d'effusion sont passés, Fritzierne demande à Victor quel est le motif qui l'a fait rentrer au château, puisque, selon toute apparence, il avait déjà fait quelques dans la campagne pour fuir à jamais ces lieux. Victor le prie de lui accorder un entretien particulier: je ne puis, lui dit-il, le confier qu'à vous seul, ce motif puissant; c'est vous, c'est vous, mon père, qu'il intéresse.

Fritzierne reste étonné. Clémence se plaint d'être de trop pour un secret qui regarde son père. Victor la prie de s'en fier à sa prudence, à sa tendresse pour ce père respectable. Clémence n'insiste pas; elle se retire avec madame Wolf, en suppliant le baron de permettre qu'elle aille le rejoindre aussi-tôt qu'il aura fini de parler avec Victor. Le baron le lui promet, et bientôt il se trouve seul avec son fils adoptif, qu'il serre encore une fois dans ses bras.

Mon père, lui dit Victor, avez-vous quelque ennemi particulier?—Moi, mon fils? pourquoi cette question?—Faites-moi la grace de me répondre.—Je crois n'avoir ni amis, ni ennemis; tu sais que je ne vois personne.—Pardon; seriez-vous engagé dans quelque affaire sérieuse et délicate?—Non.... je ne comprends pas....—Ce que je vais vous dire va justifier ma curiosité, qui vous paraît peut-être indiscrète.

Victor raconte au baron ce qui lui est arrivé la veille, au moment où il finissait de chanter sa romance. Cet homme, ajoute-t-il, avait un aspect effrayant; il était armé jusqu'aux dents. Il m'aurait fait trembler si j'eusse été plus timide. Voici la lettre qu'il m'a remise, lettre qui renferme, disait-il, un secret dont dépendent vos jours.—Et c'est pour me la remettre toi-même que tu es remonté?—Votre vie était en danger, mon père, et j'aurais pu vous abandonner!—Bon jeune homme! c'est à ta tendresse pour moi que nous devons le plaisir de te revoir! Tu en seras, tu en es bien récompensé.—Ah! mon père, ma récompense était déjà dans le projet que j'avais formé de venir vous offrir mon bras, s'il le fallait, et des consolations.—Cher Victor!.... Mais voyons donc cette lettre mystérieuse, à laquelle je ne comprends rien.

Fritzierne regarde la suscription; elle porte: Au baron de Fritzierne, en son château. La main lui en est absolument inconnue. Il l'ouvre enfin, et reste frappé d'étonnement en y trouvant la signature de Roger, de Roger! ce chef des voleurs qui infestent les forêts prochaines. Que peut-il y avoir, s'écrie-t-il, de commun entre ce scélérat et moi? Voyons.

Baron,

»Tu sais si j'ai les moyens de punir lorsqu'on n'obéit pas à mes ordres....

L'insolent!

»Je te proteste de respecter ton asyle, de ne point attaquer ton château, si tu veux m'accorder une seule faveur....

Une seule faveur! Qu'attend-il? Voyons.

»Une femme a été surprise dans la forêt, il y a quelques jours, par trois de mes hommes. Deux des plus courageux sont tombés sous les coups de deux de tes gens, qui sont venus secourir la femme et l'enfant qu'elle tenait dans ses bras. Le troisième s'est soustrait par la fuite à leur rage. C'est lui qui m'a appris cette sanglante affaire. Baron, tu l'as retirée chez toi, cette femme. Je la connais; elle est essentiellement nécessaire à mon repos. Il faut que tu me la livres dans les vingt-quatre heures, il le faut. Tu la feras accompagner jusqu'à mon premier poste, dans la forêt de Kingratz. Là, je te jure, foi de capitaine, qu'il ne sera fait aucun mal à son escorte. Penses y bien, baron; si, le terme expiré, cette femme n'est pas en mon pouvoir, tu me verras de près. Tremble!

»Je te salue.

»Roger, chef des indépendans».

Qu'on juge de la surprise de Fritzierne et de Victor, à la lecture de ce terrible billet! Ils restent quelques momens absorbés, sans pouvoir prononcer une parole. On leur demande de livrer à des bandits la femme la plus estimable, madame Wolf!.... Nous verrons dans le chapitre suivant les réflexions qu'ils firent, et le parti auquel ils s'arrêtèrent.

CHAPITRE VI.


INTRIGUE PLUS OBSCURE QUE JAMAIS.

Fritzierne rompt enfin le silence. Que dis-tu, Victor, de cet excès d'audace?—Ne voyez-vous pas sur mon front le feu de l'indignation?—Cette pauvre madame Wolf! ne lui aurions-nous donné l'hospitalité que pour la livrer lâchement au plus vil des mortels!—Dieux! repoussons cette pensée!—Que faire, mon fils, que faire dans cette fâcheuse conjoncture? Roger est à la tête d'une troupe formidable; il est capable de faire le siége de mon château, de nous y égorger tous.—Il y pourrait trouver quelque obstacle.—Je le connais, c'est un scélérat, mais qui est doué d'un grand caractère. S'il s'est mis dans la tête d'avoir cette infortunée, rien ne lui coûtera pour venir à bout de ce projet.—Eh! mon père, vous avez du monde ici; vous me permettrez de me mettre à la tête de vos gens, et je vous réponds de repousser ce monstre et sa troupe, quelque nombreuse qu'elle soit.—Il connaît madame Wolf; elle le connaît aussi; elle porte même son portrait. Quel rapport peut avoir la vertu avec le crime? car à Dieu ne plaise que je soupçonne cette femme d'être coupable, de nous en avoir imposé par les dehors les plus séduisans! Elle est, dit-il, essentiellement nécessaire à son repos! Quel mystère! Et quelle obstination a-t-elle aussi de nous cacher ses malheurs? Cela détruirait en nous jusqu'à l'ombre de la défiance.... Allons, mon fils, il faut prendre un parti.—Il est tout pris, mon père, et je me flatte que vous l'approuverez. Vous avez donné un asyle à une femme infortunée, vous la garderez, vous la protégerez, vous la défendrez contre ses persécuteurs.—Bien, bien, mon ami; nous mourrons s'il le faut, mais nous aurons fait notre devoir....—Non, nous ne mourrons pas; nous repousserons la force par la force; et, comme notre cause est juste, nous aurons pour nous le ciel, et le courage que donne toujours le sentiment de la justice.—Je te reconnais, mon fils: voilà le langage de la probité, de la valeur.... Cependant, avant de répondre à Roger, il faut absolument que nous parlions à madame Wolf; il faut que cette femme nous donne au moins quelque idée des liaisons qu'elle a pu avoir avec un homme dont personne ne peut prononcer le nom sans horreur. Je ne suis pas tranquille sur ce point; et si elle persiste toujours à se taire, je t'avouerai que je lui ferai sentir que sa présence a troublé la tranquillité dont jouissait cette maison.—Vous la congédierez, mon père?—Je ne dis pas cela; mais je veux qu'elle ait plus de confiance en des gens dont elle expose le repos, et même la vie.

Le baron fait appeler madame Wolf. Elle arrive bientôt avec Clémence. Hélas! elle ne se doute pas du nouveau coup qui va la frapper!....

Madame, lui dit le baron d'un ton sérieux, je reçois une lettre qui vous concerne.—Moi, monsieur!—Un homme qui vous connaît, qui a essentiellement besoin de vous, m'écrit pour que je vous engage à l'aller trouver.—Moi!.... Eh! bon Dieu, qui peut se ressouvenir de moi dans le monde! Je n'y ai plus d'amis, monsieur.—Non! mais vous pouvez y avoir des ennemis.—(Madame Wolf pâlit.) Je.... ne me rappelle.... pas....—L'homme en question est très-connu de vous; vous avez même son portrait.—Ciel! (Madame Wolf chancèle, Clémence la soutient.)—Vous rappelez-vous maintenant?....—Serait-ce lui.... non, non, cela ne se peut.—Cela se peut, car cela est.—Roger! (Elle tombe évanouie; on s'empresse à la secourir; elle reprend ses sens.) Quoi! monsieur, c'est une lettre de Roger que vous avez là entre vos mains?—Oui, madame; lisez-la.—(Madame Wolf lit la lettre, jette un cri, et cache sa figure dans ses deux mains.) Grand Dieu, quand finiront tant de maux!—Quand vous voudrez, madame, avoir assez de confiance en moi, pour me les confier.—Ah! monsieur, (Elle se jette aux genoux du baron.) sauvez-moi, sauvez-moi, secourez-moi.—Oui, oui, je veux vous sauver, je veux vous secourir, femme infortunée. Relevez-vous, mais relevez-vous donc?—Non, je reste à vos pieds jusqu'à ce que vous me promettiez de ne point céder aux vœux d'un barbare, d'un monstre qui a fait mon malheur, le mien, et celui d'une femme, ah!.... bien plus à plaindre que moi.—Vous craignez donc tout de sa fureur?—Tout!—Pour votre vie?—Ah! s'il me tuait, ce serait le moindre des tourmens que j'attends de sa férocité.—Pauvre madame Wolf, vous pénétrez, mais en même temps vous déchirez bien cruellement mon cœur!—Homme généreux!—Oui; mais que vous n'estimez pas assez pour lui confier vos peines. (Madame Wolf détourne la tête en se levant.) Parlez; quel rapport ce Roger a-t-il jamais pu avoir avec vous? (Madame Wolf se tait, et baisse les yeux.) Où l'avez-vous connu? comment possédez-vous son portrait? (Toujours même silence.) Que veut-il de vous, enfin? Il faut pourtant que je le sache, pour régler la conduite que je dois tenir avec lui.—Monsieur....—Vous vous taisez, femme inhumaine et dissimulée; vous laissez enfoncé dans mon cœur le trait de l'indécision, de l'inquiétude qui me tuent.—Oui, oui, accablez-moi du poids de votre colère; je sens que je la mérite, je le sens; mais je ne puis regagner votre indulgence: je ne puis parler.—Vous ne pouvez parler!.... Il faut donc que je fasse tous les frais de l'amitié, moi! Il faut donc que je vous reçoive chez moi, que je vous y protège, que je vous défende, sans vous connaître, sans savoir qui j'oblige, si je défends le crime ou la vertu?—Le crime, oh Dieu!—J'en suis fâché: ce mot n'est point dans mon cœur; ma bouche l'a prononcé sans l'aveu de mon esprit; mais enfin que voulez-vous que je pense d'une dissimulation aussi profonde?.... Madame Wolf, c'est aussi manquer à tous les égards, à tous les procédés.—Ah! je le sais, monsieur, je ne le sais que trop; mais j'embrasse encore une fois vos genoux....

Le baron la relève; elle continue: Je vous l'ai dit, je vous le répéterai cent fois: ce secret n'est point à moi; il n'est point à moi, ce fatal secret.... Grand Dieu! que ces persécutions acquittent bien la dette de l'amitié! toi que j'ai tant aimée, toi qui m'entends peut-être du fond de ton tombeau, femme admirable et malheureuse, tu vois ce que je souffre pour toi! Ah! prête-moi donc cette force, ce courage qui ont signalé les derniers momens! j'en ai besoin, ô mon amie! je ne peux plus vivre, s'il faut résister plus long-temps aux instances de ceux que j'honore, qui me sont bien chers, et que j'offense en gardant le serment que tu m'as arraché!....

Cette exclamation forte, énergique, ferme la bouche à M. de Fritzierne: il se reproche d'avoir tant pressé une femme dont la vertu l'étonne, le confond, et sur laquelle il jette des regards fixes pleins d'admiration et de sensibilité. Pardon, madame, lui dit-il, pardon; je vois qu'un serment sacré vous enchaîne, je me repens d'avoir essayé de vous rendre parjure.—Non, monsieur, non, ne m'excusez point, je vous prie; je suis coupable, je le suis... Eh bien! je vais vous venger, me venger moi-même: je vais trouver Roger; oui, je cours me livrer à ce monstre: je lui dirai, je suis à charge à mes bienfaiteurs, à toi, à toute la nature; arrache-moi une vie sur laquelle tu as répandu le poison du remords et de la douleur éternelle: prends ta victime, elle attend de toi le bienfait de la mort!....

En disant ces mots, madame Wolf se précipite vers la porte: Ne me retenez pas, s'écrie-t-elle! il menace vos jours, je veux les sauver en lui livrant les miens.... Laissez-moi, laissez-moi!....

Le baron, Victor et Clémence courent après cette insensée, la forcent de rentrer dans l'appartement, l'engagent à s'asseoir, et parviennent peu à peu à rendre le calme à ses sens. Elle recouvre bientôt l'usage de sa raison, et réclame l'indulgence de ses amis, pour l'effroi qu'elle vient de leur causer. Tous s'empressent autour d'elle, tous lui jurent de mourir plutôt que de la livrer à son bourreau. Cette femme intéressante baigne de larmes les mains de ceux qui lui témoignent tant d'attachement; elle leur prodigue les noms les plus doux. Un jour, leur dit-elle, un jour, vous saurez peut-être, vous connaîtrez les événemens les plus extraordinaires... Ils étaient faits pour moi; mais ne l'espérez pas, ne l'espérez pas de si-tôt, cet aveu déchirant. Une.... circonstance seule, mais bien bizarre.... un rapprochement singulier, que m'a fait naître l'aveu que Clémence vous a fait de son amour.... si le hasard permettait que mes idées.... mais non, non, ne vous en flattez pas: c'est une erreur, une illusion, un jeu de l'imagination.... Attendez tout du temps et de la loi impérieuse des événemens.

Ce discours, presqu'inintelligible parut tellement dépourvu de bon sens à nos trois amis, qu'ils craignirent pour la raison de madame Wolf: le coup qui venait de la frapper était si violent, qu'il pouvait avoir dérangé son cerveau, et troublé ses sens. Clémence l'engagea à rentrer chez elle, à prendre quelques momens de repos; elle y consentit, après avoir imploré de nouveau la générosité, la pitié, la protection du baron de Fritzierne, qui lui promit, de ne jamais l'abandonner.

Quand toutes deux se furent retirées, le baron et Victor, que cette scène avait singulièrement émus, s'entretinrent long-temps, et des menaces de Roger, et des moyens qu'ils devaient prendre pour en prévenir les effets. Quand leur résolution fut bien prise, Fritzierne écrivit ce peu de mots, en réponse à la lettre insolente du chef des brigands:

«Roger, je ne suis point accoutumé à craindre l'arrogance, tu dois le savoir. La femme que tu réclames est chez moi; elle n'en sortira pas: ose venir l'y chercher toi-même; mais tremble d'y trouver la punition de tes forfaits. Alexandre Bolosqui, baron de Fritzierne».

