Victor, ou L'enfant de la forêt
VICTOR,
OU
L'ENFANT DE LA FORÊT;
PAR
M. DUCRAY-DUMINIL,
Auteur de Lolotte et Fanfan, d'Alexis,
des Petits Montagnards, &c.
Qui le consolera, l'infortuné?.... Sa vertu!
TOME SECOND.
À PARIS,
Chez Le Prieur, Libraire, rue de Savoie,
nº. 12.
AN V.—1797.
CHAPITRE PREMIER.
COMBATS; LE NOUVEL ŒDIPE.
Le baron de Fritzierne, Victor et Clémence, regardent avec un intérêt mêlé d'effroi, madame Wolf qui couvre de baisers et de larmes le portrait de l'inconnue; ils sont trop troublés pour avoir la faculté de lui parler, de l'interroger; mais leurs regards fixés, leurs bras tendus vers elle, expriment assez leur curiosité, et le desir qu'ils ont de l'entendre s'expliquer sur un rapprochement aussi extraordinaire. Quelle est cette femme, dont le baron et madame Wolf possèdent chacun un portrait? Est-ce cette amie dont madame Wolf veut garderie secret jusqu'au tombeau? Personne n'en peut douter. Est-ce la mère de Victor? C'est la mère de Victor, puisque son portrait se trouva au fond de sa barcelonnette. Madame Wolf connaît la mère de Victor, et sans doute son père; madame Wolf va, par des explications franches, abréger les recherches de l'amant de Clémence; elle va hâter son bonheur, puisque la main de celle qu'il aime est attachée à la découverte du secret de sa naissance. Son père enfin sera connu; son père!.... Ah! sans doute cet homme vertueux fut aussi infortuné que celle pour qui il soupira. Tous deux malheureux, tous deux persécutés apparemment par un tyran farouche, séparés peut-être pour jamais, tous deux ont fini leurs jours loin de l'autre, ou ensemble et par les mêmes coups; madame Wolf sait tout cela; madame Wolf va dévoiler ce mystère; et le baron, en apprenant le sort et le nom du père de Victor, va combler pour toujours les vœux de son fils adoptif en lui donnant Clémence; ô bonheur!
Telles sont les réflexions qui s'accumulent en foule dans la tête de Victor; il ne peut les détailler, ces réflexions mêlées de joie et de tristesse; mais tandis que son cœur bat d'impatience et de sensibilité; ses yeux, qu'humectent quelques larmes, entrevoient déjà l'aurore d'un bonheur prochain; les yeux expressifs du bon Victor sont attachés sur les yeux de madame Wolf: sa bouche est ouverte, et sa langue veut articuler quelques mots qu'il ne peut prononcer. Mille sentimens divers assiégent à-la-fois le cœur de Victor: la curiosité, l'espoir du bonheur, l'amitié, la reconnaissance et la voix de la nature.
Enfin, s'écrie madame Wolf dans l'expansion du plus touchant abandon, enfin il faut parler, il faut le dévoiler ce secret terrible!.... Ô ma tendre amie! toi qui reposes dans le silence du tombeau, le destin m'affranchit du serment que tu as exigé de moi; c'est pour ton fils que je le romps, c'est ton fils qui m'en dégage; cet affreux secret est encore à toi, à moi, puisqu'il n'est déposé que dans son sein, et dans le sein généreux et sensible de son second père, de sa vertueuse épouse.... Écoutez, mes amis, écoutez, et frémissez....
Madame Wolf allait commencer le récit le plus intéressant pour nos amis; déjà chacun d'eux s'était rapproché de cette femme étonnante, et le plus grand silence régnait autour d'elle, lorsque Valentin, qui, comme je l'ai déjà dit, était resté en observateur à une des croisées de l'appartement, se précipite sur Victor en s'écriant: Aux armes! aux armes! les voici!....—Qui?—Les brigands, Roger, les voici!
Un coup de vent qui soulève une colonne de poussière, et la disperse au loin dans la campagne, ne produit pas un effet plus rapide que cette exclamation inattendue n'en fit sur nos quatre amis réunis. Ils se lèvent précipitamment, désespérés de cette interruption, mais embrasés par l'indignation et le feu du courage.... Rentrez, madame Wolf, s'écrie le baron; retire-toi, ô ma Clémence! reprend à son tour Victor..... Les deux dames vont sortir; Clémence revient; elle demande à son père la permission d'embrasser son ami. Qui peut deviner, dit-elle en frémissant, qui peut deviner l'issue de ce combat?.... Le baron présente Victor à sa fille: les deux amans se serrent étroitement: madame Wolf revient à son tour presser les mains de ses deux bienfaiteurs; puis le bon Valentin accompagne ces dames jusqu'à la retraite qui leur est préparée dans la tour la plus reculée et la plus fortifiée du château.
Comment remplirai-je maintenant la tâche que je me suis imposée? Essaierai-je de tracer à mes lecteurs des descriptions de combats? Mon crayon est-il assez fort pour dessiner des attaques, des évolutions militaires?.... Oui, je l'entreprendrai; mais j'abrégerai ce tableau imposant, terrible; et si cette histoire intéresse ceux qui me lisent, ils me sauront gré au moins, malgré ma faiblesse, de ne les priver d'aucuns des détails qui servent à la lier dans toutes ses parties, à lui donner de la clarté, de la variété et de l'intérêt.
À peine Clémence et madame Wolf sont-elles éloignées, que Victor et le baron se mettent à la croisée où Valentin observait, pour tâcher de distinguer les forces de l'ennemi qui s'approchait. À peine y sont-ils, qu'à la lueur des flambeaux que portent les brigands, ils apperçoivent ces scélérats, armés de pied en cap, traînant avec eux des canons, des machines, des matières combustibles, tout l'attirail formidable des combats. Aux armes! s'écrie à son tour l'intrépide Victor; en se précipitant dans les cours intérieures du château où sa petite troupe est postée; et sur-le-champ, ce cri de deuil, aux armes! frappe de tous côtés les voûtes du manoir, naguère si tranquille, du vénérable baron de Fritzierne. Tandis que la trompette sonne l'alarme dans les cours, le son lugubre du beffroi se fait entendre dans la tourelle la plus élevée du château.
Cependant la troupe de Roger s'est avancée dans la plaine; elle est sous les murs des tours, presqu'au bord du large fossé, et forme un demi-cercle au milieu duquel on voit s'élever, comme le chêne au milieu des jeunes ormeaux, le superbe Roger, reconnaissable par l'aigrette blanche qui orne la toque couleur de feu dont son front est ombragé: un large cimeterre brille dans sa main, et sa ceinture est hérissée de pistolets. Il est entouré de l'élite de ses soldats; et ses ordres, comme l'éclair qui semble parcourir la moitié du firmament, volent en un moment de l'aile gauche à l'aile droite de son armée. Elle est formidable, son armée: plus de mille hommes la composent. Ici, à la tête d'une brigade, distinguée par un soleil d'or qui orne sa bannière, on remarque l'effroyable Dragowitz: ce scélérat, dont la taille est gigantesque, qui, à l'approche d'une action, roule ses yeux comme un lion qui déchire sa pâture sanglante, ce monstre couvert de forfaits porte, pour toute arme, une énorme branche d'arbre, qui, dans ses mains, et pour le malheureux passant qu'il attaque, est vraiment la massue d'Hercule. Là, vous remarquez l'astucieux Fritzini, dont le corps maigre et la figure blême n'annoncent pas la force; mais examinez ses yeux louches et faux; entendez le son rauque de sa voix; suivez ses gestes, ses moindres mouvemens, ils vous diront que c'est l'homme le plus adroit pour les trahisons, le plus perfide pour les traités; c'est l'Ulysse de la troupe dans le conseil; c'est le Thersite de l'armée dans les combats. Plus loin sont, à la tête de leurs colonnes, les plus vils brigands de la terre, Sermoneck, Alinditz, Morneck, Flibusket, Bernert; et à leur suite, tous ceux qui se distinguent particulièrement dans l'attaque des voitures publiques, des courriers, et même des brigades qui courent les forêts pour la sûreté publique. Tous ces scélérats, que nous aurons occasion de retrouver par la suite, sont bouillans d'impatience et de pillage; ils toisent déjà des yeux le superbe château de Fritzierne, et le regardent comme leur future propriété: chacun brûle de tenir sa part des richesses qu'il renferme; chacun se dispose à combattre avec la plus grande intrépidité.
Quoi qu'il en soit, leur chef Roger ne sait point se précipiter, sans ordre et sans tactique, sur sa proie, comme une troupe d'écoliers tombe sur un cerisier qu'elle dépouille. Roger aime les batailles rangées, les attaques en règle; il a d'ailleurs affaire à un adversaire dont il connaît les talens dans l'art militaire; il veut lui prouver qu'il en possède aussi: il est fier, Roger, et veut se donner, aux yeux du baron de Fritzierne, la réputation d'un grand guerrier. En conséquence, et pour mettre des formes à l'action qu'il brûle d'engager, un de ses hérauts sonne trois fois du cor: on lui répond de l'intérieur du château. Roger croit qu'il va voir s'abaisser le pont-levis; il se trompe; on le méprise trop pour parlementer avec lui, pour le traiter comme un ennemi ordinaire; son héraut sonne encore du cor, on ne lui répond plus. L'indignation fait rougir de honte son front audacieux: il fait recommencer; pour le coup, une voix très-forte lui crie à travers un des créneaux de la première tour: On n'a rien de commun à démêler ici avec un brigand tel que toi; fuis, si tu crains la mort.—Moi, fuir! s'écrie Roger en se retournant vers sa troupe. Amis, secondez ma fureur, chargez....
À l'instant deux pièces de canon sont dirigées sur le pont-levis, dont une des chaînes est sur-le-champ rompue; mais un feu roulant part aussi-tôt des créneaux et du sommet des tours du château; la troupe de Roger en est ébranlée: elle se rallie. L'aile droite dirige toujours ses attaques sur le pont-levis, qu'elle voudrait briser; tandis que l'aile gauche roule des terres, des pierres et des pièces de bois, pour remplir le fossé et tenter l'assaut.... Le feu des assiégés redouble, et fait mordre la poussière à plusieurs des brigands. Le château ne paraît plus qu'un vaste incendie, tant les batteries, placées avec adresse, sont bien dirigées.... Victor est par-tout, par-tout il commande; il ranime sa petite troupe, dont le courage croît à mesure que l'action s'engage. Valentin fait aussi des merveilles; c'est lui qui dirige les canonniers. Tout s'ordonne, tout se fait sans bruit, sans confusion, tandis que le plus grand désordre règne parmi les brigands, qui poussent des cris de rage. Victor ne peut s'empêcher de frémir en voyant ces barbares relever les corps de leurs camarades morts à leurs côtés, et les précipiter dans le fossé pour le combler plus vîte, et arriver jusqu'au château en foulant aux pieds les cadavres de leurs amis....
La nuit la plus obscure couvre ce combat sanglant, éclairé seulement par les torches que portent une partie des brigands, et par la lueur rapide et pâle de la mousquetterie. Elle s'avance, cette nuit terrible, et la victoire paraît couronner les efforts des assiégés. Roger a déjà perdu un grand nombre des siens; il prend une résolution subite: l'ordre en est donné, et sur-le-champ il est exécuté. Les colonnes commandées par Dragowitz et Sermoneck se jettent à la nage dans le fossé, et soutenues par les poutres qui flottent sur l'eau bourbeuse, elles cherchent à briser le pont-levis à coups de hache, tandis que trois autres colonnes, commandées par Alinditz, Morneck et Roger lui-même, attaquent le côté du château qui donne de plain-pied sur la campagne, et où se trouve la petite porte par laquelle Victor et Valentin ont été secourir madame Wolf, au commencement de cette histoire. Le pont-levis résiste aux efforts de Dragowitz et de sa cohorte; une grêle de pierres tombe du haut du château sur ces misérables; ils sont noyés ou blessés pour la plupart, et, forcés d'abandonner leur entreprise; Sermoneck et les siens vont rejoindre Roger, dont les succès paraissent plus certains. En effet, la petite porte est enfoncée; Roger plein d'espoir et d'audace, se précipite dans l'intérieur du château; il est bientôt suivi d'une partie de ses troupes, et les assiégés, vainqueurs jusques-là, sont perdus, perdus sans ressource, si le courage et la prudence les abandonnent....
Étourdi par le grand nombre de précautions que Victor avait dû prendre avant l'action, il n'avait pas pensé à cette petite porte, qui était le côté le plus faible du château: il eût fallu la faire murer: Victor l'avait oublié; il ignorait même dans ce moment qu'elle était enfoncée, et ne songeait qu'à foudroyer le reste des malheureux qui s'étaient jetés à la nage pour briser le pont-levis.... Pauvre Victor! la foudre est sur sa tête, et tu ne l'entends pas gronder!..... Il était donc encore sur la tour du midi, l'intrépide Victor, occupé à donner des ordres, lorsqu'il entend crier à ses côtés: Les voilà, les voilà! ils nous poursuivent!....
Victor ne comprend rien à ces cris; mais il voit ses gens courir, se culbuter, se précipiter les uns sur les autres. Qu'y a-t-il donc? parlez?—Ils sont là, là, dans le château; ils montent, sauvons-nous....
Un trait de lumière vient frapper Victor, il se rappelle sa négligence et frémit; mais il ne se décourage point. Mon père, dit-il au baron qui combat à ses côtés, mon père, ralliez vos gens, et qu'ils me suivent....
Le baron ranime une partie des fuyards: tous jurent de mourir plutôt que d'abandonner leur jeune commandant; et Victor, suivi de Valentin et d'une vingtaine de gens d'élite, descend précipitamment; il entend bientôt les hurlemens de joie des brigands, qui, bien qu'ils n'occupassent encore qu'une seule tour, se croyaient déjà en possession du château. Cette tour renfermait justement une quantité considérable de matières combustibles, que Victor y avait amoncelées d'avance, dans l'intention de brûler les richesses du baron, plutôt que de les céder lâchement à Roger, en cas que la victoire se décidât en faveur de ce dernier. Victor fait précipiter de la paille, des monceaux de lambris et des bois enduits de résine, dans les escaliers que les brigands montent déjà précipitamment. Le feu est mis par-tout à ces matières inflammables; une quantité considérable de soufre est allumée; et, pendant que les assiégeans étourdis de cet incendie inattendu, délibèrent, glacés d'effroi, sur le parti qu'ils ont à prendre, toutes les portes de fer, qui peuvent communiquer de la tour à l'intérieur du château, sont fermées sur eux. Tranquille sur ce point, et bien persuadé que le feu qu'il vient d'allumer ne peut percer les voûtes de la tour, ni s'étendre dans le château, Victor remonte pour prendre d'autres précautions; mais, ô terreur!.... un grouppe de brigands se présente à lui: c'est Roger à la tête de quelques-uns des siens!....
Roger, entraîné par son courage et l'espoir du succès, avait couru plus vîte que Morneck, Alinditz et leur troupe; il n'était déjà plus dans la tour au moment où Victor en avait fait fermer les portes. Roger se croyant suivi de ses amis, parcourait les longs corridors du premier corps de bâtiment, et poursuivait les gens du baron qui fuyaient devant lui. Qu'on juge de sa joie en voyant s'offrir à ses yeux justement l'ennemi qu'il cherche, Fritzierne presque seul, accompagné d'un jeune homme et de quelques vieux serviteurs!—Rends-toi, lui crie Roger, ou tu es mort.—Roger! s'écrie à son tour le vieux baron.—Roger! reprend Victor étonné, tu es ce monstre? tu vas périr.....
À l'instant commence le plus terrible combat; les coups les plus violens se portent de part et d'autre; Roger, qui attend toujours le secours des siens, voit tomber à ses côtés le pesant Sermoneck, et la plupart de ses compagnons; c'est Victor qui les abat à ses pieds, Victor est comme l'ouragan furieux qui entraîne dans sa course les arbres les plus élevés. Victor garantit des coups de Roger son protecteur, qui, malgré son âge, fait encore des prodiges de valeur; Victor voudrait faire mordre la poussière au traître Roger; mais les amis du perfide le défendent, et s'exposent seuls aux coups de Victor, qui les immole comme la pierre, qui roule du haut du rocher, écrase des milliers d'insectes qui rampaient dans la plaine.... Enfin Roger est resté seul de sa petite troupe; Roger écumant de rage, recule quelques pas en mutilant du pied les cadavres de ses complices.... Victor lui crie de se rendre; le scélérat l'ajuste avec un pistolet; il va tirer! le jeune héros se précipite sur le monstre, le désarme, l'étend à ses pieds, et n'écoutant plus que sa juste colère, il le saisit par les cheveux, et se dispose à lui couper la tête....
Roger va donc périr.... il va donc subir la peine due à ses forfaits.... Mais, ô surprise! quel est l'imprudent qui vient suspendre les coups de Victor?.... C'est une femme! c'est madame Wolf!.... Malheureux, s'écrie-t-elle en arrêtant le bras de Victor prêt à frapper!.... jeune insensé! qu'allez-vous faire?—Madame!.... Ô crime! arrêtez! Dieu! je meurs!....
CHAPITRE II.
COUP DU SORT.
Madame Wolf perd connaissance; elle tombe, mais dans les bras de Clémence, qui la suivait, ignorant la cause de sa fuite précipitée.... L'étonnement du vieux baron et de Victor est à son comble; Victor sur-tout est immobile d'effroi et de saisissement. Pendant que nos héros restent comme enchantés, Roger se relève; il fixe madame Wolf en pâlissant... Femme à qui je dois le tourment de ma vie, s'écrie-t-il, tu ne m'échapperas pas.... oui, je te retrouverai....
Il dit; et profitant de l'issue que lui offre un appartement ouvert devant lui, il s'y sauve, ouvre une croisée, et se précipite dans le fossé, sans que Victor, Fritzierne, ni aucun des assistans songent à le retenir.
Laissons Roger gagner la rive à la nage, jusqu'à ce que les siens le reconnaissant, le sauvent transportés de joie. Laissons ce chef de brigands, honteux de sa défaite, pénétré du regret d'avoir perdu une partie de ses complices étouffés dans les flammes de la tour, rallier sa troupe à la hâte, et fuir dans le fond de ses forêts, après avoir encore essuyé le feu des batteries des tours, que Valentin et les gens du baron, ignorant ce qui se passe en bas, font toujours jouer. Revenons à nos amis, que nous avons laissés dans les corridors du château, et que la tête de Méduse, ou la baguette de Médée, n'aurait pas pétrifiés plus promptement que ne l'a fait l'étonnante exclamation de madame Wolf.
Le baron et sa fille s'empressent d'éloigner cette femme, qui n'a pas encore recouvré ses sens, tandis que Victor, stupéfait, sans voix comme sans mouvement, cherche à se rendre compte de l'horreur qui soudain vient de glacer ses sens; il éprouve un sentiment qu'il ne peut définir; il a vu fuir Roger, et n'a pas eu même l'intention de l'arrêter; l'ordre que madame Wolf vient de lui donner d'épargner ce monstre, lui a paru partir d'une voix céleste, d'une voix.... que sa conscience lui a fait entendre en même temps; d'une voix enfin qui a résonné jusqu'au fond de son cœur.... Il pense à madame Wolf, et ne sait si cette femme est complice de Roger, ou si.... Il n'ose se livrer à toutes les réflexions qui s'offrent en foule à son esprit; il reporte sa pensée sur Roger, et un mouvement de pitié qu'il ressent pour ce misérable, le fait rougir de honte et d'indignation.... Ô crime, s'est écrié madame Wolf!.... Eh quoi! Victor allait commettre un crime en punissant un coupable! Quel est donc ce coupable, grand Dieu!.... et combien il doit l'être, ce Roger, puisque la vertu peut elle-même devenir criminelle sans le savoir!....
Victor ne se livre pas long-temps à ce chaos de pensées qui l'assiégent. Il songe bientôt que sa présence est plus nécessaire que jamais: le chef de brigands s'est évadé; il peut rallier ses troupes, et recommencer l'attaque du château.... Victor cherche des yeux son bienfaiteur, madame Wolf et Clémence; il n'a pas oublié que sa bien-aimée s'est présentée à ses regards, à moins que ce ne soit une illusion de l'amour; car tout ce qui vient de se passer sous ses yeux lui paraît un songe.... Hélas! il ne sait pourquoi il craint le réveil!
Victor s'apperçoit, enfin qu'il est seul. Il monte soudain sur les plates-formes des tours; et là, réuni à ses gens, rendu à l'objet important qui doit seul l'occuper, il voit avec plaisir la retraite précipitée des ennemis: il en sourit; mais ses yeux cherchent, sans qu'il y pense, le perfide Roger, il l'apperçoit au loin, et frémit involontairement. Victoire, s'écrie-t-on autour de lui! oui, victoire, répond-il en balbutiant! Plus de danger, plus de malheur, mon cher maître, lui dit son Valentin, et notre héros répète en soupirant, plus de malheur!.... Il est presque disposé à ajouter: Il n'y en a plus à craindre que pour moi!
Pauvre Victor! un funeste pressentiment t'agite; et moi, moi qui ne suis que ton historien, je sens mon cœur palpiter, et mes genoux s'affaiblir dans l'attente de la funeste explication que madame Wolf va bientôt nous donner à tous.
Quand l'amant de Clémence se fut un peu remis de son trouble, il songea à donner les derniers ordres pour rétablir le calme dans le château, et rendre au repos les généreux serviteurs qui l'avaient aidé à repousser l'ennemi: il les assembla donc, et s'apperçut que deux seulement avaient péri sous les coups des brigands qui s'étaient introduits dans la tour, Victor donna des regrets à la mémoire de ces deux braves gens, puis il distribua des récompenses aux autres. Valentin fut ensuite chargé par lui de faire éteindre les restes de l'incendie, de nettoyer la tour, de remettre en un mot tout dans son premier état. Laissons Valentin s'occuper de ces soins avec le zèle qu'on lui connaît, et entrons avec Victor chez M. de Fritzierne. Il est temps que Victor satisfasse sa curiosité; il est temps qu'il demande à madame Wolf les motifs de son étrange conduite. Peut-être a-t-elle déjà parlé, madame Wolf; Victor le craint, et tremble involontairement. Il entre donc chez M. de Fritzierne, qu'il trouve seul, et qu'il n'ose interroger; mais son bienfaiteur l'embrasse avec la même tendresse que la veille: son père adoptif le félicite sur sa victoire, dont il vient d'apprendre les détails. La leçon est forte pour Roger, ajoute le baron; je doute que, de long-temps, il lui prenne une nouvelle envie d'attaquer mon château, ou quelque autre aussi bien fortifié.—J'en doute aussi, mon.... père.... Et cette femme?—Tu lui en veux, je le vois, de ce qu'elle est venue suspendre ta vengeance.—En a-t-elle dit les motifs?—Elle n'a point encore parlé.—(Victor se remet de son trouble.) Elle.... n'a point parlé....—Non; son évanouissement, qui a été long, s'est terminé par un sommeil bienfaisant.... Ma fille est auprès d'elle. Tout ce qu'a pu dire madame Wolf, c'est qu'elle ne veut s'expliquer que devant toi.—Eh! concevez-vous, mon père, une démarche aussi extraordinaire?—Cette femme m'étonne beaucoup, mon fils; elle m'afflige, et même m'inquiète. C'est maintenant que je regrette l'asyle que je lui ai donné.... Comment! Roger poursuit ses jours, nous nous armons tous pour les défendre, pour punir Roger, et c'est elle qui défend Roger, c'est elle qui cause sa fuite! Quelle peut être sa liaison avec ce monstre? quelle est la cause de son attachement pour un pareil scélérat? Quels qu'en soient les motifs, je ne puis souffrir ici une amie de ce brigand qui, tout-à-l'heure encore, et sous tes yeux, voulait m'arracher la vie. Rien de commun entre le criminel et moi; tous ceux qui lui appartiennent, par quelque lien que ce soit, sortiront de chez moi; ils iront vivre avec celui dont ils respectent tant la coupable existence. (Victor pâlit.)—Daignez, mon père, daignez m'accompagner chez elle: je veux savoir absolument.... je ne puis vivre dans l'affreuse inquiétude qui me tue!—Soupçonnerais-tu?...—Moi, rien; oh! rien, mon.... père!—Oui, mon cher Victor, tu as raison: allons savoir d'elle.... D'ailleurs, je veux lui parler avec une sévérité qui l'étonnera sans doute, mais que je crois qu'elle mérite. Viens, mon cher fils!.... viens, mon gendre!
Le baron s'appuie sur le bras de Victor, et tous deux s'acheminent vers la demeure de madame Wolf, où le coup de foudre le plus inattendu va écraser Victor. Victor! comme cette démarche lui coûte; comme il se repent de l'avoir provoquée! il voudrait pouvoir retarder le moment d'une explication dans laquelle ses funestes pressentimens lui font entrevoir le plus grand malheur pour lui; mais il n'est plus temps; ils sont en route, et Victor ne peut plus reculer; ils sont en route, et le baron prodigue à son fils adoptif les noms les plus tendres, les plus douces caresses. Noms tendres! douces caresses de l'amitié! c'est peut-être la dernière fois que vous faites battre le cœur sensible de mon jeune héros!
Ils arrivent enfin chez madame Wolf, qui ne repose déjà plus. Madame Wolf remercie sa jeune amie, la sensible Clémence, des soins généreux qu'elle a pour une infortunée. Clémence veut lui arracher son secret: madame Wolf n'ose le lui confier; elle craint trop d'affliger cette intéressante amie; elle voudrait retenir ses indiscrètes exclamations; elle regrette d'avoir quitté son appartement pour se rendre dans la galerie où Roger allait expirer sous les coups de Victor: mais, enfermée avec Clémence pendant l'action, on vient leur dire que Roger et les siens ont pénétré dans le château. Une minute après, on leur apprend que l'intrépide Victor a rencontré le chef des brigands, et qu'il le combat. Enfin, au bout d'un instant, on vient encore lui annoncer que Victor est vainqueur, et que tout porte à croire que Roger va périr de la main de ce jeune homme.... C'est à cette nouvelle que madame Wolf n'a pu se contenir. Elle est partie pour empêcher un crime; Clémence l'a suivie, et l'on sait l'effet que produisit leur présence sur tous les combattans.... À présent il faut que madame Wolf justifie sa conduite; il faut qu'elle parle. Qu'elle parle, grand Dieu! elle va donc enfoncer le poignard dans le sein de son jeune bienfaiteur, de celui à qui elle doit la vie! elle va donc désespérer une famille qui l'a reçue dans son sein comme une parente, une amie! Elle sait, madame Wolf, elle sait que le baron a promis sa fille à Victor, pourvu qu'il retrouve un père, mais un père vertueux; elle sait que le baron, inflexible sur la probité, ne peut unir son sang à un sang criminel; elle va rompre d'un seul mot un hymen, l'espoir de deux amans! et il faut qu'elle le prononce, ce mot terrible! Qu'on juge de sa douleur et de ses regrets! Elle cherche à reprendre sa fermeté, à se préparer à ce funeste aveu, au moment où elle voit entrer le baron et Victor: elle devine le but de leur visite, et frémit.
Tandis que l'innocente Clémence serre dans ses bras son jeune ami, insensible, pour la première fois, aux caresses d'un amour subordonné, pour le moment, à un intérêt plus vif, le baron s'approche de madame Wolf. Madame, lui dit-il d'un ton le plus sérieux, la paix et le bonheur régnaient ici, et vous en avez chassé la paix et le bonheur. Un ennemi cruel vous poursuivait; il nous attaque, il tombe en notre pouvoir, et vous l'arrachez de nos mains!—Eh! monsieur!....—Répondez, madame; êtes-vous la complice, la femme ou l'amie de ce monstre pour lequel vous témoignez un si grand attachement?.... Je vous prie de m'expliquer sur-le-champ cet étrange mystère.—Monsieur le baron....—Oui, madame Wolf, reprend à son tour Victor; oui, vous daignerez me dire pourquoi vous avez retenu mon bras, prêt à frapper un monstre.—Eh! malheureux, voulais-tu que je te laissasse égorger ton père!—Mon père!—Son père!....
