Vie de Henri Brulard, tome 2
The Project Gutenberg eBook of Vie de Henri Brulard, tome 2
Title: Vie de Henri Brulard, tome 2
Author: Stendhal
Editor: Henry Debraye
Release date: December 21, 2016 [eBook #53779]
                Most recently updated: July 10, 2025
Language: French
Credits: Laura Natal Rodriguez and Marc D’Hooghe
VIE
DE
HENRI BRULARD
Par
STENDHAL
PUBLIÉE INTÉGRALEMENT POUR LA PREMIÈRE FOIS
D'APRÈS LES MANUSCRITS DE LA BIBLIOTHÈQUE DE GRENOBLE
PAR
HENRY DEBRAYE
Ancien élève de l'École des chartes
Archiviste de la ville de Grenoble
TOME SECOND
AVEC NOTE DE L'ÉDITEUR, INTRODUCTION
ET CINQ PLANCHES HORS TEXTE
PARIS
LIBRAIRIE ANCIENNE HONORÉ ET ÉDOUARD CHAMPION
5, Quai Malaquais, VIe
1913
CHAPITRE XXX[1]
Je vois aujourd'hui qu'une qualité commune à tous mes amis était le naturel ou l'absence de l'hypocrisie. Mme Vignon et ma tante Séraphie m'avaient donné, pour cette première des conditions de succès dans la société actuelle, une horreur qui m'a bien nui et qui va jusqu'au dégoût physique. La société prolongée avec un hypocrite me donne un commencement de mal de cœur (comme, il y a un mois, l'italien du chevalier Naytall oblige la comtesse Sandre à desserrer son corset).
Ce n'était pas par le naturel que brillait le pauvre Grand-Dufay, garçon d'infiniment d'esprit; aussi ne fut-il jamais que mon ami littéraire, c'est-à-dire rempli de jalousie chez lui, et chez moi de défiance, et tous deux nous estimant beaucoup.
Il remporta le premier prix de grammaire générale la même année, ce me semble, que je remportais le premier prix de belles-lettres. Mais quelle fut cette année? Fut-ce 1796 ou 1795[2]? J'aurais grand besoin des archives de la Préfecture; nos noms étaient imprimés en pancarte in-folio et affichés. La sage loi de M. de Tracy environnait les examens de beaucoup de pompe. Ne s'agissait-il pas de l'espoir de la patrie? C'était un enseignement pour le membre de l'administration départementale, produit moral du despotisme de Mme Du Barry, autant que pour l'élève.
Qu'y avait-il à faire, en 1706, de tous les hommes qui avaient plus de vingt ans? Sauver la Patrie du mal qu'ils étaient disposés à lui faire, et attendre tant bien que mal leur death[3].
Cela est aussi vrai que triste à dire. Quel allègement pour le vaisseau de l'Etat, en 1836, si tout ce qui a plus de cinquante ans passait tout d'un coup ad patres! Excepté, bien entendu, le Roi, ma Femme et Moi.
Dans une des nombreuses illuminations qui avaient lieu tous les mois, de 1789 à 1791, un bourgeois mit ce transparent:
VIVE
LE ROI
MA FEMME ET MOI[4]
Grand-Dufay, l'aîné de quatre ou cinq frères, était un petit être maigre et peu fourni de chairs, avec une grosse tête, une figure fortement marquée; de petite vérole et cependant fort rouge[5], des yeux brillants, mais faux et ayant un peu la vivacité inquiétante du sanglier. Il était cauteleux et jamais imprudent dans ses propos, toujours occupé à louer mais avec les termes le plus mesurés possible. On aurait dit un membre de l'Institut. Du reste, de l'esprit le plus vif et saisissant admirablement les choses, mais dès cet âge si tendre dévoré d'ambition. Il était le fils aîné et l'enfant gâté (terme du pays) d'une mère du même caractère, et ce n était pas sans raison: la famille était pauvre.
Quel admirable P........ (c'est-à-dire avocat général vendu au pouvoir et sachant colorer les injustices les plus infâmes) Dufay n'eût-il pas fait[6]?
Mais il ne vécut pas et, à sa mort, à Paris, vers 1803, j'aurai à m'accuser d'un des plus mauvais sentiments de ma vie, d'un de ceux qui m'ont fait le plus hésiter à continuer ces Mémoires. Je l'avais oublié depuis 1803 ou 1804, époque de cette mort. Il est singulier de combien de choses je me souviens depuis que j'écris ces Confessions. Elles m'arrivent tout-à-coup, et il me semble que je les juge avec impartialité. A chaque instant je vois le mieux que je n'ai pas fait.
Mais qui diable aura la patience de les lire, ces choses?
Mes amis, quand je sors dans la rue avec un habit neuf et bien fait, donneraient un écu pour qu'on me jetât un verre d'eau sale. La phrase est mal faite, mais la chose est vraie (j'excepte, bien entendu, l'excellent comte de Barral; c'est le caractère de La Fontaine).
Où se trouvera le lecteur qui, après quatre ou cinq volumes de je et de moi, ne désirera pas qu'on me jette, non plus un verre d'eau sale, mais une bouteille d'encre? Cependant, ô mon lecteur, tout le mal n'est que dans ces sept[7] lettres: B, R, U, L, A, R, D, qui forment mon nom, et qui intéressent mon amour-propre. Supposez que j'eusse écrit BERNARD, ce livre ne serait plus, comme le Vicaire de Wakefield (mon émule en innocence), qu'un roman écrit à la première personne.
Il faudra tout au moins que la personne à laquelle j'ai légué cette œuvre posthume en fasse abréger tous les détails par quelque rédacteur à la douzaine, le M. Amédée Pichot ou le M. Courchamp de ce temps-là. On a dit que l'on ne va jamais si loin en opéra d'inchiostro[8] que quand on ne sait où l'on va: s'il en était toujours ainsi, les présents Mémoires, qui peignent un cœur d'homme, comme disent MM. Victor Hugo, d'Arlincourt, Soulié, Raymond, etc., etc., devraient être une bien belle chose. Les je et les moi me bourrelaient hier soir (14 janvier 1836) pendant que j'écoutais le Moïse de Rossini. La bonne musique me fait songer avec plus d'intensité et de clarté à ce qui m'occupe. Mais il faut pour cela que le temps du jugement soit passé; il y a si longtemps que j'ai jugé le Moïse (en 1823) que j'ai oublié le prononcé du jugement, et je n'y pense plus; je ne suis plus que l'Esclave de l'Anneau, comme disent les Nuits arabes[9].
Les souvenirs se multiplient sous ma plume. Voilà que je m'aperçois que j'ai oublié un de mes amis les plus intimes, Louis Crozet, maintenant ingénieur en chef, et très digne ingénieur en chef, à Grenoble, mais enseveli comme le Baron enterré vis-à-vis de sa femme[10] et par elle noyé dans l'égoïsme étroit d'une petite et jalouse bourgeoisie d'un bourg de la montagne de notre pays (La Mure, Corps ou le Bourg d'Oisans).
Louis Crozet était fait pour être à Paris un des hommes les plus brillants; il eût battu dans un salon Koreff, Pariset, Lagarde, et moi après eux, s'il est permis de se nommer. Il eût été, la plume à la main, un esprit dans le genre de Duclos, l'auteur de l'Essai sur les Mœurs (mais ce livre sera peut-être mort en 1880), l'homme qui, au dire de d'Alembert, avait le plus d'esprit dans un temps donné.
C'est, je crois, au latin (comme nous disions), chez M. Durand, que je me liai avec Crozet, alors l'enfant le plus laid et le plus disgracieux de l'Ecole centrale; il doit être né vers 1784[11].
Il avait une figure ronde et blafarde, fort marquée de petite vérole, et de petits yeux bleus fort vifs, mais avec des bords attaqués, éraillés par cette cruelle maladie. Tout cela était complété par un petit air pédant et de mauvaise humeur: marchant mal et comme avec des jambes torses, toute sa vie l'antipode de l'élégance et par malheur cherchant l'élégance, et avec cela
Un esprit tout divin. (La Fontaine.)
Sensible rarement, mais, quand il l'était, aimant la Patrie avec passion et, je pense, capable d'héroïsme s'il l'eût fallu. Il eût été un héros dans une assemblée délibérant sur Hampden, et pour moi c'est tout dire. (Voir la Vie de Hampden, par lord King ou Dacre, son arrière-petit-fils[12].)
Enfin, c'est, sans comparaison, celui des Dauphinois auquel j'ai connu le plus d'esprit et de sagacité, et il avait cette audace mêlée de timidité nécessaire pour briller dans un salon de Paris; comme le général Foy, il s'animait en parlant.
Il me fut bien utile par cette dernière qualité (la sagacité) qui naturellement me manquait tout-à-fait et que, ce me semble, il est parvenu à m'inoculer en partie. Je dis en partie, car il faut toujours que je m'y force. Et si je découvre quelque chose, je suis sujet à m'exagérer ma découverte et à ne plus voir qu'elle.
J'excuse ce défaut de mon esprit en l'appelant: effet nécessaire et sine qua non d'une sensibilité extrême.
Quand une idée se saisit trop de moi au milieu de la rue, je tombe. Exemple: rue de la Rochelle, près la rue des Filles-Saint-Thomas, unique chûte pendant cinq ou six ans, causée, vers 1820, par ce problème: M. Debelleyme doit-il ou ne doit-il pas, dans l'intérêt de son ambition, se faire nommer député? C'était le temps où M. Debelleyme, préfet de police (le seul magistrat populaire du temps des Bourbons de la branche aînée), cherchait maladroitement à se faire député[13].
Quand les idées m'arrivent an milieu de la rue, je suis toujours sur le point de donner contre un passant, de tomber ou de me faire écraser par les voitures. Vers la rue d'Amboise, un jour, à Paris (un trait entre cent), je regardais le Dr Edwards sans le reconnaître. C'est-à-dire, il y avait deux actions; l'une disait bien: Voilà le Dr Edwards; mais la seconde, occupée de la pensée, n'ajoutait pas: Il faut lui dire bonjour, et lui parler. Le docteur fut très étonné, mais pas fâché; il ne prit pas cela pour la comédie du génie (comme l'eussent fait MM. Prunelle, ancien maire de Lyon, l'homme le plus laid de France, Jules-César Boissat, l'homme le plus fat, Félix Faure, et bien d'autres de mes connaissances et amis).
J'ai eu le bonheur de retrouver souvent Louis Crozet, à Paris, ou 1800; à Paris, de 1803 à 1806; à Plancy, de 1810 à 1814? où je j'allais voir et où je mis mes chevaux en pension pendant je ne sais quelle mission de l'Empereur. Enfin, nous couchâmes dans la même chambre (hôtel de Hambourg, rue de l'Université) le soir de la prise de Paris en 1814. De chagrin il eut une indigestion dans la nuit; moi, qui perdais tout, je considérais davantage la chose comme un spectacle. Et d'ailleurs, j'avais de l'humeur de la stupide correspondance du duc de Bassano avec moi, quand j'étais dans la 7e division militaire avec ce vieillard rimbambito[14], M. le comte de Saint-Vallier.
J'avais encore de l'humeur, je l'avoue à la honte de mon esprit, de la conduite de l'Empereur avec la députation du Corps législatif, où se trouvait cet imbécile sensible et éloquent nommé Laisné (de Bordeaux), depuis vicomte et pair de France, mort en 1835, en même temps que cet homme sans cœur, absolument pur de toute sensibilité, nommé Rœderer.
Avec Crozet, pour ne pas perdre notre temps en bavardage admiratif de La Fontaine, Corneille, ou Shakespeare, nous écrivions ce que nous appelions des Caractères (je voudrais bien en voir quelqu'un aujourd'hui).
C'étaient six ou huit pages in-folio rendant compte (sous un nom supposé) du caractère de quelqu'un de notre connaissance à tous deux à un jury composé d'Helvétius, Tracy et Machiavel, ou Helvétius, Montesquieu et Shakespeare. Telles étaient nos admirations d'alors.
