Victor, ou L'enfant de la forêt
VICTOR,
OU
L'ENFANT DE LA FORÊT;
PAR
M. DUCRAY-DUMINIL,
Auteur de Lolotte et Fanfan, d'Alexis,
des Petits
Montagnards, &c.
Qui le consolera, l'infortuné?.... Sa vertu!
TOME TROISIÈME.
À PARIS,
Chez Le Prieur, Libraire, rue de Savoie,
nº. 12.
AN V.—1797.
CHAPITRE PREMIER.
PRÉSENT D'AMOUR QUI DOIT JOUER UN RÔLE.
Ô vous! célèbres romanciers allemands et anglais! toi, chantre éloquent des passions de Werther; toi, Goëthe; toi, Schiller; vous tous, conteurs estimés qu'on recherche pour la nouveauté des idées, le merveilleux des situations, le dessin des caractères et la force de l'intérêt, venez, venez faire résonner ma faible lyre, venez me prêter vos pinceaux pour achever les tableaux qu'il me reste à retracer à mes lecteurs; c'est ici que j'ai besoin de votre plume brûlante, et de votre narration rapide; c'est ici que votre inspiration m'est nécessaire pour continuer les aventures singulières de mon Victor: il va entrer dans une nouvelle carrière; et sa vertu, ferme et constante au milieu des efforts qu'on va faire pour la corrompre, a besoin d'un peintre plus habile et plus exercé que moi.... Mais que dis-je? vous, auteurs distingués que j'invoque, vous avez fait des romans, vous avez créé, inventé; il était facile à votre imagination riche et féconde d'amonceler des événemens, et de mettre par-tout l'illusion à la place de la réalité, le vraisemblable à côté du vrai.... Moi, j'écris une histoire véritable; je suis obligé de me renfermer dans les bornes qui me sont prescrites; je ne puis rien changer, rien altérer à mon ouvrage, si je veux être cru de mon lecteur: quelque simples que soient mes récits, ils mériteront sa confiance, son indulgence; et j'aurai du moins le mérite d'avoir su tirer de l'oubli les vertus, la constance, la fermeté et la résignation d'un jeune homme que les coups les plus imprévus d'une fortune injuste et cruelle vont attaquer successivement.
Victor passa une nuit agitée par la crainte et l'espérance: il sentit que, de la démarche qu'il allait faire, dépendait le sort de sa vie entière; il s'agissait d'obtenir Clémence ou de la fuir pour jamais. La fuir! il en avait eu déjà l'intention; il avait même essayé de s'éloigner d'elle: il en aurait eu la force alors; c'était lui seul, c'était sa seule délicatesse qui s'opposait à son bonheur. Il avait d'ailleurs l'espoir de revenir, de la revoir un jour; mais à présent, c'est une fatalité invincible qui le poursuit: il est malheureux, non par lui, mais par le hasard de sa naissance: s'il fuit Clémence, il la fuit la honte et la rougeur sur le front.... Il est le fils d'un vil criminel.... il lui semble qu'il porte sur ses traits le sceau de l'infamie et de la réprobation.. Cependant il est possible qu'il triomphe de Roger, il est vraisemblable même qu'il le rendra, sinon à la vertu, du moins à l'expiation du crime, à l'obscurité du remords. Alors, il revient, il épouse Clémence, et tous ses malheurs sont terminés. C'est à cette dernière idée que Victor doit s'arrêter; elle est plus naturelle, elle rit mieux à son imagination: oui, Victor sera heureux, il le sera!....
Telles sont les réflexions qui agitent son esprit jusqu'au moment où Clémence demande à lui parler.... Clémence n'a pu reposer de la nuit: elle a essayé de fermer les yeux; mais un songe affreux est venu glacer ses sens.... Elle a vu Victor enchaîné comme un vil criminel. Roger le serrait dans ses bras; tous deux frappaient les voûtes sombres d'un cachot de leurs lugubres gémissemens: des torches funèbres venaient tout-à-coup éclairer ce lieu sinistre: elle entendait crier: Lequel des deux faut-il immoler? Des bourreaux s'emparaient de Roger, de son fils, et ce Victor, qu'elle chérissait, disparaissait dans les airs, entraîné par un monstre ailé qui semblait vouloir le dévorer....
Clémence, éperdue, s'était réveillée en poussant des cris affreux, et elle venait chez son bien-aimé pour chercher des consolations. Je n'essaierai point de peindre une scène de tendresse bien naturelle entre ces deux amans: Clémence fondait en larmes; il lui semblait qu'elle voyait Victor pour la dernière fois, et l'arrêt du baron de Fritzierne lui paraissait injuste et barbare. Clémence n'espérait pas que Victor gagnât le farouche Roger. Elle n'avait pas assez d'expérience, ni de connaissance du cœur humain, pour se rendre raison de sa crainte; mais les femmes ont une finesse de tact, une rectitude de jugement qui les trompent rarement sur les résultats d'une affaire qu'elles ne connaissent souvent que par apperçu, et sur laquelle des hommes éclairés s'égarent, même après l'avoir étudiée à fond. Clémence croyait ne plus revoir Victor, et lui prodiguait les adieux les plus tendres.... Déjà Victor s'était chargé de quelques effets qui lui étaient nécessaires; Clémence y joignit son portrait et plusieurs pièces de linge qu'elle avait tissues ou brodées de sa main. Elle voulait engager son ami à différer son départ de quelques jours: il faut te reposer un peu, lui disait-elle, des fatigues du combat d'hier; d'ailleurs, les suites de ce combat funeste exigent ta présence ici: il y a beaucoup de dégât du côté de la tour du Nord; il faut réparer les fossés, remettre toutes les armes dans l'arsenal: veux-tu laisser tous ces embarras à mon vieux père, à ton bienfaiteur, et crois-tu que ton absence nous laissera le courage de penser à autre chose qu'à toi?....
Victor fut insensible aux larmes, aux prières de Clémence; il voulait savoir sur-le-champ le sort qui l'attendait, et ne pouvait rester plus long-temps dans une incertitude qui le désespérait. Quant aux soins à prendre pour les réparations du fort, il en avait chargé Valentin, qui devait très-bien le remplacer. Victor voulait partir, rien ne devait l'arrêter, et Clémence lui promettait qu'elle le suivrait par-tout, s'il arrivait que Roger fût insensible à ses instances. Victor tâchait de combattre cette résolution, qui blessait la tendresse filiale et la reconnaissance qu'elle devait à son père, Clémence insistait, et ces deux amans faisaient assaut de tendresse et de délicatesse, lorsque Valentin se présenta les larmes aux yeux: Quoi! mon bon maître! vous allez nous quitter?—Pour quelques jours, Valentin.—Pour long-temps, monsieur, pour toujours peut-être!—Qui te l'a dit?—Oh! je le crains!—On t'a donc appris les motifs de mon départ?—Oui, monsieur, on m'a tout dit; je sais tout, et c'est toujours d'un autre que de vous; en vérité c'est bien affreux!—Valentin?...—Oh! je vous en veux beaucoup!—Mon ami?...—Je ne suis point votre ami, monsieur: on n'a point de secret pour son ami, et je vois bien que je ne suis que votre domestique.—Enfin, que sais-tu?—Le malheur de votre naissance; oh! mon Dieu! comme c'est injuste ça! quoi! il faut que vous soyez la victime du hasard! est-ce votre faute à vous? avez-vous pu vous choisir un père? défunt le mien, qui était un brave homme pourtant, mais qui avait bien des petits défauts, à ce que disait ma mère, eh bien! il était riche, puis il avait tout mangé: sans son inconduite, voyez-vous, je serais à présent.... qui sait ce que je serais?—Valentin, voulais-tu me dire quelque chose?—Vous ne le devinez pas, monsieur, ce que je veux vous dire? vous connaissez donc bien peu mon cœur? Quoi! vous me voyez là, tout prêt à partir avec vous, à vous accompagner par-tout, et vous ne devinez pas ça?—Valentin, il faut, cette fois-ci, il faut absolument que tu restes.—Non, monsieur, non, je ne resterai pas ici. Vous croyez que je vais vous laisser aller seul au milieu d'une troupe de brigands? ils n'ont qu'à vous tuer; moi, je me reprocherais votre mort.—Ils ne me tueront point, Valentin.—Mais s'ils veulent vous retenir de force?—Je ne crains point cette violence de leur part.—Eh bien! moi je la crains, et je vais vous suivre: à deux on peut se défendre au moins.
Le bon Valentin avait mis dans sa tête le projet de suivre son maître; il fallut, pour l'en détourner, que Victor eût l'air de se fâcher sérieusement, et que Clémence employât toute son éloquence, pour engager le fidèle serviteur à ne point abandonner son père, qui avait besoin de ses soins.
Valentin se résigna à rester, non sans verser quelques larmes de sensibilité; puis, comme il sortait de l'appartement, il revint sur ses pas: À propos, dit-il, j'oubliais, monsieur..... Où était donc ma tête? Tenez, voilà un paquet cacheté que M. le baron m'a chargé de vous remettre.—Quoi! répond Victor, ne veut-il point recevoir mes adieux?—Non, monsieur, ce n'est pas qu'il vous en veuille; bien au contraire, il pleure comme un enfant, et ça me fait une peine!.... Mais comme il craint de s'attendrir trop, comme il redoute les effets d'une séparation qui lui coûte, il m'a chargé de vous prier de ménager sa sensibilité, en partant sans le voir.
Victor, frappé de ce coup imprévu, mit sa main sur ses yeux, et resta quelques momens accablé; mais bientôt Clémence et Valentin parvinrent à le calmer, à lui faire comprendre que le baron était âgé, sensible, et que ce n'était que par tendresse qu'il refusait ses adieux.
Victor, pénétré, décacheta le paquet que Valentin venait de lui remettre: il y trouva une très-forte somme d'argent, et, ce qui le flatta le plus, la boîte d'or qui renfermait le portrait de sa mère. Dedans cette boîte était une lettre ainsi conçue:
«N'aggrave point ma douleur, mon cher Victor, en me faisant des adieux trop touchans pour mon cœur. Pars, va mériter la main de ton amante, ou t'en éloigner pour jamais. En quelque lieu que tu sois, j'aurai soin de ta fortune, et tu retrouveras toujours en moi ou un père, ou un bienfaiteur. Adieu.
Alexandre Bolosqui,
baron de Fritzierne».
Victor mouilla cette lettre de ses larmes, puis il y répondit en ces termes:
«Par-tout, homme sensible et généreux, par-tout je me rendrai digne de votre tendresse qui m'honore; mais si je ne puis obtenir de Clémence, s'il me faut renoncer à cette amie de mon cœur, vous n'entendrez jamais parler de moi; le désespoir abrégera mes jours, et la mort viendra mettre un terme et à mes malheurs, et à ma reconnaissance pour vous.
Victor, l'enfant de la forêt».
Valentin, qui se chargeait d'aller porter cette lettre au baron, voulait revenir sur-le-champ, afin, disait-il, de faire la conduite à son cher maître; Victor exigea qu'il ne l'accompagnât point. Reste, lui dit-il, reste auprès de mon bienfaiteur; et toi aussi, Clémence, console cet homme dont ma fatale adoption trouble les vieux ans; il souffre, il pleure, et c'est moi, moi qui suis cause de tous ses maux. Va, Clémence, va le presser dans tes bras caressans; dis-lui bien que si je ne réussis point, mon départ d'aujourd'hui sera le seul chagrin que je lui causerai.
Clémence ne peut se séparer de son ami; elle pense qu'elle ne le reverra plus; elle entrevoit un avenir sinistre; elle tombe sur le bras de Victor, et forme les projets les plus extravagans pour le suivre sous des habits d'homme... Il n'a pas assez de sa douleur, Victor; il faut que son cœur, oppressé déjà, soit brisé par les gémissemens de celle qu'il aime; il faut qu'il ait du courage pour tout le monde: on ne le ménage point, ce pauvre Victor, on le tourmente de toutes les manières.
Clémence ne veut point s'arracher de ses bras; elle jure qu'elle y restera, ou qu'elle le suivra par-tout. Victor ne sait plus comment se débarrasser de l'excès de sa tendresse; il a épuisé toutes les ressources de la raison et des conseils.... Quelqu'un vient à son secours, et c'est madame Germain. Madame Germain vient aussi pour embrasser le fils de son amie, ce jeune homme qu'elle a tenu, nouveau né, sur son sein; mais madame Germain a du courage, de la fermeté; son œil est sec, quoique son cœur batte violemment. Elle donne à Victor des avis sages pour se conduire auprès de Roger, dont le caractère lui est parfaitement connu; puis après l'avoir instruit parfaitement des moyens qu'elle juge à propos que Victor prenne pour réussir, elle entraîne Clémence en lui parlant de son père, d'un vieillard désolé, qui réclame sa tendresse et ses soins consolateurs.... Clémence jette des cris, se débarrasse des bras de son amie, et revient à Victor; mais elle ne pleure plus; son œil est sec, son regard animé: elle arrache son voile tissu d'or et de soie écarlate: Tiens, Victor, dit-elle en le présentant à son amant, prends ce voile, qu'il te serve d'écharpe, mais sur ton cœur, et non sur tes vêtemens; qu'il te conduise par-tout au champ d'honneur, et qu'il te rappelle Clémence, et cette maison hospitalière où ton enfance trouva un asyle tranquille et doux. Je ne sais, Victor, je ne sais quel pressentiment me dit qu'un jour cette écharpe amoureuse nous servira à nous.... reconnaître, à nous.... réunir! Jure par Dieu, par l'honneur et par ta dame, qu'elle ne te quittera jamais, et que jamais sur-tout elle n'ornera la tête d'une rivale.—Je te le jure, s'écria Victor, transporté d'amour, de crainte, d'espoir et d'admiration!....
Victor mit un genou en terre et découvrit sa poitrine, sur laquelle Clémence fixa l'écharpe, don de l'amour et de la délicatesse. Cette cérémonie, faite en présence de l'amie d'Adèle et du bon Valentin, eut encore pour témoin l'auteur de la nature, qui reçut les vœux et les prières des deux amans. Ô mon Dieu! s'écrièrent ensemble et Victor et Clémence, ô mon Dieu! toi qui connais nos cœurs et la pureté de nos sermens, daigne les consacrer, ces sermens inviolables, par ton auguste protection; vois deux jeunes infortunés que le destin poursuit et sépare, fais qu'ils se réunissent un jour pour célébrer ta justice, tes bienfaits et les chastes plaisirs de l'hymen.
Quand l'homme a prié il est plus tranquille, a dit un grand homme. Nos deux amans éprouvèrent la vérité de cette maxime. Ils se relevèrent plus fermes et plus résignés. Clémence tendit la main à son ami, qui la serra; puis madame Germain, Clémence et Valentin, laissèrent Victor seul et libre de partir.
Victor, dès ce moment, sentit se ranimer son courage, et ne songea plus qu'à son grand projet, celui de joindre Roger, et d'obtenir de lui ou Clémence, ou la mort. Son léger bagage fut bientôt prêt; il le mit sous son bras, et descendit à pas lents les degrés qui conduisaient à la première cour, où il devait traverser le fossé du château. Le pont-levis s'abaissa bientôt; Victor le traversa, puis se retournant, il le vit se relever derrière lui, peut-être, hélas! pour la dernière fois!.... Son cœur se serra, un funeste pressentiment vint agiter son esprit; il fit quelques pas, puis s'arrêta, et se retourna encore pour revoir les murs du château qui reçut sa jeunesse. En les fixant bien, il apperçut, derrière une croisée, le vieux baron soutenu par madame Germain; à côté d'eux était Clémence, les coudes appuyés sur l'appui de la croisée, et la bouche collée sur les vitraux plombés et de diverses couleurs. Tous trois suivoient des yeux leur ami, cheminant tristement dans la plaine, et semblaient déterminés à ne quitter ce lieu qu'après qu'ils ne l'auraient plus distingué. Victor, ému, leur fit, en signe d'adieux, des gestes de bras, qu'ils remarquèrent, et auxquels ils répondirent de la même manière. Adieu! adieu! adieu! se disaient réciproquement ces êtres si intéressans, et leur langage muet dura jusqu'au moment où le baron, n'y pouvant plus résister, se retira de la croisée en entraînant sa fille, qui paraissait y être attachée.
Victor comprit que son protecteur voulait faire cesser cette scène touchante; il se retourna, et prit sur lui de marcher, et de suivre sa route sans s'arrêter une seconde fois.
Pauvre Victor! tu quittes des amis bien tendres il est vrai; mais tu vas trouver un père.... un père! oui, Victor, un père qui peut devenir tendre aussi et sensible. Ne l'a-t-il pas fait mettre sur son portrait, cette légende consolante pour toi: Je sais aussi connaître la nature. Alors il regardait avec intérêt ta mère, qui te nourrissait de son lait; il l'adorait, cette mère infortunée; il t'aimait aussi, et ta perte a été pour lui le plus grand des malheurs. C'est dans l'espoir de te retrouver, qu'au bout de dix-huit années, il vient encore de persécuter madame Germain; s'il l'avait en son pouvoir, les premiers mots qu'il lui adresserait seraient ceux-ci: Madame, rendez-moi mon fils; vous savez où est mon fils, madame, rendez-le-moi.... Il peut donc encore être père; et quelque scélérat qu'on soit, il est rare qu'on ne se rende pas au cri touchant de la nature. Que vas-tu lui demander d'ailleurs, Victor? qu'il fasse son propre bonheur en faisant le tien. Tu veux qu'il abandonne le sentier dangereux du crime, pour prendre un état plus doux, plus estimable, plus sûr; une honnête aisance, quelque considération et les embrassemens d'un fils, voilà ce que tu vas lui proposer; peut-il refuser un sort qui fixe à-la-fois sa tranquillité et la tienne?.... Mais que dis-je? ai-je donc oublié que cet homme, qui sait connaître la nature, a massacré la femme qu'il avait trompée, séduite et déshonorée? Ai-je donc oublié que ce monstre fut l'effroi de son pays, comme il en est l'horreur? Puis-je lui pardonner d'avoir donné la vie à un être qu'il destinait peut-être à son infâme métier? Est-ce un bienfait que cette existence douloureuse qu'il a donnée à Victor, quand il la souille par la réflexion de ses crimes, quand la naissance de Victor le bannit, pour ainsi dire, d'une maison où les êtres les plus vertueux lui avaient tendu une main généreuse; quand cette naissance infamante le prive d'une épouse chérie, d'un bienfaiteur respectable, et répand peut-être le voile sinistre du malheur sur sa vie entière?... Non, Roger n'est point un père! il ne peut être susceptible de tendresse ni de retour; il n'a pas même de droits sur le cœur d'un fils; il doit le voir, non comme un fils chéri, mais comme un homme jeté par hasard sur la terre; un homme!.... envers qui il est comptable, et de l'existence qu'il lui a donnée sans le vouloir, sans le savoir; et des malheurs qu'il a jetés avec la vie sur cet homme infortuné.
Telles sont les réflexions que Victor fait en marchant, réflexions qui redoublent son courage, son indignation pour Roger, et le déterminent à aborder ce chef de voleurs, ainsi qu'on le verra dans le chapitre suivant.
CHAPITRE II.
UN NOUVEL ACTEUR VIENT ENRICHIR LA SCÈNE.
Victor avait marché pendant plusieurs heures, et commençait à se fatiguer beaucoup, lorsqu'il apperçut enfin l'entrée de la forêt, dans laquelle il pénétra sans rencontrer qui que ce soit. Il avait été déjà une fois au camp des brigands, et se rappelait très-bien l'endroit où ils avaient leur premier poste. Il s'y rend, et ne trouve encore rien. Ces malheureux auraient-ils fui cette contrée, se dit-il? Les pertes qu'ils ont éprouvées à l'attaque du château, la crainte peut-être d'être dénoncés à la justice et poursuivis, tout peut les avoir engagés à faire une prompte retraite.
Victor craignait de ne pas les rencontrer, et il était accablé, plus encore par les fortes émotions qu'il avait éprouvées, que par la fatigue. Il allait s'asseoir au pied d'un arbre, lorsqu'au détour d'une espèce d'allée, il apperçut une colline sur le sommet de laquelle était bâti un hermitage. Le saint homme qui avait ainsi consacré sa vie entière à la solitude, était au pied de la colline, occupé à puiser de l'eau, avec une coquille, dans un ruisseau limpide qui serpentait mollement sur des cailloux. Victor apperçut l'hermitage comme un port consolant qui allait le mettre à l'abri de la chaleur du jour: il ne se proposait point de demander à l'hermite des nouvelles des voleurs, dans la crainte de lui paraître suspect; mais il espérait que le saint homme voudrait bien partager avec lui et son toit et son eau. L'hermite, en l'appercevant, parut inquiet, et l'examina quelque temps avec attention. Mon père, lui dit doucement Victor, j'ai bien chaud, et je suis d'une lassitude....—Mon fils, répondit l'hermite, donnez-moi le bras, et suivez-moi dans cette cabane que vous voyez là-haut. Vous n'y trouverez pas le faste ni les ornemens qui décorent les palais des grands; mais au moins vous y recevrez l'hospitalité, et je vous donnerai de quoi calmer la soif qui vous dévore.
Victor prend le bras de l'hermite qui chemine tristement, et paraît consumé d'une sombre inquiétude. Au même instant un homme à cheval passe sur la grande route, qu'on apperçoit à un quart de lieue. Ce cavalier s'arrête, examine la cabane, l'hermite, Victor, et disparaît en s'enfuyant au grand galop.
L'hermite, qui a remarqué l'indiscrète attention du cavalier, murmure tout bas: Il nous a vus! c'est fait de moi!....—Qu'avez-vous, mon père, lui demande Victor?—Peu de chose, mon cher fils; venez avec moi, je vous expliquerai cela là-haut.
Tous deux arrivent à l'hermitage, où Victor se hâte d'étancher sa soif avec de l'eau pure que son hôte lui donne. Un peu remis de sa fatigue, Victor remarquant le trouble de l'hermite, ne put s'empêcher de lui en demander la raison. Cette forêt, lui répondit le solitaire, est depuis long-temps infestée par des voleurs, que pousse au meurtre et au vol l'infâme Roger, leur chef (Victor pâlit). Je croyais y vivre tranquille; jusqu'à présent, ne possédant rien que le peu d'aumônes que je vais recueillir dans les villages voisins, je n'avais point fixé l'attention de ces misérables; mais depuis quelques jours un événement.... bien douloureux pour moi, et que je ne puis vous confier, m'a mis en butte à leurs persécutions. Je ne sais s'ils me cherchent pour m'arracher la vie, ou dans une autre intention; mais je sens que je ne suis plus en sûreté ici, et je me détermine à prier le ciel de permettre que je lui rende le serment que je lui avais fait de passer ma triste vie en ce lieu sauvage. Tout m'y rappelle mes malheurs, et je ne puis les supporter!... Qui que vous soyez, jeune inconnu, qui me paraissez être un homme de bien, retirez-moi d'ici, prenez-moi avec vous, à votre service? Vous voyagez, vous alliez peut-être rejoindre un père, une épouse, vous êtes un homme d'honneur! oh! ne rejetez point ma prière; sauvez-moi des mains de ces scélérats à qui je ne suis que trop connu! Par pitié, emmenez-moi avec vous? Je suis jeune encore; mais hélas! combien j'ai éprouvé de malheurs!
L'hermite, en disant ces mots, ôte son capuchon qu'accompagnait une barbe longue et postiche. Victor, étonné, voit en lui un jeune homme de vingt-cinq ans au plus, et d'une figure très-intéressante. Il est aux pieds de Victor, et le prie de l'emmener avec lui, loin des brigands dont, dit-il, il n'est que trop connu!.... Quelle position pour Victor! Comme elle est embarrassante! C'est justement vers ces brigands qu'il tourne ses pas! Osera-t-il le dire à ce jeune infortuné, que sa présence va tout-à-coup pénétrer d'horreur et d'effroi! Lui dira-t-il: Vous les fuyez, et moi, je les cherche; je les cherche, parce que ce Roger que vous détestez à juste titre, ce malheureux est mon père!.... Non, Victor n'aura point le courage de se dévoiler ainsi; il n'aura pas la force d'affliger le jeune solitaire; mais, d'un autre côté, il ne peut céder à ses vœux, il ne peut l'emmener avec lui, s'en faire un compagnon, renoncer au projet qu'il a formé de voir Roger, pour arracher de ses mains un inconnu qui peut être son complice ou devenir sa victime. Toutes ces réflexions arrêtent l'effusion de l'ame de mon héros, prête à s'épancher dans le sein de l'inconnu: il est néanmoins troublé, et ne peut que lui dire ce peu de mots: Jeune homme, n'implorez pas plus long-temps l'assistance d'un homme plus infortuné que vous; je ne puis vous arracher de ces lieux, il faut que je sois seul, seul avec ma honte et mes regrets: vous l'avez bien pensé, je suis un homme d'honneur, digne de votre amitié, digne de votre confiance; mais le destin, qui me poursuit, ne doit pas vous associer aux coups dont il ne cesse de m'accabler. Laissez-moi continuer ma route, et cherchez ailleurs un homme plus heureux que moi, qui puisse céder à vos vœux. J'ai respecté vos secrets, c'est assez vous dire que les miens ne peuvent sortir de mon sein.
Le jeune solitaire regarde Victor avec étonnement; il n'ose le presser davantage; mais il se retourne, et pleure amèrement. Victor remarque sa douleur, et fait des efforts pour la calmer; pendant qu'ils sont occupés à ces doux épanchemens, un gros de gens à cheval vient tout-à-coup les circonvenir. On leur crie: Rendez-vous, ou vous êtes morts!—Qui êtes-vous, leur dit Victor?—Indépendans.—C'est vous que je cherche, leur répond fièrement l'amant de Clémence.—Toi, reprennent les brigands! et quel intérêt?—Qu'on me conduise à Roger?—Que lui veux-tu?—Vous le saurez; mais, pour le moment, qu'il vous suffise d'apprendre qu'il a pour moi la plus grande amitié, et qu'il vous saura gré de m'avoir offert à ses regards.
Les indépendans (nous leur donnerons pendant quelque temps ce nom qu'ils ont adopté), étonnés de l'air calme et fier de Victor, se contentent de le désarmer et de le placer au milieu d'eux. Pour le jeune solitaire qu'on garrotte d'un autre côté, il regarde avec douleur Victor, à qui il vient de donner l'hospitalité, et ne peut que lui dire: Vous, l'ami de Roger! oh, vous m'avez trompé!
Victor lui crie de loin: Ne craignez rien, vous serez libre, et vous me connaîtrez.
Cette petite brigade quitte la colline sur laquelle le jeune solitaire jette un dernier regard, et tous cheminent lentement à travers les bosquets touffus jusqu'à l'entrée d'une caverne sombre. Là, les guides de Victor descendent de cheval, et l'un d'eux se détache pour aller rendre compte au capitaine de la prise qu'ils viennent de faire, et du vœu que forme un jeune homme de se présenter devant lui. C'est dans cette caverne sombre que Victor se voit séparer de son jeune solitaire, pour qui il ressentait déjà le plus vif intérêt. En vain Victor supplie ses guides de lui laisser son ami, ils sont sourds à ses cris: nous le connaissons, lui disent ces cruels, c'est le petit Fritz; il a été élevé parmi nous, il est bien juste qu'il quitte sa maudite soutane de moine pour revenir à son premier métier.
