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Victor, ou L'enfant de la forêt

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CHAPITRE X.


ILS TOUCHENT AU BONHEUR.

Victor, Clémence et Valentin descendent chez Berthe, qui, fort étonnée de revoir sa belle voyageuse, ainsi qu'elle appelle Clémence, lui donne, de même qu'à ses deux compagnons, les marques de la plus franche amitié. Eh bien! lui dit-elle, je savais bien, moi, que vous ne prendriez pas l'habit religieux?—Pardonnez-moi, ma chère hôtesse, je l'ai pris.—Où donc cela?—À l'abbaye.—Quoi! dans cette maison inhabitée? Et le diable?—J'ai vu le diable.—Ah bon Dieu! et Sigisbethe, avec son fidèle Huguenin?—Je les ai découverts, ainsi que leurs grands bras.—Bonté divine! asseyez-vous donc, ma chère, et contez-moi cela! Je veux être la première à l'apprendre à tout le village.—Clémence lui raconta ce qui lui était arrivé à l'abbaye; elle n'oublia pas de détruire le conte des revenans, en lui faisant part des folies de sœur Sophie et sœur Bonne; puis elle lui apprit qu'elle avait enfin retrouvé son amant, ainsi que son bon serviteur Valentin, qui avait élevé son enfance.

La bonne femme enchantée, lui dit quand elle eut fini: C'est charmant! voilà de quoi m'entretenir pendant un mois au moins avec mes voisines. Ah çà, vous resterez ici tous les trois, n'est-ce pas? Vous vous donnerez le temps de vous reposer de tant de fatigue; écoutez: je ne suis à présent qu'une pauvre femme. Autrefois j'étais plus riche, fille d'un bon fermier, qui m'a déshéritée pour une amourette: j'aurais pu avoir de belles fermes, de bonnes terres; mais j'ai été jeune comme cette belle enfant; j'ai fait des extravagances, je me suis mariée par inclination, et puis il a fallu travailler, dame, travailler comme quatre pour avoir seulement cette petite maison avec le beau clos, qui est derrière, et qui fait vraiment l'admiration des voyageurs. Toute pauvre que je suis, je suis cependant assez à mon aise encore pour pouvoir exercer l'hospitalité, et voilà la seule richesse qui me plaise. Vos malheurs me touchent; je vous aime: ainsi vous resterez ici quinze jours, un mois, tant que vous voudrez.

Nos trois amis acceptèrent ses offres, se promettant intérieurement de l'en bien récompenser. Ils restèrent en conséquence une quinzaine de jours chez la bonne Berthe, et c'est le seul moment de calme qu'ils ont goûté depuis l'entrée de madame Wolf au château de Fritzierne. Cependant Victor voulut mettre à profit ce moment de stagnation. Il engagea Valentin à écrire à la bonne fermière de Bohême, à qui il avait confié l'enfance du jeune Hyacinthe. Tu lui demanderas, ajouta-t-il, des nouvelles de ce qui se passe au château, et sur-tout tu ne lui diras point, dans ta lettre, que tu es avec moi, ni que j'ai eu le bonheur de rejoindre Clémence. Tu feras comme si tu voyageais seul, et dans l'intention de chercher une autre condition: c'est seulement pour satisfaire ta curiosité que tu lui demandes ces détails: tu me comprends?

Valentin répondit à son maître qu'il l'entendait à merveille, et suivit ses ordres avec beaucoup d'intelligence: sa lettre partie, il en attendit la réponse, qui ne tarda pas à lui parvenir par le courrier; mais Valentin, fort étonné de trouver le paquet plus fort qu'il ne le croyait, fut trouver Victor, Clémence, et Berthe qu'on avait mise dans le secret. Il fut convenu que la réponse de la fermière serait décachetée devant Clémence et Berthe. On le fit, et voici ce qu'on y trouva.

Première lettre, de la fermière.

«Pour répondre à l'honneur de la vôtre, mon cher monsieur, j'aurais été bien embarrassée, ne connaissant pas la manière de coucher sur le papier; mais j'ai été trouver, au château de Fritzierne, M. Fritz, qui vous aime toujours beaucoup, et qui regrette tous les jours son ami Victor, ainsi que la belle Clémence. Je l'ai prié de se charger de ma réponse. Il l'a fait, et je vous l'envoie avec celle-ci. Lisez-la; elle sera plus intelligible que tout le griffonnage que j'aurais pu faire. Je vous salue, et prie Dieu qu'il vous fasse rencontrer d'aussi bons maîtres que ceux que vous avez perdus.

Thérèse, femme Toby».

P. S. «Le petit Hyacinthe se porte à merveille. Moi et les miens nous avons toujours le plus grand soin de cet enfant, qui est gentil à croquer».

Seconde lettre, de Fritz à Valentin.

«Tu demandes des détails de ce qui s'est passé au château depuis ton départ, mon cher Valentin! Je vais te les donner le plus clairement qu'il me sera possible, et je dois cette marque de confiance au zèle, à l'amitié que tu as toujours marqués à ton maître, mon ami, l'infortuné Victor que je pleure tous les jours.

»Si quelque jour tu le rencontres, ce malheureux jeune homme, si le hasard te le fait trouver en quelque coin de la terre, montre-lui ma lettre, et qu'il apprenne qu'il a en moi un tendre ami. Que ne puis-je être, hélas! son consolateur!

»Tu sauras donc que ton départ inattendu et précipité augmenta pour nous le deuil qui couvrait déjà cette maison. La mort de madame Germain, la fuite de Clémence, l'absence du père de cette intéressante enfant, tout nous plongea dans la solitude la plus profonde. J'étais là, moi, seul avec les domestiques, et mon père; mais mon pauvre père, le bon Friksy, qui ne connaissait personne au château, et ne pouvait s'intéresser qu'au baron à qui il devait sa liberté; mon pauvre père, absorbé encore par le souvenir d'un long malheur, n'était guère propre à me distraire de mes regrets. Nous passâmes ainsi quinze jours, au bout desquels nous vîmes revenir le baron de Fritzierne, pâle, défait et plongé dans la plus sombre douleur. Nous nous précipitons au-devant de lui. Il nous salue, et nous demande des nouvelles de madame Germain. Elle n'est plus, lui dis-je.—L'infortunée, répond-il! Cette femme généreuse et sensible n'a donc pu résister au regret d'avoir porté le malheur dans le sein de ma famille! Elle n'est plus; et, victime de la fatalité comme moi et mes enfans, elle a souffert pour les fautes des autres! Modèle touchant de la plus parfaite amitié! reçois le tribut de larmes que doit tout homme honnête à la cendre de celle qui sut se faire des peines des chagrins de ses amis, et qui n'a pu leur survivre!... Et.... Clémence n'est point revenue?...—Vous ne l'avez rencontrée nulle part?—Nulle part!... Avant sa fuite, je l'entendais souvent former des vœux pour finir ses jours dans quelque retraite pieuse: dès que je vis qu'elle m'avait quittée, à mon retour de Prague, je me doutai qu'elle était partie pour se rendre dans une maison religieuse; la plus prochaine de ces contrées, est la fameuse abbaye de Belverne, qui n'est qu'à douze lieues de mon château. J'avais entendu parler de cette abbaye célèbre par les amours de sa Fondatrice, et plus encore par l'asyle qu'on y accordait aux jeunes filles qu'un désespoir amoureux engageait à se retirer du monde. C'est-là, me dis-je, que ma fille est allée. Il n'y a pas de doute qu'elle n'ait formé le projet de se retirer dans ce monastère, plus conforme que tout autre à ses goûts, à ses malheurs et à sa mélancolie. J'étais bien éloigné, mon cher Fritz, d'accuser Victor de la fuite de ma fille. Ce jeune homme est incapable de m'enlever mon enfant, de la séduire, de lui conseiller d'abandonner son vieux père. Non, Victor a trop de vertu pour enfreindre les loix de l'hospitalité, pour donner un rendez-vous à Clémence, et la ravir à ma vieillesse. Je me décidai donc à partir sur-le-champ pour l'abbaye de Belverne. Si je n'arrive pas à temps, me dis-je; si ma fille a prononcé des vœux indiscrets, si même elle est entrée avant moi dans cette maison, redoutable aux pères de famille, je ne pourrai plus la reprendre; on ne me la rendra pas, et je serai malheureux à jamais: il n'y a donc pas un moment à perdre.

»Je ne vous dis rien de mon projet, continua le baron; je monte en voiture, et j'arrive vers minuit au village de Bodwitz, qui n'est qu'à quatre lieues de l'abbaye. Là, je m'arrête dans la première auberge. Demain, me dis-je, il sera temps de me présenter à l'abbaye qui doit être fermée à cette heure, et inaccessible à tous les étrangers. Si ma fille, qui n'a pu aller aussi vîte que moi, quelque moyen qu'elle ait pris pour voyager; si ma fille n'y est pas encore arrivée, je l'y attendrai, et je compte assez sur la probité de l'abbesse pour croire qu'elle ne m'enlèvera point mon enfant. Je passai, dans mon auberge, une nuit cruelle, agitée; j'écrivis à l'abbesse, en cas qu'on ne m'introduisît pas sur-le-champ auprès d'elle. Je déchirai vingt fois ma lettre, et je m'arrêtai enfin à un billet très-court, et dicté par le regret, par la tendresse paternelle. Le lendemain matin, je remontai en voiture, et j'arrivai trois heures après à l'abbaye, dont je vis s'élever le dôme à mes yeux, avec un tressaillement de peine ensemble et d'alégresse. Mais quelle est ma surprise! L'abbaye est déserte! elle est ruinée, et n'offre plus, pour ainsi dire, qu'un monceau de décombres! J'y entre, je la parcours, et n'y trouve personne.... Je vous avoue que je ne pus me défendre d'un sentiment tout-à-la-fois respectueux et terrible, en visitant les voûtes silencieuses de ce vaste monument, dont je sors enfin pénétré d'horreur et d'effroi. Je m'informe aux environs des causes de la dégradation de ce monastère: on me fait des contes de diables, de revenans qui me font pitié, et je remonte dans ma voiture, le cœur serré et l'ame brisée de douleur. Puisque cette maison n'existe plus, me dis-je, ma fille ne peut s'y renfermer. Elle aura su plutôt que moi, l'abandon où l'on a laissé cette abbaye. Des contes de revenans, aussi effrayans que ceux-ci, volent de bouche en bouche, depuis les vieilles femmes jusqu'aux jeunes filles. Tandis qu'on craint de nous les débiter, à nous autres hommes graves et incrédules, on en fait le plaisir des veillées, la conversation des enfans et des femmes. Clémence aura su que l'abbaye ne pouvait plus lui offrir un port assuré contre la sévérité de son père, et elle aura tourné ses pas d'un autre côté; mais où? de quel côté? grand Dieu!