Nous lûmes ensemble Adam Smith et J.-B. Say, et nous abandonnâmes cette science comme y trouvant des points obscurs ou même contradictoires. Nous étions de la première force en mathématiques, et après ses trois ans d'Ecole polytechnique Crozet était si fort eu chimie qu'on lui offrit une place analogue à celle de M. Thénard (aujourd'hui pair de France mais, à nos yeux d'alors, homme sans génie: nous n'adorions que Lagrange et Monge: Laplace même n'était presque, pour nous, qu'un esprit de lumière destiné à faire comprendre, mais non à inventer). Crozet et moi nous lûmes Montaigne, je ne sais combien de fois Shakespeare de Letourneur (quoique nous sussions fort bien l'anglais).
Nous avions[15] des séances de travail de cinq ou six heures après avoir pris du café à l'hôtel de Hambourg, rue de l'Université, avec vue sur le Musée des Monuments français, charmante création, bien voisine de la perfection, anéantie par ces plats B[ourb]ons.
Il y a orgueil peut-être dans la qualification d'excellent mathématicien à moi attribuée ci-dessus. Je n'ai jamais su le calcul différentiel intégral, mais dons un temps je passais ma vie à songer avec plaisir à l'art de mettre en équation, à ce que j'appellerais, si je l'osais, la métaphysique des mathématiques. J'ai remporté le premier prix (et sans nulle faveur; au contraire, ma hauteur avait indisposé) sur huit jeunes gens qui, un mois après, à la fin de 1799, ont tous été reçus élèves de l'Ecole polytechnique.
J'ai bien eu avec Louis Crozet six à huit cents séances de travail improbus, de cinq à six heures chacune. Ce travail, sérieux et les sourcils froncés, nous l'appelions piocher, d'un mot en usage à l'Ecole polytechnique. Ces séances ont été ma véritable éducation littéraire, c'était avec un extrême plaisir que nous allions ainsi à la découverte de la vérité, au grand scandale de Jean-Louis Basset (maintenant M. le baron de Richebourg, auditeur, ancien sous-préfet, ancien amant d'une Montmorency, riche et fat, sans nul esprit, mais sans méchanceté). Cet être, haut de quatre pieds trois pouces et au désespoir de s'appeler Basset, logeait avec Crozet à l'hôtel de Hambourg. Je ne lui connais pas d'autre mérite que d'avoir reçu un coup de baïonnette dans la poitrine. Les revers de son habit, un jour que du parterre nous prîmes d'assaut la scène du Théâtre Français en l'honneur de Mlle Duchesnois (mais, bon Dieu! j'empiète), actrice excellente dans deux ou trois rôles, morte en 1835[16].
Nous ne nous passions rien, Crozet et moi, en travaillant ensemble; nous avions toujours peur de nous laisser égarer par la vanité, ne trouvant aucun de nos amis capable de raisonner avec nous sur ces matières.
Ces amis étaient les deux Basset, Louis de Barral (mon ami intime, ami intime aussi de Louis Crozet), Plana (professeur à Turin, membre de toutes les Académies et de tous les ordres de ce pays). Crozet et Plana, tous deux mes amis, étaient, pour les mathématiques, d'un an en arrière sur moi; ils apprenaient l'arithmétique tandis que j'étais à la trigonométrie et aux éléments d'algèbre.
[1] Le chapitre XXX est le chapitre XXV du manuscrit (fol. 432 à 450).—Ecrit à Rome, les 13, 14 et 15 janvier 1836.
[2] Fut-ce 1796 ou 1795?—Le jeune Beyle obtint à la distribution des prix du 30 fructidor an V (16 septembre 1797), une mention honorable pour le dessin (classe des grandes têtes) et une mention honorable pour les mathématiques (arithmétique et géométrie, non compris la trigonométrie). Il remporta le premier prix de belles-lettres à la distribution des prix du 30 fructidor an VI (16 septembre 1798), et reçut à cette occasion Les Œuvres d'Homère, traduites par Bitaubé. Le même jour, il obtenait un accessit de dessin (ronde bosse).—Le prix de grammaire générale fut attribué cette année-là non à Grand-Dufay, mais à Perrier. C'est à la distribution des prix du 17 brumaire an VII (7 novembre 1798) que Grand-Dufay obtint le prix de grammaire générale.
A la même distribution des prix du 17 brumaire an VII, Henri Beyle obtint le premier prix de mathématiques (1re division), en même temps que Marcellin Charvet, Jean-Jacques Bret, Casimir Mathieu, Félix Faure, Jacques Miège, Frédéric Giély, Louis Crozet et Charles Cheminade. Le palmarès ajoute (p. 17): «La précision que le citoyen Beyle a mise dans ses réponses et la facilité avec laquelle il a opéré ses calculs lui ont mérité l'ouvrage ci-après, sans tirer au sort: L'introduction à l'analyse infinitésimale (édition latine), donné par un citoyen.» (Arch. départ, de l'Isère, L 378 et 380, et Arch. mun. de Grenoble, LL 219 et 223).
[3] ... leur death.—Leur mort.
[4] ... un bourgeois mit ce transparent.—Je me le rappelle très bien; mais dans quelle rue? (Note au crayon de R. Colomb.)
[5] ... une grosse tête, une figure fortement marquée de petite vérole et cependant fort rouge ...—Variante: «Une grosse tête, un teint animé, des traits marqués de petite vérole.»
[6] ... et sachant colorer les injustices les plus infâmes) Dufay n'eût-il pas fait?—Variante: «Et sachant donner couleur aux plus grandes iniquités, coquineries, Dufay aurait fait.»
[7] ... tout le mal n'est que dans ces sept lettres ...—Ms.: «Cinq.»—Equivoque avec le nom de l'auteur, qui effectivement est composé de cinq lettres.
[8] ... opéra d'inchiostro ...—Ouvrage littéraire. Mot-à-mot: travail d'encre.
[9] ... les Nuits arabes.—La célèbre traduction des Mille et une Nuits, par Galland, parut entre 1704 et 1717.
[10] ... le Baron enterré vis-à-vis de sa femme ...—Vers de l'Homme du Jour:
Ci-gît, sans avoir rendu l'âme,
Le Baron enterré vis-à-vis de sa femme.
(Note de Stendhal.)
[11] ... Crozet ... né vers 1784.—Louis Crozet est effectivement né à Grenoble en 1784.
[12] ... la Vie de Hampden, par lord King ou Dacre ...—La vie de Hampden a été l'objet d'un ouvrage de lord Nugent, sous ce titre: Some Memorials of John Hampden, his party and his time.
[13] ... cherchait maladroitement à se faire député.—On lit en tête du fol. 442: «J'écris, sans y voir, le 14 janvier, à cinq heures douze minutes.»
[14] ... ce vieillard rimbambito ...—Terme italien signifiant: tombé en enfance.
[15] Nous avions des séances de travail ...—Variante: «Faisions.»
[16] ... Mlle Duchesnois ...—Mademoiselle Duchesnois, née en 1777, est morte, en effet, en 1835.
CHAPITRE XXXI[1]
Mon grand-père n'aimait point M. Dubois-Fontanelle; il était tout-à-fait homme de vanité cultivée et implacable, homme du grand monde à l'égard d'une infinité de personnes dont il parlait en bons termes, mais qu'il n'aimait point.
Je pense qu'il avait peur d'être méprisé, tout considéré, comme littérateur par ce pauvre M. Dubois, qui avait fait une tragédie, laquelle avait eu 'honneur d'envoyer son libraire aux galères. Il s'agit d'Ericie, ou la Vestale.[2] C'était évidemment Ericie. ou la Religieuse, ou la Mélanie de cet intrigant de Laharpe, dont le froid génie avait, je pense, volé ce sujet au pauvre M. Dubois-Fontanelle, toujours si pauvre qu'il avait pris une écriture horriblement fine pour moins user de papier.
Le pauvre M. Dubois alla à Paris assez jeune avec l'amour du beau. Une pauvreté constante le força à chercher l'utile, il ne put jamais s'élever au rang des Jean Sucres de la première ligne, tels que Laharpe, Marmontel, etc. Le besoin le força à accepter la rédaction des articles politiques du Journal des Deux-Ponts, et, bien pis, là il épousa une grosse et grande Allemande, ex-maîtresse du roi de Bavière Maximilien-Joseph, alors prince Max et colonel français.
Sa fille aînée, fille du roi, fut mariée à un M. Renauldon, personnage vaniteux, fait exprès pour être bon maire d'une grande ville de province. En effet, il fut bon maire de Grenoble de 1800 à 1814, je crois[3], et de plus outrageusement codifié par mon cousin Pelot, le roi des sots, lequel en fut déshonoré et obligé de sortir du pays avec une place dans les Droits réunis que lui donna le bienfaisant Français (de Nantes), financier puissant sous l'Empereur et qui donna une place à Parny. Je l'ai beaucoup connu comme littérateur sous le nom de M. Jérôme[4], vers 1826. Tous ces gens d'esprit, malheureux dans l'ambition, prennent les lettres pour leur pis-aller. Par leur science d'intrigue et leurs amis politiques ils obtiennent des semblants de succès et, dans le fait, accrochent des ridicules. Tel j'ai vu M. Rœderer, M. Français (de Nantes) et même M. le comte Daru[5], quand par son poème de l'Astronomie (publié après sa mort) il se fit associé libre de l'Académie des Sciences. Ces trois hommes de beaucoup d'esprit, de finesse et certainement au premier rang des conseiller d'Etat et des préfets, n'avaient, jamais vu cette petite figure de géométrie inventée par moi[6], simple auditeur, il y a un mois.
Si, en arrivant à Paris, le pauvre M. Dubois, qui se nomma Fontanelle[7], avait trouvé une pension de cent louis à condition d'écrire (comme Beethoven vers 1805, à Vienne), il eût cultivé le Beau, c'est-à-dire imité non la nature, mais Voltaire.
Au lieu de cela, il fut obligé de traduire les Métamorphoses d'Ovide[8] et, bien pis, des livres anglais. Cet excellent homme me donna l'idée d'apprendre l'anglais et me prêta le premier volume de Gibbon[9], et je vis à cette occasion qu'il prononçait: Té istory of té fall. Il avait appris l'anglais sans maître, à cause de la pauvreté, et à coups de dictionnaire.
Je n'ai appris l'anglais que bien des années après, quand j'inventai d'apprendre par cœur les quatre premières pages du Vicaire de Wakefield (Ouaikefilde). Ce fut, ce me semble, vers 1805. Quelqu'un a eu la même idée à Rome[10], je crois, et je ne l'ai su qu'en 1815, quand j'accrochai quelques Edinburg Reviews en Allemagne.
M. Dubois-Fontanelle était presque perclus de goutte, ses doigts n'avaient plus de forme, il était poli, obligeant, serviable, du reste son caractère avait été brisé par l'infortune constante.
Le Journal des Deux-Ponts ayant été conquis par les armées de la Révolution, M. Dubois ne devint point aristocrate pour cela, mais, chose singulière, resta toujours citoyen français. Ceci paraîtra simple vers 1880, mais n'était rien moins qu'un miracle en 1796.
Voyez mon père qui, à la Révolution, gagnait de prendre rang par ses talents, qui fut premier adjoint faisant fonctions de maire de Grenoble, chevalier de la Légion d'honneur, et qui abhorrait cette Révolution qui l'avait tiré de la crotte.
Le pauvre et estimable M. Fontanelle, abandonné par son journal, arriva à Grenoble avec sa grosse femme allemande qui, malgré son premier métier, avait des manières basses et peu d'argent. Il fut trop heureux d'être professeur, logé, et alla même occuper un appartement à l'angle sud-ouest de la cour du Collège, avant qu'il ne fût terminé[11].
En B était sa belle édition de Voltaire in-8°, de Kehl, le seul de ses livres que cet excellent homme ne prêtât pas. Ses livres avaient des notes de son écriture, heureusement presque impossible à lire sans loupe. Il m'avait prêté Emile et fut fort inquiet parce que, à cette folle déclamation de J.-J. Rousseau: «La mort de Socrate est d'un homme, celle de Jésus-Christ est d'un Dieu», il avait joint un papillon(bout de papier collé) fort raisonnable et fort peu éloquent, et qui finissait par la maxime contraire.
Ce papillon lui eût beaucoup nui, même aux yeux de mon grand-père. Qu'eût-ce été si mon père l'eût vu? Vers ce temps, mon père n'acheta pas le Dictionnaire de Bayle, à la vente de notre cousin Drier (homme de plaisir), pour ne pas compromettre ma religion, et il me le dit.