Victor frémit à son tour, et sent l'indignation succéder à l'amitié qu'il portait déjà à l'inconnu; mais celui-ci le supplie, en versant des larmes, de ne pas le juger sans l'avoir entendu. On les sépare enfin, et Victor est resté seul avec ses gardes, qui semblent avoir pour lui, et sans le connaître, une sorte de considération; tant il est vrai que le courage et la fierté en imposent toujours aux hommes les plus téméraires.
Au bout d'une heure d'attente, un des capitaines de Roger se présente; c'est Dragowik, un des chefs qui avaient attaqué le château de Fritzierne. Dragowik reconnaît Victor, et roule ses yeux pleins de rage et d'espoir de la vengeance: C'est toi, dit-il à l'amant de Clémence, c'est toi, jeune insensé; quel heureux hasard t'a fait tomber dans nos mains? tu viens donc t'offrir toi-même en holocauste aux mânes plaintifs de nos camarades que tu as fait égorger ou brûler? je ne sais qui retient ma colère, à ton aspect! Je devrais....
Dragowik, furieux, soulève son énorme massue; il est prêt à en écraser Victor, mais ceux qui le gardent arrêtent le bras du géant: Victor lui dit, avec l'accent du mépris: Lâche! il est bien digne de toi d'insulter ton ennemi désarmé! si je disais un mot, tu rentrerais dans la poussière, et Roger lui-même prendrait soin de ma vengeance; mais tu es trop vil à mes yeux pour que je m'abaisse à t'expliquer le motif qui me fait chercher ton capitaine. Qu'on me conduise à l'instant devant lui, et tu vas pâlir en sachant qui je suis.
Dragowik, qui ne se connaît plus, se retire, en disant aux guides de Victor que Roger est prêt à entendre notre héros.
On l'y conduit enfin: après avoir traversé mille détours souterrains, Victor se trouve au pied d'une montagne dans une espèce de plaine où toutes les forces de Roger sont rassemblées. Les mines hideuses et rébarbatives des scélérats qui accourent en foule sur son passage, le font frémir malgré lui: plusieurs d'entr'eux le reconnaissent pour l'avoir vu à l'attaque du château, et l'accablent d'injures: Victor les méprise, et sent se ranimer sa fermeté par l'indignation qu'il éprouve. Il ne sait comment il abordera Roger; mais il est disposé à le traiter avec toute la supériorité que la vertu doit avoir sur le vice. On le lui montre enfin, ce Roger qu'il redoute et desire. Il est assis sur un canon, entouré de brigands comme lui, qui ont l'air de lui faire une cour assidue: Victor pâlit; et Roger, qui le reconnaît, puisque Roger a pensé expirer sous ses coups, fait un geste de surprise en s'écriant: C'est toi, jeune homme!....
victor.
Je veux te parler en particulier.
roger.
À moi?
victor.
À toi, à toi seul.
roger.
Qu'as-tu de si secret à me dire?
victor.
Tu vas l'apprendre.
roger.
Je n'ai rien de secret pour mes amis, pour mes camarades d'armes; ou renonce à me parler, ou parle librement devant eux.
victor.
Je ne le puis.... Il s'agit d'un secret qui te concerne.
roger.
Qui me.... concerne? eh! quel intérêt prends-tu?.... (Il s'adresse à ses officiers.) Mes amis, éloignez-vous un peu. Je ne sais, ce jeune homme, à qui d'ailleurs je dois la vie, excite en moi un intérêt que je ne puis définir.
(Tous les brigands s'éloignent, ainsi que ceux qui gardaient Victor.)
roger continue.
Nous sommes seuls, personne ne peut t'entendre: voyons, qu'as-tu à me dire?
victor, fièrement.
Me connais-tu, Roger?
roger.
Je te connais.... comme un ennemi que j'ai combattu.
victor.
Sais-tu qui je suis?
roger.
Non.
victor.
Eh bien! monstre, je suis ton fils!....
roger.
Mon....?
victor.
Tu m'as donné le malheur d'exister: oui, homme cruel et sans honneur; tu es mon père, et tu juges assez de la rougeur qui couvre mon front, en te donnant ce titre qui fait ma honte et mon supplice.
roger.
Quoi! tu serais...
victor.
Le fils d'Adèle, d'une femme vertueuse, que tu as séduite et assassinée.
roger.
Adèle!.... grand Dieu!....
victor.
Reconnais-tu ce portrait qui fut mis autrefois dans mon berceau?
roger, ému.
Ciel! c'est elle, la voilà? voilà ce portrait qu'elle me donna jadis comme un gage de sa tendresse.
victor, avec ironie.
Dont tu l'as récompensée d'une manière digne de toi!
roger, très-ému.
Jeune homme, épargne-moi? Tant de coups à-la-fois!.... Tu me parles d'un ton!....
victor.
Que tes forfaits ont mérité.
roger.
Un fils ose traiter ainsi....
victor.
Tes crimes ont brisé tous les liens de la nature: ils n'ont laissé entre nous que l'infamie dont tu me couvres, et le désespoir qui va terminer mes jours!
roger.
Téméraire! oublies-tu que tu es en ma puissance?
victor.
Un forfait de plus ne peut te coûter. Rejoins donc le malheureux Victor à l'infortunée Adèle! Frappe.
roger, avec l'accent de la tendresse.
Mon fils!.... mon cher fils, ah! plutôt, viens dans mes bras; viens sur ce sein paternel! Eh! crois-tu que je sois insensible au cri de la nature?
victor.
Quoi! une vie si criminelle n'a pu l'étouffer, ce cri si puissant sur les ames pures?
roger.
Tu ne me connais pas, mon fils; tu m'as jugé d'après les rapports mensongers d'un monde, d'un monde plus corrompu sans doute que ces braves gens qui s'offrent à tes regards.
victor, souriant avec mépris.
Qu'oses-tu dire, insensé?
roger.
Je te ferai juger d'eux et de moi: oui, je te dévoilerai mon ame toute entière: tu me connaîtras, et tu verras que je n'étais pas né pour le crime, que j'ai fait tous mes efforts, au moins, pour l'ériger en courage et en grandeur d'ame.
victor.
Dieu! quel discours!
roger, avec sensibilité.
Victor, viens seulement, viens dans les bras d'un père! il n'a pu te prouver sa tendresse dans ton enfance, puisqu'il n'a pas eu le bonheur de l'élever.... Mais dis-moi donc, dis-moi qui m'a rendu mon fils, et qui a bien voulu se charger de son éducation?
victor.
Madame Germain vient de me révéler le fatal secret de ma naissance; c'est elle qui m'a pris dans mon berceau pour me remettre aux mains du respectable baron de Fritzierne, qui m'a servi de père.
roger.
Et je l'ignorais!
victor.
Nous l'ignorions tous. Ce n'est que pour éviter un parricide, dont j'allais me rendre coupable, que madame Germain a parlé. Hélas! elle a détruit d'un seul mot mon bonheur, le calme de ma vie, et toutes mes espérances!
roger.
Je ne t'entends pas, mon fils.
victor.
Je crois bien que tu n'es pas fait pour m'entendre; mais je m'expliquerai; oui, je te dirai bientôt que toi seul peux me rendre le bonheur que ton titre de père m'a enlevé; tu sauras qu'il ne dépend que de toi que je sois heureux.
roger.
Il ne dépend que de moi, mon fils! Ah! doutes-tu que les plus grands sacrifices me coûtent! ma vie même, je te la donnerais pour réparer les maux dont tu te plains, mais dont je ne conçois pas les motifs.
victor, se livrant à l'espoir.
Parles-tu sincèrement, Roger?
roger.
Reçois les embrassemens d'un père pour gages de sa tendresse et de son dévouement à tes moindres desirs.
victor, se jetant dans ses bras.
Ah! Roger, rends-moi mon père? Oui, sois mon père, si tu veux te rendre digne de l'être!.... Je sens, je sens là, dans mon cœur, qu'il m'est impossible d'étouffer la voix qui me parle pour toi. Ah! qu'il est puissant le lien de la paternité!
roger, le pressant contre son cœur.
Enfant d'Adèle, ô mon cher fils! qu'ils me sont doux, ces tendres épanchemens! Oh! non, non, l'homme qui sait s'y livrer n'est point un monstre: on est fait pour la vertu, dès le moment qu'on sent le bonheur d'être père.... Mon ami, tu restes avec moi quelques jours?
victor.
Renvoie-moi, Roger, renvoie-moi avant le coucher du soleil.... Je ne puis m'habituer à l'air que tu respires ici.
roger.
Eh quoi! mon fils voudrait déjà me quitter!.... N'as tu pas à me parler?
victor.
Mais, si tu veux, je puis sur-le-champ te dire....
roger.
Non, tu es fatigué.... Il faut que tu prennes quelque nourriture, quelque repos; je ne puis me séparer si-tôt de toi. Mon bonheur est si grand!.... Permets que je te présente....
victor.
À qui, Roger? à ces misérables! Tu voudrais me forcer à rougir à leurs yeux. Non, promets-moi le secret sur le malheureux lien qui nous unit, ou je te quitte à l'instant.
roger.
Comme tu m'accables, mon fils! comme tu te plais à m'outrager! Je veux bien ménager, pour le moment, ta fausse délicatesse; mais bientôt....
victor.
Jamais, Roger.... Permets-moi cependant d'éprouver l'empire que j'ai sur ton cœur? Un malheureux jeune homme, un vertueux solitaire a été pris avec moi par tes gens; daigne lui rendre la liberté.
roger.
Il l'aura, mon fils, il aura sa liberté; tu la desires, cela me suffit; mais permets que je tire de lui quelques renseignemens qui me sont nécessaires.... En attendant que je juge s'il est de ma sûreté de le laisser aller, je veux qu'il soit libre, comme toi, dans mon camp. Vous ne vous quitterez point, et je vous logerai ensemble. Il te faut un ami étranger, puisque tu ne veux pas en voir un dans ton père!....
Victor se tut, pénétré de tant de marques de tendresse que lui donnait Roger. En effet était-il possible de joindre plus d'amitié à plus de sensibilité! Victor croyait aborder un scélérat incapable de procédés; il l'avait même traité avec une dureté, indigne peut-être d'un fils, et il trouve en un chef de voleurs, un homme tendre, doux et sensible à toutes les émotions de la nature. Victor le regardait d'un air étonné à-la-fois et touché. Il n'avait plus la force de lui dire de dures vérités. Il ne pouvait même résister au desir qu'il témoignait de se voir au moins un jour entier avec lui; il sentait son cœur agité par la tendresse filiale ensemble et l'horreur. Roger lui paraissait un homme surnaturel; et Victor ne put lui refuser de la délicatesse, lorsqu'il l'entendit appeler ses compagnons en leur disant: Messieurs, ce jeune homme est le fils d'une victime innocente qui est tombée sous mes coups: il m'est cher comme mon propre fils; j'entends que tout le monde ici ait pour lui les plus grands égards: la moindre insulte qui lui serait faite serait regardée, par moi, comme un outrage fait à ma personne, et je la vengerais dans le sang du coupable. Vous m'entendez? il n'y aura point de travaux aujourd'hui: que chacun se prépare aux honneurs que je veux rendre à ce jeune étranger. Berner et Flibusket viendront recevoir mes ordres.
Roger, après ce peu de mots, conduisit lui-même Victor dans une espèce de grotte assez bien ornée. Voilà, lui dit-il en riant, ton appartement: je te quitte pour un moment, mon cher fils; mais je reviendrai bientôt, et, en attendant, je vais t'envoyer ton ami.
Roger se retira en lui serrant la main, et Victor, resté seul, se livra à ses réflexions.
CHAPITRE III.
TRISTES SUITES D'UNE BONNE RÉCEPTION.
Quel était donc l'ascendant que Roger venait de prendre sur Victor? Victor, tout-à-l'heure, le regardait avec horreur; il ne lui parlait qu'avec le ton insultant du mépris; il frémissait d'indignation à son aspect, et se proposait de quitter ce monstre, après en avoir tiré une réponse ou consolante, ou désespérante! À présent Victor n'est plus le même; il n'éprouve plus tous ces sentimens que le point d'honneur avait substitués à ceux de la nature; il a reçu sans effroi les embrassemens de Roger, il les lui a rendus même avec effusion. Aurait-il en effet de l'attachement pour cet homme étonnant? Il ne peut d'abord lui refuser une certaine estime pour la grandeur de son caractère; il ne peut repousser la satisfaction qu'il éprouve d'avoir été reçu de lui comme un père tendre qui retrouve un fils chéri.... Roger d'ailleurs lui a promis de faire pour son bonheur tous les sacrifices, même celui de sa vie; ce n'est point sa mort que Victor lui demande, c'est son repos, c'est sa conversion, c'est son retour à la pratique des vertus privées. Roger, qui s'attend sans doute à des sacrifices plus grands, fera sans peine celui d'un métier infâme qu'il ne peut aimer, qu'il n'aimera plus dès que Victor lui en aura démontré toute la scélératesse et tout le danger. Il vaincra sa résistance, Victor, et cet espoir le ramène à la tendresse filiale; il est prêt à le nommer son père.... Son père, grand Dieu! Victor cache son front dans ses deux mains, que brûle la rougeur qui le couvre.... Victor ensuite pense aux périls auxquels lui-même est exposé dans ce camp de brigands: être témoin de leurs forfaits, de leur vie scandaleuse, se voir exposé à être confondu avec eux, si l'heure de la justice vient à sonner pour ces misérables; Victor ne peut repousser cette idée effrayante; à tout moment il croit entendre le cliquetis des armes, il croit voir les troupes de l'empereur qui cernent le repaire des indépendans, et qui les fusillent jusqu'au dernier..... Victor se trouble, son imagination s'exalte, son esprit travaille; il est prêt à quitter ces lieux funestes pour la vertu; mais sans réponse, sans emporter l'espoir d'épouser Clémence!... Dans quelques heures il sera instruit de son sort; il faut attendre; c'est pour l'amour, c'est pour l'honneur qu'il court d'aussi grands dangers; l'amour et l'honneur, s'il réussit, se joindront bientôt à la nature pour l'en récompenser. Pauvre Victor! quel homme s'est vu jamais dans une situation aussi cruelle que la tienne?.... Je frémis, Victor, moi qui suis ton historien, et je crains qu'il ne t'arrive un jour de plus grands malheurs.
Victor, en proie aux plus vives inquiétudes dans la grotte qu'on lui avait désignée pour être son appartement, vit bientôt arriver le jeune solitaire, dont on venait d'adoucir le sort. Le jeune homme entre avec timidité, ose à peine regarder son protecteur, et ne peut que lui dire: Qui êtes-vous donc, étranger généreux? à votre voix tout change ici. Ah! ne m'ôtez pas la douce certitude que vous êtes vertueux! j'aime à le croire, j'ai besoin de vous estimer; mais vos liaisons avec ces voleurs, pardon.... elles me paraissent....—Désabuse-toi, homme honnête et confiant.—Désabusez-moi vous-même; dois-je voir en vous un ami? dois-je vous regarder comme un complice de ces vils coupables?—Oui, je suis ton ami, jeune homme, et je te le prouverai en te racontant mes aventures, si tu veux bien, avant cela, me témoigner assez de confiance pour me conter les tiennes.—Oui, je l'aurai pour vous, cette confiance, peut-être imprudente; mais, dussé-je après m'en repentir, je ne puis renoncer à l'estime, à l'amitié que vous m'avez inspirées: vous m'écouterez, et, si vous ne me connaissez point du tout les gens au milieu desquels nous nous trouvons tous deux, mon récit pourra les offrir à vos yeux sous différens aspects qui vous intéresseront.
«On m'a toujours nommé Fritz; ma naissance fut long-temps un mystère pour moi; elle l'est encore quant au nom de celle qui m'a donné le jour: je ne connais que mon père, un père hélas! bien infortuné. La Silésie fut mon berceau; un petit hameau près de Pisek»....
Le jeune solitaire n'eut pas le temps de continuer son récit; il fut interrompu après ce peu de mots par Roger, qui vint, suivi de ses gens portant une table somptueuse et couverte de mets. Mon fils, dit-il à Victor, je viens dîner avec toi.—Son fils, s'écrie le jeune Fritz étonné!—Oui, poursuit Roger, Victor est mon fils; je croyais, Fritz, qu'il t'en avait fait la confidence.—Rassurez-vous, Roger, interrompit Victor, ce n'est point une indiscrétion de votre part; mon ami allait l'apprendre ce fatal secret; à présent qu'il le sait, souffrez qu'il reste avec nous.—Je le veux bien, reprit Roger, cela ne nuira point à l'entretien particulier que je veux avoir avec lui. Reste, Fritz, et remercie mon fils de l'honneur qu'il te procure de dîner avec un homme tel que moi.
Victor ne mangea point, il ne fut occupé qu'à regarder, avec un sentiment d'horreur et d'effroi, les prétendus honneurs militaires que Roger lui faisait rendre, et dont je vais essayer de faire une courte description.
La grotte, ouverte dans tout son ceintre sur le devant, donnait sur une espèce de plaine, que terminait une montagne presqu'à pic, garantie par des halliers et des précipices; presque tout le camp de Roger était fortifié de cette manière: nous le décrirons dans un autre moment.
Pendant qu'un luxe recherché embellissait la table de Roger et de son fils, on vit défiler d'abord toute la troupe des indépendans, mieux vêtus, pour la plupart, que ne le sont les gens de cette espèce, et tous armés. Les ceintures, de différentes couleurs, distinguaient les compagnies; la toque blanche et l'aigrette rouge ornaient la tête des soldats du géant Dragowik; ceux de Morneck portaient l'écharpe en sautoir, et cette écharpe, hérissée de petits pistolets garnis d'un acier poli, brillait au soleil comme la plus riche broderie.
Après la compagnie de Morneck celle d'Alinditz se présenta: la tunique orange, les brodequins couleur de chair, la toque et la ceinture verte, distinguaient cette compagnie, qui portait pour armes un large cimeterre, et une espèce de carabine suspendue à un large baudrier.
La troupe favorite de Roger, ses gardes-du-corps, si je puis le dire, parurent ensuite: leur tunique était blanche; la toque, l'aigrette et l'écharpe fatiguaient la vue par la plus belle couleur écarlate. Un baudrier couleur de chair soutenait un sabre à riche poignée, et leur ceinture contenait trois paires de pistolets. Ils portaient, dans les cérémonies comme celle-ci, une longue pique dont le fer était doré.
Quand toute cette troupe eut passé en revue, au son bruyant des cors et des trompettes, elle forma, en face de Victor, plusieurs évolutions assez bien ordonnées, et telles qu'une troupe bien réglée aurait pu les faire. Ensuite il s'ouvrit une espèce de tournoi où les champions les plus distingués se mesurèrent. Mais c'était particulièrement dans ces sortes de luttes qu'on remarquait la férocité et la témérité des indépendans; et si le son éclatant d'un beffroi, que portaient deux nègres, ne les eut séparés à temps, on les eût vu passer de la rage à la fureur, et se massacrer pour faire briller réciproquement leur valeur.
Le tournoi fini, les vainqueurs furent conduits à Victor, que Roger pria de les couronner. Notre héros se sentit une répugnance si invincible pour rendre cette espèce d'hommage à des brigands qu'il méprisait, que son père, qui s'en apperçut, fut obligé de se charger lui-même de cet honneur distingué. Le couronnement terminé, la troupe défila dans le même ordre qu'à son arrivée, à la grande satisfaction de Victor, que la vue de tant de scélérats importunait.
Roger, se trouvant seul avec son fils et Fritz, adressa la parole à Victor en ces termes: Eh bien! mon fils, que dis-tu de mes soldats?—Je dis, Roger, que je réclame la parole que tu m'as donnée ce matin, de m'entendre, et de te résoudre aux plus grands sacrifices pour ton bonheur et le mien.—Parle.—Roger, je ne puis te le dissimuler, et il est impossible que tu te le caches à toi-même; après d'ailleurs la fermeté que je t'ai témoignée aujourd'hui, je dois te dire toute la vérité; écoute-moi. Un grand seigneur, qui m'a servi de père, le baron de Fritzierne, à qui je dois tout, a une fille charmante: Clémence était l'objet de tous mes vœux; nous nous aimions dans l'espoir d'être unis un jour; on nous avait élevés pour ce but et dans cet espoir: j'allais l'épouser, j'allais être heureux; le funeste secret de ma naissance se dévoile, on apprend que je suis ton fils! Le nuage du malheur nous enveloppe tous, la barrière du mépris sépare de mon bienfaiteur, de mon amante: on me rejette au loin comme le fils d'un chef de voleurs, et le sang de la vertu ne peut plus s'unir à un sang dont la source se perd dans le crime! Je veux fuir, je veux aller ensevelir ma honte dans le fond des déserts, une voix bienfaisante et protectrice me rappelle. Où vas-tu, malheureux, me crie mon père adoptif? penses-tu que je veuille t'abandonner à l'opprobre qui couvre ta vie entière; reviens dans mes bras, et profite de cette dernière marque de bonté, le seul effort dont je sois capable! Ton père est né avec de grands moyens; il eût été l'homme le plus grand de son siècle, s'il n'en eût fait la honte. Va le trouver; dis-lui que je puis oublier son nom s'il veut en changer; ajoute que je puis tirer le voile de l'oubli sur ses crimes, s'il ne veut plus en commettre de nouveaux. J'ai une terre, je la lui donne; j'ai de la fortune, je la partage avec lui: qu'il abandonne ses vils complices; qu'il fuie une terre qu'il a arrosée du sang de l'innocent; qu'il vienne, en un mot, vivre dans la retraite, ignoré, soustrait à la justice des hommes, qui tôt ou tard va l'atteindre; enfin qu'il ne soit plus Roger, et je te donne ma fille, et tu deviens mon héritier; mais s'il s'oppose à ton bonheur, au sien; s'il refuse mes bienfaits, fuis loin de moi, va traîner ta triste existence loin de ton bienfaiteur, loin de ton amante; ni l'un ni l'autre ne peuvent respirer l'air que respire le fils de Roger, si Roger s'obstine à vivre au milieu des forfaits dont lui et ses complices attristent tous les jours ma patrie!... Voilà, Roger, voilà ce que m'a dit le plus généreux des hommes, voilà la loi qu'il m'a imposée, et c'est le motif qui m'a fait chercher ta présence. Parle à ton tour, Roger, parle.... Te sens-tu la vertu nécessaire pour quitter le vil métier que tu professes, pour faire le bonheur de ton fils, et assurer le repos de tes vieux jours? J'attends ta réponse pour te serrer dans mes bras, ou pour te fuir à jamais.
Roger parut un moment interdit: cette proposition, à laquelle il ne s'attendait pas, faite avec véhémence par un fils qu'il adorait, le déconcerta pendant quelques instans; il eut l'air de se recueillir; mais bientôt il reprit sa fermeté, et dit à Victor avec un sourire ironique: Voilà bien, mon fils, la proposition inconsidérée d'un jeune étourdi, et les beaux sentimens d'un vieillard radoteur! Qui lui a dit, à ce vieillard insensé, que mon état fût plus vil que l'état qu'il a fait toute sa vie, celui de général d'armée? Qui t'a dit, à toi, que mon nom te déshonore, que je suis un chef de brigands, un scélérat qui répand le sang innocent? Pourquoi traites-tu mes camarades d'armes de voleurs et de misérables? Tu viens de les voir! demande à ton Fritzierne s'il a vu dans la Misnie, dans la Moldavie, dans toute l'Allemagne, des troupes mieux tenues, plus soumises et mieux disciplinées. Connaît-il nos principes, nos institutions? Les connais-tu, toi-même? Savez-vous tous deux que je fais trembler les souverains de l'Europe, et qu'un souverain n'est, comme moi, qu'un chef adroit qui gouverne par la force et par la terreur, qui prend le bien d'autrui à main armée, qui s'enrichit, dans son inaction, aux dépens de l'homme qui travaille pour le faire vivre, qui s'arroge le droit de vie et de mort sur ses sujets, qui dépouille ses voisins, et qui ne fait tout cela que parce qu'il a des troupes, de l'argent, des armes et du caractère? Que fais-je, moi? J'ai des troupes, de l'argent, des armes, du caractère, et je fais ce que fait un roi, un général d'armée: je prends le superflu de celui qui a trop, je mets à contribution les villages où je passe, les villes même, si j'ai la force de m'en emparer. Mon empire n'est point stable, il est vrai; mais il n'en est pas moins réel; j'ai des soldats et des courtisans; je les flatte sous le titre d'égal, de mon camarade d'armes, et mon empire sur eux est plus certain; ils sont plus heureux avec moi que les sujets des vastes empires de l'Europe ne le sont sous leurs souverains; ils se croient libres, et mes égaux: j'avoue qu'ils ne le sont point réellement, et je te dois cet aveu pour justifier l'ambition qui dévore mon cœur; il me suffit, il leur suffit à eux-mêmes qu'ils prennent l'apparence pour la réalité. Tu les traites de brigands! Leurs mœurs, mon fils, sont plus pures, plus austères que celles des citoyens d'une grande ville; tu en jugeras, lorsque je te ferai part des statuts que je fais observer dans ma troupe. Aucun d'eux ne sait ce que c'est que de dévaliser un passant; nous n'en voulons point au paisible voyageur qui porte sur lui son bagage et sa petite fortune; mais le riche insolent, le noble altier et couvert d'or, les peuplades entières, les petits despotes des petites cités, voilà les gens avec qui nous aimons à partager. Que fait un général d'armée, par exemple, qui porte le fer et la flamme chez des peuples paisibles, pour des intérêts que ceux-ci ne peuvent ou ne veulent pas connaître? Il pille, il tue, il incendie des villes entières: sa présence est comme le torrent dévastateur qui roule du sommet du rocher pour déraciner les arbres et entraîner dans son cours destructeur, les chaumières de la prairie. Par-tout il lui faut de l'argent, et cela dans deux heures, ou dans vingt-quatre heures au plus; par-tout le sang et le feu signalent son passage.... Eh bien! l'état militaire, cet état spoliateur et meurtrier, est pourtant noble, grand, sublime aux yeux du monde, vous ne craignez pas de le professer, de le donner à vos enfans, et vous ceignez de lauriers le front du vainqueur, sans penser aux meurtres et aux pillages qui ont cimenté sa victoire!.... Le général d'armée, le souverain qui opprime ses sujets, mon fils, font en grand ce que je fais en petit, et d'une manière moins cruelle, moins vexatoire qu'eux. Je me crois, non-seulement leur égal en puissance, mais encore plus généreux qu'eux en procédés; et dès l'instant que mon opinion est ainsi formée, ma conscience est en repos. Ils règnent sur des millions d'hommes; moi, je n'en ai que douze cents sous mes ordres; mais ils me regardent tous comme leur père, et je les aime comme mes enfans. À présent, tu me proposes de les abandonner lâchement, pour vivre dans l'obscurité, dans l'inaction, comme l'homme que la nature a formé sans moyens, sans courage, sans caractère! Insensé! tu me connais bien peu, pour me croire lâche et égoïste à ce point. Mais, me dis-tu, la justice peut t'atteindre? qu'appelles-tu justice? dis donc la force, et je serai de ton avis. Oui, je puis succomber sous le nombre, et je croirai alors mourir pu champ d'honneur. C'est un général tué sur le champ de bataille, c'est un roi détrôné et immolé par un usurpateur. Mais je serai regardé, après ma mort, comme un brigand audacieux? L'homme qui ne réussit point, a toujours tort; celui qu'on sacrifie eut toujours des vices ou des faiblesses; ses ennemis, ses assassins ont intérêt à le noircir aux yeux de la postérité; mais l'homme qui sait juger et comparer, se dira toujours: Si l'infortuné avait triomphé, on l'aurait traité de grand homme... Eh! que m'importe, d'ailleurs, le jugement de mon siècle et de la postérité? Mon siècle et la postérité sont dans les générations des hommes; ils vivent tous pour eux, je vis pour moi; je jouis de ma propre estime, parce que je connais la force de mon ame, la pureté de mes intentions, et je n'attends point mon bonheur de l'estime d'un monde que je n'estime pas moi-même, quand je pense qu'il a plus de vices encore que moi. Je me résume donc, mon cher Victor; je ne puis céder à tes vœux. Mes trésors, ma vie même, j'aurais pu te les donner; le sort de mes camarades, leur bonheur, leur amour, tout cela n'est pas à moi, je ne puis en disposer. Ton baron est assez vain pour croire que l'alliance de Roger ne peut l'honorer! Si le sort des armes me jetait demain une couronne sur la tête, il ne balancerait plus. Que serais-je alors à ses yeux? toujours Roger, n'est-ce pas? Non, je serais un grand homme, un grand conquérant. Voilà ma réponse, mon fils, elle t'afflige; mais si je méprise les préjugés de ton Fritzierne, j'ai pitié des tiens, et j'espère les détruire en te faisant mieux connaître et moi, et mes amis.