»Dans cette incertitude, poursuit toujours le baron, et toujours persuadé que ma fille avait choisi pour retraite une maison religieuse, j'ai parcouru, depuis quinze jours, tous les monastères que l'Allemagne peut contenir aux environs de la Bohême seulement; car je ne suis pas assez insensé pour courir, à mon âge, après un enfant qui a bien su se cacher, puisqu'elle a eu le courage de me quitter. Peut-être est-elle encore dans l'Allemagne, peut-être est-elle passée dans quelque pays étranger; voilà ce que j'ignore. Tout ce que je puis vous dire, mon cher Fritz, c'est que je reviens seul, sans elle, privé de mon enfant, de tout ce qui pouvait faire la consolation de ma vieillesse. Ô mon ami! j'ai tout perdu, ma fille, mon fils adoptif, madame Germain!..... Il ne me reste plus ici personne qui puisse me rappeler ces êtres si chers, personne avec qui je puisse causer de l'enfance de Clémence et de Victor, si ce n'est ce bon Valentin, qui les a vus naître. Où est-il? pourquoi ne s'est-il pas offert déjà à mes regards?—Ce pauvre Valentin, monsieur, vous ne le verrez plus; il a quitté le château sans prévenir d'autre personne que votre intendant, à qui il a remis ses comptes et ses clefs.—Quoi! Valentin aussi?... Tout le monde m'abandonne donc? Quelle ingratitude! On me fuit comme un tyran! on veut me laisser là, seul, mourir consumé par la douleur et les regrets! Qu'est devenu Valentin? est-il allé retrouver son maître, avec qui il pouvait correspondre? Cela est possible: oui, c'est cela sans doute, et je ne puis le blâmer; au contraire, je suis charmé que ce fidèle serviteur puisse accompagner Victor quelque part où il soit, le consoler, et lui tenir lieu d'un ami qu'il a perdu en moi.... Mais aussi, pourquoi l'ai-je banni? Ô mon Dieu! l'homme le moins susceptible d'orgueil, de vanité, est donc encore l'esclave et la victime des préjugés!.... J'aurais dû le rendre plus heureux, ce pauvre Victor; j'aurais dû oublier sa naissance pour l'unir à ma fille.... Oublier sa naissance! je frémis!.... Le pouvais-je? Fritz, dites-moi, le pouvais-je? et tous les pères de famille se seraient conduits comme moi; je dirai plus, il n'y en a pas un peut-être qui ait pu montrer tant de patience et tant d'indulgence au fils de son plus cruel ennemi. Ah, Fritz! que vais-je devenir? que vais-je devenir, mon cher Fritz?

»Le baron pleurait, sanglotait; mon père et moi nous fîmes tous nos efforts pour lui offrir quelques motifs de consolation. Il fut sourd à tout, s'enferma chez lui, et passa la nuit entière à verser des larmes. Il passa toute la journée du lendemain à écrire des lettres aux principaux gouverneurs des villes et provinces de l'Allemagne, il leur désignait sa fille, et les conjurait de la faire chercher, de la lui rendre. Quand ses lettres furent parties, le baron parut plus tranquille. Il fit un tour de jardin avec nous; mais dès qu'il apperçut le tombeau de madame Germain, que tu as fait ériger dans un des bosquets, sa douleur s'accrut, et ses larmes redoublèrent. Nous l'arrachâmes de ce lieu de douleur, et nous rentrâmes avec lui.

»Depuis ce temps, mon ami, le chagrin paraît le consumer visiblement. Il est changé à faire compassion, en un mot, c'est un homme qui approche de sa tombe. Nous aurons la douleur de le voir mourir bientôt dans nos bras. Oui, mon pauvre Valentin, il nous le dit tous les jours, et nous n'avons que trop de sujet de craindre ce coup du sort. Oh! Valentin, si jamais tu rencontres Clémence! mon ami, dis-lui, dis-lui qu'elle revienne, qu'elle ne cause point la mort d'un père qui la chérit. Ramène-la plutôt toi-même, Valentin. Elle n'est point ingrate. Son cœur est excellent, si sa tête est légère. Oh! si elle pouvait lire cette lettre, comme elle se repentirait des maux qu'elle cause au plus tendre des pères!... Ce matin encore, il prononçait son nom, celui de Victor... S'il était là, Victor, si sa fille revenait, je ne doute pas, Valentin, que le baron ne soit capable de faire leur bonheur.... Mais adieu, je ne puis plus écrire, mon cœur est trop oppressé! Quelques larmes même coulent de mes yeux, et mouillent cette triste lettre.... que je finis en te donnant mille assurances de mon affection.

Fritz».

Cette lettre qui avait arraché quelques larmes à celui qui l'avait écrite, en faisait couler de plus amères des yeux de nos trois amis, qui tous y étaient cités; Clémence, sur-tout, Clémence sentit son cœur se briser. L'état affligeant de son père, état cruel dont elle s'accusait, faisait son supplice. Ses remords lui dictent bientôt un avis salutaire, le seul qu'elle pût suivre. Viens, Victor, dit-elle à son ami, viens le retrouver, ce vieillard infortuné. Il est, dit-on, capable de nous unir: il nous unira; oui, il nous unira! Un heureux pressentiment me l'assure.—Clémence, répond Victor, en hésitant, penses-tu bien?... Je ne pense plus qu'au malheur de causer la mort de mon père. Je ne le puis, je ne le puis.....—Clémence, je le chéris autant que toi; mais peux-tu espérer qu'il consente...—J'en suis certaine: Je lui dirai: Mon père, me voilà, soumise et repentante. Je vous ramène Victor, dont l'existence est attachée à la mienne. Le voici près de vous, mon père! unissez-nous, unissez-nous, ou nous mourons tous deux de désespoir à vos pieds... Penses-tu, Victor, qu'après une épreuve aussi douloureuse, après s'être vu privé de sa fille depuis près d'un mois; penses-tu, te dis-je, qu'il aura la cruauté de nous laisser mourir de douleur à ses pieds? Je te jure que je ne m'en relèverai pas qu'il n'ait consenti à notre bonheur. Ô Victor! partons, partons, il n'y a pas un moment à perdre, si nous voulons retrouver ce malheureux père, qu'un moment peut plonger dans la tombe.

Victor entraîné par la touchante éloquence de son amie, cède enfin à ses instances, après avoir résisté quelques instans; mais comme Victor unit la prudence à la reconnaissance, il pense qu'il est à propos de faire écrire de nouveau à Fritz par Valentin, et d'attendre sa réponse pour reprendre la route du château. Valentin, ajoute-t-il, écrira à Fritz qu'il a rejoint Clémence, que Victor n'est pas éloigné non plus; mais que Clémence, avant de se hasarder à reparaître devant un père irrité, le conjure de consentir à son bonheur, et de lui pardonner. Il faut pour ainsi dire, mettre le retour de Clémence à la condition de notre hymen; sinon Clémence, qui est prête à échapper à Valentin, s'éloignera de nouveau, et jamais on ne la reverra. Je ne veux pas que cela soit présenté d'une manière aussi dure que je le propose; mais il faut faire entendre adroitement que notre hymen serait un motif bien puissant pour ramener Clémence à la maison paternelle. Vous m'entendez, mes amis, mieux que je ne puis m'exprimer dans le trouble qui m'agite; et je vais dicter à Valentin la lettre telle que je conçois qu'elle doit être.

Valentin prit une plume, du papier, et Victor lui dicta la lettre suivante destinée à Fritz:

«Je n'ai que le temps de vous écrire très-peu de lignes, monsieur: j'ai découvert l'asyle de Clémence; mais l'homme puissant qui la protége et dont elle s'est fait un appui par l'intérêt qu'elle inspire à tout le monde, est capable de la soustraire à toutes les recherches, à tous les regards, si le plan que lui-même m'a chargé de vous proposer, ne réussit pas. Il pense, cet homme puissant, que monsieur le baron ne doit pas s'opposer plus long-temps à l'hymen de Victor et de Clémence, si toutefois on parvient à retrouver Victor un jour. Il serait fâché, dit-il, de la rendre à son père, pour la voir toujours malheureuse; ce sont ses expressions. J'ai lu votre lettre à ma jeune maîtresse, qui fondait en larmes: elle voulait partir sur-le-champ, aller se jeter aux pieds de son père, implorer son pardon; mais son protecteur l'a retenue; c'est lui qui s'oppose aux élans du repentir et du remords. Voyez, monsieur Fritz, ce que vous pouvez me mander à ce sujet. Indiquez-moi la conduite que je dois tenir, et sur-tout que votre réponse soit prompte; car le protecteur de Clémence est sur le point de l'emmener en France, sa patrie. Je suis, &c.

Valentin».

Dans cette lettre, Valentin ne disait point que Victor fût retrouvé; cela eût donné un air d'intelligence aux deux amans: il valait mieux en effet sonder les dispositions du baron: et, si le lecteur a pensé que Victor faisait un mensonge, en citant un Français protecteur de Clémence, il l'accuse à tort d'une bassesse indigne de sa probité. Je vais le désabuser.

Depuis quelques jours il était descendu à l'auberge de l'épée couronnée un respectable vieillard français qui paraissait riche et bien né. Berthe, qui était à l'affût de tous les voyageurs, avait découvert que c'était un riche seigneur, et qu'il s'appelait le baron d'Ermancé. La bonne femme, bavarde et curieuse à l'excès, avait d'abord lié conversation avec le vieux baron; puis elle l'avait engagé à parcourir son clos. M. d'Ermancé, homme bon et familier, avait vu Victor, Clémence, et s'était singulièrement intéressé à ces deux jeunes gens. Il avait demandé à Berthe ce qu'étaient ces deux Allemands: Berthe, qui ne pouvait jamais parler sans faire des histoires, et ne voulait pas d'ailleurs compromettre ses hôtes en dévoilant leurs malheurs, avait fait à M. d'Ermancé le roman suivant. Le jeune homme est bien né. On l'appelle Victor de Walfein: il est devenu amoureux de la jeune personne, qui est la fille d'un des plus puissans seigneurs de l'Allemagne. Le jeune homme l'a enlevée; ils se sont mariés depuis secrètement, et Victor voyage pour soustraire sa jeune épouse aux recherches de son père à elle, qui la poursuit par-tout. M. d'Ermancé qui ne connaissait point l'empire des préjugés quand ils peuvent gêner l'amour, s'intéressa vivement à nos deux amans, et leur promit même ses secours, son appui, sa protection, si jamais le malheur les forçait à recourir à lui. Berthe avait mis Victor et Clémence au fait du conte qu'elle avait débité à M. d'Ermancé. Les deux amans lui en avaient fait d'abord quelques reproches, mais bientôt ils sentirent qu'il était bien plus décent pour Clémence qu'elle passât pour la femme de Victor, et ils se donnèrent pour époux à M. d'Ermancé, qui leur voua la plus tendre amitié. Tous les soirs ce vieillard venait lire ou causer avec eux. Il paraissait voyager pour son agrément, et n'étant point pressé de quitter ce village, il profitait du séjour que Victor et Clémence y faisaient, pour jouir de leur société. C'est M. d'Ermancé que Victor avait en vue en dictant la lettre de Valentin: Victor était ce protecteur de Clémence; et Victor ne doutait point que s'ils en priaient le vieillard, il ne se fît un vrai plaisir de les mener en France, où il se rendait. Victor n'avait donc point imaginé de mensonge bas et indigne de lui: il était toujours tranquille avec sa conscience.