Cette lettre écrite, il s'agissait de la faire remettre au chef des indépendans d'une manière sûre, et sans craindre de compromettre la vie du porteur. C'est Victor, qui se charge de ce soin, malgré les instances du bon père qui voudrait la confier à quelques-uns de ses gens. Victor, l'intrépide Victor prie le baron de lui permettre de porter cette lettre à l'avant-poste des brigands. Fritzierne craint à juste titre la mauvaise foi de ces scélérats. Rien n'effraie Victor: il promet d'être rentré avant la fin du jour, et part sur-le-champ, après s'être armé de sabre et de pistolets. Dès qu'il est parti, le baron sent l'imprudence qu'il vient de commettre, en exposant ainsi les jours de son jeune ami; mais il le connaît prudent, en même temps qu'il le sait ferme et courageux. Le baron va trouver sa fille, madame Wolf, et, sans leur faire partager ses inquiétudes, il leur promet qu'avant peu ils reverront leur bien-aimé, et se console avec elles des tracasseries de la journée. Suivons Victor, et voyons comment il va s'acquitter de la mission délicate dont il est chargé.

Victor marche pendant plus de deux heures avant de pouvoir découvrir le carrefour de la forêt de Kingratz, où il doit trouver l'avant-poste des brigands. Son ame est tranquille, quoiqu'il ait lieu d'appréhender quelque trahison de la part de ces scélérats. Au surplus, se dit-il, c'est moi qui ai introduit chez moi, qui ai introduit chez mon père cette madame Wolf, aujourd'hui l'auteur de tout ce désordre, c'est moi seul qui dois en supporter les dangers, s'il y en a, et ne pas sacrifier des serviteurs, ni d'autres innocens, pour une faute que j'ai commise; car si le séjour de madame Wolf doit troubler le repos de mon père et de ma Clémence, c'est une imprudence à moi de leur avoir fait connaître cette infortunée. Quelle que soit l'issue de l'événement d'aujourd'hui, cela va toujours reculer ma félicité; car j'épouserai Clémence, je n'en puis plus douter, je l'épouserai: quel bonheur! quel heureux changement!.... et sur-tout quel homme, quel homme respectable que le baron de Fritzierne!.... Ô Victor, hâte-toi de servir l'amitié, pour revenir bien vîte goûter le repos, partager les douces effusions de l'amour et de la nature!....

En réfléchissant ainsi, Victor s'avance dans la forêt, et ne doute pas qu'il soit près du lieu que Roger indique dans sa lettre, qu'il a sur lui. Quelques coups de sifflet qu'il entend le confirment dans cette idée, et troublent légèrement sa fermeté. Bientôt cinq à six hommes, d'un extérieur effrayant, se présentent à lui... Victor est bien armé; mais il est vêtu assez simplement pour ne point réveiller la cupidité de ces scélérats: il marche droit vers eux. Ils se regardent, et ne savent si c'est pour les combattre qu'un seul homme a l'intrépidité de les aborder. N'approche pas, lui crie l'un d'eux, ou tu es mort.—J'approcherai, leur répond doucement Victor; c'est sur la foi des traités que je viens vous rendre une réponse, que vous attendez sans doute.—Que veut-il dire?—Est-ce ici le premier poste de la troupe des indépendans?—Oui.—Eh bien! je vous demande votre parole d'honneur que vous respecterez la mission dont je suis chargé, et que vous n'attenterez ni à ma vie, ni à ma liberté.—Plaisant langage.... n'importe, tu peux parler.—En sûreté?—En sûreté.—Vous êtes les compagnons de Roger?—Et ses amis.—Je n'en doute point. Remettez-lui donc sur-le-champ cette lettre; et dites-lui que c'est la réponse à celle qu'il a envoyée, hier à minuit, au château de Fritzierne.—Ah! ah!.... et cette femme?—Remettez-lui, vous dis-je, cette lettre; elle répond à tout.—Camarades, regardez donc comme il ressemble à notre capitaine?—En vérité (dit un autre brigand) c'est tout son portrait.—(Le premier.) Il est gentil! (Le second.) C'est un enfant.—(Un troisième.) Si nous le gardions ici pour en faire un élève?—(Un quatrième.) Non, non; point de violence dans ce cas-ci, mes amis: c'est un ambassadeur du très-grand seigneur, monseigneur le baron de Fritzierne; il faut le laisser aller.—(Le premier.) Sans doute, et le droit des gens donc.—(Le second.) D'ailleurs Roger se fâcherait; il est pour les procédés, lui.—(Tous deux.) Ah, ah, ah, ah!... (Le premier.) Allons, c'est bon, donne-nous ta lettre, et va-t-en.... à moins que tu ne veuilles parler toi-même à notre commandant?—Je n'ai rien à lui dire, répond fièrement Victor!....

Il leur remet la lettre, et s'éloigne sans affectation, comme un homme qui ne craint rien. Cependant, quand il est tout-à-fait hors de la vue des voleurs, il presse sa marche; son cœur bat plus violemment, et il remercie la providence d'avoir permis qu'il échappât à un péril si grand, si certain même; car quoique Roger aime les procédés, comment se fier aux procédés d'une troupe de scélérats sans ame, sans principes, comme sans délicatesse.... Victor fait cette réflexion, et il frémit.

Enfin il a repris sa route, qu'il suit avec plus de précipitation. Il va retrouver tout ce qu'il aime, Victor; il faut qu'il se hâte de dissiper l'inquiétude à laquelle, sans doute, on est livré sur son compte. Comme il jouit, comme il jouit en pensant au hasard singulier qui l'a empêché de fuir, de s'éloigner pour jamais du bonheur dont il n'entrevoyait pas l'aurore, qu'il ne croyait pas si près de lui! C'est pourtant à sa vertu, à sa tendresse pour son bienfaiteur, qu'il doit son retour; ah! c'est à son retour qu'il doit la certitude d'être bientôt uni à l'objet de son amour! Oh! oui, se dit-il, la vertu seule est la base du bonheur. Elle maîtrise le hasard lui-même; elle est au-dessus de tous les coups du sort. Clémence! tu as tout dit à ton père; il approuve nos feux; nous serons heureux, nous le serons. Ô Clémence! quel bonheur que j'aie formé le projet de fuir, et que ce projet n'ait pas réussi!...

Victor arrive bientôt au château, où il est attendu avec impatience: Victor est abattu par la fatigue; mais il recouvre ses forces pour embrasser tous ses amis que le but de son voyage a plongés dans la consternation. Tu as réussi, lui dit Fritzierne, je le vois; mais une autre fois je ne céderai pas aussi promptement à tes prières, je me méfierai de ton âge et de ta valeur. Tu ne saurais croire, mon fils, combien je me suis repenti de t'avoir laissé partir avec une mission aussi délicate. À ton âge j'en aurais fait autant que toi; mais au mien, je sens que c'est une imprudence, une très-haute imprudence, et que je n'aurais pas dû y prêter les mains. Enfin c'est fait, te voilà, nous te serrons dans nos bras, et nous oublions le danger que tu as couru pour ne jouir que du bonheur de te revoir.

Le père le plus tendre n'emploierait pas des expressions plus touchantes, en parlant à son enfant. Victor fut pénétré jusqu'aux larmes des marques d'affection du baron. Il l'embrassa avec effusion, puis il lui raconta ce qui venait de lui arriver dans la forêt.—Ma lettre est remise, interrompit le baron: tant mieux, nous attendrons maintenant l'effet qu'elle aura produit.

Madame Wolf qui causait tous ces embarras, en parut pénétrée de douleur. Clémence, que l'absence de son amant avait également affligée, s'occupa du soin de consoler son ami. Toute cette famille passa une soirée tranquille, et fut goûter sans trouble, un repos dont elle avait besoin après tant d'agitations.

CHAPITRE VII.


TACTIQUE, EXPOSITION.

L'aurore avait à peine déchiré les voiles de la nuit pour tracer sa route du jour au père de la lumière, lorsque le baron de Fritzierne fit appeler Victor dans son appartement. Mon fils, lui dit-il, tu sais ce que je t'ai dit hier sur le caractère de Roger. Il est capable de tout, pour venir à bout d'enlever madame Wolf; il faut nous mettre sur la défensive, mon ami; il faut ne pas perdre un instant. Mon château est fortifié; j'ai des hommes, des armes et de la poudre; non-seulement nous sommes en état de faire une longue résistance, mais nous pouvons nous flatter encore de repousser les assiégeans les plus nombreux. C'est toi que je charge de l'expédition, mon ami, si toutefois Roger a l'imprudence de nous attaquer. Je suis âgé, moi, je n'ai plus ta force, ni ta souplesse, j'ordonnerai en dedans; je veillerai à ce que vous soyez bien servi, à ce qu'il ne vous manque rien; toi, tu commanderas notre petite troupe, et je ne crains rien, si tu sais unir la prudence à la valeur; car, mon fils, ce n'est pas tout que de savoir commander une armée, même la plus imposante, ce talent du général n'est pas seulement de remporter la victoire, il faut encore qu'il sache ménager le sang des hommes qu'il commande: c'est en épargnant la vie de ses soldats, en les exposant le moins possible, qu'il prouve un véritable talent. Eh! quels sont nos soldats à nous, dans cette occasion? tous gens utiles, qui font valoir nos terres, nos possessions. Je puis rassembler à-peu-près cent hommes dans tous ceux que j'emploie dans l'intérieur comme à l'extérieur de mon château. Leurs jours me sont tous précieux; et je t'en avertis, je crains leur valeur, je crains même leur témérité; tous me sont attachés, tous périraient pour moi. Il faut ici les guider, réprimer leur impétuosité, et les ménager sur-tout; ce sont presque tous des pères de famille, sages, vertueux et laborieux. Mon ami, nous triompherons sans doute; mais si nous succombons, si nous périssons dans cette entreprise, eh bien! nous mourrons pour avoir défendu la vertu, pour avoir combattu le crime. Ah, mon fils! comme cette mort est belle! comme elle est glorieuse!

Victor presse la main du vieillard: Mon père, lui dit-il, s'il faut que je vous parle franchement, sans crainte d'être accusé de timidité, je ne pense pas moi, que Roger, ce chef prétendu si redoutable, commette l'inconséquence de nous attaquer dans un château-fort, pour ainsi dire inexpugnable. Je crains davantage ses ruses et ses hostilités sourdes: je crains, en un mot, la trahison, et envers vous et envers madame Wolf. Voilà je crois, les seules armes qu'il soit capable d'employer. Si nous faisons tant de préparatifs, il a des espions, soyez sûr qu'il a des espions, nous aurons l'air de le craindre, d'avoir peur de lui et de la troupe de bandits qu'il commande.—Tu crois que ses agens s'introduiraient jusqu'ici?—Je ne doute pas qu'il n'en soit déjà venu, ou que quelqu'un de vos gens vous trahisse. Comment aurait-il appris que madame Wolf est chez vous, que ce sont deux personnes attachées à vous qui ont secouru cette femme et son petit Hyacinthe? comment peut-il avoir découvert tout cela?—Ta remarque est juste.—Dans une maison comme la vôtre, aussi vaste, aussi habitée, il va et vient tant de monde, on saura que vous vous mettez en état de siége, il l'apprendra aussi-tôt que nous en aurons divulgué le projet; et, s'il ne prend pas les précautions pour doubler ses forces, pour se rendre plus redoutable, au moins sa vanité sera flattée de l'espèce de terreur, qu'il inspire; et il est humiliant d'être l'objet du mépris d'un pareil scélérat!....

Fritzierne admire le jugement et la délicatesse de son fils adoptif. Celui-ci continue: Je pense donc, mon père, pardon si j'ouvre un autre avis que le vôtre....—Parle, parle.—Je crois donc qu'il vaut mieux laisser tous nos amis à leurs travaux, les prévenir seulement de se tenir prêts au moindre avertissement, préparer nos armes chez nous en silence, affecter, en un mot, la plus grande sécurité.—Charmant jeune homme!.... Oui c'est cela, voilà le parti qu'il faut prendre. Moi, vois-tu, j'ai été militaire, je n'ai jamais suivi les cours des grands; j'ai passé ma vie dans les camps, dans les combats; je voyais déjà dans cette affaire-ci un siége ouvert, une attaque dans les règles. J'oubliais que mes adversaires ne sont point des ennemis ordinaires, qu'il n'y a point de champ d'honneur avec eux. Que veux-tu, mon projet était celui d'un homme qui aime encore le métier des armes, et qui est plein des règles de la saine tactique. Ton avis vaut mieux; oh! il vaut bien mieux que le mien, je l'adopte. Ainsi, fais, agis, dispose, prends tes précautions dès ce moment; moi, comme je te l'ai dit, je vais passer la journée à visiter mon arsenal, mes armes, mes munitions de guerre, à mettre tout en ordre, afin que tout se trouve sous votre main au moment de l'attaque, si elle a lieu. Mon ami, ce Roger que tu ne crains pas, a déjà pillé, incendié des châteaux presque aussi forts que le mien. C'est un diable! cet homme-là; s'il eut été vertueux, il était digne d'être général d'armée. Oh! il ne faut pas s'aveugler sur le péril, quand on veut être sûr de le surmonter.—Vous avez raison, mon père: aussi je ne veux pas faire à vos yeux preuve de témérité; mais d'une prudence et d'un courage raisonnés.—Bien, bien, mon fils: allons, va, je te donne carte blanche; mais sur-tout rassure nos dames, qu'elles ne s'effraient point, et qu'elles ne viennent pas mêler à nos efforts guerriers, leurs cris, leurs larmes, ou leur évanouissement; car les femmes sont comme cela, je les connais.—Ne craignez rien, mon père; l'asyle que je leur prescrirai sera sûr, inviolable; elles ne pourront ni trembler, ni nous troubler.

