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Vie de Henri Brulard, tome 2

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[1] Le chapitre XLI est le chapitre XXXVI du manuscrit (fol. 675 à 696). Ecrit à Cività-Vecchia les 1er, 3 et 4 mars 1836. Le 2 mars, «métier: quatre lettres au Ministère».

[2] ... protégé par les prêtres ...—Ms.: «Trepr.»

[3] ... la Cléopédie ...—Ms.: «Ciropédie.»

[4] ... je ne faisais aucun doute ...—Variante: «Je ne doutais pas.»

[5] ... maréchal de Boufflers (mort vers 1712) ...—Le maréchal de Boufflers est mort en 1711.

[6] Que j'écrive cela à cinquante-trois ans ...—Ms.: «5 X 10 + √9»

[7] ... quand j'écrivais: cella.—Un tiers du fol. 685 a été laissé en blanc par Stendhal.

[8] ... madame Dembowski ...—Métilde. Voir contexte et aussi le chapitre Ier.

[9] For who to dumb forget fulness a prey ...—Vers de Gray (Elégies, 1750, stance XXII), dont le sens est: Qui tombe en proie à l'oubli silencieux ...

[10] A mon bureau, où j'écrivais cela, cella.—Suit un plan du bureau du ministère de la guerre où travaillaient M. Mazoyer, Beyle et les deux autres commis. «J'étais au bureau H ou H', les deux commis communs en A et B.»

[11] ... ayant une vérole horrible ...—Ms.: «Rolevé.» —La maladie de Stendhal dut se déclarer dans le courant de 1808. Dans les papiers conservés à la bibliothèque municipale de Grenoble se trouve (R 5896, vol. XV, fol. 195) une ordonnance du docteur Richerand, datée du 14 décembre 1808, contenant de minutieuses prescriptions contre des manifestations syphilitiques chez son client. L'ordonnance se termine ainsi: «Ce traitement suivi avec exactitude durant six semaines détruira les excroissances et fera disparaître la fièvre lente qui revient chaque soir.

Paris, le 14 décembre 1808.

RICHERAND,

Professeur de l'Ecole spéciale de Médecine, etc.»

[12] Edmond Cardon, poussé par une mire habile ...—Sur Mme Cardon et son fils Edmond, voir A. Chuquet, Stendhal-Beyle, p. 40-42 et 479-480.

[13] ... que j'avais envoyé ...—Variante: «Expédié.»

[14] ... Parlement de Pau.—Le parlement de Pau, qui comprenait dans sa juridiction la Navarre et le Béarn, fut créé en 1620.

[15] ... le baron Joinville, intendant militaire de la 1re division ...—Sur Joinville, voir A. Chuquet, Stendhal-Beyle, p. 48-50.


CHAPITRE XLII[1]

Mes relations avec M. Daru, commencées ainsi en février ou janvier 1800, n'ont fini qu'à sa mort, en 1829. Il a été mon bienfaiteur, en ce sens qu'il m'a employé de préférence à bien d'autres, mais j'ai passé bien des jours de pluie, avec mal à la tête pour un poêle trop chauffé, à écrire de dix heures du matin à une heure après minuit, et cela sous les yeux d'un homme furieux et constamment en colère parce qu'il avait toujours peur. C'étaient les ricochets de son ami Picard: il avait une peur mortelle de Napoléon et j'avais une peur mortelle de lui.

On verra à Erfurt, 1809, le nec plus ultra de notre travail. M. Daru et moi, nous avons fait toute l'intendance générale de l'armée pendant trois ou huit jours. Il n'y avait pas même un copiste. Emerveillé de ce qu'il faisait, M. Daru ne se fâcha peut-être que deux ou trois fois par jour; ce fut une partie de plaisir. J'étais en colère contre moi d'être ému par ses paroles dures. Cela ne faisait ni chaud ni froid à mon avancement et, d'ailleurs, je n'ai jamais été fou pour l'avancement. Je le vois aujourd'hui, je cherchais le plus possible à être séparé de M. Daru, ne fût-ce que par une porte à demi fermée. Ses propos durs sur les présents et les absents m'étaient insupportables.


Quand j'écrivais cela par deux, au bureau de la Guerre, au bout de la rue Hillerin-Bertin, j'étais bien loin de connaître encore toute la dureté de M. Daru, ce volcan d'injures. J'étais tout étonné, j'avais à peine l'expérience d'un enfant de neuf ans, et toutefois je venais d'en avoir dix-sept[2] au 23 janvier 1800.