Dès que cette lettre fut partie, on songea à prévenir les effets qui pouvaient en résulter. Il était possible qu'au lieu de répondre par écrit, Fritz ou M. de Fritzierne vinssent eux-mêmes trouver Valentin, et chercher Clémence. Le baron était capable de se mettre en voyage, pour arracher sa fille des mains du protecteur qui voulait, disait-on, la retenir. Il fallait parer ce coup. En conséquence M. d'Ermancé, à qui l'on dit que le père de Clémence avait découvert la retraite de Valentin, se chargea de conduire Victor et Clémence dans une ville prochaine, et de les protéger contre toute surprise. Le jour même que la lettre partit, M. d'Ermancé monta en voiture avec Victor et Clémence; tous trois partirent pour Bolendith, gros bourg situé à trois lieues, et il fut convenu que Valentin, dont les démarches pouvaient être épiées, rejoindrait ses maîtres par des chemins détournés.

Il fut très-heureux pour eux que, par prudence, ils eussent quitté la maison de Berthe; car quelques heures après leur départ, des agens du gouverneur de la province vinrent faire chez cette femme, comme dans tout le village, des perquisitions inutiles. C'était une suite des lettres que Fritzierne avait écrites à tous les gouverneurs des villes d'Allemagne, pour les engager à faire chercher sa fille. Valentin à qui l'on n'en voulait point, vit cette recherche en riant, et s'applaudit d'être resté seul dans ce village peu sûr. Quelques jours après Valentin reçut une lettre, qu'il se hâta de porter à Bolendith, dans l'asyle où M. d'Ermancé tenait Victor et Clémence cachés. M. d'Ermancé se retira par discrétion, et nos trois amis lurent, avec des transports de joie inexprimable, la lettre suivante, qui était de Fritzierne lui-même:

«Fritz m'a communiqué ta lettre, mon cher Valentin: elle m'a rappelé pour quelques momens à la vie, prête, hélas! à m'échapper. Si je n'étais souffrant sur mon lit de douleur, j'aurais été moi-même chercher mon enfant, mais je ne le puis. Fritz est occupé près de moi, et son père, dont la tête est affoiblie par le malheur, n'est pas capable de me satisfaire sur ce point. C'est donc à toi que j'ai recours, mon ami; à toi, bon et fidèle serviteur, dont les services signalés sont au-dessus de ma reconnaissance. Rends-moi ma fille, Valentin, ramène-la-moi, et dis-lui, que si elle arrive assez à temps pour revoir encore son père mourant, elle recevra de sa bouche la promesse, qu'il jure ici par l'honneur d'accomplir, de l'unir à son amant, à mon cher Victor. Cet infortuné Victor, que je me reproche mille fois le jour d'avoir éloigné de ma maison! Si nous pouvions le retrouver!... Mais au moins j'aurai satisfait ma fille; et, réuni à cet enfant que je chéris, tous deux nous prendrons des moyens pour faire chercher, par toute l'Allemagne, par toute l'Europe, s'il le faut, par le moyen des ambassadeurs, ce jeune et intéressant Victor, que nous reverrons sans doute. Prie seulement le ciel de me conserver assez de jours pour accomplir cet hymen qui me verra entrer plus tranquille au tombeau. Mais sur-tout, Valentin, ramène-moi ma fille: montre ma lettre à l'homme généreux qui lui a donné sa protection, et si cet homme manquant à la délicatesse dont il paraît susceptible, voulait encore la retenir, emploie l'autorité des loix que je te charge d'implorer. Un mot de toi m'engagerait alors à employer le crédit des amis puissans que j'ai dans ma patrie. Adieu, Valentin. Ma fille, ma fille, ou je meurs!...

Alexandre Bolosqui,
baron de Fritzierne
».

Rien n'égale l'alégresse de mes héros à la lecture de cette lettre tendre et touchante. Ils s'empressent de dire à M. d'Ermancé que le père de Clémence leur pardonne (ce sont leurs expressions, pour ne point démentir le roman qu'a débité Berthe au vieillard); ils font leurs adieux à ce vieillard respectable, qui leur témoigne ses regrets, et se disposent à partir sur-le-champ, pour le manoir de Fritzierne, où ils vont réunir enfin l'amour, l'hymen et la nature!... Comme il va être surpris agréablement, M. de Fritzierne, en revoyant Victor avec Clémence! on lui dira la petite ruse dont on s'est servi, et il pardonnera!...

Ils vont donc être heureux, mes héros! ils vont donc jouir du repos après tant de traverses! tout est terminé pour eux; il ne peut plus leur arriver d'événemens fâcheux, le malheur ne peut plus les atteindre!...... Doucement, doucement, hélas!.... C'est au faîte du bonheur que l'infortune se plaît à vous saisir!..... Ils vont éprouver cette triste vérité. Ils touchent à l'accident le plus affreux!.... Ô mon esprit, comment auras-tu la force de dicter à ma plume l'horrible catastrophe que je dois retracer à mon lecteur!....

CHAPITRE XI,


QU'IL NE FAUT PAS LIRE SI L'ON EST SENSIBLE.

Ômon cher lecteur!.... réunissez toutes les forces de votre ame pour supporter le coup affreux que je vais vous porter!.... Vous allez voir votre ami Victor en proie aux traits les plus aigus du malheur; et, s'il vous a intéressé dans le cours de cet ouvrage, vous ne pourrez lire, sans verser des larmes, la cruelle aventure à laquelle il va sans doute succomber.... Reprenons nous-mêmes notre fermeté qui chancèle, et poursuivons.

M. d'Ermancé avait loué, à Bolendith, un appartement garni dans lequel, ainsi que je l'ai déjà dit, il avait caché Victor et Clémence, qu'il croyait poursuivis par un père irrité: ce père venait de pardonner, lui disait-on; Victor et Clémence allaient se jeter dans son sein, et M. d'Ermancé, qui souffrait beaucoup de se voir séparé de ces jeunes gens, auxquels il s'était attaché, ne songeait plus qu'à poursuivre le cours de ses voyages. Tandis que Valentin fait les préparatifs nécessaires pour se procurer une voiture, M. d'Ermancé fait ses adieux à ses jeunes amis. Valentin a trouvé une calèche; il revient, et engage ses maîtres à y monter. Victor embrasse encore M. d'Ermancé, qui compte avec son hôte. Cet hôte de la maison garnie était un de ces babillards qui ont toujours quelques histoires à raconter. Monsieur et madame, dit-il à Victor et à Clémence, qu'il croit prêts à faire un voyage de long cours, si j'ai un conseil à vous donner, c'est de ne pas passer par des chemins détournés, car la bande du fameux Roger, qui est dispersée, comme vous le savez, s'est jetée dans nos campagnes, où elle fait les plus grands ravages: on les poursuit cependant, et l'on ne peut manquer de détruire entièrement ces scélérats, puisqu'ils ont perdu l'esprit depuis l'arrestation de leur chef.—Ciel, s'écrie Victor, entraîné par un mouvement involontaire, Roger est arrêté!—Oui, arrêté, heureusement pour toute l'Allemagne; ce monstre a été conduit dans les prisons de Vienne, d'où l'on dit qu'il sera tiré, sous trois ou quatre jours, pour marcher au supplice....—Ah! mon Dieu, s'écrie Victor en tombant de sa hauteur!....

Ce cri douloureux et l'évanouissement subit du malheureux jeune homme, tout fixe les regards attentifs de l'hôte, qui s'écrie à son tour avec effroi: Ciel! je reconnais ce misérable! je l'ai vu chez le vieux Frédérik, mon ami, d'où on l'a chassé avec ignominie. Tremblez tous, c'est le fils de Roger!—Lui, reprend M. d'Ermancé avec le plus grand trouble!.... Infortuné, interrompt Clémence en versant un torrent de larmes! veux-tu mourir, veux-tu rejoindre ta mère, la malheureuse Adèle!...—Adèle, reprend M. d'Ermancé en se jetant sur Victor, qu'il relève et serre dans ses bras! tu serais le fils d'Adèle de Rosange!....

Victor est inanimé, Clémence et d'Ermancé lui prodiguent mille soins, et Valentin cherche à réprimer les éclats de l'hôte, qui crie par la fenêtre: À moi, à moi! arrêtez! un brigand! le fils de Roger! ils vont me tuer si vous ne venez me secourir.

En un instant la maison est cernée, la porte enfoncée, et Victor et Valentin sont au milieu d'une troupe de furieux qui cherchent à les arracher des bras de leurs amis. En vain M. d'Ermancé s'écrie: Ce sont mes enfans, ce sont mes enfans, vous dis-je, j'en réponds!....

On les entraîne....

La troupe est bientôt grossie d'une foule d'archers qui veulent aussi enlever Clémence. M. d'Ermancé s'y oppose. C'est ma fille, leur dit-il, entendez-vous que c'est ma fille avec laquelle je voyage? Voilà mes papiers, je suis connu, je crois, et je n'ai rien à démêler avec vous.

Au moins vous serez témoin dans cette affaire, lui crie-t-on. Oui, certes, je le serai; je serai plus même!.... Hélas! ranime tes sens, ma pauvre enfant, et attends tout de ma protection!—Ils l'entraînent, digne vieillard, s'écrie Clémence, et vous ne voulez point que je suive mon époux!....—Imprudente! taisez-vous, lui répond M. d'Ermancé! nous le suivrons. Croyez-vous que je l'abandonne! puis-je abandonner mon fils!—Votre fils!—Oui, voilà mon secret! Je suis Rosange, et le père d'Adèle qui lui donna le jour!....—Vous, ô bonheur! vous le protégerez, mon père, vous le consolerez, vous prouverez son innocence!—Il est donc innocent?—S'il l'est! son cœur est plus pur que le jour qui nous éclaire.—Viens, ma fille, viens, et espère....

Nous saurons dans un autre moment par quel effet du hasard le marquis de Rosange se rencontre là sous un nom supposé: nous apprendrons comment il a su que sa fille Adèle avait été la victime de la séduction de l'infâme Roger, ce qui lui fait découvrir ici que Victor est son petit-fils: tous ces détails nous les retrouverons ailleurs; mais, pour le moment, nous suivrons tous les infortunés, et nous entrerons avec Victor dans l'affreux cachot où l'on va le plonger. Vous frémissez, lecteur!.... laissez là ce livre, il vous fera trop de mal!....

Il n'est plus question de Fritzierne, d'hymen, ni de bonheur. Clémence ne suit plus que son amant. Elle est montée avec Rosange dans la voiture, amenée par Valentin pour une toute autre destination. Cette voiture devait la conduire aux autels, elle la mène peut-être à la mort.... Ô fatalité! qu'on ose donc nier encore ton cruel empire sur les destinées des mortels!....