Victor quitte le vieillard pour aller donner des ordres, et commencer l'exécution de son projet. D'abord il va trouver séparément chacun des individus qui doivent composer sa petite garnison: tous lui jurent le secret et l'obéissance; il leur recommande aussi à tous de ne point quitter leurs travaux pendant la journée; mais de venir passer la nuit au château, et de se réunir au moindre signal. Il ne leur promet point de récompenses, mais des armes: c'est la seule promesse à laquelle ils soient sensibles. Cependant il ordonne à quelques-uns de se répandre, bien armés, dans la campagne, du côté de la Croix de Kingratz particulièrement, d'examiner tous les pas, toutes les démarches des gens de Roger. Comme les brigands n'en veulent qu'aux gens très-riches, très-bien vêtus, ces bons laboureurs ne craignent point d'être attaqués par eux. Ceux-ci partent pour leur mission, en promettant à Victor de l'avertir de temps en temps, s'ils découvrent quelque chose de nouveau; d'autres ont ordre de veiller, pendant le jour, à toutes les issues du château, d'examiner attentivement ceux qui entrent, ceux qui sortent, et d'arrêter indistinctement quiconque ferait même une question indiscrète. Victor, sûr que tous ses ordres seront suivis, revient trouver le baron dans son arsenal, et l'aide, avec Valentin et quelques domestiques affidés, à en retirer les canons, les mortiers, les boulets, les fusils, les pistolets, toutes les armes dont on peut avoir besoin. Le lecteur demandera sans doute si son bon Valentin est chargé de quelque ordre particulier? Il a une place superbe, Valentin, il est commandant en second. Quel honneur! comme il en est tout fier! au reste il a servi autrefois, Valentin; c'est un César pour la prudence, un Alexandre pour la valeur.

Voilà donc toutes les précautions prises, et cela par un jeune homme de dix-huit ans, élevé, non au milieu d'un camp, comme son père adoptif, mais dans un cabinet, au milieu des livres et des instrumens de physique, de mathématiques, &c. Qu'il est aimable, mon Victor! qu'il est intéressant! peu de héros, dont jusqu'aujourd'hui j'ai entrepris l'histoire, m'ont touché comme ce jeune orphelin; peu ont autant mérité mon estime. Lolotte et son frère Fanfan sont intéressans; mais ce sont des enfans[1]. Alexis est un jeune homme bien infortuné; mais aussi il est trop susceptible, trop misanthrope[2]. Petit Jacques et Georgette ont de la grace, de la naïveté; mais ce sont aussi des enfans privés d'éducation, d'instruction[3]. Mon Victor, au contraire, est bien élevé, plein de candeur, de délicatesse; il n'a pas un seul défaut; du moins, jusqu'à présent, je ne lui en ai découvert aucun; il est doux, modeste, sensible, généreux, plein de tendresse pour ceux à qui il doit tout; il chérit la vertu, et la croit supérieure à tout. Oh, mon Victor! comme il m'attendrit! comme il mérite d'être heureux! Hélas! le sera-t-il?... le sera-t-il, ce pauvre Victor?...

La journée se passa ainsi en préparatifs secrets: tout se disposait dans l'intérieur du château pour une résistance opiniâtre, tandis qu'à l'extérieur on ne se doutait pas qu'on y fût plus occupé qu'à l'ordinaire. Clémence sûre du courage et des talens de son ami, voyait ces travaux sans crainte, y prêtait même la main avec une espèce de volupté, puisqu'elle aidait Victor; mais madame Wolf n'était pas aussi tranquille. Comme elle était la cause de tous ces embarras, elle se reprochait d'avoir troublé la tranquillité d'une famille trop généreuse; elle accusait sa destinée, dont l'influence maligne tourmentait, avec elle, tous ceux qui lui étaient chers, tous ceux qui s'intéressaient à son sort. Il fallait toute la fermeté, tous les témoignages d'amitié du baron, de Victor et de Clémence, pour l'empêcher de se livrer au plus sombre chagrin. Elle les fatiguait de ses regrets, de ses excuses, au point qu'on la pria très-sérieusement de ne plus se servir de semblables expressions; elle céda, mais elle n'en fut pas plus tranquille.

Vers le soir, les émissaires de Victor vinrent lui apprendre qu'on avait vu beaucoup de mouvement dans la forêt, qu'on y avait entendu rouler des pièces de canon, essayer des armes, et que les brigands, plus armés qu'à l'ordinaire, faisaient des apprêts de voyages, et paraissaient former quelque grand projet. Tant mieux, dit Victor; ils nous verront de près, et se repentiront d'une entreprise à laquelle le ciel a peut-être attaché leur châtiment.

Victor se garda bien de négliger cet avis salutaire; il était possible que les brigands tournassent leurs pas d'un autre côté; mais il se pouvait aussi que leur but fût de venir attaquer le château, ainsi que Roger en avait menacé Fritzierne. Nous passerons tous la nuit, dit Victor; et si personne ne paraît d'ici à demain, nous tâcherons de savoir quelle aura été la marche de ces scélérats.

En effet, toute la garnison de Victor se rendit au château: on lui distribua des armes, des munitions; les pièces furent pointées sur les tours, tout fut prêt, en un mot, pour attendre de pied-ferme les premiers assaillans qui se présenteraient. Passons la nuit avec eux, ami lecteur, et voyons ce qui leur arriva.

L'appartement de Victor était le seul d'où l'on pût, par sa position, examiner les moindres mouvemens qui pourraient avoir lieu autour du château du côté du chemin qui conduisait à l'étoile de Kingratz. Ce fut là que se rendirent Fritzierne, et même Clémence et madame Wolf, qui voulurent partager leurs inquiétudes et leurs ennuis. Victor avait ménagé dans le milieu de la forteresse un asyle écarté, impénétrable et sûr, où les dames devaient se retirer au moindre signal d'hostilité. En attendant ce signal redoutable, elles demandèrent la permission de rester avec le baron et Victor, on la leur accorda; et l'on ne s'occupa plus, ainsi réunis, que du soin de se distraire, par une conversation intéressante, du besoin du sommeil, auquel il ne fallait pas succomber. Ce fut le vieillard qui se chargea de cette douce occupation. Quand il vit autour de lui son fils, sa fille et son amie, il leur tint ce discours:

«Ah çà, Victor, je t'ai choisi pour mon gendre, tu le sais à présent, tu en es bien sûr: c'est donc ta femme, c'est donc ton vieux père, ce sont donc tes possessions que tu vas défendre. Je ne te dis point cela pour exciter ton courage; il n'a pas besoin d'être doublé par ces motifs puissans. Ta conduite jusqu'à présent, ta tendresse, le desir de conserver mes jours qui t'a fait renoncer à ton projet de fuite, tout me prouve que je pouvais compter sur ton appui, sans même te donner des espérances pour le légitimer. Oui, Victor, oui, tu seras l'époux de Clémence; depuis long-temps, depuis ton enfance, j'ai nourri dans mon sein cet espoir consolateur; je me suis dit: Voilà celui qui me succédera, qui soutiendra ma vieillesse, qui me consolera et protégera ma fille, sa femme. Je ne choisirai point à ma Clémence un époux parmi les grands de l'Allemagne; je les connais trop bien, ces grands, vains, méchans et cupides. L'intérêt, l'ambition ne me guideront point dans mon choix. L'homme vertueux, voilà le seul homme digne de sa main. Formons donc à la vertu ce jeune enfant adoptif; inspirons-lui de l'amour pour ma fille; persuadons à celle-ci qu'il est son frère, afin que l'amour trompe la nature, et prenne sa place lorsque l'âge aura permis à l'hymen de réclamer les deux cœurs que je lui dévoue. Pour Victor, je ne suis pas fâché qu'il sache qu'il ne m'appartient pas; cela peut lui donner le goût du travail et des sciences dont il croira avoir besoin un jour; cela peut doubler sa reconnaissance, son attachement pour moi, et sa tendresse pour ma fille. L'erreur des liens du sang empêcherait peut-être cet amour que je veux lui inspirer de naître dans son cœur; l'idée repoussante d'une passion pusillanime pourrait arrêter en lui l'essor du sentiment; instruisons-le. Dans les femmes, le sentiment n'est pas aussi soumis que dans les hommes au calcul de la réflexion: elles se livrent plus bonnement, plus ingénument à toute la force des passions qu'elles éprouvent. D'ailleurs, en regardant Victor comme son frère, si le caractère de ma Clémence ne se développe pas d'une manière aussi heureuse que je le desire, elle ne le méprisera pas comme un enfant trouvé; l'envie ne trouvera aucun germe dans son cœur si elle me voit lui prodiguer des caresses, des bienfaits; en un mot la distance au titre de son époux lui paraîtra moins grande, moins indigne de sa naissance, en cas que l'orgueil et la vanité tourmentent son jeune cœur.

»Tels sont les raisonnement que j'ai faits, mes enfans, et qui m'ont conduit à laisser l'une dans une erreur que je n'ai pas voulu faire partager à l'autre. Tu seras son époux, mon gendre, ô mon cher Victor; c'est tout le bonheur, c'est tout l'espoir de ma vieillesse. Je n'exige, pour terminer ces nœuds, qu'un seul éclaircissement: oui, c'est à une seule condition, et qui ne te paraîtra pas trop dure, que je te donne et ma fille et mes biens. Victor, tu vas me connaître, tu vas m'estimer davantage.

»Je viens de te dire que la naissance, la grandeur, la fortune, tous ces hochets de la vanité m'étaient indifférens, absolument indifférens dans l'établissement de ma fille; mais il me faut la probité, l'honneur; voilà les seuls titres de noblesse que j'exige de mon gendre et de sa famille. Tes parens, Victor.... je ne les connais point; j'ignore qui sont ceux à qui tu dois le jour, et il faut que je le sache; c'est bien la moindre chose que je puisse exiger: mais je vais te mettre à ton aise sur ce point. Quelque part que soit ton père, quelque état qu'il exerce, fût-il même dans la servitude, ou occupé à ces métiers manuels, que la société a l'orgueil d'appeler abjects, je ne lui demande qu'une seule qualité, c'est qu'il soit honnête homme. On n'est pas moins exigeant que je le suis, n'est-il pas vrai? Je te le répète, quels que soient la naissance, la fortune, l'état, l'éducation même de ton père; que ce soit un homme des champs ou de la ville, un riche ou un indigent, un homme en place ou un ouvrier, s'il a de la probité, son fils deviendra mon gendre: est-il possible de te donner plus de latitude?—Il est vrai, mon père; mais où le trouver?—Oh! je vais t'en faciliter tous les moyens, en te racontant l'histoire de ton adoption: tu vas savoir comment je t'ai trouvé dans une forêt, dans quel temps, à quelle époque, et tu connaîtras toutes les circonstances qui ont accompagné, sinon ta naissance, que j'ignore, mais les premiers pleurs que tu as versés en entrant dans la carrière de la vie. Ce sont même ces circonstances bizarres, extraordinaires, qui m'engagent aujourd'hui à réclamer le nom de ton père, pour sceller l'union que je veux former. Victor, voilà ma manière de voir; la trouves-tu déraisonnable?-Il s'en faut, mon père!—Exempt de la plupart des préjugés qui pèsent sur ce qu'on appelle les convenances sociales, je n'ai qu'un seul préjugé, moi; oui, je l'avoue, j'en ai un puissant qui dirigera toujours toutes mes actions: c'est que j'adore la vertu, et que j'exècre le crime. La vertu, sans naissance, sans fortune, est digne de tous mes hommages, de tous mes bienfaits; mais le crime, fût-il couvert d'or, de titres et d'armoiries, jamais, jamais!... la ligne qui nous sépare ira se perdre dans mon tombeau!....»

Ah! monsieur, s'écrie Victor dans l'ivresse de la joie, si vous me donnez les moyens de retrouver mon père, je réponds de mon bonheur, je serai le plus fortuné des époux.... Oh! n'en doutez pas, quel que soit mon père, il doit être honnête homme; je le sens à mon cœur, à mes principes, à mon amour pour le bien. Mon père m'a donné son ame, j'en suis sûr; il ne fut, il n'est peut-être que malheureux.—Eh bien, reprend Fritzierne, ce serait un titre de plus à mon estime!—Mais daignez donc me raconter ce qui vous arriva lorsque je me présentais à vos regards, faible nouveau-né, dans une forêt, ce récit que vous avez toujours différé....—Je vais te le faire enfin, mon Victor: écoutez-moi tous; vous allez connaître des événemens si bizarres, si singuliers, que long-temps ils paraîtront un songe à mes sens troublés à leur seul souvenir; mais avant de parler du hasard qui me fit trouver l'enfant que voici, je dois vous donner quelques explications préliminaires sur ma vie, sur mes propres malheurs.

Victor, Clémence et madame Wolf se rapprochèrent du vieillard, tandis que Valentin se mit en observation à la croisée; tous lui prêtèrent la plus grande attention, et il commença son récit en ces termes:

«Je suis né à Pizeck, sur les bords du Moldaw, où mon père avait un château de plaisance. Je fis mes premières armes sous lui, et ce fut bientôt à tous les petits souverains qui tyrannisaient alors une partie des cercles de l'Allemagne. Je ne vous parlerai point de mes campagnes, ni des dégoûts que j'éprouvais lorsque ma réputation me fit fréquenter les cours étrangères; je ne vous dirai point que poussé, coudoyé par la foule de courtisans qui sont là, toujours là, j'eus lieu d'observer tout à mon aise, et la bassesse de ceux-ci et la sotte impertinence de celui qu'ils appellent leur maître. Qu'il vous suffise de savoir que je sus y étudier les hommes, et que ce n'est pas là qu'ils se présentèrent à moi du côté qui leur est le plus favorable. Fatigué de la grandeur, bien petite, de tous ces messieurs, affaibli par une blessure presque incurable que j'avais reçue à l'armée, je voulus me retirer dans une campagne que j'avais achetée sur les bords de l'Elbe, en Silésie. J'y avais passé deux ans lorsque j'appris que mon père venait de mourir, et qu'il fallait que je me rendisse sur-le-champ en Bohême, pour y recueillir sa riche succession qui m'appartenait, à moi seul. Je vendis donc ma petite possession rurale, et j'arrivai ici, ici même dans ce château où je songeai à mettre de l'ordre dans mes affaires.

»Faut-il vous dire tout, mes enfans; faut-il vous dire que j'avais comme vous connu l'amour, et que l'amour avait fait mes tourmens, comme il va faire votre bonheur. Cécile-Clémence d'Ernesté joignait aux graces de la figure, la finesse de l'esprit et le charme des talens. Elle avait tout pour plaire; je la vis, je l'aimai, que dis-je, je l'adorai; elle dépendait d'une mère, d'une mère spirituelle et sensée, mais sévère, trop sévère envers une fille aussi accomplie. Lorsque j'entrai dans cette maison, je fus surpris de la tristesse, de la timidité de Cécile et de la dureté de madame d'Ernesté. J'y allais souvent; la mère connaissait même ma passion pour sa fille, et ne ménageait pas davantage Cécile devant moi. Lorsque je prenais la liberté de remontrer à madame d'Ernesté qu'elle séchait le cœur de sa fille par ses manières brusques, brutales même, elle me répondait les larmes aux yeux: Ah! monsieur, mon cher monsieur!.... vous ne savez pas, vous ne vous doutez pas des motifs de haine que je dois avoir.... Toute autre mère à ma place.... Mais, non, non, je m'abuse: vous avez raison, mon cher Fritzierne, je sens que mes procédés envers cette enfant.... Mais soyez mon, gendre, mon ami; devenez son époux, et chargez-vous du soin de la conduire, de la morigéner!.... Je n'aurai aucun droit sur elle, alors vous ne me gronderez plus.