Ce qui me désolait, c'était la conversation incessante des commis, mes compagnons, qui m'empêchait de travailler et de penser! Pendant plus de six semaines, arrivé à quatre heures j'en étais hébété.

Félix Faure, mon camarade assez intime à Grenoble, n'avait nullement ma rêverie folle sur l'Amour et les Arts. C'est ce manque de folie qui a toujours coupé la pointe à notre amitié, qui n'a été que compagnonnage de vie. Il est aujourd'hui pair de France, Premier Président, et condamne sans trop de remords, je pense, à vingt ans de prison les fous d'avril, trop punis par six mois de prison, vu le parjure of the k[ing], et à mort ce second Bailly, le sage Morey, guillotiné le 19 mars 1836, coupable peut-être, mais sans preuve. Félix Faure résisterait à une injustice qu'on lui demanderait dans cinq minutes, mais si on donne vingt-quatre heures à sa vanité, la plus bourgeoise que je connaisse, si un roi lui demande la tête d'un innocent, il trouvera des raisons pour l'accorder. L'égoïsme et une absence complète de la plus petite étincelle de générosité, réunis à un caractère triste, à l'anglaise, et à la peur de devenir fou comme sa mère et sa sœur, forment le caractère de ce mien camarade. C'est le plus plat de tous mes amis et celui qui a fait la plus grande fortune.

Quelle différence de générosité avec Louis Crozet, Bigillion[3]! Mareste ferait les même choses, mais sans faire illusion, pour de l'avancement et à l'italienne. Edmond Cardon eût fait les même choses en en gémissant et les recouvrant de toute la grâce possible, d'Argout avec courage et en songeant au danger personnel et surmontant cette crainte. Louis Crozet (ingénieur en chef à Grenoble) aurait exposé sa vie avec héroïsme plutôt que de condamner à vingt ans de prison un fou généreux comme Kersanné (que je n'ai jamais vu), trop puni par six mois de prison. Colomb refuserait encore plus nettement que Louis Crozet, mais on pourrait le tromper.

Ainsi, le plus plat à peu près de tous mes amis est Félix Faure (pair de France), avec lequel j'ai vécu intimement en janvier 1800, de 1803 à 1805, et de 1810 à 1815 et 16.

Louis Crozet m'a dit que ses talents atteignent à peine à la médiocrité, mais sa tristesse continue lui donnait de la dignité lorsque je le connus aux Mathématiques, ce me semble, vers 1797. Son père, né très pauvre, avait fait une jolie fortune dans l'administration des Finances et avait un beau domaine à Saint-Ismier (à deux lieues de Grenoble, route de Barraux et Chambéry).

Mais je réfléchis qu'on va prendre pour de l'envie ma sévérité envers ce plat pair de France. Me croira-t-on quand j'ajouterai que je dédaignerais bien de changer de réputation avec lui? Dix mille francs et être exempt de poursuivre for my future writings serait mon bâton de maréchal, idéal, il est vrai.

Félix Faure me présenta, à ma demande, à Fabien, maître d'armes rue Montpensier, je crois, rue des Cabriolets, près le Théâtre-Français, derrière Corazza, près du passage vis-à-vis la fontaine et la maison où Molière est mort. Là, je faisais des armes non pas avec, mais dans la même salle que plusieurs Grenoblois.

Deux grands et sales coquins entre autres (je parle du fond, et non de l'apparence, et de coquinerie en affaires privées, non de l'Etat), MM. Casimir Périer, depuis ministre, et D....... membre de la Chambre des Députés en 1836. Ce dernier non seulement volait au jeu dix francs, à Grenoble, vers 1820, mais y a été pris sur le fait.

Casimir Périer était peut-être alors le plus beau des jeunes gens de Paris; il était sombre, sauvage, ses beaux yeux montraient de la folie.