Clémence voit de loin le terrible cortége au milieu duquel Victor, lié comme un vil criminel, est en butte aux injures d'une multitude grossière et trompée, qui fait même des efforts pour assouvir sa vengeance, pour déchirer sa victime... Le nom du fils de Roger circule de bouche en bouche, et la foule qui se grossit veut arracher l'infortuné des mains des archers qui l'entourent, et le sauvent heureusement des fureurs populaires.... Valentin est garrotté aussi, il est derrière son maître, le pauvre Valentin! tous deux ont recouvré leur tranquillité: le calme de leur conscience les soutient; ils savent bien d'ailleurs qu'il leur est très-facile de prouver leur innocence, et ils marchent les yeux baissés, fermes et disposés à se roidir contre les coups du sort; mais quelle marche pénible! comme elle est humiliante! comme elle est douloureuse pour la vertu!

M. de Rosange et Clémence suivaient tristement dans leur calèche, et cette troupe arrive en deux jours à Vienne, où elle s'arrête devant la porte de la grande prison, remarquable par un tableau frappant de la mort de Jésus et de celle des deux larrons sur le Calvaire. Victor et Valentin furent jetés dans des cachots séparés, et M. de Rosange prit, avec Clémence, un logement près de la promenade du Prater. Essayons maintenant de décrire la prison de Victor. Un caveau long de treize pieds, large de six à huit, haut de six pieds au plus; une porte de quatre pieds et demi, épaisse de cinq pouces, formée de planches, ayant entre elles des plaques de fer, et surmontée d'une grille de fer très-étroite: une ouverture de quatorze pouces de long sur neuf de large, et qui sert de fenêtre à ce cachot, voilà le réduit de Victor. L'infortuné y est enchaîné comme un grand criminel: sa chaîne pesante tient par une extrémité au mur, et de l'autre aux pieds de l'amant de Clémence: une autre chaîne lie encore ses poignets, qui sont écartés par une barre de fer de la longueur de deux pieds!.... Quel supplice vous font déjà souffrir les hommes avant de s'informer si vous l'avez mérité!.... Il est là, Victor, dans cette cruelle position, et ne sait plus penser, ne peut plus réfléchir. On lui crie à travers sa porte que, dans deux heures, il sera interrogé. Cette nouvelle lui donne un rayon d'espoir; mais bientôt un nouveau sujet de terreur vient accroître ses inquiétudes.... Son cachot est voisin de la chambre appelée des tortures; c'est dans cette chambre, frappée depuis des siècles des cris de douleur des malheureux, qu'on met les criminels à ce que nous appelons en France la question. Tandis que Victor gémit dans son cachot, il entend les cris violens d'un infortuné qu'on torture: le bruit des tenailles, des étaux, des divers instrumens avec lesquels on le martyrise, frappe les oreilles du sensible Victor, qui ne peut que s'écrier: Ô mon Dieu! soutiens mon courage, s'il me faut passer par cette cruelle épreuve!.... Les cris du malheureux redoublent; Victor reconnaît sa voix, c'est celle de son père!.... Victor est abattu, n'est plus soutenu sur la terre que par sa chaîne qui le retient....

Au bout d'un moment on vient le chercher: c'est pour être interrogé. Les Allemands sont prompts à interroger et juger les coupables après leur incarcération. Victor se raffermit; on le fait monter dans une espèce de greffe, tourelle vitrée de tous les côtés, et dont la vue donne sur la grande place. Là, deux juges, un magistrat et trois officiers, lui font mille questions, auxquelles il répond en racontant l'histoire de sa naissance et de son adoption. Comme cette histoire paraît trop longue aux magistrats, qui l'écoutent à peine, on parle de le confronter avec son père. Victor frémit, et bientôt il voit entrer Roger, pâle, défait et chargé de chaînes. Qu'avez-vous fait, barbares, s'écrie Roger? qu'avez-vous fait en arrêtant ce jeune homme, qui n'est point complice de mes excès? Cruels! est-ce pour redoubler les maux que vous me faites souffrir, que vous chargez de fers, sous mes yeux, un fils que m'avait donné l'amour, un fils qui m'a été ravi à l'âge d'un an, que je n'ai revu depuis qu'une seule fois, et pour l'entendre me reprocher mes crimes? Ce fils est moins le mien que celui de l'honnête homme qui l'a adopté, l'a élevé, a formé son cœur à la vertu. Il est vertueux, Victor, et vous le traitez comme un vil criminel. Allez, hommes féroces et plus inhumains que moi, vous avez bien l'art de me délivrer de mes remords; oui, vous me rendez fier de vous avoir persécutés.

Le magistrat veut faire retirer Roger, Roger veut parler à Victor, qui, tremblant, humilié, n'a pas la force de le regarder. On entraîne Roger, qui s'écrie de loin: Tu vois, Victor, la triste fin de mes jours; on n'a pu me vaincre, on a employé la trahison pour me faire tomber dans un piége infâme.

Roger est parti, et le magistrat fait encore quelques questions à Victor, qui y satisfait; puis on le ramène dans son lugubre cachot, où il passe la nuit la plus cruelle.

Le lendemain matin on le fait monter de nouveau au greffe: Dieu! qu'y rencontre-t-il avec les juges de la veille? Clémence, Clémence son amante, et M. de Rosange, qu'il ne connaît pas encore pour son aïeul. Clémence, s'écrie Victor, as-tu pu t'exposer à revoir un malheureux?....—Victor, répond Clémence, espère, mon ami: tiens, tu vois ce respectable vieillard, qui ne m'a pas quittée?....—Digne d'Ermancé!....—Ce n'est point d'Ermancé, mon ami, c'est le père d'Adèle, M. de Rosange.—M. de Rosange!—Oui, mon fils, interrompt Rosange, je suis cet infortuné dont Roger séduisit, enleva la fille... Juges, juges intègres qui m'écoutez, savez-vous qu'au lieu de charger de chaînes ce jeune homme, vous lui devriez justice, vengeance de la séduction qu'un scélérat a employée envers sa mère? Juges qui m'entendez, brisez, brisez soudain ces fers qu'il n'a point mérités, ou je vous appelle tous au tribunal de Dieu, qui doit vous juger un jour à votre tour, et suivant vos actions. La fatalité de sa naissance a seule causé l'erreur du peuple qui vous l'a dénoncé; on a cru que le fils de Roger ne pouvait qu'être un affreux brigand: vain jugement des hommes! Cet enfant n'a rien de commun avec son père, pas même l'éducation, qu'il a reçue d'un autre, d'un autre bien différent de Roger, et qui a donné à Victor son ame et ses vertus. Prononcez maintenant; retiendrez-vous encore injustement l'innocence dans les fers, ou la ferez-vous triompher par une justification prompte, éclatante et solemnelle?

Les juges restent un moment touchés de cette courte harangue; puis ils se consultent tout bas, et ordonnent ensuite qu'on reconduise Victor dans sa prison. M. de Rosange et Clémence sont au désespoir: on est obligé de les arracher des bras de Victor, où ils vont laisser leur ame et leur existence. On les éloigne enfin, et Victor rentre dans son cachot. Le soir M. de Rosange, qui ne cessait de faire des démarches et de solliciter, apprit qu'il était question de faire venir au tribunal le baron de Fritzierne pour être entendu en témoignage. Cette nouvelle pénétra de terreur la sensible Clémence, qui craignit que la nouvelle du malheur de Victor n'abrégeât les jours de son père. Heureusement pour ce vieillard mourant, M. de Rosange obtint qu'on ne lui porterait pas ce coup mortel.

Le lendemain de ce jour de douleur, Victor fut confronté avec son fidèle Valentin, qui, interrogé séparément, avait confirmé les dépositions de son maître. Victor accabla de tendresse et de consolations ce digne serviteur qui ne souffrait que pour lui. Victor lui protesta de ses regrets éternels, et l'assura que les mêmes démarches que son aïeul faisait pour le maître, serviraient à prouver en même temps l'innocence de son estimable ami.

On les sépara bientôt, et tous deux furent rendus à leur triste solitude.

Une nuit s'écoule encore, nuit d'horreur et de deuil qui précédait un jour plus affreux!.... Dès la pointe du jour, le bruit sourd d'un tambour voilé se fait entendre dans la prison; la cloche lugubre du beffroi sonne le lent et triste tintement de la mort. On entend crier: il va mourir; et déjà la fatale voiture, la dernière qu'on donne aux coupables, fait gémir le pavé de la cour sous le poids énorme de ses roues de fer. L'ange exterminateur plane sur la forteresse, et chacun des détenus attend qu'on vienne lui dire si c'est pour lui qu'on fait ces barbares préparatifs.

Victor, que la mort ne peut plus effrayer après avoir supporté l'opprobre et l'infamie, Victor entend passer l'homme sinistre à qui la loi remet son glaive pour frapper les criminels. Victor l'entend demander tout près de sa porte: Dans quel cachot est-il?—Là, lui répond-on; et Victor frémit.

Il frémit, non pour lui, je le répète; mais s'il meurt, le coup qui va l'atteindre va frapper Clémence, sa sensible amie; Clémence ne pourra supporter le jour; Rosange, Fritzierne, et le bon Valentin lui-même, tous ses amis vont le suivre au tombeau. Dieu, s'écrie-t-il, Dieu créateur de tout! m'as-tu donc destiné à une mort si honteuse! as-tu réservé à mes amis des regrets si longs, si cuisans! Non, il n'est pas possible que l'innocent périsse, ou l'ordre de la nature serait renversé: ta justice est pure comme l'azur des cieux que tu as formés! Tu connais mon cœur, tu sais s'il t'adore, s'il a jamais manqué de confiance en ta divine providence: ô mon Dieu! tu ne me laisseras point périr! tu, ne causeras point une douleur si déchirante à ceux qui me sont chers! tu prouveras ta grandeur, ta bienfaisance, et tu ne porteras pas au dernier degré la rigueur que tes décrets ineffables te font exercer souvent sur la vertu malheureuse!.... Ô mon Dieu! pardonne, pardonne, je n'ose point murmurer, je ne puis que me plaindre et te prier!....

Victor est accablé par la terreur, la fatigue, la fièvre et tous les maux du corps et de l'esprit. Ses sens sont troublés: il croit que la mort l'appelle, que c'est pour lui qu'on dresse l'échafaud: il entend, de sa prison, les coups de maillet du charpentier qui travaille à cette machine effroyable.... La voix de l'exécuteur a frappé son oreille, le tambour drapé s'approche, le tintement du beffroi redouble, les cris de la multitude nombreuse qui attend la victime, cris tumultueux et semblables au bruit des vagues de la mer, sont plus aigus; tout annonce qu'il approche, le terrible moment de la destruction d'un homme....