M. Fontanelle était trop brisé par le malheur et par le caractère de sa diablesse de femme pour être enthousiaste, il n'avait pas la moindre étincelle du feu de M. l'abbé Ducros; aussi n'eut-il guère d'influence sur mon caractère.
Il me semble que je suivis le cours avec ce petit jésuite[12] de Paul-Emile Teisseire. le gros Marquis (bon et fat jeune homme riche de Rives ou de Moirans), Benoît, bon enfant qui se croyait sincèrement un Platon parce que le médecin Clapier lui avait enseigné l'amour (de l'évêque de Clogher).
Cela ne nous faisait pas horreur parce que nos parents en auraient eu horreur, mais cela nous étonnait. Je vois aujourd'hui que ce que nous ambitionnions était la victoire sur cet animal terrible: une femme aimable, juge du mérite des hommes, et non pas le plaisir. Nous trouvions le plaisir partout. Le sombre Benoît ne fit aucun prosélyte.
Bientôt le gros Marquis, un peu mon parent, ce me semble, ne comprit plus rien au cours et nous laissa. Il me semble que nous avions aussi un Penet, un ou deux Gauthier, minus habens sans conséquence[13].
Il y eut à ce cours, comme à tous les autres, un examen au milieu de l'année. J'y eus un avantage marqué sur ce petit jésuite[14] de Paul-Emile, qui apprenait tout par cœur et qui, pour cette raison, me faisait grand peur; car je n'ai aucune mémoire.
Voilà un des grands défauts de ma tête: je rumine sans cesse sur ce qui m'intéresse; à force de le regarder dans des positions d'âme différentes, je finis par y voir du nouveau, et je le fais changer d'aspect.
Je tire les tuyaux de lunette dans tous les sens, ou je les fais rentrer, suivant l'image employée par M. de Tracy (voir la Logique).
Ce petit jésuite de Paul-Emile, avec son ton doucereux et faux, me faisait grande peur pour cet examen. Heureusement, un M. Tortelebeau[15], de Vienne, membre de l'Administration départementale, me poussa des questions. Je fus obligé d'inventer des réponses et je l'emportai sur Paul-Emile, qui seulement savait par cœur le sommaire des leçons du cours.
Dans ma composition écrite, il y eut même une espèce d'idée à propos de J.-J. Rousseau et des louanges qu'il méritait[16].
Tout ce que j'apprenais aux l[eçons] de M. Dubois-Fontanelle était, à mes yeux, comme une science extérieure ou fausse.
Je me croyais du Génie,—où diable avais-je pris cette idée?—du génie pour le métier de Molière et de Rousseau.
Je méprisais sincèrement et souverainement le talent de Voltaire: je le trouvais puéril. J'estimais sincèrement Pierre Corneille, l'Arioste, Shakespeare, Cervantes et, en paroles, Molière. Ma peine était de les mettre d'accord.
Mon idée sur le beau littéraire, au fond, est la même qu'en 1796. mais chaque six mois elle se perfectionne, ou, si l'on veut, elle change un peu.
C'est le travail unique de toute ma vie.
Tout le reste n'a été que gagne-pain, gagne-pain joint à un peu de vanité de le gagner aussi bien qu'un autre; j'en excepte l'Intendance à Brunswick après le départ de Martial. Il y avait l'attrait de la nouveauté et le blâme exprimé par M. Daru à l'intendant de Magdebourg, M. Chaalons, ce me semble.
Mon beau idéal littéraire a plutôt l'apport à jouir des œuvres des autres et à les estimer, à ruminer sur leur mérite, qu'à écrire moi-même.
Vers 1794, j'attendais niaisement le moment du génie, à peu près comme la voix de Dieu parlant du buisson ardent à Moïse. Cette nigauderie m'a fait perdre bien du temps, mais peut-être m'a empêché de me contenter du demi-plat, comme font tant d'écrivains de mérite (par exemple, M. Loïs Weymar).
Quand je me mets à écrire, je ne songe plus à mon beau idéal littéraire, je suis assiégé par des idées que j'ai besoin de noter. Je suppose que M. Villemain est assiégé par des formes de phrases; et ce qu'on appelle un poète, un Delille, un Racine, par des formes de vers.
Corneille était agité par des formes de réplique:
Hé bien! prends-en ta part et me laisse la mienne ...
d'Emile à Cinna.
Comme donc mon idée de perfection a changé tous les six mois, il m'est impossible de noter ce qu'elle était vers 1795 ou 1796, quand j'écrivais un drame dont j'ai oublié le nom. Le personnage principal s'appelait Picklar peut-être et était peut-être pris à Florian.
La seule chose que je voie clairement, c'est que, depuis quarante-six[17] ans, mon idéal est de vivre à Paris, dans un quatrième étage, écrivant un drame ou un livre.
Les bassesses infinies et l'esprit de conduite nécessaire pour faire jouer un drame m'ont empêché d'en faire, bien malgré moi; il n'y a pas huit jours que j'en avais des remords abominables. J'en ai esquissé plus de vingt, toujours trop de détails, et trop profonds, trop peu intelligibles pour le public bête comme M. Ternaux, dont la révolution de 1789 a peuplé le parterre et les loges.
Quand, par son immortel pamphlet Qu'est-ce que le Tiers? Nous sommes à genoux, levons-nous, M. l'abbé Sieyès porta le premier coup à l'aristocratie politique, il fonda sans le savoir l'aristocratie littéraire. (Cette idée m'est venue en novembre 1835), faisant une préface à de Brosses[18] qui a choqué Colomb.)
[1] Le chapitre XXXI est le chapitre XXVI du manuscrit (fol. 451 à 468).—Ecrit à Rome, les 16 et 19 janvier 1836. On lit en haut du fol. 451: «16 janv. 1836. Le 15, excès de lecture, battements de cœur, ou plutôt cœur resserré.»
[2] ... Ericie, ou la Vestale.—Ericie, ou la Vestale, présentée au Théâtre Français en 1767, fut considérée par la Censure comme attaquant les couvents. On en référa à l'archevêque de Paris, qui soumit le cas à la Sorbonne. De là, grand bruit sur le nom de Dubois-Fontanelle; tout le monde veut lire son drame, soit dans des copies manuscrites, soit dans des éditions clandestines. Trois colporteurs accusés, à Lyon, d'avoir vendu des exemplaires d'Ericie, furent condamnés aux galères (1768).—La Mélanie de Laharpe est de 1770.
[3] ... Renauldon, ... maire de Grenoble de 1800 à 1814 ...—Renauldon fut maire de Grenoble du 28 fructidor an VIII (15 septembre 1800) jusqu'au 21 avril 1815.
[4] ... M. Jérôme ...—Sous ce nom, Français de Nantes a publié deux ouvrages: Le manuscrit de feu M. Jérôme (1825) et Recueil de fadaises, par M. Jérôme (1826).
[5] ... M. le comte Daru ...—Daru publia, en outre, divers ouvrages historiques et littéraires qui lui ouvrirent les portes de l'Académie française. Il fit paraître notamment une traduction en vers des Epîtres d'Horace (1798) et une Histoire de la République de Venise (1819).
[6] ... cette petite figure de géométrie inventée par moi ...—Suit la figure géométrique annoncée. C'est un carrefour de six routes au milieu duquel se trouve l'homme, en «A, moment de la naissance». A droite, en «R, route de l'argent: Rotschild» et en «P, route des bons préfets et conseillers d'Etat: MM. Daru, Rœderer, Français, Beugnot»; au milieu, une seule route est dénommée, la «route de la considération publique»; à gauche s'ouvrent en «L, route de l'art de se faire lire: Le Tasse, J.-J. Rousseau, Mozart», et en «F, route de la folie». Quatre d'entre elles (Argent, Bons Préfets et Conseillers d'Etat, Considération publique et Folie) sont dénommées: «B, routes prises à sept ans, souvent à notre insu. Il est souverainement absurde de vouloir, à cinquante ans, laisser la route R et la route P pour la route L. Frédéric II ne s'est guère fait lire, et dès vingt ans il songeait à la route L.»(Voir notre reproduction du fol. 454 du manuscrit.)
[7] ... Fontanelle.—Dubois-Fontanelle était nommé M. de Fontanelle dans le monde littéraire de son temps. (Voir, par exemple, les Mémoires secrets de Bachaumont.)
[8] ... il fut obligé de traduire les Métamorphoses d'Ovide ...—Dubois-Fontanelle donna sept éditions de sa traduction des Métamorphoses entre 1762 et 1806.
[9] ... le premier volume de Gibbon ...—L'ouvrage de Gibbon, dont la première édition, en six volumes, parut entre 1776 et 1788, porte le titre suivant: The history of the décline and the Fall of the roman Empire.
[10] Quelqu'un a eu la même idée à Rome ...—Ms.: «Erom.»
[11] ... à l'angle sud-ouest de la cour du Collège ...—Suit un plan sommaire indiquant l'appartement de Dubois-Fontanelle. Le point B, où se trouvait l'édition de Voltaire, est situé dans son cabinet. Un autre plan, au verso du fol. 459, indique l'appartement de Dubois-Fontanelle et plusieurs salles du collège, notamment celle du cours de belles-lettres.
[12] ... avec ce petit jésuite ...—Ms.: «Tejé.»
[13] ... minus habens sans conséquence.—Au verso du fol. 461, on lit: «En une heure et demie, de 450 à 461, onze pages.»
[14] ... ce petit jésuite ...—Ms.: «Tejé.»
[15] ... M. Tortelebeau ...—Père de feu Mme la comtesse Français de Nantes. (Note au crayon de R. Colomb.)
[16] ... des louanges qu'il méritait.—Suit un blanc de plusieurs lignes.
[17] ... depuis quarante-six ans ...—Ms.: «4 X 10 + 6.»
[18] ... une préface à de Brosses ...—Cette préface a paru en 1836 dans la Revue de Paris, sous ce titre: La comédie est impossible en 1836. Elle se trouve dans l'édition Michel Lévy de 1855, à la fin des Chroniques italiennes.
CHAPITRE XXXII[1]
J'avais donc un certain beau littéraire dans la tête en 1790 ou 1797, quand je suivais le cours de M. Dubois-Fontanelle; ce beau était fort différent du sien. Le trait le plus marquant de cette différence était mon adoration pour la vérité tragique et simple de Shakespeare, contrastant avec la puérilité emphatique de Voltaire.
Je me souviens, entre autres, que M. Dubois nous récitait avec enthousiasme de certains vers de Voltaire ou de lui, où il y avait: dans la plaie ... retournant le couteau. Ce mot couteau me choquait à fond, profondément, parce qu'il appliquait mal ma règle, mon amour pour la simplicité. Je vois ce pourquoi aujourd'hui; j'ai senti vivement toute ma vie, mais je ne vois le pourquoi que longtemps après.
Hier seulement, 18 janvier 1836, fête de la catedra de Saint-Pierre, en sortant de Saint-Pierre à quatre heures, et, me retournant pour regarder le dôme, pour la première fois de ma vie je l'ai regardé comme on regarde un autre édifice: j'y ai vu le balcon de fer du tambour, je me suis dit: je vois ce qui est pour la première fois; jusqu'ici je l'ai regardé comme on regarde la femme qu'on aime. Tout m'en plaisait (je parle du tambour et de la coupole), comment aurais-je pu y trouver des défauts?
Voilà que par un autre chemin, un autre côté, je reviens à avoir la vue de ce défaut que j'ai noté plus haut dans ce mien véridique récit, le manque de sagacité.
Mon Dieu! comme je m'égare! J'avais donc une doctrine intérieure quand je suivais le cours de M. Dubois, je n'apprenais tout ce qu'il me disait que comme une fausseté utile. Quand il blâmait Shakespeare surtout, je rougissais intérieurement.
Mais j'apprenais d'autant mieux cette doctrine littéraire que je n'en étais pas enthousiaste.
Un de mes malheurs a été de ne pas plaire aux gens dont j'étais enthousiaste (exemple Mme Pasta et M. de Tracy); apparemment, je les aimais à ma manière et non à la leur.
De même, je manque souvent l'exposition d'une doctrine que j'adore: on me contredit, les larmes me viennent aux yeux, et je ne puis plus parler. Je dirais, si je l'usais: Ah! vous me percez le cœur! Je me souviens de deux exemples bien frappants pour moi:
1° Louange du Corrège à propos de Prud'hon, parlant à Mareste dans le Palais-Royal, et allant à un pique-nique avec MM. Duvergier de Hauranne, l'aimable Dittmer et le vilain Cavé.