»Sans faire beaucoup d'attention à ces discours, que j'attribuais à l'humeur contrariante de cette femme, je pris le parti d'avouer mon amour à la belle Cécile.... Elle reçut cet aveu avec une espèce d'effroi.... Vous, monsieur, s'écria-t-elle, vous voudriez épouser une malheureuse fille, privée de.... de tout ce qui peut lui rendre la vie supportable!—Que dites-vous, mademoiselle?.... N'avez-vous pas une mère?—Une mère, une mère!.... Oh! oui, oui, je ne le sais que trop.

»Je crus entrevoir un refus dans ces mots, ou le soupçon de tyrannie de la part de sa mère, tyrannie à laquelle j'étais bien loin de me prêter. Enfin, que vous dirai-je? ma persévérance, mes soins et mon ardent amour, tout parut vaincre la résistance de Cécile. Elle consentit enfin à m'épouser, ou plutôt elle céda aux menaces de sa mère, ainsi que je l'ai su par la suites.... Quelques mois après notre mariage, madame d'Ernesté mourut, et mon épouse ne parut pas beaucoup la regretter. Cependant, pour l'éloigner de l'aspect d'un séjour où sa jeunesse avait été malheureuse, car elle était en Silésie, où nous demeurions alors, je l'emmenais avec moi dans ce château, où, comme je vous l'ai dit, la succession de mon père m'appelait. C'est ici, mes amis, que les plus cruels malheurs m'attendaient. D'abord je m'apperçus que ma femme faisait de fréquentes absences, qu'elle passait souvent des journées entières loin de moi, et que, le soir, elle s'emportait lorsque je lui demandais doucement les motifs de cet éloignement. Elle venait de donner le jour à une fille, à Clémence, que tu vois près de toi, cher Victor; et cette mère coupable, non contente d'avoir livré cette intéressante créature à des soins, à un lait mercenaires, ne s'occupait ni d'elle, ni de moi. À la fin cette conduite me révolta, et je pris tous les moyens d'en percer l'obscurité. Une seule femme-de-chambre était dans la confidence de mon épouse. Je pressai, j'intimidai si bien cette femme, qu'elle m'avoua que madame se rendait tous les jours, à une heure convenue à l'entrée de la montagne voisine, chez une fermière, où se trouvait un jeune homme; que le jeune homme et ma femme laissaient là la femme-de-chambre pendant des heures entières et qu'on ne savait où tous deux allaient passer leur temps. Cette découverte me rendit furieux: j'engageai la femme-de-chambre à garder le secret sur l'aveu qu'elle venait de me faire; et ce jour même, une heure après le départ de ma femme, je suivis ses pas, et me rendis chez cette fermière complaisante, dont j'avais l'adresse.... J'entre: quel tableau frappe mes regards! Ma femme assise auprès de son amant, passant nonchalamment une main autour de son cou, et lui donnant l'autre, qu'il couvre de baisers. À cette vue, la rage s'empare de mes sens. Ô le plus perfide des hommes, lui dis-je, défends tes jours!....

»Ma femme jette un cri; l'inconnu se lève, nos sabres s'engagent, et je le jette mort à mes pieds.... Cécile tombe évanouie; je la fais transporter chez moi, où elle ne recouvre ses sens qu'une heure après qu'on l'a mise dans son lit.... Je m'apprêtais déjà à lui faire tous les reproches qu'elle méritait, lorsqu'elle me tint cet étrange discours: Monstre!.... homme barbare! tyran de ma jeunesse, digne de la mère qui m'a sacrifiée!.... apprends que c'est mon époux que tu as immolé à ta basse jalousie!....—Votre époux!—Oui, homme féroce, oui, mon époux! Un mariage secret nous avait unis long-temps avant que je te connusse. Ma mère, qui nous avait tant persécutés tous deux, l'apprit, ce fatal mariage.... elle força mon époux à s'expatrier. La cruelle me persuada ensuite qu'il était mort, que je l'avais perdu pour jamais.... Je le crus, hélas! Vous paraissez, vous demandez ma main. Ma mère me menace de sa malédiction, de la mort même.... Persuadée que les liens de l'amour sont rompus, je forme malgré moi ceux de l'orgueil, ceux de l'intérêt.... Mon amant, mon premier mari revient; je l'apprends, je le vois.... Nous nous occupons ensemble des moyens de vous apprendre cet événement, et vous l'assassinez dans mes bras! Il n'est plus, il n'est plus! et c'est moi qui cause sa mort!.... Je te rejoindrai, ombre chère et sanglante, nous nous reverrons.... bientôt! Les hommes nous ont séparés, mais la mort nous réunira!.... Prenez soin, monsieur, au moins, prenez soin du fils, puisque vous avez immolé le père!.... J'étais mère.... avant d'être à vous.... Je le cachais à tous les regards, ce fils d'un homme à qui le sort avait refusé la naissance, la fortune; mais comme il aimait!.... quel époux!.... Vous trouverez dans ce secrétaire la preuve légitime d'un hymen que vous venez de rompre.... (sa voix s'affaiblit.) Cet enfant, ce fils.... chéri!.... la fermière vous dira.... elle sait où il est.... où nous allions tous les jours.... l'embrasser.... son père et moi.... Songez....

»Cécile ne peut plus achever; elle expire.... Étonné, attendri, effrayé même de cette mort peu naturelle, je me jette sur elle.... Dieux! son sang coule.... Elle vient de se percer d'un poignard homicide.... L'infortunée!.... et c'est moi qui cause tous ces maux!.... c'est moi qui les tue, ces deux amans, ces deux époux!.... Malheureuse Cécile!.... mariée secrètement avec moi!.... Eh! pourquoi ne m'a-t-elle pas confié?.... J'étais assez délicat pour lui remettre sa foi; nous serions tous heureux....

»Vous jugez, mes amis, de l'excès de ma douleur, de mon repentir. Je me jette sur ce corps sanglant pour le ranimer du feu de mes baisers. Vains efforts; il reste froid, froid.... glacé.... Mais abrégeons cette scène d'horreur.

»Dès que j'eus fait rendre les derniers devoirs à l'infortunée Cécile, je courus au secrétaire, où je trouvais en effet un contrat en bonne forme, qui constatait son mariage avec le nommé Friksy, interprète de langues; mariage fait sous les auspices d'une vieille tante, de trois amis communs, et six ans avant que je me présentasse dans la maison de madame d'Ernesté. Un paquet de lettres frappa aussi mes regards: les unes offraient la correspondance de deux époux séparés par une mère ambitieuse et cruelle; les autres, de la main de cette mère, annonçaient à Cécile la mort de son époux: quelques-unes, plus récentes, semblaient détruire ce bruit; les dernières enfin étaient de ce Friksy, qui revenait en Bohême, et qui faisait à son épouse les plus vifs reproches sur son nouveau mariage.

»Que vous dirai-je? Étourdi de tant d'événemens imprévus, mon premier soin fut de courir chez la fermière, pour savoir l'asyle du fils de deux malheureux époux. Cet enfant, me disais-je, je l'adopterai; il sera le frère de ma fille, et les tendres soins que je lui prodiguerai pourront appaiser les mânes plaintifs de ses parens, dans le tombeau où je les ai plongés....

»Vain espoir: la fermière, effrayée de ma fureur, du malheur qui était arrivé chez elle, venait de fuir le canton à la hâte. Personne ne savait ce qu'elle était devenue. Impossible à moi de la retrouver, impossible de découvrir le fils de Cécile, dont cette femme seule connaissait l'asyle....

»Je ne vous dirai point quel fut l'excès de ma douleur, de mes regrets. Après avoir fait des recherches infructueuses, je me voyais privé de la consolation d'avoir auprès de moi un enfant intéressant que j'avais rendu orphelin. Je ne pouvais servir de père à cet infortuné, après lui avoir ravi le sien!.... Le chagrin s'empara de mon cœur; la vie me devint insupportable, le jour fatigant, la nuit cruelle par les tableaux affreux qui se peignaient à mon imagination.... Quel état, mes amis, quel état!.... Oui, me dis-je, le premier orphelin que je trouve, le premier enfant abandonné que je rencontre, sera mon fils, quelque danger, quelque obstacle que j'éprouve à l'adopter, à l'élever. J'en fais le serment devant Dieu, je vous le jure à vous, à vous, ombres sanglantes, dont je n'ai pu exécuter les derniers vœux, il remplacera votre fils près de moi; il sera le mien; et puisse le ciel, en faveur de cette adoption, détourner les coups de la malédiction, du malheur, qu'il lance sur tout homme qui a versé le sang de ses semblables....

»C'est à ce serment que je te dois, mon cher Victor, c'est ce serment sacré qui m'a fait vaincre tous les périls auxquels je me suis exposé pour t'avoir, pour t'emporter chez moi, pour t'élever, pour te soustraire à l'espèce de fatalité qui entourait ton berceau. Redouble d'attention pour m'entendre, mon ami; me voici arrivé à toi, à ce qui te regarde».

LES NUITS DE LA FORÊT


PREMIÈRE NUIT.

«Qu'ils sont cruels, les aiguillons du remords, qu'ils sont cruels! Comme il souffre, l'homme qui en ressent l'atteinte lorsqu'il est seul, seul avec sa conscience!.... Le jour, la nuit, point de trève, point de paix pour lui. Cette conscience timorée, cet ennemi terrible, le poursuit par-tout; par-tout il souffre: il n'est mieux que dans les antres des forêts, dans le silence de la nuit. Là, il ressent une espèce de volupté à se rappeler ses torts, à les détester, à détester son existence....

»J'éprouvais cet état déchirant, mes amis; j'étais dans cette horrible situation. Depuis la mort de deux époux que j'avais assassinés, je fuyais l'aspect du jour et des hommes; sur-tout la présence des hommes heureux. Tout m'était devenu insupportable. Si j'eusse pu retrouver leur enfant, cet intéressant orphelin m'eût consolé, m'eût dégagé du poids de mes remords; j'aurais cru, en l'élevant comme mon fils, appaiser les mânes sanglans de ses parens; il eût été tout pour moi. Mais cet enfant, j'avais perdu l'espoir de jamais le rencontrer. Quel moyen, en effet? J'ignorais son nom, son asyle; lui-même pouvait ignorer le secret de sa naissance, le nom des auteurs de ses jours. Il était isolé dans la nature, près de moi, peut-être, mais aussi éloigné que s'il eût été à mille lieues.... J'avais fait serment à Dieu, à ma conscience, d'adopter le premier orphelin; mais je ne faisais aucune démarche pour en trouver un. Je passais les jours enfermé seul dans l'endroit le plus ténébreux de mon château. Les nuits, j'errais çà et là dans mes jardins: les rayons du soleil ne frappaient plus mes yeux, comme les pavots de la nuit avaient cessé de les fermer....

»Depuis quelques jours j'avais pris l'habitude de sortir vers le soir, et d'aller me promener dans la campagne au loin, souvent jusqu'à l'entrée de la forêt de Kingratz. On la disait, dans ce temps-là, infestée par une troupe de brigands. J'aurais pu les craindre, j'étais seul et sans armes; mais tout entier à ma douleur, livré à mes tristes réflexions, je marchais toujours sans savoir où j'étais, où j'allais, et l'aurore seule me faisait remarquer que je m'étais égaré, que j'avais passé la nuit entière à parcourir les vastes forêts, dont je me hâtais de sortir au point du jour, effrayé de mon imprudence, et remerciant le ciel des m'avoir préservé de tout accident.

»Une nuit, ma mélancolie m'avait entraîné plus avant qu'à l'ordinaire dans ces forêts immenses. Je m'assis, accablé de lassitude, sur un monticule de gazon, au pied d'un taillis d'arbrisseaux touffus. J'y étais à peine, que quelques gouttes d'eau me tirèrent de ma rêverie, en m'annonçant un orage que je n'avais pas prévu. Je lève la tête, et j'apperçois quelques éclairs violens qui sillonnaient une nuée épaisse et noire. Bientôt les éclats de la foudre m'avertissent d'un danger auquel il m'est impossible de me soustraire. Que faire dans ce fatal moment? Les cataractes du firmament s'ouvrent, et m'abîment déjà d'un torrent de pluie large et sulfureuse. Les échos d'alentour répètent les longs et bruyans éclats de la foudre; c'est un bruit violent et continuel, qui semble produit par mille tonnerres prêts à fondre sur ma tête. Dans ce péril imminent, je sens chanceler mon courage et s'affaiblir mes genoux.... Un coup affreux de tonnerre écrase un arbre à mes côtés; les autres sont à tous momens frappés: seul, serai-je épargné dans cette lutte affreuse des cieux contre la terre? Je rappelle ma fermeté; je ramasse, pour ainsi dire, toutes mes forces, et je fuis, je fuis dans l'espoir de rencontrer un abri salutaire. La lueur des éclairs m'en fait découvrir un tout près de moi. C'est une espèce de grotte formée par la nature, dans le creux d'un monticule couvert d'arbrisseaux et de broussailles; elle est tapissée de verdure. La chûte d'un torrent, produit par les eaux de pluie, se fait entendre dans le fond; mais la pente du terrain me fait juger que ce torrent va se perdre au loin dans quelque cavité. Nul danger dans ce réduit, tout m'engage à m'y abriter, tout m'y présente la sûreté, la paix et la tranquillité.