Qui peut peindre cette scène de douleur?.... Victor tombe de sa hauteur sur le plancher. Le baron, glacé d'horreur, cache sa figure de ses deux mains; et Clémence, au désespoir, cherche à secourir son jeune ami, qu'elle parvient à faire asseoir, ainsi que le baron. Ô malheur, s'écrie Victor en sanglotant! ô malheur affreux!....
Madame Wolf poursuit: Vous avez voulu l'apprendre, cet horrible secret; vous m'y avez forcée, famille désolée! Eh bien! le voilà; oui, le doux, le vertueux, l'intéressant Victor est le fils d'un scélérat couvert de tous les forfaits, de Roger, en un mot! La vertu peut donc naître du crime: il en est un fatal exemple!—Ô mon Dieu, reprends ma vie, s'écrie douloureusement Victor, qui verse un torrent de larmes!—Jeune homme, poursuit madame Wolf, rappelle ton courage, réunis toutes les forces de ton ame contre un coup aussi accablant.—Femme imprudente, réplique Victor, qu'avez-vous dit? que vous ai-je fait? pourquoi me perdez-vous? Que ne pouvez-vous me rendre ma paisible ignorance!.... Hélas! je n'ai vécu que dix-huit ans, je vais mourir toute ma vie!—Mourir, interrompt Clémence!—Accablé du fardeau d'une honteuse naissance, puis-je exister, grand Dieu! puis-je exister?....
le baron, se levant.
Viens, ma fille, viens, suis-moi.
victor, se précipitant à ses pieds.
Vous me fuyez, mon pè.... monsieur!.... quoi! vous m'abandonnez! Ah! je ne suis donc plus, pour vous, qu'un objet d'horreur?
le baron, lui prenant la main.
Qu'un infortuné.... que je plains.... Levez-vous, jeune homme. (Il le fixe.) Dieu!.... ce sont tous les traits du monstre!....
clémence.
Mais il n'a pas son cœur, mon père; il est vertueux!
victor.
Vertueux! oh! oui, vertueux!.... Vous le savez, monsieur, vous vous plaisiez vous-même à me le dire.
le baron.
Oui, je te le disais, et je te le répète encore: tu avais plus de vertus que je n'en exigeais dans un fils, dans un gendre.... Mais quel mot ai-je prononcé! Moi donner ma fille au fils de Roger! Non, ne l'espérez plus....
clémence.
Ah! mon père, vous faites mourir deux cœurs qui vous adoraient....
le baron.
Viens, ma fille: faut-il que je te réitère l'ordre de me suivre?
clémence.
Moi, le quitter dans l'état affreux....
(Le baron prend Clémence par la main, et s'éloigne.)
victor.
Que n'ai-je fui.... que n'ai-je fui cette fatale demeure! Je m'éloignais d'ici pendant cette nuit orageuse.... j'allais errer loin de Clémence; mais au moins j'aurais ignoré le sang impur où j'ai puisé la vie.... la mort!
le baron, revient attendri.
Madame Wolf, je vous le recommande; prodiguez-lui les consolations de l'amitié.... Malheureux Victor!
mad. WOLF.
Eh! monsieur, suis-je en état moi-même de le secourir, l'infortuné!
Le baron s'éloigne une seconde fois, en entraînant sa fille, qui tend une main à Victor. Victor s'écrie avec l'accent du désespoir: Je vous suis par-tout, monsieur, ou je meurs à vos yeux!....
Le baron double le pas; Victor le suit, ainsi que sa fille, jusques dans son appartement, où nous les retrouverons tous trois dans le chapitre suivant; mais, avant de terminer celui-ci, je dois faire une courte digression. Mon lecteur, dont je ne doute point de la sagacité, a sans doute deviné depuis long-temps que mon Victor est le fils de Roger. Il est possible qu'avec cette connaissance, la scène douloureuse que je viens de tracer n'ait pas fait sur son ame une très-grande impression. Il est possible aussi qu'ayant deviné un secret qui lui paraissait clair, il s'étonne de ce que les personnages que ce secret regarde ne l'aient pas deviné plutôt, en même temps que lui. Je le prie d'observer d'abord que, dans un roman, les personnages devinent tout, parce qu'il arrive toujours quelqu'un à propos pour les mettre au fait, parce que tout le monde s'y réunit des quatre coins de la terre, et qu'il ne doit pas s'y égarer seulement un petit enfant: mais que, dans une histoire véritable, les héros sont assujettis aux règles de la vraisemblance, et qu'ils ressemblent à une famille, dont les secrets, les défauts et la conduite sont souvent mieux connus des voisins que de ceux qui la composent. En second lieu, mon lecteur voudra bien se mettre à la place de Fritzierne et de Victor. Il relira les scènes avec madame Wolf, où ils peuvent concevoir quelques doutes, et il se dira franchement: Je vois bien, moi, que Victor est l'enfant du crime et du malheur: mais à sa place, à celle de son bienfaiteur, j'aurais repoussé loin de moi une idée si contraire aux principes d'honneur et de vertu qui sont dans leur cœur.
Enfin il le sait, Victor; il connaît le coupable auteur de ses jours. Oh! qu'il est à plaindre, Victor!.... il est maintenant malheureux pour sa vie entière: mais suivons le fil des nombreux événemens qui vont naître de cette affreuse découverte.
CHAPITRE III.
FAIBLE ADOUCISSEMENT.
Le baron, rentré chez lui, s'est jeté dans un fauteuil. Clémence est à ses pieds; elle arrose de larmes les mains de son père. Victor se promène à grands pas dans l'appartement. Absorbé sous le poids du malheur, il ne peut plus exprimer une seule de ses pensées. Quelques exclamations vagues sortent de temps en temps de sa bouche, et soulagent son cœur oppressé.... Le baron le regarde souvent, et souvent il détourne les yeux, comme saisi d'un mouvement d'horreur. Victor s'en apperçoit, et frémit à son tour en pensant à sa singulière ressemblance avec Roger.... Cette scène muette se prolonge si long-temps, qu'elle fatigue nos trois héros; Victor lui-même est prêt à tomber sans connaissance. Monsieur, lui dit doucement Fritzierne, ma fille et moi nous avons besoin de repos; j'espère que vous allez nous laisser maîtres de nous y livrer au moins pendant la fin de cette funeste journée....
Victor veut répliquer, il ne le peut, sa langue se glace sur ses lèvres; il jette un regard plein d'expression sur son bienfaiteur et sur Clémence, qui s'en apperçoit seule, et seule lui répond en usant du même langage. Clémence lui fait même signe de la main de se retirer, de la laisser seule avec un père qui a besoin de ses consolations.... Victor sort d'un air si sombre et si effrayant, que le vieux baron, inquiet, lui crie de loin: Mon ami, donne tes soins pour que tout rentre dans l'ordre dans le château: je te ferai dire l'heure à laquelle tu pourras me parler.... Je veux te parler, Victor, j'en ai besoin.
Ce peu de mots, le ton de bonté avec lequel il est prononcé, tout calme un peu le sombre désespoir de Victor, qui, sûr d'ailleurs du zèle de son fidèle Valentin, pour tout ce qui regarde le château, rentre chez lui, ferme sa porte à double tour, pour n'être point interrompu, et se livre de nouveau à tout l'excès de sa douleur.
Comme tout ce qui l'entoure ajoute à son chagrin! ces meubles, présens de son bienfaiteur, cet appartement que ce généreux bienfaiteur s'est plu à orner pour son fils adoptif, tout cela change de physionomie aux yeux de Victor; il n'est plus qu'un étranger pour le baron, et moins qu'un étranger même, car il est le fils de son plus mortel ennemi...... C'est lui, oui, c'est Victor qui a troublé la paix de ceux qui l'ont élevé; c'est lui qui les a rendus infortunés, et par son adoption, et par le secours qu'il a donné à madame Wolf; c'est en introduisant madame Wolf dans cette maison qu'il en a détruit le charme, qu'il a causé sa propre disgrace. Un secret pareil devait-il jamais être dévoilé? Victor eût préféré ignorer toute sa vie de qui il tient le jour, plutôt que de savoir qu'il le doit à un être si méprisable! Si méprisable!.... Victor ose-t-il bien se servir de cette expression en parlant de son père!..... Oui, il l'ose: les liens du sang ne sont rien à ses yeux auprès de la vertu, de l'éducation et des tendres sentimens qui unissent un bon père à un fils respectueux lorsqu'ils ne se sont jamais quittés. La vertu née du vice lui doit-elle des égards? Un homme jeté parmi d'autres hommes sur cette terre d'infortunes, y est pour son compte; et s'il doit ses malheurs à celui qui l'y a placé, n'a-t-il pas le droit de lui reprocher ce funeste bienfait, plutôt que de lui en témoigner de la reconnaissance? Il est dans cette triste situation, mon Victor; il a connu le doux sentiment de la tendresse filiale, mais pour son bienfaiteur; il ne peut éprouver cette tendre affection pour un homme qui lui a donné l'être au milieu du sang, du carnage, et des forfaits de tous genres.... Bons pères, fils reconnaissans qui lisez ceci, n'accusez pas mon Victor de méconnaître la voix de la nature, qui touche vos cœurs: cette voix n'est vraiment puissante que lorsqu'elle parle à deux cœurs faits pour s'entendre et pour s'aimer: l'écouter seule, cette voix touchante, lorsqu'elle parle pour un être pervers et vil, serait un fanatisme, et tout fanatisme n'a d'empire que sur une ame faible: Victor est trop grand pour y céder.
Victor, en se promenant à grands pas, jette par hasard un regard sur la plaine, à travers sa croisée: il apperçoit quelques-uns des soldats de Roger, qui achèvent de lever leur camp, encore tout effrayés de la déroute qu'ils viennent d'essuyer.... C'est donc là, se dit-il, la digne société de mon.... de Roger! voilà donc ses complices! et c'est sans doute pour ce métier infâme que j'étais né, si le sort n'eût daigné me jeter dans les bras du plus respectable des hommes! Ô destin! tu fais les coupables comme les hommes vertueux. Il n'appartient donc pas à l'enfant dans son berceau de choisir entre le bonheur et l'infortune, le crime et l'innocence, l'estime ou le mépris de ses concitoyens!.... Moi-même! ne suis-je pas, dès ce jour, condamné à la honte, à l'infamie! Ma naissance n'est point mon crime; eh bien! si elle se divulgue, ne suis-je pas l'objet du mépris public? ne suis-je pas montré au doigt par-tout comme le fils d'un scélérat? Hommes aveugles et insensés! vous ne voyez jamais l'homme dans l'homme; vous n'exigez jamais de lui d'autres vertus que celles qu'il n'a pas pu se donner!....
Victor est livré à ces tristes réflexions lorsqu'une voix douce l'appelle à travers la porte de son appartement: Victor!—Ciel! Clémence, c'est vous? entrez!—Non; un mot, un seul mot....
Victor ouvre; Clémence reste en dehors, et continue: C'est mon père qui m'envoie.—Votre père! Ô bonté!—Mon ami, le secret fatal que vient de nous dévoiler madame Wolf, il faut qu'il ne soit connu que de mon père, de toi et de moi, entends-tu, mon ami? il faut qu'il reste enseveli dans nos cœurs, et que personne de cette maison, pas même ton fidèle Valentin, parvienne à le découvrir. Tel est l'ordre de mon père, cher Victor: il a, dit-il, des raisons pour cela, des motifs qu'il te communiquera.—Homme généreux!....—Ah ça, sois prudent: n'est-ce pas que tu seras prudent, et sur-tout que tu te consoleras? Voyez donc, il est accablé de fatigue, et il se désespère encore avec cela! Victor, si vous m'aimez, oui, si tu crains de me voir mourir, tu surmonteras ta douleur, et tu espéreras.—Moi, espérer!—Oui: mon père est bien plus tranquille, et semble méditer quelque grand projet. Il est bien bon, mon père! il t'a élevé, il t'aime! peut-il te bannir, faire ton malheur, le mien; il me perdrait aussi d'abord; oh! il sait bien qu'il me perdrait s'il ne m'unissait pas à toi. J'en mourrais, mon ami; et toi aussi, n'est-il pas vrai?—Ange du ciel! que ton amour me touche; mais qu'il me fait de la peine!.... Quoi! tu ne craindrais pas de donner ta main au fils d'un....—Moi! pourquoi donc? est-ce que c'est ta faute, à toi? est-ce que j'étais libre de me choisir un père tel que le mien? va, je n'ai ni ton esprit, ni ta science; mais je crois penser juste en ne m'attachant qu'à toi, qu'à toi seul: que m'importent tes parens, puisque je te connais, puisque je sais apprécier ton cœur, ton ame, toutes les rares qualités qui brillent en toi?....—Ô Clémence! que ton père ne pense-t-il comme toi!—Il y reviendra, à ces sentimens raisonnables, j'ose le croire, j'en suis même sûre; je sais comme il m'a parlé!—Que t'a-t-il dit?....—Je te dirai cela dans un autre moment. Il faut que j'aille le rejoindre; il a besoin de moi, ce bon père; il ne peut se passer de mes consolations..... Adieu, adieu, Victor!.... pense à l'ordre de ton bienfaiteur! que ce mystère...... tu m'entends.... Adieu, je reviendrai bientôt.
Clémence est partie, et Victor ne songe plus à s'enfermer.... Il a un rayon d'espoir, Victor; il est plus calme, son sang est rafraîchi, et sa raison plus saine.... Tant il est vrai que les douces paroles de l'objet qu'on aime, font couler dans tous nos sens un baume de consolation bien salutaire. En effet, en y réfléchissant bien, le baron n'a donc point envie d'éclater, de bannir son fils adoptif, puisqu'il lui ordonne le silence sur ce grand événement! Il est bien plus tranquille, a dit Clémence: il semble méditer quelque grand projet?... Quel projet?.... Est-ce celui qu'il avait formé avant ce fatal éclaircissement? serait-il toujours dans l'intention d'unir Victor à.... Insensé! perds cet espoir, perds ce frivole espoir, enfant du crime et du malheur! ne connais-tu pas le baron de Fritzierne? ne sais-tu pas qu'il a sur la probité, sur l'honneur, des préjugés.... Que dis-tu, des préjugés!.... Des opinions légitimes, raisonnables, sensées, et que tout le monde doit approuver. L'homme qui méprise le rang et la fortune dans son gendre, n'a point de préjugés; l'homme qui veut s'allier à une honnête famille, est le véritable honnête homme, et le plus sage des pères.
Ainsi pense Victor, et Victor a raison.... Peut-être dans ce siècle de philosophie, où l'on saute à pieds joints sur tous les sentimens de la nature, sur toutes les conventions sociales, peut-être, dis-je, l'opinion du baron de Fritzierne paraîtra-t-elle exagérée à quelques personnes. On le trouvera peut-être ridicule de ne point estimer assez les qualités personnelles de Victor, pour ne voir en lui qu'un homme vertueux, pour l'isoler de son père, pour ne pas lui faire un crime d'un malheur qu'il n'a pu prévoir, ni prévenir, pour surmonter enfin ce qu'on appellera un préjugé comme celui de la noblesse ou de la fortune. Doucement, philosophes prétendus, sans principes comme sans délicatesse, faites attention au temps où vivaient mes héros; plus d'un siècle s'est écoulé depuis eux; et ce siècle, comme la trombe foudroyante qui, après avoir démâté les vaisseaux, s'avance sur le rivage pour entraîner dans sa course les arbres et les masures du laborieux agriculteur; ce siècle, dit de lumières, a moissonné les vertus sociales et privées; il a émoussé la délicatesse, absorbé les jouissances de l'ame, et tué le sentiment. Du temps de mes héros, on faisait encore quelque cas de l'estime publique; et l'estime publique, que l'intrigue, les cabales et les factions ne s'arrachaient pas, l'estime publique valait quelque chose. Si le respect qu'on a pour la vertu est un préjugé, on l'avait ce préjugé-là; et mon vieux baron pouvait fort bien priser la fortune et la noblesse ce qu'elles valent; mais faire un très-grand cas de la probité qui donne toujours de l'estime de soi-même et des siens.
Victor, revenu à des idées plus douces, s'était endormi, accablé par la fatigue d'une nuit de combats et d'une matinée de douleur. Déjà plus des trois-quarts d'un jour aussi fatal pour l'amant de Clémence s'étaient écoulés, et chacun dans le château avait employé ce jour à se reposer. Vers le soir donc, Victor endormi sur son siége, se sent poussé doucement; il se réveille, et apperçoit Valentin, qui lui dit avec l'accent de l'émotion: Qu'avez-vous, mon bon maître?—Rien.—Rien! oh! pardonnez-moi, vous avez quelque chagrin; car je vois que vous avez versé des larmes.—Moi..... Tu te trompes, mon ami: les embarras de cette nuit ont seuls occasionné cette altération de mes traits.—Vous avez un secret que vous me cachez, à moi, à moi!.... Eh bien! je le saurai.—Comment?—Oui, je le saurai: comme rien de ce qui vous regarde n'est étranger à mademoiselle Clémence, elle connaît le sujet de votre douleur, et elle me le dira.—À toi?—Oui, monsieur, à moi. Oh! elle fait quelque cas de ma discrétion, elle; elle ne me cache rien; mais c'est dur pour un fidèle serviteur de ne pouvoir consoler son maître, et d'apprendre ses malheurs d'un autre que de lui.—Valentin, est-ce pour cela que tu es venu?—Non, monsieur, ce n'est pas pour cela que j'ai pris la liberté de vous réveiller; mais me trouvant seul avec vous, j'ai profité de cette circonstance pour éprouver jusqu'où va votre confiance en moi.—Valentin.... une autre fois.... tu sauras.... oh! je ne te cacherai rien; mais, pour le moment, dis-moi ce qui t'amène? Viens-tu de la part de Clémence?....—Non, monsieur: c'est M. le baron qui m'envoie.... Vous avez des mystères pour moi....—M. le baron? que me veut-il?—Vous voir.... Pour moi qui vous suis si attaché!—Comment t'a-t-il dit?—Va le trouver, qu'il m'a dit, ce pauvre jeune homme!.... Vous voyez bien, monsieur, que si je l'avais pressé un peu, lui, il m'aurait dit la chose.—Après?—Valentin, a continué M. le baron; oui, va trouver ton maître de ma part. Tu lui diras de se rendre ici avec ses amis.—Avec ses amis!—Oui, ce sont ses propres expressions. Madame Wolf y était, qui avait l'air triste: Oh! triste!....—Voilà tout?—Pardonnez-moi monsieur, il y a encore quelque chose; mais je ne puis vous dire ça, parce que ça m'est donné sous le secret.—Oh! parle, mon cher Valentin?—Parle, mon cher Valentin!.... Eh! vous ne lui parlez pas, vous à votre cher Valentin? Vous ne l'estimez pas assez pour lui confier!....—Mon ami, tu me mets au supplice. Oh! dis tout, je verrai après!....—Il faut qu'il soit arrivé quelque chose de bien extraordinaire dans cette maison: oui, quelque événement bien malheureux pour mon cher Victor, pour mon pauvre maître!.... Ce n'est sûrement pas le combat de cette nuit, puisque nous avons remporté la victoire; mais à propos de cela, vous êtes brave, monsieur; savez-vous que moi, qui ai servi.... Oui, monsieur, j'ai servi autrefois dans mon pays, en France: bah! j'ai vu....—Valentin, tu ajoutes à mon impatience par tes éternelles digressions! Voyons, que t'a dit de plus mon bienfaiteur?—Il m'a dit que vous aviez un grand chagrin, un violent chagrin; que vous étiez capable de vous livrer au dernier désespoir; puis il ajouta: Mon ami, tu es un garçon prudent, (il me connaît, M. le baron!) tu m'obligeras tu me rendras le plus grand service, en veillant sur ton maître, en ne le quittant pas d'une minute, en le consolant. Songe que je te confie sa vie, et avec elle l'espoir de ma vieillesse, et le bonheur de ma fille.... Moi je lui ai répondu: Monseigneur, soyez persuadé que....—Ô bonheur!.... que ces mots sont doux! l'espoir de sa vieillesse, le bonheur de sa fille! pourrais-je donc encore espérer!....—Oui, monsieur, espérez: Oh! espérez beaucoup. Puis mademoiselle a joint ses instances à celles de son père; mais avec tant de graces! tant de sensibilité!.... un ton.... si touchant.... En vérité les larmes m'en viennent aux yeux.—Et il me demande?—Sur-le-champ. Allez-y, mon cher maître, ne perdez pas un moment....
Victor se débarrasse de son bon Valentin, qui en revient toujours au peu de confiance que son maître lui témoigne; puis l'amant de Clémence, entraîné par un reste d'espoir, qu'il lui est bien permis de concevoir, se rend précipitamment chez le baron, qui, ainsi que sa fille et madame Wolf, avaient passé la plus grande partie de cette journée à se reposer.... À se reposer! autant qu'il est possible de le faire quand on a l'esprit troublé par tant d'événemens.
Victor se présente en tremblant: madame Wolf, Clémence et le baron, le regardent avec le plus tendre intérêt. Assis-toi, Victor lui dit ce dernier du ton le plus affectueux; assis-toi près de nous, et écoute-moi avec attention.
Victor, un peu rassuré, s'asseoit, et le baron continue:
«J'ai prié madame Wolf de se rendre chez moi; je t'y ai fait venir toi-même, afin que tu entendisses le récit des aventures de ta mère, et le détail des circonstances malheureuses qui t'ont fait naître d'un homme, dont le nom seul est l'effroi des gens de bien. Madame Wolf voudra bien nous faire ce récit intéressant; mais, avant qu'elle le commence, je dois te prévenir, mon ami, que la réflexion m'a suggéré un projet qui, s'il réussit, peut encore te mener au bonheur. Oui, mon cher Victor, tu peux encore espérer d'obtenir ta Clémence, et tout concourt à me fortifier dans cet espoir. Je ne m'expliquerai que lorsque madame Wolf aura fini son récit; mais ce que je t'en dis à présent est suffisant sans doute pour calmer ton esprit, et pour t'engager à prêter la plus grande attention à l'histoire que l'on va te raconter. (Le baron lui prend la main.) Me promets-tu, Victor, d'être calme et confiant en ton vieil ami?—Ah! mon.... monsieur! eh! que deviendrais-je si vous me retiriez votre tendresse?....—Tu l'as encore, tu l'auras toujours; et Clémence, qui me regarde avec tant d'expression, sait bien que mon cœur brûle de te donner un titre bien doux!.... Mais laissons cela; tu sauras bientôt mes intentions.... Parlez, madame Wolf; racontez-nous les étranges événemens qui ont fait naître Victor dans une forêt, et qui m'ont fait jouer, à moi-même, un rôle si singulier à l'époque de sa naissance; car je ne doute pas maintenant que vous n'ayez su que l'enfant m'avait été remis: vous étiez peut-être le secrétaire invisible des tablettes du souterrain?—Oui, monsieur, répond madame Wolf; c'est moi qui ai conduit toute cette affaire; mais ne vous ayant à peine pas entrevu dans les souterrains de la forêt, puisque je vous y faisais voyager sans lumière; ignorant, ainsi que je vous le dirai, le nom et la demeure du particulier à qui j'avais confié l'enfant.... ajoutez à cela dix-huit ans qui se sont écoulés depuis ce moment, il n'est pas étonnant que je ne me sois pas douté, en entrant chez vous, des rapports étonnans qui pouvaient exister entre vous, Victor et moi. La ressemblance de Victor avec son père me frappa cependant la première fois que je le vis: il doit s'en souvenir; mais ce n'est que par le récit que vous nous avez fait de son adoption, que j'ai été entièrement éclairée. Jugez de ma surprise et de ma douleur! Je ne pouvais rompre le silence, puisque je vous aurais rendus tous malheureux! et jamais vous n'auriez su que Victor est le fils de Roger, si je n'eusse craint cette nuit un parricide! Entraînée hors de mon asyle par l'horreur que m'inspirait ce crime, je l'ai empêché; mais dès-lors j'ai senti que je ne pouvais plus me taire, et vous me trouvez décidée à vous faire un récit sincère et détaillé: écoutez-moi tous, et sachez que si mon Victor a une ame bien différente de celle de son père, c'est qu'il a puisé ses principes et toutes ses vertus dans le cœur de sa mère, la plus vertueuse et la plus intéressante des femmes»!
Il se fait un grand silence, et madame Wolf poursuit en ces termes:
CHAPITRE IV.
UNE SEULE FAUTE, Nouvelle.
La voiture publique, une nuit d'auberge.
«Vous me permettrez de prendre ma narration d'un peu loin, et de vous distraire par quelques anecdotes, quelques tableaux assez plaisans qui se trouvent naturellement enchaînés à l'histoire de la femme estimable dont je dois vous entretenir: mon récit ne sera pas au commencement aussi triste, aussi douloureux qu'il le deviendra vers la fin; mais je suis forcée à ces épisodes étrangers à Roger, pour ne rien vous laisser ignorer de ce qui a pu affecter ma malheureuse amie. L'action est en France.
»Madame du Sézil, jeune femme de dix-huit ans, venait de perdre son mari dans un voyage que tous deux avaient fait à Calais. À peine arrivé dans cette ville, son époux tombe malade, et meurt dans ses bras au bout de quatre jours de souffrances. Madame du Sézil, triste, isolée, sans enfans, sans fortune comme sans parens; car elle avait fait un mariage d'inclination qui l'avait brouillée avec sa famille, une des plus distinguées de la Provence; madame du Sézil se livre pendant quelque temps à ses regrets; puis enfin elle songe au parti qui lui reste à prendre. Ira-t-elle se jeter aux genoux de son père, homme inflexible et fier? Non; son cœur répugne à cette humiliation: elle préfère s'adresser au protecteur de son mari. M. du Sézil lui avait raconté cent fois, pendant le court espace de temps que l'amour et l'hymen leur avaient permis de passer ensemble, qu'il avait été élevé par les soins du marquis de Rosange, vieillard respectable, ami de ses parens qu'il avait perdus en bas âge. C'était M. de Rosange qui l'avait avancé dans le service, qui avait fourni à tous ses besoins, et qui lui avait promis de ne jamais l'abandonner. M. de Rosange savait que son protégé s'était marié, en voyageant dans la Provence, avec une jeune personne qu'il avait en quelque façon enlevée à ses parens. M. de Rosange avait d'abord blâmé cette conduite; mais ensuite il s'était appaisé. Il avait écrit cent fois à du Sézil qu'il voulait voir sa femme; et ce dernier, au moment même où la mort le frappait à Calais, formait le projet d'aller à Paris, présenter sa jeune et vertueuse épouse à son bienfaiteur. Ma chère Constance, lui disait-il souvent pendant sa maladie, si je recouvre ma santé, nous irons, oui, nous irons nous précipiter dans les bras du vénérable Rosange; il m'a servi de père, il t'en tiendra lieu aussi; lui seul peut, par la suite, calmer la colère de ton père, et nous faire pardonner notre amour par ton injuste famille....
»Vains projets!..... La mort venait de les anéantir, et madame du Sézil perdait son jeune époux au moment où il allait lui procurer cette utile protection. Elle prend son parti: j'irai, se dit-elle; oui, j'irai me présenter, seule, hélas! à cet homme respectable; je lui dirai: J'ai tout perdu! votre protégé n'est plus; mais vous voyez devant vous sa veuve désolée: elle avait son cœur, elle a conservé toutes ses affections: il vous chérissait, elle vous chérit et vous honore; pourra-t-elle se flatter de prendre sa place auprès de vous, osera-t-elle espérer que vous la rendrez à son père irrité, à sa famille, dont votre bonté tutélaire peut seule la rapprocher! Oui, vous le ferez; vous aimiez mon époux. La moitié de son être existe encore, puisque je respire pour vous témoigner sa vive reconnaissance, dette sacrée, la seule qu'il m'ait laissée, et que je me fasse un bonheur d'acquitter!
»Remplie de ces idées consolantes, madame du Sézil rassemble le peu d'effets qu'elle possède, et prend la voiture publique pour se rendre à Paris chez M. de Rosange, dont elle sait l'adresse. C'est ici que l'attend une aventure singulière, et qui doit influer sur le bonheur du reste de ses jours.