Victor respire à peine.... Dieu! on ouvre sa prison, ses cheveux se dressent sur son front. Un geolier détache ses chaînes, seulement au pied droit; ce geolier est suivi de plusieurs hommes d'une figure sinistre. Il suit. On le fait monter.... où? dans ce même greffe, dont la vue donne sur la place. Il voit cette place couverte d'une foule innombrable. Cette foule curieuse et avide de supplices entoure un échafaud, revêtu d'un drap noir semé de larmes blanches.... Pour qui, grand Dieu! quel sang va couler!....

On entre dans le greffe: c'est Roger, suivi des magistrats, et accompagné d'un ecclésiastique. Je t'ai mandé, mon fils, dit-il à Victor, qui est presque insensible; oui, j'ai voulu te voir à mes derniers momens: j'ai voulu te faire un aveu sincère de mes crimes, que j'ai déguisés en vain sous les systêmes les plus faux et les plus dangereux! Je vais mourir, mon fils; et, si ta douleur te rappelle celle que j'éprouvai jadis en voyant le supplice de mon père, que la leçon qu'elle te donne soit plus forte, plus utile que celle que je reçus alors, et dont je ne profitai point. Tu vas être libre, Victor, tu vas recommencer la carrière de la vie, dans laquelle tu es à peine entré; n'oublie jamais mon exemple, mes remords, et que ce triste moment soit sans cesse devant tes yeux: il te rappellera qu'il est une heure suprême où le coupable ne peut plus se faire illusion sur ses crimes; il te dira enfin combien tu fus heureux de ne pas vivre sous mes yeux, de ne pas céder ensuite à mes perfides conseils, et que si la vertu est quelquefois persécutée, elle est forte, consolée par elle-même au milieu des peines de la vie, tandis que le criminel meurt faible, timide, et rongé par ses remords déchirans..... Adieu, Victor; embrasse-moi, et pardonne-moi ta triste existence!....

Victor ne voit rien, et entend à peine ce que lui dit le coupable Roger. Celui-ci s'approche de son fils, colle sur ses joues ses lèvres dévorées par le feu des douleurs; puis il se retourne, et disparaît avec ceux gui l'accompagnent. Victor est resté seul, et le barbare geolier qui l'a amené a la cruauté, pour n'être pas privé du spectacle de la mort de Roger, de laisser son fils dans ce greffe, ouvert de tous les côtés sur la place, en face de l'échafaud. Victor demande à fuir ce lieu; le geolier ne l'écoute pas, et se met tranquillement à une croisée. Bientôt les cris du peuple annoncent que le coupable est monté sur l'échafaud, la hache meurtrière brille, et la tête de Roger tombe au milieu des applaudissemens d'un peuple dont il était l'horreur et l'effroi.

Soudain des cris nouveaux se font entendre. Une foule immense se précipite vers la prison; on entend cette foule répéter: Le fils de Roger! le fils de ce monstre!.... Victor, anéanti, persuadé que le peuple demande sa tête, n'a pas la force d'adresser une question au geolier inhumain qui va le reconduire dans son cachot. On ouvre précipitamment la porte du greffe; c'est le duc d'Autriche qui se présente lui-même aux yeux de Victor: le duc va droit à ce jeune homme et l'embrasse. Infortuné, lui dit le duc, il n'y a qu'un moment que je sais vos malheurs: on m'a appris votre injuste détention, et je m'empresse de la faire cesser. Venez, venez, et pardonnez-moi, si la curiosité de voir tomber sous le glaive des loix un scélérat qui a ravagé mes états, a retardé de quelques momens l'heure de votre liberté. Vous ne pouvez regretter un homme que vous n'avez point connu, et à qui votre ame est bien éloignée de ressembler: le préjugé du sang ne peut avoir d'empire sur un cœur aussi grand que le vôtre: suivez-moi, jusqu'à mon palais, et que mes bienfaits vous fassent oublier, s'il est possible, la fatalité de votre naissance, et les maux qu'elle vous a causés.

Victor ne sait s'il rêve, ou s'il est éveillé: il ne peut que s'écrier: Et mon fidèle Valentin?—Il est déjà libre, lui dit une voix qu'il croit reconnaître; cette voix, c'est celle même de Valentin, qui presse son maître dans ses bras. D'un autre côté, Clémence et M. de Rosange l'accablent de leur vive amitié; Victor est trop pressé: il a trop de sensations à-la-fois.... Il tombe sans connaissance, cet intéressant jeune homme, et les gens du duc le portent jusqu'à la voiture de ce seigneur, qui y monte aussi avec Rosange, Clémence et le pauvre Valentin dont les malheurs ont fait oublier l'état.

Rosange supplie le duc de permettre que Victor soit transporté chez lui, près de Clémence. Le duc y consent, et la fille de Fritzierne est au comble de la joie: c'est Clémence qui a sauvé Victor, c'est Clémence, qui, ce matin même, en apprenant la condamnation de Roger, a frémi d'horreur, s'est transportée jusqu'au palais du duc, à qui elle a raconté l'histoire de Victor, avec cette touchante éloquence de l'amour et de la candeur qui est peinte sur son jeune front. Le duc s'est attendri, et lui a promis de délivrer son ami, soudain après la mort de l'infâme Roger. Il a tenu parole, cet estimable seigneur, Victor est libre maintenant; mais, hélas! Victor est privé de sentiment: il est plongé dans le sommeil de la mort. Ô Dieu! ses amis vont-ils le perdre au moment où ils le retrouvent!.....

Arrivé chez Rosange, Victor est mis au lit, et le duc se retire, après avoir promis à ces tendres amis de venir souvent lui-même s'informer de la santé de son jeune protégé: c'est ainsi qu'il appelle Victor.

Cependant le fils d'Adèle a recouvré ses sens; mais un transport furieux agite son cerveau, une fièvre brûlante dévore son sang: des gens de l'art sont appelés: ils se consultent; mais bientôt ils apprennent à Rosange et à Clémence, que leur ami n'a plus que quelques jours à vivre....... Ciel! quelle affreuse nouvelle!.....

Les plus grands soins sont prodigués au malade, et Clémence, malgré toutes ses occupations, prend le temps encore d'écrire à son père, de qui elle n'a point eu de nouvelles, et qu'elle appréhende de perdre, s'il apprend les affreux événemens qui viennent de se succéder si inopinément.

Je vais laisser parler Clémence et ses correspondans dans le chapitre suivant: heureux d'être parvenu à tracer celui-ci, avec le plus de rapidité qu'il m'a été possible, pour ne point retenir trop long-temps l'attention de mon lecteur sur des cachots, des échafauds, des supplices, que je n'aurai plus à retracer, heureusement pour mon cœur, que ces tableaux affreux ont brisé.

CHAPITRE XII


EN LETTRES.

Clémence au baron de Fritzierne.

Que faites-vous, ô mon père! où êtes-vous!...... Qu'avez-vous pensé de votre fille? Vous lui écrivez la lettre la plus tendre, la plus touchante; qu'elle vienne, lui dites-vous; cette fille que je chéris, et je ferai son bonheur; je l'unirai à celui qu'elle aime; et votre fille ne vole pas dans vos bras paternels, et vous n'entendez plus parler de cette fille, que vous accusez sans doute d'ingratitude!.... Non, mon père, non, elle n'est point ingrate, votre Clémence; elle ne le fut, et ne le sera jamais..... Elle allait reprendre la route du toit paternel, elle avait rejoint..... Mon père, osera-t-elle vous l'avouer: elle avait retrouvé Victor; tous deux allaient vous presser contre leur cœur qui vous vénère.... Hélas! un malheur inattendu..... inoui.... vous avez sans doute entendu dire, mon père, que Roger était tombé entre les mains de la justice. Victor l'apprend, Victor lui-même est compromis comme fils de cet homme abhorré!...... Une prison devient la sombre demeure de votre fils adoptif; et bientôt, tableau effroyable! il est témoin du supplice de Roger, comme Roger le fut jadis de celui du baron de Walfein; mais, mon père, la situation de Victor a été plus affreuse. Ce monstre lui a parlé à ses derniers momens, il a eu l'audace de souiller, par le baiser du crime, l'incarnat de l'innocence qui décore le front de mon amant! Puis-je vous rendre nos douleurs; Victor est libre enfin, mon père, il est libre, grace à la puissante protection du duc d'Autriche, qui, lui-même, a été briser ses fers dans son cachot. Mais comme il est écrit que je dois être à jamais malheureuse, le désespoir, la honte, l'horreur des cachots, des tableaux horribles qui ont frappé ses yeux, tout a plongé Victor dans une maladie effrayante, désespérée, à ce que disant les médecins. Victor n'a plus que quelques jours à vivre. Tout l'art des docteurs est impuissant, il a trop, trop souffert, l'infortuné!....

Ah, mon père!..........

Daignez me donner de vos chères nouvelles; et si vous pouvez vous transporter ici, vous y trouverez le malade, qui prononce souvent votre nom, votre fille qui ne peut se résoudre à quitter son ami dans cet état funeste, et un bon vieillard, le marquis de Rosange, aïeul de Victor, que nous avons eu le bonheur de rencontrer. Oh! mon père, venez, ou du moins écrivez-moi bien vîte.

Votre fille, Clémence de Fritzierne.

P. S. Pardonnez au trouble de ma lettre: je ne suis pas à moi; je ne suis qu'à l'amour et à la nature....

Vous voudrez bien adresser votre réponse à M. le baron d'Ermancé, près la cathédrale de S.-Étienne, derrière les jardins de Schoenburn, à Vienne.

Fritz à Clémence.

Votre respectable père, mademoiselle, n'a pu répondre à votre lettre; il ne l'a pas même lue, c'est moi qui lui en ai fait connaître les tristes détails. Nous allons perdre M. le baron de Fritzierne, belle Clémence; nous l'allons perdre, et c'est le coup qui vous accable tous, qui vient de le frapper. Je vais m'expliquer le plus succinctement qu'il me sera possible; car il m'est difficile de quitter plus d'un quart-d'heure, le chevet du lit de douleur, où il attend sa destruction.

M. le baron attendait l'effet de sa lettre à Valentin; et déjà dans l'espoir de vous voir bientôt rentrer au château, son front avait repris plus d'éclat, plus de sérénité. Il se sentait beaucoup mieux; il s'occupait des détails d'une petite fête qu'il voulait vous donner, et je le voyais revenir à vue d'œil. Mon père et moi, nous faisions tout pour fortifier son espoir, comme vous pensez bien. Cependant trois jours s'étaient écoulés déjà, et nous n'avions pas de réponse. Ce retard commençait à inquiéter M. le baron, lorsque vers le soir, le bruit court que le trop fameux Roger, qui avait transporté son camp de la Bohême dans l'Autriche, vient de tomber dans une embuscade; il est pris, la nouvelle est sûre, et ses gens, qui n'ont plus de courage, ayant perdu leur chef, fuient, refluent dans nos campagnes, comme ces feuillages que disperse au loin un ouragan furieux. Je sors un moment pour m'informer des détails de cette affaire, qui remplit de joie tous nos habitans, et, au moment où je baisse le pont-levis, un homme s'y précipite, un homme pâle, égaré, qui cherche à s'introduire dans le château. Je le poursuis, il monte, et se jette précisément dans la chambre du baron, aux pieds duquel il tombe. Ne me perdez pas, s'écrie-t-il, je suis poursuivi, ne me perdez pas!..... Je regarde cet homme, et je reconnois Morneck, l'un des infâmes suppôts de Roger..... À l'instant, la justice, qui le réclame, demande à entrer: nous lui livrons ce scélérat, qui, furieux de n'avoir pu nous attendrir, nous dit: Baron de Fritzierne, tu me fais périr; mais j'ai pris d'avance le soin de ma vengeance. Ce cher Victor, ton fils adoptif, je l'ai fait connaître d'abord dans une maison, dont je l'ai fait chasser honteusement, et j'ai eu soin d'envoyer son signalement dans toute l'Allemagne; c'est le fils de Roger, il faut qu'il périsse si Roger périt.