Qu'on juge de l'effet que produisit sur le jeune Victor cette harangue pleine de hauteur et de sophismes. Dès ce moment, il perdit tout espoir, et sentit que la raison elle-même, si elle habitait la terre, ne pourrait changer le cœur dur, ambitieux et féroce de cet homme qui avait blanchi dans le crime. Que peut dire Victor? Roger a réponse à tout: il croit que son fils doit se trouver honoré de lui appartenir: il s'imagine valoir les plus grands potentats, les plus fameux guerriers! Impossible de lui prouver la bassesse de son état, le mépris qui le poursuit, la honte de l'échafaud qui l'attend. Il prendra les coups du sort comme un roi détrôné! Quel orgueil! quel aveuglement! Eh quoi! le scélérat a donc aussi sa conscience, ses principes, sa philosophie et sa propre estime? Non, cela ne se peut pas, ou la nature a formé cette classe d'hommes d'une argile différente de la nôtre, ou ils sont faits autrement que nous; et leur tête, leurs organes, leurs sens sont autrement organisés que ceux des honnêtes gens.
Ô Victor! es-tu bien le fils de cet homme à qui tu ressembles si peu? est-ce bien le même sang qui coule dans tes veines?..... Mystères de la formation de l'homme, principes de vie, d'ame et de sentimens, que vous êtes étendus, profonds, incommensurables, et que vous êtes étonnans dans vos successions et dans vos déviations!.....
CHAPITRE IV.
FÊTE NOCTURNE, ABUS DE TOUT.
Victor, après la réponse de Roger, se lève, et ne peut que lui dire: Adieu, Roger! j'espérais que ton cœur serait plus sensible au désespoir d'un fils; adieu!....
Roger l'arrête: Où vas-tu, Victor? Tu veux déjà te séparer de moi! Ah! tu ne me connais pas; tu ne sais pas pourquoi je fais briller tant de fierté, qui, à tes yeux, passe pour de l'orgueil! Victor, tu dois prendre le temps, avant de nous juger, d'étudier nos mœurs, de connaître nos loix, et d'apprécier notre conduite. Non, mon fils, non, je ne te laisserai point partir si-tôt; j'avoue même que si tu veux te soustraire à mes embrassemens, j'y mettrai de la rigueur, et que tout accès sera fermé pour toi.—Quoi! vous voulez me retenir par la force?....—Non, toujours; je ne veux point disposer de ta liberté, ni contraindre tes faux principes; tu partiras, tu iras.... où tu voudras; mais dans quelques jours, mais lorsque j'aurai eu le temps de te faire bien connaître les gens que tu méprises, ton père lui-même, que tu crains de nommer de ce doux nom. Victor, tu es encore un enfant; tout imbu des préjugés avec lesquels on a égaré ta jeunesse, tu ne vois pas par tes propres yeux, tu vois comme le monde que tu as connu, comme cet orgueilleux baron qui t'a élevé; tu as pris sa fausse philosophie, tu te crois un sage, et tu n'es qu'un insensé comme lui; tu juges sans savoir; tu blâmes, tu loues, tu condamnes, tu applaudis, tu méprises, tu estimes, sans cause comme sans raison. Tu me parais instruit, tu as même de l'esprit, du goût du jugement. Sais-tu, Victor, ce qui a fondé les sociétés? l'espoir du bonheur, et l'assurance de la propriété dans les gouvernés; sais-tu ce qui a détruit ces sociétés? la tyrannie des gouvernans. Dans ces contrées, par exemple, où le despotisme d'un seul pèse sur des millions d'individus, où des petits tyrans subalternes abusent du droit féodal, oppriment en cent manières les vassaux qui leur sont soumis, une poignée d'hommes, fiers, nés pour être libres, pour devenir les égaux des potentats, qu'ils brûlent de renverser de leur trône, des hommes enfin assez pénétrés du sentiment de leur dignité, pour ne pas vouloir ramper, assez courageux pour entreprendre, ont secoué le joug de fer qui écrasait leur tête, et se sont réunis en société sous le titre naturel et sublime d'indépendans. Je ne te cacherai pas que plusieurs d'entre eux avaient eu une jeunesse fougueuse et peu vertueuse; que moi-même, poussé avec ardeur vers le vice qui me paraissait plus attrayant que la vertu, j'avais bien des torts à me reprocher: quoi qu'il en soit, mon ami, ces hommes ardens, audacieux, m'ont choisi pour leur chef et pour leur premier ami. Dès ce moment j'ai formé le projet de les rendre meilleurs, de les soumettre à des loix, à des statuts, à des convenances sociales, et j'y suis parvenu. Rien de beau, mon fils, comme les loix qui régissent les indépendans! Leur premier principe est d'écraser les forts, et de ménager les faibles: les châteaux, nous les démolissons; les chaumières, nous les respectons; le vertueux agriculteur peut même compter sur nos secours, sur notre bourse; mais le riche égoïste, le grand, superbe et insolent, doivent tomber sous nos coups; ils rompent l'équilibre de la nature; ils pompent, ils épuisent tous les sucs nourriciers qui doivent alimenter les membres les plus obscurs de la grande société. Ils ressemblent à ces branches parasites qui nuisent à l'arbre, et qu'il faut couper et jeter au feu. Les grands seuls écrasent la terre, et nous avons secoué le joug des grands, est-ce un crime?.... Les riches ont plus que le pauvre, et nous prenons aux riches pour secourir le pauvre, est-ce un mal? Les puissans abusent de leur pouvoir, nous leur retirons ce pouvoir fatal de nuire, est-ce-là nuire à l'humanité? Quand nous avons attaqué ton Fritzierne, ce n'était pas à toi que nous en voulions, ce n'était pas ses gens, ses serviteurs, ses malheureux vassaux que nous brûlions d'exterminer; c'était sur lui seul que nous dirigions nos coups. Ses grandes richesses, nous voulions en prendre une partie, et donner l'autre, suivant notre coutume, aux infortunés qu'il a faits. Son château, nos voulions l'abattre: ne vois-tu pas que ses tours orgueilleuses rompent la belle uniformité des plaines et des prairies; il fallait les réduire à la hauteur des chaumières sur lesquelles elles dominent, et qu'elles privent de la bénigne influence des vents et du soleil... Voilà nos principes et notre philosophie. Ici, nous ne connaissons point de maîtres ni de titres fastueux, nous sommes tous nos égaux dans le repos des armes; nous ne connaissons de rang que lorsque nos travaux bienfaisans nous forcent à suivre les statuts que nous avons faits nous-mêmes. Chacun de nous est chéri comme un camarade; chacun de nous, s'il meurt, est regretté comme un frère. Tu vas en avoir un exemple touchant. Le brave Sermonek, notre ami à tous, a perdu la vie, à mes côtés, dans les murs de ton insolent palais, nous avons eu le bonheur de remporter les corps de plusieurs de nos malheureux compagnons tués à cette affaire. Eh bien! un cénotaphe simple, mais digne de ces dépouilles respectables, vient de leur être érigé; c'est ce soir même que nous jetons des fleurs sur leur tombe; suis-moi, Victor, sois témoin de cette auguste cérémonie! Viens voir couler des larmes vraies, viens entendre des sanglots touchans, et dis-moi, après avoir assisté à ce triste spectacle, s'ils sont des brigands ceux chez qui l'on trouve tant d'amitié, tant de reconnaissance. La nuit commence à répandre ses voiles sur toute la nature; viens, Victor, nous nous retrouverons seuls ensuite, et nous parlerons encore sur la demande indiscrète que tu es venu me faire. Suis-moi donc, mon fils, et laisse-toi entraîner, sans systêmes, sans préjugés, à tout l'excès de ta sensibilité; je te préviens que nous allons la mettre à l'épreuve.
Victor étourdi d'une doctrine si singulière, si neuve pour lui, n'a pas la force de répondre; il est d'ailleurs curieux de se convaincre entièrement de la scélératesse de Roger et de ses compagnons; il se laisse guider par la main jusqu'au lieu où le spectacle le plus bizarre va frapper ses regards étonnés. Essayons de tracer à nos lecteurs le tableau singulier qui s'offre à sa vue.
La nuit était déjà épaisse quand Roger, Victor et Fritz arrivèrent à l'endroit indiqué: il tombait même une pluie assez forte, qui ajoutait au pittoresque de la scène.
Roger, pour asseoir son camp dans les vastes forêts de la Bohême, avait choisi une espèce de vallée couverte d'arbres, de collines, et sur-tout percée par des grottes qui communiquaient à de vastes souterrains: ce lieu avait jadis vu s'élever dans son sein une superbe forteresse qui défendait ces vastes contrées, et dont les souterrains allaient se perdre jusqu'au pied du mont des Géants. Les suites de la guerre et les ravages du temps avaient détruit cette forteresse, dont il ne restait plus que quelques fortifications. Le Val-Noir, c'est ainsi qu'on nommait ce site ténébreux, était circonscrit dans une chaîne de montagnes presqu'à pic, et d'où s'échappaient des torrens, qui, roulant avec fracas dans les routes tortueuses du Val-Noir, allaient grossir les eaux des fleuves voisins. Les arbres qui couvraient en grande quantité la vallée, étaient l'asyle nocturne des chouettes, des hiboux, de tous les oiseaux sinistres; les bêtes fauves se réfugiaient aussi dans les énormes cavités des rochers; tout en un mot, dans ce lieu sinistre, inspirait l'horreur, l'effroi et l'admiration pour les sublimes ouvrages de la nature.
Au milieu d'une allée d'arbres touffus, on avait élevé des gradins, sur le sommet desquels s'élevait une espèce de tombeau surchargé d'urnes cinéraires et de lauriers. Le tout recouvert d'étoffes cramoisies surhaussées de larmes noires était couvert par une espèce de dais, de la même étoffe, attaché au haut des arbres, et dont les quatre pentes venaient tomber légèrement en draperie sur les quatre coins du monument. Le myrte, symbole de l'amitié, s'élevait par-tout autour du cénotaphe, et le cyprès, signe du deuil et du regret, semblait croître naturellement auprès des urnes funèbres: des torches et des flambeaux de résine, fixés en grande quantité sur le monument, éclairaient des légendes qu'on y avait fixées de tous côtés. Ici on lisait: ils firent pâlir les despotes! Là on voyait: Leur vertu ne meurt pas toute entière, puisqu'elle reste dans le cœur de leurs compagnons d'armes. De ce côté: Pleurez-les, ils furent les amis de l'humanité. Plus loin: Ils ont humilié les superbes, le pauvre doit les bénir.
Enfin par-tout mille inscriptions placées, semblaient faites pour d'autres gens, pour de véritables bienfaiteurs de l'humanité. Victor avait peine à contenir son indignation; mais elle redoubla quand il vit commencer la cérémonie.
Tous les indépendans marchant deux à deux, leurs armes renversées et couvertes d'étoffes noires, arrivèrent lentement, portant chacun un flambeau et une branche de myrte. Quelques femmes parurent ensuite avec des enfans (sans doute les femmes et les enfans de ces brigands); leur voix rauque et discordante psalmodiait une espèce de chant funèbre dont le refrain était:
Nous, les héritiers de leur gloire,
Vivons pour venger leur mémoire.
Ces horribles femmes, presque toutes ivres de liqueurs fortes, avaient les cheveux épars et le regard féroce; elles portaient des cassolettes d'où s'échappaient des fumées d'aromates qui embaumaient l'air. Une musique guerrière, mais sourde et lugubre, terminait le cortége, derrière lequel on remarquait le terrible Dragowik donnant le bras à Roger, que suivaient ses principaux chefs. L'obscurité de la nuit combattue par des milliers de flambeaux, l'horreur d'un site sauvage, la contrariété d'une pluie assez abondante, les chants aigres et sourds des indépendans, tout ajoutait à l'espèce de terreur que devait inspirer à Victor la nouveauté de ce spectacle.
La troupe s'étant rangée autour du cénotaphe, Roger, Dragowik, Alenditz, et Morneck montèrent au tombeau. Là, Roger, debout, prononça d'une voix forte, et souvent avec l'émotion de la douleur, l'oraison funèbre qu'on va lire.
«Camarades et amis,
»Qu'elle est triste, qu'elle est lugubre cette soirée qui nous rassemble! qu'ils sont amers les pleurs que nous avons à verser! qu'il est douloureux l'aspect de ce tombeau qui renferme les reliques sanglantes d'une foule de héros que naguère nous serrions dans nos bras, qui partageaient notre gloire comme nos dangers! Eh quoi! ils ne sont donc plus, ces hommes généreux qui ont péri pour nous, pour la cause de l'humanité! C'est dans la tombe que se sont évanouis leurs hauts faits, leurs vertus, tout ce qui caractérise l'homme fait pour être distingué de l'homme par un grand courage, par un grand caractère! C'est en voulant humilier l'orgueil des grands de la terre, qu'ils sont tombés sous les coups de ces grands, vils et méprisables; c'est en vous faisant un rempart de leurs corps, qu'ils ont saisi la mort prête à vous frapper tous. Indépendans! connaissez-vous les héros que vous pleurez? connaissez-vous les pertes que vous avez faites? Là, reposent Droik, l'invincible; Golos, l'incorruptible; Wetler, le généreux; Sptizlan, le magnanime; les vertueux Fallax, Grandhon, Birtis, Feller, et tant d'autres, dont vous admiriez la valeur, dont le titre d'amis vous honorait tous; les uns, appelés au noble état que nous professons, par la lecture des plus grands philosophes, avaient quitté patrie, honneurs, richesses, famille, pour suivre la bannière des indépendans; les autres élevée dès leur tendre jeunesse, dans notre sein, avaient pris nos principes, et suivi notre exemple, comme l'enfant à qui le lait maternel donne la force, la vigueur et la santé qui conduisent l'homme à l'âge le plus avancé. Tous avaient senti que le véritable honneur sur la terre, que la seule gloire digne de l'ami des mœurs et des hommes, consiste à combattre les puissans, à dépouiller le riche insolent, à punir l'exacteur, le tyran, le despote, depuis la tête couronnée jusqu'au chef dur et barbare d'une simple famille; le tout pour consoler l'opprimé, soutenir le faible, encourager le timide, et venger les droits de la nature, outragée par les droits injustes et tyranniques que l'homme s'arroge sur l'homme, tout fier de ses grands titres ou de son immense fortune. Tel est le but louable de notre sainte institution; telles sont les vertus que nos malheureux camarades ont professées; tels sont en un mot, l'exemple et la leçon qu'ils nous laissent.
»Parmi tant de noms glorieux que je vous ai cités, estimables indépendans, aurais-je oublié de vous rappeler celui du grand Sermonek, de cet intrépide vainqueur des plus grands seigneurs châtelains! Ah! cet oubli ne vient point de mon cœur; il ne naît que de l'embarras où je suis de vous parler séparément de tous les grands hommes dont nous pleurons aujourd'hui le trépas. Moi, je ne planterais pas quelques cyprès sur la tombe de Sermonek qui fut mon ami, mon vengeur, à qui j'ai dû trois fois la vie! Ah! ne m'accuse point d'ingratitude, ombre chère et plaintive; ton nom, ta vie, et tes exploits seront sans cesse présens à ma mémoire, comme le souvenir de ta tendre amitié restera à jamais gravé dans mon cœur. Oui, je te vois encore attaquer le château-fort de cet odieux comte de Mirleski; je te vois lui plonger un poignard dans le sein, et nous apporter sa tête sanglante. Tu fis un acte de justice: cet homme opprimait sa province, et ses grands biens ne pouvaient satisfaire encore sa vile cupidité et sa basse avarice. C'est toi qui sus attaquer à propos, dans un défilé, ce favori de l'empereur, ce ministre oppresseur, ce maréchal de Wirtemberg: tu vengeas ton pays; ce scélérat en était l'horreur et l'effroi. Rappellerai-je ce courage intrépide qui te fit massacrer, à toi seul, toute la famille du baron d'Erlach dans ses possessions d'Hongrie? Pas un enfant, à la mamelle même, n'échappa à ta juste fureur; les innocentes créatures auraient sucé avec le lait, les vices de leur parent; ils eussent été, comme lui, les persécuteurs du pauvre, les oppresseurs des timides vassaux. On ne peut rien ajouter à ces exploits brillans, quand on t'a vu brûler, en un jour, trois villages qui avaient eu la bassesse de nous combattre, pour arrêter notre glaive prêt à frapper leur criminel seigneur. Ô Sermoneck! que de services tu as rendus à l'humanité plaintive et gémissante sous le joug des puissans! Si la mort t'a frappé, elle n'a pu te rencontrer que sur la brêche; c'est toujours là qu'elle attend les hommes comme toi. Que ton ombre se promène aujourd'hui au milieu de tes amis; qu'elle entende leurs regrets; qu'elle soit témoin de leurs larmes amères, et elle se dira: J'ai fait le bien; j'en suis assez récompensée par le souvenir de mes généreux compagnons, de tous ceux qui me furent chers; et la tombe n'est pour le héros, que le passage rapide de la mort à l'immortalité.
»Indépendans! que ne peuvent-ils être tous ici, ces gens du monde qui vous jugent, non par ce que vous êtes, mais par ce qu'ils vous font être! Que ne sont-ils témoins de la pureté de vos mœurs, ces grands de la terre qui vous insultent et vous poursuivent, parce qu'ils sont heureux! Ils pâlissent déjà à votre nom seul, ils rougiraient de honte en voyant vos vertus surpasser les leurs; ils se diraient: Voilà vraiment les amis des infortunés, voilà les vrais vengeurs des droits de la nature! ils ont pour tout bien le sentiment de leur indépendance, et la tranquillité de leur conscience; nous avons contre nous nos titres fastueux, notre luxe insultant, nos oppressions envers nos inférieurs; ils doivent nous combattre, nous sommes leurs ennemis, nous sommes les ennemis de tous ceux qui pensent, et qui nous détestent.
»Telle est, indépendans, la supériorité que vos vertus doivent vous donner sur ces monstres; tel est le noble orgueil qui doit vous embraser à la vue de ce tombeau qui renferme ces victimes de leur rage, vos amis, vos compagnons d'armes. Jurez de les venger, indépendans! jurez de poursuivre par-tout les tyrans de la société, quelque éclatante que soit la pourpre qui les couvre, et prononcez, après moi, le serment terrible que vous impose l'amour de l'ordre, des mœurs et de l'humanité.
»Celui qui possède plus de biens qu'il ne lui en faut pour son existence, et qui laisse mourir de faim à sa porte l'indigent timide qu'il a dépouillé, doit mourir.
tous les indépendans ensemble.
»Il doit mourir!
roger.
»Qu'il périsse, celui qui se fait un jeu des larmes du malheur, et tourmente par ses passions une tendre épouse, des enfans sans défense, ou des serviteurs à qui il doit l'exemple des vertus!
les indépendans.
»Qu'il périsse!
roger.
»Mort aux potentats qui oppriment leurs peuples par des actes tyranniques, par des exactions, ou qui les corrompent par le tableau de leurs vices et de leur luxe spoliateur: mort aux tyrans!
indépendans.
»Mort aux tyrans!
roger.
»Enfin, proscrivons l'ambitieux, l'égoïste, l'avare, le dissipateur, le suborneur, l'envieux, le méchant, le calomniateur, l'incestueux; immolons tous les pervers!
indépendans.
»Immolons tous les pervers!
roger.
»Vous le jurez?
indépendans.
»Oui, oui, nous le jurons!
roger.
»Que l'humanité bienfaisante, que la nature en deuil reçoivent vos sermens! Jamais on n'en a prononcé de plus sacrés; jamais on n'a vu d'hommes plus courageux, plus disposés à les sceller de leur sang»!
Quand Roger eut fini de parler, il brûla des aromates au pied du cénotaphe, les chants lugubres recommencèrent, et la musique guerrière exécuta différens morceaux. Une coupe fut ensuite promenée à la ronde, chacun y but; puis on la renversa sur le tombeau, en signe de libations. Les flambeaux s'éteignirent, l'obscurité la plus profonde succéda à la pâleur sinistre des torches funéraires, et chacun se retira.
Roger ne manqua pas de reconduire Victor dans sa grotte, et de lui demander comment il avait trouvé cette fête nocturne. Notre jeune ami, trop agité par les diverses émotions qu'il avait éprouvées, ne put lui répondre que par un regard expressif, où se peignirent à-la-fois l'horreur, l'effroi, le mépris et l'indignation. Roger lui dit en souriant:
À demain, mon fils; je te ménage d'autres surprises, et pour me faire connaître à toi tout entier; je te réciterai l'histoire de ma vie.
Roger se retira, et Victor resta seul avec Fritz.
CHAPITRE V.
L'AURAIT-ON PRÉVU?
Si le lecteur a éprouvé quelque impression au débit de l'oraison funèbre de l'infâme Sermoneck, il peut se douter de celle, plus profonde encore, que dut ressentir Victor en entendant prononcer, par son père, cette prétendue oraison funèbre du plus vil des brigands. On y déifiait le meurtre, le vol, le brigandage en tout genre, et tout cela au nom de l'humanité, de la vertu. Eh quoi! ces noms sacrés doivent-ils se trouver dans la bouche des scélérats? Ils prétendent venger la nature, et ils l'outragent par leurs forfaits; ils veulent, disent-ils, proscrire l'ambitieux, l'avare, le dissipateur, le jaloux, le méchant, &c. &c. Mais, en supposant que ce fût en l'honneur de la vertu qu'ils immolassent tous les hommes imbus de ces vices, ils ne laisseraient donc plus personne sur la terre, car chaque homme a son défaut; et vouloir réformer la race humaine, se roidir contre des vices qui tiennent à la fragilité du cœur de l'homme, des vices qui ont existé de tout temps et qui existeront toujours, c'est le propre d'un fou ou d'un barbare. Ici les prétendus réformateurs sont des misérables, qui prennent des prétextes spécieux pour s'aveugler sur leurs crimes. Roger est un homme adroit qui gouverne des criminels comme lui, ou séduit des têtes faibles par des grands mots et des déclamations sophistiques, qu'il est bien éloigné de prendre pour règles de sa conduite; et ce Roger est le père de Victor! et Victor, qui le sait, ne meurt pas de douleur et de honte!.... Il est donc des situations dans la vie, où l'opprobre même ne peut avilir ni dégrader l'homme qui ne l'a point mérité? L'idée seule d'une pareille naissance eût fait mourir autrefois de désespoir le sensible Victor; aujourd'hui qu'il en a la certitude, il est plongé dans une apathie stupide; il ne sait où il est, ce qu'il fait, ni ce qu'il doit faire; ses sens sont glacés, sa langue est immobile, ses yeux sont fixés vers la terre; il est trop absorbé par la douleur pour verser des larmes; il sent bien, Victor, qu'il lui est impossible de tirer aucun parti du caractère de Roger, et cette persuasion, qui lui enlève l'espoir d'obtenir son amante, fait son plus grand tourment.
Fritz le tire enfin de sa triste rêverie. Ô mon ami! lui dit-il en l'embrassant, combien je vous estime, et combien je vous plains!.... que vous avez de vertu et de grandeur d'ame!.... Soutenez les coups du sort, mon ami, tâchez de leur résister, et que mon exemple ajoute encore, s'il est possible, à votre courage! Vous êtes maintenant au fait de la folie cruelle qui aliène les têtes de tous ces prétendus indépendans, vous allez apprendre les maux qu'ils m'ont faits à moi, et au plus malheureux des pères: le vôtre est coupable et n'est point puni; le mien, hélas! est puni sans avoir jamais été coupable.... Écoutez-moi.
«On m'a toujours nommé Fritz, ainsi que je vous l'ai déjà dit; ma naissance fut long-temps un secret pour moi, elle l'est encore quant au nom de ma mère. Un petit hameau de la Silésie, sur les bords du Moldaw, m'a vu ouvrir pour la première fois les yeux au jour, au malheur. Autant que je puis me le rappeler, mon père, qui m'avait eu d'un mariage secret, obligé de fuir son épouse et sa patrie, m'avait confié aux soins d'une femme sans fortune, mais respectable et bonne: cette femme m'éleva au milieu des enfans du hameau, dans les mêmes mœurs, et dans la même indigence que les enfans du pauvre. J'avais environ sept ans, et, jusqu'à cet âge, j'avais cru que la bonne Brigitte (c'était ainsi qu'on nommait la femme qui m'élevait) était ma mère: pour mon père, je n'avais pas pris le soin de m'informer de son nom, ni du motif qui l'éloignait de moi. J'étais livré à cet état tranquille de l'enfance, qui ne réfléchit ni sur le passé ni sur l'avenir, lorsqu'un jour une dame se présente chez Brigitte; elle demande son fils, on me présente à elle; cette dame verse des torrens de larmes, me presse contre son sein, et me prodigue mille caresses, auxquelles je ne sais répondre que par le plus grand silence et la plus froide insensibilité; j'étais fâché intérieurement de rencontrer une autre mère que ma bonne Brigitte, et je tremblais qu'on ne m'arrachât de ses bras pour m'en éloigner à jamais. Heureusement la visite de cette dame se termina promptement; elle parla bas à Brigitte, lui remit une somme d'argent, m'embrassa, me couvrit encore de ses larmes maternelles, et se retira. Brigitte, à qui je demandai l'explication de cette scène pathétique, ne voulut pas me la donner, et me promit de me satisfaire dans autre moment. Le lendemain, nouvelle scène de sentiment; ce fut un jeune homme qui en fit les frais: c'était mon père, à ce qu'il me dit; il ne pleura point, lui; mais avec quelle tendresse il me parla! Pauvre Fritz, me dit-il! tu es le fils de l'amour, et jamais l'hymen ne viendra légitimer des nœuds que l'intérêt a rompus; mais au moins tu ne me quitteras jamais; ton père expiera, par ses bienfaits, la faute de t'avoir donné le jour, et tu lui tiendras lieu de l'amie qu'une mère injuste et barbare lui a enlevée, pour la livrer à un époux qu'elle n'a pu choisir ni aimer.