»Ne pouvant voyager avec une voiture à elle, vu le peu de facultés qu'elle avait, elle prit donc, comme je viens de vous le dire, une voiture publique qui devait mettre huit jours à faire ce voyage, en couchant dans des auberges. Dans cette voiture, étaient deux vieillards, homme et femme; un ecclésiastique, un militaire, une jeune personne, et enfin un jeune homme qui paraissait très-bien né, et que la nature avait doué de la plus heureuse figure.
»Madame du Sézil, malgré son affliction, ne pouvait s'empêcher d'examiner les diverses figures de ses compagnons de voyage. Les deux vieux époux, par le peu d'amitié qu'ils se prouvaient, par le ton aigre de leur conversation, avaient l'air de s'ennuyer d'une longue existence, passée ensemble peut-être au milieu des ennuis et des querelles de ménage: madame du Sézil sut les définir, et se promit de s'en amuser. L'ecclésiastique, homme fait, qui voulait affecter de la gravité, pour provoquer un respect que ses manières égoïstes et peu polies ne pouvaient inspirer, parut être, à notre voyageuse, un sot et un caffard. Le militaire était assez bien, mais brusque et de mauvaise société; la jeune fille qui l'accompagnait, faisait assez connaître, par son étourderie et sa conversation, l'espèce de liaison qu'elle avait avec lui. La seule personne douce qui pouvait frapper plus agréablement madame du Sézil, était le jeune étranger, dont les manières étaient polies, dont la figure était douce, spirituelle, et le ton excellent. Ce n'est pas que, nouvelle matrone d'Éphèse, madame du Sézil sentît son cœur s'arracher du tombeau de son époux pour voler à une nouvelle passion; mais quand le sort vous contraint à voyager huit jours avec les mêmes personnes, c'est une espèce de liaison qu'on contracte, il faut se livrer malgré soi; il est donc nécessaire de choisir sa société, et de se fixer au moins à ceux qui nous offrent plus de rapport avec nos goûts, nos mœurs et notre éducation.
»De son côté, les observations qu'avait faites madame du Sézil, avaient frappé le jeune étranger. Aucun personnage de la voiture ne lui avait paru mériter son attention; mais madame du Sézil était jeune, jolie; l'habillement de deuil qu'elle portait, joint à l'air de langueur répandue sur ses traits un peu décolorés par le chagrin, tout jetait sur sa personne un intérêt propre à toucher un cœur moins sensible et moins brûlant que ne l'était celui du jeune étranger. Il regarde, il examine, il admire madame du Sézil, et dès ce moment l'amour le plus violent embrase ses sens: vous verrez bientôt quel fut l'effet de cette fatale passion.
»La voiture s'arrêta le soir, à Boulogne, à l'auberge de la poste; où il fallait coucher. Le jeune étranger ne négligea rien pour prouver à madame du Sézil qu'elle l'avait intéressé; et, de son côté, madame du Sézil, qui ne suivait que l'impulsion de son cœur et de son esprit, lui fit entendre aisément qu'elle l'avait distingué des autres voyageurs. Ce soir-là, madame du Sézil ne voulut point souper, et ne tint pas une longue conversation avec les voyageurs.
»Le lendemain, le jeune étranger eut soin de se placer, dans la voiture, en face de madame du Sézil, place qu'il n'occupait pas la veille; car madame du Sézil avait eu le sot abbé pour vis-à-vis pendant toute la journée; mais la place du coin près la portière étant plus commode, le jeune étranger qui l'avait, pria l'abbé de l'accepter, celui-ci fut enchanté de cette marque de déférence, et madame du Sézil, qui crut que c'était par respect pour l'âge et pour l'habit ecclésiastique, que le jeune étranger en agissait ainsi, lui en sut intérieurement bon gré.
»Fatalité des rencontres et des premières entrevues! Si l'on pouvait percer dans l'avenir, et voir dans la personne qu'on salue pour la première fois, l'être qui doit changer un jour vos destinées et causer à jamais vos malheurs, combien serait-on plus attentif à réprimer les premières affections de l'ame? combien serait-on plus scrupuleux sur le choix de ses amis, de ses moindres liaisons même!.... Mais poursuivons.
»La conversation fut d'abord générale; elle roula sur les sites, sur les campagnes qui s'offraient à la vue; ensuite le vieux époux raconta des histoires, des anecdotes de voyages, qui endormirent profondément l'ecclésiastique. Le militaire, pour éviter de les entendre, se mit à causer tout bas avec sa jeune amie placée aussi en face de lui. Le vieux conteur, piqué, se tourna vers sa femme, qu'il querella, et le jeune étranger saisit cette circonstance pour adresser quelques questions à madame du Sézil, qui ne fit aucune difficulté d'y satisfaire. Il apprit ainsi d'elle qu'elle venait de perdre un époux qui lui était bien cher, qu'elle n'avait point d'enfans, que, privée de fortune, elle allait à Paris implorer les bontés d'un protecteur qu'elle ne nomma point, et qu'enfin son veuvage était éternel.... Le jeune étranger parut s'attendrir; sa sensibilité émut madame du Sézil qui versa quelques larmes: le jeune homme aurait bien voulu les essuyer, tant les beaux yeux de madame du Sézil faisaient d'impression sur son cœur; mais il se contenta de lui offrir des motifs de consolation qu'il puisa dans sa jeunesse, ses graces, l'appui qu'elle ne pouvait manquer d'attendre de tout le monde, etc. Madame du Sézil lui fit, à son tour, quelques questions auxquelles il répondit d'une manière un peu détournée: il était noble, il allait à Paris aussi rejoindre son père; mais il ne devait pas faire la route entière dans la voiture publique; son domestique venait au-devant de lui avec une chaise de poste; en un mot, madame du Sézil sut de lui bien moins de choses qu'elle ne lui en dit sur son propre compte; car madame du Sézil était bonne, confiante; elle lui raconta une partie de sa vie, sans cependant lui dire le nom de son père ni celui de son époux: encore, s'il l'avait demandé, on les lui aurait dit. Il inspirait tant d'intérêt à notre sensible voyageuse!
»Ce soir, on fut coucher à Montreuil, à l'auberge de la cour de France: mêmes attentions de la part de l'inconnu; même confiance de madame du Sézil. Le lendemain, on descendit à Abbeville, et le surlendemain à Princourt, où l'on arriva au grand jour: car on n'avait fait que cinq lieues ce jour-là; il était survenu un accident à la voiture, qui fut raccommodée le même soir. Au petit jour on se remit en route, et l'on se trouva pour dîner à Amiens. Pendant qu'on préparait le dîner, le jeune inconnu demanda à madame du Sézil la permission de lui faire voir cette ville qui est grande et bien peuplée. Madame du Sézil y consentit, et prit le bras de son écuyer qui, connaissant plusieurs personnes dans la ville, lui fit voir la riche fabrique d'étoffes de laine et celle de poil de chèvre. Ils admirèrent ensemble la nef et le clocher de la cathédrale, puis, après avoir fait un tour de promenade sur le cours, ils rentrèrent à leur auberge. Le jeune étranger avait fait en route plusieurs emplettes, principalement chez un apothicaire, où il était entré seul: il était indisposé, disait-il, sujet à de violentes palpitations de cœur, on lui avait enseigné une poudre merveilleuse pour calmer ces sortes d'incommodités. Il s'enferma seul d'abord; puis madame du Sézil le vit, sans y faire une grande attention, causer long-temps, et non sans quelque chaleur, avec la jeune maîtresse du militaire.
»Remontés dans la voiture après le dîner, madame du Sézil remarqua que cette fille lui adressait plus souvent la parole: comme elle avoit de la gaîté et des saillies, elle amusa assez notre voyageuse, qui prit même quelque goût à l'entendre. Depuis deux jours, sur-tout, le jeune étranger pouvait à peine contenir son amour; il brûlait, il était au plus haut degré de la passion, et cependant il n'en avait rien dit à madame du Sézil, qui ne s'en était point apperçue: il est vrai qu'elle-même éprouvait un sentiment tendre, dont elle ne se rendait point compte, mais qui la portait à l'indulgence, à l'intérêt même pour tout ce que lui disait d'obligeant un jeune homme qu'elle trouvait charmant: elle ignorait, hélas! le malheur qui l'attendait, malheur qu'elle n'avait plus assez de prudence pour prévoir, ni assez de force pour repousser.
»La voiture devait aller coucher à Breteuil, pour réparer le temps qu'on avait perdu à la réparer. Il était près de neuf heures lorsqu'on arriva dans ce bourg: aussi n'y avait-il presque plus de chambres à donner à l'auberge de l'Ange couronné, la meilleure de l'endroit. Ce contre-temps désespéra madame du Sézil, qui vit bien qu'il lui faudrait partager son lit avec une des dames ses compagnes de voyage; ce qui la contrariait beaucoup. En effet, quand on eut soupé, il fallut faire le partage des chambres: il ne s'en trouva que trois; il fut décidé en conséquence que le vieux ménage en aurait une, que le militaire, le prêtre et le jeune inconnu coucheraient dans la seconde, et qu'enfin la troisième, où il n'y avait qu'un lit, serait donnée à madame du Sézil et à la compagne du militaire. Que faire? point de moyen de passer la nuit autrement, il fallut accepter cet arrangement.
»On avait soupé tous ensemble, et l'on avait même fait quelques excès excités par le militaire et l'abbé, qui s'entendaient à merveille, lorsqu'il s'agissait de boire. Madame du Sézil n'avait rien pris de plus qu'à son ordinaire; cependant elle se sentait la tête lourde; des bâillemens perpétuels annonçaient chez elle une extrême envie de dormir, et ses yeux se fermaient à tout moment malgré elle. Retirée dans sa chambre avec sa jeune compagne, elle voulut résister à cet assoupissement auquel elle n'était pas accoutumée. Elle prit donc une plume, de l'encre, du papier, et forma le projet d'écrire une lettre qu'elle pût laisser chez le marquis de Rosange, en cas qu'elle ne le trouvât pas chez lui à son arrivée à Paris. Cette lettre le préviendra, se dit-elle; elle épargnera beaucoup à ma timidité. Il y verra l'objet de ma visite, et je trouverai son front serein et ses bras ouverts, lorsque je me présenterai devant lui..... Oui, écrivons....
»Elle écrit; mais à peine est-elle à la moitié de sa lettre, qu'il lui est impossible de continuer; ses yeux se ferment tout-à-fait, et elle va passer la nuit endormie sur son papier, si sa compagne, qui est déjà couchée ne la réveille en l'engageant à se mettre au lit.
»Madame du Sézil se lève, laisse sans y penser sa lettre telle qu'elle l'a commencée, et toute déployée sur la table; puis elle se couche en se plaignant d'une migraine affreuse et d'un élancement singulier dans la tête. Mais un profond sommeil vint bientôt engourdir ses sens.
»Comment vous raconterai-je maintenant l'événement singulier qui a décidé du sort de sa vie entière! Quelles expressions emploierai-je pour couvrir des détails.... qu'une femme ne peut rapporter sans rougir: essayons cependant de vous faire entendre.... Si vous me comprenez, j'en aurai dit assez.
»Le sommeil de madame du Sézil devint bientôt agité d'une manière extraordinaire; elle crut rêver qu'elle était dans les bras de son mari; et cette idée, embrasant son sang, elle perdit connaissance; mais elle ne la recouvra que pour faire la funeste découverte de quelque réalité dans son rêve.... Un homme est dans ses bras; elle le repousse, vain effort! Le crime est consommé. Qui es-tu, s'écrie-t-elle, vil séducteur?....—Ô la plus belle des femmes, je vous adore!....—Quoi, vous!.... ciel! vous que j'ai cru si doux, si vertueux!.... Sortez, sortez....
»Madame du Sézil a reconnu la voix du jeune étranger, et l'indignation a succédé à la terreur, à la colère!.... Elle lui dit: sortez; mais d'une voix tremblante. Elle n'a plus la force de le repousser, elle ne peut que verser un torrent de larmes!.... L'étranger en est ému. Je ne suis point vicieux, lui dit-il, je ne suis qu'un jeune homme brûlant, ivre d'amour, et qui n'a pu résister au desir de vous posséder.... Oh! daignez me pardonner!....—Te pardonner, monstre, après m'avoir déshonorée!....—Ma conduite vous prouvera mes remords et ma tendresse: oui, quelque part où vous soyez, j'en jure par l'amour, je ne vous abandonnerai point.... et peut-être un jour.... si un père n'exigeait pas de moi un sacrifice!.... Oui, oui, un jour nous nous reverrons, nous nous reverrons, j'en ai l'heureux pressentiment!....
»À ces mots, le suborneur se retire, et madame du Sézil n'a point le courage de lui adresser de nouveaux reproches; elle est tellement étourdie du crime dont elle vient d'être la victime, qu'elle est anéantie dans une mer de réflexions douloureuses!.... Quel est cet étranger, qui, même au milieu des violences les plus coupables, conserve encore l'accent et le langage du sentiment! L'amour seul aurait-il causé sa faute? L'amour! que ce motif l'excuse auprès de madame du Sézil! Non, il ne peut être vicieux, il n'est qu'égaré!.... Mais dieux! quelle fatale aventure!.... Si elle se répand, si cette femme perfide, instrument du crime, qui a livré à un suborneur sa place dans le lit de l'innocence, si elle parle, quelle honte! quel déshonneur! Madame du Sézil verse toujours des pleurs, qui, peu à peu la replongent dans un sommeil, dont les monstres, pour le troubler d'une manière aussi criminelle, ont sans doute doublé la force par quelque boisson.
»On la réveille enfin, et ce sont les cris du conducteur qui lui annoncent que la voiture va partir. Madame du Sézil ouvre les yeux et frémit.... Son cœur se serre en se rappelant son malheur, et une rougeur subite couvre son front. C'est elle qui rougit, c'est elle qui éprouve de la honte, tandis que les vrais coupables ont sans doute le calme et la sérénité de la vertu.... Madame du Sézil ne peut se décider à poursuivre sa route avec ceux qui l'ont déshonorée.... Que fera-t-elle? Ira-t-elle se plaindre à l'hôte, à l'hôtesse? De quoi? D'une aventure dont le public est toujours disposé à rire, et dont le ridicule retombe souvent sur la femme qui en est l'héroïne! Non, il faut se taire, il faut cacher à jamais au fond de son cœur ce fatal secret; mais en même temps, il faut fuir la présence de ceux qui l'ont trompée; elle ne pourrait soutenir leur vue ni leur sourire malin: elle doit donc rester seule avec son déshonneur et ses regrets.
»Je ne sais, monsieur le baron, si cette aventure vous a paru singulière et peu commune; mais j'ai dû vous la raconter pour vous amener à l'histoire de ma tendre amie; car de cette nuit fatale, de ce crime affreux commis sur la vertueuse madame du Sézil, est née ma malheureuse compagne, la sensible Adèle, ta mère, ô mon cher Victor!.... Oui, mon Victor, ta mère a dû le jour à madame du Sézil, et à ce jeune inconnu, que nous retrouverons néanmoins par la suite; mais suivons le fi des événemens qui doivent nous le ramener».
CHAPITRE V.
TOUT LE MONDE LA TROMPE.
«Madame du Sézil se lève aux cris du conducteur, et fait ensemble toutes les réflexions que je viens de vous communiquer. Elle met ses deux mains sur son front, et se détermine à cacher son malheur à tout le monde. Si M. de Rosange, se dit-elle, si ce respectable bienfaiteur connaissait ma faute!.... Je lui écrivais, à ce digne ami de mon époux; je lui marquais!....
»Elle va pour mettre la main sur sa lettre, elle ne la trouve plus! Ciel, s'écrie-t-elle, qui peut me l'avoir prise!... Elle cherche encore cette lettre, où le secret de son voyage est renfermé; elle est disparue. À sa place est un autre billet conçu en ces termes:
«Je pars, j'emporte le regret d'avoir déshonoré la plus estimable des femmes! La raison a repris son empire sur mes sens trop impétueux!.... Je reconnais mon crime, et si je vis assez pour pouvoir le réparer, ô femme accomplie! aucun sacrifice ne me coûtera.... Soyez tranquille sur votre lettre, je l'ai, elle m'a appris votre nom; c'est tout ce que je desirais savoir. Adieu. J'emporte à la fois, au fond de mon cœur, le remords et l'amour, qui ne me quitteront qu'au tombeau.... Adieu! Il est possible que vous ne me revoyiez jamais, mais vous me retrouverez toujours près de vous. J. R.»
»Madame du Sézil relit plusieurs fois ce singulier billet; elle rougit de nouveau à ces mots: elle m'a appris votre nom; c'est tout ce que je desirais savoir.... Mais c'est sur-tout à cet endroit de la lettre que sa pénétration l'abandonne: Il est possible que vous ne me revoyiez jamais; mais vous me retrouverez toujours près de vous.... Que signifie cette phrase mystérieuse! Quoi! cet homme coupable va donc l'obséder sans cesse; il va donc jouir continuellement de son triomphe! Est-ce là ce qu'il veut dire? vous me retrouverez! Oui, sans doute, je ne te retrouverai que trop, homme sans honneur, sans délicatesse! Oui, à toute heure, chaque jour, toute la vie, tu seras présent à ma mémoire: tu seras toujours là, là, devant mes yeux, pour faire rougir mon front, et oppresser mon cœur que tu as lâchement trompé.... Je te dois la perte de ma vertu, de mon innocence, de ma tranquillité: juge si je dois te retrouver sans cesse!
»L'infortunée descend dans la grande salle de l'auberge, dans l'intention de congédier le conducteur de la voiture, et d'attendre qu'il se présente une autre occasion de continuer sa route. Elle apprend par hasard que le jeune inconnu est parti seul, de grand matin. Quoiqu'elle ne dût plus le rencontrer dans la voiture, elle ne voulut pas y monter, pour ne plus revoir cette malheureuse femme qui l'avait trahie, en la livrant à son séducteur. En conséquence, le conducteur, prévenu par elle, fouette ses chevaux, et la voiture part avec deux voyageurs de moins. Je laisse le militaire et sa maîtresse, le vieux couple et l'abbé, s'entretenir peut-être de cette aventure, qui leur paraît sans doute plaisante. Ils ignorent jusqu'aux noms des acteurs de la scène, ainsi leur estime ou leur mépris doivent être fort indifférens pour nous. Je reviens à madame du Sézil, qui est restée dans l'auberge, seule, en proie à sa douleur, et en attendant qu'il se présente une place dans une autre voiture qui puisse la conduire à Paris, où elle a toujours dessein d'aller. La pâleur que lui avait causée le chagrin de la perte de son mari, s'était encore accrue par la douleur qu'elle éprouvait de son aventure: sa faiblesse était extrême, et sa raison paraissait même un peu aliénée. Dans cet état cruel, elle était si intéressante, que l'hôtesse s'empressa de lui prodiguer les soins les plus touchans. Dans l'après-midi, madame du Sézil se trouva mal; on fut obligé de la mettre au lit, et l'hôtesse eut la complaisance de passer elle-même la nuit dans sa chambre. Le lendemain matin, madame du Sézil se sentit mieux, elle se leva; l'hôtesse ouvrit sa valise, y prit ce qui était nécessaire, et l'habilla avec les marques de l'amitié la plus touchante. Tant de soins pénétrèrent de reconnaissance la sensible madame du Sézil, qui remercia l'hôtesse avec sensibilité; celle-ci lui répondit en l'embrassant, et en lui protestant que de tous les voyageurs qui étaient descendus chez elle, aucun ne lui avait encore inspiré tant d'intérêt. Sur le soir il arriva un carrosse d'Amiens, dans lequel il se trouva justement une place: madame du Sézil la retint pour le lendemain matin. Enchantée de cet heureux hasard, qui lui faisait quitter une maison triste par les souvenirs douloureux qu'elle lui rappelait, elle sentit renaître ses forces et son courage; elle passa même une bonne nuit. Éveillée de bonne heure, elle trouva l'hôtesse dans sa chambre, occupée à remettre tout en place dans sa valise: cette femme avait tellement mérité la confiance de madame du Sézil, que cette dernière ne craignait pas qu'elle détournât quelques-uns de ses effets. Quand elle eut fermé la valise, madame du Sézil lui dit: N'avez-vous rien oublié, ma chère hôtesse?—Rien, ma chère dame, rien: vous y trouverez tout, tout, et même plus que vous ne pensez.—Comment! que voulez-vous dire? Je veux dire que j'y ai mis plus d'ordre qu'il n'y en avait, plus que vous ne pensiez que j'étais capable d'en mettre apparemment.—Pardon, chère hôtesse, je n'ai pas entendu vous chagriner. Voulez-vous bien me dire combien je vous dois?—Rien, ma bonne dame, rien.—Comment, rien!—Non, je suis payée.—Payée! et par qui?—Oh! par qui, par qui? je suis payée, cela doit vous suffire.—Mais encore? Depuis deux jours que je suis ici, ma dépense....—Ne vous regarde pas, encore une fois...—Très-sérieusement, madame, je ne vous comprends pas, et je me fâche avec vous, si vous ne me dites sur-le-champ comment vous vous trouvez payée, quand je ne connais personne capable....—Personne! (en souriant) ah! personne! et ce beau cavalier qui s'en est allé l'avant-dernière nuit à cinq heures du matin, madame ne le connaît pas, non? (Madame du Sézil rougit.) Allons, il ne faut pas rougir pour cela; au surplus si vous ne le connaissez pas, il vous connaît bien, lui; car, en s'en allant, il m'a recommandé d'avoir pour vous les plus grands soins, les plus grandes attentions; eh puis, c'est qu'il m'a donné beaucoup d'argent pour cela.—Il vous a donné?....—Enfin je suis contente.—Madame, je ne veux pas, je ne puis consentir.... je vous en prie, ma chère hôtesse; des raisons particulières m'engagent à vous prier de distribuer à quelques infortunés la somme qu'il vous a remise: je veux payer ma dépense; elle me regarde, je crois; et ce monsieur si obligeant!....—Oh! comme il m'a parlé de vous! il m'a demandé de l'encre et du papier; puis il a écrit une lettre qu'il a remise à cette jeune personne qui a couché dans votre chambre: elle a dû vous la rendre, cette lettre, car il le lui a bien recommandé; et puis, c'est qu'il pleurait, ce pauvre jeune homme!....—Il....—Oui, madame, il pleurait, il sanglotait à nous fendre le cœur à tous; car mon mari, qui n'est pourtant pas bon, eh bien! il en avait la larme à l'œil.
»Madame du Sézil, honteuse à l'excès de se voir défrayée par l'étranger, veut répondre à cette femme; mais le fouet du cocher se fait entendre. Pierre, s'écrie l'hôtesse en appelant un de ses garçons, portez vîte la valise de madame à la voiture.
»Pierre emporte la valise, le cocher appelle madame du Sézil, elle est obligée de partir: l'hôtesse lui demande la permission de l'embrasser, madame du Sézil se prête au desir de cette bonne femme; puis, sans lui dire un mot, elle se précipite dans la voiture, qui a déjà fait une lieue, sans que notre voyageuse ait pensé à examiner les nouveaux individus avec lesquels elle se trouve.
»Elle y fut forcée cependant par une conversation assez vive qui se tenait à côté d'elle, et à laquelle elle n'avait pas fait encore la plus légère attention. Oui, monsieur, disait un gros homme à un jeune officier, je le poursuivrai par-tout, cet infâme ravisseur, je lui demanderai compte de sa conduite; il a déshonoré ma fille!—Mais, monsieur, répondait l'officier, êtes-vous sûr?....—Sûr, oh! très-sûr, mon cher monsieur; et ma fille elle-même sera bien punie, je la rejette loin de mon sein paternel. Comment! elle se laisse.... séduire par un homme qu'elle ne connaît pas, qu'elle voit pour la première fois, dont même elle ignore de nom?—Peut être la violence....—Il n'y a pas de violence, monsieur, qui puisse empêcher une femme de résister; quand elle veut se défendre, elle en trouve les moyens. On ne me persuadera jamais qu'on puisse prendre une femme de force: elle peut faire quelques façons d'abord; mais les sens s'en mêlent, et puis votre serviteur.—Et vous dites qu'elle est enceinte?—Oui, monsieur, elle l'est; vous voyez qu'elle est déshonorée à jamais.
»À cette conversation, qui avait quelque rapport avec sa situation, madame du Sézil fut frappée d'une terreur soudaine. Ce mot: elle est enceinte, lui fit craindre pour elle le même sort; elle n'avait pas encore prévu ce dernier malheur; un pressentiment funeste l'avertissait intérieurement qu'il était certain. Elle fit tous ses efforts pour retenir ses larmes et cacher sa honte; mais elle fut sur le point de perdre connaissance lorsque le vieillard fit à son ami le portrait du suborneur de sa fille. Ce portrait s'accordait parfaitement avec celui de l'audacieux étranger: même taille, mêmes traits, même douceur. Serait-ce lui, se dit-elle à elle-même? serait-ce ce perfide, qui se ferait un jeu cruel de tromper toutes les femmes qu'il rencontre?....
»Madame du Sézil crut n'avoir plus lieu de douter que ce fût lui; mais elle fut bientôt agréablement désabusée, lorsque le vieillard ajouta: Mais ce qui vous inspirera, monsieur, plus de mépris pour ce scélérat, c'est qu'il a quarante ans au moins; c'est qu'il est marié, et père de famille comme moi....
»Ces mots répandirent la consolation dans l'ame de notre voyageuse; elle sentit renaître sa fermeté, et ne pensa même plus aux funestes applications qu'elle pouvait se faire à elle-même dans la conversation qu'elle entendait, tant il est vrai que le jeune inconnu avait réellement touché le cœur de cette femme sensible, et qu'elle était disposée à lui pardonner moins, envers une autre, la conduite qu'il avait tenue envers elle. Quand il la conjurait de lui pardonner sa faute, le coupable avait, dans le cœur de sa victime, un défenseur plus puissant que lui, et qu'elle ne connaissait pas elle-même, l'amour, l'amour! qui fait excuser tous les torts de la jeunesse; mais cet amour, chez madame du Sézil, était subordonné à l'estime de soi-même, à la crainte du mépris, du déshonneur; à la honte enfin d'avoir été trompée.
»La voiture vint coucher le soir à Clermont à l'auberge du Cygne royal, où madame du Sézil obtint une chambre particulière pour elle seule. Vous jugez combien fut agitée la nuit qu'elle passa!... Le lendemain, elle remonte tristement dans sa voiture qui se met en route; mais à peine les chevaux ont-ils fait quelques pas, qu'un petit garçon de l'auberge du Cygne court après: Arrête, arrête, crie-t-il au cocher? Le cocher arrête, le petit garçon monte à la portière, puis présentant un paquet à madame du Sézil: Voilà, madame, lui dit-il, ce qu'on m'a dit de vous remettre.—À moi?—À vous.—De quelle part?....
»Le petit garçon s'est déjà sauvé à toutes jambes, et la voiture s'est remise en marche. Madame du Sézil, interdite, sent que le paquet est un peu lourd; et n'osant pas l'ouvrir devant des étrangers, elle le met dans sa poche, en affectant un air d'indifférence qu'elle est bien éloignée d'éprouver. En effet, qui peut la connaître sur cette route? Quelle correspondance peut-elle avoir, puisqu'elle n'a ni amis, ni parens qui s'intéressent à sa triste existence! Elle a bien envie de jeter ses soupçons sur l'étranger; mais elle fait tous ses efforts pour réprimer ce desir, pour détourner sa pensée d'un homme qui lui fait horreur: du moins c'est ainsi qu'elle cherche à se faire illusion.
»Ce fut à la dînée, qui eut lieu à Luzarches, que madame du Sézil voulut examiner le paquet mystérieux; mais mille obstacles l'en empêchèrent. L'auberge était pleine de voyageurs curieux, qui, voyant une jeune veuve, qu'un air de tristesse rendait plus intéressante, l'obsédaient avec importunité, dans quelque lieu qu'elle se retirât.... Il fallut donc que notre belle voyageuse réprimât sa curiosité, et attendît qu'elle fût arrivée à Paris, où elle devait descendre le même soir. Il lui en coûtait sans doute pour se contraindre ainsi; mais il le fallait.