Le farouche Morneck part pour le supplice qui l'attend, et nous restons frappés d'un coup de foudre. Ciel! s'écrie le baron, Victor est en Allemagne, près de nous peut-être; et il est en horreur à tout le monde, désigné comme fils d'un brigand, prêt à succomber avec lui!.....

Le baron n'en put dire davantage ce soir là: il sentit sa faiblesse redoubler, et le lendemain nous apprîmes, par la voix publique, que l'infortuné Victor était renfermé dans la même prison que son père. On nous dit même qu'il était marié, et que sa femme et son beau-père avaient été arrêtés avec lui. Nous ne crûmes point à la fable de son hymen; mais cette affreuse nouvelle, qui nous désola tous, fut plus sensible encore à M. le baron. Il se mit au lit ce jour là, et depuis, il n'en est pas sorti. Je lui ai lu votre lettre, qui nous a tranquillisés sur la liberté de Victor, mais qui a redoublé notre affliction, en apprenant sa maladie mortelle. Ô mon Dieu, que de maux! quand finiront-ils?

Adieu, mademoiselle; votre père m'engage à vous prier de l'instruire, tous les jours, d'heure en heure, s'il est possible, de l'état du malheureux Victor, dont il a la bonté de se reprocher la mort. Il vous prie aussi de lui donner quelques détails sur les aventures de M. de Rosange, dont la rencontre inopinée l'a singulièrement surpris. Je suis avec respect, etc.

Fritz.

P. S. Je vous donnerai souvent aussi des nouvelles de la santé de M. le baron.

Clémence à Fritz.

Je suis au désespoir, bon ami. Eh quoi! sur le point de perdre mon père et mon amant! est-il une situation plus affreuse! De quel côté dois-je prodiguer mes soins? me dois-je plus à la nature qu'à l'amour? Oh! guidez-moi: mes affections sont tellement partagées, que je ne sais plus où les porter tout entières. Cependant, je suis ici près d'un malheureux moribond: irai-je le quitter pour aller rejoindre un père que je ne retrouverai peut-être plus existant? je risquerais à ne fermer les yeux d'aucun des deux. Vous êtes-là, vous, Fritz; vos soins touchans et délicats peuvent remplacer près de mon père ceux de la piété filiale; et je vous conjure de les redoubler, de me conserver le plus tendre des pères: que ne puis-je aussi vous conserver votre ami!

Hier il a eu un léger moment de calme, et nous a tous reconnus pour la première fois depuis son malheur. Cela nous a donné quelque espoir, mais il n'a pas été de longue durée; une heure après il est retombé dans ce délire effrayant qui lui retrace Roger et sa mort funeste. Ah! mon ami, je succombe sous le poids de mes peines, et je sens que mes forces s'affaiblissent aussi de jour en jour.... Si je perds Victor et mon père, je meurs, oui, je meurs....

Vous me demandez le récit des aventures de M. de Rosange: hier il nous les a racontées pendant le moment de calme de mon cher Victor. Mon jeune ami a paru y prêter une grande attention; il a même eu la force d'adresser quelques mots tendres à son aïeul, qui en a versé des larmes de sensibilité. Ces aventures ne sont pas longues; elles sont intéressantes seulement en un point, c'est que Michel, ce bon Michel que madame Germain et Adèle avaient cru voir tomber mort dans la forêt d'Anet, n'était point mort. Michel n'avait été que blessé, mais très-grièvement, comme vous allez le voir. On aime à retrouver les gens qui nous ont intéressés dans un récit. J'éprouvai cette douce satisfaction, en apprenant que le bon Michel n'avait point perdu la vie. Il resta long-temps baigné dans son sang, puis il revit enfin la lumière; mais ce fut pour s'appercevoir de son état et de sa solitude. Il se douta bien que ses maîtresses étaient devenues la proie de l'infâme Roger, et chercha à se lever. Un voyageur en voiture, qui passait justement dans ce lieu, s'apperçut des efforts que faisait un homme blessé pour lutter contre la mort; il descendit, et ne pouvant en tirer une seule parole, il le fit mettre dans sa voiture, et le conduisit à Anet, où il le fit panser. Là, Michel recouvra l'usage de la parole; il remercia son bienfaiteur, et le pria en grace de le conduire à Paris, tout blessé qu'il était, à l'hôtel de Rosange, place Royale. Le voyageur y consentit, quelque imprudent que fût ce voyage; et le fidèle Michel descendit, ou plutôt fut descendu chez son maître, qui, effrayé de le revoir dans cet état, n'apprit de lui que quatre jours après, et la cause de sa blessure, et les malheurs de sa fille. Michel, après s'être accusé d'imprudence, n'eut que le temps de dire à M. de Rosange que le ravisseur de sa fille s'appelait Roger, qu'on le croyait être un des brigands qui depuis long-temps parcouraient la France; que ce Roger était Allemand d'origine, et qu'il lui avait entendu dire souvent que, s'il n'obtenait pas la main d'Adèle, il s'en retournerait dans son pays: il est possible, ajouta Michel, que, si ce misérable a enlevé Adèle, comme j'ai tout lieu de le croire, il l'ait emmenée en Allemagne.

Michel, après ce court exposé, sentit redoubler ses douleurs; et le lendemain il expira, au grand regret de M. de Rosange, qui chérissait ce fidèle serviteur. La situation de M. de Rosange était des plus embarrassantes: il accusait sa fille, il accusait madame Germain, et recourait au gouvernement français, qui lui promettait toujours de l'aider dans ses recherches, et n'avançait en rien. M. de Rosange voyagea, courut tous les pays, et revint en France, où il se décida à traîner sa malheureuse vieillesse loin de sa fille, loin de tout le monde....

Ce ne fut qu'après bien des années que M. de Rosange sentit se réveiller en lui le desir de revoir l'Allemagne, et d'y chercher de nouveau son Adèle. Il avait entendu parler de la célébrité de Roger, et ne doutait pas que ce ne fût le ravisseur de sa fille; mais il savait en même temps que ce Roger était inabordable, et que c'était en vain que les troupes les mieux disciplinées songeaient à l'attaquer. Quoi qu'il en soit, M. de Rosange revint en Bohême, et prit des informations. Il apprit que Roger avait eu en effet une épouse nommée Adèle, mais qu'elle n'était plus depuis long-temps, et que le fils qu'elle avait eu de son séducteur courait le monde, sans qu'on sût ce qu'il était devenu, si même il était mort ou vivant. M. de Rosange, au désespoir d'apprendre la mort de sa fille, ne prévoyant pas pouvoir jamais rencontrer ce fils, qui sans doute ne se vantait pas de sa fatale naissance, M. de Rosange prit le parti de revenir doucement en France, après avoir essayé de distraire ses chagrins en voyageant. Il avait changé de nom, et pris celui de d'Ermancé pour se soustraire aux perquisitions indiscrètes, et pour oublier, s'il lui était possible, tous les malheurs qu'il avait éprouvés sous le nom de Rosange. Il se persuadait d'ailleurs que la femme de Roger était connue sous le nom d'Adèle de Rosange; il ne voulait plus porter un nom souillé par l'hymen d'un brigand: c'est dans le cours de ses voyages qu'il me rencontra avec Victor chez la bonne Berthe, et qu'il prit à nous un intérêt qui, s'il n'était pas motivé par les liens du sang, ainsi qu'il serait peut-être fanatique de le croire, n'en était pas moins fort; il apprit ensuite, chez le méchant hôte de Bolendith, que Victor était son fils, et réunit ses efforts aux miens pour le soustraire au nouveau malheur qui vint le frapper. Maintenant ce vieillard respectable donnerait sa fortune pour sauver son petit-fils, mais, hélas! son désespoir ne fait qu'accroître le mien, et nous ne pouvons que pleurer ensemble.

Voilà, mon cher Fritz, les détails que vous desiriez savoir: apprenez-les à mon père, et donnez-moi de ses chères nouvelles. Je retourne auprès de mon ami, qui, vient-on de me dire, retombe dans son affreux transport. Ô mon Dieu! peut-être va-t-il expirer dans mes bras!....

Clémence de Fritzierne.

P. S. J'ai appris de vous, avec bien de la joie, que le perfide Morneck avait subi la peine due à ses forfaits: ce misérable a fait dernièrement bien du mal à mon ami!

Clémence à Fritz.

Vous ne m'écrivez pas, Fritz, et votre silence sur l'état de mon père me tue, me désole, et ajoute au chagrin cuisant qui me mine. Je ne sais comment vous dépeindre notre douleur à tous... Nous allons le perdre demain, ce soir, peut-être au moment où je vous écris. Victor, mon cher Victor n'a plus que quelques momens à vivre.... Je suis si troublée!.... je verse tant de larmes, que je ne sais plus où j'en puise encore: il faut que la source de mes pleurs soit intarissable..... Hier au soir il pouvait prononcer quelques mots faibles, que nous avions bien de la peine à entendre. Il nous demanda à se recueillir avec un ministre des autels, et nous dit, avec plus de calme que nous n'en mettions à l'écouter, qu'il sentait s'approcher sa fin sans crainte comme sans regrets.... Sans regrets, lui dis-je; et Clémence, que tu laisses seule en proie à son désespoir!....

Il me serra la main, me regarda d'un œil tendre, quoique mourant, et retomba dans son effrayant transport. Dans ces momens de délire, il frotte sans cesse sa figure avec ses mains, comme pour effacer le baiser horrible que Roger lui donna avant de marcher au supplice.... Ce matin un prêtre est venu: il semble que Victor l'attendait pour recouvrer l'usage de la parole. Nous l'avons laissé seul avec le pieux ecclésiastique, qui, un moment après, est sorti de la chambre du malade, l'œil humide de pleurs, le cœur oppressé: Ô mon Dieu! s'est écrié ce saint homme, c'est un ange que ce jeune infortuné! c'est un ange que tu vas recevoir dans ton sein!....