»Je n'entendais rien à ces exclamations, et je regardais mon père avec la même froideur que j'avais témoignée la veille à ma mère. Il me quitta enfin, après avoir aussi parlé bas à Brigitte, à laquelle il remit à son tour une autre somme d'argent. Brigitte, restée seule avec moi, ne put s'empêcher de rire de mon étonnement stupide. Je voulus l'interroger, elle ne me répondit que par ce peu de mots: Fritz, fais un paquet de tous tes petits effets; nous allons quitter cette demeure, pour nous rapprocher de la dame que tu as vue hier, et du monsieur qui nous quitte. Dame, mon enfant, ils t'ont donné le jour, ils reprennent leurs droits sur toi; pour moi, je n'en ai plus qu'à ton amitié.
»Jusques-là j'étais resté insensible; mais le regret de quitter le lieu qui avait charmé mon enfance me fit verser des larmes, que ma bonne Brigitte s'empressa d'essuyer. Chacun de nous deux fut vaquer à ses petits arrangemens, et le lendemain nous quittâmes le hameau, pour venir occuper une espèce de masure située au bas d'une montagne, près de cette forêt. Là, ma bonne Brigitte me signifia qu'elle ne pouvait plus demeurer avec moi, mais que tous les jours elle viendrait me voir avec mon père et ma mère. Elle me confia aux soins d'une vieille femme, son amie apparemment, et partit sans me dire où elle allait porter ses pas. Tant de mystères, tant de précautions m'alarmèrent; je devins sombre, chagrin, et peu s'en fallut que je ne quittasse le canton pour aller errer à l'aventure; mais mon père vint me voir seul le lendemain; il m'accabla de présens et de caresses; je commençai à l'aimer. Il revint le surlendemain, toujours aussi tendre, aussi sensible; je m'attachai sincèrement à cet homme intéressant, et je ne pensai plus à le fuir.
»Deux mois s'étaient écoulés, pendant lesquels j'avais vu tous les matins mon père, et tous les soirs mon père et ma mère ensemble, qui venaient m'accabler de leurs caresses, et pleurer sur leurs malheurs. J'avais même eu la curiosité de suivre un jour ma bonne Brigitte, et j'avais découvert qu'elle demeurait dans une ferme à quelques pas de moi. Je n'étais pas instruit encore sur l'état de mes parens, qui jamais ne me faisaient de confidence; mais j'en savais assez pour deviner que ma mère était l'épouse d'un autre. Je me proposais de presser mon père de questions pour pénétrer enfin le mystère qu'on me faisait, lorsqu'un jour Je vis revenir Brigitte pâle, échevelée, et dans l'état d'une femme livrée au désespoir. Elle entre, s'asseoit, et ne peut que s'écrier: Malheureux Fritz! tu es perdu! je suis perdue moi-même! nous n'avons plus qu'à fuir, qu'à nous cacher!—Qu'avez-vous? Qu'est-il arrivé?—Ton père! il n'est plus!... un homme furieux...—Achevez.—Ton père est tombé sous ses coups.—Quel est le monstre?.....—Hélas! le nouvel époux de ta mère....—Ciel!....
»Brigitte, encore frappée de la scène horrible qui vient de se passer sous ses yeux, tombe, privée de sentiment, sur le plancher.... Pendant que son amie lui donne des secours, mon premier mouvement m'entraîne vers la ferme dont je connais le chemin, et où je me doute bien que l'accident vient d'arriver. Je cours, et j'arrive tout essoufflé dans ce lieu de douleur, où je ne trouve que mon père infortuné étendu sans mouvement sur le carreau, et perdant son sang.... Je me jette sur lui en fondant en larmes; je l'appelle, je déchire du linge, je chercher à étancher le sang qui coule de sa blessure.... Il recouvre un peu ses sens, me reconnaît, me nomme, et retombe dans son évanouissement. Quelle douleur pour moi! Je me jette à genoux, j'implore le ciel, je le prie de sauver mon père, de me rendre ce père que je chéris!....
»À l'instant plusieurs hommes armés entrent dans la ferme: loin de m'effrayer, je les regarde comme des protecteurs que la providence envoie à mon secours: je les prie de rendre mon père à la vie. Ils me regardent en riant, chargent le moribond sur un de leurs chevaux, me lient, me jettent sur un autre cheval, et m'entraînent avec eux.
»Qu'on juge de mes cris, de mes gémissemens! Je vois mon père devant moi; mais dans quel état, grand Dieu! Le seul secours qu'on lui porte, c'est de soutenir sa tête décolorée, et je vois clairement que les gens qui nous enlèvent ont sur nous quelques projets infâmes. Je les questionne, ils ne me répondent point; je veux briser mes liens, je mords, j'égratigne; ils se mettent à rire aux éclats. Le petit espiègle, disent-ils! il sera excellent pour ce que nous en voulons faire!
»Enfin notre escorte nous fait traverser un souterrain, et nous arrivons ici, dans ce lieu même où je vous parle, mon cher Victor; c'est assez vous dire que les scélérats qui nous entraînaient étaient des gens de Roger.... Vous frémissez! je vois que mon récit vous touche jusqu'aux larmes.... Je l'abrégerai pour épargner votre sensibilité; mais écoutez ce qui me reste à vous dire, vous allez me voir au comble du malheur!
»À peine arrivé ici, on me sépare de mon père, malgré mes cris et mes prières.... Je suis bientôt livré à un vieux brigand, qui me déclare que, si je ne suis pas les instructions qu'il a ordre de le donner, je recevrai, trois fois par jour, trente coups de plat de sabre. Ces instructions consistent à faire de moi un apprentif voleur. Je refuse, et je suis livré pendant plusieurs jours de suite, au cruel supplice dont on m'a menacé; je le supporte avec courage; mais enfin je forme un projet assez adroit pour un enfant de mon âge. Qu'on me mène au capitaine, dis-je à mon bourreau, ce n'est qu'à lui seul que je puis céder.
»On me conduit à Roger; je lui promets la plus grande docilité à ses ordres, s'il me permet de revoir mon père, dont je sais qu'on prend soin. Roger me permet cette satisfaction, et je cours au lieu qu'on appelle ici l'infirmerie, où je retrouve mon père infortuné qui, à ma vue, verse un torrent de larmes. On avait eu soin de sa santé; ses plaies, qui n'étaient point dangereuses, étaient fermées. Il était presque convalescent. Notre entrevue fut bien triste, hélas! et ce fut la seule que nous eûmes dans ce lieu de terreur! Il n'eut point le temps de me dire la cause de ses malheurs, ni le nom de son assassin; nous ne pûmes nous entretenir que de la cruelle position dans laquelle nous nous trouvions tous deux. Je me rappellerai toute ma vie les excellens conseils que ce tendre et vertueux père me donna: Mon cher fils, me dit-il, la piété filiale t'a fait promettre à ces brigands de seconder leurs forfaits; garde-toi de tenir cette promesse coupable; tout serment basé sur le crime est nul; meurs plutôt, s'il le faut, mais meurs vertueux. Je ne sais quels desseins ces monstres ont sur moi; sans doute ils veulent m'associer aussi à leurs crimes: mon fils, tu me verras me percer moi-même d'un fer homicide avant de céder à ces barbares, et tu suivras mon exemple; n'est-ce pas, Fritz, que tu imiteras ton père, et que tu sauras mourir?
»Je le lui promis en pleurant, et l'on vint nous séparer.... Je ne puis vous dire combien il me fallut essuyer de traitemens durs pour résister aux sollicitations des indépendans, qui voulaient m'emmener avec eux dans leurs expéditions, et me faire jouer le rôle d'observateur, rôle que mon âge et mon innocence auraient pu rendre funeste aux paisibles propriétaires ou voyageurs que j'aurais trahis. Je sus résister enfin, jusqu'à une époque terrible qui me sépara pour jamais de mon malheureux père.
»Comme il était parfaitement rétabli, les indépendans l'entraînèrent un soir au fond de leurs plus obscurs souterrains, pour résister, disaient-ils, aux troupes de l'empereur qui cherchaient à les cerner. Roger lui-même, qui s'était fait accompagner par un certain baron de Fritzierne, que le sort avait fait tomber entre ses mains, courut les plus grands dangers dans cette affaire; mais il s'échappa, lui; et mon pauvre père ne fut pas si heureux. Circonscrit par une troupe de soldats, il fut pris, lui douzième, et conduit au commandant qui l'interrogea: mon père raconta ses malheurs, il ne fut pas écouté; il protesta de son innocence, on ne le crut point.... Mon père, hélas! n'avait ni un état, ni un nom connu, ni des protections. On l'avait pris, en quelque façon, les armes à la main, au milieu d'une troupe de scélérats: vous savez avec quelle promptitude on examine et l'on juge en Allemagne.... L'infortuné fut envoyé, avec ses onze brigands, dans la grande forteresse de Prague, comme esclave de galère[5]!.... Il y gémit encore mon cher Victor, il y gémit; et je n'ai pu saisir qu'une seule fois l'occasion d'essuyer ses larmes!....
»Je ne vous dirai point ce que je souffris quand j'appris le malheur arrivé mon père! Je suppliai Roger de me rendre ma liberté, il ne le voulut point; mais il me promit d'adoucir mes regrets, en adoucissant mon sort, et sur-tout en me laissant maître de mes actions. Il tint parole. Roger, dans ce temps là, avait un fond de chagrin; on l'attribuait à la mort précipitée d'une femme qu'il adorait, dont il avait un fils, qu'une femme, nommée, je crois, madame Germain, venait de lui enlever. Ses propres malheurs l'avaient rendu plus sensible à ceux des autres. Il me donna, près de lui, la fonction d'avoir soin de ses armes, et ne souffrit pas qu'on m'engageât dans aucune affaire dont ma conscience pût s'offenser. Je voyageai ainsi avec lui dans toute l'Allemagne, où, depuis ses malheurs, il conduisit ses gens; et, à l'exception de la liberté que je ne pus obtenir, je n'eus que lieu de me louer de ses procédés à mon égard. Cependant nous étions revenus dans ces forêts, et j'avais toujours la crainte d'être pris avec ces brigands, et de subir la peine qu'on avait imposée, avec tant d'injustice, à mon père. Je connaissais le grand caractère de Roger; je savais qu'il était homme à me laisser aller sur ma parole d'honneur de revenir près de lui. Je hasardai un jour de lui faire encore une prière, qu'il avait déjà repoussée bien des fois. Roger, lui dis-je, je ne puis plus supporter la vie si tu me refuses aujourd'hui la permission d'aller passer un jour à Prague. Je te promets, sur mon honneur, de revenir; mais, si je n'obtiens toi cette faveur, je te jure que je suis capable d'attenter à mes jours.
»Roger me fait mille objections que je détruis, et consent enfin à me laisser partir; mais il ne me donne que trois jours pour ce voyage, et veut que je sois accompagné par deux de ses gens qui répondront de moi, me suivront par-tout et me ramèneront au camp des indépendans. Ne pouvant faire autrement, j'accepte les odieux compagnons qu'il me donne, et nous partons tous les trois. Je ne vous dirai point, cher Victor, avec quelle joie, mêlée de douleur, je vis s'élever, devant moi, les hautes tours de la ville de Prague. Je volai, plutôt que je ne marchai vers la grande forteresse, où je demandai le prisonnier qui m'était si cher. Il se présenta; mais dans quel état, ô ciel! Mon père, faible, sans force comme sans couleur, était chargé de chaînes qui laissaient néanmoins encore trop de liberté à ses mains; car on l'employait, ainsi que tous les autres esclaves de galère, aux ouvrages les plus vils et les plus durs. L'infortuné me reconnut à peine, tant ses malheurs avaient altéré sa mémoire et sa vue. Je ne vous peindrai point cette entrevue douloureuse ensemble et délicieuse. Vous devinez sans doute tout ce que nous éprouvâmes. Il fallut cependant nous quitter; les deux Argus, que m'avait donnés Roger, ne me quittaient pas plus que leur ombre. Mon père, désespéré de la cruelle position où je me trouvais, me donna une poudre narcotique, qu'il composait et vendait pour ajouter quelques creutzers à ceux que la maison lui donnait pour exister: il me conseilla de m'en servir pour me soustraire, s'il était possible, à mes surveillans: Va, mon fils, me dit-il, et si tu recouvres ta liberté, travaille à la faire rendre aussi à ton père innocent, victime du hasard et des jugemens précipités des hommes! Je le serrai dans mes bras, et nous nous séparâmes.
»De retour avec mes guides, je ne trouvai, pendant la route, aucune occasion d'employer la poudre bienfaisante que mon père m'avait donnée; ce ne fut que dans cette forêt même, au pied d'une colline, que je pus m'en servir. Mes deux brigands, fatigués, proposèrent de s'asseoir un moment, avant de rentrer au camp, et de se rafraîchir. Heureusement pour moi, je m'étais emparé de la gourde pleine de rhum; j'y jetai adroitement la poudre en question, et j'eus bientôt le plaisir de voir mes guides céder au plus profond sommeil.... Plein de reconnaissance envers l'Être suprême, j'allais courir toute la forêt pour me sauver; mais je réfléchis que je pourrais bien y rencontrer d'autres compagnons de Roger: le ciel m'inspira. Sur le haut de la colline était un hermitage, dont le vertueux propriétaire n'existait plus depuis quelques jours; j'y entrai, je m'emparai des habits de l'anachorète, et me flattai, sous ce déguisement, de pouvoir échapper à la surveillance de la troupe des indépendans; mais, hélas! vain espoir! Au moment où je me propose de fuir, je vous vois, vous m'intéressez, je vous accorde l'hospitalité, et tous deux nous tombons entre les mains de ceux que j'avais tant d'intérêt d'éviter.... Voilà, cher Victor, le court récit de mes malheurs; je vous les ai tracés pour raffermir votre courage, et consoler votre vertu humiliée d'une naissance qui fait votre infortune. Ô Victor! malgré l'innocence de mon père, il est dans les fers, et la honte de son état n'en rejaillit pas moins sur moi aux yeux d'un monde injuste et léger! Victor! votre sort est moins à plaindre que le mien: vous pouvez briser tous les liens de la nature, désavouer la source de votre sang; au lieu que je ne puis repousser de mon cœur un père vertueux, et qui n'est malheureux que parce qu'il m'a donné le jour!....».
Le récit de Fritz avait singulièrement ému Victor, qui se rappelait les aventures du baron de Fritzierne. Quand Fritz eut fini de parler, Victor lui dit: Vous n'avez omis, mon cher Fritz, qu'une seule chose, une chose bien essentielle pour vous et pour moi; c'est de me nommer votre père: en grace, ne me laissez pas ignorer....—Est-ce que je ne vous ai pas dit son nom?—Vous l'avez oublié.—Mon père s'appelle Friksy.—Friksy, grand Dieu! embrasse-moi, Fritz, tu vas être heureux! Le baron de Fritzierne, mon bienfaiteur, mon véritable père, avait épousé ta mère, l'infortunée Cécile-Clémence d'Ernesté. Hélas! j'ai occupé ta place chez M. de Fritzierne: c'est toi qu'il a cherché long-temps pour t'adopter; c'est toi qui devais être son fils, l'époux de ma chère Clémence! Ô Fritz! je vais te rendre tous ces biens dont je suis privé pour jamais! Le baron aura assez de crédit pour te rendre ton père qu'il a cru immoler autrefois, et vous serez tous heureux!
Ici Victor raconte sommairement à Fritz ses aventures et celles de M. de Fritzierne: Fritz est vraiment cet enfant que le baron chercha en vain, après qu'il eut percé de coups le premier époux de la mère de Clémence, chez la fermière, où l'avait conduit la femme-de-chambre de son épouse. Quel bonheur pour Victor, de pouvoir rendre cet enfant à son bienfaiteur! Il peut fuir maintenant, Victor; il laisse un consolateur au baron.
Fritz, enchanté de cette découverte, moins pour lui que pour son père, à qui la protection de M. de Fritzierne pouvait être utile, serra Victor contre son cœur, et nos deux amis, après quelques momens encore de l'effusion la plus touchante, essayèrent de goûter quelques momens de repos.
CHAPITRE VI.
VOYAGE EN ENFER.
Le lecteur pense bien que Victor ne dormit point: les pensers les plus douloureux vinrent assiéger son esprit troublé. D'abord la résistance que Roger opposait à ses vœux; l'opiniâtreté de cet homme à vivre dans le crime, ses prétendus principes, ce mélange de grandeur d'ame, de philosophie, d'humanité, avec la cruauté, la fausseté, le brigandage, tout cela étonnait Victor. Né avec un cœur droit, pur et sensible, Victor ne concevait pas comment il pouvait exister des êtres aussi corrompus que son père et ses complices. Massacrer au nom de l'humanité, voler sous le voile spécieux de la justice, commettre tous les crimes, en ne prononçant toujours que le nom de la vertu, telle était la conduite de ces brigands qui osaient prendre le titre d'indépendans! Ô Victor! quel horrible tableau!... Tu le fuiras, Victor, oui, dès que le soleil ramènera la lumière, tu presseras Roger de te laisser partir, et tu iras.... où, Victor? De quel côté iras-tu chercher le bonheur et le repos? Tu ne peux plus rentrer chez ton bienfaiteur: lui-même t'a prescrit la loi de ne jamais le revoir.... Tu lui as dit, à lui et à Clémence, un éternel adieu.... Malheureux Victor! tu perds tout, tout! jusqu'à l'espoir de revoir l'objet de ton amour!.... Mais ce jeune Fritz, comme il va être heureux! tu le renvoies à M. de Fritzierne qui va accumuler sur lui toute la tendresse qu'il t'a retirée: il va remplacer Victor, ce jeune Fritz. Mais ô ciel! y as-tu bien pensé, avant de lui découvrir le secret de sa naissance? as-tu prévu que Fritz verra Clémence, qu'il l'adorera sans doute, car on ne peut la connaître sans l'aimer? Fritz obtiendra peut-être sa main, il deviendra l'époux de Clémence; oui sans doute, et c'est même un juste dédommagement que M. de Fritzierne doit aux mânes de son épouse, aux malheurs de ce jeune homme et à ceux de son père que le baron a causés.... Dieu! quelle cruelle réflexion! On est donc jaloux, même de l'objet qu'on ne peut obtenir!... Victor s'apperçoit que cette passion cruelle entre dans son cœur, il frémit, et veut l'en arracher; impossible! L'idée qu'un autre peut posséder Clémence, l'occupe, le tourmente, et il est sur le point de regretter le service qu'il rend à Fritz.... Mais il est né juste et modeste, Victor; il pense bientôt avec douleur à la bassesse de sa naissance, à l'opprobre dont son nom est environné, et il fait tous ses efforts pour se rendre justice, pour mesurer la distance énorme qui le sépare à jamais de celle qu'il aime. Il ne peut y renoncer; mais il sent qu'il ne la mérite point, et revient peu à peu à la douce pensée, que si quelqu'un après lui, doit être l'époux de Clémence, il est plus convenable, il est plus juste que ce soit le jeune Fritz à qui elle est destinée depuis long-temps, et dont lui, Victor, avait la place dans le château de Fritzierne, et la tendresse que lui devait le baron.... Le voilà un peu plus calme, Victor; mais il n'est pas tranquille dans le camp des indépendans: l'exemple du malheureux Friksy, arrêté au milieu d'eux, et puni, quoique innocent, de leurs forfaits, l'effraie sur les dangers qu'il court lui-même. Il croit voir les troupes de l'empereur l'arracher de l'asyle du crime pour lui en faire subir l'horrible châtiment: et si l'on sait qu'il est le fils de Roger! plus de moyens pour se justifier; plus d'espoir de prouver son innocence! L'idée de la honte et de l'infamie le poursuit; elle a chassé l'amour de son cœur; que dis-je! elle n'a pu effacer cet amour qui doit être éternel; mais elle a su affaiblir la tendresse, le desir et jusqu'à la jalousie. Victor voit naître le jour, et jure qu'il ne le verra pas renaître dans ces lieux funestes. Il éveille son compagnon, son ami Fritz, pour fuir avec lui; mais, hélas! ils doivent bientôt se séparer; Fritz va prendre la route du bonheur, et Victor!.... quel chemin prendra-t-il, où il ne rencontre le regret, la douleur et l'amour, l'amour malheureux qui, par-tout, va consumer son tendre cœur!....
Le soleil a déjà commencé sa course lumineuse, et Victor, ainsi que Fritz, croient être les seuls éveillés dans le camp; mais ils ignorent que le sommeil du crime est moins long que celui de la vertu, même dans les pleurs: tous les indépendans sont debout, un coup de canon les a tous arrachés au repos, et c'est Roger lui-même qui a présidé à ce bruyant appel. Roger entre bientôt dans la grotte de Victor, et veut embrasser son fils; celui-ci le repousse: Roger, lui dit-il, j'en ai vu assez, et je renonce à l'espoir de te rendre à la société dont tu veux être le persécuteur: Roger! je réclame de toi une dernière faveur; ouvre-moi les barrières insurmontables qui retiennent ici mes pas; laisse-moi partir, voilà la seule grace que je puisse te demander, et que j'ose attendre de toi.—Eh quoi! déjà mon fils, tu veux fuir un père qui t'aime?—Qui ne fait rien pour me le prouver.—Aurais-tu la folie de penser encore au projet que tu avais formé de m'arracher à la gloire qui m'appelle, pour vivre avec toi dans le sommeil de la nullité?—Laisse-moi partir?—Je me flattais que mon fils serait digne de moi, et qu'il se ferait un honneur de travailler sous mes yeux à me succéder un jour.—Homme aveugle et barbare! serait-il bien dans ton sein, cet infâme projet de me retenir ici pour m'associer à tes crimes?—Victor, ce ton peu respectueux pourrait lasser ma patience.—Immole-moi plutôt; ou si ton bras refuse d'obéir à ton cœur dénaturé, donne-moi ce fer, et qu'il perce mille fois mon sein, avant que je consente à voir une seconde fois se dérouler ici les voiles de la nuit!—(Roger sourit avec l'air de la pitié.) Victor, ton arrogance excite mon mépris plutôt que mon indignation. As-tu cru m'en imposer? as-tu jugé assez mal Roger, le chef suprême des braves indépendans, pour croire qu'il s'intimiderait des cris d'un enfant? Victor, si tu veux obtenir quelque chose de moi, ce n'est qu'avec le ton de la douceur et du respect. Sache commander à ton orgueil, ou je t'avertis que le mien me prescrira bientôt les moyens de réprimer un audacieux qui m'outrage?
Roger avait prononcé cette espèce de menace avec l'accent du dépit et de la colère: Victor sentit qu'il était en sa puissance, que le noble emportement de la vertu ne pouvait qu'irriter ce caractère altier; Victor ne put que détourner la tête, la cacher dans ses mains inondées de larmes, et s'écrier avec douleur: Hélas! faut-il que je ne rencontre qu'un tyran dans un père!....
Cette exclamation désarma Roger qui prit Victor dans ses bras, et le serra tendrement contre son cœur: Mon fils, lui dit-il, tu t'en iras, si tu veux me fuir; oui, je jure sur mon honneur que je n'arrêterai point tes pas; mais, cruel Victor, laisse-moi donc jouir encore, pendant quelques jours, du bonheur de voir un fils que je chéris de toutes les forces de mon ame? Si tu t'es formé des prétextes pour me détester, je n'ai point de motifs pour te haïr! Je vois bien, sur ton visage, les traits qui forment les miens; c'est bien le feu de mes yeux qui brille dans tes yeux; c'est aussi la fierté de mon front qui décore ton front; mais que ton cœur est différent du mien! il ne te dit rien, ce cœur dur, insensible, corrompu par les préjugés du monde: tu te dis vertueux, et tu abhorres ton père! Je suis vicieux, moi; à tes yeux: je suis le plus criminel des hommes, et cependant j'aime mon fils, je connais les douces étreintes de la nature: lequel de nous deux, Victor, est le plus près de la vertu?....
Victor ne pouvait se soustraire aux touchantes caresses de Roger: celui-ci l'accablait de ses embrassemens, et Victor ne savait plus les repousser: il se remit néanmoins de son trouble pour supplier son père, avec l'accent le plus douloureux, de le laisser partir sur-le-champ, avec son ami Fritz: Je te jure, Roger, ajouta-t-il, que nulle part, je n'oublierai ta tendresse, ni la générosité de tes procédés; tu seras toujours présent à ma mémoire, à mon cœur, et je me dirai sans cesse en pensant à toi: Nul enfant ne possède un père plus tendre; et sans l'injustice du sort qui t'a poussé dans le crime, nul père n'aurait eu un fils plus soumis ni plus respectueux.—Tu viens de dire, Victor, reprit Roger, une haute vérité! Oui, mon ami, c'est le sort, le sort injuste et cruel qui m'a poussé vers l'état que je professe!.... Un court récit de mes aventures va te le prouver, mon cher fils; ah! si j'avais eu le bonheur, comme toi, de rencontrer un bienfaiteur, un instituteur sage, éclairé, qui eût porté ma fougueuse jeunesse au bien, je n'aurais pas éprouvé tant de vicissitudes qui ne m'ont pas permis, par la suite, de choisir entre la haine ou l'estime de mes semblables.—Quel bonheur! vous convenez, mon père, vous convenez enfin que votre état....—Je ne conviens de rien, mon fils; je te dis seulement que si j'avais été autrement dirigé, j'eusse anobli ma profession en la faisant en grand, avec toutes les formes que les gens du monde mettent à l'état militaire; j'eusse été un grand guerrier, au lieu d'être un chef de parti. Quoi qu'il en soit, j'ai réussi pour moi; je suis pur à mes propres yeux; n'ayant pu être grand par des titres fastueux, j'ai humilié les grands de la terre, et j'en ai attaché quelques-uns à mon char de triomphe: exempt de préjugés, attaché par des principes certains, à la seule religion naturelle qui nous apprend à culbuter les autres plutôt que de les laisser nous fouler aux pieds, je n'ai respecté, ni les ministres d'un culte que je ne connais pas, ni les dépositaires d'une autorité à laquelle je n'obéis point, ni même un sexe soi-disant timide, dont je regarde l'empire comme humiliant pour l'homme assez esclave de ses sens pour s'y soumettre. Pour dominer sur tout, il faut renverser tout, réduire les forts, intimider les faibles, et se donner raison par la force, quand on vous la refuse par la douceur: c'est le principe de ceux qui bouleversent les empires, ou qui usurpent les trônes. Oui, mon ami, le chemin de la fortune est comme le taillis épais de nos forêts; pour s'y faire un sentier, il faut couper toutes les branches, tous les arbres même qui s'opposent à notre passage. C'est ce que j'ai fait: toujours heureux, j'ai soumis tous ceux que j'ai osé attaquer: je tiens en ma puissance des grands orgueilleux qui m'insultaient autrefois, et qui me flattent maintenant pour m'arracher un regard de pitié. Viens voir mes prisons, mon fils, viens voir cette tourbe de puissans que j'ai plongés dans la douleur et dans l'opprobre: plusieurs te sont connus de noms; tu les interrogeras, tu verras encore percer leur orgueil et leur brutalité sous le poids des fers dont je les ai chargés. Ce tableau imposant t'apprendra ce que je puis, et tu ne me blâmeras plus de tenir à l'éclat de la gloire et du pouvoir qui m'environne.