»La nuit commençait à s'épaissir lorsque madame du Sézil se vit enfin au comble de ses vœux: un vaste fauxbourg se présente à ses regards, c'est le fauxbourg Saint-Denis, c'est une des entrées de Paris. Quel bonheur! elle va être libre, tranquille, et dégagée des importuns, dont les regards indiscrets l'ont assiégée pendant toute sa route. La voiture s'arrête à la porte d'un roulage: chacun descend, se salue, se fait les complimens d'usage. Madame du Sézil abrège les siens, fait charger sa valise sur les épaules du seul commissionnaire qui se trouve là, et part sans destination fixe, mais enchantée de se voir dans une ville l'objet de tous ses desirs. Où va madame, lui demande le commissionnaire? Madame du Sézil regarde cet homme, dont la physionomie ouverte et franche inspire de la confiance, et lui répond d'un air indécis: Mon ami, je n'en sais rien.—Madame ne va point chez des amis?—Hélas! mon cher, je n'en ai point. Une dame aussi respectable que madame, ne devrait point en manquer.—Je ne connais personne ici, j'y viens pour affaire.... Sauriez-vous m'indiquer quelque endroit honnête où une femme pût loger décemment? je n'aime point les maisons garnies.—Vraiment, si madame y consentait.... j'ai ma mère qui demeure avec moi; la mère Michel, tout le monde l'estime dans le quartier; elle a deux petites chambres très-propres que madame pourrait occuper.... pour ce soir toujours, car il est tard. Madame verrait demain à prendre un autre logement, si le nôtre ne lui convenait pas.—J'accepte mon ami; tu me parais un honnête homme, et....—Oh! pour ça!....—Où demeure ta mère?—C'est un peu loin d'ici, madame; mais le quartier est beau; si madame connaissait Paris, je lui dirais que c'est tout près du Luxembourg.—J'en ai entendu parler.—Quoi! de ma mère? De la mère Michel?
»Madame du Sézil ne put s'empêcher de sourire de la naïveté de ce bon garçon, naïveté qui prouvait au fond sa tendresse pour sa mère: elle le suivit sans crainte, et remercia même intérieurement la providence de lui envoyer un asyle plus sûr, plus décent, qu'une auberge, dont le nom seul la faisait frémir. Elle traverse donc tout Paris avec son zélé conducteur, qui paraît avoir déjà pour elle les plus grands soins, et qui même cherche à la distraire de ses sombres réflexions, soit en lui racontant quelque trait plaisant, soit en lui faisant remarquer les rues, les quais et les ponts qu'ils sont obligés de traverser. Notre belle voyageuse commençait à se fatiguer lorsque son guide s'arrêta à la porte d'une maison qui avait une apparence assez honnête. C'est ici, lui dit-il, nous demeurons au troisième: cette rue-ci est la rue de Vaugirard, voilà le Luxembourg, et ce beau jardin que vous voyez, à gauche, est le jardin de l'hôtel de Condé[4]. Madame du Sézil monte; elle est parfaitement reçue par une femme dont l'extérieur annonce la pauvreté, mais qui porte sur sa figure la douceur de la bonté, et l'air ouvert de la franchise. La mère Michel, mise au fait par son fils, le remercie de lui avoir amené une aussi belle étrangère; elle montre les deux chambres en question à madame du Sézil, qui en est très-contente; puis la bonne mère s'occupe de faire son soupé, qu'elle doit partager avec sa nouvelle pensionnaire. Madame du Sézil est enchantée des prévenances aimables de la mère et du fils; elle a voulu payer à ce dernier le port de sa valise. Laissez donc, madame, a-t-il répondu, cela viendra avec autre chose: nous allons avoir des comptes ensemble....
»Pendant que la mère Michel fait son petit ménage, madame du Sézil prend une lumière, et demande qu'on la laisse seule un moment dans sa chambre. Entrons-y avec elle, et voyons ce que renferme le paquet que lui a remis le petit garçon de l'auberge de Clermont; car ce ne peut être que pour satisfaire sa curiosité que notre héroïne a demandé à ses hôtes un moment de solitude».
CHAPITRE VI.
ON CROIRAIT LIRE UN ROMAN.
«Seule et tranquille, madame du Sézil se hâte de défaire les nombreux cachets qui entourent le paquet mystérieux. Quelle surprise! une superbe boîte d'or enrichie de brillans! un portrait d'homme! Dieu! c'est celui du jeune étranger: ce sont ses traits, il est parlant! madame du Sézil ne peut s'y tromper... Mais quels sentimens éprouve-t-elle, madame du Sézil? Les traits d'un homme qui l'a si cruellement trahie, devraient lui faire horreur? c'est tout le contraire; ces traits charmans la fixent et l'attachent, elle se surprend à admirer ses beaux yeux pleins de douceur, cette bouche qui a osé.... Son cœur se serre, elle veut détourner ses regards.... impossible! L'amour est dans son cœur, l'amour est peint sur ce portrait touchant, il est par-tout; comment lui résister. Cependant madame du Sézil ouvre la boîte; qu'y voit-elle? une lettre et des rouleaux de louis!.... Eh quoi! ce perfide ose lui faire accepter des présens! prétend-il par-là dédommager sa victime de la perte de l'honneur? espère-t-il faire oublier sa faute par des bienfaits? ils sont insultans ses bienfaits, puisqu'ils sont le prix du crime!.... Mais voyons sa lettre?.... Ce sont des vers!.... Une romance!.... et sur un air que madame du Sézil sait; car elle lui en a fait entendre quelques phrases, en se promenant avec lui dans la ville d'Amiens.... Voyons:
ROMANCE DE L'INCONNU.
Avais un cœur indifférent;
Avais jours purs et nuits tranquilles:
En fuyant l'Amour étais franc;
Mais, vains sermens! soins inutiles!
Vois jeune veuve en son printemps,
Vois graces et délicatesse,
Cœur me bat, et, depuis ce temps,
Ne vis plus que pour la tendresse.
Mon pauvre cœur, tout en émoi,
Ne veut lui dévoiler sa flamme;
Crains de lui demander sa foi,
Et renferme mienne en mon ame.
Eh quoi! me dis, perfide Amour,
Promets toujours bonheur, liesse!....
Si dame ne m'aime à son tour,
N'ai plus besoin de la tendresse!
Mais un jour, hélas! jour fatal!
Ose approcher dame endormie....
Conseil mauvais et déloyal
M'avait poussé vers mon amie.
Baisers accroissent mon ardeur;
Oublie honneur, vertu, sagesse!....
Pardonne, ô dame de mon cœur:
Fut la faute de la tendresse.
Qu'il est tendre! qu'il est sensible et touchant! Voilà ce que madame du Sézil n'ose penser; mais ce que ses yeux expriment. Ses yeux! ils versent quelques larmes, sans doute de regret, de douleur du malheur qui lui est arrivé! Ou plutôt ses larmes sont-elles de sensibilité, d'intérêt? Pour qui? Pour l'étranger audacieux!..... Mais sa romance..... Comme elle est douce! il faut la relire; madame du Sézil ne peut résister à ce desir.... On la relit; on essaie même de l'adapter à l'air que l'on sait; mais comme la voix est tremblante! comme on respire difficilement! sur-tout à ce dernier couplet, qui rappelle.... Pourquoi, pourquoi aussi a-t-il ravi un bien qu'il aurait pu mériter avec le temps; un bien dont ils auraient mieux joui tous les deux!....
»Les émotions douces de la sensibilité ont succédé à l'indignation dans le cœur de madame du Sézil; elle ne hait plus, elle sent enfin qu'elle est disposée à aimer.... Mais, hélas! elle ne le reverra jamais, il l'a dit; il a sans doute de fortes raisons qu'il ne peut révéler; mais elle le retrouvera toujours auprès d'elle, ce sont ses expressions: oui, sans doute, car ce portrait charmant ne doit plus la quitter; il lui rappellera un aimable séducteur qui, dans le fond, mérite bien l'intérêt qu'on prend à lui, car ses desirs ayant été satisfaits, qui l'engage à suivre encore une liaison où il ne peut espérer rien de plus que ce qu'il a obtenu? l'amour sans doute; et s'il aime, il est digne d'être aimé.... Ses bienfaits, on les acceptera. Qu'en faire d'ailleurs? peut-on les lui rendre? on ignore son nom et sa demeure; mais on espère que ce seront les derniers. Des vers, des lettres, des romances, tout cela s'accepte quand on aime; mais l'argent porte avec lui quelque chose d'humiliant.... Eh bien! c'est encore une preuve de sa tendresse: il sait que celle qu'il aime n'a point d'autre ressource que l'espoir qu'elle met en un protecteur qu'elle n'a jamais vu; il songe à prévenir ses besoins, il prodigue même; est-ce un motif pour lui en faire un crime? Allons, cela est décidé, il n'y a rien que de charmant dans toute sa conduite.
»Madame du Sézil serait encore à réfléchir, si la mère Michel ne l'avertissait que son souper est servi. Notre aimable voyageuse serre précipitamment sa boîte et sa romance dans sa poche, puis elle vient joindre son hôtesse, qui l'étonne par une ordonnance de souper à laquelle elle est bien loin de s'attendre. Deux ou trois plats seulement, mais recherchés, mais très-proprement servis; il semble en vérité qu'on l'ait attendue dans cette maison. Allons, allons, madame, dit la mère Michel, mettez-vous là. Vous me permettez de manger avec vous, n'est-ce pas? Pour mon fils, il va vous servir.—Pourquoi donc, la mère, répond madame du Sézil? qu'il se mette à table, je le veux, je le veux.—Non, non, non, madame; il sait trop, et moi aussi le respect qui vous est dû.
»Notre aimable veuve ne peut obtenir que Michel prenne sa place; il est debout derrière elle, et la sert avec un respect qui la flatte intérieurement, et la fait soupirer de reconnaissance. Le repas fini, madame du Sézil se retira chez elle, et passa une excellente nuit. Le lendemain il fut question de vider la valise: la mère Michel y mit la main avec sa pensionnaire, et tous les effets furent rangés avec soin dans une armoire. Quand on fut au fond de la valise, madame du Sézil resta toute étonnée d'y trouver une forte bourse remplie d'or.... Elle savait bien qu'elle ne possédait pas tant d'argent. Est-ce encore une prévenance de l'inconnu? mais où, quand et comment aurait-il pu? Ah! je me rappelle, s'écrie-t-elle tout haut; puis, honteuse de cette exclamation, elle prend la bourse, la serre, et continue tout bas ses réflexions. En effet, à Breteuil, le surlendemain de cette nuit fatale, l'hôtesse de l'auberge ne l'aida-t-elle pas à refaire sa malle! Cette femme avait reçu de l'argent de l'inconnu, de son propre aveu: c'est elle qui, par l'ordre de l'étranger, a glissé cette bourse dans sa valise, et voilà l'explication de ces mots de l'hôtesse: Vous y trouverez tout, et même plus que vous ne pensez. Quel homme, quel homme délicat en procédés, que cet aimable inconnu!
»Madame du Sézil se reposa quelques jours avant de se rendre à l'hôtel du marquis de Rosange, à qui elle avait toujours l'intention de s'adresser. Cette démarche lui coûtait, parce qu'il est toujours désagréable d'aller demander des secours. Enfin, un matin, elle se fait accompagner par la mère Michel, qui lui indique les rues qu'elle doit traverser pour se rendre à l'hôtel de Rosange, situé à la place royale. Elle demande à parler au marquis; on lui répond qu'il est depuis deux mois dans une de ses terres avec son fils; on ne les attend tous deux que sous trois mois au plus tard. Quel contre-temps pour madame du Sézil! elle est dans une ville où elle ne connaît personne, seule, sans état, sans fortune, sans ressource; c'est alors qu'elle sent plus vivement encore la perte de son époux; un vide affreux paraît l'entourer; elle ne jette ses regards que sur des étrangers, qui ne peuvent prendre à elle d'autre intérêt que celui qu'on doit à ses semblables. Madame du Sézil revient tristement avec la mère Michel, s'enferme pour réfléchir, et se décide à attendre les trois mois que M. de Rosange doit encore passer à sa terre; elle est bien chez la mère Michel: elle attendra le retour du marquis, d'autant plus qu'elle ne manque pas d'argent, grace aux bienfaits de l'aimable inconnu....
»La mère Michel et son fils ne négligeaient rien pour prouver leur zèle et leur amitié à leur intéressante pensionnaire; la mère l'accompagnait par-tout dans Paris, et lui en faisait admirer les beautés; rentrés le soir, le bon Michel, qui savait jouer quelques airs sur la flûte, accompagnait la belle veuve qui chantait. Michel avait appris la romance favorite de madame du Sézil: Avais un cœur indifférent; et vous devinez bien que celle-là était chantée et jouée tous les jours; elle charmait notre tendre veuve, et lui rappelait un homme qui voulait, à force de délicatesse, faire oublier un moment, le seul peut-être de sa vie où il en avait manqué. Mais une funeste découverte, que fit bientôt madame du Sézil, vint lui rendre tous ses remords et toutes ses inquiétudes; elle s'apperçut qu'un être puisait la vie dans son sein, et comme elle avait beaucoup d'amitié pour la mère Michel, elle lui fit part de cette remarque, en lui disant toutefois qu'elle s'en était doutée, qu'elle en avait même parlé à son mari quelques jours avant qu'il expirât dans ses bras. La mère Michel parut enchantée de cette nouvelle; et, chose extraordinaire, qui prouvait sans doute l'intérêt que ces bonnes gens portaient à leur pensionnaire, le bon Michel en fit des sauts de joie. Sa mère, pour modérer cette ivresse indiscrète, lui fit en secret un signe que madame du Sézil remarqua très-bien, mais qu'elle n'attribua qu'à la peine que pouvait éprouver la mère en voyant sauter son fils comme un grand sot.
»Cependant le nouvel état de notre veuve change son plan de conduite: elle n'ose plus aller trouver M. de Rosange: elle rougirait de lui présenter la mère d'un enfant qui n'appartient pas à l'époux dont elle se réclame. Pourrait-elle en imposer, avancer de quelques mois la mort de cet époux? Il serait si aisé de la confondre alors à quels reproches, à quel mépris ne s'exposerait-elle pas?... Elle se sent coupable, l'infortunée; elle croit que tout le monde doit deviner son secret.
»Quelques jours après qu'elle eut fait à la mère Michel l'aveu de sa grossesse, madame du Sézil fut se promener au Luxembourg; ce fut Michel lui-même qui l'y engagea. Il fait beau, lui dit-il, l'air vous fera du bien.... La promenade de madame du Sézil dura près de deux heures: quand on est seul avec soi-même, et qu'on sait réfléchir, il est si doux de parcourir des sites solitaires!.... Madame du Sézil rentre à l'heure du dîner; la mère Michel lui dit d'un air ouvert: Il faut, madame, que vos parens de là-bas se soient souvenus de vous; ils vous envoient une caisse d'effets qui est d'une grandeur!—Comment?—Pendant que vous étiez sortie, il est venu ici un domestique avec un voiturier; ils ont monté dans votre chambre une caisse qui est bien à votre adresse, pardi, je ne me suis pas trompée.—Et de quelle part?—Ils n'ont jamais voulu me le dire: moi, j'ai pensé que cela venait de la Provence, de votre père, que sais-je?
»Madame du Sézil court dans sa chambre; Michel et sa mère la suivent; en une minute la caisse est ouverte, et un billet tout ouvert frappe d'abord les yeux de la veuve; elle y lit:
«Ne rougissez pas femme estimable et chère, ne rougissez pas d'accepter ces légères marques de la tendresse d'un homme qui vous chérira jusqu'au tombeau. Ces faibles présens ne peuvent humilier que celle qui a mis un prix à sa vertu: la vôtre, que j'ai outragée, est encore intacte et pure, puisque vous l'avez défendue. Vous faites mon malheur, et vous ajoutez à mes remords, si vous supposez au don de ces bagatelles un autre motif que celui de la reconnaissance, et de l'amour dont je brûle toujours pour vous.... Je ne puis vous voir, hélas! un obstacle insurmontable me sépare de vous peut-être pour toujours!.... Mais, en vous écrivant quelquefois, j'aurai du moins le bonheur de m'entretenir avec vous, et mes regrets seront moins douloureux. Adieu: le hasard seul m'a fait découvrir votre retraite; n'en changez pas, et sur-tout ne dévoilez pas notre secret aux gens chez qui vous avez pris un asyle. J. R.»
»Madame du Sézil qui, dès les premiers mots de la mère Michel, s'était doutée de la main qui lui faisait des présens, avait eu d'abord l'idée que cette femme la trahissait, et s'entendait peut-être avec l'inconnu; mais les derniers mots de cette lettre lui prouvèrent qu'elle se trompait: le hasard en effet sert toujours les amans; il se pouvait que l'inconnu eût découvert sa retraite: elle ne se cachait point dans le quartier, et elle y portait le même nom sous lequel elle était peut-être connue de l'étranger. Notre belle veuve était d'ailleurs confiante et bonne; elle prit donc le parti de dire à ses hôtes qu'en effet cette caisse lui venait de la Provence; puis elle les pria de la laisser seule, ce qu'ils firent sur-le-champ. Madame du Sézil, émue et confuse, fit soudain l'inventaire de sa caisse: des étoffes de tous genres, des bijoux, et sur-tout de l'or, voilà ce qu'elle y trouva. Il faut que cet homme soit bien riche, se dit-elle.... Elle éprouvait toujours une certaine répugnance à accepter; mais enfin elle ne pouvait restituer, il fallait donc garder: c'est ce qu'elle fit.
»J'abrège maintenant l'espace de temps qui s'écoula depuis ce moment, jusqu'à l'époque où madame du Sézil donna le jour à une fille charmante, qu'elle nomma Adèle. Elle avait répandu le bruit que cet enfant était de son époux: tout le monde le crut, et cette femme intéressante voulut remplir, envers sa fille, tous les devoirs de la maternité; elle la nourrit de son lait, et l'éleva avec le plus grand soin, comme avec la tendresse la plus touchante. L'ame finit par se faire aux grands chagrins; madame du Sézil s'habitua insensiblement à une position, qui lui avait paru si critique dans le commencement, qu'elle s'imaginait succomber bientôt sous le poids de la honte, du repentir et du chagrin. Toujours même zèle, mêmes soins, mêmes égards de la part de la mère Michel et de son fils; toujours des lettres et des présens de l'inconnu, qui ne se nommait jamais, et qui même avait l'air d'ignorer qu'il fût père. Madame du Sézil formait quelquefois le projet de quitter son asyle trop connu de l'étranger, et de se soustraire à ses bienfaits dans quelque endroit écarté qu'il ne pût découvrir; mais elle était sans fortune, sans ressources; eh puis elle était mère: les présens de l'inconnu n'avaient plus rien qui pût l'humilier: elle les rendait à sa fille, ces présens d'un père coupable; elle ne rougissait plus, en songeant que ce qu'il croyait donner à l'amour, devenait le juste tribut de la nature.
»Quinze ans s'étaient écoulés dans la pratique des devoirs maternels, et, pendant ce temps, il s'était passé quelques événemens chez madame du Sézil. La mère Michel était morte, et son fils, qui ne pouvait se séparer de sa chère maîtresse, ainsi qu'il appelait la belle veuve, avait pris un petit cabinet dans le haut de la maison, tandis que madame du Sézil avait loué pour son compte, et meublé à son goût, les quatre pièces qui formaient le logement de la mère Michel. Madame du Sézil était chez elle, et Michel la servait; il ne faisait plus de commissions, Michel; il était le domestique, le confident, et l'ami de la veuve et de sa fille. La jeune Adèle grandissait en beauté, en vertus et en talens; sa mère lui avait donné tous les maîtres propres à faire une brillante éducation; elle avait de l'esprit, du jugement et de la raison; c'était, en un mot, un chef-d'œuvre de la nature. Je l'ai connue, mes amis, je l'ai aimée.... Ah! pardonnez les pleurs qui coulent de mes yeux, c'est le juste tribut des regrets que je dois à sa cendre. Me voici bientôt à ses propres aventures.... Mais je vous dois encore quelques détails sur la mère, l'intéressante madame du Sézil.
»Vous êtes sans doute étonnés, ainsi que je le fus moi-même lorsque ses malheurs me furent racontés par elle, de ce que l'inconnu trouva le moyen, pendant près de seize années, de pourvoir, même d'une manière magnifique, aux dépenses de la mère et de la fille, sans chercher une seule fois l'occasion de les voir. Vous êtes surpris aussi de ce que madame du Sézil ne fit aucune démarche pour connaître enfin l'homme mystérieux de qui dépendait son sort et celui de sa fille; je vous éclaircirai bientôt vos doutes sur le premier point. Quant à la résignation de la belle veuve, je vous dirai qu'elle était le fruit de l'habitude et de la délicatesse. Les lettres de l'inconnu étaient toujours si tendres, touchantes, que madame du Sézil ne pouvait attribuer son silence sur son nom et sa fortune, qu'à un obstacle bien puissant qui l'enchaînait, et qu'il ne dépendait pas de lui de surmonter. Quelle apparence en effet, s'il eût pu se faire connaître, qu'il ne l'eût pas fait, tandis qu'il accablait cette famille de bienfaits, toujours offerts avec délicatesse et d'une manière détournée! Dans ses dernières lettres, il hasardait de parler de sa fille, ce qui prouvait à la veuve qu'il était instruit; mais il ne le faisait jamais qu'avec les plus grands ménagemens, comme s'il craignait d'offenser la vertu de madame du Sézil, en lui rappelant une nuit d'erreur, qu'il n'appelait que le seul tort de sa jeunesse. Les personnes qui venaient de sa part remettre ses lettres ou ses présens à la veuve, ne se présentaient jamais que lorsqu'elle était absente, elle et sa fille. C'était toujours Michel qui les recevait, et qui attribuait, ou feignait d'attribuer ces dons aux parens que sa maîtresse disait avoir dans la Provence. Depuis quelque temps madame du Sézil n'était plus dupe de la prétendue crédulité de Michel; elle le soupçonnait fortement d'être dans la confidence du père d'Adèle, et de le connaître même particulièrement; mais, délicate et fière, elle eût cru offenser l'inconnu, elle eût cru se dégrader elle-même, en forçant un domestique à violer un secret qui lui avait été confié; elle en admirait davantage ce bon serviteur, et ne faisait aucune tentative pour obtenir un éclaircissement qui peut-être, en nuisant à l'homme généreux dont elle dépendait, aurait pu détourner la source des bienfaits qu'il répandait journellement sur elle et sur sa fille. Avec cela sa fille ignorait le secret de sa naissance: Adèle se croyait, comme tout le monde se l'imaginait, la fille de M. du Sézil, qui avait perdu la vie quelques mois avant qu'elle eût vu le jour. Des démarches, des explications arrachées, auraient forcé cette tendre mère à faire à sa fille d'autres explications dont elle aurait eu trop à rougir et que d'ailleurs l'âge et le sexe de l'enfant ne permettaient pas qu'elle lui fît.
»Toutes ces raisons sont sans doute assez fortes pour motiver la résignation de madame du Sézil, et pour m'engager à passer sur-le-champ au récit d'événemens plus sérieux, et dans lesquels la mère de mon Victor va jouer un rôle important, mais bien douloureux».
Ici madame Wolf se reposa quelque temps. Le baron la força, ainsi que Victor et Clémence, à prendre quelques rafraîchissemens, dont ils avaient tous besoin après tant de fatigues, et qu'il partagea avec eux. Ensuite madame Wolf reprit son récit ainsi qu'on le verra dans le chapitre suivant.
CHAPITRE VII.
NOUVEAUX TROUBLES, NOUVEAUX VOYAGES.
«Madame du Sézil n'avait pas d'autre consolation que sa fille, qui réunissait toutes les qualités physiques et morales qu'on peut désirer à quinze ans. Adèle était grande, très-forte, et la meilleure amie de sa mère. La lecture, la musique, et les petits ouvrages du sexe, occupaient les momens de ces deux êtres vertueux: ils n'étaient qu'eux deux, pour ainsi dire, dans la nature, ou plutôt ils ne faisaient qu'un; mais leur bonheur ne devait pas être de longue durée, ou du moins il allait être traversé par une catastrophe terrible, inattendue.
»Des voisins, amis de madame du Sézil, lui offrent deux places dans une loge qu'ils ont louée pour aller, ce soir même, voir jouer une pièce de Molière au théâtre des comédiens ordinaires du roi, rue des Fossés-Saint-Germain-des-Prés. Madame du Sézil n'avait pas été deux fois au spectacle depuis ses malheurs, et sa fille n'avait pas non plus un goût très décidé pour ce genre d'amusement. En général on les voyait rarement dans un endroit public: leur goût les portait vers la campagne; elles aimaient les fêtes champêtres; et c'était au loin qu'elles allaient rêver, lire, causer, ou admirer la nature. Cependant les places qu'on leur offrait étaient attrayantes: on donnait le Misanthrope, et ce chef-d'œuvre qu'elles connaissaient d'ailleurs, était trop dans leurs principes, pour qu'elles manquassent l'occasion de l'admirer. Nos dames vont donc dans la loge de leurs voisins: le spectacle commence, et elle y prêtent la plus constante attention. Cependant, dans la loge en face d'eux était une femme de condition, très-parée, surchargée de rouge et de diamans, qui, depuis long-temps, fixait la veuve et sa fille avec une curiosité mêlée de dépit. À côté d'elle était un homme d'une quarantaine d'années, qui, de son côté, lorgnait la loge de nos dames, et paraissait mettre, à les regarder, l'intérêt le plus vif. La vieille marquise, car c'en était une, se lève tout-à-coup, avant que son cavalier ait le temps de s'informer du sujet qui la trouble. Elle descend précipitamment, remonte avec un vieillard, reparaît dans une autre loge voisine de celle où elle était, fixe de nouveau la loge de nos dames, et fait une question à l'oreille du vieillard. L'homme de quarante ans entend celui-ci répondre distinctement à la marquise: Ce sont elles. Le cavalier sort aussi de sa loge, fait le tour, et vient à celle où nos dames, ignorant ce qui se passait, n'étaient livrées uniquement qu'au spectacle.... Madame du Sézil entend frapper doucement à sa loge: elle ouvre; le cavalier, troublé, ne peut que lui dire ce peu de mots: Retirez-vous.... prenez garde d'être suivies; ne craignez rien; demain je vous expliquerai ce mystère.
»Le cavalier est sorti soudain en refermant la porte de la loge; mais madame du Sézil reste frappée du coup le plus violent.... Cet homme qui vient de lui parler, ses traits, sa voix! elle l'a reconnu, c'est lui, c'est l'inconnu, c'est le père de son Adèle!.... Elle jette un cri, et s'évanouit. Sa fille, ses amis, dans la plus grande inquiétude, la transportent hors de la loge: elle recouvre ses sens; mais elle se rappelle l'ordre qu'on vient de lui donner, et demande à rentrer chez elle. On lui obéit, on la ramène dans son appartement, où chacun lui demande la cause de son trouble; elle ne peut la dire; elle prie en grace qu'on la laisse seule; sa fille, sa tendre fille qui baigne ses mains des larmes de la tendresse, est elle-même repoussée. Les amis se retirent, Adèle rentre dans une autre pièce, où elle se livre à ses inquiétudes, et madame du Sézil seule, repasse dans sa mémoire toutes les circonstances de cette étonnante aventure. Quoi! c'est lui! oh! c'est bien lui! Voilà cet homme qu'elle n'a connu que six jours, et qu'elle n'a pas revu depuis seize ans! Mais qu'a-t-il voulu dire? Qu'y a-t-il? Quel danger peut courir madame du Sézil? Demain, a-t-il dit, il expliquera ce mystère! Grand Dieu! le malheur est-il arrivé de nouveau? va-t-il fondre sur la tête innocente d'une mère vertueuse?.... Prenez garde d'être suivies!.... Elle appelle sa fille: Adèle?—Ma mère, ma tendre mère! eh bien! êtes-vous un peu calmée?—Oui, ma fille; écoute: crois-tu que quelqu'un nous ait suivies tout-à-l'heure?—Je ne crois pas, maman; à moins que cette méchante dame....—Quelle dame?....