Je dis folie dans le sens propre. Mme Savoye de Rollin, sa sœur, dévote célèbre et cependant pas méchante, avait été folle et pendant plusieurs mois avait tenu des propos dignes de l'Arétin, et en termes les plus clairs, sans aucun voile. Cela est drôle, où une dévote de fort bonne compagnie peut-elle prendre une douzaine de mots que je n'ose écrire ici? Ce qui explique un peu ce genre d'amabilité, c'est que M. Savoye de Rollin, homme d'infiniment d'esprit, libertin philosophe, etc., etc., ami de mon oncle, était devenu nul par abus un an ou deux avant son mariage avec la fille de Périer milord. C'est le nom que Grenoble donnait à un homme d'esprit, ami de ma famille, qui méprisait de tout son cœur la bonne compagnie et qui a laissé trois cent cinquante mille francs à chacun de ses dix ou douze enfants[4], tous plus ou moins emphatiques, bêtes et fous. Leur précepteur avait été le mien, ce profond et sec coquin, M. l'abbé Raillane.

M. Périer milord ne pensait jamais qu'à l'argent. Mon grand-père Gagnon, qui l'aimait, malgré son protestantisme en bonne compagnie qui irritait beaucoup M. Gagnon, me racontait que M. Périer, en arrivant dans un salon, ne pouvait se dispenser, au premier coup d'œil, de faire le compte fort exact de ce qu'avait coûté l'ameublement. Mon grand-père, comme tous les orthodoxes, prêtait des aveux humiliants à M. Périer milord, qui fuyait la bonne compagnie de Grenoble comme la peste (vers 1780).

Un soir, mon grand-père le trouva dans la rue:

«Montez avec moi chez Mme de Quinsonnas.

—Je vous avouerai une chose, mon cher Gagnon: lorsqu'on a été quelque temps de suite sans voir la bonne compagnie et qu'on a pris une certaine habitude de la mauvaise, on se trouve déplacé dans la bonne.»

Je suppose que la bonne compagnie des Présidentes au parlement de Grenoble, mesdames de Sassenage, de Quinsonnas, de Bailly, contenait encore un degré d'alliage ou d'affectation trop fort pour un homme d'un génie vif comme M. Périer milord. Je pense que je me serais fort ennuyé dans la société où Montesquieu brillait vers 1745, chez Mme Geoffrin ou chez Mme de Mirepoix. J'ai découvert dernièrement que l'esprit des vingt premières pages de La Bruyère (qui, en 1803, fit mon éducation littéraire, d'après les éloges de Saint-Simon dans les éditions en trois et en sept volumes) est une copie exacte de ce que Saint-Simon appelle avoir infiniment d'esprit. Or, en 1836, ces vingt premières pages sont puériles, vides, de très bon ton assurément, mais ne valent pas trop la peine d'être écrites. Le style en est admirable en ce qu'il ne gâte pas la pensée, qui a le malheur d'être sine ictu. Ces vingt pages ont eu de l'esprit peut-être jusqu'en 1789. L'esprit, si délicieux pour qui le sent, ne dure pas. Comme une belle pêche passe en quelques jours, l'esprit passe en deux cents ans, et bien plus vite s'il y a révolution dans les rapports que les classes d'une société ont entre elles, dans la distribution du pouvoir dans une société.

L'esprit doit être de cinq ou six degrés au-dessus des idées qui forment l'intelligence d'un public.

S'il est de huit degrés au-dessus, il fait mal à la tête à ce public (défaut de la conversation de Dominique, quand il est animé).

Pour achever d'éclairer ma pensée, je dirai que La Bruyère était à cinq degrés au-dessus de l'intelligence commune des ducs de Saint-Simon, de Charost, de Beauvilliers, de Chevreuse, de La Feuillade, de Villars, de Montfort, de Foix, de Lesdiguières (le vieux Canaple), d'Harcourt, de La Rocheguyon, de La Rochefoucauld, d'Humières, de Mmes de Maintenon, de Caylus, de Berry, etc., etc., etc.

La Bruyère a dû être au niveau des intelligences vers 1780, au temps du duc de Richelieu, Voltaire, M. de Vaudreuil, le duc de Nivernais (prétendu fils de Voltaire), quand ce plat Marmontel passait pour spirituel, du temps de Duclos, Collé, etc., etc.

En 1836, excepté pour les choses d'art littéraire ou plutôt de style, en en exceptant formellement les jugements sur Racine, Corneille, Bossuet, etc., La Bruyère reste au-dessous de l'intelligence d'une société qui se réunirait chez Mme Boni de Castellane et qui serait composée de MM. Mérimée, Molé, Koreff, moi, Dupin aîné, Thiers, Béranger, duc de Fitz-James, Sainte-Aulaire, Arago, Villemain.