»J'entre dans cette grotte favorable, je m'y asseois; et bientôt, oubliant le désordre de la nature, bien moins violent que celui qui règne dans mon cœur, je me livre de nouveau à mes pensées affligeantes. Je me rappelle mes malheurs, ceux que j'ai causés à deux êtres infortunés, et je verse des larmes. Peu à peu, par un effet de l'orage, qui engourdit mes sens, mes yeux se ferment pour la première fois depuis bien long-temps. Je ne puis résister au profond assoupissement qui me domine; ma tête tombe sur le gazon, et je m'endors en prononçant le nom de la malheureuse Cécile..... Le sommeil, mes amis, ne devait pas rafraîchir mon sang; il était trop agité pour me procurer le plus léger repos. À peine suis-je endormi, que Cécile et son époux se retracent à ma pensée. Je les vois; ils m'accusent de leur mort; ils me montrent leurs plaies sanglantes, le fer étincelant qu'ils viennent d'en arracher. Je leur demande leur fils, leur fils, à qui je dois le bonheur... Ils ne me répondent point. Un tombeau s'élève, ces deux ombres plaintives s'y précipitent; elles m'entraînent avec elles: qu'apperçois-je! le cadavre d'un jeune enfant qu'elles pressent dans leurs bras.... Je tombe à la renverse, et le charme disparaît.... Un moment après je me trouve près de ce fatal tombeau: il est fermé; mais le même enfant que j'ai vu est à côté de moi, il respire, il me tend ses petits bras. Viens, lui dis-je, viens; tu seras mon fils; fils de Cécile, tu seras mon bien, mon espoir, ma consolation. Je le saisis, je le presse contre mon sein.... À l'instant où je le presse, une foule immense se précipite sur moi; on m'arrache cette innocente créature, on l'emporte, on la place, où, grands dieux? sur un échafaud!.... Un homme coupable vient d'y expier ses crimes.... On s'écrie autour de moi: C'est son père!.... Des bourreaux, des tortures, des flambeaux funèbres, tout glace mes sens épouvantés.... Je cours, je m'éloigne de cet affreux spectacle.... Un fleuve agité se présente à mes yeux.... la foudre gronde sur ma tête.... J'apperçois une petite nacelle.... je veux m'y précipiter.... je tombe dans le fleuve, et je me réveille en sursaut....

»Ce rêve effrayant m'avait agité au point que je me lève brusquement, et fais quelques pas, croyant encore être poursuivi par les images horribles qu'il m'a tracées; mais mon cœur bat moins violemment, mes sens se calment, et j'éprouve un mouvement de joie de me voir seul, hors des dangers que j'ai courus en songe. Pendant cette espèce de sommeil, l'orage s'était dissipé, le ciel s'était éclairci, la nature avait repris sa tranquillité première, et l'aurore annonçait déjà le retour du soleil. Il faisait assez clair pour que je pusse distinguer les objets qui m'environnaient. J'allais, par pure curiosité, parcourir la grotte qui venait de me servir d'asyle, lorsque j'apperçus à mes pieds une espèce de portefeuille fait en forme de tablettes. Je le prends, je l'examine extérieurement; et, bien persuadé qu'il ne m'appartient pas, je m'imagine qu'il a été perdu dans ce lieu par quelqu'un à qui, peut-être, il était d'une grande utilité. Quelle est ma surprise, en l'ouvrant, d'y trouver ces mots écrits avec un crayon, et qui semblent m'être adressés:

«Homme infortuné, mais qui paraissez vertueux et sensible, lisez, et prononcez.

»Le hasard m'a conduit dans cette grotte, où vous reposiez. Au milieu du songe qui vous agitait, vous avez laissé échapper quelques exclamations. Oui, disiez-vous, j'adopte le premier enfant qui s'offrira à mes regards; il sera mon fils, je le dois, j'en ai fait serment, rien ne pourra m'empêcher de le tenir.... Homme généreux, venez donc au secours d'un malheureux enfant, d'une mère plus infortunée. Cette mère vous livrera son fils; mais promettez le secret, promettez de ne point vous informer de son nom, de celui de ses parens: qu'il vous suffise de savoir qu'il est né d'une Française et d'un Allemand. Adoptez-le, quelque danger que vous puissiez courir, et vous aurez secouru l'enfance, vous aurez soulagé le malheur....».

»Frappé d'étonnement, j'interromps ici ma lecture pour regarder autour de moi, si je n'apperçois pas l'enfant qu'on recommande à mon humanité. Rien ne s'offre à mes regards, je ne vois rien, et je reprends les tablettes, où je lis:

«Que ce papier, que je mouille de mes larmes en y traçant cette prière, devienne l'interprète de votre sensibilité. Écrivez-y vos réponses à toutes les questions que je vais vous faire.

»Êtes-vous marié?

»Êtes-vous père?

»Êtes-vous bien né?

»Votre asyle est-il éloigné?

»Êtes-vous libre?

»Êtes-vous assez intrépide pour courir cette étonnante aventure?

»Assez discret pour garder le secret?

»Pour ne faire nulle question?

»Pour céder aux moindres vœux de la mère de l'enfant?

»En un mot, peut-on compter avec vous sur toutes les vertus qui distinguent une belle ame, un grand cœur?

»Voilà ce qu'on vous prie d'expliquer. Ne craignez rien d'ailleurs; vos jours, votre fortune seront plus en sûreté que jamais. Veuillez répondre, laisser les tablettes dans cette grotte, où l'on viendra les chercher; et demain, trouvez-vous ici seul, à minuit.... on vous en dira davantage.

»P. S. Homme sensible! la prière qu'on vous fait vous paraîtra singulière; mais comptez, si vous y cédez, sur la reconnaissance éternelle d'une femme, hélas! bien infortunée!.... eh! vous ne pouvez rejeter ses vœux, si vous avez connu le malheur!»

»Vous jugez de ma surprise et de mon embarras. Quel était ce malheureux enfant qu'on abandonnait ainsi dans une forêt, à la merci d'un inconnu? Quels malheurs entouraient son berceau? On ne me parlait que de sa mère. Son père l'avait-il proscrit? Ce père inhumain était-il la cause de tant de précautions.... Je vous l'avouerai, mes amis, toutes les loix qu'on me prescrivait me firent balancer un moment sur le parti que j'avais à prendre. Je craignais de trop m'exposer en souscrivant aux desirs de ceux qui m'écrivaient. Ce mystère étonnant, ce rendez-vous donné, au milieu de la nuit, dans une forêt infestée de brigands, tout me fit réfléchir quelques momens: mais bientôt mon indécision s'évanouit devant le serment que j'avais prononcé, et que je me rappelai. Il était sacré; il devait appaiser mes remords, calmer la colère des deux victimes à qui je l'avais fait. Cet enfant qu'on m'offrait devait remplacer celui de Cécile. J'avais juré d'adopter le premier qu'on me présenterait, quelque peine que j'en dusse éprouver, dans l'instant ou par la suite. Je ne songeais plus qu'à tenir mon serment. Courons cette aventure, me dis-je, j'en aurai la force; oui, j'aurai tous les sentimens qu'on exige de moi. Donnons un frère à ma fille, à Clémence, et servons l'humanité après l'avoir outragée en répandant le sang d'un homme plus à plaindre que coupable.

»Me voilà décidé à surmonter tous les événemens, à braver tous les dangers. Je relis les tablettes mystérieuses, et, me servant du même crayon qu'on y a fixé, j'écris au bas cette réponse:

«Je suis veuf, père d'une fille en bas âge. Mes biens sont considérables. Mon château est voisin de cette forêt. Personne ne peut m'empêcher de servir les infortunés, et je suis honnête homme. C'est dire assez que j'accepte les propositions qu'on me fait. Demain, à minuit, on peut me livrer l'enfant sans crainte; il trouvera chez moi, éducation, protection, toute la tendresse d'un père».

»Je ne jugeai pas à propos de me faire connaître davantage, ni de signer cet écrit: la prudence exigeait cette précaution. Je remis les tablettes à la place indiquée, et je revins chez moi me reposer un peu des agitations dans lesquelles j'avais été plongé pendant cette nuit entière passée dans la forêt».

IIe NUIT DE LA FORÊT.

«Vous vous doutez bien, mes amis, que pendant toute la journée je fis une foule de réflexions, qui toutes aboutirent à me confirmer dans le projet d'adopter l'enfant qu'une mère me confiait. Dans tous les temps, j'avais eu du goût pour les aventures extraordinaires. Celle-ci exigeait du courage, de la patience, c'était assez pour qu'elle me plût; j'étais d'ailleurs accablé de chagrins. En adoptant l'orphelin, je soulageais ma conscience, et je me donnais une consolation, un délassement au moins pour le moment. Les soins que je devais donner à mon fils adoptif pouvaient me distraire de ma noire mélancolie. Je verrai, me disais-je, en lui le fils de Cécile, et je croirai Cécile vengée.

»Après m'être bien affermi dans l'entreprise que je formais, j'attendis le soir avec une espèce d'impatience. Elle arriva enfin cette soirée, qui devait m'enchaîner pour long-temps à l'enfance; au malheur! Je sortis de chez moi à mon heure ordinaire, vers onze heures; mais pour cette fois, je m'armai; je pris une paire de pistolets à ma ceinture, et mon sabre sous le bras. Cette précaution était nécessaire; on pouvait m'entraîner dans un piége; les brigands de la forêt pouvaient m'attaquer; je pouvais enfin trouver l'occasion d'opposer de la résistance, soit en protégeant la mère et l'enfant, soit en me défendant moi-même. Je partis donc bien armé, et, après avoir marché pendant plus d'une heure dans les longs détours de la forêt, je retrouvai ma grotte chérie, celle qui m'avait préservé de l'orage, celle qui m'avait offert les moyens de faire une bonne action. Il faisait très-nuit; cependant il était impossible de distinguer les objets, et je n'avais point fait la réflexion qu'il me serait difficile de trouver l'enfant qu'on devait exposer dans la grotte. D'ailleurs si l'on avait écrit de nouveau sur les tablettes, pouvais-je en distinguer les caractères? Cette réflexion m'alarma, et je me repentis de n'avoir point apporté une lanterne sourde. J'étais arrivé à la grotte, dont la veille j'avais bien remarqué la situation; mais devais-je y entrer sans craindre de fouler aux pieds, d'écraser peut-être l'innocente créature qu'on y avait sans doute déposée! Tout mon sang se glaça à cette idée; et j'allais me disposer à attendre le jour à la porte de la grotte, lorsque je crus appercevoir de la clarté dans le fond de cette espèce de souterrain. Je ne me trompe point; c'est une lumière éloignée, mais qui peut guider mes pas. Je sens que j'ai besoin de toute ma fermeté, d'un peu de témérité même, et je m'avance, non sans éprouver une espèce de frémissement involontaire.... Mes yeux sont attachés à la terre.... Je crains de rencontrer sous mes pieds ce que mon cœur brûle de trouver.... Mes pas sont lents.... mes regards se fixent en vain de tous les côtés, je ne vois rien. À mesure que je m'enfonce dans cette grotte tortueuse, mes yeux distinguent plus aisément. J'apperçois enfin la lumière qui m'a guidé: c'est une torche.... elle est enfoncée dans la terre.... À côté d'elle sont les tablettes mystérieuses qui nous servent de fidèle interprète: je les ouvre précipitamment, et j'y lis ces mots nouvellement tracés.

«On est satisfait des éclaircissemens que vous avez donnés, et l'on s'en repose entièrement sur votre probité. Homme rare!.... prenez ce flambeau.... suivez la grotte à droite.... vous y trouverez l'enfant».

»Je suis l'avis qui m'est donné.... Me voilà, un flambeau à la main, cherchant dans les détours obscurs d'un immense souterrain, non la fortune, non les trésors de la cupidité, mais l'enfance et le malheur.... La tendre pitié guide mes pas chancelans.... la douce humanité fait battre délicieusement mon cœur, et quelques larmes de sensibilité coulent de mes yeux attentifs....

»Tu partages ma situation, mon cher Victor; je te vois m'écouter, haletant d'inquiétude.... Tu suis ma démarche incertaine, et tu soupires après le moment où je te rencontrerai, faible nouveau-né, couché sur la pierre, abandonné à la pitié, aux soins de la tendre humanité.... C'était toi, mon Victor: je te trouvai enfin; tu me tendais tes petits bras; ta bouche semblait me sourire, et me demander un père, une mère, que la nature t'enlevait, peut-être pour ne jamais les revoir!.... Comme j'aime à me rappeler ce moment, ce doux moment où je t'apperçus pour la première fois!.... Le voilà! m'écriai-je involontairement, le voilà, ce cher enfant! Ô mon Dieu, conserve-lui l'existence, à moi la vie, la patience et la paix de l'ame!....

»Mes genoux fléchissent, mon cœur bat violemment, mes yeux se troublent, je me laisse tomber sur la terre, et je prends dans mes bras l'enfant, que je serre étroitement contre mon sein. Pauvre petit, pauvre petit! lui dis-je, qu'es-tu? qui sont les cruels qui te persécutent, qui forcent ta pauvre mère à t'éloigner, à t'abandonner? Oh! faut-il qu'à peine entré dans la carrière de la vie, ton berceau soit livré aux orages du malheur! Tes yeux sont ouverts, petit ami, et c'est pour fixer la pierre de ce souterrain, où l'on me confie le soin de tes jours!.... Tes premiers cris sont ceux de la douleur, tes premiers pas dans la vie t'ont plongé dans l'infortune. Mais non, non, tu n'es plus malheureux, tu ne le seras plus, au moins. Je t'emporte, je t'emporte avec moi; tu seras mon fils, tu seras le frère de Clémence, et peut-être, par la suite, seras-tu son époux.... Comme cette idée sourit à mon cœur! Je vois déjà mes petits-enfans, ma postérité dans cet enfant; je vois l'appui de ma vieillesse, ma consolation, mon ami, tout mon bonheur à venir.... Viens, viens, ne perdons pas de temps; arrachons ton enfance à l'abandon; créons en toi un homme, et un homme heureux....

»Tu pleures, Victor, tu pleures, Clémence, et vous aussi, madame Wolf!.... ce récit vous émeut tous les trois; et moi-même.... Viens, mon Victor, viens essuyer les larmes que fait couler de mes yeux le souvenir touchant du moment de ton adoption.... En voyant alors tes petites mains, je me doutais bien qu'un jour elles seraient mouillées des pleurs de ton vieux père, oui, de ton père, je le suis, je le fus dès cet instant, qui sera toujours gravé dans ma mémoire et.... dans mon cœur!....».