»Ici la jeune Adèle rapporte à sa mère les observations que ses amis ont faites, et qu'ils lui ont confiées avant de se retirer, sur une dame qui a beaucoup regardé leur loge, qui est sortie, puis rentrée avec un vieillard, etc. Adèle ajoute que le particulier qui est venu parler à l'oreille de sa mère, était placé à côté de cette dame si curieuse, et qu'on le croit même son mari.—Son mari! s'écrie madame du Sézil, en cachant sa tête de ses deux mains: ah! malheureuse Adèle!....
»Adèle ne peut comprendre le sens de cette exclamation: elle s'efforce de consoler sa mère, que le mot son mari vient de plonger dans le plus grand désordre. Allons, dit-elle, il n'y a que Michel qui puisse m'expliquer ce mystère: fais-le venir, ma fille.
»Adèle appelle Michel; il n'y est point; elle demande si on l'a vu dans la maison: on lui répond qu'un domestique, tout essoufflé, est venu le chercher, et que Michel a chargé le portier de dire qu'il ne rentrerait peut-être pas de la nuit, pour une affaire pressante qui concernait madame, et qu'il lui confierait demain. Adèle vient rendre ses propres expressions à madame du Sézil, dont l'inquiétude et la douleur redoublent. Il faut qu'elle se détermine à passer la nuit entière dans l'incertitude la plus cruelle, sans pouvoir attendre d'autres éclaircissemens que des événemens, qui doivent être funestes, si elle en croit ses pressentimens, qui ne l'ont jamais abusée.
»Adèle respecte le secret de sa mère; elle n'ose la prier de le verser dans son sein; mais cette tendre mère lui dit souvent: Tu sauras tout, mon Adèle, hélas! je vois bien qu'il faut que tu saches tout!.... Mais demain.... attends.... attendons toutes deux!.... Si nous sommes menacées de quelque accident, il ne nous abandonnera pas; non, il ne doit, il ne peut pas nous abandonner!...
»Tous ces mots entrecoupés de sanglots, sont autant d'énigmes pour la sensible Adèle; cependant elle se décide, ainsi que sa mère, à attendre les événemens, et toutes deux passent une nuit cruelle, agitée, sans pouvoir se reposer.
»Le lendemain matin, une voiture brillante s'arrête à la porte cochère. Une dame en descend; elle monte, et se présente du ton le plus courroucé à madame du Sézil. C'est la dame d'hier soir qui les examinait tant, Adèle la reconnaît. Savez-vous qui je suis, dit cette dame à madame du Sézil?—Non, madame.—Je suis marquise, et femme d'un homme qui mène avec vous la conduite la plus scandaleuse.—Avec moi, madame!—Oui, oui, vous le connaissez bien, vous savez bien qui je veux dire.—Mais je n'entends rien....—Voilà le petit ménage que mon mari soutient en ville! Et cette petite fille, c'est la sienne sans doute; on m'avait vanté sa figure, moi, je n'y vois rien que de très-commun.
»Je vous passe, mes amis, les expressions injurieuses dont se servit la vieille irritée; je ne vous peindrai pas la surprise, l'effroi d'Adèle, non plus que le trouble et la douleur de sa mère. Qu'il vous suffise de savoir qu'après avoir fait une scène épouvantable à madame du Sézil, la vieille sortit en la menaçant d'obtenir, avant la fin du jour, un ordre pour la mettre, ainsi que sa fille, dans une maison de force.
»On ne peut pas se faire une idée de l'état cruel dans lequel notre belle veuve fut plongée après le départ de la marquise. Elle perdit connaissance; puis elle reprit ses sens pour maudire le jour fatal où elle rencontra l'inconnu; ensuite elle recommanda sa fille à la providence qui, jusques-là, avait pris soin d'elles. Incapable de réfléchir ni de prévenir le coup fatal dont on la menaçait, madame du Sézil ne pouvait que se livrer à l'excès de sa douleur, lorsque Michel entra pâle et défait. Ah! Michel, lui dit sa maîtresse en sanglotant, qu'as-tu fait? tu m'as abandonnée!—Non, madame; mais les momens sont chers, daignez me répondre: Est-elle venue?—Oui, Michel, elle est venue; mais quelle est cette femme altière; et que signifie ce mystère?—Je ne songerai à vous l'expliquer que lorsque je vous aurai mises toutes deux en lieu de sûreté. Allons, madame, rappelez votre courage; une chaise m'attend là-bas, il faut y monter sur-le-champ, il faut céder aux vœux d'un homme qui vous adore, et qui veut vous protéger contre les injustes violences de sa femme.—De sa femme, grand Dieu!
»Michel charge une valise des effets les plus précieux de madame du Sézil, qui le regarde sans songer à l'aider. Cependant elle pense au portrait de l'inconnu, elle le prend, l'examine avec une expression douloureuse; puis elle le montre à sa fille, en lui disant du ton le plus ému: Voilà ton père, mon Adèle!... c'est le particulier que tu as vu hier soir!.... Tu n'es pas le fruit de l'hymen, tu n'es pas même celui de l'amour; car ta mère a été trompée, séduite: ah Dieu! que ne suis-je morte la veille de ce jour fatal!....
»Adèle étonnée, attendrie, prend le portrait, le considère; puis elle embrasse sa mère en fondant en larmes. Ma tendre mère, lui dit-elle, et tu m'avais caché!....—Devais-je rougir à tes yeux, mon Adèle!.... Mais le destin, le cruel destin m'y force!.... La scène de cette femme violente.... Qu'aurais-tu pensé de moi!....
»Pendant ce court entretien, qui se termine par des effusions de tendresse entre la mère et la fille, Michel a tout préparé pour le départ. Il est temps, madame; il est temps, daignez me suivre.
»Madame du Sézil noyée dans les larmes, faible, et soutenue par sa fille, monte avec elle dans la chaise: c'est Michel qui les conduit, il fouette ses chevaux, et fend l'air. Michel est le postillon de notre veuve, il est impossible qu'elle lui parle en route, qu'elle tire de lui la moindre explication. Elle ne sait où elle va, l'infortunée; mais elle a confiance en Michel, il ne peut la trahir, la livrer à ses ennemis. Ce fut dans la voiture que madame du Sézil raconta à sa fille les détails de sa courte liaison avec l'étranger, ainsi que l'histoire de sa naissance, et le secret de son existence, que les bienfaits de l'inconnu avaient jusqu'à présent rendue aisée et même heureuse. Adèle ne pouvait revenir de sa surprise, elle brûlait du desir de voir cet homme extraordinaire, et finissait par embrasser sa mère, par rassembler toutes les facultés de son cœur et de son esprit pour consoler cette mère désolée. Michel courut pendant l'espace d'environ cinq heures sans s'arrêter. Il était quatre heures du soir, lorsqu'il descendit de cheval, au milieu de la grande rue d'une ville de province, dont nos voyageurs ignoraient le nom. Michel donne le bras à ces dames, et leur dit: Voilà la retraite sûre et tranquille que vous devez désormais habiter.
»La porte d'une maison simple, mais commode s'ouvre; une femme, jeune encore, et d'un extérieur décent, paraît: Entrez, mesdames, dit-elle à nos voyageuses, je vous attendais....
»Tout ceci paraît un rêve à madame du Sézil, qui reste bien plus étonnée, lorsque Michel, après avoir dit à la maîtresse de la maison: Je vous recommande mes chères maîtresses que je reverrai bientôt, remonte sur son cheval, et disparaît avec la chaise qui les a amenées, et dont il a retiré la valise.
»Je ne vous peindrai point le silence inquiet et douloureux de madame du Sézil et de sa fille; vous devez vous en faire une idée, si vous vous mettez un instant à leur place.
»Madame Germain, c'est le nom de leur nouvelle hôtesse, ne néglige rien pour rassurer ses deux aimables compagnes qu'elle voit tremblantes et dans un trouble difficile à décrire. Soyez tranquilles, mesdames, leur dit-elle, daignez m'accorder votre confiance, vous êtes parfaitement en sûreté chez moi.—Je le crois, madame, répond la belle veuve; mais, de grace, veuillez nous apprendre où nous sommes, et par quel ordre nous sommes conduites ici?—Je vais satisfaire à toutes vos questions, madame. Vous êtes ici à Dreux, petite ville de Beauce, éloignée tout au plus de dix-sept lieues de Paris. Quant à moi, je m'appelle madame Germain, et l'honneur d'avoir l'estime et l'amitié de M. le marquis de Rosange.—Du marquis de Rosange, s'écrie madame du Sézil, en se rappelant l'ancien bienfaiteur de son époux! du marquis de Rosange! Quoi! vous connaissez ce vieillard respectable?—Ce vieillard, dont vous parlez, madame, n'est plus depuis dix ans; c'est son fils qui a la bonté de m'estimer, et qui brûle, depuis seize ans, pour vous de l'amour le plus tendre et le plus constant.—Ciel! mon inconnu?...—N'est autre que le marquis Jules de Rosange, fils du bienfaiteur de votre époux, que vous veniez implorer à Paris, lorsqu'il vous arriva l'aventure de Breteuil.—Qu'entends-je, grand Dieu! si son père a su que la veuve de son protégé s'était déshonorée!....—Jamais, madame; ce secret n'est connu que du marquis, de moi et de votre fidèle Michel.... Mais je vois que j'ajoute encore au trouble qui vous agite: daignez prendre quelque nourriture, ensuite je me ferai un devoir d'éclaircir tous vos doutes.
»Madame Germain fit servir le dîner; et nos dames, rassurées par le ton obligeant et les manières franches de leur hôtesse, mangèrent un peu, mais sans goût et sans appétit; elles avaient éprouvé depuis vingt-quatre heures trop de révolutions. Madame Germain ne cessait de leur dire, soyez tranquilles, mesdames, la femme qui vous poursuit ne saurait découvrir votre retraite, et d'ailleurs j'espère qu'elle n'aurait aucuns droits chez moi.—Mais quelle est cette femme?—C'est son épouse.—Comment a-t-il pu épouser une autre que celle qu'il aimait?—C'est lui qui vous expliquera cela; car vous le verrez bientôt.—Nous le verrons!—Oui, du moins il m'a fait prévenir de l'attendre sous quelques jours.—Ô bonheur!.... Mais comment avez-vous su, madame?—C'est ce que je vais vous apprendre. J'étais autrefois femme de confiance de la mère du marquis qui m'avait élevée: mon mari était aussi au service de cette famille estimable. Devenue veuve, j'ai prié ma maîtresse de me permettre de vivre tranquillement du fruit de mes épargnes: elle y a consenti, et ses bienfaits ajoutés à ce que je possédais déjà, m'ont permis d'acheter cette maison où je vis, depuis dix ans, sans faste, mais dans une honnête aisance. Le marquis, qui a des terres dans cette province, avait la bonté de se reposer de temps en temps chez moi, lorsque ses affaires l'appelaient dans ses possessions: il avait hérité de la tendresse de sa mère pour moi, et en vingt occasions il avait éprouvé que j'étais digne de sa confiance. Ce fut au commencement de ce printemps qu'il me raconta son aventure avec vous et les suites qu'elle avait eues. Il m'ajouta qu'il vous adorait, qu'il chérissait sa fille, quoiqu'il fût privé du bonheur de vous voir par des motifs puissans, mais que son seul espoir était de se réunir un jour à vous deux, et de réparer les torts de l'amour et du destin. Mon épouse, me dit-il ensuite, a des soupçons; un domestique m'a trahi, j'en suis sûr; vous connaissez l'humeur altière de la marquise, elle est capable de tout pour se venger d'une femme qu'elle croit bien plus sa rivale qu'elle ne l'est en effet. Si jamais elle parvient à découvrir la retraite de ma fille et de sa mère, permettez-moi, madame Germain, de les cacher dans votre maison, promettez-moi de leur donner un asyle sûr, secret, et de leur accorder une part de cet attachement que vous me prouvez tous les jours.... Je lui promis de seconder ses moindres vœux à cet égard, et depuis ce temps, je ne le vis plus.... Cette nuit, je dormais profondément, lorsque vers deux heures du matin, je fus réveillée en sursaut par un bruit extraordinaire: on frappait à ma porte à coups redoublés: c'était Michel, que j'introduisis après qu'il se fut fait bien connaître. Je n'avais jamais vu Michel; mais le marquis m'en avait parlé comme d'un homme sûr et probe qu'il avait placé auprès de vous. Michel me remit une lettre dans laquelle le marquis me racontait l'aventure arrivée au spectacle, et me priait de tenir sur-le-champ la parole que je lui avais donnée de recevoir chez moi les deux dames auxquelles il s'intéressait: à l'instant, dis-je à Michel, amène-les-moi, ces deux personnes infortunées dont je brûle d'adoucir les chagrins.... Michel est parti à cheval comme il était venu, et je lui dois le bonheur de vous posséder en ce moment.
»Madame du Sézil remercia son hôtesse de l'explication importante qu'elle venait de lui faire; puis elle parut inquiète de ce que Michel venait de la quitter si brusquement. Madame Germain lui répondit: Le marquis, tremblant qu'il ne vous arrivât quelque accident en route, avait donné ordre à ce domestique de revenir sur-le-champ, à Paris, lui rendre compte du succès de votre voyage. Et d'ailleurs il a des arrangemens à prendre relativement à votre maison, aux effets que vous avez laissés dans votre appartement. Ne craignez rien, encore une fois, femme intéressante; et vous, jeune personne digne d'une mère aussi estimable, aidez-moi à dissiper ses inquiétudes; vous êtes toutes deux chez une amie, une tendre amie, qui fera tout pour mériter que vous l'appeliez par la suite de ce doux nom.
»La veuve et sa fille embrassèrent madame Germain, qui mêla quelques larmes de sensibilité à celles que ses amies répandaient en abondance: ensuite on conduisit les voyageuses dans leur appartement, où on les laissa libres de se livrer, sans témoins, à leurs réflexions.
»Maintenant, monsieur le baron, belle Clémence, et toi, mon cher Victor, voulez-vous me permettre de faire une courte digression? Voulez vous connaître plus particulièrement cette madame Germain, qui commence à jouer un rôle assez important dans cette histoire? Regardez moi, vous la voyez devant vous.... Wolf est un nom supposé que j'ai pris à une époque que vous connaîtrez.... Oui, je suis cette madame Germain, qui a connu ton aïeule, Victor, qui t'a reçu dans ses bras, qui t'a remis dans ceux du respectable baron de Fritzierne; enfin je suis cette madame Germain qui a fermé les yeux à ta malheureuse mère, moissonnée dans sa tendre jeunesse, comme la violette du printemps. C'est ma maison que le marquis de Rosange avait choisie pour soustraire aux regards de la jalousie deux personnes auxquelles il était attaché par les plus doux liens. J'étais prévenue sur les graces et les vertus de ces deux aimables femmes; mais leur excellent caractère, leurs malheurs, le charme de leur entretien, tout me pénétra bientôt pour elles d'une amitié si vive, si constante, que les preuves que j'eus le bonheur d'en donner par la suite, ne coûtèrent rien à mon cœur».
Ici, madame Germain (nous ne l'appellerons plus madame Wolf) fut interrompue par le baron de Fritzierne, qui lui prouva son estime dans les termes les plus flatteurs: la jeune Clémence embrassa cette femme sensible, et Victor ému, attendri, ne put que se jeter sur une de ses mains, qu'il couvrit des douces larmes de la reconnaissance.
Madame Germain remercia ses amis de l'intérêt qu'ils lui prouvaient; puis elle reprit ainsi son intéressante narration.
CHAPITRE VIII.
L'AMOUR ET L'HYMEN.
«Madame du Sézil, retirée avec sa fille, ne put s'empêcher d'admirer la providence, qui assigne à chaque individu une destinée qu'il ne peut fuir. Quoi! s'écria-t-elle, mon inconnu qui s'est caché à mes regards depuis seize ans, cet étranger sensible et généreux qui a su faire les plus grands sacrifices pour réparer une seule faute, c'est le fils du bienfaiteur de mon époux, c'est le jeune Jules dont M. du Sézil m'a parlé autrefois avec tant d'intérêt, l'ami de son enfance, le compagnon de ses jeux, de ses moindres plaisirs!....
»La veuve relit les lettres, que depuis long-temps elle reçoit de l'inconnu: aucune n'est signée; mais toutes sont souscrites d'un J. et d'un R. ce qui fait bien Jules Rosange. Elle s'étonne de ne l'avoir point deviné; mais elle s'abuse, il était impossible que sa pensée s'arrêtât sur un jeune homme qu'elle ne connaissait que de nom, et qu'elle ne pouvait pas supposer se rencontrer sur la même route qu'elle avait à parcourir, dans la même voiture qu'elle a choisie. Les choses les plus simples sont souvent tellement éloignées de la vraisemblance, qu'il y aurait de la folie à vouloir leur trouver des rapprochemens.
»Adèle et sa mère attendaient le marquis avec la plus vive impatience: lui seul pouvait leur donner des explications indispensables sur bien des points qu'elles ne comprenaient pas encore; mais vœux inutiles! le marquis, qu'on attendait sous peu de jours, ne vint pas; un mois s'écoula sans qu'on entendît parler de lui, sans qu'on vît revenir le fidèle Michel lui-même. L'inquiétude, la douleur, et la révolution violente qu'avaient causée à madame du Sézil l'entrevue du spectacle et la scène affreuse de la vieille marquise, tout avait altéré sa santé à un point qu'un médecin, appelé, déclara que l'infortunée avait tout au plus huit jours à vivre. Sa fille et moi, nous ne quittions pas le chevet de son lit, nous lui prodiguions les soins les plus empressés; mais nous ne pouvions calmer le vif desir qu'éprouvait la veuve de voir Rosange, de mourir dans ses bras! Dans le transport de son cerveau, elle l'appelait à grands cris, elle croyait le voir, lui reprochait sa fatale destinée, et retombait dans un accablement qui faisait craindre pour ses jours. Adèle ne savait que pleurer et implorer le ciel pour sa tendre mère: moi, je m'occupais des soins que l'état de mon amie exigeait, et je ne pouvais concevoir le retard ni le silence du marquis. Enfin, un jour que madame du Sézil était un peu plus tranquille, je vois s'arrêter à ma porte une calèche couverte; le cœur me bat, je cours, et reconnais sur-le-champ le domestique qui est derrière: c'est Michel! ô bonheur! s'il accompagne le marquis, nous allons rendre à la vie une femme infortunée! c'est Rosange en effet qui descend, se précipite dans mes bras, et me demande son amie. Votre absence, lui dis-je, a pensé lui coûter la vie: elle est encore très-mal; mais aussi pourquoi avez-vous tant tardé?....—Une forte raison, des embarras multipliés, me répond le marquis; je vous conterai tout cela, madame Germain; mais où est mon amie, je viens faire son bonheur.
»Je me hâte d'aller annoncer à madame du Sézil la plus heureuse nouvelle; le marquis m'a suivie, il est déjà dans la chambre, au lit de madame du Sézil, qui jette un cri de surprise et d'émotion. Le marquis, effrayé de la pâleur et de l'état languissant de l'infortunée, recule quelques pas, examine sa fille, et la presse contre son sein avec la plus vive tendresse. Quel moment pour ces trois amis! comme ils avaient soupiré après ce moment fortuné, et combien il leur avait coûté!.... Rosange, lui dit madame du Sézil d'une voix faible, la voilà, ta fille, la voilà; hélas! pourra-t-elle jamais t'appeler son père!—Elle le peut, réplique vivement le marquis, elle le peut dès aujourd'hui: oh! recouvre ta santé, femme adorable, et apprends la nouvelle la plus heureuse!.... Je suis libre, et je viens t'offrir ma main.—Quoi! votre épouse?—Elle n'est plus, et sa mort me rend à mes premiers liens, à mes premières affections. Deviens ma femme, ô mon amie, et donne à ta fille un père, un rang estimé, et quelque fortune!
»Vous peignez-vous, mes amis, l'impression que cette nouvelle inattendue produisit sur nous toutes. Madame du Sézil ne peut prononcer un mot; mais son front est coloré, ses yeux brillent de l'espoir du bonheur; elle saisit la main de Rosange, qu'elle presse sur son cœur: Adèle est dans les bras de son père, et moi je supplie ce dernier de nous faire le récit d'un événement aussi heureux pour ma tendre amie. La malade, qui était un peu revenue de son trouble, était en état de l'entendre. Le marquis ne se refusa point à satisfaire notre curiosité: nous prîmes tous des siéges, et le marquis commença ainsi:
«Le marquis de Rosange, mon père, était un des hommes les plus favorisés de la nature du côté du cœur et de l'esprit. Grand guerrier, fin politique, son génie l'avait rapproché du souverain, à qui il avait même rendu les plus grands services. Je me souviens toujours de lui avoir entendu raconter que combattant un jour aux côtés du jeune roi, notre grand monarque actuel Louis xiv, mon père et le comte de Bellemare, son ami, avaient eu le bonheur de sauver la vie deux fois à leur prince. Ce jeune roi, reconnaissant et sensible, prit sur-le-champ le plus grand intérêt à Rosange et à Bellemare, qui ne se quittèrent plus. Dans les troubles civils, ces deux amis furent toujours du même parti, et ne contribuèrent pas peu, par leur courage et leur prudence, à borner les prétentions de ceux qui soufflaient sur notre malheureuse France le feu de la discorde. Louis xiv leur disait souvent: Je vous marierai tous deux de ma main, messieurs, et s'il naît de l'un de vous une fille et de l'autre un garçon, je veux, je veux absolument qu'ils soient unis un jour, pour que le généreux sang qui coule dans vos veines reste toujours dans la même famille!....
»Ces touchantes promesses ne furent pas sans effet. Le roi fit bientôt épouser au comte de Bellemare mademoiselle de Sancy, fille de l'un de ses généraux, et à mon père, il donna mademoiselle de la Guiche, fille de la première dame d'honneur de la reine. Louis, en faveur de ces mariages, donna aux deux amis des terres, des châteaux; mais, fidèle au vœu qu'il avait formé de voir unir un jour les enfans des quatre époux, il exigea, en cas que le caprice ou les passions de ces enfans les éloignassent d'une union qu'il desirait; il exigea, dis-je, que les biens de celui qui refuserait passassent à la famille de l'autre; j'entends par ces biens, ceux seulement qui venaient de ses largesses. Tout fut donc ainsi décidé, arrangé et signé. Bientôt madame de Bellemare donna le jour à une fille, et ce ne fut que plus de dix ans après que M. de Rosange eut un fils. Quelque différence d'âge qui se trouvât entre les jeunes gens, le projet d'union n'en fut pas moins suivi. Les deux pères, enchantés, firent savoir cette nouvelle au roi, qui partagea leur satisfaction. J'étais donc destiné, dès ma naissance, à mademoiselle de Bellemare, et l'on m'habituait tellement à la voir un jour mon épouse, que dans mon enfance, en jouant avec elle, quoiqu'elle eût dix ans de plus que moi, je ne l'appelais que ma petite femme, et qu'elle me répondait en me nommant son petit mari.
»Cependant, en grandissant, je remarquais que le caractère de ma petite femme était aigre, impérieux, et qu'il annonçait beaucoup de dispositions à la méchanceté: je ne l'aimais pas; mais n'ayant point de passion dans le cœur, habitué d'ailleurs à obéir aux volontés de mes parens, instruit aussi des arrangement pris pour cette union par le roi, qui m'accablait de bontés, je me préparais à mon hymen sans crainte comme sans plaisir. À l'âge de vingt ans, mon père voulut me faire voyager pendant deux ou trois ans, afin de me donner la connaissance des hommes et des peuples. Je partis donc au grand regret de mademoiselle de Bellemare, et accompagné d'un seul instituteur qui avait élevé mon enfance. Je ne vous ferai point ici l'histoire de mes nombreux voyages; il vous suffira de savoir qu'après avoir vu l'Angleterre, j'arrivai à Calais, où je trouvai une lettre pour moi chez un de mes correspondans. Elle était de mon père; il m'ordonnait de revenir bien vîte, attendu que le roi voulait m'unir lui-même à mademoiselle de Bellemare avant de partir pour les frontières d'Allemagne, où il allait commander ses armées en personne. Je devais, disait-il, m'arrêter à Chantilly, où je trouverais des domestiques et des chevaux qui avaient ordre de me conduire, sans débotter, à son château de Rosange, situé à quelques lieues de Paris, où il était depuis deux mois avec la famille Bellemare, et où l'hymen devait se faire aussi-tôt mon arrivée. Cette précipitation qu'on mettait à former un lien où je prévoyais la perte de mon bonheur et de ma liberté, m'attrista; avec cela, mon digne instituteur était tombé dangereusement malade chez le correspondant où j'étais descendu. Je ne pouvais partir sans lui, l'abandonner. Je restai donc quelques jours, après avoir écrit à mon père pour lui faire part de l'obstacle qui m'arrêtait. Mon vieil ami mourut, je lui fis rendre les derniers devoirs; après quoi je me préparai à partir. L'ennui que j'éprouvais, le desir que j'avais d'éloigner encore mon arrivée, tout me porta à faire comme les écoliers (passez-moi cette comparaison), qui prennent le plus long chemin pour revenir à leur pension. Je me mis donc dans une voiture publique, qui devait rester huit jours au moins en route: je ne puis pas bien me rappeler aujourd'hui les motifs, dignes de ma jeune tête sans doute, qui m'engagèrent à voyager ainsi: peut-être était-ce ma destinée qui me poussait à prendre ce parti, car l'homme est plutôt maîtrisé par la fatalité qu'il ne l'est par sa propre volonté!
»J'étais né avec des passions brûlantes, mais qui ne s'étaient fixées encore sur aucun objet: je vois madame du Sézil, je la vois et l'adore!.... Le feu de l'amour coulait dans mes veines au lieu de sang, et si elle eût bien examiné mes yeux, si elle eût eu plus d'expérience, de connaissance du cœur humain, elle se serait apperçue de mon ardeur, qui s'exhalait à tout moment malgré moi. Je dis malgré moi, car je voulais me contenir. Comment pouvais-je en effet exprimer ma tendresse à une veuve en larmes, qui ne pensait qu'à l'époux qu'elle venait de perdre, qui n'existait que pour chérir sa mémoire!.... Tant de vertus, tant d'amour pour un autre, m'enflammaient davantage, mais me forçaient au silence.... Dans la même voiture était une jeune personne qui paraissait très-liée avec un militaire qui l'accompagnait: Claire, c'était son nom, avait remarqué le feu de mes yeux; elle se douta de mon amour, et m'en plaisanta; ce fut à Abbeville que j'eus l'imprudence de lui confier qu'il me fallait mourir si j'étais obligé de renoncer à ma passion. Claire et son ami se mirent à rire de ce qu'ils appelèrent ma naïveté; ils me donnèrent les conseils les plus pernicieux, et embrasèrent tellement mes sens, que je leur promis de suivre leurs avis; tout était arrangé, il ne fallait plus qu'une auberge commode où nous pussions exécuter notre joli petit plan. Cette auberge favorable se présenta à Breteuil. Vous vous rappelez mon amie, que le soldat et le prêtre se mirent à boire en soupant, et nous forcèrent de suivre leur exemple: ceci entrait dans nos projets. Claire avait mis dans votre verre une poudre narcotique que j'avais achetée à Amiens.... Elle devait vous procurer un sommeil profond, ce qui arriva sans doute; car lorsque vous fûtes endormie, la trop officieuse Claire m'ouvrit votre porte, se retira, et vous ne savez que trop à quel excès je fus coupable!....
»Quand mon crime fut consommé, je rentrai dans la chambre où nous nous étions retirés, le prêtre, le militaire et moi: le bon ecclésiastique était si fort endormi qu'il ne s'était pas apperçu de mon absence; pour le militaire, qui n'avait pas perdu son temps, puisque Claire était venue le trouver, il renvoya cette fille, et me demanda en riant des nouvelles de ma victoire. Je ne pus lui répondre, tant j'étais troublé: effet singulier du remords dans un cœur égaré, mais vertueux! J'éprouvais une confusion dont je ne pouvais me défendre; et un nouveau sentiment, plus doux, plus conforme à mes principes, à mon éducation, l'amour sensible et délicat prenait dans mon cœur une place qu'il ne devait plus quitter. On a toujours prétendu que la jouissance était le tombeau de l'amour; j'éprouvais un effet tout contraire: mon sang s'était rafraîchi, ma tête s'était calmée; ma raison avait fait taire la voix impérieuse des sens, je me rappelais vos larmes, vos prières, et le plus vif intérêt m'attachait à vous. Je me regardais comme un monstre indigne de l'estime des honnêtes gens, de ma propre estime; je ne savais quelle conduite tenir, quels sacrifices faire pour expier mon crime, pour regagner votre tendresse; car je ne doutais pas que vous n'eussiez quelque amitié pour moi; j'avais un peu d'amour-propre et beaucoup d'amour, l'illusion m'était permise. Oui, me dis-je, je veux l'aimer, l'adorer toujours; mais quand et comment lui prouver ce nouveau sentiment qui ne peut l'irriter; j'ignore son nom, quoiqu'elle m'ait appris ses malheurs et le motif qui la guide à Paris.... Au moins je dois lui demander pardon de mon crime, je le dois; je ne pourrais vivre chargé de sa haine.