Le second, parlant de Mozart à MM. Ampère et Adrien de Jussieu, en revenant de Naples vers 1832 (un mois après le tremblement de terre qui a écorné Foligno).
Littérairement parlant, le cours de M. Dubois[2] (imprimé depuis en quatre volumes par son petit-fils, Ch. Renauldon) me fut utile comme me donnant une vue complète du champ littéraire et empêchant mon imagination d'en exagérer les parties inconnues, comme Sophocle, Ossian. etc.
Ce cours fut très utile à ma vanité en confirmant les autres définitivement dans l'opinion qui me plaçait dans les sept à huit garçons d'esprit de l'Ecole. Il me semble toutefois que Grand-Dufay était placé avant moi; j'ai oublié le nom des autres.
L'âge d'or de M. Fontanelle le temps dont il parlait avec attendrissement, c'était son arrivée à Paris vers 1750. Tout était plein alors du nom de Voltaire et des ouvrages qu'il envoyait sans cesse de Ferney. (Etait-il déjà à Ferney?)
Tout cela manquait son effet sur moi, qui abhorrais la puérilité de Voltaire dans l'histoire et sa basse envie contre Corneille; il me semble que dès cette époque j'avais remarqué le ton prêtre du Commentaire de Voltaire dans la belle édition de Corneille avec estampes, qui occupait un des hauts rayons de la bibliothèque fermée de glaces de mon père à Claix, bibliothèque dont je volais la clef et où j'avais découvert, ce me semble, la Nouvelle-Héloïse quelques années avant, et certainement depuis Grandisson[3], que je lisais en fondant en larmes de tendresse dans un galetas du second étage de la maison de Claix, où je me croyais en sûreté.
M. Jay, ce grand hâbleur, si nul comme peintre, avait un talent marqué[4] pour allumer l'émulation la plus violente dans nos cœurs et, à mes yeux maintenant, c'est là le premier talent d'un professeur. Combien je pensais différemment vers 1796! J'avais le culte du génie et du talent.
Un fantasque faisant tout par à coup, comme en agit d'ordinaire un homme de génie, n'eût pas eu quatre cents ou trois cent cinquante élèves, comme M. Jay.
Enfin, la rue Neuve était encombrée quand nous sortions de son cours, ce qui redoublait les airs importants et emphatiques du professeur[5].
Je fus ravi, comme du plus difficile et du plus bel avancement possible, quand, vers le milieu d'une année, ce me semble. M. Jay me dit avec son air majestueux et paterne:
«Allons, monsieur B[eyle], prenez votre carton et allez, allez vous installer à la Bosse[6].»
Ce mot: monsieur, d'un usage si fréquent à Paris, était tout-à-fait insolite à Grenoble, en parlant à un enfant, et m'étonnait toujours, à moi adressé.
Je ne sais pas si je dus cet avancement à quelque mot de mon grand-père adressé à M. Jay ou à mon mérite à faire des hachures bien parallèles dans la classe des Académies, où depuis peu j'avais été admis. Le fait est qu'il surprit moi et les autres.
Admis parmi les douze ou quinze bosses, mes dessins aux crayons noirs et blancs, d'après les têtes de Niobé et de Démothène (ainsi nommées par nous), surprirent M. Jay, qui avait l'air scandalisé de me trouver autant de talent qu'aux autres. Le plus fort de cette classe était un M. Ennemond Hélie (depuis notaire en cour); c'était l'homme le plus froid, il avait été, disait-on, à l'armée. Ses ouvrages tendaient, au genre de Philippe de Champaigne, mais c'était un homme et non un enfant, comme nous autres, il y avait de l'injustice à le faire concourir avec nous.
Bientôt à la Bosse j'obtins un prix. Nous l'obtînmes à deux ou trois, on tira au sort et j'eus l'Essai sur la Poésie et la Peinture, de l'abbé Dubos, que je lus avec le plus vif plaisir. Ce livre répondait aux sentiments de mon cœur, sentiments inconnus à moi-même.
Moulezin, l'idéal du provincial timide, dépourvu de toute idée et fort soigneux, excellait à tirer des hachures bien parallèles avec un crayon de sanguine bien taillé. Un homme de talent, à la place de M. Jay, nous eût dit en nous montrant Moulezin: «Messieurs, voilà comment il ne faut pas faire.»Au lieu de cela, Moulezin était le rival d'Ennemond Hélie.
Le spirituel Dufay faisait des dessins fort originaux, disait M. Jay, il se distingua surtout quand M. Jay eut l'excellente idée de nous faire tous poser tour à tour pour l'étude des têtes. Nous avions aussi le gros Hélie, surnommé le bedot (le bête, le lourd), et les deux Monval, que leur faveur aux mathématiques avait suivi à l'école de dessin. Nous travaillions avec une ardeur et une rivalité incroyables deux ou trois heures de chaque après-midi.
Un jour qu'il y avait deux modèles, le grand Odru, du latin, m'empêchait de voir; je lui donnai un soufflet de toutes mes forces en O[7]. Un instant après, moi rassis à ma place en H, il tira ma chaise par derrière et me fit tomber sur le derrière. C'était un homme; il avait un pied de plus que moi, mais il me haïssait fort. J'avais dessiné, dans l'escalier du latin, de concert avec Gauthier et Crozet, ce me semble, une caricature énorme comme lui, sous laquelle j'avais écrit: Odruas Kambin. Il rougissait quand on l'appelait Odruas, et dirait kambin, au lieu de: quand bien.
A l'instant, il fut décidé que nous devions nous battre au pistolet. Nous descendîmes dans la cour; M. Jay voulant s'interposer, nous primes la fuite; M. Jay retourna à l'autre salle. Nous sortîmes, mais tout le collège nous suivit. Nous avions peut-être deux cents suivants.
J'avais prié Diday, qui s'était trouvé là, de me servir de témoin; j'étais fort troublé, mais plein d'ardeur. Je ne sais comment il se fit que nous nous dirigeâmes vers la porte de la Graille, fort incommodés par notre cortège. Il fallait avoir des pistolets, ce n'était pas facile. Je finis par obtenir un pistolet de huit pouces de long. Je voyais Odru marcher à vingt pas de moi, il m'accablait d'injures. On ne nous laissait pas approcher; d'un coup de poing, il m'aurait tué.
Je ne répondais pas à ses injures, mais je tremblais de colère. Je ne dis pas que j'eusse été exempt de peur si le duel eût été arrangé comme à l'ordinaire, quatre ou six personnes allant froidement ensemble, à six heures du matin, dans un fiacre, à une grande lieue d'une ville.
La garde de la porte de la Graille fut sur le point de prendre les armes.
Cette procession de polissons, ridicule et fort incommode pour nous, redoublait ses cris: Se battront-ils? ne se battront-ils pas? dès que nous nous arrêtions pour faire quelque chose. J'avais grand'peur d'être rossé par Odru, plus grand d'un pied que ses témoins et que les miens. Je me rappelle du seul Maurice Diday comme mon témoin (depuis plat ultra, maire de Domène, et écrivant dans les journaux des lettres ultra, sans orthographe). Odru était furieux.
Enfin, après une heure et demie de poursuite, comme la nuit approchait, les polissons nous laissèrent un peu de tranquillité entre les portes de Bonne et Très-Cloîtres. Nous descendîmes dans les fossés de la ville, tracés par Louis Royer, à un pied de profondeur, ou nous nous arrêtâmes sur le bord de ces fossés.
Là, on chargea les pistolets, on mesura un nombre de pas effroyable, peut-être vingt, et je me dis: Voici le moment d'avoir du courage. Je ne sais comment, Odru dut tirer le premier, je regardai fixement un petit morceau de rocher en forme de trapèze[8] qui se trouvait au-dessus de lui, le même que l'on voyait de la fenêtre de ma tante Elisabeth, à côté du toit de l'église Saint-Louis.
Je ne sais comment on ne fit pas feu. Probablement, les témoins n'avaient pas chargé les pistolets. Il me semble que je n'eus pas à viser. La paix fut déclarée, mais sans loucher de mains ni encore moins embrassade. Odru, fort en colère, m'aurait rossé[9].
Dans la rue Très-Cloîtres, marchant avec mon témoin Diday[10], je lui dis:
«Pour ne pas avoir peur, tandis qu'Odru me visait, je regardais le petit rocher au-dessus de Seyssins[11].
—Tu ne dois jamais dire ça, une telle parole ne doit jamais sortir de ta bouche», me dit-il, en me grondant ferme.
Je fus fort étonné et, en y réfléchissant, fort scandalisé de cette réprimande.
Mais, dès le lendemain, je me trouvai un remords horrible d'avoir laissé arranger cette affaire. Cela blessait toutes mes rêveries espagnoles: comment oser admirer le Cid après ne s'être pas battu? Comment penser aux héros de l'Arioste? Comment admirer et critiquer les grands personnages do l'histoire romaine dont je relisais souvent les hauts faits dans le doucereux Rollin?
En écrivant ceci, j'éprouve la sensation de passer la main sur la cicatrice d'une blessure guérie.
Je n'ai pas pensé deux fois à ce duel depuis mon autre duel arrangé avec M. Raindre (chef d'escadron ou colonel d'artillerie légère, à Vienne, en 1809, pour Babet).
Je vois qu'il a été le grand remords de tout le commencement de ma jeunesse, et la vraie raison de mon outrecuidance (presque insolence) dans le duel de Milan, où Cardon fut témoin.
Dans l'affaire Odru, j'étais étonné, troublé, me laissant faire, distrait par la peur d'être rossé par le colossal Odru, je me préparais de temps en temps à avoir peur. Pendant les deux heures que dura la procession des deux cents gamins, je me disais: Quand les pas seront mesurés, c'est alors qu'il y aura du danger. Ce qui me faisait horreur, c'était d'être rapporté à la maison sur une échelle, comme j'avais vu rapporter le pauvre Lambert. Mais je n'eus pas un instant l'idée la plus éloignée que l'affaire serait arrangée.
Arrivé au grand moment, pendant qu'Odru me visait et, ce me semble, que son pistolet ratait plusieurs fois, j'étudiais les contours du petit rocher[12]. Le temps ne me sembla point long (comme il semblait long, à la Moskowa, au très brave et excellent officier Andrea Corner, mon ami).
En un mot, je ne jouai point la comédie, je fus parfaitement naturel, point vantard, mais très brave.
J'eus tort, il fallait blaguer; avec ma vraie résolution de me battre, je me serais fait une réputation dans notre ville, où l'on se battait beaucoup, non pas comme les Napolitains de 1836, parmi lesquels les duels produisent très peu de cadavres, ou point, mais en braves gens. Par contraste avec mon extrême jeunesse (ce devait être en 1796, donc treize[13] ans, ou peut-être 1795) et mes habitudes retirées et d'enfant noble si j'eusse eu l'esprit de parler un peu je me faisais une réputation admirable.
M. Châtel, une de nos connaissances et de nos voisins, Grande-rue, avait tué six hommes. De mon temps, c'est-à-dire de 1798 à 1805, deux de mes connaissances, le fils Bernard et Rover Gros-bec, ont été tués en duel, M. Rover à quarante-cinq pas, à la nuit tombante, dans les délaissés du Drac, prés l'endroit où fut établi, depuis, le pont de fil de fer[14].
Ce fat de Bernard[15] (fils d'un autre fat, depuis juge à la Cour de Cassation, ce me semble, et ultra), ce fat de Bernard reçut au moulin de Canel[16] un petit coup d'épée de l'aimable Meffrey (M. de Meffrey, receveur général, mari de la dame d'honneur complaisante de Mme la duchesse de Berry. et depuis heureux héritier du gros Vourey). Bernard tomba mort, M. de Meffrey s'enfuit à Lyon; la querelle était presque de caste, Mareste fut, ce me semble, témoin de Meffrey et m'a raconté la chose.
Quoi qu'il en soit, je gagnai un remords profond:
1° A cause de mon espagnolisme, défaut exilant encore en 1830, ce que Fiore a reconnu et qu'il appelle avec Thucydide: Vous tendez vos filets trop haut.