(Ici Victor et le baron se serrèrent étroitement dans les bras l'un de l'autre. Clémence porta sur ses lèvres la main de son père, et madame Wolf parut plongée dans un trouble violent, auquel ses trois amis n'eurent pas le temps de faire attention. Au bout d'un moment, M. de Fritzierne reprit sa narration en ces termes):

«L'enfant était richement habillé; je me doutais qu'il appartenait à des gens très-aisés. Il était couché dans une espèce de barcelonnette couverte de rubans et d'étoffes précieuses; on l'avait déposé, dans ce berceau, sur une pierre angulaire, qui formait comme un banc à cet endroit du souterrain. Quand j'eus bien caressé cette petite créature, qui semblait me sourire, je songeais à l'emporter; et, chargé de ce précieux dépôt, je repris le même chemin que j'avais parcouru déjà. Je croyais ma correspondance finie avec les étrangers qui me le confiaient; je me trompais: à la même place où j'avais trouvé la torche allumée, j'apperçus un autre flambeau et d'autres tablettes; je les ouvris, après avoir mis à terre ma barcelonnette.

«À présent, m'y disait-on, que vous possédez le bien le plus précieux dont une mère puisse se priver, accordez une faveur bien chère à cette mère malheureuse, et qui l'attend de votre générosité. Gardez l'enfant pendant toute la journée: il le faut pour sa sûreté, pour celle de sa mère; mais souffrez qu'elle le nourrisse de son lait pendant la nuit; promettez que demain vous l'apporterez ici à la même heure, vous-même, car il ne faut mettre personne dans votre confidence. Voyez si vous voulez consentir à le rendre à sa mère, toutes les nuits seulement? ce n'est qu'à cette seule condition qu'on peut vous le confier. Prononcez oui à haute voix et sans crainte: on vous écoute, il suffira de votre parole».

»Cette loi qu'on m'imposait me parut bien dure à observer; il fallait me résoudre à venir passer toutes les nuits dans cette grotte.... Tout autre que moi n'aurait pas souscrit à ce traité; mais j'avais vu l'enfant; il était si beau, si intéressant!.... Un regard que je jetai de nouveau sur lui acheva de me déterminer. J'y consens, m'écriai-je tout haut; mais ce manége durera-t-il long-temps? l'enfant est-il à moi, ou si je n'en ai que la garde pendant un temps prescrit?....

»J'attendais qu'on me répondit: personne.... le silence le plus absolu.... Je pris le parti de reprendre le berceau, l'enfant, et de sortir de cette grotte pour revenir au château. Je laissais les deux flambeaux, que j'eus le soin d'éteindre pour ne donner aucun soupçon, et je pris sur moi les premières tablettes dans lesquelles on m'avait fait les premières propositions. Bientôt je perdis de vue la forêt de Kingratz; et je rentrai chez moi avant que le jour parût. Je fis éveiller sur-le-champ la nourrice de ma fille Clémence, et je lui confiais l'enfant, en lui disant, pour toute explication, que je l'avais trouvé. Cette bonne femme alaitait ma fille, qui n'avait que deux mois: l'enfant de la forêt pouvait avoir plus d'un an; mais il était si faible, si délicat, qu'il avait besoin encore long-temps de cette nourriture céleste dont la nature a rendu les femme dépositaires, et qui est qui le premier aliment de tous les hommes. Je me proposais de prendre une seconde nourrice pour l'orphelin; mais, dans le moment, celle que j'avais chez moi me fut d'un grand secours. Quand j'eus pris ces premiers soins, je me jetai sur mon lit, où je dormis avec un calme qui m'était étranger depuis bien long-temps, tant il est vrai qu'une bonne action rafraîchit le sang, et donne le repos aux cœurs les plus troublés par les malheurs ou par les passions».

IIIe NUIT DE LA FORÊT.

«À mon réveil, mon premier vœu fut pour qu'on m'apportât mon petit Victor. Je lui avais donné ce nom que portait autrefois un Français, mon ami, avec lequel j'avais été fort lié. J'aimais beaucoup les Français; je savais que la mère de l'enfant était française, et ce titre réveillait en moi des souvenirs agréables. L'enfant avait bien reposé; on en avait eu le plus grand soin; j'étais tranquille sur sa santé; mais, d'un autre côté, j'étais tourmenté par la promesse que j'avais faite de le porter toutes les nuits à sa mère; cette contrainte me gênait singulièrement, et il fallait tout l'intérêt que j'avais ressenti pour des malheurs que je supposais bien grands, pour avoir souscrit à une condition aussi dure. Je devais cependant tenir ma promesse; je me flattai d'ailleurs de tirer des explications de la mère pendant ces entrevues nocturnes. Elle viendra, me dis-je, elle alaitera son fils à mes côtés, je la verrai, je lui parlerai, je l'interrogerai; elle me confiera ses chagrins; et j'aurai le bonheur de lui offrir des consolations, que sait-on, un appui, des secours peut-être....

»Cet espoir me fit désirer la fin de la journée, trop longue à mon impatience. La soirée arriva enfin: à mon heure accoutumée, je pris l'enfant dans mes bras et partis pour la forêt, toujours armé comme la veille. Combien de réflexions je fis en chemin sur cette aventure bizarre, extraordinaire, dans laquelle je me trouvais engagé sans en connaître le fond, sans en prévoir les suites!.... Comment se faisait-il en effet qu'une femme se trouvât régulièrement toutes les nuits dans une forêt infestée de brigands? L'habitait-elle, cette forêt? ou si elle ne l'habitait pas, pourquoi choisissait-elle un rendez-vous aussi dangereux, aussi effrayant pour un sexe timide? L'écriture des deux tablettes que j'avais vues, était celle d'une femme. Était-ce la mère de l'enfant avec qui je correspondais directement?.... Mais que faisait-elle donc dans cette forêt? y était-elle retenue par quelque lâche ravisseur? Pourquoi se priver de son enfant pendant le jour, et ne l'alaiter que la nuit? était-elle alors débarrassée de ses surveillans? Ceux qui la persécutaient, qui la forçaient à se priver de son fils, étaient-ils ses parens, son époux lui-même?.... Compte-t-elle que je lui porterai comme cela son fils toutes les nuits? n'en serai-je que le gardien? m'enlèvera-t-elle ensuite cette innocente créature au moment où j'y serai le plus attaché?.... Il faut qu'elle me satisfasse sur tous ces points, il le faut. Si elle n'est point digne de mon estime, si sa conduite est toujours aussi obscure, si je m'expose trop moi-même en lui donnant la satisfaction d'embrasser son fils, elle ignore mon nom, mon asyle; je garderai l'enfant, et je ne reviendrai plus à la forêt.... Mais quoi! soustraire un enfant à sa mère!.... Eh bien! est-ce faire son malheur, à ce petit? Eh! n'aura-t-il pas en moi le plus tendre des pères?

»Je m'avance vers la grotte, plein, de ces idées, fermement décidé à pénétrer, dès cette nuit même, le secret de la mère de mon petit enfant; bien déterminé à lui rendre son fils, si elle s'obstine à se voiler toujours à mes regards, à me cacher ses malheurs.... Je m'approche, chargé de mon précieux fardeau...... La plus grande obscurité règne autour de moi.... Je fais quelques pas encore... Rien... Je vous avoue qu'ici, mes amis, une espèce de terreur vint se mêler au dépit de me voir trompé dans mon attente.... On me demandait l'enfant pour le nourrir pendant la nuit, il était tout naturel que je m'attendisse à voir paraître une femme qui, remplissant à mes yeux les devoirs entiers d'une mère, me convainquît qu'on n'avait pas voulu se jouer de ma complaisance. Fut-ce la mère de l'enfant, fut-ce une nourrice mercenaire, quelqu'un au moins devait se présenter.... Mais toujours rien!... personne!..... l'obscurité la plus profonde!....

»Interdit, outré d'indignation, effrayé même, j'allais abandonner la grotte, sans toutefois me dessaisir de mon fils adoptif; j'allais reprendre le chemin de la forêt, quitter la voûte immense qui m'interceptait la sombre clarté du firmament étoilé, lorsque l'incident le plus étonnant glace tout-à-coup mes sens, et m'enfonce plus que jamais dans l'aventure bizarre que je courais depuis trois jours... Redoublez d'attention, mes amis, écoutez-moi bien.

»Au milieu des ténèbres épaisses qui m'environnent, une main, une main invisible me saisit par le bras.... Cette main puissante cherche à m'entraîner; ou à m'arracher la faible créature qu'avec confiance je rapporte à sa mère.... Tremblant, non pour moi, mais pour l'enfant auquel déjà je m'intéresse comme un père, je tente de me dégager. Que me veut-on, m'écriai-je?—Imprudent, me répond-on! taisez-vous, et suivez-moi sans effroi.—Où me conduisez-vous, répliquai-je avec un ton de voix plus bas?—Où la nature et le malheur réclament votre générosité, votre sensibilité....—Mais pourquoi sans lumière?....—Craignez-vous?.... Rendez, rendez-moi l'enfant, et fuyez loin d'ici; trompez l'espoir d'une infortunée qui a cru à votre probité, à votre délicatesse, à votre fermeté.... Mais sachez qu'en abusant de sa confiance, vous faites son malheur; oui, homme faible et timide, vous causez à la mère des remords éternels, et à l'enfant, l'enfant que vous tenez, la mort.—La mort?—La mort!.... tel est l'arrêt de.... Dirai-je, ô ciel! l'arrêt de celle qui lui a donné l'être?—Quoi! sa mère?....—Lui a donné la vie; si vous abandonnez l'enfant, cette mère malheureuse se verra forcée de lui donner la mort.—Ô crime!.... Eh! vous ai-je dit, vous ai-je fait entendre seulement que j'étais capable d'abandonner cette innocente créature, qui dans ce moment me tend les bras? Oui, je sens ce petit garçon charmant, je le sens qui caresse mes joues inondées de larmes; il me sourit sans doute, et moi je l'arrose des pleurs de la compassion!.... Guide invisible et inhumain, homme, femme, qui que vous soyez, votre conduite étrange me fait bien du mal: vous connaissez mon cœur sensible, bon, et vous en abusez d'une manière bien cruelle!....

»Pendant cette espèce de dialogue, je suivais l'inconnu ou l'inconnue, dont la main me pressait assez vigoureusement le bras gauche, et me forçait à céder, pour ne pas faire un éclat sans doute imprudent. Le son de sa voix paraissait appartenir à une femme; mais la force de son poignet m'annonçait un homme, et un homme fort; un autre indice encore me persuadait que mon guide était un homme, c'est qu'il marchait à pas de géant; ses pas étaient très-grands, et je ne pouvais le suivre qu'en pressant singulièrement ma marche. Quand nous eûmes cessé, moi de l'interroger, lui de me répondre, mille réflexions se présentèrent en foule à mon esprit. Il me tenait toujours, et moi je me laissais conduire comme un agneau; quelque chose même me disait intérieurement que je ne m'en repentirais pas, que je n'avais aucun danger à courir.... Je tenais toujours mon petit Victor, et je sentais que ma fermeté ne m'abandonnerait pas, tant que j'aurais dans mes bras cet enfant qui me causait tant d'inquiétude.

»Enfin, après avoir suivi mon guide pendant tout au plus cinq minutes, je me trouvai dans un lieu, obscur toujours, mais qui me parut meublé. J'entendis remuer un fauteuil, une table fut culbutée, une commode rudement heurtée, et tout cela, parce qu'une personne se leva brusquement à mon arrivée, et se précipita vivement à ma rencontre. Est-ce lui, s'écria-t-elle, est-ce mon fils?—Oui, madame, répondit mon guide; je vous l'amène avec son généreux bienfaiteur....—Homme bon, homme estimable, me dit la mère, si vous saviez.... Vous ne sa saurez jamais.... non: vous ignorerez long-temps, toujours peut-être, le secret de sa naissance.... Il le faut, il est absolument nécessaire.... Mais donnez-le-moi, donnez-le-moi, ce malheureux enfant; qu'il repose encore une fois sur mon sein.... que ses lèvres s'humectent encore une fois du lait maternel.... Oh! donnez-moi mon fils, si vous ne voulez que j'expire à vos pieds!

»Quand on pense, mes amis, que cette scène se passait dans les ténèbres, que j'ignorais où j'étais, qui me parlait, comment je reverrais la lumière du jour!.... vous frémissez; et, si jamais je publie mes aventures, cette aventure du moins, quiconque la lira frémira comme vous, s'il se met bien à ma place, s'il veut ne pas confondre cet événement avec ces récits fabuleux, mensongers, exagérés, invraisemblables, que nous rencontrons dans les romans, et qui n'ont d'autre objet que de nous effrayer sans nous intéresser, sans arriver à un but moral: j'en ai lu aussi, moi, des romans; mais j'ai éprouvé!.... et des malheurs réels n'effacent que trop le souvenir de malheurs imaginaires!.... Je reviens à ma situation.... elle était pénible: je ne savais si je devais exiger des aveux, des explications, ou céder à l'effusion de la tendresse maternelle... Cependant cette femme venait de donner un accent si douloureux à cette exclamation: Oh! donnez-moi mon fils, si vous ne voulez que j'expire à vos pieds!.... Elle avait un son de voix si touchant! toutes les facultés de mon ame étaient tellement ébranlées!.... un moment d'attendrissement, une espèce d'enchantement de mon cœur!.... enfin, je ne sais comment cela se fit, mais l'enfant me fut pris dans mes bras, sans que je songeasse à le retenir, à le refuser.

»Soudain je me sentis repris par mon guide. On me fit faire une vingtaine de pas, toujours dans l'obscurité: ensuite une porte se ferma derrière moi; je me trouvai seul, absolument seul.... La clarté d'un flambeau frappa de loin mes yeux.... Une demi-heure s'écoula toute entière avant que j'arrivasse à l'endroit où brillait cette clarté salutaire. Je m'approche pour m'en emparer; ô surprise! des tablettes sont à côté; j'y lis ce que j'avais lu la veille à la même place: Prenez ce flambeau; suivez la grotte à droite, vous y retrouverez l'enfant.

»Pour le coup mon imagination se trouble; elle croit entrevoir quelque chose de magique dans la suite de ces événemens.... La tête presque égarée, je prends le flambeau; je cherche, comme j'avais cherché la veille; je trouve et saisis l'enfant avec autant de plaisir que j'en avais eu l'autre nuit à le découvrir: je reprends le chemin de la forêt, celui de mon château, et je rentre chez moi sans m'être apperçu du long trajet que j'ai eu à faire pour y arriver, tant mon esprit était troublé des aventures extraordinaires dont je venais de me trouver le héros.... Bon Victor! pauvre ami!.... je te remis aux soins de ta nourrice, de la nourrice de Clémence; tu dormis, toi, tu dormis!.... et moi je veillai; toute la nuit tu occupas ma pensée, toi et ta mère, ta mère invisible, impénétrable, mais sans doute infortunée; oh oui, bien infortunée!...».