»Ces réflexions m'avaient agité tout le reste de la nuit. Au jour je rentre chez vous comme un homme égaré, dans l'intention déplacée de tomber à vos genoux, de vous exprimer mes regrets, je jette un regard sur vous; un doux sommeil rafraîchissait votre sang; je le respecte ce sommeil, partage de l'innocence, et vais me retirer.... Une lettre commencée frappe mes regards sur une table; j'ose y porter la main, et j'y lis:
»La veuve désolée du jeune du Sézil est passée à l'hôtel de M. le marquis de Rosange, pour prier ce respectable bienfaiteur de son époux, de lui permettre de verser des larmes dans son sein paternel. C'est à Calais que la mort l'a séparée de l'époux le plus estimable. Depuis quelque temps il se plaignait d'une indisposition, à laquelle on aurait dû....
»Votre lettre, que vous n'aviez pas finie, ne contenait que ce peu de mots; mais il suffisait pour m'éclairer, et pour me faire détester davantage mon crime. J'avais déshonoré la veuve du protégé de mon père, la veuve de l'ami de mon enfance; car votre époux orphelin, élevé par les soins de mon père qui avait connu ses parens, était mon frère et mon compagnon de jeux, et je venais d'outrager sa mémoire!.... Non, me dis-je, je ne l'abandonnerai jamais cette femme vertueuse! l'orgueil, l'intérêt et la protection vont me faire contracter des nœuds forcés; mais ceux de l'amour seront plus sacrés, quoique plus secrets. J'éviterai l'occasion de la voir, puisque ma main étant au pouvoir d'une autre, ma présence ne pourrait que faire rougir ma tendre amie: elle et moi, nous sommes aussi trop délicats pour entretenir un commerce scandaleux que l'hymen m'interdit. Pourquoi donc la reverrai-je? Pour m'exposer au danger de troubler mon ménage? Non: qu'elle soit accablée de mes bienfaits; mais que mes traits s'effacent de sa mémoire, qu'elle ignore jusqu'à mon nom! il lui rappellerait son époux, et aggraverait ma faute. Acquittons à jamais la dette de l'amour; mais évitons, par l'absence, les piéges qu'il pourrait tendre à l'hymen....
»Ce parti était bizarre; mais il était sage, et j'osai le croire délicat. C'est pour commencer mon plan de conduite que je substituai un billet de moi à votre lettre que je gardai: l'hôtesse fut mise dans mes intérêts; et à force d'argent, je m'attachai le militaire, amant de Claire. Ce jeune homme, après s'être entendu avec Claire, partit avec moi à cheval, et je le chargeai de vous devancer d'auberge en auberge, jusqu'à Paris, d'y suivre vos pas, et de me rendre compte de vos moindres démarches. Ce jeune homme était moins vicieux qu'étourdi; ce fut lui qui chargea le petit garçon de l'auberge de Clermont de vous remettre mon portrait, que j'avais fait faire à Londres, à l'insu de mon père, dans l'intention d'en faire un présent à mademoiselle de Bellemare. Ce fut lui qui, connaissant la mère Michel et son fils, mit ces bonnes gens dans mes intérêts, et vint ensuite à Rosange, me dire le lieu de votre retraite. Lorsque Michel se trouva à la porte du roulage, dans le fauxbourg Saint-Denis, il y était exprès: c'était la première fois de sa vie qu'il jouait le rôle de commissionnaire. Mon confident, le militaire, était à deux pas qui vous montra du doigt à Michel, et lui fit signe que vous étiez la personne qu'il attendait. Quand Michel vous proposa son logement, que vous acceptâtes, c'était par mon ordre, tout était prévu, arrangé, et tout réussit au gré de mes souhaits.
»Pendant ce temps, j'étais chez mon père, où je m'enchaînais par politique à un objet qui m'était devenu odieux; mais la protection de mon roi, ma fortune, la tendresse de mon père, tout était attaché à ce fatal hymen. Je me mariai donc, et j'eus une véritable furie attachée à mes pas; cette femme, soit par jalousie, soit par méchanceté, ne me laissait pas sortir un moment sans elle, ou sans avoir, dans mes propres domestiques, un espion de ma conduite. Vous jugez combien je tremblais qu'elle vous découvrît! je m'étais débarrassé du jeune militaire, qui seul pouvait instruire ma femme; je donnai à ce jeune homme de l'avancement à l'armée, où, depuis, j'ai toujours eu soin de lui. Michel et sa mère étaient dans ma confidence; mais ces êtres étaient si probes, si fidèles!.... Dupré, mon valet-de-chambre, homme sur qui je pouvais aussi compter, était chargé de vous porter les faibles présens que je pouvais vous faire: il s'entendait à merveille avec Michel qui, de temps en temps, venait me rendre compte de l'état de votre santé, ou de celui de vos affaires.
»Rien n'égala la joie de la mère Michel et de son fils, quand vous leur apprîtes que vous alliez devenir mère: le bon Michel vint sur-le-champ m'apprendre cette agréable nouvelle, qui changea soudain tous mes projets. Je n'avais point d'enfant de la marquise, je me décidai à n'en jamais avoir de cette femme altière, qui prit, de-là, l'occasion de s'imaginer que j'avais quelque intrigue cachée. Je fus plus épié par elle; mais la guerre que je fis, les différentes places que le roi m'avait données, m'obligeant à des voyages fréquens, j'eus mille prétextes pour me défendre de céder à l'hymen ce dont l'amour, à qui je n'avais sacrifié qu'une fois, m'avait bien récompensé par le don précieux de la paternité. Depuis seize ans, je vous ai vue cinq à six fois, ô mon amie; j'ai aussi vu mon Adèle; mais dans des endroits publics, où l'on m'avertissait que vous alliez, et où il vous était impossible de me distinguer dans la foule. Quelles douces émotions j'éprouvai, sur-tout en admirant ma fille, le modèle de son sexe, par ses graces et ses rares qualités!.... Combien je vous vouais de reconnaissance, mon amie! combien je vous remerciais d'être mère, quand je ne pouvais, envers mon enfant, remplir les tendres devoirs d'un père!
»Enfin le moment du malheur approchait. Dupré, mon valet-de-chambre, était âgé; il tomba malade, et bientôt ses jours furent comptés par les médecins. Je ne sais quelle fausse délicatesse saisit ce vieillard, qui était dévot; il prie la marquise de passer chez lui, et lui raconte que depuis environ quinze ans, il porte de temps en temps, de l'argent et des bijoux précieux à une femme que son maître entretient: c'est ainsi qu'il vous peint; car il ignore les rapports qui m'unissent à vous, je ne lui en ai jamais fait la confidence. Il semble que ce vieillard timoré attende cet aveu pour expirer: il meurt, et n'a pas même le temps de dire votre adresse à la marquise; mais cette femme irritée se rappelle que Dupré vient de lui dire que Bernard, l'intendant, connaît la maîtresse de son mari; Dupré la lui a montrée un jour à la promenade. La marquise fait venir Bernard et le questionne. Bernard convient qu'il a vu l'inconnue; qu'il la reconnaîtrait bien; mais, comme il n'a jamais eu une grande confiance dans les caquets des domestiques, il n'a pas pensé à demander à Dupré des renseignemens sur l'adresse ou le nom de cette femme: ce sont ses expressions.
»Ainsi la marquise sait tout, et ne sait rien: c'est à moi qu'elle s'adresse alors, et n'en est pas plus avancée, quelque violente que soit la scène qu'elle me fait.... Mais c'est au spectacle qu'elle est tout-à-fait instruite. Elle voit mes regards fixés sur vous avec intérêt; cette méchante femme conçoit des soupçons, fait venir Bernard, qui vous reconnaît, et sort furieuse pour mettre ses gens à votre poursuite; j'ai le temps de vous prévenir, soins inutiles! Vous êtes suivie, je l'apprends, et j'envoie chercher Michel. Mon ami, lui dis-je, il faut sauver ta maîtresse; cours à Dreux, crève tous mes chevaux, porte cette lettre à madame Germain, qui, j'espère, voudra bien donner un asyle à la mère et à la fille: tu reviendras soudain les chercher, et ne perdras pas un moment pour les conduire dans le sein de l'amitié.
»Voilà le mystère de l'absence de Michel, lorsque vous rentrâtes chez vous, au sortir du spectacle; il a suivi mes ordres, et la marquise s'est vu arracher ses victimes sans pouvoir les découvrir. La rage et la fureur se sont emparées du cœur de cette femme, qui, dans l'impuissance de se venger, a pris le parti de tomber malade et de mourir de dépit. Voilà ce qui a retardé mon départ et celui de Michel; car je n'avais plus que ce fidèle serviteur à qui je pusse me confier; il m'était utile à Paris, pour vous avertir des moindres événemens, en cas qu'il en arrivât d'une nature à m'y retenir long-temps. Tel est le récit exact des événemens qui m'ont conduit enfin à la liberté, et qui me permettent aujourd'hui de reprendre mes premiers liens, les seuls faits pour fixer mon cœur, jaloux de se livrer à tous les sentimens que font éprouver l'amour et la nature».
CHAPITRE IX.
SUITES D'UNE PROMENADE SOLITAIRE.
«Quand M. de Rosange eut fini de parler, Adèle se jeta une seconde fois dans ses bras; pour madame du Sézil, elle ne put résister à l'excès du bonheur qui venait terminer ses maux. Après avoir balbutié quelques exclamations, elle tomba dans une faiblesse qui nous fit craindre pour sa vie. Nous nous retirâmes, et le médecin qui arriva bientôt, nous apprit qu'il désespérait des jours de cette tendre amie. Vous vous peignez notre douleur, et sur-tout celle du marquis, qui se reprochait sa mort, et craignait de ne pouvoir réparer tous les maux qu'il avait causés. Mais il avait une fille, le marquis; il lui devait un nom, un état dont sa malheureuse mère n'avait pu jouir. Le marquis prit son parti; il mit dans ses intérêts le respectable curé de Saint-Pierre, à qui il confia ses fautes et le projet qu'il avait formé. En conséquence le bon curé vint trouver madame du Sézil; et, après l'avoir préparée par degrés à la mort, qui s'avançait à grands pas, il la pria de permettre que le marquis lui donnât sa main pour le bonheur et la fortune de sa fille, à qui elle se devait à ses derniers momens. Madame du Sézil montra en cette occasion une fermeté au-dessus de son sexe; elle consentit à tout.... Ce fut donc au pied du lit de douleur que se contracta l'acte le plus saint, le plus auguste, le plus utile, puisqu'il réparait une faute, et donnait à une fille vertueuse une existence civile. Je vous abrégerai les détails de cette triste cérémonie, qui arracha des larmes de tous les yeux qui en furent témoins; je vous dirai seulement qu'un notaire fut mandé, et que tout fut fait dans les formes, et avec la plus grande sûreté pour Adèle. Madame du Sézil avait renoncé à l'espoir de jouir de cet hymen brillant; elle sentit s'avancer sa fin sans la craindre, et bientôt elle expira dans nos bras, résignée et satisfaite d'avoir fait au moins le bonheur de sa fille....
»Qu'on ne me demande pas la nature d'une maladie cruelle qui venait de la plonger si précipitamment dans le tombeau: on sait qu'il y a des momens où un saisissement seul suffit pour causer à notre sexe des maux irréparables!...... L'infortunée venait de périr enfin, et le deuil le plus sombre remplaçait la tranquillité de ma maison...... Le marquis, inconsolable, passa quelques jours avec nous; puis il nous laissa Michel, et retourna à Paris, où l'appelaient des arrangemens de famille relatifs aux biens et aux parens de sa première femme; je dis de sa première femme, car il venait d'être veuf deux fois en huit jours; mais la perte qu'il avait faite en madame du Sézil lui était bien plus sensible que la première. Il partit donc en me recommandant sa fille. J'ai encore affaire, m'a-t-il dit, à M. de Bellemare et à sa femme; ils demeurent chez moi. Quand j'aurais eu le bonheur de conserver ma chère du Sézil, je n'aurais pu l'emmener sur-le-champ à Paris, déclarer hautement mon nouvel hymen, et présenter aux parens de ma première épouse une seconde femme et une grande fille toute élevée. Tout cela m'aurait demandé du temps et des ménagemens; je vous aurais priée, madame Germain, de donner encore, au moins pendant six mois, un asyle chez vous à la mère de mon Adèle; veuillez rendre le même service la fille de votre amie; je la confie à vos soins, à votre vertu; veillez sur ses jeunes passions, tenez-lui lieu de l'appui qu'elle a perdu; qu'elle retrouve enfin en vous toute la tendresse et toute la surveillance d'une mère! Aussi-tôt que j'aurai terminé des affaires d'intérêt, trop longues peut-être pour mon impatience, je vous redemanderai ce trésor inappréciable, et j'espère que vous voudrez bien alors quitter votre solitude, pour accompagner, près de moi, votre élève, et lui servir d'amie pendant toute sa vie!
»Je remerciai M. de Rosange de la confiance qu'il me témoignait, et je lui promis de faire oublier à sa fille chérie qu'elle fut éloignée de ses parens. Adèle embrassa son père en versant un torrent de larmes, et cette séparation fut presqu'aussi douloureuse que celle qui nous avait privés pour jamais de l'infortunée du Sézil.
»Après avoir donné quelque temps à la douleur, aux regrets, je songeai à cultiver dans Adèle les heureux talens qu'elle possédait, et, pour cela, je lui fis voir un peu la société. Par-tout elle était adorée: rien en effet n'était plus aimable que mademoiselle de Rosange. C'était le cœur et l'esprit de sa mère, avec plus de graces, plus de beauté et plus de talens. Elle avait un caractère assez sérieux, mais elle n'était ni triste, ni timide; elle savait faire briller tous ses avantages sans nuire à ceux des autres, sans vanité comme sans faiblesse; mais ce qui la distinguait particulièrement, c'était une franchise et une confiance qui prenaient leur source dans un cœur pur et sensible. Cette qualité me faisait trembler pour son bonheur; je me disais souvent: Si elle aime un jour, elle aimera trop, et peut-être sans distinguer si l'objet de sa tendresse en sera digne! Elle avait devant les yeux l'exemple de sa mère, et je m'appliquais à lui en fournir d'autres de passions malheureuses: vains efforts! Toutes mes précautions devaient rester sans effets, et il était écrit que le seul malheur que je redoutais pour elle devait lui arriver.
»Huit mois s'étaient écoulés, pendant lesquels nous avions reçu plusieurs lettres du marquis. Dans ses dernières, il nous marquait qu'il nous engageait à prendre patience, que débarrassé bientôt de la famille Bellemare, il ne songeait plus qu'à rendre sa maison et son château de Rosange dignes de recevoir sa fille; tous ces arrangemens pouvaient lui coûter quelques mois, au bout desquels il se ferait un devoir et un bonheur de présenter sa fille à ses amis, et de déclarer sa naissance. Ces lettres, toujours pleines de tendresse, faisaient notre consolation: nous entrevoyions le bonheur, et l'espoir seul pouvait nous faire supporter l'absence d'un homme qui nous était également cher à toutes deux. Adèle, pour surprendre agréablement son père, et lui faire un présent, le seul qu'il pût accepter de sa fille, venait de se faire peindre; elle se faisait une fête de lui présenter elle-même son portrait, et de lui chanter, en s'accompagnant de sa basse de viole, trois couplets qu'elle avait faits à cette occasion. Je crois me les rappeler; si vous n'y trouvez pas, mes amis, un grand talent, comme poète, au moins ils vous offriront des idées simples, vraies, et du sentiment.
ROMANCE.
Père sensible, ami fidèle,
Pour te faire un présent flatteur,
Un présent digne de ton cœur,
Un peintre a choisi ton Adèle;
En faisant pour toi ce portrait,
S'il a retracé mon jeune âge,
S'il m'offre à tes yeux trait pour trait,
Il est content de son ouvrage.
Des talens de notre jeunesse
Qu'un père aime l'accord touchant!
Que l'art des vers, que l'art du chant
Sont précieux pour sa tendresse!
Pour le payer d'un doux retour,
Aux yeux d'un père offrir l'image
De l'enfant qui lui doit le jour,
C'est lui présenter son ouvrage.
Si la nature, en traits de flâme,
Dans nos yeux mit le sentiment,
Dans l'image de son enfant
Un père découvre son ame.
Si l'on distingue, en chaque trait,
De quelques vertus l'assemblage,
C'est encore, avec le portrait,
Lui rendre deux fois son ouvrage.
»Ces couplets, dont Adèle avait fait aussi la musique, n'attendaient plus que l'arrivée de M. de Rosange, ainsi que le portrait, sur le cercle duquel ma jeune amie avait fait mettre A D L, Dreux, rue Parisis, 32. espèce de légende qui signifiait Adèle, à Dreux, rue Parisis, nº. 32....».
Ici, M. de Fritzierne interrompit madame Germain: Quoi! madame, ce portrait? c'est celui que je possède, c'est celui que j'ai trouvé dans la barcelonnette de l'enfant de la forêt?....—Oui, monsieur le baron, reprit madame Germain: c'est celui-là même. Il avait été fait pour un père, vous allez voir comme il passa dans d'autres mains coupables, criminelles.... Mais n'anticipons pas sur l'événement affreux et déchirant qu'il me reste à vous rapporter: je touche à l'histoire de la séduction la plus singulière! daignez me prêter toute votre attention.
«La ville de Dreux est bâtie dans un fond, entre deux collines: sur celle à droite est la collégiale, et une antique démolition qu'on appelle le château. On y voit encore plusieurs hautes tours, dans lesquelles Sully fit la première expérience de l'invention de la mine. L'autre colline à gauche, en venant de Houdan, offre un pays plat, cultivé et couvert au loin de villages et de hameaux. Au pied de cette colline serpente et murmure, au milieu des saules, la petite rivière de Blaise, qui fait tourner plusieurs moulins. C'est sur le sommet de cette colline, que les gens du pays appellent le Blerat, que nous avions l'habitude de nous promener tous les soirs, mon Adèle et moi. Elle aimait la solitude et les entretiens philosophiques: ses goûts étaient les miens, et tous deux nous jouissions du plaisir de nous communiquer nos pensées et nos moindres réflexions sur les lectures que nous avions faites dans la journée.
»Un soir que la conversation nous avait fait passer l'heure ordinaire de la retraite, nous remarquâmes dans ce lieu, ordinairement désert à cette heure, un jeune homme qui tourna plusieurs fois autour de nous, et nous examina avec une attention particulière. La lune était dans son plein, et donnait presque à cette soirée la clarté d'un beau jour; en sorte que l'on pouvait distinguer, non-seulement les objets, mais même les traits de la physionomie: l'affectation que mettait ce jeune homme à passer et repasser auprès de nous, nous effraya d'abord: l'inconnu cependant avait l'extérieur le plus décent, et l'on distinguait plutôt de l'égarement dans sa démarche que l'envie de nuire. J'engageai néanmoins tout bas ma jeune amie à doubler le pas. Elle était moins effrayée que moi: le jeune inconnu lui inspirait de l'intérêt; elle le supposait accablé d'un violent chagrin, et elle ne se trompait pas; car, pendant que marchions précipitamment, nous l'apperçûmes qui, s'éloignant de nous, descendait de la colline, et portait ses pas rapides vers les bords de la rivière. Plus tranquilles, mais curieuses, nous nous arrêtâmes en haut; émues par un pressentiment que l'inconnu pouvait être accablé par un désespoir concentré, la crainte fit bientôt place en nous à la terreur. L'inconnu s'arrête contre un saule; puis, il s'écrie avec l'accent du désespoir, et assez haut pour que nous puissions l'entendre: Oui, voilà le terme de tous mes maux! la mort, la mort! cette onde salutaire me l'offre, osons la puiser dans son sein! tu m'as abandonné, ô ma mère! ombre de mon amie, reçois le sacrifice d'une vie qui ne peut plus couler pour toi!....
»Il dit, et va se précipiter dans la rivière: Arrêtez, s'écrie involontairement Adèle!....
»Ce cri aigu déconcerte l'étranger, il se retourne: Qui que vous soyez, nous dit-il, anges du ciel, car ce n'est pas la voix d'une mortelle que je viens d'entendre, ô laissez-moi, laissez-moi mourir! Vous ne connaissez pas la douleur d'un fils qui a outragé sa mère, d'un amant qui a perdu l'amante qu'il chérissait!....
»L'étranger s'apperçoit que nous volons vers lui, pour l'empêcher d'exécuter son fatal dessein: Non, s'écrie-t-il, vous ne m'arracherez point à une mort que j'envie!....
»Il tire un pistolet, s'ajuste.... Le coup part, et nous voyons l'infortuné tomber sans mouvement....
»Qu'auriez-vous fait à notre place, mes amis? auriez-vous abandonné là ce malheureux?.... Peut-être nous blâmez-vous aussi intérieurement de nous être laissé entraîner si vîte par la pitié; mais est-il possible de résister à un premier mouvement de compassion pour un infortuné qui ne peut-être à craindre, puisqu'il n'en veut qu'à ses propres jours! Et d'ailleurs, les accens de sa voix sont si touchans! ses exclamations annoncent tant de sentiment, une si belle ame! il a parlé de son amie qu'il a perdue, de sa mère qu'il a outragée; il connaît donc l'amour et la tendresse filiale? Avec ces deux affections si pures, si délicates, peut-on inspirer quelque terreur? Non, on est à plaindre, on est intéressant, et l'on est fait pour attendrir tout le monde, sur-tout des femmes.
»Ah le malheureux! il est mort, m'écriai-je, en entraînant Adèle vers le chemin pour l'éloigner de cet affreux spectacle. Non, ma chère Sophie (c'était le nom qu'Adèle me donnait), non, mon amie, me répond-elle, il n'est que blessé: tiens, tiens, vois comme il se débat, le moindre secours pourrait le rendre à la vie. Oh! viens, viens, allons le soutenir un peu!....
»Je suis machinalement ma jeune amie: nous descendons à la hâte le côteau, et nous approchons du blessé, qui, levant sur nous des yeux pleine de larmes, nous dit, du ton le plus reconnaissant: Créatures célestes et sensibles, venez-vous me rendre à mes tourmens? Je voulais les ensevelir avec moi dans la tombe; mais mon bras mal-adroit a mal servi mon désespoir; je n'ai fait que m'effleurer légèrement la tête: je vous vois, vous m'empêchez d'achever un crime; peut-être, hélas! je vous devrai la vie, je vous devrai le malheur!
»Ces paroles m'attendrirent, et touchèrent encore plus profondément ma jeune amie, qui s'empressa de consoler l'étranger, de le rendre à la vie, à la raison. Le sang du jeune homme coulait abondamment; Adèle déchira son mouchoir, et s'empressa de panser sa blessure, qui était absolument à côté de la tempe gauche. Il nous remercia affectueusement, est nous pria de lui donner le bras jusqu'à son auberge; nous ne crûmes point devoir lui refuser ce léger service; il se leva, et nous le soutînmes toutes deux pendant le peu de chemin que nous avions à faire jusqu'à l'hôtel du Paradis où il demeurait, en face de la rue Parisis. Il ne put que sangloter et se plaindre en route, sans pouvoir nous donner aucuns détails sur les malheurs qui l'avaient porté à vouloir mourir: Adèle et moi nous étions très-curieuses de les connaître; il nous en promit le récit pour un autre moment. Arrivé chez lui, il nous pria de ne point ébruiter cette aventure, nous remercia encore des secours que nous lui avions accordés, et nous demanda notre adresse, en nous priant de permettre qu'il vînt nous rendre ses devoirs après son rétablissement.
»Peut-être aurais-je été assez prudente pour ne point lui indiquer ma maison; mais Adèle fut plus vive que moi, et lui dit, sans balancer, que nous demeurions rue Parisis, nº. 32. L'inconnu, satisfait, rentra, et nous revînmes chez nous, attristées de cette aventure, qui fut le sujet de notre conversation pendant le souper. Je crus m'appercevoir, et je dois le dire, dès le même soir, de la trace profonde que l'étranger avait laissée dans le cœur de ma sensible Adèle: elle en parlait avec feu et à tout moment. Il a tout au plus trente ans, cet homme-là, me disait-elle, n'est-ce pas, ma bonne amie, qu'il n'a que trente ans? Que ses yeux sont expressifs! que le son de sa voix est touchant! comme il est bien fait! quel bonheur qu'un coup de feu n'ait point détruit un ensemble aussi séduisant!
»Telles étaient les expressions de mon amie, et je vous avoue que je les entendis avec peine, sans leur supposer néanmoins toute la passion qu'elles avaient. Toute la nuit Adèle ne dormit point; l'image de l'inconnu vint troubler, ou plutôt charmer son insomnie. Le lendemain matin je m'apperçus de quelque altération dans ses traits; je lui en témoignai mon inquiétude; elle me dit que le triste tableau de la veille avait été présent à sa mémoire, et je me contentai de cette réponse. Je m'apperçus qu'elle parlait bas à Michel, et j'ai su depuis qu'elle l'avait envoyé à l'hôtel du Paradis pour savoir des nouvelles de l'étranger. Funeste inconséquence qui enfla l'amour-propre de ce dernier, et lui fit prendre tous les droits dont il abusa si étrangement par la suite. Quelques jours se passèrent sans qu'Adèle me parlât de l'inconnu; mais elle devint rêveuse, triste, ennuyée, et je fus assez aveugle pour ne pas me douter du motif de ce changement. Enfin le quatrième jour on annonça notre inconnu, et la joie brilla sur les traits de mon amie. L'étranger était parfaitement rétabli; il exalta beaucoup nos bontés pour lui, et nous fit, sur ses prétendus malheurs, un récit qui me parut un conte, tant était pressé et invraisemblable. Il était allemand; il se nommait Roger, baron de Walfein. Fixé en France avec sa mère (son père était mort à l'armée), il avait vu une beauté charmante qu'il avait adorée. Sa mère, à lui, ne voulant point consentir à l'unir à l'objet de son amour, il avait quitté sa mère: son amante l'avait suivi; mais devenue enceinte, l'infortunée venait de mourir en mettant au monde un enfant mort aussi. La douleur avait égaré les sens de Roger, qui n'osait plus revoir une mère, dont son absence faisait le tourment; et c'était dans l'intention de venger la nature et l'amour affligés, qu'il avait voulu se donner la mort au moment où nous avions été assez généreuses pour l'engager, et l'aider même à vivre, à souffrir.
»Je vous passe, mes amis, les voyages, les détails sans nombre dont Roger assaisonna sa longue narration; il vous suffira de savoir qu'elle me fit quelque peine. Au milieu de ses exclamations sentimentales je distinguai une immoralité choquante dans sa conduite, et j'étais fâchée que mon Adèle entendît des aventures faites pour blesser la délicatesse et la vertu. Que vous dirai-je? dès cette entrevue je jugeai l'homme, sans pourtant le croire aussi pervers qu'il l'était, et il me déplut souverainement. Hélas! pourquoi ma sensible amie ne fut-elle pas aussi clairvoyante que moi? elle se fut épargné bien des maux, à elle et à sa famille infortunée. Mais poursuivons».
CHAPITRE X.
ÉVÉNEMENS RAPIDES.