2° Faute de blague. Dans les grands dangers, je suis naturel et simple. Cela fut de bon goût à Smolensk, aux yeux du duc de Frioul. M. Daru, qui ne m'aimait pas, écrivit la même chose à sa femme, de Vilna, je pense, après la retraite de Moscou. Mais, aux yeux du vulgaire, je n'ai pas joué le rôle brillant auquel je n'avais qu'à étendre la main pour atteindre.
Plus j'y réfléchis, plus il me semble que cette dispute est de 1795, bien antérieure à ma passion pour les mathématiques, à mon amitié pour Bigillion, à mon amitié tendre pour Mlle Victorine.
Je respectais infiniment Maurice Diday[17]:
1° parce que mon excellent grand-père, ami peut-être intime de sa mère, le louait beaucoup:
2° je l'avais vu plusieurs fois en uniforme de soldat d'artillerie et il était allé à son corps, plus loin que Montmélian:
3° enfin, et surtout, il avait l'honneur d'être amoureux de Mlle Létourneau, peut-être la plus jolie fille de Grenoble et fille de l'homme certainement le plus gai, le plus insouciant, le plus philosophe, le plus blâmé par mon père et mes parents. En effet, M. Létourneau leur ressemblait bien peu; il s'était ruinoté et avait épousé une demoiselle Borel, je crois, une sœur de la mère de Victorine Mounier, qui fut cause de mon abandon de l'état militaire et de ma fuite à Paris en 1803.
Mlle Létourneau était une beauté dans le genre lourd (comme les figures de Tiarini. Mort de Cléopatre et d'Antoine, au musée du Louvre). Diday l'épousa par la suite mais eut bientôt la douleur de la perdre, après six ans d'amour; on dit qu'il en fut hébété et se retira à la campagne, à Domène[18].
Après mon prix, au milieu de l'année, à la Bosse, qui scandalisa tous les courtisans plus avancés que moi à la cour de M. Jay, mais que personne n'osa dire immérité, mon rang changea au dessin, comme nous disions. Je me serais mis au feu pour obtenir aussi un prix à la fin de l'année; il me semble que je l'obtins, sinon je trouverais le souvenir[19] du chagrin de l'avoir manqué.
J'eus le premier prix de belles-lettres avec acclamation, j'eus un accessit ou un second prix aux mathématiques, et celui-là fut dur à enlever. M. Dupuy avait une répugnance marquée pour ma manie raisonnante.
Il appelait tous les jours au tableau et en les tutoyant MM. de Monval—ou les Monvaux, comme nous les appelions, parce qu'ils étaient nobles, lui-même prétendait à la noblesse[20],—Sinard, Saint-Ferréol, nobles, le bon Aribert, qu'il protégeait, l'aimable Mante, etc., etc., et moi le plus rarement qu'il pouvait, et quand j'y étais, il ne m'écoutait pas, ce qui m'humiliait et me déconcertait beaucoup car, les autres, il ne les perdait pas de l'œil. Malgré cela, mon amour, qui commençait à être sérieux, pour les mathématiques, faisait que quand je trouvais une difficulté je la lui exposais, moi étant au tableau, H[21], et M. Dupuy dans son immense fauteuil bleu de ciel en D; mon indiscrétion l'obligeait à répondre, et c'était là le diable. Il me demandait sans cesse de lui exposer mes doutes en particulier, prétendant que cela faisait perdre du temps à la classe.
Il chargeait le bon Sinard de me lever mes doutes. Sinard, beaucoup plus fort mais de bonne foi, passait une heure ou deux à nier ces doutes, puis à les comprendre, et finissait par avouer qu'il ne savait que répondre.
Il me semble que tous ces braves gens-là, Mante excepté, faisaient des mathématiques une simple affaire de mémoire. M. Dupuy eut l'air fort attrapé de mon premier prix, si triomphant, au cours de belles-lettres. Mon examen qui eut lieu, comme tous les autres, en présence des membres du Département, des membres du jury, de tous les professeurs et de deux, ou trois cents élèves, fut amusant pour ces Messieurs. Je parlai bien, et les membres de l'administration départementale, étonnés de ne pas s'ennuyer, me firent compliment et, mon examen terminé, me dirent:
«Monsieur B[eyle], vous avez le prix; mais, pour notre plaisir, veuillez bien répondre encore à quelques questions.»
Ce triomphe précéda, je crois, l'examen de mathématiques et me donnait un rang et une assurance qui pour l'année suivante forçaient M. Dupuy à m'appeler souvent au tableau.
Si jamais je repasse par Grenoble, il faut que je fasse faire des recherches dans les archives de la Préfecture pour les années de 1794 à 1799 inclusivement. Le procès-verbal imprimé de la distribution des prix me donnerait la date de tous ces petits événements dont, après tant d'années, le souvenir me revient avec plaisir. J'étais à la montée de la vie, et avec quelle imagination de feu ne me figurais-je pas les plaisirs à venir?... Je suis à la descente[22].
Après ce mois d'août triomphant, mon père n'osa plus s'opposer d'une façon aussi ferme à ma passion pour la chasse. Il me laissa prendre de mauvaise grâce son fusil et même un fusil de calibre de munition, plus solide, qui avait été fait de commande pour feu M. Rey, notaire, son beau-frère.
Ma tante Rey[23] était une jolie femme que j'allais voir dans son joli appartement, dans la cour du Palais. Mon père ne voulait pas que je me liasse[24] avec Edouard Rey, son second fils, inique polisson lié avec la pire canaille. (C'est aujourd'hui le colonel d'artillerie Rey, insigne Dauphinois, plus fin et plus trompeur à lui tout seul que quatre procureurs grenoblois, du reste archi-cocu, bien peu aimable, mais qui doit être un bon colonel dans cette arme qui a tant de détails. Il me semble qu'en 1831 il était employé à Alger. Il a été amant de M. P.[25])
[1] Le chapitre XXXII est le chapitre XXVII du manuscrit (fol. 469 à 500).—Ecrit à Rome, les 19 et 20 janvier 1836.
[2] ... le cours de M. Dubois (imprimé depuis en quatre volumes ...—Dubois-Fontanelle, Cours de Belles-lettres. Paris, Dufour, 1813-1820, 4 volumes in-8°.
[3] ... Grandisson ...—Roman épistolaire de Richardson, publié en 1753.
[4] ... ce grand hâbleur, si nul comme peintre, avait un talent marqué ...—Variante: «Ce grand hâbleur, qui avait si peu de talent comme peintre, en avait un fort grand.... »
[5] ... les airs importants et emphatiques du professeur.—Variante: «Maître.»
[6] ... allez vous installer à la Bosse.—Au verso du fol. 466 est un plan de l'Ecole centrale.
[7] ... je lui donnai un soufflet de toutes mes forces en O.—Suit un croquis des places respectives des élèves autour des modèles.
[8] ... un petit morceau de rocher en forme de trapèze ...—Suit une silhouette du rocher.—A ce sujet, voir plus haut, t. I, chapitre XVI, p. 187-188.
[9] Odru, fort en colère, m'aurait rossé.—Plan du lieu du duel et de la position des adversaires.
[10] ... mon témoin Diday ...—Ms.: «Baudry.»
[11] ... le petit rocher au-dessus de Seyssins.—De nouveau une silhouette de ce rocher.
[12] ... j'étudiais les contours du petit rocher.—Pour la troisième fois, Stendhal figure la silhouette de ce rocher.
[13] ... en 1796, donc treize ans ...—Ms.: «10 + 3.»
[14] ... le pont de fil de fer.—Le pont suspendu, aujourd'hui situé à l'extrémité du cours Berriat.
[15] Ce fat de Bernard ...—A ce duel figuraient: MM. Didier, Madier de Montjeau, de Vourey et de Mareste. (Note au crayon de R. Colomb.)
[16] ... au moulin de Canel ...—Voisin du cours de Saint-André.
[17] ... Maurice Diday.—Ms.: «Baudry.» Stendhal avait d'abord écrit: Diday, puis a remplacé ce nom par celui de Baudry.
[18] ... et se retira à la campagne, à Domène.—Erreur. Il fut directeur des contributions indirectes et n'a quitté cette administration que pour prendre sa retraite, de 1830 à 1833, je crois. (Note au crayon de R. Colomb.)—Pierre-Maurice Diday épousa, le 20 octobre 1808, Marie-Caroline-Ernestine Létourneau.—Suit un croquis de la vallée du Graisivaudan, «vallée admirable»; Stendhal y a figuré Grenoble, Saint-Ismier, Domène et Fort-Barraux, et, à Saint-Ismier, les maisons de MM. Bigillion et Faure.
[19] ... je trouverais le souvenir ...—Variante: «Je me souviendrais.»
[20] ... lui-même prétendait à la noblesse ...—Dupuy portait le nom de Dupuy de Bordes.
[21] ... moi étant au tableau. H ...—Suit un croquis du jeune Beyle au tableau. (Voir notre planche.)
[22] Je suis à la descente.—Au-dessous, Stendhal a figuré la courbe de son existence. La période culminante va de 1810, «ma nomination d'auditeur, 3 août 1810», à 1821, «mon retour de Milan, en juin 1821».
[23] Ma tante Rey ...—Sophie-Eléonore Beyle, née le 6 janvier 1752, avait épousé M. Rey, notaire à Grenoble.
[24] ... que je me liasse ...—Variante: «Que je fisse amitié.»
[25]—A la fin du chapitre, au verso du fol. 500, Stendhal note: «En sept quarts d'heure, de 483 à 500, dix-sept pages.»
CHAPITRE XXXIII[1]
Je fais de grandes découvertes sur mon compte en écrivant ces Mémoires. La difficulté n'est plus de trouver et de dire la vérité, mais de trouver qui la lise. Peut-être le plaisir des découvertes et des jugements ou appréciations qui les suivent me déterminera-t-il à continuer; l'idée d'être lu s'évanouit de plus en plus. Me voici à la page 501, et je ne suis pas encore sorti de Grenoble!
Ce tableau des révolutions d'un cœur ferait un gros volume in-8°, avant d'arriver à Milan. Qui lirait de telles fadaises? Quel talent de peintre ne faudrait-il pas pour les bien peindre, et j'abhorre presque également la description de Walter Scott et l'emphase de Rousseau. Il me faudrait pour lecteur une Madame Roland, et encore peut-être le manque de description des charmants ombrages de notre vallée de d'Isère lui ferait jeter le livre. Que de choses à dire pour qui aurait la patience de décrire juste! Quels beaux groupes d'arbres, quelle végétation vigoureuse et luxuriante dans la plaine, quels jolis bois de châtaigniers sur les côteaux, et au-dessus quel grand caractère impriment à tout cela les neiges éternelles de Taillefer! Quelle basse sublime à cette jolie[2] mélodie!
Ce fut, je crois, cet automne-là que j'eus le délicieux plaisir de tuer un tourdre[3], dans le sentier de la vigne au-dessus de la grande pièce, précisément en face du sommet arrondi et blanc de la montagne de Taillefer[4]. Ce fut un des plus vifs bonheurs de ma vie[5]. Je venais de courir les vignes de Doyatières, j'entrais dans le sentier étroit entre deux haies hautes et touffues, de H en P, quand tout-à-coup un gros tourdre s'élança avec un petit cri de la vigne en T' tout au haut de l'arbre T, un cerisier, je crois, fort élancé et peu chargé de feuillage.
Je le vis, je tirai dans une position à peu près horizontale, car je n'étais pas encore descendu. Le tourdre tomba en donnant à la terre un coup que j'entends encore. Je descendis le sentier, ivre de joie.
Je rentrai, j'allai dire à un vieux domestique grognon et un peu chasseur:
«Barbier, votre élève est digne de vous!»
Cet homme eût été beaucoup plus sensible au don d'une pièce de douze sous, et d'ailleurs ne comprit pas un mot à ce que je lui disais.
Dès que je suis ému, je tombe dans l'espagnolisme communiqué par[6] ma tante Elisabeth, qui disait encore: Beau comme le Cid.