Roger se lève, et prend Victor par la main. Victor voudrait se refuser à l'accompagner; mais il n'a que peu de momens à rester encore; il veut connaître Roger dans toute sa férocité: le tableau, déchirant sans doute, qui va s'offrir à ses regards, lui fera juger complètement l'ame atroce de ce chef de brigands.
Roger, Victor et Fritz traversent le camp des indépendans, où tout est en mouvement pour une grande expédition qui se prépare. Victor détourne les yeux de ces figures rébarbatives, et s'efforce de ne point entendre les propos horribles qui se tiennent dans les rangs de ces misérables.
Au fond d'un bois touffu de trembles et de sycomores, se trouve une caverne sombre dont l'entrée inspire l'effroi par les masses de rochers qui la forment, et le bruit d'un torrent qui se précipite dans la caverne, comme dans un fleuve débordé. Un seul sentier est praticable dans cette caverne lugubre qu'éclairent rarement quelques rayons du jour, à travers les fentes des rochers. C'est-là que Roger prend Victor par le bras, afin de guider ses pas incertains: Fritz les suit, et tous trois pénètrent dans l'intérieur de la caverne, où, après avoir marché pendant quelque temps, un bruit affreux de chaînes et de gémissemens vient frapper leurs oreilles. Victor s'arrête saisi d'effroi; Roger l'entraîne avec lui, en le plaisantant sur ce qu'il appelle sa sotte timidité. Le souterrain se prolonge, et les cris des prisonniers, qu'on ne voit pas encore, se font toujours entendre. Où sont-ils, ces malheureux, demande Victor?—Sous tes pieds, répond Roger.—Sous mes pieds!....—Oui, regarde avec attention.
Victor se prosterne à terre, et remarque, de distance en distance, des grilles de fer, placées horizontalement, et qui avaient échappé à sa vue. Ces grilles donnaient jour à des cachots fangeux et fétides. Victor se relève, et sent ses genoux fléchir sous lui. Qui marche, s'écrie une voix plaintive? Est-ce l'auteur de tous mes maux? est-ce Roger, l'assassin de mes fils et de ma tendre épouse?....—Celui-là, dit Roger à Victor, avait exercé mille vexations sur ses malheureux vassaux; c'est le fameux Ferdinand, duc de Bohême: il y a dix ans que je l'ai saisi dans son château, et jeté dans ce cachot, où il expie le crime d'avoir été un des plus grands seigneurs de l'Allemagne.
Plus loin, un malheureux agite ses chaînes pesantes en s'écriant: Barbare Roger! vil scélérat! quand le ciel vengeur te punira-t-il de tous tes forfaits! Hélas! j'étais sur le point d'épouser une amante chérie qui répondait à mes vœux; l'infâme Roger attaque le palais de mon père, immole à mes yeux toute ma famille, brûle notre antique castel: mon amante s'offre à ses yeux; il veut la séduire, elle lui résiste; le monstre l'égorge à mes pieds; son sang rejaillit sur moi!.... Malheureux!....—Celui-ci, dit Roger à son fils, en impose: le désespoir a troublé sa raison; c'est le jeune Talem, fils du comte de Saxe: il avait dix-huit ans lorsque je l'ai fait plonger dans cet abyme, dont il ne sortira jamais.
À deux pas de cet infortuné jeune homme, un autre prisonnier gémissait ainsi, et semblait puiser mille consolations dans la religion: Ô mon Dieu! disait-il, toi que j'ai servi si long-temps, comment as-tu pu permettre qu'un malheureux chef de brigands vînt immoler tes prêtres au pied même de ton saint autel! Je les ai vus tomber ces ministres de ta divine religion! Tout fuyait; les fidèles étaient massacrés en se sauvant de ton temple sacré devenu leur tombeau!.... Roger, monstre affreux! tu m'as plongé vivant dans la fosse aux lions; elle est devenue pour moi la piscine salutaire où tous mes péchés me sont remis. Hélas! je n'y passe pas une heure sans prier l'Être de miséricorde de dissiper ton aveuglement, et de te pardonner tes crimes, même les tourmens affreux que tu me fais souffrir!....—Ce cagot, mon fils, dit Roger, c'est l'évêque de Munich; son grand âge le fait radoter; il est plus qu'octogénaire, et j'espère que bientôt sa mort me délivrera de ses prières, dont je n'ai pas besoin.
Il faut que je t'amuse un peu, continua Roger en riant, par un tableau plus plaisant: Tiens, viens par ici; entends-tu ces cris, toutes ces voix qui parlent ensemble, rien n'est plus comique: c'est un vaste souterrain qui renferme à-peu-près deux cents femmes, mais dont les professions étaient autrefois bien opposées. Toutes les religieuses du grand couvent de Munsterberg sont là-dedans avec toutes les courtisannes d'Olmutz; j'ai trouvé ce mélange-là très-amusant: les unes prient, les autres jurent; celles-ci invoquent Dieu, celles-là conjurent l'enfer; souvent les courtisannes injurient ou battent les béguines, c'est un véritable charivari: tiens, Victor, écoute, écoute....
Nous ne répéterons point à nos lecteurs les propos sales et obscènes qui frappèrent l'oreille délicate du vertueux Victor. Qu'on se peigne seulement la douleur et le désespoir des vierges timides du Seigneur vivant dans un souterrain fétide avec les femmes les plus prostituées, qui, pour exhaler leur rage, les accablent d'injures et de mauvais traitemens! L'idée d'une réunion aussi révoltante peut-elle entrer dans la tête d'un homme! Ô Roger! ce trait affreux fit frémir ton fils, comme il repousse sans doute mon sensible lecteur!....
Je ne finirais pas si j'avais à rendre compte de tous les soupirs que Victor et Fritz entendirent dans ce lieu de douleur, où l'on avait réuni tous les genres de supplices et de tortures qu'ait pu imaginer la férocité des hommes. Là, c'était un malheureux couché absolument dans la fange, et dévoré journellement par les reptiles les plus vénimeux. Ici, l'infortuné prisonnier, étendu sur le dos, était obligé, pour respirer, de soulever, à tout moment, une pierre énorme qui écrasait son frêle estomac. Dans ce coin, un autre, presque suspendu en l'air, était fixé sur une espèce de siége lardé de cloux, par des chaînes qui tiraient ses bras vers la voûte, et ses pieds à la terre de son cachot. Dans cet autre coin enfin, était une espèce de four chauffé assez fortement pour que le prisonnier maigre et décharné qui y était renfermé, ne pût poser nulle part ses pieds ni ses mains, sans ressentir une chaleur insupportable: en un mot, on n'avait rien négligé, dans ces horribles cachots, pour faire souffrir mille morts aux infortunés, dont on y entretenait la vie avec les alimens les plus grossiers. Roger passait souvent sur ces prisons, qu'il appelait son lieu de plaisance; et pour se venger des imprécations dont les prisonniers l'accablaient, il avait la bassesse d'insulter à leur malheur en leur jetant du pain, comme l'homme qui se plaît, avec des miettes, à réunir devant lui une foule de poissons sur le bord d'un canal.
Victor oppressé par la douleur, et par l'indignation, ne pouvait proférer une parole. Soutenu par Fritz, qui partageait ses tourmens, il était prêt à tomber en faiblesse; il pria Roger de lui épargner la suite de ces horribles tableaux. Roger y consentit; mais en revenant sur ses pas, Victor fut frappé des accens d'une voix douce, qui chantait la romance suivante, qu'il écouta.
ROMANCE DU PRISONNIER.
Triste prison, affreux barreaux!
Cachot où gémit l'innocence!
Ce n'est qu'à vos murs qu'au silence
Que je puis raconter mes maux.
Loin d'une amie,
Que mon tendre cœur adorait,
Je perds la vie!....
On doit succomber au regret
Loin d'une amie!
À peine suis-je en mon printemps,
Et déjà la sombre tristesse
Flétrit pour jamais ma jeunesse,
Loin des travaux, loin des talens.
À mon amie
J'ai dit un éternel adieu,
C'est pour la vie!....
Que je pense au moins, en ce lieu,
À mon amie!
Si je sommeille en ces caveaux,
Soudain la douleur me réveille
Quand l'air apporte à mon oreille
Le doux ramage des oiseaux!
De son amie
Le moineau chante les attraits,
Toute sa vie!....
Au moins ce tendre amant est près
De son amie
Ici j'attendrai donc la mort!
Adieu, ma fidelle Constance,
Adieu: supporte mon absence,
Ignore mon malheureux sort!
Ô mon amie,
Tu dois bien me garder ta foi
Toute ta vie!....
Ici je vais mourir pour toi,
Ô mon amie!
Celui-ci, dit Roger, je l'appelle le beau chanteur; il ne fait que cela du matin au soir: il est vrai qu'il a moins de sujets que les autres de se désespérer; il n'est point enchaîné, son cachot est assez commode, et je lui ai même promis tôt ou tard sa liberté: il se nomme Henri; c'est un jeune artiste genevois que son malheur avait attaché à un grand seigneur qui voyageait en Allemagne; son maître est tombé sous mes coups, et je n'ai renfermé Henri, qui vivait ici parmi nous, que parce qu'il me menaçait à tout moment de m'assassiner.—Ô Roger! s'écria Victor, accorde-moi sa liberté! donne-moi sur-le-champ ce jeune homme, et que ma visite dans ces tristes lieux ait au moins été utile à un infortuné!—Je te l'accorde, reprit Roger; il partira avec toi, si tu persistes toujours dans le dessein de me quitter; mais j'espère encore, mon fils, que tu ne voudras pas abandonner ainsi un père qui te chérit!
Victor ne pouvait répondre à cette interpellation. Une heure avant il s'était attendri au milieu des embrassemens de son père; mais l'excès de sa férocité, dont il vient d'avoir les preuves les plus révoltantes, a tout-à-fait séché son ame. Victor n'éclatera plus en reproches; mais il regarde Roger comme le scélérat le plus atroce qu'on puisse rencontrer. Le mélange de son caractère le confond: sentimental et cruel, tendre et farouche, spirituel et insensé, grand en procédés et lâche dans sa vengeance, tel est Roger! C'est un misérable brigand que Victor ne peut plus voir ni entendre. Victor est pourtant rentré avec lui dans sa grotte; Roger se prépare à lui faire le récit de ses aventures: Victor, l'ame froissée de ce qu'il vient de voir, aura-t-il la force d'écouter un récit qui lui prépare sans doute encore plus d'une émotion. Il l'aura cette force d'ame si nécessaire, Victor; c'est le dernier acte de complaisance dont il usera envers un homme qu'il brûle de fuir. Il va l'écouter, Victor; ensuite il réclamera sa parole d'honneur de le laisser partir, et rien ne pourra plus le retenir dans ces lieux qu'habitent à la fois le crime et l'innocence, les regrets, le désespoir et la barbarie....
Ils sont donc tous revenus à la grotte de Victor: notre jeune héros et son ami Fritz sont assis, et Roger, au milieu d'eux, commence sa narration en ces termes:
CHAPITRE VII.
HISTOIRE DE ROGER.
Tel père, tel fils.
«Dans l'histoire de ma vie que je vais te raconter, mon fils, je ne te cacherai rien des dérangemens de ma jeunesse, ni des excès auxquels les passions ardentes avec lesquelles je suis né ont pu me porter; dussé-je te donner des armes contre moi, tu sauras tout, et tu verras, ainsi que je te l'ai déjà dit, que ma jeunesse, mieux dirigée, aurait pu me lancer dans une autre carrière que celle où le hasard m'a poussé, sans que je pusse jamais m'en écarter: la mauvaise conduite des pères est souvent la règle de celle des enfans. Tu frémis!... écoute-moi.
»Je suis né sur les bords du Danube, dans une vaste plaine couverte de bois, de hameaux, et qui s'étend depuis Chava jusqu'à Straubing. Mon père, le baron de Walfein, y occupait un château-fort très-antique, et qui avait servi jadis de maison de plaisance aux anciens rois de Bavière. Cet antique castel, baigné d'un côté par le fleuve, qui le rendait inexpugnable, était flanqué par-tout, sur la plaine, de tourelles, de contre-forts, et défendu par un fossé, autrefois plein d'eau, alors à sec, mais très-profond; plusieurs ponts-levis facilitaient l'entrée du fort, qui n'était pas grand, mais très-commode. Pour tenir une si belle habitation, il fallait plus que le titre de baron que portait mon père; il fallait être riche, et mon père ne l'était point. On ne savait comment ce château lui appartenait, ni par quels moyens il y soutenait sa famille, composée d'une femme, d'un fils, et de douze serviteurs. Je me rappelle très-bien que, dans ma tendre enfance, nous manquions presque des choses les plus nécessaires à la vie. Ma mère était faible et souffrante; elle mourut bientôt, et je m'apperçus que mon père en avait une vive satisfaction. Ces deux époux n'avaient pas été heureux ensemble; on ignorait le sujet de leurs éternelles querelles, et quand je l'appris par la suite, je ne pus que blâmer mon père, et regretter ma mère, vertueuse, délicate, et qui s'était toujours opposée aux coupables actions qu'il avait commises. À peine ma mère eut-elle fermé les yeux, que je remarquai beaucoup de mouvement dans le château. Une foule de figures, étrangères pour moi, y abondèrent, et lorsque j'en demandai les raisons à mon père, il se contenta, pour toute réponse, de m'enfermer dans un donjon étroit, dont les fenêtres étaient extrêmement élevées; J'avais huit ans, et je commençais à réfléchir: cette conduite me parut singulière, et je me promis bien d'en demander l'explication. Mon père vint sur le soir me délivrer de ma prison. Je me plaignis amèrement de son procédé; il me regarda d'un air furieux, et me déclara que si je me permettais encore la moindre question sur des choses que mon âge ne me permettait pas de savoir, il m'enfermerait pour ma vie dans le plus noir de ses souterrains.
»Cette menace me fit peur; je me contraignis, et me décidai à réprimer ma curiosité. Dès ce moment je m'apperçus d'une aisance extraordinaire dans la maison; on aurait dit que mon père avait trouvé un trésor; les plus beaux meubles, les plus beaux bijoux, tout fut prodigué; nos repas ne finissaient plus; mais les gens qui les partageaient avec nous, hôtes très-inconnus pour moi, avaient des figures et une conversation qui ne me plaisaient pas du tout. Mon père ne sortait pourtant jamais: il est vrai qu'il m'enfermait tous les soirs dans ma chambre pour m'en faire sortir le lendemain matin; et j'ignorais ce qu'il pouvait faire pendant la nuit. Une chose m'inquiétait aussi beaucoup, c'est que, pendant chaque nuit que je passais ainsi seul et sans dormir, j'entendais un bruit affreux qui me faisait des peurs épouvantables. Ce bruit sourd et prolongé se répandait souvent en éclats bruyans qui faisaient gémir les vastes voûtes des corridors du château. On eût dit que des gémissemens longs et plaintifs se répétaient de moment en moment avec la même précision et les mêmes nuances. Je n'étais point né avec la peur du diable ou des revenans, et cependant ce bruit singulier m'alarmait, et faisait involontairement dresser mes cheveux sur mon front.
»Je passai ainsi dans la terreur, et sans oser interroger mon père, deux années, pendant lesquelles je changeai à vue d'œil. Je profitais assez de l'éducation soignée qu'on me donnait; je participais à l'immense fortune que mon père paraissait avoir acquise, et dont il faisait un usage plus que permis. J'avais douze ans, et j'étais né avec des passions violentes qui m'avaient avancé plus que les enfans de mon âge. Je résolus de ne point rester plus long-temps dans une incertitude qui me désespérait. Questionner le baron de Walfein, homme dur, intraitable, c'eût été m'exposer à tous les excès de sa colère: je le connaissais, je n'avais d'autre parti à prendre, si je voulais découvrir ses secrets que celui de l'épier et de me servir de ruses: c'est ce que je fis.
»Tous les soirs, ainsi que je te l'ai déjà dit, mon père m'ordonnait de monter chez moi, de me déshabiller et de me coucher; j'exécutais ses ordres, et une demi-heure après, il montait même avec une lampe, regardait si j'étais couché, se retirait, et fermait sur lui ma porte avec des verroux qui étaient en dehors. Toutes ces remarques, que j'avais faites, m'inspirèrent un projet hardi, mais dont la réussite était sûre. J'ajustai un jour un gros paquet de linge en forme de poupée que je couchai dans mon lit, après l'avoir coiffée comme je l'étais la nuit pour reposer. Ma poupée semblait tourner la tête du côté du mur, et dormir profondément. Cela fait, je me dis: Je pourrai me cacher quelque part dans le château; mon père montera chez moi, me croira endormi, fermera ma porte aux verroux; je pourrai satisfaire à l'aise ma curiosité; et quand je me serai bien rendu compte du bruit effrayant qui se fait la nuit dans la maison, je remonterai chez moi, je tirerai les verroux; je rentrerai, me coucherai comme à mon ordinaire, et il n'y paraîtra pas.
»C'était bien là un projet d'enfant, qui ne prévoit jamais tout. D'abord il était possible que je fusse rencontré, dans ma perquisition nocturne, par mon père, ou par quelqu'un de ses gens: alors j'étais perdu. En second lieu, en rentrant chez moi le matin, je pouvais bien tirer les verroux qui étaient fixés à la porte en dehors; mais une fois entré, pouvais-je les remettre, ces verroux? et n'avais-je pas à craindre que mon père, en venant m'éveiller, ne se doutât de mon espiéglerie? Tout cela aurait arrêté un autre que moi; mais je trouvai mon projet excellent, et je l'exécutai. Le soir donc, au lieu de me retirer sur l'ordre de mon père, je fus me cacher dans un coin noir où personne n'allait jamais. Il faut que M. de Walfein ait été la dupe de ma poupée, car je l'entendis mettre les verroux à ma porte, et rentrer tranquillement chez lui; Dieu sait comme je m'applaudissais je mon heureux stratagême! C'est un bonheur pour les enfans de tromper ceux qui veillent sur toutes leurs démarches; ils se croient plus fins, plus adroits que ceux qu'ils abusent, et leur petit amour-propre jouit.
»Cependant j'étais toujours dans ma cachette et j'attendais que le bruit nocturne commençât, pour diriger mes pas du côté où je l'entendrais; mais j'étais destiné à éprouver une plus, grande frayeur.... J'entends marcher et parler distinctement derrière moi, à travers une espèce de cloison que je n'ai pas remarquée dans mon coin. Au même instant, mon père descend précipitamment, muni d'une lanterne sourde, et s'avance droit vers moi. Quel moment! quel embarras pour moi! je ne sais que devenir, ni comment me cacher; je prends le parti de me prosterner à terre, et de me glisser, à plat ventre, de l'autre coté du mur. Cela me réussit, la sombre lumière que porte mon père ne lui permettant pas de distinguer les objets, et le bruit que font les gens qui causent plus loin, l'empêchant d'entendre celui que je fais. Le baron de Walfein ouvre une porte que je ne connais pas, et dans l'instant, une grande clarté fixe mes regards, et m'expose à être découvert. Je me relève, m'éloigne, et j'apperçois de loin une chambre très-bien éclairée: plusieurs personnes, les mêmes qui partagent notre table dans le jour, sont habillées en ouvriers; mon père leur parle un moment, et tout disparaît. Étonné de ne plus les voir, je me hasarde à entrer dans la chambre éclairée, que j'examine, sans pouvoir découvrir le côté par où tout le monde est sorti. Ma tête se trouble, je me crois dans le palais des fées dont j'ai lu les histoires, et je suis prêt à remonter chez moi, lorsque le bruit nocturne que j'attends se fait entendre de la manière la plus effroyable. Dans les momens difficiles mon courage, au lieu de s'abattre, se raffermit toujours; ma peur cède au desir de m'éclaircir; et j'examine de nouveau la chambre éclairée, qui ne m'offre toujours aucune issue. Une heure entière s'écoule dans ces perquisitions, et je commence à désespérer de réussir, lorsque, dans un coin de la salle, je sens tout-à-coup le plancher céder sous mes pas; une trappe fait la bascule sous mes pieds, et je roule quelques instans sans savoir où je suis. Je m'arrête enfin sans m'être blessé, et je m'apperçois que c'est un escalier que j'ai descendu si précipitamment. Je suis enfin dans un souterrain, éclairé de distance en distance par des lampes suspendues. C'est là que le bruit effrayant devient insupportable; mais il ne fait plus à mon oreille l'effet d'une suite de gémissemens; ce sont des coups violens qu'on frappe autour de moi, et sans que je puisse distinguer personne. J'avance toujours effrontément, et je remarque plusieurs rues dans ces longs et vastes souterrains. Enfin, une espèce de chambre taillée dans le roc s'offre à mes regards. Je n'y trouve personne: j'y entre. Qu'y vois-je? un trésor considérable! des monceaux de pièces d'or; ce sont des rixdallers, des florins, des souverains, demi-souverains, &c. &c. Comme cette vue me réjouit! Je ne doute pas que ce ne soit là la mine où mon père puise journellement pour faire des dépenses énormes. Né avec le même goût que lui pour ce métal si utile, je ne me fais aucun scrupule d'en remplir toutes mes poches, et je me promets bien de revenir souvent à la curée, attendu qu'il ne paraît seulement pas qu'ont y ait touché. Enchanté de cette importante découverte, je sors de cette riche chambre, et je dirige toujours mes pas du côté d'où vient le bruit. Enfin, au détour d'une espèce de rue souterraine, j'apperçois, dans le fond devant moi, une foule de gens occupés, les uns à limer, les autres à tourner une grande roue, celui-là à frapper de grands coups de marteau sur du métal, ceux-ci enfin à faire aller des espèces de presses.... Qu'est-ce donc, me dis-je? est-ce ici la manufacture de toutes ces belles pièces d'or qui viennent de tant flatter ma vue?....
»Je crois qu'on me remarque, et je me sauve à toutes jambes, en regagnant le même chemin par où je suis venu; mais, ô malheur! je ne puis plus retrouver l'escalier de la chambre éclairée. La peur me saisit, je marche toujours, et plus j'avance, plus je me perds dans l'immensité des souterrains qui cessent d'être illuminés.... Je ne sais plus ce que je fais, ni où je suis; je cours comme un fou, au risque de rencontrer des précipices, ou de me blesser contre les murs. Enfin, une lumière très-éloignée frappe ma vue: il semble qu'elle parte d'une espèce de caveau grillé que j'apperçois dans un fond. Je suis égaré, me dis-je, je suis perdu de toutes les manières, puisque mon père ne peut manquer de s'appercevoir de mon absence. Quand je devrais le rencontrer, ce père irrité, lui ou les siens, j'irai droit à cette lumière, et je demanderai aux gens qui sont dans cette grotte, qu'ils veuillent bien me ramener chez moi.
»Mon parti pris, je l'exécute avec fermeté: je m'avance, et crois rencontrer des persécuteurs; quelle est ma surprise d'appercevoir, à travers une grille, une espèce de cachot, éclairé par une seule lampe. Un vieillard vénérable, et étendu sur une paille fétide; il est presque nud, et paraît consumé par la douleur. Qui est là, s'écrie-t-il, en levant sa tête blanchie par les années? qui peut venir ici à cette heure?—Moi, lui répondis-je naïvement, comme s'il devait me connaître.—Qui, vous? un enfant, grand Dieu! serait-ce un ange tutélaire envoyé par le ciel, pour m'arracher à cette indigne prison?—Vous êtes en prison? Et qui vous y a mis?—Le baron Walfein! pour me dépouiller de tous mes biens, pour s'emparer de ce château qui m'appartenait.—Quoi! c'est mon père qui vous a....—Walfein est votre père?—Oui: mon Dieu! je ne le croyais pas si méchant!—Bon enfant! laisse-moi à ma douleur!—Non, je veux vous sauver, moi, vous retirer d'ici.—Toi, et comment?—D'abord, j'ai beaucoup d'or: en voulez-vous?—Eh! qu'en ferais-je dans ce lieu de douleur?—Il faut le donner à celui qui vous apporte votre nourriture, afin qu'il vous ouvre cette porte, et que vous puissiez vous sauver.—Eh! mon ami, mon geolier est un scélérat comme son maître. Ils ont de l'or, dis-tu; c'est depuis qu'ils se sont faits faux monnoyeurs.—Faux monnoyeurs, dites-vous? c'est de la fausse monnaie que j'ai là?... Tenez, prenez tout, je n'en veux plus.
»Le vieillard admira ma candeur, et je causai si long-temps avec lui, que lorsque je voulus me retirer, je m'apperçus, par les jours des souterrains, que, depuis long-temps le soleil était levé. Je saluai le vieillard, en lui promettant de venir bientôt le délivrer (je n'en avais cependant aucun moyen), et je me mis à parcourir de nouveau les souterrains. J'étais accablé de fatigue; lorsqu'enfin, je remarquai que j'étais revenu précisément à l'atelier où, pendant la nuit, j'avais vu travailler tant de monde. Il n'y avait plus personne maintenant: il me vint dans l'idée de m'emparer de deux limes que je trouvai sous ma main. Je ne puis plus rentrer chez mon père, me dis-je, sacs m'exposer à toute sa colère: je veux fuir cette maison où l'on fait de la fausse monnaie. Allons délivrer le bon vieillard, et nous sauver avec lui.
»Je cherche le chemin de sa prison, et je le retrouve avec un peu d'attention. Bon prisonnier, lui dis-je, je viens vous sauver, et m'en aller avec vous. À ces mots, je lui donne une de mes limes, je prends l'autre, et tous deux, nous voilà occupés sans relâche à limer les barreaux de la porte. Je travaillais avec cœur, et lui aussi; mais je crois que nous n'en aurions jamais fini, tant il y avait d'ouvrage, s'il ne fut venu une idée unique au prisonnier: ce sont les gonds, me dit-il, et les serrures qu'il faut limer, nous aurons plutôt fait.
»En effet, au bout d'une heure, la porte s'ouvre sous nos efforts multipliés: j'entre, j'embrasse le vieillard et veux l'emmener avec moi. Par où, me dit-il?—Eh! par l'escalier du château; oh! je le retrouverai.—Y penses-tu, mon enfant! je serais reconnu, et tu serais puni avec moi, pour avoir voulu me délivrer.
»Cette réflexion me glaça d'effroi. Attendez, lui dis-je, en mesurant des yeux la hauteur d'une espèce de soupirail qui donnait du jour à son cachot, je trouve un excellent moyen.
»Je dis et je cours vers l'atelier où je prends autant de cordes que je puis en emporter. Je reviens à mon vieillard qui me prend sur ses épaules. Je m'élance dans le soupirail qui est étroit à-peu-près comme une cheminée; et je me trouve, tenant toujours un bout du cordage qui tombe dans le cachot, je me trouve, dis-je, dans une cour que je ne connais point, mais où je ne remarque personne qui puisse me gêner. J'attache fortement le bout de ma corde à un crochet placé là par hasard dans le mur, et mon vieillard, sec et maigre, heureusement pour lui, monte après la corde, passe dans le soupirail, et se trouve bientôt dans la cour à mes côtés.