Puis il est sorti, et nous sommes entrés chez Victor, qui nous a paru tranquille et résigné. Son aïeul et moi, nous lui prodiguons les soins les plus empressés. Son fidèle Valentin ne le quitte pas un moment; il passe toutes les nuits à ses côtés, et pleure sans cesse. M. le duc vient aussi nous voir: il nous a envoyé ses médecins, qui se sont consultés hier..... mais le résultat de leur consultation a toujours été comme avant, la mort. La mort! si jeune, si jeune, et si près du bonheur!.... Ô décrets immuables de la divine Providence, que vous êtes profonds et terribles!....

Je ne puis continuer; mon cœur, brisé par tant de coups, ne bat plus que faiblement; ma main tremble, mes yeux se couvrent de nuages... Adieu... En grace, parlez-moi de mon père; peut-être n'est-il plus; peut-être, trop discret ami, craignez-vous de me dévoiler ce terrible secret: parlez, parlez sans crainte; mon ame est arrivée à un tel point de souffrance, que rien ne peut l'accabler plus qu'elle ne l'est. Je m'attends à tout, je prévois tout, comme le malheureux fixe la pointe du rocher qui se détache, et roule avec fracas jusqu'au lieu où elle va l'écraser.... Adieu.... Demain, ce soir sans doute, je ne vous écrirai que pour vous apprendre..... la mort..... du plus intéressant.... du plus malheureux des hommes.... Je pleure, et ne puis plus que signer:

Clémence de Fritzierne.

Fritz à Clémence.

Il n'est plus, mademoiselle!.... Le respectable auteur de vos jours a fermé les yeux à la lumière, hier, dans mes bras, à quatre heures après midi.... Il vous a nommée, il a nommé Victor.... et sa langue s'est glacée, et la tombe s'est ouverte pour l'engloutir à jamais... Je suis trop troublé pour vous en dire davantage.... Ayez la bonté de me donner vos ordres. Tout le château est dans une consternation!... Heureusement que j'ai les yeux sur tout....

Votre lettre, que j'ai reçue ce matin..... oh! comme elle m'a fait de la peine! comme elle a redoublé ma douleur! Quoi! deux coups aussi violens, ensemble, dans le même moment!.... Je tremble de décacheter la première lettre qui va m'arriver de Vienne!..... Mon bienfaiteur, mon ami, votre père, votre amant, faut-il que nous perdions tout!....

J'ai fait embaumer le corps du vénérable Fritzierne; et, je le répète, j'attends les ordres de son héritière, de sa fille infortunée.

Fritz.

Valentin à Fritz.

Tout le monde est si troublé; il y a tant de désordre, tant de désespoir ici, que c'est moi qu'on a chargé de vous écrire..... Quelle triste nouvelle pour Clémence, que celle dont vous venez de l'instruire!..... Ce n'était pas assez de la mort de son père, il fallait.... Ô Dieu! comment pourrai-je vous faire ce douloureux récit?....

Victor n'avait plus que quelques heures à vivre: c'était l'opinion des médecins, de tous ceux qui connaissaient son état, et ce bon jeune homme, fatigué du poids de la vie, voyait s'avancer, sans effroi, la mort qui devait le plonger dans un sommeil bienfaisant, tandis qu'elle allait livrer ses amis à d'éternels regrets.... Cette nuit, mademoiselle, son aïeul et moi, nous n'avions pas voulu le quitter; cette nuit, nuit d'horreur et de deuil, il a pu appeler mademoiselle; mademoiselle court à lui: Clémence, lui dit-il d'une voix faible, tu ne m'as point donné des nouvelles de ton père.—Mon ami.... mon père..... mon père n'éprouve plus de douleurs.—Il est rétabli?....—J'espère que tu vas bientôt aussi te rétablir.—Je le reverrai donc, ce vieillard respectable, qui a pris soin de mon enfance.—Ciel! que dis-tu?—En effet, insensé que je suis! ma tête faible.... J'ai donc oublié que je vais mourir?—Non, tu ne mourras point....—Clémence, mon heure est marquée. Tout-à-l'heure, dans ce transport violent qui vient de m'agiter, le songe que fit jadis ton père dans le souterrain de la forêt, avant mon adoption, ce songe affreux s'est retracé à mes sens égarés.... Cet échafaud, ces bourreaux, ces tortures, ces flambeaux funèbres, j'ai vu tout cela, j'ai vu.... ce qui s'est présenté à toi-même, à-peu-près de la même manière, la nuit qui précéda mon départ du château pour le camp de Roger.... La foudre grondait sur ma tête; on s'écriait, c'est son père!.... Le sceau de la réprobation attaché sur mon front, par les furies sans doute, me faisait reconnaître et repousser de tout le monde..... Ce signe affreux de l'opprobre et de l'infamie, il le portera toute sa vie, disait-on... Je demandais la mort... L'ange exterminateur a paru alors; je l'ai vu, oh! bien vu, armé de son glaive flamboyant.... Il s'apprêtait à me frapper; il me disait: Péris, enfant du crime.... À l'instant un spectre est sorti de son tombeau: c'était Roger; il m'entraînait dans ses bras décharnés; il m'étouffait, il m'étouffe encore, Clémence, à l'instant où je te parle.... Le vois-tu? tu le vois sans doute, là, là; il me fixe, il veut imprimer encore sur mes joues décolorées le baiser affreux.... qu'il me donna.... Tu ne le repousses point, Clémence, tu ne me délivres point de ce monstre!.... Mon Dieu, mon Dieu!.... oh! comme il te regarde toi-même!.... Clémence!.... il m'entraîne encore.... un gouffre affreux.... l'abîme de la mort, il m'y plonge... c'en est fait... je meurs, je meurs, ô ma chère Clémence!

À ces mots il laisse tomber sa tête: il n'a plus de respiration, et le froid de la mort semble le glacer peu à peu. Nous croyons qu'il n'est plus, et nous remplissons l'air de nos cris aigus. Le médecin, qui le quitte rarement, monte, effrayé de nos gémissemens... Il regarde Victor, et détourne la tête....—Est-il mort, lui crions-nous?...—Je n'oserais l'assurer..... Cette léthargie paraît..... plus.... sérieuse.—Parlez, parlez; il n'est plus, n'est-il pas vrai?—Je vous jure, famille désolée, que je n'en suis pas certain moi-même.

Le médecin l'examine de nouveau, et nous, nous sommes autour de lui, l'œil fixe, le cou tendu, n'osant à peine respirer... Il ne l'est pas encore, s'écrie le médecin.... Écoutez, écoutez tous; entendez-vous comme il soupire?—Oh, mon Dieu!

Nous nous précipitons tous à genoux, les mains levées vers le ciel, que nous conjurons de nous rendre notre ami. Il n'est point mort; et sa jeunesse, le temps, tout peut encore faire espérer... enfin un pressentiment, tout ranime un peu notre espoir et notre courage.

Mais le jour est reparu, et Victor est encore dans la même situation. Au moment où je vous écris.... il est comme inanimé, et sans le léger mouvement de sa poitrine, on le croirait descendu déjà dans la nuit éternelle.... Mademoiselle, fatiguée d'un moment d'effroi aussi violent, m'a ordonné de vous écrire, et je le fais. S'il y a aujourd'hui quelque chose de nouveau, en bien ou en mal, je vous le marquerai sur-le champ. Pour mon pauvre maître, le malheureux baron de Fritzierne, mademoiselle vous prie de conserver ses restes précieux dans la chapelle du château.... Quel que soit l'événement qui doit arriver ici, pas plus tard qu'aujourd'hui, car l'état de Victor ne peut durer, mademoiselle ira, si elle en a la force, nous irons tous rendre les honneurs funèbres au plus respectable des pères. Plût au ciel que nous n'ayons pas à remplir avant, ici, d'aussi tristes devoirs!....

Adieu, monsieur: je retourne auprès de mon pauvre maître... Votre obéissant serviteur,

Valentin.

Valentin à Fritz.

Par où commencerai-je, monsieur, le détail de tout ce qui s'est passé ici, depuis quatre jours que je ne vous ai écrit? Comment vous apprendre un événement qui va bien affecter votre sensibilité! sans doute votre inquiétude est extrême, de n'avoir point reçu de nos nouvelles dans l'espace de quatre jours! j'ai voulu vous apprendre quelque chose de positif, et je le puis enfin aujourd'hui. Rassurez-vous, réjouissez-vous, Victor est sauvé!....

Oui, Victor est sauvé; il respire, il est hors de danger, il est même convalescent. Sa raison est revenue avec sa santé, et nous devons ce bonheur au secours le plus inattendu. Ce pauvre jeune homme!... Nous sommes tous ici dans une joie!.... Prêtez-moi votre attention.

Lors du service que monsieur le duc rendit à mon bon maître et à moi-même, en brisant nos fers, j'écrivis cette heureuse nouvelle à tous ceux qui nous intéressaient, à l'estimable Berthe, sur-tout, cette brave femme du village de Bodwits, qui nous avait reçus chez elle avec tant d'affection, et qui avait bien souffert de l'arrestation de Victor. Depuis, je lui avais fait part de la maladie de Victor, ainsi que de sa condamnation prononcée par les médecins. Cette sensible femme, ne pouvant résister au desir de revoir ceux qu'elle nommait ses bons amis, arrive chez nous, à Vienne, dont elle a fait le voyage, et au moment où nous l'attendions le moins. C'était lundi matin, un instant après que j'eus fait partir la dernière lettre que je vous écrivis. Berthe entre donc: elle est accompagnée d'un vieux laboureur qui lui a donné le bras, et dont les cheveux blancs et la figure vénérable inspirent le respect. Berthe demande à voir son jeune ami. Chacun pleure, chacun gémit.—Serait-il mort, s'écrie Berthe?—Il l'est peut-être à présent! hélas, nous n'attendons plus que son dernier soupir!—Je veux le voir, il faut absolument que mon vieux parent que voilà, l'examine; il peut le rendre à la vie!—Lui, ce vieillard!—Ce bon vieillard. Il n'est pas médecin, lui, ce n'est pas un charlatan, il ne se mêle point de l'art de guérir: il ne possède qu'un seul secret que lui a laissé un brave homme, qu'il a retiré de la rivière où il se noyait. Ce secret est unique pour les maux désespérés; j'ai vu vingt personnes ressuscitées par son moyen.—Grand Dieu, s'il était possible!........—Victor est-il réellement abandonné des médecins?—Tous se sont retirés, même celui qui l'a veillé cette nuit.—Eh bien! que coûte-t-il d'essayer le secret du père Mervel?

Mademoiselle s'oppose d'abord à ce que l'on fasse, sur son amant, l'essai d'une drogue qui peut le précipiter plus vîte au tombeau; mais enfin Victor expire, tous les secours de l'art sont insuffisans: il ne peut revenir seul à la vie qui lui échappe. M. de Rosange, le duc et moi, nous faisons faire à mademoiselle toutes ces réflexions, qu'elle finit par approuver; mais elle ne veut point assister à cette cure douteuse, elle va se renfermer, pleurer et se reprocher, toute sa vie, la mort de son ami, s'il faut qu'elle soit accélérée par le secret qu'on va hasarder.