Je rêvais profondément en parcourant, un fusil à la main, les vignes et les hautaies des environs de Furonières. Comme mon père, soigneux de me contrarier, défendait la chasse, et tout au plus la tolérait à grand'peine par faiblesse, j'allais rarement et presque jamais à la chasse avec de vrais chasseurs, quelquefois à la chasse au renard dans les précipices du rocher de Comboire avec Joseph Brun, le tailleur de nos hautaies[7]. Là, placé pour attendre un renard, je me grondais de ma rêverie profonde, de laquelle il eût fallu[8] me réveiller si l'animal eût paru. Il parut un jour à quinze pas de moi, il venait à moi au petit trot, je tirai et ne vis rien; je le manquai fort bien. Les dangers des précipices à plomb sur le Drac étaient si terribles pour moi que je pensais fort, ce jour-là, au péril du retour[9]; on se glisse sur des rebords comme A et B avec la perspective du Drac mugissant au pied du rocher. Les paysans avec lesquels j'allais (Joseph Brun et son fils, Sébastien Charrière, etc.) avaient gardé leurs troupeaux de moutons dans ces pentes rapides dès l'âge de six ans et nus de pieds; au besoin ils ôtaient leurs souliers. Pour moi, il n'était pas question d'ôter les miens, et j'allai deux ou trois fois au plus dans ces rochers.
J'eus une peur complète le jour que je manquai le renard, bien plus grande que celle que j'eus, arrêté dans un chanvre, en Silésie (campagne de 1813), et voyant venir vers moi, tout seul, dix-huit ou vingt cosaques. Le jour de Comboire, je regardais à ma montre, qui était d'or, comme je fais dans les grandes circonstances pour avoir un souvenir net au moins de l'heure, et comme fit M. de La Valette au moment de sa condamnation à mort (par les Bourbons). Il était huit heures, on m'avait fait lever avant jour, ce qui me brouille toujours toute la matinée. J'étais rêvant au beau paysage, à l'amour, et probablement aussi aux dangers du retour, quand le renard vint à moi au petit trot. Sa grosse queue me le fit reconnaître pour un renard, car au premier moment je le pris pour un chien[10]. En S, le sentier pouvait avoir deux pieds, et en S' deux pouces, il fallait que le renard fît un saut pour passer de S' en H, sur mon coup de fusil il sauta sur des broussailles en B, à cinq ou six pieds au-dessous de nous.
Les sentiers possibles, praticables même pour un renard, sont en petit nombre dans ce précipice; trois ou quatre chasseurs les occupent, un autre lance les chiens, le renard monte, et fort probablement il arrive sur quelque chasseur.
Une chasse dont ces chasseurs parlaient sans cesse est celle des chamois, au Peuil de Claix[11], mais la défense de mon père était précise, jamais aucun d'eux n'osa m'y mener. Ce fut en 1795, je pense, que j'eus cette belle peur dans les rochers de Comboire.
Je tuai bientôt mon second tourdre (tourdre: grive), mais plus petit que le premier, à la nuit tombée, le distinguant à peine, sur un noyer dans le champ de M. de La Peyrouse, je crois, au-dessus de notre Pelissone (id est: de notre vigne Pelissone).
Je tuai le troisième et dernier sur un petit noyer bordant le chemin au nord de notre petit verger. Ce tourdre, fort petit, était presque verticalement sur moi et me tomba presque sur le nez. Il tomba sur le mur à pierres sèches, et avec lui de grosses gouttes de sang que je vois encore.
Ce sang était signe de victoire. Ce ne fut qu'à Brunswick, en 1808, que la pitié me dégoûta de la chasse; aujourd'hui, elle me semble un meurtre inhumain et dégoûtant, et je ne tuerais pas un cousin sans nécessité. La dernière caille que j'ai tuée à Cività-Vecchia ne m'a pas fait pitié pourtant. Les perdrix, cailles, lièvres, me semblent des poulets nés pour aller à la broche.
Si on les consultait avant de les faire naître dans des fours à l'Egyptienne, au bout des Champs-Elysées, probablement ils ne refuseraient pas.
Je me souviens de la sensation délicieuse, un matin, partant avant jour avec Barbier et trouvant une belle lune et un vent chaud. C'était le temps des vendanges, je ne l'ai jamais oublié. Ce jour-là, j'avais extorqué de mon père la permission de suivre Barbier, factotum pour la direction de l'agriculture du domaine, à une foire à Sassenage ou Les Balmes[12]. Sassenage est le berceau de ma famille. Ils y étaient juges ou b[eyles], et la branche aînée y était encore établie en 1795 avec quinze ou vingt mille francs de rente qui, sans une certaine loi du 13 germinal, ce me semble, me seraient tombés en entier. Mon patriotisme n'en fut point ébranlé; il est vrai qu'à cet âge, ne sachant pas ce que c'était que manquer et travailler désagréablement pour gagner le nécessaire, l'argent n'était pour moi que satisfaction de fantaisies; or, je n'avais pas de fantaisies, n'allant jamais en société et ne voyant aucune femme; l'argent n'était donc rien à mes yeux.
J'étais alors comme un grand fleuve qui va se précipiter dans une cascade, comme le Rhin au-dessus de Schaffouse, dont le cours est encore tranquille, mais qui va se précipiter dans une immense cascade. Ma cascade fut l'amour des mathématiques qui d'abord, comme moyen de quitter Grenoble, la personnification du genre bourgeois et de la nausée exactement parlant, et ensuite par amour pour elles-mêmes, absorbèrent tout.
La chasse, qui me portait à lire avec attendrissement la Maison rustique et à faire des extraits de l'Histoire des Animaux de Buffon, dont l'emphase me choquait, dès cet âge tendre, comme cousine germaine de l'hypocrisie des p[rêtres], de mon père, la chasse fut le dernier signe de vie de mon âme, avant les mathématiques.
J'allais bien le plus souvent que je pouvais chez Mlle Victorine Bigillion, mais elle fit, ce me semble, de grands séjours à la campagne ces années-là. Je voyais aussi beaucoup Bigillion, son frère aîné, La Bayette, Galle, Barral, Michoud, Colomb, Mante, mais le cœur était aux mathématiques.
Encore un récit, et puis je serai tout hérissé d'x et d'y.
C'est une conspiration contre l'arbre de la Fraternité.
Je ne sais pourquoi je conspirai. Cet arbre était un malheureux jeune chêne très élancé, haut de trente pieds au moins, qu'on avait transplanté, à son grand regret, au milieu de la place Grenette, fort en deçà de l'arbre de la Liberté, qui avait toute ma tendresse.
L'arbre de la Fraternité, peut-être rival de l'autre, avait été planté immédiatement contre la cabane des châtaignes, vis-à-vis les fenêtres de feu M. Le Roy[13].
Je ne sais à quelle occasion on avait attaché à l'arbre de la Fraternité un écriteau blanc sur lequel M. Jay avait peint en jaune, et avec son talent ordinaire, une couronne, un sceptre, des chaînes, tout cela au bas d'une inscription et en attitude de choses vaincues.
L'inscription avait plusieurs lignes[14] et je n'en ai aucune mémoire, quoique ce fût contre elle que je conspirai.
Ceci est bien une preuve de ce principe: un peu de passion augmente l'esprit, beaucoup l'éteint. Contre quoi conspirâmes-nous? Je l'ignore. Je ne me souviens encore vaguement que de cette maxime: il est de notre devoir de nuire à ce que nous haïssons autant qu'il est en nous. Et encore ceci est bien vague. Du reste, pas le moindre souvenir de ce que nous haïssions et des motifs de notre haine, seulement l'image du fait et voilà tout, mais celle-ci fut nette.
Moi seul j'eus l'idée de la chose[15], il fallut la communiquer aux autres, qui d'abord furent froids: le corps de garde est si près! disaient-ils; mais, enfin, ils furent aussi résolus que moi. Les conspirateurs furent Mante, Treillard, Colomb et moi, peut-être un ou deux de plus.
Pourquoi ne tirai-je pas le coup de pistolet? Je l'ignore. Il me semble que ce fut Treillard ou Mante[16].
Il fallut se procurer ce pistolet-là, il avait huit pouces de long. Nous le chargeâmes jusqu'à la gueule. L'arbre de la Fraternité pouvait avoir trente-six ou quarante pieds de haut, l'écriteau était attaché à dix ou douze pieds, il me semble qu'il y avait une barrière autour de l'arbre[17].
Le danger pouvait venir du corps de garde C, dont les soldats se promenaient dans l'espace non pavé, de P en P'.
Quelques passants provenant de la rue Montorge ou de la Grande-rue pouvaient nous arrêter. Les quatre ou cinq d'entre nous qui ne tirèrent pas observaient les soldats du corps de garde; peut-être fût-ce là mon poste, comme le plus dangereux, mais je n'en ai aucune souvenance. D'autres observaient la rue Montorge et la Grande-rue.
Vers les huit heures du soir, il faisait nuit noire,—et pas trop froid, nous étions en automne ou au printemps,—il y eut un moment de solitude sur la place, nous nous promenions nonchalamment, et donnâmes le mot à Mante ou à Treillard[18].
Le coup partit et fit un bruit effroyable, le silence était profond, et le pistolet chargé à crever. Au même instant, les soldats du poste furent sur nous. Je pense que nous n'étions pas les seuls à haïr l'inscription et qu'on pensait qu'elle pourrait être attaquée.
Les soldats nous touchaient presque, nous nous sauvâmes dans la porte G de la maison de mon grand-père, mais on nous vit fort bien: tout le monde était aux fenêtres, beaucoup rapprochaient les chandelles et illuminaient[19].
Cette porte G, sur la Grenette, communiquait par un passage étroit au second étage avec la porte G', sur la Grande-rue. Mais ce passage n'était ignoré de personne.
Pour nous sauver nous suivîmes donc la ligne FFF[20]. Quelques-uns de nous se sauvèrent aussi, ce me semble, par la grande porte des Jacobins, ce qui me porte à croire que nous étions plus nombreux que je ne l'ai dit. Prié était peut-être des nôtres.
Moi et un autre, Colomb peut-être[21], nous nous trouvâmes le plus vivement poursuivis. Ils sont entrés dans cette maison, entendions-nous crier tout près de nous.
Nous ne continuâmes pas de monter jusqu'au passage au-dessus du second étage; nous sonnâmes vivement au premier sur la place Grenette, à l'ancien appartement de mon grand-père, loué actuellement à Mlles Caudey, vieilles marchandes de modes fort dévotes. Heureusement elles ouvrirent, nous les trouvâmes fort effrayées du coup de pistolet et occupées à lire la Bible[22].
En deux mots nous leur disons: on nous poursuit, dites que nous avons passé ici la soirée. Nous nous asseyons, presque en même temps on sonne à arracher la sonnette; pour nous, nous sommes assis à écouter la Bible, je crois même que l'un de nous prend le livre.
Les commissaires entrent. Qui ils étaient, je n'en sais rien; je les regardais fort peu, apparemment.
«Ces citoyens ont-ils passé la soirée ici?
—Oui, messieurs; oui, citoyens,»dirent en se reprenant les pauvres dévotes effrayées. Je crois que leur frère, M. Caudey, vieux commis employé depuis quarante-cinq ans à l'hôpital, était avec elles.
Il fallait que ces commissaires ou citoyens zélés fussent bien peu clairvoyants ou bien disposés pour M. Gagnon, qui était vénéré de toute la ville, à partir de M. le baron des Adrets jusqu'à Poulet, le gargotier, car notre trouble devait nous faire faire une étrange figure au milieu de ces pauvres dévotes hors d'elles-mêmes par la peur. Peut-être cette peur, qui était aussi grande que la nôtre, nous sauva, toute l'assemblée devait avoir la même mine effarée.
Les commissaires répétèrent deux ou trois fois leur question: «Les citoyens ont-ils passé ici toute la soirée? Personne n'est-il entré depuis que vous avez entendu tirer le coup de pistolet?»
Le miraculeux, auquel nous songeâmes depuis, c'est que ces vieilles jansénistes aient voulu mentir. Je crois qu'elles se laissèrent aller à ce péché par vénération pour mon grand-père.
Les commissaires prirent nos noms et enfin déguerpirent.
Les compliments furent courts de nous à ces demoiselles. Nous prêtâmes l'oreille; quand nous n'entendîmes plus les commissaires, nous sortîmes, et continuâmes à monter vers le passage[23].
Mante et Treillard[24], plus agiles que nous et qui étaient entrés dans la porte G[25] avant nous, nous contèrent le lendemain que quand ils parvinrent à la porte G', sur la Grande-rue, ils la trouvèrent occupée par deux gardes. Ces Messieurs se mirent à parler de l'amabilité des demoiselles avec qui ils avaient passé la soirée, les gardes ne leur firent aucune question et ils filèrent.