»Tu vois, mon cher Victor, que je n'étais pas né méchant; car je rendais là à un homme que je ne connaissais point, et qui pouvait avoir des torts envers mon père, un service signalé qui pouvait me compromettre et perdre peut-être mon père; mais j'ai toujours été comme cela, moi, dans tout le cours de ma vie, je n'ai jamais réfléchi aux conséquences, avant d'entreprendre, et tout m'a réussi, excepté cependant cette première affaire à laquelle je reviens.
»Le vieillard et moi, nous étions dans la cour; mais il fallait en sortir. Une forte porte dont la clef est précisément de notre côté, nous donne quelque espoir: nous l'ouvrons: mais ô surprise! un bruit affreux se fait soudain entendre dans le château: on entend crier par-tout: sauvons-nous!.... Des gens en désordre courent de tous les côtés, sans paraître nous remarquer.... Nous restons immobiles. Mon père lui-même, mon père, égaré, désespéré, se présente à nous. Ciel! s'écrie-t-il, en nous voyant; mon ennemi libre! il mourra. Un coup de pistolet étend à l'instant le vieillard sans vie à mes pieds. Je jette un cri, mon père me prend par la main: Suivez-moi, Roger, me dit-il, ou vous êtes perdu avec moi!
»Je le suis sans savoir où je vais: il me jette sur un cheval, y monte avec moi, le pont-levis se baisse devant nous, nous fuyons à toutes brides, et, le soir, nous sommes déjà loin du château.
»Pour l'intelligence de cette scène, je te dirai que mon père, noble d'extraction, mais sans mœurs et sans conduite, avait toujours eu recours à l'industrie pour vivre. Le comte de Morlack, propriétaire du château, était son ami, et l'avait engagé à venir vivre avec lui; mon père avait dépouillé de sa propriété ce vieillard qui gémissait depuis dix ans dans les cachots de sa propre maison. Un beau château ne donne point une existence, quand on n'a rien avec; mon père le sentit, et après avoir perdu sa femme, qui était morte de chagrin, il se fit faux monnoyeur avec quelques mauvais sujets comme lui. Ce petit métier avait été assez bien pendant deux ans; mais le duc de Bavière en avait eu connaissance; et, au moment même où je sauvais de sa prison le malheureux comte de Morlack, une troupe de soldats s'avançait vers le château pour y saisir mon père et ses complices. M. de Walfein qui s'en apperçut, sentit qu'il ne pouvait résister à une force aussi imposante, et prit le parti de rassembler ses effets, et de fuir à la hâte. C'est ce qui l'empêcha, ce matin-là, de venir tirer les verroux de ma chambre, qu'il aurait trouvée ouverte: il comptait ne m'emmener avec lui qu'au moment même où il aurait été prêt à partir; et par ce moyen, il ne s'était point apperçu de mon évasion nocturne. Qu'on juge de sa surprise en me rencontrant avec le comte de Morlack! Le cruel immole ce vieillard sans défense, sans demander quel est son libérateur! Les troupes du duc de Bavière sont aux portes du château; mon père n'a que le temps de me mettre en croupe sur son cheval, et de se sauver avec moi, tandis que ses complices cherchent à fuir aussi d'un autre côté.
»Nous voilà donc en voyage tous les deux, et c'est ici que va commencer ma carrière d'aventurier, qui bientôt va me porter vers de plus grandes entreprises, et me mener peu à peu à la connaissance que je fis de ta mère, ainsi qu'à mon établissement dans ces forêts. Prête-moi la plus grande attention, mon fils; et si tu as quelques reproches à faire à ma jeunesse, n'en accuse que mon père, dont les conseils pernicieux et l'exemple funeste ont pensé me perdre».
CHAPITRE VIII.
FORTE LEÇON QUI NE SERT À RIEN.
«Mon père ne m'avait pas dit un mot pendant la route; ce ne fut que le soir, dans une auberge où nous nous arrêtâmes, qu'il me questionna sur mon absence nocturne, et sûr ma rencontre avec le vieux Morlack. Je lui contai naïvement mes aventures dans les souterrains, et les moyens que j'avais pris pour arracher le vieillard à sa prison où il me paraissait injustement renfermé. Walfein se contenta de me lancer un regard furieux, et de me dire ce peu de mots: Si vous avez le malheur de dire à qui que ce soit, un seul mot sur ce que vous avez pu voir cette nuit dans mon château, je vous brûle la cervelle. Je lui répondis avec aigreur, qu'il n'aurait pas cette peine-là, attendu que je comptais le quitter à la première occasion.... Il me donna quelques coups de poing qui terminèrent l'explication.
»Le lendemain, nous nous remîmes en route, et nous en fîmes autant pendant dix jours, au bout duquel temps, mon père m'annonça que nous étions en France. Nous étions en effet à Strasbourg où mon père se proposait de mettre en œuvre toute son ancienne industrie pour duper le plus d'Alsaciens possible. Là, il se fit passer pour un riche seigneur qui voyageait pour l'instruction de son fils. Un de ses amis à qui il avait donné rendez-vous à Strasbourg, vint l'y rejoindre. On était occupé, dans cette ville, à se réjouir: les Français venaient de la prendre aux Impériaux; et c'était tous les jours des fêtes nouvelles; mon père et Verdier, son ami, louèrent un hôtel superbe, prirent des laquais, des chevaux, et reçurent compagnie. Le jeu fut d'abord l'aliment de nos dépenses, ensuite vinrent des gens confians qui prêtèrent des sommes d'argent pour s'intéresser dans de prétendus projets de canaux, de fourrages, etc. que nos deux fripons imaginèrent; quand ils eurent entre les mains une somme assez forte, ils décampèrent, et furent s'établir dans une autre ville, où, changeant de noms, ils firent les mêmes escroqueries; puis de cette ville dans une autre, et de cette autre dans une autre encore: il s'écoula ainsi six années pendant lesquelles il ne leur arriva aucun événement extraordinaire.
»Les instructions de mon père, son exemple, l'aisance dont il jouissait, et peut-être mes propres dispositions, tout m'avait donné du goût pour son genre de vie: je le servais très-bien, c'était moi, dont l'âge et la candeur n'étaient point suspects, qui allais à la découverte des dupes; et pour mon compte, je m'amusais souvent à leur dérober quelques bijoux, larcins dont on était bien éloigné de vouloir m'accuser. J'avais dix-huit ans enfin, et j'aurais fait par la suite, un très-mauvais sujet, si j'avais continué à suivre toujours l'exemple corrupteur d'un père coupable; mais le moment était venu où j'allais être séparé pour jamais de ce père imprudent. Nous étions à Paris, où nous faisions la plus grande figure: mon père s'était associé à une bande de fripons qui spéculaient sur les fournitures du gouvernement: à la tête de cette bande étaient, disait-on, les premières têtes du ministère. Le petit trafic de ces messieurs se divulgua; on en arrête une douzaine: mon père est de ce nombre, et je le vois, au milieu d'une belle nuit, arraché de nos bras pour être conduit à la Bastille. Verdier, lui comme fripon subalterne et sans naissance, fut jeté dans une autre prison. La peur d'être arrêté à mon tour, me détermina à fuir sur-le-champ l'hôtel superbe que nous habitions. Je pris mes habits les plus simples, sans oublier de me munir d'argent, et je fus m'établir dans un petit cabinet garni, sous le nom de Roger seulement, au fond d'un fauxbourg de Paris. La tendresse filiale parlait à mon cœur comme l'amour paternel parlait à celui de mon père; c'est-à-dire, que je ne l'aimais pas plus qu'il ne m'aimait, et que le sort qu'on pouvait lui réserver, m'était fort indifférent. D'ailleurs, Walfein était au secret à la Bastille; impossible de le voir, de lui parler, de lui faire même parvenir la moindre chose. Toute communication étant interrompue entre nous, je ne pensai plus à lui, et je ne m'occupai que de moi. J'avais très-bien fait de quitter notre hôtel; car, à peine en étais-je sorti, que tous nos effets, mis d'abord sous les scellés, avaient été distraits et pillés par les gens de justice. On s'était bien apperçu de ma fuite; mais je n'étais point suspect, on ne s'inquiétait pas du tout de ce que j'étais devenu. Quand je vis que le temps s'écoulait, et que mon argent diminuait, je songeai à faire quelque chose. Un riche orfèvre, mon voisin, me prit chez lui pour apprendre son état. Ce brave homme avait une fille jeune et jolie qui m'avait souvent examiné, lorsque je passais devant sa boutique. Le desir de la connaître m'avait poussé à entrer lui parler sous différens prétextes. Claire était vive et coquette, notre intelligence fut bientôt au dernier degré, et ce fut elle-même qui engagea son père à me prendre chez lui, afin que nous fussions moins gênés dans nos amours.
»Comblé d'amitié par le père et de tendresse par la fille, j'étais heureux; mais Claire ne l'était pas autant que moi. Son père la persécutait pour qu'elle épousât un homme âgé, de ses amis; Claire résistait; mais elle voyait venir le temps où il ne lui serait plus possible de reculer sans avouer son amour pour moi. Claire était entreprenante. Elle me propose de fuir, avec elle, la maison paternelle. Et des ressources, lui dis-je?—Nous en emporterons, il y en a ici.
»Je la compris, et dès ce moment, nous nous occupâmes des préparatifs de notre voyage. C'était Claire qui conduisait le commerce de son père; il lui était très-facile de détourner les effets les plus précieux; elle le fit. Son père avait une petite campagne à une lieue de Paris; son bonheur était d'y aller cultiver son jardin. Claire l'y envoya. Le jour fixé pour notre fuite, nous mîmes dans une malle tous les effets d'or et d'argent du magasin, et nous attendîmes la nuit pour partir. J'avais acheté une calèche très-légère et un cheval: le maquignon devait me livrer tout cela à minuit précis chez lui. La malle était déjà déposée dans un hôtel garni, où j'avais été louer une chambre le matin, comme un homme qui voyageait. Toutes nos précautions étaient bien prises; mais hélas! au moment de commettre l'action la plus coupable, le ciel me préparait une leçon terrible qui, si je l'avais écoutée, m'aurait épargné bien des maux!
»Minuit sonne; Claire est dans l'hôtel garni, où elle m'attend comme mon épouse. Il ne s'agit plus que d'aller chercher la voiture. Je sors seul, à pied, et mon chemin me forçant à traverser une place qu'on appelle à Paris, la Grève, je m'arrête un instant pour examiner cette place où la mort et l'infamie attendent journellement les hommes coupables, comme moi, de rapt et de vol... Mon cœur se serre, un funeste pressentiment me trouble, et je suis prêt à verser des larmes.... Plusieurs flambeaux, qui s'avancent vers moi, frappent mes yeux étonnés: c'est un corps de soldats à cheval. Ils entourent une voiture bien fermée, que devance un charriot chargé de charpente. Surpris de ce singulier cortége, je le considère, moi troisième passant; mais la garde à cheval nous ordonne de nous retirer; la curiosité me porte à entrer dans une allée que je ferme sur moi; et, comme cette porte d'allée est surmontée de barreaux de fer à jour, je grimpe jusqu'à ces barreaux, où mon œil fixé sur la place, voit le spectacle le plus affreux et le plus déchirant.
»La place ne renferme plus aucun étranger curieux; le conducteur du charriot chargé de charpente, s'arrête en face de moi. À l'instant même un échafaud est dressé. La garde, chargée de flambeaux, entoure ce trône de la mort. On fait descendre de la voiture un homme pâle, défait, et que je crois reconnaître. Une espèce de rapporteur lit à haute voix sa sentence: Que deviens-je, grand Dieu!... L'homme qu'on va immoler, est mon père! c'est le baron de Walfein! Il monte sur l'échafaud, et s'écrie avec l'accent de la douleur! Ô mon fils! que n'es-tu témoin de ma triste fin!.... elle t'apprendrait quelle est la juste punition du vice, du vice auquel je ne t'ai que trop entraîné; et tu reviendrais peut-être à la vertu.
»À ces mots, il se jette dans les bras d'un vénérable ecclésiastique; et moi, qui ne peux plus soutenir un si cruel tableau, je tombe de ma hauteur sur le pavé de l'allée dans laquelle je suis renfermé..... Je n'eus pas le bonheur de perdre connaissance; un heureux évanouissement m'aurait empêché d'entendre le coup de la hache meurtrière qui abattait la tête coupable de l'auteur de mes jours; ce coup affreux frappa en même temps mon cœur, et il me sembla soudain qu'un songe funeste agitait tous mes sens!
»Je restai ainsi, sans force et sans mouvement pendant plus d'un quart-d'heure; enfin, revenu à moi-même, et n'entendant plus de bruit, je me hasardai à ouvrir doucement la porte de mon allée. Il n'y avait plus rien sur la place; je vis même de loin le funeste cortége, qui s'en retournait par l'arcade Saint-Jean, et qui semblait reporter à la Bastille les restes inanimés d'un homme qu'on venait d'en retirer, avant, plein de vie.
»Immobile encore, et saisi d'effroi, je voulus me persuader que tout ce qui venait de frapper mes yeux était le feu de mon imagination exaltée; mais bientôt la cruelle réalité vint convaincre ma raison, et ne suivant plus que le délire de mon esprit, je fus me précipiter à deux genoux sur la place même où mon père venait de perdre la vie: Dieu! les pavés étaient encore teints de ce sang où j'avais puisé le mien!.... Mon père, m'écriai-je, ô mon père! tes derniers avis ne seront pas perdus pour moi! je les suivrai, ces tristes conseils. Mon Dieu, je te le jure par le sang de mon père que j'inonde de mes larmes, oui, je vais me livrer tout-à-fait à la pratique des vertus sociales et privées. Je renonce à Claire, à tout ce qui pourrait me pousser au crime, et l'exemple de mon père sera toujours devant mes yeux, pour me faire éviter sa fin terrible.
»La prière, quand elle part d'un cœur repentant et sincère, est un baume consolateur qui rafraîchit le sang, ranime les forces et raffermit l'esprit; je l'éprouvai, car dès que je me levai, je sentis mes genoux moins faibles, ma raison était revenue, et je n'étais plus livré qu'au trouble qu'excitaient en moi mille réflexions auxquelles ce funeste événement devait donner lieu. En effet, pourquoi cette exécution nocturne, dans ce lieu, revêtue de toutes les formes de la publicité, quoiqu'on ait eu soin d'en éloigner les curieux? Quel crime assez grand avait commis le baron de Walfein? quels ménagemens un gouvernement qui lui était étranger, avait-il eu à garder avec lui, pour lui épargner la honte de subir de jour, aux yeux de la multitude, une mort infamante? Pourquoi, si l'on voulait s'en défaire, l'avoir conduit dans cette place, plutôt que de le faire périr dans sa prison même? En un mot, quelle était cette politique qui enfreignait les loix en paraissant les suivre? Qui pouvait m'éclaircir tous ces doutes? Personne. Je n'avais pas du tout envie d'aller m'informer des motifs qu'on avait eus de se conduire ainsi. Mon malheureux père était mort enfin: son roman venait de finir, tandis que le mien commençait. Jusques-là j'avais couru la même carrière que lui, et le même sort pouvait m'attendre au bout de cette carrière fatale qu'il avait mesurée en entier quand à peine j'y entrais... Qu'allais-je faire? quel parti devais-je prendre? Claire m'attendait; mais j'avais promis à Dieu, aux mânes de mon père, de renoncer à Claire, d'éviter le piége affreux qu'elle tendait à ma jeunesse.... Claire n'était plus à mes yeux que ce qu'elle était en effet, c'est-à-dire, une fille dénaturée, une femme sans probité, sans mœurs et sans délicatesse: je devais la fuir; mais, hélas! quelle ressource me restait-il pour exister? Je ne pouvais plus rentrer chez son père, quelle que soit l'issue de la fuite nocturne de sa fille. Le bon vieillard devait revenir chez lui le lendemain matin: on n'aurait pas le temps de remettre tous les effets à leur place: Claire elle-même pouvait n'y pas consentir. Le plus sûr moyen de tenir le serment que je venais de faire, était de ne plus voir Claire ni son père, de ne plus même rester à Paris.... Mais en étais-je moins suspect aux yeux du père de Claire? Sa fille, en supposant que, ne me voyant pas revenir, elle rentrât chez lui, sa fille elle-même, pour se venger de mon abandon, pouvait m'accuser, me noircir aux yeux du vieillard, et le crime que je n'avais pas commis pouvait m'être imputé. Quel embarras! qu'il en coûte, me disais-je, pour sortir du labyrinthe du crime quand une fois on s'y est engagé!....
»J'avais quitté la place fatale où je venais d'être témoin des derniers momens de mon père, et je marchais au hasard, sans savoir où j'allais, bien décidé cependant à n'aller chercher ni ma voiture, ni Claire, lorsqu'un homme passa dans une calèche: il s'arrête et me dit: Pardon, monsieur; n'est-ce pas vous qui m'avez acheté ce matin cette voiture et ce cheval, sur lesquels vous m'avez donné cinq louis d'arrhes?—Oui, monsieur, répondis-je en balbutiant.—J'allais à votre auberge, me répond le maquignon (je la lui avais en effet indiquée le matin); ne vous voyant pas venir, j'ai pensé que vous pouviez avoir quelque affaire, et qu'il était plus honnête que je me rendisse chez vous: donnez-vous la peine de monter près de moi....
»Nouvel embarras pour moi. Le maquignon me presse de monter dans une voiture que j'ai achetée; que faire? puis-je lui confier mes chagrins, mes nouveaux projets? Je monte, et je me laisse conduire, sans dire un mot, à l'auberge même où j'ai laissé Claire. Je lui parlerai, me dis-je, à cette jeune insensée; oui, je la ferai rentrer dans son devoir, et tous deux nous trouverons les moyens de cacher les préparatifs d'une fuite que je ne veux plus partager.
»Arrivé à l'hôtel garni, je paie le maquignon, qui se retire, et je monte chez Claire, que je trouve livrée à la plus grande inquiétude. Te voilà, mon ami, me dit-elle avec humeur? qu'as-tu donc fait, méchant? Il est deux heures; je commençais à craindre qu'il te fût arrivé quelque accident.—Oui, lui dis-je, il m'en est arrivé un affreux!—Dieu! conte-moi donc....
»J'allais lui retracer la scène horrible dont j'avais été témoin; mais la prudence et la honte me retinrent; je me contentai de lui faire une histoire que je terminai en lui disant que j'avais changé de dessein, que je ne pouvais l'accompagner.
»Qu'on juge du désespoir de cette jeune personne. Après m'avoir dit en pleurant qu'elle m'adorait, elle passa tout-à-coup des pleurs à la colère; elle m'accabla des noms de traître, de parjure; puis elle revint encore aux larmes et aux prières. J'étais ému; mais je lui résistais, et déjà je me flattais de l'emporter, lorsqu'elle s'écria avec le ton du désespoir: Tu me méprises, cruel, tu me détestes; eh bien! prends un poignard, plonge-le dans mon sein, dans ce sein qui porte un gage touchant de notre amour! Tu l'ignorais, parjure, que j'allais devenir mère; ce secret si doux, je me réservais à te le confier lorsque nous aurions été en sûreté, et pour te récompenser de ta constance. Immole l'enfant et la mère, qui ne peuvent exister sans toi, la mère sur-tout, qui te fait le sacrifice de ses parens, de son honneur, de tout ce qu'elle avait de plus cher. Barbare, ramène-moi dans cet état à mon père, à l'époux qu'il veut me donner! tu m'as mise dans la triste situation de rougir aux yeux de tous les hommes!...
»Claire tombe sur un siége, presque évanouie. L'aveu qu'elle vient de me faire dérange tous mes projets, et me rend à ma passion. Je suis père, me dis-je, et j'abandonnerais mon enfant et sa mère! Non, non, Claire est vertueuse, elle m'encouragera à être vertueux; ensemble nous pouvons tenir la promesse que j'ai faite aux mânes de mon père. C'en est fait, m'écriai-je; Claire, viens dans mes bras et partons.
»Claire oublia soudain tout son ressentiment; elle essuya ses larmes, me donna la main, et nous montâmes dans la voiture, derrière laquelle j'eus le soin d'attacher fortement la malle pleine d'argenterie, ainsi que celle qui contenait nos effets.
»Notre dessein était de passer en Angleterre. Nous voyageâmes de jour et de nuit, moi, toujours tourmenté de ma scène nocturne, Claire occupée seulement à me prouver la tendresse, et nous arrivâmes à Calais sans accident, sans nous être apperçus même qu'on nous eût poursuivis.
»Nous vendîmes nos effets, et nous restâmes ensemble, en bonne intelligence, environ une année, pendant laquelle l'enfant, dont elle avait bercé mon espoir, ne vint point au monde. Claire n'avait trouvé ce mensonge, disait-elle, que pour me déterminer à la suivre. Elle me faisait toujours beaucoup de questions sur les raisons qui m'avaient ainsi refroidi pour elle tout-à-coup pendant la cruelle nuit de notre départ. J'en revenais toujours à l'histoire que j'avais fabriquée alors, et j'étais parvenu, sinon à la convaincre, du moins à la réduire au silence sur cette affaire.
»Cependant, Claire se dérangeait sensiblement, et c'est sans doute ce que l'on devait attendre d'une femme dont la conduite avec son père avait été si condamnable. Claire voyait du monde; elle passait même les nuits entières à jouer sans moi. Sa conduite commençait à me donner de l'humeur, lorsqu'un jour elle rentra plus tard qu'à l'ordinaire, me regarda d'un œil sévère, et se contenta de me dire: Connaissez-vous un nommé Verdier?
»À ce nom de Verdier, je pâlis et frémis involontairement. Oui, lui répondis-je en balbutiant.—Il a connu votre père aussi.—Je le crois.—Vous avez bien fait, malheureux, de me cacher les crimes de votre père et sa mort honteuse, jamais je n'eusse pu vous aimer; mais je sais tout, et c'en est assez. Adieu....
»Claire me quitte à ces mots, et me laisse saisi d'horreur et d'effroi. Je passe la journée dans l'inquiétude, Claire ne revient point; la nuit s'écoule, elle ne revient point. Enfin deux jours après, j'apprends, par un mot d'elle, qu'elle a cédé aux vœux d'un mylord, et que jamais elle ne me reverra.
»Je n'avais plus d'argent; j'étais seul, et piqué d'avoir été quitté d'une manière aussi humiliante. Je résolus de m'en venger sur l'inconstante Claire, et je passai plusieurs jours à méditer une foule de projets, dont aucun ne m'aurait réussi, si le hasard ne m'avait servi à souhait, en m'envoyant un ami, ou plutôt un complice de mes fureurs.
»Un matin.... Mais avant de te raconter, mon fils, ce singulier événement, je dois t'inviter à te reposer un peu des diverses émotions que mon récit a pu te faire éprouver jusqu'ici. Le tableau déchirant de la mort de mon père t'a sur-tout singulièrement affecté. Il est affreux enfin, et je te l'aurais épargné, si je ne me fusse imposé la loi de ne te rien cacher de tout ce qui m'est arrivé. Cela t'amènera insensiblement à la connaissance de mon caractère, et tu dois voir, jusqu'à présent, qu'il était plus faible que vicieux, j'entends faible pour me livrer au crime; car, dans les grandes affaires, j'ai su toujours déployer une fermeté, un courage, j'oserai même dire une grandeur d'ame peu commune à l'humanité; tu en auras des preuves par la suite; de mon récit».
Ici Roger s'arrêta, prit un verre d'une liqueur forte, en offrit à son fils, qui le refusa, et continua en ces termes après quelques momens de repos.
CHAPITRE IX.
VENGEANCE DIGNE DE LUI;
POLITESSE INTÉRESSÉE.
«Un matin que je réfléchissais à la bizarrerie de ma destinée, et que je songeais à trouver quelques moyens nouveaux d'existence; je vis entrer chez moi ce même Verdier, dont Claire m'avait parlé; ce Verdier, l'ami de mon père, son confident, qu'on avait jeté autrefois en prison pour la même affaire qui avait conduit Walfein à la Bastille. Vous êtes sans doute étonné de me revoir, me dit-il; je viens jurer au fils l'amitié que j'avais vouée au père.—Vous, Verdier, libre et dans ces lieux!—Libre, mon ami, et prêt à vous servir.—Eh! qui vous a appris ma demeure?—Un incident que je vous dirai... Vous, avez-vous su la perte que vous avez faite?—Ah! Verdier, ne comblez pas mes regrets!—Comment avez-vous pu découvrir un événement qu'on a caché à tout le monde?
»Je fis part à Verdier du funeste hasard qui m'avait rendu témoin des derniers momens du baron de Walfein, et je lui demandai s'il savait pourquoi on avait pris tant de précautions pour ne point ébruiter sa fin tragique. Sans doute je le sais, me répondit-il, et ces sortes d'exécutions nocturnes se multiplient plus qu'on ne le pense en France; c'est un coup de la politique du gouvernement de ce vaste empire. Voici le fait. Le baron de Walfein, qui, toute sa vie, n'avait été qu'un intrigant, s'était mis, comme vous l'avez su, dans une fourniture de grains, de fourrages, &c. pour les troupes françaises: à la tête de cette compagnie de fripons étaient des ministres et même des grands seigneurs de la cour. La mine s'évente, la fraude est avérée, plusieurs de ces fournisseurs infidèles sont arrêtés; mais ce ne sont ni les plus fripons, ni les plus titrés. Votre père gémit long-temps dans une sombre forteresse. À la fin il est question de lui faire son procès; il est condamné, c'est-à-dire qu'il paie pour les autres; mais si son affaire a trop d'éclat, le peuple murmurera, demandera d'autres têtes qu'on ne peut lui donner: le baron de Walfein lui-même peut parler, compromettre des gens en place; les appeler à d'autres tribunaux: il est donc nécessaire qu'il soit sacrifié sans bruit; et sa mort est infamante, c'est sur la place même consacrée à l'opprobre qu'il doit périr, afin que les registres qui constateront sa mort, prouvent qu'elle a été déshonorante pour ses parens; s'il en a. Telle est, mon cher Roger, ajouta Verdier, l'explication du tableau douloureux qui a frappé vos regards; le malheureux baron ne vous savait pas si près de lui; il serait mort plus tranquille. Quant aux exclamations qu'il a faites, ne les attribuez qu'à la faiblesse de sa raison dans un moment si cruel; oui, ces conseils de vertu, de sagesse, qu'il vous donnait, sont les fruits d'une imagination troublée. Il n'y a pas de l'eau à boire, mon ami, en suivant ces sottes maximes de la vertu, que les hommes ont sans cesse en vénération, et qu'aucun d'eux ne pratique. Faites comme moi, Roger; je suis toujours le même train de vie, et je suis riche et heureux.