«Adèle, jeune et sans expérience, crut voir dans le baron de Walfein, un homme doué de toutes les vertus, et sur-tout un cœur fait pour aimer; elle, s'apperçut bien dès ce moment, ainsi qu'elle me l'avoua depuis, qu'elle éprouvait, pour ce jeune homme, un sentiment plus vif que celui d'un simple intérêt; mais elle ne s'en effraya point; et voyant que je ne partageais point son estime ni son admiration pour Roger, elle se détermina à dissimuler avec moi; conduite répréhensible sans doute, qu'elle n'aurait point tenue avec sa mère, ainsi qu'elle en est convenue, mais dont elle pouvait user envers moi qui lui étais étrangère, et qu'elle ne connaissait que depuis quelques mois. L'amour ne raisonne point; il détruit souvent les plus rares qualités, et la dissimulation, la feinte et le mensonge sont les premiers vices qu'il jette dans le cœur de l'innocence qu'il a subjuguée.
»Par l'effet d'une fatalité insurmontable, je tombai malade sur ces entrefaites, non dangereusement, mais assez pour m'aliter pendant une quinzaine de jours. Adèle profita de ce temps pour voir Roger; elle prétextait avec moi des promenades champêtres dont sa santé avait besoin, et sortait, mais accompagnée de Michel; car j'exigeais absolument qu'elle ne se promenât point seule. Elle fut donc obligée de mettre Michel dans ses intérêts: et ce bon garçon, entièrement dévoué à sa jeune maîtresse, qu'il avait vu naître; intéressé d'ailleurs par les marques d'affection, plus que par les présens qu'il recevait du perfide Roger, garda quelque temps le secret à mon imprudente amie, et se prêta ainsi à une intrigue dont il fut, hélas! la première victime. Les détails que je vais vous transmettre, je les ignorais alors; mais je dois vous les donner, pour vous rendre plus claire la marche des événemens.
»Ce fut donc pendant mon indisposition que ma jeune amie eut tout le temps de se lier avec Roger: tantôt ils se rencontraient à la promenade, tantôt c'était chez moi, où Roger ne manquait pas de venir s'informer de ma santé; tantôt enfin c'était à l'auberge même du séducteur, où mon Adèle ne craignait pas d'aller déjeûner, se croyant forte de la compagnie de Michel. Par-tout, chez moi, à la promenade, chez lui, le perfide Walfein saisissait l'occasion de parler d'amour à l'innocente Adèle, qui lui avouait franchement qu'elle l'aimait à son tour. J'ai perdu tout ce que j'adorais, lui disait souvent Roger, mais je le retrouve en vous; oui, vous m'offrez encore mieux que mon Émilie; vous seule pouvez me la faire oublier; vous seule êtes faite, dans la nature, pour livrer mon cœur à une flamme nouvelle, plus pure, plus violente que celle que j'ai ressentie pour Émilie. Ô Adèle, Adèle! que faut-il que j'espère?....
»Adèle lui répondait naïvement que, puisqu'il était noble et riche (il le disait, le monstre), rien n'empêchait qu'ils fussent unis. J'ai un père, ajoutait-elle, un père tendre et respectable à qui je dois tout.... Il va venir, ce tendre père, je l'attends incessamment; osez lui demander ma main, en lui peignant votre amour pour moi; je lui dirai, moi, que sans vous je ne puis exister. Il me chérit, mon père; il ne voudrait point laisser mourir son enfant; il nous unira. Mais, avant tout, il faut instruire mon amie, madame Germain, de notre tendresse mutuelle; nous lui devons cette marque d'estime, de confiance, et elle saura bien la reconnaître en appuyant notre demande auprès de mon père, qui a pour elle une sincère amitié.
»Ainsi parlait la naïve Adèle, et Roger cherchait toujours quelque prétexte pour différer cet indiscret aveu qu'elle voulait me faire. Il ne m'aimait pas, Roger: les scélérats sont pénétrans, ils devinent d'un coup-d'œil les gens qui ne sont pas leurs dupes, et auxquels ils n'ont aucun moyen d'en imposer. D'ailleurs, d'après la nature des projets qu'il méditait, il lui était bien plus facile d'abuser de la crédulité d'un enfant, que de tromper l'expérience d'une femme raisonnable qui lui paraissait avoir quelqu'esprit, de la droiture et du jugement. Il ne voulait point épouser, Roger, il ne voulait que séduire. Je dois convenir cependant qu'il aimait Adèle, qu'il l'adorait même; cet excès de passion, qui le surprenait lui-même, enflammait son sang, troublait sa raison, et le rendait capable de tout pour posséder l'objet de sa tendresse.
»Vous me demanderez peut-être comment Roger se trouvait là, dans une petite ville, et seul; vous voudriez que je vous dise ce qui l'y avait amené, ce qu'il y faisait, et sur-tout si le récit de ses premières amours, de sa mère abandonnée, &c. était vrai; c'est ce que j'ai toujours ignoré. Tout ce que j'ai su, c'est qu'il exerçait déjà depuis long-temps son infâme métier de brigand, mais en subalterne, et qu'au moment même où il filait la séduction la plus coupable avec ma malheureuse amie, il avait des relations coupables avec une troupe de voleurs qui infestaient alors la forêt d'Anet, située à trois lieues de Dreux: cette forêt sombre et touffue, qui avait servi autrefois aux mystères des druides, couvrait les crimes de ces scélérats, au milieu desquels Roger se trouvait toutes les nuits, ainsi que vous allez l'apprendre.
»Ma santé se rétablissait, et j'ignorais cette trame infâme. Adèle, trop fidelle à suivre les mauvaises impressions qu'elle recevait de Roger sur mon compte, ne me parlait plus de lui que d'une manière très-indifférente; il venait souvent, mais ses entrevues n'avaient l'apparence que de visites de politesse. J'attendais toujours, avec impatience, l'arrivée du marquis de Rosange, qui ne pouvait plus tarder, et je me flattais qu'en emmenant sa fille à Paris, un nouveau genre de vie effacerait de la tête de mon amie les légères traces que le chevalier de Walfein avait pu y laisser. Vain projet! Tout mon espoir allait se renverser, et cela en vingt-quatre heures.
»Un soir que Michel venait de se promener, il apperçut beaucoup de monde autour de l'auberge du Paradis; il s'informe: on lui répond que depuis long-temps la police cherche un grand coupable, et qu'on a de violens soupçons sur le jeune étranger qui, depuis quelque temps, habite cette maison, et en sort toutes les nuits par goût, soi-disant, et pour méditer.
»Un coup de poignard n'aurait pas percé plus avant le cœur de Michel, que ne le fit cette nouvelle. C'est un archer même qui lui fait ce récit, et qui, pour le convaincre, lui montre le signalement du fameux voleur qu'il cherche, signalement qui s'accorde parfaitement avec celui de Roger!.... Michel frémit, et demande s'il est pris: il s'est sauvé, lui répond l'archer; mais il ne nous échappera pas!....
»Le pauvre Michel revient tout en tremblant à la maison. La terreur s'empare de ses sens; il redoute les liaisons qu'il a eues avec ce monstre, en lui conduisant Adèle; il ne veut point frapper cette dernière d'un coup aussi violent; c'est à moi, à moi qu'il réserve cette triste confidence et l'aveu de sa faute. Michel ne peut cependant se persuader que le chevalier de Walfein soit le malfaiteur qu'on cherche; mais si cela est, il est prudent d'avertir, d'arrêter sa jeune maîtresse sur le bord du précipice, et c'est ce qu'il va faire.
»Il était tard, j'avais embrassé mon Adèle, et j'allais me retirer dans mon appartement; Michel demande, tout bas, à m'y suivre, à me parler: il est tout défait, Michel; il m'effraie, je lui serre la main, en lui faisant signe de la tête que je suis prête à l'entendre. Il monte, je m'enferme avec lui; et, le cœur serré, comme accablée d'un funeste pressentiment, je lui dis d'un ton de voix étouffé: Qu'avez-vous à m'apprendre, Michel?.... Ah! madame, s'écrie-t-il, en se jetant à mes pieds, je suis perdu, j'ai abusé de votre confiance; j'ai fait le mal sans le vouloir, sans le savoir; mais il en est temps encore; sauvez-la, il en est temps, vous dis-je.—Sauvez-la! qui?....
»Alors Michel m'apprend tout ce que j'ignorais sur l'amour d'Adèle pour Roger, et leurs entrevues; il termine ce récit douloureux par la funeste découverte qu'il vient de faire, et me laisse accablée à la fois sous le poids de la honte, du remords et de la terreur! À peine revenue de mon trouble, je sens qu'il n'y a pas de temps à perdre pour réparer mon imprudence, sauver mon amie, et la mettre entre les bras d'un meilleur surveillant que moi, et je prends sur-le-champ mon parti.
»Nous devions justement, le lendemain, aller nous promener au parc d'Anet, fameux par les amours de Henri et de la belle Diane de Poitiers. C'était une partie arrangée et provoquée même par Adèle: nous devions partir le matin, et ne revenir que l'après-midi; non le soir, car, depuis quelque temps, on parlait beaucoup de vols et d'assassinats dans les environs; nous ne devions pas nous risquer, la nuit, dans une forêt qu'on disait n'être pas sûre même de jour. Je me détermine donc à ne point faire manquer la partie d'Anet, à ne rien dire à mon Adèle de ce que je sais; mais à quatre heures après-midi, Michel nous procurera une calèche bien attelée; nous y monterons nous deux mon amie, et sur-le-champ je prendrai la route de Paris: c'est dans la voiture que je parlerai à mon imprudente Adèle, étonnée sans doute du chemin que je lui ferai prendre; c'est alors que je lui montrerai l'abîme où elle allait se précipiter: si elle me remercie de la conduite que je tiens, je serai trop récompensée; si elle verse des larmes de regret, je braverai ses larmes, et je la conduirai chez son père, chez le marquis de Rosange, à qui je dévoilerai l'erreur de sa fille, et que je supplierai de me pardonner le peu de zèle que j'ai mis à surveiller le bien précieux qu'il m'avait confié; il n'y a que ce parti à prendre, et Michel à qui je donne des ordres en conséquence, sort, bien persuadé que mon projet est le seul qu'on doive exécuter dans une pareille circonstance.
Pénétrée de ces idées, je passe une nuit cruelle; mais le lendemain matin, je reprends ma fermeté, et sais me contraindre, au point d'embrasser mon Adèle avec autant de sérénité qu'à l'ordinaire: je me charge en secret d'une partie de mes effets les plus essentiels; j'emporte même aussi quelques effets d'Adèle, sans qu'elle s'apperçoive d'aucun déplacement, et nous montons dans une petite carriole couverte, destinée dans le pays à des promenades aux environs, et que mon fidèle Michel conduit.
»Adèle fut fort gaie pendant notre voyage, ce qui l'empêcha de remarquer que j'étais fort triste; mais je m'apperçus qu'obligée de traverser la forêt avec nous, elle changea de couleur, et sentit son cœur se serrer, funeste pressentiment du malheur qui nous y attendait tous. J'avais regardé jusqu'alors comme des contes les bruits qu'on répandait de vols et d'assassinats dans cette forêt, percée de plusieurs grandes routes, et d'ailleurs coupée par des petits bâtimens, rendez-vous de chasse des seigneurs qui s'y rendaient souvent; mais je devais revenir de mon erreur, et éprouver la funeste réalité de ce que je considérais comme des fables.
»À peine avions-nous fait une lieue dans la forêt d'Anet, que plusieurs coups de sifflet viennent frapper notre oreille. Une bande de scélérats sort des taillis, et entoure notre carriole avant que nous ayons le temps d'en descendre. Nous jetons des cris perçans, pendant que ces monstres s'emparent de Michel qu'ils contiennent. On nous somme de descendre, et l'on nous menace de nous brûler la cervelle, si nous résistons. Comment descendre; nous sommes presqu'évanouies toutes deux. On nous enlève, on nous porte à terre, et dans l'instant les brigands forment deux troupes, dont l'une s'empare d'Adèle, et l'autre veut m'entraîner au loin.... Me séparer de mon amie, plutôt mourir!.... tel est le cri que nous jetons ensemble, Adèle et moi.
»Pendant que les voleurs, qui n'écoutent point nos cris, nous séparent impitoyablement, ceux qui tenaient Michel, le lâchent par inadvertance: ce pauvre garçon, se voyant libre, et n'ayant point d'armes pour nous arracher des mains des monstres, veut courir vers le prochain hameau, en appelant du secours; deux hommes à cheval paraissent et s'opposent à sa fuite.... Quel est le premier? C'est Roger!.... Michel, qui le reconnaît aussi-bien que moi, s'écrie: Scélérat! on ne m'a donc point trompé! tu es capable de tous les forfaits!
»Roger paraît étonné; il court vers Adèle comme pour la défendre, et dans l'instant, celui qui suit Roger tire un coup de pistolet qui étend, sans mouvement, à ses pieds, le malheureux Michel!....
»Je le vois, je jette un cri, et je tombe sans connaissance dans les bras de mes satellites.
»Hélas! mes yeux ne revoient la lumière que pour être frappés de l'horreur d'un cachot obscur où l'on m'a jetée. Je crois mes sens en proie à l'illusion d'un songe funeste, j'examine, je palpe, je suis éveillée! Oui, c'est bien un souterrain où l'on m'a renfermée; j'y suis seule, seule hélas! Qu'est devenue ma malheureuse Adèle? Qui m'en a privée? a-t-elle perdu la vie comme mon fidèle Michel!.... Ou plutôt.... Dieux, quelle pensée douloureuse!.... L'infâme Roger s'en serait-il emparé? Serait-elle en sa puissance? serait-il, lui-même, le chef, ou le compagnon des misérables qui nous ont attaquées?....
»Je vous laisse, mes amis, calculer le nombre de réflexions cruelles qui vinrent m'assiéger. Je vous demande, s'il est une position plus triste, s'il est état plus déchirant!....
»À peine apperçois-je un rayon détourné du soleil qui vient d'éclairer tant d'horreurs!.... Je me livre à mes regrets, je gémis, je crie, je pleure, j'appelle.... Rien.... Un silence effrayant.... Je passe ainsi deux jours, livrée au plus violent désespoir, sans voir personne, sans autre nourriture qu'un pain grossier et une cruche d'eau, qu'on a déposés en même temps que moi dans cette obscure prison!....
»Enfin, on ouvre mon cachot.... Est-ce la mort qu'on m'apporte, dis-je d'un ton ferme? Non, me répond une voix affectueuse, c'est votre liberté, c'est le bonheur!
»Quelle voix! je la reconnais; oui, c'est celle de Roger. Quoi! m'écriai-je, vous ici, monsieur!—Oui, me répond Roger (car c'était lui); j'ai eu le bonheur de découvrir la prison où ces scélérats vous avaient plongée.... Ils ne sont plus, vous êtes libre, et je viens vous rendre à votre amie.—Adèle....—Est chez moi.—Chez vous!—Avec ma mère.—Votre....—Adèle est maintenant mon.... épouse.—Ciel! elle est?....—Sortez; une voiture nous attend; je vous conterai tout cela: mais allons la rejoindre; elle meurt d'impatience de vous embrasser.
»Étourdie plus que jamais de tant de coups qui viennent me frapper ensemble, entraînée d'ailleurs par le vif desir de revoir mon amie, mon imprudente Adèle, je monte, avec Roger qui me soutient, une vingtaine de degrés, et je me trouve, ô surprise! dans la même forêt d'Anet, à la porte d'un petit pavillon inhabité, et dont mon cachot ne formait qu'une espèce de cave ou de fondation. C'était-là, me dit Roger, que ces voleurs vous avaient renfermée; je les ai découverts, et je les ai fait mettre tous entre les mains de la justice; cette forêt en est purgée.
»Je ne pouvais lui répondre; je ne savais plus, s'il était vertueux ou criminel; je ne savais plus où j'étais moi-même.
»Nous montâmes ensemble dans sa calèche; il commençait à faire nuit: nous voyageâmes pendant plus d'une heure, et nous nous arrêtâmes, dans l'obscurité, à la porte d'une auberge isolée dans la campagne, mais hors de la forêt; et très-peu éloignée d'un village qu'on appercevait au loin.
»Il me raconta en route, que, passant par hasard dans la forêt d'Anet, au moment où les voleurs nous attaquèrent, il eut le bonheur au moins de sauver la vie à la jeune Adèle, ne pouvant m'arracher en même temps des mains des autres brigands qui se sauvèrent à son approche, et m'entraînèrent, évanouie, dans leur repaire. Je l'interrompis là, pour lui reprocher le meurtre de Michel.... Que me dites-vous là, s'écria-t-il! De quelle horreur m'accusez-vous? Ah ciel! moi!.... Ce pauvre garçon! je l'ai tant pleuré!.... C'est mon domestique qui, le voyant courir vers moi, le prit pour un des voleurs qui vous attaquaient, et lui cassa la tête, sans que j'eusse le temps de prévenir ce funeste accident! Enfin, continua-t-il, je mis la jeune Adèle, évanouie comme vous, sur mon cheval, et je la transportai dans cette maison, où je venais retrouver ma mère, ma respectable mère, qui courait, hélas! après un fils dont l'absence allait causer sa mort!.... Adèle, reconnaissante du service que je lui ai rendu, cédant d'ailleurs à la force de mon amour, aux sollicitations de ma mère, m'a donné la main.... Elle vous dira peut-être que j'ai employé quelques violences pour l'obtenir, cette main si chère; mais ne l'en croyez point: et d'ailleurs, un amour impétueux est un tyran qui subjugue, qui entraîne, et peu de femmes savent inspirer une pareille passion.
»Je me taisais, suffoquée par la colère et l'indignation; je ne pouvais concevoir Adèle, ni Roger, ni moi-même!.... Nous entrâmes enfin dans cette auberge, où, dans un appartement écarté, le spectacle le plus déchirant vint frapper mes yeux».
CHAPITRE XI.
EXPLICATION DES NUITS DE LA FORÊT.
«Que vois-je, sur un lit de douleur! mon Adèle presque expirante. Un ecclésiastique est à ses côtés; une vieille femme, sans doute la mère de Roger, lui soutient la tête et paraît sangloter. Ô mon amie, m'écriai-je, en me précipitant sur la main d'Adèle!
»Elle me reconnaît: J'allais mourir, me dit-elle, si je ne vous eusse vue. Vous voilà! vous m'êtes rendue!.... Oh! que vous avez dû souffrir, si, vous avez ressenti ce que j'ai éprouvé depuis notre séparation.—Chère et infortunée Rosange!....—Ma bonne Sophie!—Mon amie!—Prie-les de se retirer: leur présence m'importune.
»Roger verse quelques larmes, et emmène l'ecclésiastique dans une autre pièce: mais la vieille veut absolument rester; elle prétend que sa bru, que sa chère fille ne doit point avoir de secret pour elle. Cette vieille me paraît tellement ridicule, que je ne puis retenir un sourire de mépris dont elle s'apperçoit, et qui va la fâcher si son fils ne l'appelle. Elle sort, en murmurant entre ses dents, et nous laisse seules.
»T'a-t-il appris, Sophie, me dit Adèle?....—Quoi! dois-je croire, ô mon amie, que vous ayez pu consentir à épouser....—Il l'a fallu. Approche-toi, et juge de mon affreuse situation. Roger m'aime; oh! il m'aime de bonne-foi; et moi, je l'adore! que dis-je, oui je l'adorais! tu as ignoré jusqu'à présent ce fatal secret; pardonne, pardonne, ô mon amie! si j'ai fait une faute, une seule faute, hélas! j'entrevois que j'en serai bien punie. Il m'avait vanté souvent les sites du parc d'Anet; je desirais le voir: Eh bien! me dit-il, j'attends ma mère, tel jour; je dois même aller au-devant d'elle: choisissez ce jour-là pour votre promenade; nous nous y rencontrerons peut-être, et j'aurai encore le bonheur de vous voir!.... J'accepte le jour indiqué; je te presse, Sophie, de lier cette partie; tu y consens; et voilà que des voleurs nous attaquent dans la forêt. On te sépare de moi; un homme se présente, c'est Roger; il fond sur les brigands qui me tenaient: Scélérats! leur dit-il, lâchez votre proie, ou vous êtes morts!.... Je ne sais quelle terreur s'empare de ces misérables; ils se sauvent tous, et me laissent, sans mouvement, entre les bras de Roger qui s'empresse, ainsi que son domestique, de me secourir!.... J'ouvre les yeux, et je me trouve devant Roger qui me soutient, assis tous deux sur un cheval que son domestique mène doucement par la bride. Je demande Sophie; on m'apprend que je l'ai perdue, et l'on m'amène ici, livrée aux regrets les plus douloureux. Une femme se présente; une femme âgée et respectable, c'est la mère de Roger; elle veut me consoler, c'est en vain; je ne pense qu'à mon amie, et je pleure!.... Sur le soir on m'apprend la mort de mon pauvre Michel, tué par accident; pour le coup la fièvre s'empare de mon sang qu'elle brûle; on me met au lit, et le transport le plus violent vient agiter mon cerveau.... Hier matin, Roger entre dans cette chambre où sa mère m'avait gardée pendant la nuit; il était suivi d'un ecclésiastique. Roger s'approche de mon lit, tire un poignard.... Je frémis!.... Ne craignez rien, me dit-il, c'est contre mon sein seulement qu'est dirigée cette arme meurtrière, si vous vous refusez à mes vœux. Écoutez-moi, Adèle; je suis noble, mais je suis sans fortune; jamais votre père ne m'accordera votre main.... Donnez-la-moi, cette main précieuse, il me la faut. C'est en présence de ma mère, c'est entre les mains de ce ministre des autels que nous allons jurer de nous aimer comme époux! Adèle, pensez-y bien; je me perce à vos yeux de ce fer homicide, si vous ne consentez sur-le-champ à devenir mon épouse....
»Vous jugez de mon trouble, chère Sophie, continua mon amie! Eh quoi, barbare Roger! tu choisis le moment où, privée de mon amie!.... Est-il possible de persécuter plus cruellement une femme! Roger me presse toujours de consentir à cette union: il tourne le poignard contre son cœur; sa mère veut arrêter son bras: Laissez-moi, s'écrie-t-il, je meurs, si je ne l'obtiens!.... La mère tombe évanouie sur un siége; l'ecclésiastique me presse: Allons, mon enfant, me dit-il, c'est un homme qui vous adore! Voulez-vous être cause de sa mort!.... J'étais malade, ma Sophie: j'étais absorbée par la douleur, je croyais avoir perdue pour toujours!.... Je n'attendais moi-même que le trépas; je voyais un homme prêt à se tuer de désespoir, et je l'aimais!.... Eh bien! lui dis-je, prends donc ta victime: mais tu n'en jouiras pas long-temps; le tombeau te la dispute, et va t'en séparer bientôt.... À peine eus-je achevé ces mots, que la mère recouvre sa raison; Roger se précipite sur ma main qu'il couvre de baisers, et l'ecclésiastique se met à faire je ne sais quelle cérémonie très-courte, après laquelle il nous annonce que nous sommes mariés. Absorbée par tant de secousses à-la-fois, je tombe dans un profond assoupissement, pendant lequel j'ignore, hélas! jusqu'à quel point Roger a pu abuser de ses droits d'époux.... Le soir, je me trouve dans ses bras que je n'ai pas la force de repousser, et l'on me rend à la vie, à l'espoir, en m'apprenant qu'on a découvert les traces des brigands qui vous ont enlevée. Je presse, je supplie Roger; je lui annonce que je meurs s'il ne vous retrouve.... Il me le promet, et ce matin, il se met en route pour vous retirer des mains des malheureux qu'il a dû livrer à la justice. Je vous embrasse enfin, ma Sophie, et vous me revoyez mariée, hélas, loin de vous, sans le consentement de mon père, de mon père que je ne puis plus revoir, jamais!.... Oh! les traîtres, ils ont abusé de ma jeunesse, de mon inexpérience, de mon fol amour, de la faiblesse de ma santé, de tout, de tout! Je suis leur victime, leur esclave! Ils peuvent m'emmener par-tout, faire de moi tout ce qu'ils voudront: je ne leur demande qu'une grace, c'est de ne jamais me séparer de ma Sophie!
»Ainsi parla mon amie, et je vis au trouble de sa narration, au désordre de ses idées, que sa raison était un peu aliénée par tous les coups qu'on venait de lui porter. Vous jugez de l'excès de ma douleur et de mon indignation: je ne doutais pas un moment que la mère de Roger, et peut-être le prêtre lui-même, ne fussent supposés pour abuser de la crédulité d'une enfant. Je soupçonnai même le perfide Roger d'avoir arrangé le complot des voleurs dont il était peut-être parfaitement connu. Toutes ces idées se présentèrent en foule à mon imagination, et me pénétrèrent d'une secrète horreur; mais le mal était fait; mon amie était déjà assez accablée: pouvais-je ulcérer encore son cœur en lui faisant part de mes conjectures? c'eût été l'achever! Je me contentai, pour le moment, de la consoler, d'adoucir ses regrets, de veiller sur sa santé, de contribuer, par ma présence, qui lui était si chère, à son rétablissement, et je me promis d'attendre du temps et de mes remarques, pour être sûre de la perfidie de Roger, ainsi que de ses complices, d'en faire part alors à mon amie, et de prendre ensemble un parti.
»Lorsque je me trouvai seule avec Roger, je lui fis tous les reproches que méritait sa conduite, sans toutefois lui faire connaître les soupçons que je formais sur sa prétendue mère, et sur ses liaisons avec les voleurs de la forêt. Il convint, avec moi, qu'il avait choisi une circonstance peu favorable pour engager Adèle à lui donner sa main; mais il se rejeta sur la violence de son amour. Maintenant, ajouta-t-il, elle est ma femme; vous êtes son amie, je vous laisse libre de rester en France, ou de l'accompagner; mais je vous avertis que je l'emmène en Allemagne, ma patrie, et que nous partons après-demain.
»Roger se retire après ce peu de mots, et me laisse pétrifiée.... Il l'emmène en Allemagne, et sans revoir son père! Son père! qu'ai-je dit osera-t-elle se présenter à ses regards, l'oserai-je moi-même? n'est-ce pas à moi qu'il a confié sa fille? ne m'a-t-il pas rendue responsable de ses mœurs et de sa main dont elle a disposé?.... Jamais, jamais je ne pourrai supporter le poids de sa colère.... Que dois-je donc faire?.... accompagner par-tout mon Adèle, écrire à son père, et sur-tout tâcher de faire différer le départ de Roger. Ce parti pris, j'écris à monsieur de Rosange; je lui avoue la faute de sa fille, mes torts, et je lui fais part du voyage projeté par l'époux d'Adèle; cet époux perfide, je le lui nomme, et je l'engage à employer tout son crédit pour faire rompre ce mariage, sans doute illégal; je lui promets de lui donner souvent de nos nouvelles, et de lui faciliter tous les moyens de reprendre les droits qu'un père doit avoir sur sa fille.
»Quand cette lettre fut faite, je pris le parti d'attendre qu'il passât un voiturier quelconque pour l'en charger, n'osant pas la confier aux gens de Roger, gens d'assez mauvaise mine d'ailleurs, ni aux valets de l'auberge, dans la crainte qu'elle soit interceptée. Je ne dis pas non plus à mon amie que je venais d'écrire à son père, et, comme elle était très-faible, j'espérai gagner quelques jours auprès de Roger pour l'engager à différer son voyage. Vain espoir! Le même soir Roger rentra pâle, égaré et entièrement défait. Sa prétendue mère lui demanda ce qu'il avait, il ne lui répondit pas; mais il nous déclara à tous que cette nuit même nous partions pour l'Allemagne. En vain lui représentai-je qu'Adèle et moi nous avions des affaires à terminer en France, qu'il fallait absolument que je retournasse à ma maison de Dreux, où j'avais des effets précieux.... Retournez-y, me répondit-il brusquement: je n'ai pas besoin de vous; mais pour Adèle, elle ne me quittera pas: elle peut se passer d'ailleurs de vos effets et des siens; j'ai là-bas des moyens de fortune suffisans pour elle, pour vous et pour moi.