Leur récit m'a fait tellement l'impression de la réalité que je ne saurais dire si ce ne fut pas Colomb et moi qui sortîmes[26] en parlant de l'amabilité de ces demoiselles.
Il me semblerait plus naturel que Colomb et moi entrâmes dans la maison, puis il s'en alla une demi-heure après.
Le piquant fut les discussions auxquelles mon père et ma tante Elisabeth se livraient sur les auteurs présumés de la révolte. Il me semble que je contai tout à ma sœur Pauline, qui était mon amie.
Le lendemain, à l'Ecole centrale, Monval (depuis colonel et méprisé), qui ne m'aimait pas, me dit:
«Hé bien! toi et les tiens vous avez tiré un coup de pistolet sur l'arbre de la Fraternité!»
Le délicieux fut d'aller contempler l'état de l'écriteau: il était criblé.
Les sceptres, couronnes et autres attributs vaincus étaient peints au midi, du côté qui regardait l'arbre de la Liberté. Les couronnes, etc., étaient peintes en jaune clair sur du papier tendu sur une toile ou sur une toile préparée pour la peinture à l'huile.
Je n'ai pas pensé à cette affaire depuis quinze ou vingt ans. J'avouerai que je la trouve fort belle. Je me répétais souvent, avec enthousiasme, dans ce temps-là, et j'ai encore répété, il n'y a pas quatre jours, ce vers d'Horace:
Albe vous a nommé, je ne vous connais plus!
Cette action était bien d'accord avec cette admiration.
Le singulier, c'est que je n'aie pas tiré moi-même le coup de pistolet; mais je ne pense pas que ç'ait été par prudence blâmable. Il me semble, mais je l'entrevis d'une façon douteuse et comme à travers un brouillard, que Treillard, qui arrivait de son village (Tullins, je pense[27]), voulut absolument tirer le coup de pistolet comme pour se donner le droit de bourgeoisie parmi nous[28].
En écrivant ceci, l'image de l'arbre de la Fraternité apparaît à mes yeux, ma mémoire fait des découvertes. Je crois voir que l'arbre de la Fraternité était environné d'un mur de deux pieds de haut garni de pierre de taille et soutenant une grille de fer de cinq ou six pieds de haut[29].
Jomard[30] était un gueux de prêtre, comme plus tard Ming, qui se fit guillotiner pour avoir empoisonné son beau-père, un M. Martin, de Vienne, ce me semble, ancien membre du Département, comme on disait. Je vis juger ce coquin-là, et ensuite guillotiner. J'étais sur le trottoir, devant la pharmacie de M. Plana.
Jomard avait laissé croître sa barbe, il avait les épaules drapées dans un drap rouge, comme parricide.
J'étais si près qu'après l'exécution je voyais les gouttes de sang se former le long du couteau avant de tomber. Cela me fit horreur, et pendant je ne sais combien de jours je ne pus manger de bouilli (bœuf).
[1] Le chapitre XXXIII est le chapitre XXVIII du manuscrit (fol. 501 à 526).—Ecrit à Rome, les 20, 22 et 24 janvier.—On lit en tête du fol. 501: «20 janvier 1836. Le 3 décembre, j'en étais à 93.»
[2] ... cette jolie mélodie!—Variante: «Belle.»
[3] ... tuer un tourdre ...—Ancien nom de la grive.
[4] ... la montagne de Taillefer.—Le Taillefer (2.861 m. d'altitude) ferme l'horizon vers le sud-est, à 23 kilomètres environ à vol d'oiseau de Furonières, près Claix.
[5] Ce fut un des plus vifs bonheurs de ma vie.—Suit un croquis de la scène: en haut d'une pente assez forte, mais courte, le jeune Beyle en H; au milieu de cette pente, en «T', vigne d'où se leva le tourdre en entendant le bruit de mon approche», et en T, le cerisier; au bas, la grande pièce s'étend horizontalement.
[6] ... l'espagnolisme communiqué par ...—Variante: «L'espagnolisme de.»
[7] ... Joseph Brun, le tailleur de nos hautaies.—En face, au verso du fol. 503, est une carte-esquisse du rocher de Comboire et de la vallée du Drac depuis le pont de Claix jusqu'au pont suspendu de Grenoble. Au bord du rocher de Comboire («précipices de deux ou trois cents pieds de haut»), en «H, moi; j'avais une vue superbe sur les côteaux d'Echirolles et de Jarrie, et mon regard enfilait la vallée». A propos du pont suspendu, Stendhal écrit: «Pont de fil de fer, dit de Seyssins, qui succéda au bac vers 1827, construit par mon ami Louis Crozet; le plat colonel Monval, méprisé de tout le monde (et loué à sa mort dans la Quotidienne), était actionnaire de ce pont, et ne voulait pas que Crozet, ingénieur en chef, fît l'épreuve complète. Par une lithographie les Périer (Casimir, Augustin, etc.) veulent ôter cette gloire à Crozet et la donner à un de leurs neveux. En tout les Périer trompeurs, finasseurs, de mauvaise foi, plats, bas.»
[8] ... de laquelle il eût fallu ...—Variante: «Il fallait.»
[9] ... je pensais fort, ce jour-là, au péril du retour ...—Suit un profil des précipices du rocher de Comboire, avec ressauts coupant la pente en A et en B.
[10] ... je le pris pour un chien.—Suit un croquis de la scène. En outre, au verso du fol. 508, Stendhal a figuré, en coupe, le profil de la pente du rocher de Comboire avec quatre sentiers horizontaux A, B, C, D. Ces sentiers naturels sont fréquents dans les Alpes calcaires du Dauphiné, où ils portent le nom de «sangles».
[11] ... au Peuil de Claix ...—Le Peuil de Claix est un plateau étroit et long, assez marécageux, situé à l'est et au nord-est de Claix, au pied des escarpements calcaires des montagnes du Vercors sur la vallée du Drac, à 1.000 mètres environ d'altitude. Depuis longtemps les chamois ont déserté ce lieu, aujourd'hui assez fréquenté.—Au verso du fol. 508, Stendhal a figuré deux profits des pentes, depuis Claix jusqu'à la crête des montagnes. Il a noté au bas de l'un: «Toutes ces pentes sont exagérées;»mais il dit de l'autre: «Ceci est plus correct.»
[12] ... Les Balmes.—Les Balmes, commune de Fontaine, entre Seyssins et Sassenage.
[13] ... vis-à-vis les fenêtres de feu M. Le Roy.—Suit un plan de la place Grenette. En «F était cet arbre, qui peut-être n'avait qu'un bouquet de feuilles au haut de la tige»; en «P était la pompe»; en «C, la porte de la maison de mon grand-père si souvent mentionnée, et dont le premier étage était occupé par les demoiselles Caudey, dévotes». (Voir notre plan de Grenoble en 1793.)
[14] L'inscription avait plusieurs lignes ...—Voici l'inscription, faite non par M. Jay, mais par un peintre vitrier: Mort à la Royauté. Constitution de l'an III. Il n'y avait pas autre chose. (Note au crayon de R. Colomb.)
[15] Moi seul j'eus l'idée de la chose ...—C'est chez R[omain] C[olomb] que le complot fut arrêté; l'idée première appartient-elle à R. C. ou à H. B.? C'est ce que je ne saurais dire. Mais l'un des deux eût fait la chose, quand même ils n'auraient eu aucun complice; il pouvait y en avoir une douzaine en tout: Casimir Prié, les trois Faure, Robin. (Note au crayon de R. Colomb.)
[16] ... ce fut Treillard ou Mante.—Ce dernier. (Note au crayon de R. Colomb.)
[17] ... il me semble qu'il y avait une barrière autour de l'arbre.—Oui. (Note au crayon de R. Colomb.) Suit un plan de la scène. La ligne PP' est l'espace compris entre l'arbre de la Liberté et celui de la Fraternité.
[18] ... et donnâmes le mot à Mante ou à Treillard.—Le pistolet, appartenant à H. B., fut chargé jusqu'au bout chez R. C., sur son lit, et en partie avec ses munitions. La charge se composait de deux coups ordinaires de poudre, de chevrotines et de gros plombs de lièvre, en fer coulé. H. B. et R. C. étaient avec Mante, qui lâcha le coup et vint immédiatement se réunir aux deux premiers, dans l'allée de la maison Gagnon, sur la place Grenette. L'un de ces trois grands coupables, H. B., se réfugia chez mesdemoiselles Caudey, marchande de modes, au premier étage, tandis que R. C. et Mante grimpaient dans les greniers pour se soustraire aux recherches que la police ne manquerait pas de faire. En montant l'escalier, Mante remit le pistolet à R. C., qui voyait tous les jours H. B. Arrivés dans une espèce de bûcher, R. C., enrhumé de la poitrine, se remplit la bouche de suc de réglisse, afin que sa toux n'attirât pas l'attention des explorateurs de la maison. Au milieu de cette situation assez critique, R. C. se rappela qu'il existait dans ces greniers un corridor, au moyen duquel on communiquait à un escalier de service donnant dans la Grande-rue. Ce souvenir sauva les deux amis qui, arrivés dans l'allée et voyant à la porte deux personnes qu'ils prirent pour des agents de police, se mirent à causer tranquillement, et comme des enfants, des jeux qui venaient de les occuper; de là, ils regagnèrent paisiblement leur logis, R. C. porteur du pistolet. (26 octobre 1838.) (Note au crayon de R. Colomb.)
[19] ... beaucoup rapprochaient les chandelles et illuminaient.—Erreur. Tout ceci eut lieu quatre minutes après le coup; alors nous étions tous trois dans la maison, comme il est dit ci-devant, page 518. (Note au crayon de R. Colomb.)
[20] ... nous suivîmes donc la ligne FFF.—Un plan de cette scène est figuré au verso du fol. 518, et un autre au verso du fol. 514. La ligne FFF va du point M (arbre de la Fraternité) au point M', porte de la maison Gagnon sur la Grande-rue, «sortie la nuit du coup de pistolet», en passant par l'entrée de la maison sur la place Grenette.
[21] Moi et un autre, Colomb peut-être ...—Mante, Beyle et Colomb. (Note au crayon de R. Colomb.)
[22] ... occupées à lire la Bible.—Il n'y a que H. B. qui entra chez les demoiselles Caudey; R. C. et Mante filèrent par le passage dans les greniers et atteignirent ainsi la Grande-rue (voir page 518). (Note au crayon de R. Colomb.)
[23] ... et continuâmes à monter vers le passage.-Erreur. (Note au crayon de R. Colomb.)
[24] Mante et Treillard ...—Treillard n'était pas avec nous trois; voir page 518. (Note au crayon de R. Colomb.)
[25] ... qui étaient entres dans la porte G ...—G est la porte de la maison Gagnon sur la place Grenette et G' la porte de la même maison sur la Grande-rue.
[26] ... ce ne fut pas Colomb et moi qui sortîmes ...—C'était C. et Mante, qui se quittèrent à quelques pas de la porte d'allée. C. rentra chez lui, peu rassuré sur les suites de l'affaire et assez embarrassé de sa contenance. Au souper, son père, qui se trouvait dans une maison de la place Grenette, au moment où le coup fut tiré, et se doutant qu'il était pour quelque chose dans cette affaire, lui adressa une verte réprimande. M. C. et toute sa famille ayant été longtemps emprisonnés, la coopération de son fils pouvait lui être fatale. (Note au crayon de R. Colomb.)
[27] ... qui arrivait de son village (Tullins, je pente) ...—Bompertuis, à une lieue de Voiron. (Note au crayon de R. Colomb.)
[28] ... pour se donner le droit de bourgeoisie parmi nous.—Ce fut Mante. (Note au crayon de R. Colomb.)
[29] ... une grille de fer de cinq ou six pieds de haut.—Non. (Note au crayon de R. Colomb.)
[30] Jomard ...—En surcharge, de la main de R. Colomb: «Zomard.»
CHAPITRE XXXIV[1]
Je crois que j'ai expédié tout ce dont je voulais parler avant d'entrer dans le dernier récit que j'aurai à faire des choses de Grenoble, je veux dire de ma cascade dans les mathématiques.
Mlle Kably était partie depuis longtemps et il ne m'en restait plus qu'un souvenir tendre; Mlle Victorine Bigillion était beaucoup à la campagne; mon seul plaisir en lecture était Shakespeare et les Mémoires de Saint-Simon, alors en sept volumes, que j'achetai plus tard en douze volumes, avec les Caractères de ...[2], passion qui a duré comme celle des épinards en physique et qui est aussi forte pour le moins à cinquante-trois[3] qu'à treize ans.