»Je demandai à Verdier comment il avait connu Claire. S'il faut vous l'avouer, me dit-il, je la rencontrai un jour dans une maison assez suspecte. Les riches Anglais qui ont besoin de femmes ou d'argent, y trouvent à satisfaire tous leurs desirs. On joue dans cette maison; c'est ce qui m'y attirait. Claire, je ne sais comment, vint à parler de Roger son ami: ce nom me frappa, je la pris en particulier; et pour lui mieux désigner le Roger que je connaissais, je lui parlai de votre père et de sa triste fin, présumant qu'elle savait tout cela: point du tout, elle l'ignorait, et je m'apperçus trop tard de mon indiscrétion. Claire s'emporta contre vous, jura qu'elle ne passerait pas vingt-quatre heures avec vous; et en effet je sus depuis qu'elle vous avait quitté pour vivre avec mylord Kingham, le plus lourd et le plus sot seigneur de toute l'Angleterre. C'est par Claire encore que j'ai su votre adresse, et je me suis empressé de venir vous voir pour vous consoler et vous offrir mes services.
»J'embrassai Verdier, dont l'appui me devenait si nécessaire; et nous réglâmes ensemble des plans de conduite, qui me répugnèrent d'abord, mais que sa morale, qui était assez de mon goût, me fit adopter. À quoi bon se gêner, me disait Verdier, pour demander aux autres ce qu'ils ont de trop, et ce dont nous n'avons pas assez? L'excès du bien des riches appartient de droit à l'indigent, et si l'on ne l'obtient pas de bonne volonté, il faut le demander de force.
»Je fus de son avis, et dès ce moment, je roulai dans ma tête le vaste projet que j'ai exécuté depuis, lorsque les circonstances me l'ont permis. Pour l'instant, je ne songeai qu'à me venger de Claire, et nous en trouvâmes, nous deux Verdier, les moyens. Plusieurs amis communs, qui furent mis dans le secret, promirent de nous aider; et ce fut Verdier qui se chargea d'attirer la victime dans le lieu du sacrifice. Verdier était grand, bien fait, et encore aimable, quoiqu'il ne fût plus dans la première jeunesse: Verdier fut chargé de faire une cour assidue à l'ingrate Claire, sans lui dire qu'il me voyait. Verdier réussit; au bout d'un mois il fut en état de nous annoncer qu'il avait obtenu un rendez-vous; que la belle devait se trouver, le soir même, derrière les murs d'Hyde-Park, où il lui avait promis de la conduire dans sa petite maison de Saint-James. Aussi-tôt nous nous distribuâmes nos rôles, que nous jouâmes à merveille.
»Il était environ onze heures du soir lorsque Verdier fut chercher sa belle, qui l'attendait déjà depuis une demi-heure. Verdier fait l'empressé auprès d'elle; il brûle d'amour, il voudrait obtenir sur-le-champ le gage flatteur de la tendresse de Claire; Claire résiste. Dans votre petite maison, lui dit-elle, on verra ce qu'on pourra faire pour vous. Verdier la fait monter à côté de lui dans sa calèche, qu'il fait voler; et, au lieu de la conduire dans une petite maison (car il n'en a point), c'est à deux milles de Londres, dans un petit bois touffu où nous l'attendions, qu'il nous amène cette beauté facile. Claire s'apperçoit trop tard qu'elle est prise pour dupe; elle crie, elle verse des larmes, accable d'injures son compagnon de voyage; mais son désespoir redouble quand elle me reconnaît: nous étions six, tous armés d'un excellent fouet de poste, avec lequel nous nous proposions de la faire danser[6]. Je m'empare d'elle, et après lui avoir reproché son inconstance, je lui applique sur les épaules un premier coup qui est soudain suivi de mille autres, que lui prodiguent mes camarades. Claire tombe bientôt à terre, épuisée de douleur, et poussant les plus longs gémissemens. Alors pour lui ôter les moyens de plaire à d'autres, et de les tromper comme elle m'avait trompé, nous lui coupâmes le nez, les oreilles, et une partie des joues.... Tu frémis, Victor! Ne m'accuse pas de cette cruauté, je n'en étais pas capable: ce fut Verdier, qui, malgré moi, et pour s'amuser, fut chargé par les autres de cette expédition, dont, je l'avouerai néanmoins, je finis par rire comme eux.
»Cependant nous allions abandonner la victime sur la place même où elle perdait son sang, lorsqu'un homme seul, et qui paraissait descendu d'une calèche arrêtée plus loin, vint droit à nous. Nous crûmes d'abord que c'était quelque passant attiré dans ce lieu par les cris de l'infortunée Claire; mais notre surprise et notre joie redoublèrent, lorsque Verdier nous dit qu'il le reconnaissait, que c'était le gros mylord Kingham, le nouvel amant de Claire. Mylord Kingham, jaloux de son amante, l'avait suivie de loin à Hyde-Park; la voyant là monter avec un inconnu dans une calèche, il avait pris la même route que Verdier; mais effrayé de voir tant de monde autour de Claire, il s'était tenu à l'écart jusqu'au moment où, indigné des cruautés qu'on exerçait sur cette femme, il s'était montré croyant en imposer par sa présence. Il est vrai que sa vue nous déconcerta d'abord un peu; mais l'intrépide Verdier, se remettant bientôt, résolut de se divertir encore aux dépens du nouveau venu. Il força mylord à se déshabiller; puis sa seigneurie subit, comme sa triste amante, la peine de la flagellation, à laquelle nous nous bornâmes.
»Cela fait, nous le laissâmes gémir à côté de sa maîtresse, et nous nous servîmes de sa calèche, que nous joignîmes aux nôtres, pour fuir à la hâte le petit bois où nous avions poussé la raillerie un peu plus loin qu'il ne fallait. Nous le sentîmes après, mais trop tard. Mylord Kingham avait du crédit; il avait été battu; Claire était défigurée pour sa vie: on pouvait nous faire un très-mauvais parti. Nous résolûmes de fuir tous les sept, d'abandonner l'Angleterre, pour aller exercer nos talens dans un autre pays, et de ne jamais nous séparer: je dis exercer nos talens, car plusieurs d'entre nous en avaient. Je ne sais lequel, par exemple, avait eu l'adresse de dépouiller mylord Kingham de son or et de tous ses bijoux. Il nous le dit en riant après, et nous offrit cordialement un partage que nous acceptâmes.
»Je me trouvai donc associé, en quelque façon malgré moi, à ces gens peu délicats, dont les principes, qui ne me plurent pas d'abord, devinrent bientôt les miens; et nous vîmes ensemble l'Espagne, l'Italie, tous les royaumes d'Europe, où nous nous amusâmes tout uniment à détrousser les passans. Je sentais bien que j'étais voleur en petit, et qu'alors c'était un mal: il faut l'être en grand, me dis-je, ou ne pas l'être du tout. C'était toujours mon projet de former une troupe formidable, et de me mettre à sa tête; mais il fallait des moyens pour cela, et je n'en avais pas encore assez. Notre troupe néanmoins s'était considérablement augmentée, et je commençais à la discipliner: il n'était plus question de voler un simple passant, encore moins de tuer ou même de blesser, ce que je ne me suis jamais permis qu'à mon corps défendant; mais c'était particulièrement l'adresse qu'il fallait employer pour extorquer des sommes d'argent des uns, ou des bijoux des autres. Cependant, comme il nous arrivait souvent que l'un de nous tombait entre les mains de la justice, et que nous avions à craindre son indiscrétion, nous passions alors dans un autre empire, comme ces oiseaux passagers qui, fuyant les frimas, vont chercher le printemps de contrée en contrée. Une affaire semblable nous fit quitter la Suisse; et comme il ne nous restait plus que la France et l'Allemagne à parcourir, nous nous décidâmes à voir d'abord la France, et à regarder l'Allemagne, dont la police était bien plus relâchée que par-tout ailleurs, comme une retraite paisible pour nos vieux jours.
»Je rentrai donc en France, avec la troupe dont alors je n'étais point le chef; c'était Verdier qui la commandait, et qui s'en acquittait en homme de tête. Je t'avoue que mon cœur se serra en revoyant Paris, non dans la crainte d'être recherché pour l'enlévement de Claire (il y avait dix ans qu'on m'avait perdu de vue, et j'étais singulièrement changé); mais par le souvenir de mon père. Je me rappelais ses derniers momens; et, loin d'avoir suivi ses sages conseils, je me voyais dans une carrière bien propre à m'attirer une fin aussi funeste que la sienne. Tout cela me fortifiait dans le dessein, que je nourrissais, de me mettre au-dessus des loix par des forces imposantes, et au-dessus de ma conscience par des formes dignes d'un philosophe ennemi des grands, mais protecteur du pauvre et ami de la nature. Verdier, quoique doué d'un très-grand sens, était incapable d'entrer dans mes vues: il n'avait point de délicatesse, point de principes stables; il était d'ailleurs cruel et intéressé: c'était assez pour ne jamais devenir un grand homme. Il est vrai que j'étais son conseil, son ami, aussi maître que lui dans la troupe, et que mes sages avis arrêtaient souvent la fougue de son caractère, faux, d'ailleurs, et peu constant dans son amitié.
»Cependant, après avoir gagné beaucoup dans Paris, nous sentîmes qu'il était bientôt temps de quitter cette capitale, dont nous étions l'effroi. On commençait les spectacles à trois heures, pour éviter qu'on rentrât tard chez soi. Le soir, on ne rencontrait personne que nous dans les rues: nous cassions les lanternes, et par le moyen de l'obscurité la plus profonde, que nous savions nous procurer ainsi, nous attaquions jusqu'aux gens de la police qui fuyaient devant nous.
»Ce joli petit métier ne pouvait durer long-temps. À tout moment je proposais, au conseil, de partir pour d'autres provinces: le jeu plaisait trop à ces messieurs pour le quitter si-tôt; ils ne m'écoutaient pas, reculaient toujours le départ que je pressais; et bientôt, hélas! l'expérience prouva que j'avais raison de craindre. Voici ce qui nous arriva un jour.
»Nous tenions, régulièrement tous les matins, un conseil dans le bois de Boulogne, bois très-touffu, isolé au milieu des champs, et situé à trois quarts de lieue de Paris. Un jour Verdier manque au conseil: chacun de nous, ignorant ce qu'il est devenu, cherche sa trace, et le lendemain il ne paraît pas encore. Pour le coup, l'inquiétude nous saisit, et nous convenons, si Verdier est encore absent tout le jour, de partir tous au milieu de la nuit, et de nous réunir, dans la forêt d'Anet, par des chemins détournés. Je rentre chez moi, accablé de tristesse, et craignant, au moindre bruit que j'entends, de voir entrer des estafiers disposés à m'arrêter.... La matinée entière se passe, et je commence à craindre qu'en restant chez moi, il soit plus facile aux gens de la police de me trouver, en cas que Verdier soit entre leurs mains, qu'il ait nommé ses complices, et qu'on me cherche. Je descends donc, tremblant, dans le dessein d'errer à l'aventure en attendant la nuit qui doit, ou détruire mes craintes, ou couvrir ma fuite: une femme, âgée et respectable, qui demeurait au-dessous de moi, me fait appeler: je connaissais cette dame comme une excellente voisine, qui m'avait rendu souvent des petits services, sans se douter de l'état dangereux que je professais. J'entre chez elle, croyant qu'elle va m'apprendre qu'on épie mes démarches: c'est tout le contraire, ce sont des consolations qu'elle me demande, à moi, à moi dont le courage chancelant a besoin d'être raffermi!
»Je trouve cette dame au lit, plongée dans le plus grand abattement. Mon cher voisin, me dit-elle d'une voix faible, vous m'avez inspiré de la confiance, et je veux vous en donner une preuve. Vous me connaissez peu: vous savez cependant que je vis seule, retirée, sans domestique, que ma faible fortune ne me permet pas d'avoir, sans autre société enfin qu'une vieille parente qui demeure à deux pas d'ici, et chez laquelle je vais passer mes soirées. Écoutez, écoutez le récit affreux de ce qui m'est arrivé cette nuit, et daignez me donner des conseils sages et prudens sur la conduite que je dois tenir?
»Mon trouble était extrême, et cette dame me proposait de partager le sien! Peu s'en fallut que je ne la quittasse sur-le-champ, en prétextant quelques affaires pressantes, pour ne pas entendre son histoire, que je présumais être un véritable radotage. La suite me prouva que j'avais très-bien fait de lui témoigner de la complaisance. Je m'assis près d'elle, et la priai de parler, ce qu'elle fit en ces termes.
«Je revenais hier soir, mon cher voisin, de chez la parente en question: je m'étais attardée, il est vrai; il était huit heures, et vous savez qu'il y a tant de voleurs aujourd'hui, qu'il est imprudent à une femme seule de rentrer trop tard. Je revenais enfin, lorsqu'au détour de cette rue, deux hommes, pris de vin, m'accostent, et me croyant apparemment plus jeune et plus jolie, veulent à toute force m'emmener chez eux, en me tenant des propos que la pudeur m'empêche de vous rapporter. Je me débats, ils insistent; je crie, ils veulent me fermer la bouche; enfin je ne sais ce que je serais devenue sans un passant, un homme fait, d'un extérieur très-décent, qui vient à mon secours, tire son épée, et met en fuite les deux agresseurs. J'étais restée sans mouvement, appuyée contre une borne; l'inconnu vient à moi, remet son épée dans le fourreau, ôte son chapeau, et me prenant doucement la main: Madame, me dit-il, je me trouve bien heureux que le hasard m'ait fait passer ici assez à propos pour vous tirer des mains de deux misérables qui vous insultaient.—Monsieur, lui dis-je, bien rassurée, je ne sais comment vous prouver ma reconnaissance.—Vous plaisantez, madame, ma récompense est dans le faible service que j'ai eu le bonheur de vous rendre. Cependant, madame, comme ces coquins ne sont pas loin, et qu'ils pourraient encore vous attaquer si je vous quittais, permettez-moi de vous offrir mon bras jusqu'à votre demeure.—Ah! monsieur, combien vous m'obligez! je n'aurais pas osé abuser à ce point de votre complaisance.—Daignez la mettre, madame, à toutes les épreuves, et je vous jure que vous ne pourrez jamais la lasser.
»Je prends le bras du généreux inconnu, et nous arrivons ensemble, en causant avec intérêt sur divers points, jusqu'à la porte de l'allée de cette maison, que j'ouvre avec mon passe-par-tout.... Permettez-moi, ici, mon cher voisin, de reprendre haleine. Le trouble où m'a jetée l'incident qu'il me reste à vous raconter, est encore trop violent, et je crains qu'il ne me conduise au tombeau....».
«Ici ma voisine se repose un moment, puis elle continue ainsi son récit, qui, jusques-là, m'intéressait fort peu».
CHAPITRE X.
NUIT D'UNE VIEILLE FEMME; CE QUE CELA VEUT DIRE.
«J'ouvre donc la porte de mon allée; et l'honnête inconnu me salue comme pour se retirer. Voulez-vous, monsieur, lui dis-je, vous donner la peine de monter chez moi, pour prendre quelque chose, et vous reposer un moment?—Volontiers, me dit-il, madame, si toutefois cela ne vous gêne point.—Nullement, monsieur: je suis seule, ma maîtresse, et sans domestique même, car ma fortune est très-bornée.
»En disant ces mots, je ferme l'allée, et nous montons ici, où je m'empresse de me procurer une lumière que je pose sur cette console. À peine mon inconnu voit-il de la lumière, qu'il se lève d'un air égaré, marche vers la porte de ma chambre, la ferme à double tour, et en met la clef dans sa poche. Étourdie de cette action d'un homme, qui, peu auparavant, me paraissait si honnête et si doux, je m'écrie en tremblant: Que faites-vous donc là, monsieur?—Rien, madame; gardez-vous de crier seulement, ou vous êtes morte!....
»Le malheureux tire deux pistolets de sa poche, et les pose sur la cheminée, en ajoutant: Ne craignez rien, madame, étouffez vos cris et calmez vos inquiétudes. Je ne suis point un voleur, ni un assassin, je ne veux vous faire aucun mal; mais il faut que je couche ici.—Il faut, dites-vous?....—Oui, madame, il faut que je passe la nuit chez vous, dans cette chambre. Ne me soupçonnez point, de grace, de vouloir attaquer votre vertu! Je vous jure que vous pouvez vous mettre au lit tranquillement, et vous livrer au repos. Pour moi, ce fauteuil est excellent; je vais m'y asseoir, y passer cette nuit cruelle, et je vous promets de ne point troubler votre sommeil....—Mais, monsieur, cela est affreux! que voulez-vous que je pense?....—Tout ce qu'il vous plaira, madame.—Ô ciel! et personne pour me secourir!....—Je vous ai déjà priée de vous taire, madame, ou c'est fait de vos jours!....
»Le cruel me poursuit, le pistolet sur la gorge; et moi, saisie d'effroi, je tombe sur un siége, livrée au plus profond évanouissement.... je ne recouvre la raison que pour remarquer tous les soins que l'inconnu me prodigue de la manière la plus affectueuse. Il a trouvé mon flacon, et me l'a fait respirer; il m'a même délacée, mais avec tous les ménagemens qu'exige la modestie. Quel est donc cet homme étonnant? Il me rassure un peu néanmoins. Ah! monsieur, lui dis-je, en versant un torrent de larmes, il est affreux d'abuser ainsi de ma confiance! Moi qui vous croyais si honnête! vous me rendez un service signalé, et c'est pour me livrer aux plus mortelles inquiétudes! Qui êtes-vous, de grace, qui êtes-vous?—Je vous le répète, madame, je suis un honnête homme, incapable de vous faire le moindre mal, au désespoir de vous causer ce déplaisir; mais il le faut, oui, madame, il faut que je reste ici jusqu'à demain matin.—Mais quelle raison?....—C'est mon secret.... Couchez-vous, madame, je vous en conjure, et cessez de craindre.—Non, monsieur, je resterai près de vous; oh! je vous promets que je veillerai aussi.—Faites ce qu'il vous plaira....
»Je ne vous peindrai point ma situation, mon cher voisin; vous devez vous en faire une idée. Je pris donc mon parti, quoique toujours tremblante. Je multipliai les lumières, et je m'assis, en fixant l'inconnu dont les moindres gestes me glaçaient d'effroi.... Jamais femme s'est-elle trouvée dans une circonstance pareille!....
»L'inconnu ne me dit plus mot; il lut et relut plusieurs lettres sur lesquelles il parut verser quelques larmes; il en couvrit même une des baisers les plus tendres: ensuite, il écrivit; puis enfin il me demanda des ciseaux que je lui donnai. Alors, je le vis se couper tous les cheveux, jusqu'à la peau. Une fiole, qu'il avait dans sa poche, lui servit à teindre sa barbe, ses sourcils, et à se faire des rides: en un mot, il devint bientôt tellement méconnaissable, que moi-même je crus voir un vieillard vénérable, au lieu d'un homme beau et assez jeune encore, qui s'était offert à mes regards. Je le fixais en silence, et mon étonnement redoublait: il n'eut pas l'air de s'en appercevoir, et ne m'adressa pas une parole jusqu'au moment où, voyant paraître le jour, il entendit qu'on commençait à aller et venir dans la rue. Alors, il tira de sa poche une bourse pleine d'or qu'il répandit sur la cheminée. Madame, me dit-il du ton le plus doux et le plus reconnaissant, vous êtes la femme la plus respectable que je connaisse. Vous m'avez rendu un service signalé!.... Si vous en connaissiez toute l'étendue, vous sentiriez que je ne puis jamais en perdre le souvenir. Une affaire d'honneur me force à fuir mon pays. On me poursuivait moi-même, hier soir, au moment où ces deux misérables vous insultaient. Je n'ai pu voir une femme dans un tel embarras, sans lui prêter le secours de mon bras. Je ne sais comment moi-même je n'ai pas été arrêté, ayant eu l'imprudence de vous accompagner; mais enfin, vous m'avez offert de monter chez vous, et soudain j'ai pensé que cet asyle pourrait me soustraire à toutes les perquisitions. Si je vous avais dit mon secret, si je vous avais priée doucement de me donner l'hospitalité, vous ne l'auriez peut-être point fait, dans la crainte de vous trouver compromise dans mon infortune. J'ai préféré un moyen, brusque peut-être, qui a pu vous effrayer, ce dont je suis désespéré; mais il m'a servi au moins, et maintenant je ne cours plus aucun danger. Daignez accepter cet or, madame, comme une faible marque de ma reconnaissance, et permettez-moi de me retirer.
»En prononçant ces mots, qui me calment sans doute, mais qui redoublent ma surprise, il remet ma clef à ma porte, l'ouvre, et descend précipitamment en emportant ses pistolets, et laissant ici son épée, que vous voyez encore sur cette chaise. Eh bien! mon voisin, que dites-vous de cela»?
»La dame se tut, et tu penses bien, mon cher Victor, que je trouvai son aventure très-neuve et très-singulière. Elle ne m'intéressait pourtant que relativement à cette bonne dame qui était encore toute affectée de la grande frayeur qu'elle avait éprouvée. Eh quoi! madame, lui dis-je, vous n'avez pas pu faire parler cet homme, découvrir ce qu'il est, ce qu'il fait?—Non, mon voisin: cependant, le hasard m'a servie très-favorablement, et je crois tenir une partie de son secret. Ce matin, en m'occupant de mon ménage, que j'ai encore eu la force de faire, j'ai trouvé par terre ces deux lettres, qui sans doute sont tombées de la poche de l'inconnu, sans qu'il s'en apperçût: c'est pour cela, mon voisin, que j'ai pris la liberté de vous faire appeler; c'est pour que vous les lisiez, et que vous me disiez ensuite ce que je dois en faire.
»Je pris les lettres, et je les lus; la première paraissait être de l'inconnu: la voici, je l'ai toujours gardée, ainsi que la réponse. Je vais te les lire, mon fils, et tu vas connaître l'homme qui avait fait une si belle peur à ma bonne voisine».
«Lâche Dutervil! tu m'as ravi l'objet que j'adorais! tu as arraché Émilie des bras de son père, des miens! Homme sans honneur et sans délicatesse, dis-moi, dis-moi en quel lieu tu as caché cette beauté qui doit verser des torrens de larmes, puisqu'elle m'aime, et qu'elle te déteste! Son père, son amant, tout ce qui la chérit la réclame, et nous sommes tous prêts à implorer l'assistance des loix pour te forcer à nous la rendre. Ose descendre dans la plaine où je t'attends? ose venir franchement t'expliquer avec moi si tu ne crains ma juste vengeance? Viens, scélérat, viens, et rends la vie à l'infortuné Valsange».
Voici la réponse:
«Vous m'accusez à tort d'avoir enlevé la belle Émilie; je ne sais, comme vous, ce qu'elle est devenue, et je pleure, comme son père, comme Valsange, sur les égaremens de cette jeune imprudente, qui sans doute aura cédé aux vœux de quelque indiscret, en vous trompant, vous, qu'elle devait épouser, et moi qui l'adorais sans espoir. Voilà ma justification. Si elle ne vous satisfait pas, je suis prêt à vous donner toutes celles que vous exigerez de moi. Dutervil».
»Tout cela n'avait rien appris de positif à ma bonne voisine, et néanmoins ces lettres furent pour moi un trait de lumière; car la dernière était de la main de Verdier, oui de Verdier, notre capitaine, qui sans doute avait pris un faux nom pour réussir dans quelque intrigue amoureuse. Je savais d'ailleurs, de sa propre bouche, qu'il aimait la fille d'un conseiller au parlement, qui demeurait dans le marais; il m'avait appris qu'il jouait, auprès du père, le rôle d'un homme bien né et fort riche; qu'enfin, son Émilie était promise à un nommé Valsange, et que lui, Verdier, se promettait de la soustraire un jour à son père et à son amant. C'est sans doute, me dis-je, ce qu'il a fait: Valsange aura rejoint le prétendu Dutervil, et il l'aura fait tomber sous ses coups. Voilà ce qu'il est naturel de présumer dans une affaire aussi obscure. Je ne balançai point sur le parti que j'avais à prendre. Je priai ma voisine de me prêter ces deux lettres, l'assurant que j'allais faire toutes les informations possibles sur les deux personnes qui les avaient écrites, et lui promettant de l'instruire bientôt du succès de mes démarches.
»Tu sens bien, mon fils, que je promettais là ce que je n'avais pas intention de tenir. La lettre de Verdier était trop importante pour notre compagnie, pour que je la laissasse errer dans les mains d'une autre, au risque de la voir tomber entre les mains de la justice. Je sortis donc, et j'attendis avec impatience la nuit qui devait me réunir à mes camarades que je voulais instruire de tout. Elle arriva, cette nuit tant désirée, et je me hâtais de me rendre au bois de Boulogne, où je trouvai le conseil assemblé. Je comptais lui apprendre quelque chose, et c'était lui qui tenait déjà le fil de toute cette intrigue. À mon arrivée, on me remit un paquet à mon adresse et cacheté. Je l'ouvris, et reconnaissant encore l'écriture de Verdier, je lus à haute voix ce qu'il contenait: Voici ce que j'y trouvai.
«Je suis mourant, mon ami, et cependant les cruels qui m'entourent se font un jeu cruel de prolonger, de ranimer même ma triste vie, pour le livrer au supplice infamant et cruel qu'on destine à ceux qui suivent notre fatale carrière. Je n'ai qu'un moment pour écrire, qu'un geolier séduit par moi, pour vous faire parvenir ma lettre, je me hâte de la remplir, et de vous faire part, en peu de mots, du malheur qui me poursuit, et qui peut retomber sur vous tous, si vous ne vous hâtez de vous y soustraire. Voici les faits:
»J'adorais Émilie, fille de M. de Sélinvil. Je m'étais introduit dans la maison du père sous le nom du chevalier Dutervil. J'avais, à m'entendre, des terres, des châteaux, et sur-tout une charmante maison de campagne à Vincennes. J'avais en effet loué une maison dans ce village, où j'espérais attirer Émilie, et l'enlever ensuite pour la soustraire à tous les yeux. Je n'y ai que trop bien réussi!... Émilie m'avait suivi, Émilie me préférait à un certain Valsange qui lui était promis en mariage. Ce Valsange, apprenant qu'Émilie a fui la maison de son père, se doute que j'ai pu contribuer à sa fuite. Il vient à Vincennes, me demande; on lui dit que je ne veux recevoir personne. Il s'arrête dans la plaine qui borde ma maison, m'écrit une lettre insultante, à laquelle je réponds par des subterfuges. Je n'entends plus parler de lui, je le crois bien loin, et sur le soir, je laisse Émilie seule pour me rendre au milieu de vous. Au détour d'une rue, un homme m'aborde, et tire l'épée sur moi; c'est Valsange! J'ai tout découvert, me dit-il, tu m'as ravi Émilie; prends donc ma vie que je ne puis plus supporter sans celle que j'aimais.
»Étourdi de cet abord imprévu, je me mets en défense; mais bientôt, je tombe baigné dans mon sang, et mon ennemi, qui me croit mort, cherche à se sauver. J'entends des cris, la garde accourt, je lui désigne mon assassin, et l'on se met à sa poursuite. J'ignore ce qu'il est devenu. Pour moi, les gens qui m'environnent, trop humains, hélas! m'enlèvent, me portent dans une maison où l'on appelle un commissaire qui m'interroge, me fouille, et découvre bientôt que je ne suis que ce Verdier, ce chef de voleurs, que la police cherche inutilement depuis si long-temps!... Je suis transporté, mourant, dans une étroite prison, où l'on a la cruauté de prendre soin de mes jours.... Voilà mon état, mes amis. J'attends maintenant la mort, et avant tout, les interrogatoires, les questions ordinaires, extraordinaires, toutes les tortures en un mot, que les hommes ont imaginées pour tourmenter leurs semblables. Je tiendrai ferme, je ne compromettrai personne; je vous le jure, mes amis, par les mânes de Walfein, mon patron, mon maître, qui m'a appris à mourir. Adieu: plaignez-moi, et sauvez-vous. Verdier Desgots».