Mademoiselle se retire en effet, et nous approchons tous de Victor, savoir, monseigneur, M. de Rosange, Berthe, le laboureur et moi. Le vieux Mervel regarde Victor, qui n'a plus de mouvement. Un souffle léger ternit seulement la glace qu'on approche de ses lèvres........ Le vieux Mervel s'empresse de distiller, goutte à goutte, dans la bouche du mourant, une certaine potion, qui peu-à-peu le rappelle au sentiment, à la vie!..... Je ne vous dirai point les effets de ce secret surprenant sur le corps débile de mon chef maître. Il vous suffira de savoir que deux heures après il parlait, et que le lendemain matin, il était hors de tout danger.

Jugez des transports de joie de mademoiselle, qui était restée chez elle, seule, et livrée à la plus mortelle inquiétude. On lui apprend cette espèce de miracle.... Elle accourt, elle se précipite sur son ami, qui la reconnaît, et qui semble sortir d'un rêve effrayant. Plus de transport, plus de fièvre, plus de léthargie; une extrême faiblesse seulement, voilà ce qu'éprouve Victor... Ô mon Dieu! quelle ivresse nous saisit! quelle reconnaissance nous témoignons à Berthe, et sur-tout au vieux Mervel! Ce vieillard généreux nous assure que, sans l'intérêt qu'éprouvait Berthe pour son ami Victor, intérêt qu'il a partagé, il n'aurait point risqué l'épreuve de son secret, tant il a peur de passer pour un charlatan; mais Berthe l'a tant pressé, tant sollicité, qu'il n'a pu refuser de la suivre. Monseigneur le duc d'Autriche, pour récompenser ce brave homme, l'a pris à son service pour la culture de ses jardins, et a bien voulu donner une petite pension à la bonne Berthe, qui a promis de vendre sa maison de Bodwitz, dont elle ne regrette que le beau clos qui faisait l'admiration des voyageurs, et de suivre par-tout nos amans.

Que vous dirai-je, M. Fritz? depuis ce temps tout est bien changé dans la maison. Victor va de mieux en mieux; il s'est même levé un peu ce matin; et les médecins, qui l'avaient abandonné, sont confondus de cette cure étonnante. Nous n'avons plus d'autre chagrin ici, que le juste regret que nous éprouvons tous de la mort de M. le baron de Fritzierne. Victor, qui n'a su qu'hier ce malheur, en a bien pleuré. M. de Rosange lui-même, qui brûlait du desir de voir, d'embrasser M. le baron, de remercier cet homme généreux des soins qu'il a pris de son petit-fils, M. de Rosange partage notre douleur, et nos amans sur-tout sont inconsolables. Cependant, s'ils ont perdu un bon père, le sort leur en a fait rencontrer un autre bien tendre aussi, et bien estimable. M. de Rosange est l'aïeul de Victor; il a connu l'amour, puisqu'il a chéri madame du Sézil et sa fille Adèle. M. de Rosange ne peut que s'attacher de plus en plus à Victor, à Clémence, dont il est maintenant le père, l'appui et le seul protecteur.

Voilà où nous en sommes, M. Fritz. Tout va bien maintenant; et, dès que la convalescence de notre ami commun nous le permettra, nous irons tous en Bohême, où nous vous retrouverons. Attendez-nous incessamment, et remerciez, comme nous, la divine providence, qui a rendu le plus vertueux des hommes à la vie, à la reconnaissance, à l'amour enfin, et sans doute à l'hymen.... Je suis, &c.

Valentin.

CONCLUSION.


Après avoir soumis à mon lecteur les lettres qu'il vient de lire, et qui lui ont appris, avec leurs détails, la mort du généreux Fritzierne, ainsi que l'espèce de résurrection de notre intéressant Victor, il ne me reste plus qu'à l'instruire de ce qui se passa, entre nos amis, depuis la convalescence du fils d'Adèle.

Victor se rétablit très-promptement; et, cédant aux consolations de tous ceux qui lui étaient chers, il oublia, autant qu'il lui fut possible, et sa maladie, et la mort funeste de Roger, qui l'avait causée. Clémence était libre maintenant de lui donner la main, et Clémence, seule héritière du nom et des grands biens d'un des plus riches seigneurs de l'Allemagne, se glorifiait de faire le bonheur de son amant. Elle en parla donc à Victor, qui en fut pénétré de reconnaissance, ainsi qu'à M. de Rosange, qui fut ravi de cet hymen. En conséquence, dès que Victor eut recouvré ses forces, Clémence, Victor, Rosange, Valentin, et Berthe, qui avait eu le temps de revenir de Bodwits, où elle avait arrangé ses petites affaires, tous nos amis furent saluer le sensible duc d'Autriche, qui les accabla de présens, en leur promettant sa protection pour la vie; puis ils retournèrent en Bohême, où les attendaient Fritz et son père.

Quelles émotions diverses éprouvèrent Clémence et Victor, à la vue du manoir de Fritzierne, qui avait vu s'élever leur enfance sous les auspices du meilleur des pères, du plus généreux bienfaiteur! Victor et Clémence, se tenant par le bras, versèrent ensemble des larmes, excitées par les mêmes sentimens. Ils examinèrent l'extérieur de la forteresse, et se dirent réciproquement: Voilà tes croisées, Victor.—Voilà ton appartement, Clémence; ce fut là que je chantai une romance plaintive, la première fois que j'eus l'intention de te fuir.—Et cette petite porte, Victor, la reconnais-tu? ne fut-elle pas ouverte tour-à-tour pour deux amans malheureux?—Ô Clémence! qui nous aurait dit qu'après tant de maux, nous arriverions au même point d'où nous étions partis?—Victor, entrons, soutiens-moi; le cœur me bat: hélas! le maître de ce château, mon père, ton bienfaiteur, il y est encore, Victor, mais il ne peut plus recevoir nos embrassemens..... Ah! mon ami, j'ai abrégé les jours d'un père, ce remords sera toujours là toute ma vie.....

Victor s'efforça de consoler Clémence: le pont-levis s'abaissa devant eux, ils entrèrent; et Fritz, ainsi que son père, se précipitèrent dans leurs bras. Après avoir donné quelques jours au repos, on s'occupa des derniers devoirs à rendre aux restes précieux du baron; et cette cérémonie religieuse et triste se fit avec toute la pompe qu'exigeait le rang de M. de Fritzierne. Son corps fut déposé dans le parc, en face du bosquet où reposait celui de la pauvre madame Germain. Une superbe pyramide fut élevée sur le cercueil du baron: on y grava ces mots:

L'an 1699,
fut déposé le corps d'Alexandre Bolosqui,
baron de Fritzierne.
La tendresse paternelle et la bienfaisance
firent le charme de ses jours;
elles le conduisirent
au tombeau!
Passant, arrête-toi; pleure,
pleure
sur cette pierre, que placèrent
sur sa tombe
sa fille désolée et son gendre Victor,
l'Enfant de la forêt.

M. de Rosange, qui assista à ce convoi funèbre, versa des larmes, sur-tout, sur la tombe de madame Germain, son ancienne amie, la confidente de ses amours, et la victime des erreurs de sa fille.

Quand tous ces embarras furent terminés, mademoiselle de Fritzierne épousa solemnellement son cher Victor, dans la chapelle de son château; et les deux époux, heureux enfin, et réunis pour la vie, ne songèrent plus qu'à partir, avec M. de Rosange, pour la France, où ils voulaient se fixer. Les malheurs de Victor, sa naissance, toutes ses aventures, avaient fait trop de bruit en Allemagne, pour qu'il pût s'y fixer. Le monde est méchant et jaloux: le bonheur actuel de Victor, ses grandes richesses, pouvaient exciter la médisance; on eût peut-être osé le nommer le fils de Roger, titre qui inspirait l'horreur et l'effroi: il valait mieux s'expatrier, et chercher ailleurs un sol qu'il n'eût point arrosé de ses larmes, des hommes pour qui il fût absolument nouveau! c'est ce qu'il fit.

Victor et son épouse vendirent donc toutes leurs propriétés d'Allemagne, ainsi que leur superbe château, en se réservant seulement la portion du parc où reposaient leur père et madame Germain: ce jardin devait rester dans leur famille, et passer à leurs enfans, sans qu'ils pussent s'en défaire, ainsi qu'ils avaient le projet de leur en prescrire la loi. Ce n'est pas que nos deux époux qui allaient habiter une autre contrée, voulussent venir de temps en temps visiter cet asyle des morts; mais ils le gardèrent par respect pour la mémoire d'un père infortuné.

Ils donnèrent à Fritz, une de leurs terres de Silésie; où ils le déterminèrent à vivre avec son père, qui faible et presqu'en démence, avait besoin de tous les soins de la piété filiale. Puis ils partirent, avec Rosange, Berthe et Valentin: après un voyage assez long, ils arrivèrent à Paris, le 20 janvier de l'année 1701, et descendirent à la place royale, dans l'hôtel même de M. de Rosange, que des subalternes fidèles avaient gardé pendant la longue absence de leur maître. Victor ensuite, qui prit le nom de Rosange, d'après le vœu et le testament que son aïeul avait déjà fait en sa faveur, Victor acheta un magnifique hôtel dans le fauxbourg S.-Germain, près de la rue de Condé, qu'avait autrefois habité madame du Sézil, et nos deux époux s'y retirèrent avec M. de Rosange, qui ne voulut point les abandonner. Ce fut même dans ce quartier-là, qu'ils retrouvèrent Henri, marié avec Constance, et qui, comme nos héros, était passé en France avec ses parens.

Victor et son épouse s'aimèrent toujours: Valentin les servit jusqu'à sa mort, avec Hyacinthe, cet enfant adopté par madame Germain, et que Valentin avait retiré, en Bohême, des mains de la fermière à qui il l'avait confié: Hyacinthe fut un bon serviteur, et heureux chez ses maîtres. La bonne Berthe eut la garde de la porte de l'hôtel, et fut accablée de bienfaits. M. de Rosange mourut très-âgé, et Victor et Clémence vécurent très-long-temps: ils eurent des enfans qui leur fermèrent les yeux, et qui, en héritant de leur nom, de leurs grands biens, profitèrent de l'exemple de leurs malheurs, de leur courage, de leur constance, et furent vertueux.

FIN.

NOTES:

[1] Lolotte et Fanfan.

[2] Alexis, ou la Maisonnette dans les bois.

[3] Petit-Jacques et Georgette, ou les Petits Montagnards Auvergnats, trois ouvrages du même auteur, qui se trouvent chez le même libraire.

[4] Le lecteur ne doit pas oublier qu'il y a plus de cent ans que cette histoire est arrivée.

[5] Nom qu'on donne, en Allemagne, à une classe de prisonniers.

[6] Je prie le lecteur de se souvenir que c'est Roger, un chef de brigands, qui parle.

[7] Roger ici manque de mémoire, car ce fut avant le combat du souterrain qu'il poignarda Adèle, s'il faut en croire le récit de madame Germain.

[8] Par le roi de Prusse, en 1751.

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