J'aimais d'autant plus les mathématiques que je méprisais davantage mes maîtres, MM. Dupuy et Chabert. Malgré l'emphase et le bon ton, l'air de noblesse et de douceur, qu'avait M. Dupuy en adressant la parole à quelqu'un, j'eus assez de pénétration pour deviner qu'il était infiniment plus ignare que M. Chabert. M. Chabert qui, dans la hiérarchie sociale des bourgeois de Grenoble, se voyait tellement au-dessous de M. Dupuy, quelquefois, le dimanche ou le jeudi matin, prenait un volume d'Euler ou de ...[4] et se battait ferme avec la difficulté. Il avait cependant toujours l'air d'un apothicaire qui sait de bonnes recettes, mais rien ne montrait comment ces recettes naissent les unes des autres, nulle logique, nulle philosophie dans cette tête; par je ne sais quel mécanisme d'éducation ou de vanité, peut-être par religion, le bon M. Chabert haïssait jusqu'au nom de ces choses.
Avec ma tête d'aujourd'hui, j'avais il y a deux minutes l'injustice de m'étonner comment je ne vis pas sur-le-champ le remède. Je n'avais aucun secours, par vanité mon grand-père répugnait aux mathématiques, qui étaient la seule borne de sa science presque universelle. Cet homme, ou plutôt monsieur Gagnon n'a jamais rien oublié de ce qu'il a lu, disait-on avec respect à Grenoble. Les mathématiques formaient la seule réponse de ses ennemis. Mon père abhorrait les mathématiques par religion, je crois, il ne leur pardonnait un peu que parce qu'elles apprennent à lever le plan des domaines. Je lui faisais sans cesse des copies du plan de ses biens à Claix, à Echirolles, à Fontagnier, au Chayla (vallée près ...[5]), où il venait de faire une bonne affaire.
Je méprisais Bezout, autant que MM. Dupuy et Chabert.
Il y avait bien cinq à six forts à l'Ecole centrale, qui furent reçus à l'Ecole polytechnique en 1797 ou 98, mais ils ne daignaient pas répondre à mes difficultés[6], peut-être exposées peu clairement, ou plutôt qui les embarrassaient.
J'achetai ou je reçus en prix les œuvres de l'abbé Marie, un volume in-8°. Je lus ce volume avec l'avidité d'un roman. J'y trouvai les vérités exposées en d'autres termes, ce qui me fit beaucoup de plaisir et récompensa ma peine, mais du reste rien de nouveau.
Je ne veux pas dire qu'il n'y ait pas réellement du nouveau, peut-être je ne le comprenais pas, je n'étais pas assez instruit pour le voir.
Pour méditer plus tranquillement, je m'étais établi dans le salon meublé de douze beaux fauteuils brodés par ma pauvre mère et que l'on n'ouvrait qu'une ou deux fois l'an, pour ôter la poussière. Cette pièce m'inspirait le recueillement, j'avais encore, dans ce temps-là, l'image des jolis soupers donnés par ma mère. On quittait ce salon étincelant de lumières pour passer, à dix heures sonnant, dans la belle salle-à-manger, où l'on trouvait un poisson énorme. C'était le luxe de mon père; il avait encore cet instinct dans l'état de dévotion et de spéculations d'agriculture où je l'ai vu abaissé.
C'est sur la table T[7] que j'avais écrit[8] le premier acte ou les cinq actes de mon drame, que j'appelais comédie, en attendant le moment du génie, à peu près comme si un ange eût dû m'apparaître.
Mon enthousiasme pour les mathématiques avait peut-être eu pour base principale mon horreur pour l'hypocrisie, l'hypocrisie, à mes yeux, c'était ma tante Séraphie, madame Vignon et leurs p[rêtres].
Suivant moi, l'hypocrisie était impossible en mathématiques et, dans ma simplicité juvénile, je pensais qu'il en était ainsi dans toutes les sciences où j'avais ouï dire qu'elles s'appliquaient. Que devins-je quand je m'aperçus que personne ne pouvait m'expliquer comment il se faisait que: moins par moins donne plus (-X-= +)? (C'est une des bases fondamentales de la science qu'on appelle algèbre.)
On faisait bien pis que ne pas m'expliquer cette difficulté (qui sans doute est explicable, car elle conduit à la vérité), on me l'expliquait par des raisons évidemment peu claires pour ceux qui me les présentaient[9].
M. Chabert, pressé par moi, s'embarrassait, répétait sa leçon, celle précisément contre laquelle je faisais des objections, et finissait par avoir l'air de me dire:
«Mais c'est l'usage, tout le monde admet cette explication. Euler et Lagrange, qui apparemment valaient autant que vous, l'ont bien admise. Nous savons que vous avez beaucoup d'esprit (cela voulait dire: Nous savons que vous avez remporté un premier prix de belles-lettres et bien parlé à M. Tortelebeau et aux autres membres du Département), vous voulez apparemment vous singulariser.»
Quant à M. Dupuy, il traitait mes timides objections (timides à cause de son ton d'emphase) avec un sourire de hauteur voisin de l'éloignement. Quoique beaucoup moins fort que M. Chabert, il était moins bourgeois, moins borné, et peut-être jugeait sainement de son savoir en mathématiques. Si aujourd'hui je voyais ces Messieurs huit jours, je saurais sur-le-champ à quoi m'en tenir. Mais il faut toujours en revenir à ce point.
Elevé sous une cloche de verre par des parents dont le désespoir rendait encore l'esprit plus étroit, sans aucun contact avec les hommes, j'avais des sensations vives à quinze ans, mais j'étais bien plus incapable qu'un autre enfant de juger les hommes et de deviner leurs diverses comédies. Ainsi, je n'ai pas grande confiance, au fond, dans tous les jugements dont j'ai rempli[10] les 536 pages précédentes. Il n'y a de sûrement vrai que les sensations, seulement pour parvenir à la vérité il faut mettre quatre dièses à mes impressions. Je les rends avec la froideur et les sens amortis par l'expérience d'un homme de quarante ans[11].
Je me rappelle distinctement que, quand je parlais de ma difficulté de moins par moins à un fort, il me riait au nez; tous étaient plus ou moins comme Paul-Emile Teisseire et apprenaient par cœur. Je leur voyais dire souvent au tableau[12], à la fin des démonstrations:
«Il est donc évident que», etc.
Rien n'est moins évident pour vous, pensais-je. Mais il s'agissait de choses évidentes pour moi, et desquelles, malgré la meilleure volonté, il était impossible de douter.
Les mathématiques ne considèrent qu'un petit coin des objets (leur quantité), mais sur ce point elles ont l'agrément de ne dire que des choses sûres, que la vérité, et presque toute la vérité.
Je me figurais à quatorze ans, en 1797, que les hautes mathématiques, celles que je n'ai jamais sues, comprenaient tous ou à peu près tous les côtés des objets, qu'ainsi, en avançant, je parviendrais à savoir des choses sûres, indubitables, et que je pourrais me prouver à volonté, sur toutes choses.
Je fus longtemps à me convaincre que mon objection sur: moins par moins donne plus, ne pourrait pas absolument entrer dans la tête de M. Chabert, que M. Dupuy n'y répondrait jamais que par un sourire de hauteur, et que les forts auxquels je faisais des questions se moqueraient toujours de moi.
J'en fus réduit à ce que je me dis encore aujourd'hui: il faut bien que moins par moins donne plus soit vrai, puisque évidemment, en employant à chaque instant cette règle dans le calcul, on arrive à des résultats vrais et indubitables.
Mon grand malheur était cette figure:
Supposons que RP soit la ligne qui sépare le positif du négatif, tout ce qui est au-dessus est positif, comme négatif tout ce qui est au-dessous; comment, en prenant le carré B autant de fois qu'il y a d'unités dans le carré A, puis-je parvenir à faire changer de côté au carré C?
Et, en suivant une comparaison gauche, que l'accent souverainement traînard et grenoblois de M. Chabert rendait encore plus gauche, supposons que les quantités négatives sont les dettes d'un homme, comment, en multipliant 10.000 francs de dette par 500 francs, cet homme aura-t-il et parviendra-t-il à avoir une fortune de cinq millions?
M. Dupuy et M. Chabert sont-ils des hypocrites comme les p[rêtres] qui viennent dire la [messe] chez mon grand-père, et mes chères mathématiques ne sont-elles qu'une tromperie? Je ne savais comment arriver à la vérité. Ah! qu'alors un mot sur la logique ou l'art de trouver la vérité eût été avidement écouté par moi! Quel moment pour m'expliquer la Logique de M. de Tracy! Peut-être j'eusse été un autre homme, j'aurais eu une bien meilleure tête [13].
Je conclus, avec mes pauvres petites forces, que M. Dupuy pouvait bien être un trompeur, mais que M. Chabert était un bourgeois vaniteux qui ne pouvait comprendre qu'il existât des objections non vues par lui.
Mon père et mon grand-père avaient l'Encyclopédie in-folio de Diderot et d'Alembert; c'est, ou plutôt c'était, un ouvrage de sept à huit cents francs. Il faut une terrible influence pour engager un provincial à mettre un tel capital en livres, d'où je conclus, aujourd'hui, qu'il fallait qu'avant ma naissance mon père et mon grand-père eussent été tout-à-fait du parti philosophique[14].
Mon père ne me voyait feuilleter l'Encyclopédie qu'avec chagrin. J'avais la plus entière confiance en ce livre-là, à cause de l'éloignement de mon père et de la haine décidée qu'il inspirait aux p[rêtres] qui fréquentaient la maison. Le grand vicaire et chanoine Rey, grande figure de papier mâché, haut de cinq pieds dix pouces, faisait une singulière grimace en prononçant de travers les noms de Diderot et de d'Alembert. Cette grimace me donnait une jouissance intime et profonde, je suis encore fort susceptible de ce genre de plaisir[15]. Je le goûtai quelquefois en 1815, en voyant les nobles refuser le courage à Nicolas Bonaparte, car alors tel était le nom de ce grand homme, et cependant dès 1807 j'avais désiré passionnément qu'il ne conquît pas l'Angleterre; où se réfugier alors?
Je cherchai donc à consulter les articles mathématiques de d'Alembert dans l'Encyclopédie; leur ton de fatuité, l'absence de culte pour la vérité me choqua fort, et d'ailleurs j'y compris peu. De quelle ardeur j'adorais la vérité alors Avec quelle sincérité je la croyais la reine du monde, dans lequel j'allais entrer! Je ne lui voyais absolument d'autres ennemis que les p[rêtres].
Si moins par moins donne plus m'avait donné beaucoup de chagrin, on peut penser quel noir s'empara de mon âme quand je commençai la Statique de Louis Monge, le frère de l'illustre Monge, et qui allait venir faire les examens pour l'Ecole polytechnique.
Au commencement de la géométrie, on dit: On donne le nom de PARALLÈLES à deux lignes qui, prolongées à l'infini, ne se rencontreraient jamais. Et, dès le commencement de la Statique, cet insigne animal de Louis Monge a mis à peu près ceci: Deux lignes parallèles peuvent être considérées comme se rencontrant, si on les prolonge à l'infini.
Je crus lire un catéchisme[16], et encore un des plus maladroits. Ce fut en vain que je demandai des explications à M. Chabert.
«Mon petit, dit-il en prenant cet air paterne qui va si mal au renard dauphinois, l'air d'Edouard Mounier (pair de France en 1836), mon petit, vous saurez cela plus tard.»
Et le monstre, s'approchant de son tableau en toile cirée et traçant deux lignes parallèles et très voisines, me dit:
«Vous voyez bien qu'à l'infini on peut dire qu'elles se rencontrent.»
Je faillis tout quitter. Un cafard, adroit et bon jésuite[17], aurait pu me convertir à ce moment en commentant cette maxime:
«Vous voyez que tout est erreur, ou plutôt qu'il n'y a rien de faux, rien de vrai, tout est de convention, adoptez les conventions qui vous feront le mieux recevoir dans le monde. Or, la canaille est patriote et toujours salira ce côté de la question; faites-vous donc aristocrate, comme vos parents, et nous trouverons moyen de vous envoyer à Paris et de vous recommander à des dames influentes.»