IVe NUIT DE LA FORÊT.

«Je vous laisse à penser, mes amis, quelle foule de réflexions m'assiégea pendant toute la journée du lendemain. Le rôle que la mère inconnue me faisait jouer, était si bizarre, si dangereux même, que malgré mon goût pour les aventures extraordinaires, celle-ci commençait à me déplaire singulièrement; non que je me détachasse de l'enfant; hélas! cet innocent nouveau-né était-il cause des inquiétudes que j'éprouvais, des courses qu'on me faisait faire? devait-il souffrir des malheurs ou de la bizarrerie de ses parens? fallait-il que je l'exposasse de nouveau aux dangers que paraissait courir sa mère infortunée, à la mort même que cette mère égarée par le malheur sans doute, pouvait lui donner dans un moment de désespoir, ainsi que me l'avait fait entendre le guide de la forêt! Devais-je m'exposer moi-même à la cruelle incertitude d'en être privé, à la crainte de me le voir enlever par sa mère, plus calme ou moins malheureuse? Je l'aimais déjà ce pauvre enfant, oui, je sentais déjà que son existence était nécessaire à la mienne, et que si je devais le perdre, il fallait me résoudre à perdre la paix et le bonheur. Charme inconnu qu'on éprouve à la vue de l'enfance abandonnée, qu'êtes-vous? par quel talisman pénétrez-vous l'homme sensible!.... Oh! quel empire vous aviez sur mon ame! comme vous faisiez palpiter mon cœur! combien de larmes, combien de soupirs vous m'arrachiez en fixant le petit Victor, ce fils du crime ou du malheur!.... J'étais père, j'avais reçu Clémence dans mes bras, je lui avais donné le premier baiser de la paternité, et jamais je n'avais éprouvé, à la vue de ma fille naissante, les sensations délicieuses que me faisait éprouver le petit Victor qui m'était point mon fils!.... Qui n'était point mon fils, que dis-je! il l'était dès ce moment, tout autre homme l'aurait adopté pour moi: eh! les émotions de la commisération sont-elles autre chose que les douces étreintes de la tendresse paternelle!....

»Je chérissais donc davantage l'enfant abandonné; mais je ne voulais plus m'exposer aux dangers qu'on me faisait courir pour lui. Trois courses nocturnes m'avaient fatigué, je me proposais de garder Victor, de le faire sévrer chez moi, et de ne plus le conduire à une mère assez peu confiante en ma probité pour me cacher ses traits, son nom et ses aventures. D'après ce que je faisais pour son fils, que craignait-elle de m'ouvrir son cœur? Son secret eût-il été moins sacré pour moi que son enfant? Non, me dis-je, je ne le lui porterai plus; elle m'inspire trop peu d'estime: elle peut être infortunée, mais, à coup sûr, elle a la tête égarée, romanesque; elle a une ame qui n'est pas faite pour s'épancher dans le sein d'un homme sensible et généreux, elle ne reverra plus son fils!....

(Ici madame Wolf, qui paraissait émue, fit un mouvement pour interrompre le baron. Celui-ci, qui s'en apperçut, se tut comme pour lui laisser la faculté de parler.... Madame Wolf se contenta, après une pause qui étonna singulièrement son bienfaiteur, de soupirer, de lever les yeux au ciel, et de lui dire, d'une voix étouffée: Je vous demande pardon, monsieur, je n'avais rien à dire.... J'ose vous prier de continuer!.... Fritzierne fut le seul de sa famille qui fit attention à cette espèce de réticence de madame Wolf. Il parut s'inquiéter; mais bientôt il se remit, et reprit ainsi son intéressante narration.)

»Fort de ces réflexions, je formai d'abord le projet de ne plus retourner à la forêt.... Cependant je changeai d'avis.... Je veux absolument connaître cette femme singulière, me dis-je.... J'irai la trouver cette nuit; mais j'irai seul, sans son fils; je la questionnerai, je la supplierai de m'accorder sa confiance, de me raconter ses malheurs: si elle s'y refuse, si elle s'obstine à me cacher son sort, son nom, celui du père de Victor, alors je la fuirai, je l'abandonnerai pour toujours; et dussé-je cacher son fils dans le coin le plus obscur de l'univers, jamais elle ne découvrira son asyle ni le mien!

»Ce parti, j'en conviens aujourd'hui, ce parti était peu réfléchi; il prouvait le désordre de ma raison et de mon cœur; car allant seul voir cette femme, en mettant la vue de son fils à des conditions que la nécessité pouvait la contraindre de rejeter, je m'exposais à tout son ressentiment, je m'exposais à perdre ma vie, ma liberté, ou à voir cette mère désolée s'attacher à mes pas, me suivre, ou me faire suivre par-tout par ses gens, peut-être par le guide vigoureux qui m'avait déjà entraîné dans la caverne, et cela dans l'espoir de découvrir mon nom, ma retraite, celle de son fils.... Toutes ces conjectures, que je ne fis pas alors, pouvaient être fausses; mais enfin il était possible aussi qu'elles se vérifiassent: j'ignorais à qui j'avais affaire: servais-je le crime, l'imprudence ou le malheur, je n'en savais rien! et mon Victor, que je vois sourire sans doute de la peur à laquelle il suppose que je cédai, ne peut pas me taxer de faiblesse, s'il se rappelle que pendant trois nuits j'avais couru les aventures les plus extraordinaires, des aventures que mille autres, à ma place, auraient abandonnées dès la première.

»Je pris donc le parti de retourner seul à la forêt, et j'y fus à mon heure accoutumée, je le répète, sans le petit Victor, que j'avais confié à sa fidelle nourrice; mais il était écrit que mon projet serait renversé cette nuit-là, et que la fortune, cruelle me préparait un événement terrible autant qu'inattendu. Prêtez-moi toute votre attention.

»La nuit la plus sombre couvrait la nature; le ciel n'était éclairé que par des milliers d'étoiles, qui, par leur scintillation, ne donnaient pas assez de clarté pour distinguer les objets, mais en jetaient cependant assez encore pour me faire reconnaître la route tortueuse qui devait me conduire à mon souterrain.... Je marchais absorbé dans mes réflexions, et méditant dans mon esprit les moyens qu'il me fallait prendre pour m'insinuer dans la confiance de la mère inconnue.... Déjà j'en avais trouvé un que je croyais excellent, lorsqu'un coup de sifflet, parti à mes côtés, me réveille de ma méditation, et me rappelle à la prudence, au courage. Je m'élance contre un arbre, et je me jette sur mes armes; mais soin inutile!.... Une corde, que je n'avais pas remarquée à mes pieds, se dresse soudain; je me sens garrotter les jambes, l'estomac et les bras, après l'arbre que j'avais embrassé comme un abri. Tout cela se fait sans que j'aie le temps de me défendre, et par des gens que je ne puis voir, car j'ai le dos tourné contre l'arbre, et l'arbre me sépare de mes bourreaux, qui, dans le moment, s'élancent sur mon sabre, sur mes pistolets, et me désarment avec une agilité qui prouve leur long exercice dans ce genre de travail.

»Vous dépeindre ma situation est une chose impossible. Je vous dirai seulement que ma première idée fut que j'étais trahi par les inconnus à qui appartenait l'enfant, ou surpris par leurs ennemis. La suite me prouva que mon malheur ne provenait d'aucune de ces deux causes. Heureusement que je ne l'avais pas avec moi, cet aimable enfant, heureusement.... (Ô bonheur inoui! s'écrie ici madame Wolf, avec un accent plus fort que celui qui naît du simple intérêt qu'excite un récit.... M. de Fritzierne, étonné de nouveau de cette exclamation, fixe un moment l'étonnante madame Wolf, et continue) Heureusement que ce pauvre enfant n'était pas dans mes bras, car je l'en aurais vu tomber, et peut-être se briser la tête à mes pieds....

Après que les brigands m'eurent ainsi garrotté, l'un d'eux m'adressa la parole, et nous eûmes ensemble la singulière conversation que je vais vous rapporter: Qui es-tu, me dit-il?—Qui es-tu toi-même, répondis-je?—Tu le sauras; mais réponds, ou tu es mort. Qui es-tu?—Militaire.—Comment t'appelles-tu?—Mon nom est un secret pour les scélérats de ton espèce.—Imprudent!.... que faisais-tu à cette heure dans cette forêt?—J'y cherchais ma route....—Un moment, reprend un autre brigand, je connais cette voix; je me trompe fort, ou c'est celle du fameux baron de Fritzierne.—Je le suis, répondis-je.—Tu es Fritzierne, je te reconnais, j'ai servi sous toi: je suis déserteur d'un de tes régimens.—Lâche!....—C'est toi qui, dans la dernière guerre, as trouvé le secret de simplifier le travail des mines, et de faire sauter une plus grande étendue de terrain avec moins de bras et moins de poudre.—Eh bien! que me veux tu?—Camarades, c'est un des plus grands savans de l'Europe. Il faut le ménager et le conduire à notre capitaine. Quelle bonne prise!.... Comme Roger, qui aime l'art de la guerre, va s'instruire avec un homme comme ça!—Quel est ce Roger? (Madame Wolf frémit.)—Un grand homme, que tu aimeras, car tu deviendras son ami, si tu veux lui prouver de la confiance et de la franchise.—Un brigand qui vous commande aurait ma confiance! Jamais, jamais....—Nous pardonnons aux injures d'un homme dont le nom nous commande le respect. Notre capitaine nous a cent fois raconté tes exploits; il t'estime; et si nous t'estimons à son exemple, c'est te prouver assez que nous ne sommes pas des brigands.—Avez vous bientôt décidé de mon sort?—Ton sort? il est entre les mains de notre capitaine: c'est à lui que nous allons te présenter: seul il est maître de tes jours, de ta liberté. Viens avec nous, Fritzierne; nous te promettons d'avoir pour toi les plus grands égards.

»Ces égards, que ces messieurs me promirent, furent de me garrotter fortement les bras, de me faire descendre un long bâton entre les jambes, pour m'empêcher de courir, et de m'entraîner au milieu d'eux, après m'avoir détaché de l'arbre où ils m'avaient lié d'abord.

»Je marchais en silence, absorbé sous le poids du malheur qui m'accablait, formant mille réflexions plus douloureuses les unes que les autres, et ne m'arrêtant qu'à celle de l'abandon où le destin condamnait mon petit Victor, s'il me fallait rencontrer la mort parmi les monstres dont j'étais l'esclave. Ma vie, je ne la regrettais pas; mais mon fils adoptif, mon cher fils!....

»Après une heure de marche, nous entrâmes dans une espèce de chaumière, dont la porte se referma sur nous. Elle conduisait à un souterrain dans lequel mes bourreaux s'enfoncèrent. Trois d'entre eux m'attachèrent à une forte chaîne qui était scellée dans le roc. Ils me laissèrent un flambeau, qui brûlait à quelque distance; puis ils me dirent en riant: Bonne nuit, baron de Fritzierne; demain matin, tu verras Roger notre chef, notre père et notre ami.

«Bonne nuit!.... Les monstres!.... Ils partent, et bientôt je ne vois plus autour de moi qu'une affreuse solitude, des fers, toute l'horreur, de la plus dure captivité!....».

Ve NUIT DE LA FORÊT.

«Vous n'exigerez pas de moi, mes amis, que je vous détaille les cruelles réflexions qui m'assiégèrent, ni que je vous fasse un tableau déchirant de la douleur à laquelle je fus en proie pendant toute cette nuit, plus affreuse, plus longue que celle qui couvrait la forêt; car le jour ne pénétrait pas dans mon cachot, et quand on vint m'en tirer, je crus voir l'aurore naître, tandis que le soleil avait déjà parcouru près de la moitié de sa carrière.... Il était onze heures à-peu-près. J'étais accablé par la fatigue et le désespoir, lorsque je crus entendre les pas de plusieurs hommes. Je ne me trompais pas. Je prêtai l'oreille, et bientôt j'apperçus huit à dix brigands, chargés de flambeaux, qui venaient vers moi. L'un d'entre eux, qui paraissait supérieur aux autres par sa taille, la richesse de ses vêtemens et la fierté de son maintien, s'écria: Eh quoi! vous avez laissé M. le baron de Fritzierne dans ce caveau, chargé de fers comme un vil criminel! Qui sont ceux qui ont commis cette faute?....—(Un brigand répond:) C'est Morgan qui l'a ordonné.—Eh bien! reprend le chef, je condamne Morgan aux arrêts pendant huit jours. (Il s'approche de moi:) Baron de Fritzierne, tu vois que ce n'est point par mon ordre qu'on t'a fait éprouver un traitement indigne de toi et de moi.... Qu'on détache ses fers. (On me rend ma liberté; Roger continue:) Baron de Fritzierne, me connais-tu?—Non.—Tu ne me connais pas? tu n'as jamais entendu parler de Roger, chef des indépendans?—J'ai entendu parler de Roger, chef d'une troupe de brigands.—(Roger sourit avec amertume.) Baron de Fritzierne, épargne-moi les injures. Je suis digne de ton estime, et je veux la mériter.—Tu le peux, en me rendant la liberté.—Tu n'es point mon prisonnier; tu seras aussi libre ici que dans le sein de ta famille; mais je te prie d'y passer quelques jours, de m'aider de tes conseils, et de me donner ton amitié.—Mes conseils, mon amitié, à toi!—Écoute, baron, dépose ta fierté; elle est déplacée avec moi, et dans cette occasion. Reste ici quelque temps; c'est une prière que j'adresse à l'homme que j'estime: mais s'il me refuse, s'il me hait, tu sais que je puis le traiter en ennemi.

»Roger, à ces mots, me lance un regard furieux, se calme un peu, me prend la main, et m'engage, du ton le plus affectueux, à le suivre dans sa caverne.... Que pouvais-je faire, le braver? J'étais seul, sans armes, en sa puissance: c'eût été le comble de l'imprudence. Je me déterminai à me contraindre, à le suivre, à attendre enfin le sort que le ciel me réservait.

»Il me conduisit dans une espèce de souterrain, à-peu-près pareil à ceux que j'avais déjà parcourus depuis quatre nuits; mais celui-ci était orné de meubles précieux, de sabres, de pistolets, et d'une quantité considérable de caisses, qui paraissaient contenir des effets. Là, Roger me fit servir des rafraîchissemens, et me quitta en me disant qu'il reviendrait passer la soirée avec moi. Deux de ses gens furent mis en sentinelle à ma porte, avec ordre de me traiter avec tous les égards possibles, mais de ne me point laisser sortir, quelque prétexte que je prisse.