»P.S. J'apprends à l'instant que Valsange, mon assassin, qui s'était coupé les cheveux, et se sauvait déguisé, dans la crainte d'être compromis pour avoir immolé un homme qu'il croyait gentilhomme, est revenu sur ses pas, quand il a su que je n'étais que le formidable Verdier. Il a aujourd'hui la lâcheté de se porter mon accusateur et de se joindre à ceux qui me poursuivent.... Émilie, la malheureuse Émilie s'est poignardée en apprenant le véritable nom de celui à qui elle avait donné son cœur!...»
»Cette lettre fit sur nous l'effet de la grêle qui détruit l'espoir du laboureur. Nous convînmes tous qu'il n'y avait pas un moment à perdre, et qu'il fallait à l'instant quitter Paris. Nous partîmes donc à la hâte, emportant avec nous nos effets les plus précieux, et nous fûmes nous réfugier dans la forêt d'Anet, forêt épaisse, inexpugnable en quelque façon, et qui avait servi autrefois à la célébration occulte des sombres mystères des Druides.
»C'était-là, mon fils, où l'amour vrai, l'amour pur et sincère, devait, pour la première fois, toucher mon cœur farouche, et m'asservir à la femme la plus belle, la plus estimable et la plus infortunée. J'arrive à l'histoire de ta mère, mon cher Victor, et je ne te cacherai aucun des moyens que j'employai pour la séduire, dussé-je redoubler ta haine et ton mépris pour moi; mais non, tu me sauras gré de ma franchise, et tu excuseras l'amour qui seul a fait mon crime, l'amour à qui tu dois ta naissance, et qui m'a rendu le plus heureux, le plus tendre des pères.
»Nous nous étions établis, ainsi que je te l'ai dit, dans la forêt d'Anet, où nous commencions à travailler avec quelques succès, et sans craindre les poursuites de la justice, poursuites inutiles dans une forêt où l'art et la nature nous favorisaient. Plusieurs de nous allaient souvent dans les villes ou villages voisins pour y connaître l'opinion qu'on avait de nous, ou les moyens qu'on pouvait prendre pour nous faire tomber dans quelque piége. Mes camarades m'avaient donné, à moi, la surveillance de la ville de Dreux; j'y avais pris un logement à l'auberge du Paradis, où je me faisais passer pour un infortuné qui voyageait pour chercher des consolations.
»Je remarquai, dans la rue Parisis, une jeune personne charmante, qui logeait dans une maison simple, mais propre, avec une femme un peu plus âgée qu'elle, et qui paraissait être sa parente ou son amie. Dès que je vis Adèle, je l'adorai; mais ne sachant comment m'introduire chez elle, ayant besoin d'ailleurs d'inspirer un intérêt prompt, une passion vive, pour ne point perdre, en soupirs, un temps que je devais à mes camarades, je me décidai à prendre un parti violent pour me faire remarquer. Les femmes, me dis-je, s'intéressent aisément et avec force à tout ce qui a l'air du malheur ou du désespoir d'amour: jouons une comédie, et voyons si la petite voudra y prendre un rôle.
»Mon projet bien conçu, je l'exécutai. Je savais qu'Adèle et sa compagne allaient se promener souvent sur le Bléra; je m'y trouvai un soir, et feignant de vouloir m'arracher la vie, je sus les attirer vers moi. Alors je leur fis un conte; j'étais un amant malheureux qui avait outragé une mère respectable, &c. &c. je ne me rappelle même plus tout ce que je leur débitai. Elles me crurent, et dès ce moment je jouai l'amant passionné auprès de la jeune personne, qui me rendit bientôt tendresse pour tendresse.
»Je m'étais apperçu que madame Germain n'était pas ma dupe; je savais d'ailleurs qu'Adèle était la fille naturelle d'un riche seigneur, de qui je ne pouvais espérer d'obtenir sa main. Je résolus de me cacher de madame Germain et d'enlever Adèle. Michel, leur domestique, était un honnête garçon, incapable de se laisser séduire par les présens, ni d'entrer dans mes vues. Je me l'attachai par l'extérieur de la probité, et sur-tout par des marques de la plus douce affection. Tous les jours le bon Michel m'amenait sa jeune maîtresse à l'insu de la duègne, qui d'ailleurs était tombée malade, heureusement pour moi; et toutes les nuits j'allais retrouver dans la forêt mes camarades, qui me reprochaient assez souvent l'inaction dans laquelle l'amour me tenait. Eh bien! leur dis-je un jour, il n'y a qu'un moyen de me rendre à mes travaux; aidez-moi à enlever Adèle; prêtez-vous à tous les rôles que je vous distribuerai pour m'assurer la possession de cette beauté, sans laquelle je ne puis vivre, et je vous promets de vous seconder comme je faisais autrefois. Ils me chérissaient tous; ils me promirent donc de faire tout ce que j'exigerais de leur amitié.
»Une circonstance fâcheuse vint ensuite hâter l'exécution de mes projets, et presser notre départ de France, départ qui me mit à la tête de la troupe, et me permit d'exécuter les plans de réforme que je préméditais depuis long-temps».
CHAPITRE XI.
AVEUX QUI SERVENT À ÉCLAIRCIR QUELQUES TRAITS OBSCURS.
«Depuis notre séjour dans la forêt d'Anet, la nuit la plus profonde couvrait à nos yeux le sort de notre capitaine Verdier, dont nous n'avions pas entendu parler. Un éclair affreux vint déchirer, cette nuit perfide, et nous annoncer la foudre qui, grondant sur nos têtes, était prête à nous frapper. J'apprends un jour, par un correspondant sûr, que Verdier venait de périr sur un échafaud, et, ce qui est le plus cruel, que ce lâche a eu la bassesse, avant de mourir, de nommer ses complices! Je suis le premier sur sa liste fatale, moi, le fils de son ancien ami; moi, son confident et son camarade le plus dévoué! On sait où je suis, et des satellites entourent déjà l'auberge du Paradis, au moment où j'apprends ces tristes nouvelles!... J'ai le bonheur de me sauver assez à temps pour n'être point arrêté, et j'arrive tout essoufflé à la forêt, où je me hâte de rallier mes compagnons.
»Amis, leur dis-je d'une voix forte, nous sommes trahis par Verdier; on suit nos traces, et c'est par miracle, sans doute, que je viens d'échapper aux poursuites des gardes que ce monstre nous a envoyés avant de perdre, au milieu des supplices, une vie qu'il a souillée des plus grands forfaits. Il faut de la tête ici, mes amis, il faut agir, et sur-tout il faut nous réunir, nous serrer tous, afin d'opposer une résistance opiniâtre à ceux qui voudraient nous attaquer; mais on ne l'osera point, et nous avons tout le temps de prendre des mesures pour notre sûreté. Permettez-moi maintenant d'ouvrir un avis, un avis salutaire, le seul, je crois, qu'il nous reste à suivre. Je suis né en Allemagne près de la Bohême, dont je connais les vastes et sombres forêts. L'Allemagne, est un pays que nous n'avons pas encore visité; allons nous y établir; parcourons-la rapidement, amassons-y des trésors, et retournons ensuite dans les immenses forêts de la Bohême, où nous pourrons fonder une colonie, une ville même, comme fit jadis, en Italie, l'heureux Romulus, qui suivait notre profession. Laissons à des filoux, à des escrocs subalternes, les petits vols; voyons, agissons en grand, et prenons un nom distingué, noble, qui, mettant en repos notre conscience, nous rende intrépides, estimables même aux yeux du monde. Nous détestons les riches et les grands, parce que les riches et les grands sont les tyrans du pauvre et de l'homme obscur. Nous bravons l'empire des loix humaines, parce que les loix humaines sont toutes en faveur du puissant, et toutes contraires à la philosophie, à la religion naturelle. Que notre profession s'anoblisse; que notre titre pompeux, imposant, annonce nos principes et nos intentions; qu'on ne nous combatte plus comme de vils brigands, mais comme une formidable corporation; qu'on traite avec nous de puissance à puissance; en un mot, que nous soyons recommandables à nos propres yeux, et que le fils de famille ne rougisse plus d'entrer dans notre illustre corps. Je propose le nom d'Indépendans; est-il adopté?
»Oui, oui, s'écrient ensemble tous mes camarades! Je continue: Amis! que vous prouvez bien la pureté de vos intentions, la grandeur de votre ame! Oui, Indépendans, puisque ce nom vous plaît; vous êtes faits pour former une société à jamais célèbre. Je vous le prédis, vous vous trouverez grossis de tout ce qu'il y a d'hommes fiers, nés pour secouer le joug des préjugés et des tyrans de la terre; vous formerez une armée dont le plus grand d'entre vous sera le chef, et vous ferez pâlir, sur leurs trônes chancelans, les despotes de l'Europe. Indépendans, soyez justes maintenant, soyez magnanimes, et méritez le nom respectable que vous prenez. Ne persécutez pas le faible, le timide; donnez à celui qui n'a rien, prenez à celui qui possède trop; consolez l'infortuné, humiliez le superbe, écrasez le puissant, et vous serez bénis de toute la terre comme les amis, les défenseurs de l'humanité. Quel est celui qui ne voudrait partager vos travaux, cueillir vos lauriers et mériter votre estime? Quel est l'homme courageux qui ne brûlera entrer dans vos rangs, de combattre à vos côtés? Moi-même, je sens que mon ame s'élève: jusqu'à présent j'ai rougi de faire le plus vil des métiers; je n'ai travaillé qu'avec peine; je sentais là, là, dans mon cœur, ma conscience qui me reprochait une vie nuisible à la société; j'entendais sa voix me crier: Cesse de maltraiter ton semblable qui te repousse comme un brigand; sois généreux pour le faible; mais sois son vengeur, et tu n'auras plus de remords. Oh, mes amis! qu'il est beau d'abjurer une profession vile et dangereuse en soi, pour prendre le titre et les principes que dicte à l'homme fier la plus saine philosophie! Indépendans, choisissez-vous un chef maintenant, car il vous en faut un qui soit l'ame de vos pensées, et l'agent de vos moindres volontés: quel qu'il soit, ce chef que vous allez choisir, je baisse mon épée devant lui, et je lui jure respect et obéissance.
»Je savais, mon fils, l'effet que produisent sur des hommes assemblés ces sortes de déclamations; je me souvenais, ainsi qu'il arrive souvent, que celui qui fait des propositions de ce genre, est presque toujours nommé chef, et c'était mon espoir. Il ne fut pas déçu; à peine eus-je parlé, qu'une voix unanime me proclama à l'instant capitaine de la troupe des Indépendans. Je fis les remercîmens d'usage, après quoi je songeai à l'étendue des obligations que m'imposaient ce grade, et les principes philosophiques que j'avais toujours dans mon cœur. J'avais affaire à une troupe indisciplinée, habituée au vol, au meurtre même, et à tous les vices que donnent une mauvaise éducation et des passions honteuses; il me fallait assujettir des hommes déréglés à des loix, à une discipline, et c'était sans doute une tâche pénible et difficile à remplir; je la remis à un autre moment: pour l'instant je ne m'occupai que des précautions à prendre pour éviter les poursuites de la justice, et des préparatifs du départ de la troupe. Mon amour ensuite revint occuper ma pensée, et je me décidai à enlever sur-le-champ mon Adèle.
»Il était tard, je ne pouvais plus rentrer dans la ville; mais je savais qu'Adèle et son amie avaient prémédité, pour le lendemain, une partie de plaisir; c'était même moi qui l'avais engagée à voir le village d'Anet, dans l'espérance, comme elle devait passer par la forêt, de l'entraîner dans quelque piége. J'avais, heureusement pour moi, jeté cette, idée dans la tête d'Adèle, qui l'avait goûtée. Je savais en même temps que la jeune personne ne me céderait jamais, si le lien du mariage, vrai ou faux, ne levait ses scrupules; je m'arrangeai donc en conséquence, et pour assurer mon triomphe, et pour ménager ses préjugés.
»Tout arriva ainsi que je l'avais prévu. Adèle et madame Germain passèrent par la forêt, accompagnées de Michel. Je les fis attaquer par un gros de mes gens, qui séparèrent les deux amies. J'arrivai à point nommé, comme pour délivrer Adèle des mains de ceux qui tenaient. Un coup de pistolet, tiré par un des miens, nous débarrassa du sentimental Michel, et lorsque j'eus fait jeter madame Germain dans la cave d'un petit pavillon, je fis conduire Adèle dans une auberge prochaine dont l'hôte m'était dévoué.
»Ce fut là que j'eus besoin de toutes les ruses dont j'étais capable, pour faire consentir Adèle à m'épouser. Un de mes gens, que j'avais habillé en ecclésiastique, joua le caffard à merveille: une vieille servante de la troupe passa pour ma mère, et je feignis de vouloir me tuer, plutôt que d'être forcé de renoncer à une main qui m'était si chère.
»Que te dirai-je? la malheureuse Adèle fut tellement étourdie par tous ceux qui assiégeaient son lit de douleur, qu'elle consentit à m'épouser, et je fus heureux. Cependant elle n'avait qu'un cri pour me demander son amie madame Germain. Ceci m'embarrassait, et me contrariait le plus. J'avais fait jeter cette femme dans une espèce de cachot pour m'en débarrasser; j'espérais qu'elle y resterait jusqu'à ce que le hasard l'en fit sortir. Point du tout; il fallait l'aller chercher dans sa prison; il fallait me donner un surveillant importun que j'avais lieu de haïr, et qui pouvait à tous momens pénétrer mes secrets. Tu juges de mon embarras. Cependant j'adorais Adèle, je la voyais prête à mourir, si je lui refusais le bonheur d'embrasser son amie, et la mort d'Adèle eût été bientôt suivie de la mienne. J'étais le maître, d'ailleurs, de faire ce que je voulais; une femme de plus ne pouvait m'en imposer, quand même elle eût voulu contrarier mes projets; et puis j'allais partir avec ma troupe, et je pouvais garder encore long-temps le secret sur ma véritable profession. Une fois arrivé en Allemagne, à la tête de mes gens, je ne craignais plus de me découvrir; dans ce cas, une amie près d'Adèle pouvait être utile à cette infortunée, en cas qu'elle ne voulût écouter que son désespoir en apprenant que je l'avais trompée. Toutes ces considérations me déterminèrent à consentir à ce qu'elle exigeait de moi. Je fus chercher madame Germain, qu'il ne me fut pas difficile d'abuser sur le fond de l'événement qui l'avait séparée de sa jeune amie; et lorsque j'eus réuni ces deux femmes, que je laissai pleurer tant qu'elles voulurent, je ne m'occupai plus que des préparatifs du voyage de la troupe.
»Il était temps d'y songer, car les patrouilles et les brigades de cavalerie se multipliaient déjà autour de la forêt. Le soir même, quelques-uns des miens furent obligés de faire la petite guerre, et deux restèrent morts dans cette action. Ce malheur me décida à partir dans la même nuit: je le signifiai aux deux femmes, qui me firent mille objections; mais je ne les écoutai point, et lorsque j'eus bien pris mes dimensions, je les fis monter avec moi dans une voiture, et nous partîmes. Toute ma troupe s'était divisée, et prenait divers chemins, qui tous devaient la réunir à Prague. Les précautions étaient si bien prises, que tous mes gens eurent le bonheur de passer les frontières de France et d'entrer en Allemagne, où nos inquiétudes devaient cesser. Des correspondans sûrs m'avertissaient, de ville en ville, des progrès de leur marche, et tous mes vœux étaient comblés, puisqu'en fuyant un danger certain, j'emmenais avec moi une femme que j'adorais, et dont l'ame, bonne et douce, répondait à ma tendresse par la plus tendre confiance. Il n'en était pas de même de son amie: madame Germain n'était point ma dupe; je savais même qu'elle donnait de mauvais conseils à mon Adèle, et qu'elle cherchait à m'aliéner son cœur; mais elle n'y réussissait point, et c'était ce qui me rassurait.
»Je fus d'abord m'installer à Vienne en Autriche, où je fis beaucoup de recrues pour ma troupe. De là je me rendis à Prague, et bientôt enfin je vins m'établir dans ces vastes forêts, où je découvris tous mes secrets aux deux amies. Je ne te peindrai point leur surprise, leur douleur même, qui ne m'émut point, puisqu'elle était un effet de leurs préjuges. Je ne fis nulle attention à leurs gémissemens, et je ne songeai qu'à organiser la troupe des Indépendans, dont j'étais le capitaine.
»Ce fut alors que j'eus tout lieu de m'enorgueillir de ce titre pompeux. Jamais général d'armée ne vit des soldats plus soumis, jamais chef ne fut plus aimé de ses subalternes. À tous momens il me venait des sujets nouveaux, des hommes instruits, pleins de mérite et de talens divers; tous se rangeaient avec joie sous mes bannières, et tous me juraient obéissance et respect. Je rédigeai par écrit des statuts, que je te lirai si tu l'exiges, et dont les principales bases sont:
»Respect à la vieillesse et au malheur.
»Faites l'aumône: c'est le premier devoir de l'humanité.
»Protégez un sexe timide: que ce ne soit jamais en vain qu'il embrasse vos genoux.
»L'enfance a des droits sacrés à votre générosité: c'est l'espoir de la génération.
»Adorez un Être suprême, et ne vous mêlez d'aucune des jongleries des diverses religions de la terre.
»Vengez-vous toujours de vos ennemis; car, si vous les laissez vivre, ils se vengeront de vous.
»Sacrifiez-vous pour votre ami, si vous présumez qu'il soit capable de se sacrifier pour vous.
»Que le partage d'un trésor pris par tous, soit commun à tous: celui qui en détourne la plus légère part à son profit, est privé, pendant un an, de l'honneur de travailler avec ses compagnons.
»L'envie et la jalousie sont bannies de la troupe: le jaloux et l'envieux sont condamnés aux travaux de la servitude.
»Un jour d'ivresse est puni par une année de prison au pain et à l'eau.
»Chaque Indépendant jure, par le sang qui coule en ses veines, de ne jamais trahir ses camarades, s'il tombe entre les mains de ses ennemis, quelque supplice qu'on lui fasse souffrir.
»Il jure aussi, sur l'honneur, d'être fidèle à la troupe, et de ne jamais la quitter, etc. etc.
»Enfin, mon fils, je ne finirais pas, s'il me fallait te réciter tous les chapitres du code des Indépendans; mais, ce qui te surprend peut-être, c'est qu'on l'observe à la lettre, ce code philosophique, vraiment digne des amis de la nature et de l'humanité. Aucun de mes gens ne peut se soustraire à la rigueur des peines répressives qu'il contient, et ses camarades sont les premiers à y condamner le coupable, s'il s'en trouve. Me diras-tu encore à présent que nous sommes des brigands, des scélérats? J'avoue que nous avons été moins probes que nous le sommes; oui, j'ai fait des fautes sans doute; j'étais jeune, et poussé au vice par l'exemple de mon père et par mes sociétés; mais j'avais là, dans mon cœur, l'amour des grandes vertus; j'étais né fier, entreprenant, courageux, et, j'ose le dire, généreux: j'abhorrais l'oppression, je chérissais la noble profession de défenseur de mes semblables; je l'ai prise; voilà ce que je suis; et, si tu en exceptes l'ambition qui m'a toujours animé, je ne me connais plus un seul défaut. Voilà ton père, cher Victor: si tu le juges encore défavorablement, tu es injuste et dénaturé.... Mais poursuivons.
»J'étais heureux au milieu de la vie active que le destin me prescrivait; toujours voyageant, toujours au milieu du feu, du carnage et des pleurs, je me consolais des chagrins attachés à mon état dans les bras d'une femme charmante qui ne me repoussait plus que faiblement. Ce bonheur, hélas! ne devait pas durer! Adèle devient mère, et dès ce moment, je ne la reconnus plus; elle passa, de la froideur qu'elle m'avait toujours témoignée, au mépris le plus insultant, à la haine la plus prononcée.... Elle ne me voyait plus que pour m'accabler de reproches, et pour m'annoncer qu'elle allait s'arracher la vie. Cette mère coupable même, oserai-je te l'apprendre, voulait te poignarder dans ton berceau!...
»Moi qui chérissais mon fils! moi qui voulais l'élever pour me succéder! moi qui comptais en faire, un jour, un héros comme son père!... quelle douleur vint me saisir en voyant le désespoir d'une mère dénaturée! Combien j'éprouvai d'inquiétudes en pensant à l'aliénation de son cerveau, au sombre désespoir dont elle était sans cesse tourmentée!... Je n'osais plus laisser son enfant sur son sein, qui, en lui donnant le lait maternel, nourrissait le projet de l'assassiner! Déjà plusieurs fois j'avais donné ordre qu'on lui arrachât mon fils infortuné, l'espoir de ma vieillesse, elle ne voulait pas consentir à cette séparation; et quand je quittais cette femme furieuse, j'étais continuellement tourmenté de la crainte de ne plus retrouver mon fils que privé de la lumière du jour! Quelle horrible situation pour un père!
»Cette conduite d'Adèle me la rendit odieuse, au point qu'au milieu des scènes affreuses que nous eûmes ensemble, je fus vingt fois tenté de l'immoler pour me conserver mon enfant. Je voyais bien que son délire ne venait que de ses préjugés: je savais qu'elle voyait avec horreur que je destinasse mon fils au noble métier que je professais. Elle ne voulait pas, disait-elle, qu'il devînt un scélérat comme son père! c'était, ainsi qu'elle avait l'audace de me parler. J'aurais plaint son aveuglement, s'il se fût borné à lui arracher des pleurs; mais vouloir massacrer l'innocent à qui elle venait de donner le jour, me menacer de sa mort, me priver de mon fils!... je ne pouvais supporter cette idée douloureuse!...
»Enfin le jour fatal qui devait me plonger dans un deuil éternel, arriva. Ce jour-là j'avais, dans mon camp, le baron de Fritzierne, dont j'estimais les talens. Je lui demandais des conseils pour me conduire dans une affaire qui me causait quelques inquiétudes. Je l'écoute avec attention, je parcours, avec lui, mes vastes souterrains; une petite guerre s'engage entre moi, mes gens, et une partie des troupes de l'empereur qui voulait me cerner dans mon camp; j'en sors victorieux: le baron de Fritzierne m'échappe, je ne sais par quel moyen; désolé de sa retraite précipitée, je rentre chez Adèle, je lui demande mon fils. Tu ne le reverras plus, me répond-elle, je l'ai soustrait à tes infâmes projets; il ne sera pas un monstre tel que toi!...
»Égaré, éperdu, hors de moi à cette affreuse nouvelle, je saisis le poignard dont Adèle est armée, et je le plonge à plusieurs reprises dans son sein dénaturé[7]! Tu frémis, Victor! pardonne, mon fils; ou, pardonne à la fureur, insensée peut-être, d'un père trompé dans sa plus chère espérance! c'est pour toi, mon fils, que je l'ai commis, ce meurtre abominable; oui, c'est pour toi que j'ai poignardé ta mère! elle m'était odieuse, m'ayant privé de mon enfant!... Elle mourut!...
»À peine la vis-je glacée du froid de la mort, que mon ancienne tendresse pour elle se réveilla; je voulus la ranimer par le feu de mes baisers.... Caresses inutiles, regrets tardifs!... elle n'était plus!... Je demande madame Germain; je veux qu'elle me rende mon fils!... Madame Germain s'est sauvée. Plus d'espoir; j'ai perdu toute ma famille, et je ne suis plus qu'un barbare, livré seul à mes remords!...
»Que te dirai-je, mon fils, je fis long-temps de vaines perquisitions pour retrouver madame Germain, qui avait changé de nom et de climat: j'envoyai plusieurs de mes gens, avec son signalement, dans les différens états de l'Europe, tous revinrent sans me ramener cette femme, qui, seule, savait le secret de ta retraite. Ce ne fut que dix-huit ans après cette fatale séparation, et ces jours derniers, ainsi que tu le sais, que trois des miens rencontrèrent, presque au pied du château de Fritzierne, une femme qui ressemblait beaucoup, m'ont-ils dit depuis, à cette madame Germain que je cherchais tant. Cette femme tenait un enfant dans ses bras. On allait la conduire vers moi, j'aurais été instruit: deux des gens de Fritzierne sortent du château, tombent sur mes soldats dont deux restent sans vie; et le troisième, qui a le bonheur de se sauver, se cache un moment pour voir ce que va devenir la femme qu'on vient de secourir si heureusement. Il voit bientôt qu'un de ses défenseurs la prend dans ses bras, tandis que l'autre se charge de l'enfant, et tous rentrent au château de Fritzierne.... Instruit de cet événement, j'écris au baron pour qu'il me rende cette femme, qui peut être madame Germain; le baron me répond avec hauteur; je l'attaque dans son château, où le sort des armes pense me faire succomber sous tes coups. Une femme paraît, elle arrête ton bras prêt à commettre un parricide; je la reconnais; c'est cette même madame Germain après qui soupire mon cœur paternel; mais la place n'est pas propre à une explication, je me sauve par une fenêtre, tombe dans le fossé dont les miens me retirent, et je rentre ici, désespéré d'avoir fait une fausse expédition, et de ne pouvoir forcer madame Germain à m'éclaircir sur le sort de mon fils.
»Je l'ignorerais encore, si tu n'étais venu, mon cher Victor, si tu n'étais venu toi-même trouver franchement un père qui ne peut abuser d'une démarche aussi loyale. Je t'ai promis de consentir à une séparation, dont la seule idée brise déjà mon cœur; mais enfin je te l'ai promis, et je tiendrai ma parole.... Pars quand tu voudras, mon fils, va retrouver ton Fritzierne, que tu préfères à Roger: va recevoir les froids présens de la bienfaisance, au lieu de répondre aux tendres caresses de ton père: je ne t'en empêcherai pas. Tu vivras loin de moi, sans le moindre souvenir de mon amitié, tandis que je verrai sans cesse ton image près de moi: oui, tes traits, qui sont les miens, resteront toujours gravés dans mon cœur, et je ne penserai à toi que pour t'aimer, au lieu que la mémoire de mes aventures, de mes prisons, de tout ce que tu as vu dans mon camp ne servira qu'a redoubler ta haine pour moi!...».
Ainsi parla Roger; et Victor qui l'avait écouté avec attention, Victor que plusieurs particularités de son récit avaient souvent pénétré d'horreur et d'indignation, ne songea pas à détruire la certitude que le chef des Indépendans avait d'être détesté de son fils. Victor ne trouva rien à lui dire que ces mots: Je suis charmé, Roger, que tu tiennes la parole d'honneur que tu m'as donnée de me laisser partir: je vais user sur-le-champ d'une permission qui comble mes vœux!—Quoi! si-tôt, mon fils, lui dit Roger en soupirant!—À l'instant, reprit Victor en se levant.
Roger le regarda fixement d'un air troublé; puis il s'éloigna en prononçant ce peu de mots avec l'accent de la douleur: Jeune insensé!... Ah, Dieu!... non, tu n'es qu'un ingrat!...