»Adèle lui fit à son tour mille objections qu'il n'écouta point; elle pleura, parla de son père; il lui tourna le dos, et fut s'enfermer avec huit à dix hommes d'une figure repoussante, et qui, comme lui, devaient faire, mais séparément, le voyage d'Allemagne. Quand je fus seule avec Adèle, je crus qu'il était temps de frapper les grands coups, afin de l'engager à fuir avec moi, à nous échapper des mains de Roger par tous les moyens possibles. Je lui fis donc part, et des renseignemens donnés à Michel sur un fameux voleur, à l'hôtel du Paradis, renseignemens qu'elle ignorait, et de toutes mes conjectures sur l'aventure de la forêt, sur la mère, sur l'ecclésiastique qui ne paraissait plus dans la maison, et que j'avais tout lieu de croire des gens supposés. Adèle m'écouta avec la plus grande attention: elle frémit d'abord; mais bientôt elle me calma, et chercha même à détruire tous mes soupçons. Que tu es injuste, me dit-elle, Sophie! peux-tu penser de pareilles horreurs d'un homme que je ne crois pas d'ailleurs très-délicat, mais que je jure être incapable de tant de bassesses! Les voleurs de la forêt, c'est lui qui les a chassés, qui m'a sauvée, arrachée de leurs mains, et tu supposes!.... Ah! Sophie, Sophie, je ne reconnais là ni ton cœur ni ta raison! Il est vrai que sa mère me paraît être une vieille folle, sans usage comme sans éducation; il est vrai aussi que Roger est un homme très-dissimulé, qu'on ne sait rien de ses affaires; que je n'ai jamais rien compris à son arrivée dans cette auberge, où se trouvent, à point nommé, sa mère et un ecclésiastique: il est encore vrai que tout est mystérieux dans sa conduite, comme dans le genre de monde qu'il fréquente; mais si cet homme est dissimulé, est-ce une raison pour le croire un vil scélérat? il m'aime, Sophie, et l'amour n'entre point dans le cœur des êtres dégradés par le crime.
»Ainsi me parlait Adèle. Adèle était prévenue, aveuglée par l'amour! Je renonçai au projet de lui faire entendre raison, et même à celui de l'engager à fuir son séducteur. Elle pleurait, elle parlait de son père qu'elle ne reverrait jamais, des mânes de sa vertueuse mère qu'elle outrageait dans son tombeau: elle sentait tout le poids de sa chaîne; mais elle était déterminée à la porter. Malheureuse! elle me forçait à la consoler, quand mon seul projet était de l'éclairer.
»Que vous dirai-je enfin? Nous partîmes à minuit, et nous quittâmes pour jamais la France, où nous abandonnions un père, qui bientôt devait accuser sa fille, m'accuser moi-même, et mourir de douleur.... Nous n'étions que quatre dans la voiture: Roger, sa mère, mon Adèle et moi. Mon Adèle, faible et souffrante encore, me faisait craindre à tout moment qu'elle ne pût supporter les fatigues du voyage. Elle les souffrit enfin, et je vous abrégerai tous les détails fastidieux d'une route longue et souvent coupée par des repos, pour vous faire arriver avec nous à Vienne en Autriche, où nous séjournâmes quelque temps. Roger, qui avait pris un tel ascendant sur nous, que d'un seul regard il nous subjuguait, nous avertit que nous partirions sous quelques jours pour Prague, où il comptait se fixer. Tant que nous fûmes à Vienne, nous ne le vîmes presque point; il sortait avant le jour, et ne rentrait que le soir, souvent très-fatigué, et presque toujours accompagné de quelques étrangers avec lesquels il s'enfermait pendant une partie de la nuit. Cette conduite qui confirmait mes horribles soupçons, fit aussi trembler son épouse; elle lui en fit des reproches: il lui répondit qu'en temps et lieu elle saurait ses secrets. Nous partîmes enfin pour Prague, où nous passâmes huit jours, pendant lesquels Roger se conduisit comme à Vienne. Pour cette fois Adèle, qui dissimulait ses terreurs avec moi, m'ouvrit tout-à-fait son cœur; elle m'avoua, en versant un torrent de larmes, qu'elle craignait que ce que je lui avais dit en France ne fût que trop vrai. Ce n'était pas le moment de lui faire des reproches de son peu de confiance, je fis tous mes efforts pour la rassurer; mais le moment approchait qui devait éclaircir tous nos doutes.
»Une nuit, nuit d'horreur et d'effroi, Roger nous éveilla brusquement. Il faut partir, nous cria-t-il, et vous préparer à un nouveau genre de vie.... Nous frémissons.... À peine habillées, il nous fait monter, sans dire un seul mot, dans une espèce de chaise à porteurs. Une troupe d'hommes à cheval, et armés jusqu'aux dents, nous entoure: Roger lui-même se met à leur tête, et, après plusieurs heures de marche, nous arrivons dans une forêt. Un souterrain devient notre asyle, et Roger nous annonce qu'il est nommé chef d'une troupe d'indépendans. Adèle, tremblante, a la naïveté de lui demander l'explication de ce mot; il la lui donne en riant, et le rideau qui voilait ses crimes tombe tout-à-fait devant nos yeux.
»Je ne vous peindrai point notre douleur, celle d'Adèle sur-tout, dont la crédulité nous avait toutes deux entraînées dans cet abîme.... Il n'y avait plus de moyen d'en sortir! Nous étions tout-à-fait en sa puissance, nous étions perdues sans ressource!.... La prétendue mère de Roger n'était plus qu'une vieille femme qui servait la troupe; l'ecclésiastique lui-même était le chef d'une de ses brigades. Adèle avait été trompée, je m'en étais apperçue; mais son peu de confiance en moi, et ma tendresse pour elle nous avaient égarées toutes deux. Il n'était plus possible de compter sur la protection de M. de Rosange, ma lettre était encore dans mon portefeuille; et quand il l'aurait reçue, aurait-il eu des droits, en pays étranger, sur un homme qui faisait trembler tous ceux qui osaient l'approcher?
»Passons rapidement sur les tableaux horribles qui frappèrent nos yeux pendant près de trois ans que nous passâmes à gémir au milieu d'une troupe de brigands, qui changeaient à tout moment de repaire, et des mains desquels il était impossible d'échapper.... Depuis quinze mois Adèle était devenue mère, et les soins qu'elle donnait à son enfant pouvaient seuls adoucir un peu l'amertume de notre position. Je dois dire que Roger adorait toujours Adèle, et qu'il chérissait son fils: c'est lui qui avait fait faire ce portrait, que je possède, au fond d'une boîte d'or, où vous l'avez vu, appuyé contre un arbre, et regardant Adèle qui nourrit son fils. Le monstre avait fait écrire au bas: Je sais aussi connaître la nature. Adèle, désolée, avait ajouté à cette boîte l'autre portrait où l'on voit, sur le berceau de son fils, ces mots: Un malheureux de plus! Adèle détestait ce scélérat, et ne le voyait que pour lui reprocher sa séduction et ses crimes. Roger était violent, et malgré sa passion pour mon amie, il la menaçait souvent de lui arracher la vie, si elle persistait dans la haine qu'elle paraissait lui avoir vouée: l'infortunée alors lui découvrait son cœur, en lui disant: Frappe! je préfère la mort au crime de vivre avec toi.
»Voilà les scènes douloureuses qui se répétaient tous les jours sous mes yeux.
»Adèle savait que Roger ne chérissait son fils que dans l'intention d'en faire par la suite un brigand tel que lui. Cette pensée la faisait frémir ainsi que moi. J'ai vu même, oui, j'ai vu des momens de désespoir où cette mère égarée était sur le point de poignarder son fils, à la seule pensée qu'il pourrait devenir un scélérat comme son père!.... Osons, lui dis-je un jour, osons dérober cette innocente créature au crime qui l'entoure et qui l'attend: auras-tu le courage, ô mon amie! de te priver de cet enfant, pour qu'il soit vertueux?
»Adèle m'embrasse, et me répond qu'elle sacrifiera tout, son amour, ses droits de mère, pour le bonheur de son fils; et dès cet instant, je cherche les moyens de le soustraire à son père. Adèle, épuisée par la douleur, n'avait plus qu'une existence fragile: à tout moment je craignais de la voir expirer dans mes bras. Son fils, très-faible pour son âge, avait eu besoin jusqu'à ce moment du lait maternel; mais il pouvait maintenant s'en passer; et s'il perdait sa mère, je prévoyais que je ne pourrais jamais l'arracher des mains de son père, qui l'éleverait dans ses affreux principes. Adèle ne pouvait point se sauver de la forêt, à peine pouvait-elle se soutenir sur un siége, et d'ailleurs elle était trop surveillée par Roger, trop connue des brigands: moi, je ne pouvais l'abandonner. Je me déterminai donc à livrer l'enfant au premier étranger; mais comment en trouver un assez sûr?.... Le hasard me servit. Sur la fin d'une nuit d'orage, j'apperçus un homme endormi dans un des obscurs souterrains qui communiquaient à ceux que nous occupions dans la forêt de Kingratz, où nous étions alors. Cet homme endormi, c'était vous, monsieur le baron; au milieu d'un rêve qui agitait vos sens, vous parliez d'enfant, d'adoption; j'examinai vos traits, ils portaient tous les signes de la probité: la plus douce confiance vient rafraîchir mes sens. Oui, me dis-je, voilà l'étranger généreux que je cherche.... J'écris sur des tablettes, et me retire; un instant après je viens chercher votre réponse, et la porte à mon Adèle. Cette tendre mère frémit d'abord de l'idée d'être séparée de son enfant mais bientôt les fortes raisons qui lui commandent cette privation l'emportent sur la tendresse maternelle: elle me laisse la maîtresse de conduire cette intrigue secrète et délicate.
»Il y avait, parmi les brigands, un jeune homme, jadis doué de quelques talens, et qui m'inspirait plus de confiance que les autres; c'était lui qui avait fait le portrait d'Adèle, celui qui couvre la boîte à double fond que vous connaissez; je le mis dans mes intérêts, et je n'eus pas lieu de m'en repentir. Ce fut lui qui veilla sur vous pour vous garantir des attaques de ses camarades; ce fut lui qui vous porta l'enfant dans le souterrain; pauvre petit innocent! je l'avais richement habillé. J'avais mis au fond de sa barcelonnette le portrait que sa malheureuse mère avait fait faire, à Dreux, pour le marquis de Rosange; mais pour son nom et sa naissance, je ne pouvais les confier à l'étranger qui s'en chargeait, il l'eût repoussé loin de lui!....
»Ce fut encore mon fidèle confident qui vous conduisit par le bras, la troisième fois que vous vîntes à la forêt, et qui vous fit entrer chez Adèle, où, sans lumière, vous remîtes l'enfant sur le sein maternel. Vous savez toutes les particularités de votre adoption, je ne vous les répéterai point; il me suffit d'avoir éclairci ce qui pouvait se rencontrer d'obscur dans votre récit. Heureusement que vous ne revîntes point le lendemain avec l'enfant; car il n'aurait plus retrouvé sa mère. Le barbare Roger, troublé par quelques inquiétudes que lui donnent les troupes de l'empereur qui l'investissent, entre chez Adèle; il lui demande à embrasser son fils. Tu ne le reverras plus, lui répond avec fierté mon amie. Je l'ai soustrait à tes infâmes projets; il ne sera point un monstre tel que toi.—Malheureuse! où est-il?—Je l'ignore.—Eh quoi! je ne reverrai plus mon fils!—Jamais! et si quelque homme généreux n'avait pas voulu s'en charger, mon fils eût péri; pour lui épargner l'exemple et les crimes de son père, ce fer lui eût percé le sein.
»Adèle montre à Roger un poignard qu'elle tenait caché. Roger, furieux, s'écrie: À ton fils, barbare! tu aurais pu l'immoler; tiens, meurs toi-même, mère dénaturée, meurs!....
»Le monstre saisit le poignet d'Adèle, encore armé du fer meurtrier, le tourne vers le sein de cette femme éperdue, et se sert de la main même de l'infortunée pour la poignarder. Je jette un cri terrible, et déjà l'assassin est sorti pour aller commettre de nouveaux forfaits.... Je cherche tous les secours que je peux trouver, et je les prodigue à mon amie, qui, baignée dans son sang, n'a pas encore perdu l'usage de la parole. Je meurs, me dit-elle, plus malheureuse que ma mère, mais aussi plus coupable! C'est moi, moi qui ai dirigé le coup affreux qui me tue aujourd'hui; je me suis perdue, et j'ai perdu avec moi la plus tendre amie. J'ai fait mon malheur ensemble et le tien, ô Sophie! Jure-moi, jure-moi, sur ce fer encore sanglant, de ne révéler à personne mes fatales erreurs; jure-moi que sur-tout mon père, le vertueux, le généreux Rosange, les ignorera toujours! J'ai déshonoré son nom, qu'il m'a donné avec la bonté la plus touchante. Que mes fautes, que mes malheurs, tout s'ensevelisse avec moi dans la tombe! Ne fais point rougir le front d'un père de l'association honteuse que sa fille a formée avec le plus vil des scélérats! Sophie! oh! prononce le serment que j'exige; il adoucit mes remords, il me plonge seule et toute entière dans la tombe!....
»Je le prononce en pleurant, ce serment sacré, et elle continue: Si jamais tu retrouves mon fils, sers-lui de mère, ô mon amie! mais ne lui raconte jamais mes malheurs! Qu'il ignore sa naissance: s'il est vertueux, elle ferait son supplice; mais si quelque hasard la lui fait découvrir, s'il doit à sa mère le malheur de sa vie entière, dis-lui qu'il ne la maudisse point, cette mère malheureuse! Si le sang d'un monstre coule dans ses veines, dis-lui que celui de sa mère peut en épurer la source, et qu'elle a expié, par sa mort, le crime de lui avoir donné la vie.
L'infortunée Adèle, satisfaite de la promesse que je venais de lui faire de ne révéler ses malheurs à personne, pas même à son père, vit s'avancer la mort sans effroi; elle en, adoucit les momens par quelques devoirs pieux; mais enfin elle expira vers le soir dans mes bras, et dans le moment même où j'entendis se livrer un combat sanglant dans les premiers souterrains de la forêt: c'est à ce combat que vous eûtes le bonheur de vous sauver, M. le baron. Roger, d'abord enveloppé par les troupes impériales, fut secouru à temps par les siens, et parvint à se réfugier dans l'intérieur des souterrains. À peine sorti du danger qu'il vient de courir, il demande des nouvelles d'Adèle: on ne lui répond point; il entre chez elle, et ne trouve plus qu'un cadavre; le désespoir et le remords égarent ses sens; il s'accuse, il maudit Je jour; il croit ranimer son amante du feu de ses lèvres brûlantes: elle est glacée!.... Il s'écrie: Qu'on cherche madame Germain! qu'on me la trouve! qu'elle me rende au moins mon fils! elle seule sait où il est, mon fils! qu'elle me le rende, et que sa vue me dédommage de la perte d'une femme que j'ai adorée, et dont la haine m'a porté au dernier degré de férocité!....
»Heureusement pour moi, j'avais fui ce lieu de douleur; et, guidée par mon fidèle confident, qui connaissait les routes de la forêt, j'étais déjà libre et en sûreté dans une chaumière isolée, et cachée à tous les regards. J'y passai une nuit cruelle, et mon guide, qui revint le lendemain, me dit que je n'avais plus d'autre parti à prendre que de quitter le pays. Roger était furieux de ma fuite; il voulait que je lui rendisse son fils, et jurait que par-tout, en tout temps, il me poursuivrait et me découvrirait. Voilà le motif des persécutions que j'ai éprouvées, et que j'éprouve encore de sa part. Je suis essentielle à son bonheur, dit-il toutes les fois qu'il croit me saisir; c'est qu'il espère que je lui donnerai des nouvelles de son enfant, le seul bien qu'il ambitionne après avoir perdu sa mère.
»Tel est, mes amis, le récit exact des aventures de mon amie, de la mère de Victor: j'ai dû vous les raconter, j'ai dû empêcher un parricide; j'ai fait mon devoir; c'est à vous, M. le baron, à prendre un parti digne d'une ame grande et généreuse comme la vôtre; nous attendons tout de votre cœur, et de votre tendresse pour votre fils adoptif, pour le fils de la malheureuse Adèle».
Fin d'une seule faute, Nouvelle.
CHAPITRE XII,
TRÈS-COURT, MAIS QUI PROMET.
Madame Germain, que nous n'appellerons plus madame Wolf, jugea à propos de terminer là son récit; elle pouvait avoir encore quelques aventures à raconter; mais ces aventures lui étaient particulières; elles n'avaient plus le même intérêt pour ses auditeurs, puisqu'il n'était plus question que de ses voyages, jusqu'au moment où elle revint en Hongrie. Ce fut alors qu'elle se chargea de l'orphelin Hyacinthe, fils d'un bon fermier qui lui avait donné l'hospitalité, et qu'il lui arriva, dans un chemin de traverse, l'aventure qui lui valut un asyle dans le château de Fritzierne. Elle n'avait changé de nom que pour se soustraire aux recherches de Roger, qui avait juré de l'atteindre en quelque lieu qu'elle se retirât; et par un effet funeste de la bizarrerie du sort, tout ce qu'elle avait fait pour s'éloigner de son tyran, l'avait justement ramenée au point d'où elle était partie; elle se retrouvait près de Roger, occupée de Roger, du souvenir de son épouse, des intérêts de son fils; enfin, tout ce qui lui était arrivé depuis seize ans ne lui paraissait plus qu'un songe qui trouble vos sens pendant une nuit agitée, et vous rend, au réveil, aux coups du sort qui vous accablait la veille.
Madame Germain cessa donc de parler, et Victor attendri, se saisit encore une fois d'une de ses mains, qu'il couvrit de larmes et des baisers de la reconnaissance. Il appela cette femme généreuse sa seconde mère, et Clémence elle-même la remercia de lui avoir conservé son ami, et d'avoir soustrait ses premiers ans, au crime et au malheur qui assiégeaient son berceau. Madame Germain les embrassa tous deux, et les remercia de leur amitié, avec cette douce modestie que donne toujours l'assurance où l'on est que l'on n'a fait que son devoir.
Pour le baron, il garda quelque temps le silence, et le rompit enfin, pour faire quelques réflexions morales sur les événemens singuliers qui avaient fait le tourment de madame du Sézil, et celui de sa fille Adèle. Il appuya sur-tout, devant Clémence, sur les malheurs auxquels s'exposent les jeunes personnes qui, manquant de confiance envers leurs parens ou leurs amis, se livrent aveuglément au charme trompeur des passions, et ne calculent jamais les suites des fausses démarches auxquelles elles se laissent entraîner. L'amour, ajouta-t-il l'amour porte un bandeau sur ses yeux; c'est à la raison à le guider par la main c'est à la sagesse à régler ses pas et ses actions. Jeunes gens, jeunes gens! vous méprisez les sages conseils d'un père ou d'une mère tendre; mais vous aurez des enfans à votre tour, et vous serez obligés de leur dire ce que nous vous avons en vain répété mille fois; vos enfans ne vous écouteront peut-être pas plus que vous ne nous avez écoutés; car c'est le sort des ingrats de faire à leur tour des ingrats, et le ciel nous punit souvent dans nos enfans des chagrins que nous avons causés à notre vieux père....
Quand le baron eut prononcé ces mots, il se tourna vers Victor, qui devint tremblant comme un homme qui attend son arrêt. Le baron s'apperçut de son trouble, et se hâta de le faire cesser en lui prenant la main, et en lui disant avec le ton de la plus tendre affection: Mon cher Victor, mon cher fils, ne crains rien; ose lever les yeux sur un bienfaiteur, et non sur un juge rigide. Tes malheurs ne viennent point de toi, ta naissance n'est point ton crime; mais il est vrai qu'elle peut nuire à ton bonheur. Il est un moyen d'en réparer les torts: écoute-moi, je vais te dire le projet que j'ai formé, et dont je t'ai donné quelque idée avant que madame Germain commençât son intéressant récit. Écoute-moi bien; tu vas juger de toute ma tendresse pour toi, et du desir que j'éprouve de te voir l'époux de ma fille.—L'époux de Clémence, interrompit Victor! quoi! je pourrais espérer encore?....—Oui, tu le peux, mon ami, reprend le baron; mais prête-moi toute ton attention.
Il se fait un grand silence, et le baron continue: J'ai vu Roger, je l'ai vu assez pour me former, sur son caractère, une façon de penser que le récit de madame Germain vient encore de confirmer. Roger a de rares qualités au milieu des vices affreux qui le poussent vers le crime; Roger est ferme, entreprenant, courageux, actif, et même capable de quelques procédés généreux. Cet homme s'est fait une habitude de son état, mais il n'est pas possible qu'au fond de son cœur il ne souffre, il ne gémisse des extrémités auxquelles lui et ses gens se livrent journellement; il doit être las du brigandage, et peut-être la tranquillité, l'aisance et la pratique des devoirs sociaux, ne lui seraient-elles pas étrangères après vingt ans d'une vie troublée, agitée par la crainte, par les remords, et que l'échafaud a réclamée cent fois. Je ne sais si je m'égare, mais il me semble tout simple de croire que Roger, fatigué du crime, peut y renoncer, pour le calme de sa conscience et la sûreté de sa vieillesse; et encore, ce que ne pourraient point faire la raison ni le remords, il est possible que la nature l'obtienne de lui. Madame Germain nous a dit qu'il brûlait de retrouver son fils, et qu'il était disposé à l'accabler de toute la tendresse d'un père; il est possible qu'en calculant les tourmens que son horrible état cause à ce fils chéri, il y renonce, à cet état vil et flétrissant; il est possible qu'il renonce au crime pour assurer le bonheur de la vertu.... Va le trouver, Victor, rends-lui son fils pour un moment; dis-lui qu'il ne tient qu'à lui de se réunir pour sa vie au fils d'Adèle; dis-lui que tu adores ma fille, mais que tu n'obtiendras mon aveu pour l'unir à toi, que du moment où il aura quitté son infâme métier: j'oublierai ce qu'il fut en faveur de ce qu'il consentira à devenir; mais comme je sens qu'il me serait impossible de me lier avec un homme comme lui, ni de l'avoir sous mes yeux, je lui donnerai une terre que je possède à vingt lieues d'ici; il ira l'habiter sous un autre nom; et s'il tâche, par quelques vertus domestiques, de faire oublier Roger, je me ferai à mon tour illusion sur lui, sur ta naissance; et mon gendre, ainsi que son père, n'entendront jamais sortir de ma bouche le plus léger reproche. Qu'en penses-tu, Victor? puis-je faire davantage? En vérité, il me semble que c'est pousser un peu loin le mépris des préjugés, et même du point d'honneur qui doit présider à tous les établissemens des familles vertueuses. À mon âge, d'après ma conduite et mes principes, on tient un peu au respect humain, à tous les usages qui forment la bonne société, et qui lient entre eux tous les habitans d'une vaste contrée. Je te l'avais dit; que ton père fût indigent et sans naissance, peu m'importait; mais j'exigeais qu'il fût vertueux, et il ne l'est pas. Celui-là déroge vraiment qui s'allie au vice, et je ne puis.... je ne pouvais du moins donner ma fille au fils du plus grand coupable. Je fais encore un effort sur moi-même, et je le fais pour toi, pour toi que j'aime, et que je ne puis abandonner au désespoir de renoncer à une passion que j'ai nourrie moi-même dans ton sein.... Que ton père rentre dans la société dont il fut le fléau; qu'il change de nom et de mœurs; je ne le verrai point, mais je pourrai me dire: Roger n'est plus, et le père de Victor ne fait pas rougir mon front, ni celui de mes enfans. Va donc le trouver, Victor; aborde-le avec cette fermeté, ce noble orgueil, que doit conserver la vertu en présence du vice; attaque avec sensibilité son cœur paternel, si tu le trouves ouvert à tous les sentimens de la nature; ou bien, s'il est mort pour ces tendres sentimens, parle-lui comme un homme qui a le droit de reprocher à un autre homme de lui avoir fait un présent funeste en lui donnant la vie, puisqu'il a répandu sur cette existence malheureuse l'amertume, la honte et l'opprobre.
Le baron de Fritzierne se tait, et Victor se livre avec délices à l'espoir consolant qui vient tout-à-coup charmer ses souffrances. Ah! monsieur, s'écrie-t-il! que de bontés, que de tendresse! Quoi! vous voulez bien encore?.... Oui, monsieur, oui, je la soumettrai, cette ame fière et rebelle! Clémence, nous serons heureux!.... Je le verrai, il rougira, il me suivra; oh! oui, je réponds qu'il renoncera à tout pour moi, pour lui-même! Oui, Roger, ton fils te serrera dans ses bras, si tu réponds à ses vœux; ou, si tu lui résistes, il jure ici, par Clémence, qu'il deviendra ton plus cruel ennemi: tous les liens de la nature, il saura les rompre, si tu ne sais les resserrer! ces titres de père et de fils, si respectables quand ils sont liés par les mœurs, l'éducation et la reconnaissance, ne sont plus que de vains prestiges quand ils sont séparés par l'infamie! Tu me verras, Roger, et tu connaîtras la différence du sang qui coule dans nos veines; la voix du mien brûle de se faire entendre de toi, et j'en avouerai la source si je la trouve disposée à s'épurer.
Le baron, enchanté de cette exclamation de Victor, lui serre la main en le regardant avec tendresse. J'aime, mon fils, lui dit-il, j'aime cet élan généreux. Avec cette noble fierté, tu dois être sûr de ton succès; mais, je te l'avoue, je le veux tout entier, ce succès qui doit faire notre bonheur à tous. Point de capitulation avec les criminels; il faut qu'il te cède sur-le-champ, ou que tu renonces pour jamais à la main de Clémence. Le monstre pourrait temporiser, te garder près de lui, et.... ciel! quelle horreur! s'il allait nourrir l'espoir de te plonger dans ses excès, de former en toi un complice ou un successeur!.... Tu détournes tes yeux indignés, ton ame se soulève à un pareil soupçon; pardon, cher Victor! tu me connais, tu sais quelle estime j'ai pour tes principes, pour ta probité: elle est sûre, ta probité! elle saura résistera tous les genres de séduction.... Tu donneras quelques jours à un père, ou tu fuiras sur-le-champ un brigand; mais, je te le répète, et cette résolution de mon esprit est irrévocable, si tu ne réussis point, si Roger dédaigne mes offres et ton bonheur, tu ne reverras jamais ma fille. C'est à moi que tu viendras confier tes regrets, et c'est moi qui songerai alors à te faire une existence douce, mais loin de moi, loin de nous, et pour la vie!
Victor entend à peine ces derniers mots du baron, qui les prononce avec une fermeté froide, tranquille, et qui annonce un parti bien pris; Victor n'est occupé que des moyens qu'il prendra pour attaquer le cœur de Roger: il en trouve mille, dont le moindre est immanquable. Il est sûr de réussir, Victor; et Clémence, qui est intéressée autant que lui à cette importante négociation, partage son espoir, en voyant son air d'assurance. Pour madame Germain, elle se tait: elle ne peut deviner l'impression que fera sur Roger la vue de son fils, et craint de hasarder son jugement.
Ainsi, il est décidé que, demain, Victor ira trouver son père! quelle destinée l'attend dans le camp des brigands! quelles aventures le destin lui prépare-t-il dans ce repaire du crime et de la scélératesse! S'il n'obtient rien d'un vieillard inflexible, il est perdu, et ne retournera pas au château de Fritzierne pour en être banni; mais s'il parvient à changer le caractère de Roger, il devient heureux, et son roman finit.... Voyons, attendons les événemens qui vont se multiplier dans le volume suivant, et laissons tous nos héros prendre un moment de repos, après une nuit et une journée si agitées. Moi-même, que leurs malheurs ont singulièrement attendri, en les retraçant sous les yeux de mes lecteurs, je sens le sommeil peser sur ma paupière: ma veille a été longue; trois heures sonnent, la nuit s'enfuit devant l'aurore qui déchire ses voiles sombres; le jour naissant éclaire le sommet des maisons qui entourent mon simple manoir; la clarté vacillante de ma lumière pâlit devant les rayons lumineux qui annoncent le retour du soleil. C'est l'heure où l'homme de lettres quitte son manuscrit pour se livrer au repos; mais les tableaux qu'il vient de tracer vont se peindre à son imagination pendant son sommeil; et s'il a chanté la vertu, il est doux pour lui qu'un songe favorable le reporte encore au milieu de ses héros!
fin du tome second.