»Seul, livré à moi-même, je ne pus que gémir sur ma fatale destinée, sans pouvoir toucher à aucuns des mets qu'on avait servis devant moi. Tout ce qui m'arrivait me paraissait un rêve, et j'en fus tellement abattu, que, vers le soir, lorsque Roger revint, il me trouva à la même place et dans la même position où il m'avait laissé le matin.

»Roger, précédé d'une douzaine de flambeaux, et de deux ou trois de ses affidés, entra donc dans mon cachot, et s'appercevant que je n'avais pris aucune espèce de nourriture, il s'assit près de moi, et me dit avec sensibilité: Vous voulez donc vous faire mourir, baron?.... Songez que j'ai besoin que vous viviez; oui, j'en ai besoin: mon cœur veut s'épancher dans le vôtre; et, vous le dirai-je, ma propre sûreté dépend de vous.—De moi, Roger?—De toi, mon ami!

»Je frémis involontairement à ce nom d'ami qu'il me donne; et Roger qui s'en apperçoit reste un moment troublé...... Il se remet..... Je n'étais pas né pour le crime, me dit-il, non, je n'étais pas fait pour l'état que je professe; mais je l'ai honoré; oui, baron, je l'ai honoré, ce titre de chef qu'ils m'ont décerné, et que tu traites de chef de brigands.... Si tu savais qui je suis.... Si je te racontais mes malheurs, si je te faisais part des loix que je leur ai prescrites, de la discipline que mes troupes observent, de la subordination, de toutes les vertus militaires qu'on pratique ici, tu m'estimerais, baron; oui, tu m'estimerais, et tu me dirais: Roger, tu étais né pour être général d'armée, pour être un grand homme!

»Il m'intéressait!.... Je le fixai avec moins d'indignation; il cacha son visage dans ses deux mains; puis il fit retirer son monde, excepté les deux surveillans qui gardaient l'entrée du souterrain; ensuite il me tint cet étrange discours. Baron de Fritzierne, il faut que tu me sauves la vie; tu le peux.—Moi; et comment?—Écoute-moi avec la plus grande attention?.... L'empereur a résolu ma mort, il la veut; il connaît mes projets, ma puissance, il veut se débarrasser d'un ennemi qui ravage ses états, et dont les succès multipliés accroissent de jour en jour et la force et l'audace.... Je ne crains point ses armées; mais je crains la trahison.... C'est l'arme du lâche et la terreur du brave.... Tu ne connais point ces routes tortueuses et souterraines, ces voûtes ténébreuses où tu es, et que j'habite depuis que j'occupe la forêt de Kingratz? Ici le cruel Boleslas eut autrefois un château-fort; ici des cavernes profondes furent creusées par lui, et prolongées jusqu'aux montagnes de Tabor: celle-ci va se perdre sur la rive gauche du Muldau, au pied des hautes fortifications de Pizeck. C'est par ces souterrains que l'on a résolu de m'investir et de me massacrer; j'en suis averti, je le sais, et déjà je suis certain que les bouches de ces affreuses cavernes sont occupées par les espions de mon ennemi. Mes gens ont entendu, sous ces voûtes sombres, des signaux effrayans; ils ont voulu pénétrer les endroits les plus reculés, un bruit singulier d'armes et de trompettes leur a toujours inspiré une terreur involontaire: ce n'est point en pleine campagne qu'on veut m'attaquer; on sait trop à quel point je suis redoutable! c'est dans des défilés obscurs et tortueux, c'est par la ruse et par la perfidie qu'on veut me soumettre.... Baron, tu peux me tirer de cet embarras. Tu connais le jeu des mines, tu sais l'art d'enfermer le bitume, et de lui donner ensuite une explosion qui porte la mort en déchirant les entrailles, de la terre; donne-moi ton secret, donne-le-moi: Je fais sauter cette caverne, et avec elle les espions qu'elle renferme: ensuite je quitte le pays, et la moitié de mes trésors est à toi.

»Étonné de cette odieuse proposition, je voulus d'abord faire éclater mon indignation; mais, réfléchissant qu'en m'insinuant davantage dans la confiance de Roger, je pourrais adoucir mon sort, trouver peut-être les moyens de m'échapper de ses mains, je feignis d'entrer dans ses vues. Il est tard, lui dis-je; le secret que tu me demandes, et que je consens à te confier, exige des leçons, des dessins, et par conséquent du temps; demain je te le communiquerai, non pour les trésors que tu me proposes, je rougirais de les accepter, mais pour ton instruction, pour ta sûreté. Il est cependant essentiel, avant que de commencer ce travail, que je connaisse les détours de tes souterrains, afin de mieux établir mes plans; consens à m'y conduire sur l'heure, cela me guidera dans mes opérations, et demain mes projets te seront soumis.

»Roger, ravi de la complaisance que je lui témoigne, me serre la main, se lève, et m'engage à le suivre.... Nous partons, accompagnés de quelques brigands armés et munis de flambeaux, et nous commençons l'examen des souterrains, dont Roger m'indique les issues, et les relations qu'ils ont avec le sol qui les couvre. Mon but, en lui demandant de visiter ces cavernes, était de m'éclairer moi-même sur les moyens de me sauver. Je ne sais quel pressentiment même me disait que j'allais recouvrer ma liberté, et j'écoutais avec avidité toutes les explications que me donnait Roger.

»Nous avions déjà mis plus de deux heures à cet examen, et nous n'avions rien découvert encore qui pût nous inspirer de l'effroi, et justifier les alarmes du chef des brigands, lorsqu'au fond d'une caverne sombre, un bruit affreux de trompettes vint frapper nos oreilles, et nous forcer à suspendre notre marche.... Roger pâlit, et j'avoue que moi-même je sentis mes cheveux se dresser sur ma tête, non que je dusse appréhender rien de fâcheux de la part de ceux qui en voulaient à Roger; au contraire, c'était d'eux seuls que je devais attendre ma liberté; mais je ne fus pas maître d'un premier mouvement de terreur.... Entends-tu, me dit Roger? ce sont eux.... Nous nous sommes trop avancés.... Retournons, il serait imprudent de les chercher, de les attaquer; il vaut mieux les engloutir tous sous les débris de ces souterrains qui les dérobent à mes regards: cher baron, c'est de toi que j'attends ce service signalé....

»Il dit, et m'engage, ainsi que sa troupe, à rétrograder; mais il n'est plus temps; nous nous sommes en effet trop avancés.... Les soldats envoyés par l'empereur, avaient épié depuis deux jours toutes les démarches de Roger; ce brigand venait de tomber, sans y penser, dans une embuscade; la trompette avait rallié ses ennemis; ils nous entouraient de toutes parts, nous ne pouvions leur échapper.... À peine avions-nous fait quelques pas vers notre première habitation, que nous nous trouvons enveloppés par plus de deux cents soldats qui fondent sur nous de toutes les ouvertures des souterrains.... Je frémis soudain, dans la crainte d'être confondu avec les brigands; et, pour éviter le sort qui les attend, je saute sur le sabre de Roger, je le lui arrache, et me rangeant du côté de ses aggresseurs; Scélérat, lui dis-je, combats un ennemi de plus....

»Les soldats, étonnés, n'osent pas s'en fier à mon exclamation: on m'arrête; et pendant qu'il se livre un combat, dont je dois ignorer l'issue, quatre soldats m'entraînent avec eux. Le bruit des armes à feu et du choc des sabres me suit assez loin dans les souterrains que j'avais encore à parcourir. Bientôt je n'entendis plus rien, et je me trouvai, au bout des cavernes, dans la forêt au milieu d'une troupe armée qui me conduisit à son commandant. Je n'étais pas embarrassé de me justifier; je reconnus d'ailleurs ce commandant qui avait servi autrefois sous moi. Il me fit des excuses de la manière dont on m'avait traîné vers lui, et me fit reconduire, sous une bonne escorte, à mon château, où je me hâtais de rassurer mes gens, et d'embrasser mon petit Victor. J'avais besoin de repos, je m'y livrais long-temps, et me promis bien de ne plus aller, la nuit, à la forêt, d'abandonner la mère inconnue, et de ne plus exposer l'enfant, ni moi, aux dangers des courses nocturnes, dans un lieu où ma vie et ma liberté venaient de courir de si grands dangers».

fin de l'aventure de la forêt.

Ici, M. de Fritzierne se reposa un moment, puis il continua ainsi son intéressant récit. «Vous êtes sans doute curieux, mes amis, de savoir ce que devint Roger au milieu de la troupe qui l'investit, et s'il succomba sous les efforts des soldats envoyés par le gouvernement? J'ai ignoré moi-même les détails du combat que j'avais vu commencer; j'ai su seulement que Roger s'était défendu avec une intrépidité vraiment héroïque, que ses gens étaient venus le secourir, et que ces scélérats, après avoir perdu des leurs, et fait mordre la poussière à plusieurs de leurs aggresseurs, avaient remporté la victoire et s'étaient évadés. Quelques jours après, on envoya contre eux des forces plus considérables; mais on apprit que la troupe des brigands avait quitté tout-à-fait la forêt de Kingratz, et qu'ils s'étaient répandus, dans l'Allemagne, qu'ils infestaient, sans qu'on pût parvenir à s'en emparer. Depuis seize ans on n'en avait plus entendu parler dans nos contrées, et il n'y a pas plus de deux mois que Roger est revenu dans les forêts qui nous avoisinent: il est aujourd'hui plus redoutable que jamais; car sa troupe s'est considérablement augmentée, depuis que la paix qui a suivi la dernière guerre a fait rentrer dans nos foyers une foule de déserteurs, de gens habitués à piller, à voler, à incendier des villes entières: tous les mauvais sujets se sont rangés sous les drapeaux sanglans de ce chef redoutable, et c'est vraiment aujourd'hui une troupe formidable, faite pour effrayer le prince, qui ne peut la détruire que par une espèce de guerre civile. Mais laissons l'infâme Roger, que je n'ai vu qu'une seule fois, et revenons à toi, mon cher Victor, à toi dont l'adoption m'a coûté tant de peines, tant d'inquiétudes.

»Je n'entendis plus parler de la mère inconnue, ni de tout le mystère qui avait entouré ton berceau. Je pensai que cette femme, dont je n'avais pu pénétrer les secrets, était morte ou passée dans d'autres contrées. (Ici madame Wolf lève les yeux au ciel, et laisse échapper un soupir, que le baron remarque avec inquiétude.) Qu'avez vous, madame Wolf?—Rien, monsieur le baron; daignez continuer.... Cet enfant vous fut donc laissé sans aucune réclamation.... sans qu'aucun signe, aucun effet ait pu vous... faire... soupçonner?...—Pardonnez-moi... vous me rappelez... j'oubliais de vous dire qu'au fond de la barcelonnette dans laquelle il était couché la première fois qu'il me fut confié, il y avait un portrait, un portrait de femme, je crois; oui, c'était un portrait de femme.... Eh! comment ai-je pu oublier si long-temps.... Je l'ai mis dans ce secrétaire, et depuis seize ans, je n'ai pas eu la curiosité de le regarder.... Tu vas le voir, Victor, je vais vous le montrer, mes amis; ce sont sans doute les traits de sa mère; oh! oui, oui, ce sont ses traits, je n'en puis douter! Le voici! le voici».

Le baron, étonné de n'avoir pas pensé plutôt à ce portrait, qu'il avait oublié dans son secrétaire, courut le chercher. C'était en effet un portrait de femme. Autour du cercle d'or qui l'encadrait, en voyait trois lettres initiales, A. D. L. et derrière, on lisait ces mots: Dreux, rue Parisis, 32. Victor et Clémence baisaient ce portrait précieux en versant des larmes, et cherchaient à y retrouver quelques traits qui pussent leur persuader qu'il retraçait la figure d'une mère infortunée. Pendant que nos deux amans se livraient à cette recherche intéressante, le baron de Fritzierne, qui venait aussi d'examiner le portrait, tomba tout-à-coup dans une profonde rêverie. Il regarda ensuite fixement madame Wolf, qui pâlit, et laissa échapper de ses yeux quelques larmes. Madame Wolf, lui dit le baron très-ému, vous avez une boîte sur laquelle.... (madame Wolf se trouble) oui, sur laquelle il y a un portrait de femme.... Je ne l'ai vu qu'une fois, ce portrait qui vous est si cher.... je ne sais; mais il me semble que je vois ici les mêmes traits que vous possédez!... Quel soupçon me fait naître cette ressemblance! Je ne sais pourquoi je frémis!... Madame Wolf, ah! madame Wolf, de grace, daignez.... ayez la complaisance de me montrer cette boîte, qui ne vous quitte jamais....—Monsieur!....—Mais voyez, voyez donc, madame Wolf, si ce n'est pas là la copie exacte de la femme....

Le baron, ému, prend le portrait des mains de Victor, et le met dans celles de madame Wolf, qui y jette un coup-d'œil, et s'écrie avec l'accent le plus douloureux: Oui, c'est elle, oh! c'est bien elle, l'infortunée!....

Cette exclamation plonge tout le monde dans le plus grand trouble. Vous l'avez connue! c'est le seul cri que jettent ensemble le baron, Victor et Clémence. Madame Wolf est presque évanouie; des soupirs gonflent sa poitrine; elle pleure, et l'état douloureux auquel elle est livrée, arrache des larmes de tous les yeux.... On attend d'elle une explication, elle la doit, elle ne peut plus cacher ses malheurs puisqu'ils sont liés à ceux de ses bienfaiteurs: elle va parler!....

Elle s'y dispose en effet; mais un incident nouveau, imprévu, vient ajouter au trouble de tous les personnages, et reculer une explication, dont néanmoins il va abréger la moitié. C'est dans le livre suivant que je vais tracer les événemens les plus singuliers et les plus touchans. Amis de l'enfance, amis de l'infortune, venez vous attendrir à mes tableaux; et vous; ames froides, vous qui ne croyez pas à la fatalité, aux malheurs inévitables, dont le hasard fait souvent dépendre notre destinée; vous qui ne savez pas que la vertu peut être grande et sublime au milieu des persécutions qu'elle n'a pu s'attirer ni éviter, ne lisez point mon livre, ne lisez point sur-tout mon dernier volume, vous n'y verriez que les défauts d'un roman, tandis que le lecteur philanthrope et sensible y trouvera, j'ose le croire, l'histoire de l'homme et la morale des êtres malheureux.

fin du tome premier.


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