Ma foi, l'esprit manque, chacun réserve toutes ses forces pour un métier qui lui donne un rang dans le monde. L'esprit, argent comptant, imprévu même pour le parler, l'esprit de Dominique fait peur aux convenances. Si je ne me trompe, l'esprit va se réfugier chez les dames de mœurs faciles, chez Mme Ancelot (qui n'a pas plus d'amants que Mme de Talaru, la première ou la seconde) mais chez laquelle on ose plus.

Quelle terrible digression en faveur des lecteurs de 1880! Mais comprendront-ils l'allusion en faveur? J'en doute, les crieurs publics auront alors un autre mot pour faire acheter les discours du roi. Qu'est-ce qu'une allusion expliquée? De l'esprit à la Charles Nodier, de l'esprit ennuyeux.

Je veux coller ici un exemple du style de 1835. C'est M. Gozlan qui parle, dans le Temps[5] ...

Le plus doux, le plus vraiment jeune de tous ces sombres Grenoblois qui faisaient des armes chez l'élégant Fabien, était sans doute M. César Pascal[6], fils d'un père également aimable et auquel Casimir Périer donna la croix étant ministre, et la recette générale d'Auxerre à son frère maternel, l'aimable Turquin, et une autre recette générale, celle de Valence, au neveu de Casimir, M. Camille Teisseire.

Mais, au milieu de sa demi-friponnerie comme négociant, M. Casimir Périer avait la qualité dauphinoise: il savait vouloir. Le souffle de Paris, affaiblissant, corrodant la faculté de vouloir, n'avait pas encore pénétré dans[7] nos montagnes en 1800. J'en suis témoin fidèle pour mes camarades. Napoléon, Fieschi avaient la faculté de vouloir qui manque à M. Villemain, à M. Casimir Delavigne, à M. de Pastoret (Amédée), élevés à Paris.


Chez l'élégant Fabien, je me convainquis de mon métalent pour les armes. Son prévôt, le sombre Renouvier, qui s'est tué, je pense, après avoir tué en duel d'un coup d'épée son dernier ami, me fit comprendre très honnêtement mon métalent. J'ai été bien heureux de me battre toujours au pistolet, je ne prévoyais pas ce bonheur en 1800, et, d'ennui de parer tierce et quarte toujours trop tard, je résolus, le cas échéant, de fondre à fond sur mon adversaire. Cela m'a gêné toutes les fois qu'à l'armée je me suis vu l'épée au côté. A Brunswick, par exemple, ma maladresse eût pu m'envoyer ad patres avec le grand chambellan de Munichhausen; heureusement, il ne fut pas brave ce jour-là, ou plutôt il ne voulut pas se compromettre. J'ai eu de même un métalent pour le violon, et au contraire un talent naturel et singulier pour tirer les perdrix et les lièvres et, à Brunswick, un corbeau d'un coup de pistolet, à quarante pas, la voiture allant au grand trot, ce qui m'a valu le respect des aides-de-camp du général Rivaut, cet homme si poli. (Rivaut de La Rafinière, haï du prince de Neuchâtel (Berthier), depuis commandant à Rouen, et ultra vers 1825.)

J'ai eu le bonheur aussi d'atteindre un bancozeitel, à Vienne, au Prater, dans le duel arrangé avec M. Raindre, colonel ou chef d'escadron d'artillerie légère. Ce brave à trois poils ne le fut guère!

Enfin, j'ai porté l'épée toute ma vie ne sachant pas la manier. J'ai toujours été gros et facile à essouffler. Mon projet a toujours été: «Y êtes-vous?» et droit le coup de seconde.

Dans le temps où je faisais des armes avec César Pascal, Félix Faure, Duchesne, Casimir Périer et deux ou trois autres Dauphinois, j'allai voir Périer milord (en Dauphiné, on supprime le Monsieur quand il y a un surnom). Je le trouvai dans un appartement de ses belles maisons des Feuillants (près la rue Castiglione d'aujourd'hui); il occupait un des appartements qu'il ne pouvait pas louer. C'était l'avare le plus gai et de la meilleure compagnie. Il sortit avec moi, il portait, un habit bleu qui avait sur la basque une tache rousse de huit pouces de diamètre.

Je ne comprenais pas comment cet homme d'une apparence si aimable (à peu près comme mon cousin Rebuffel) pouvait laisser mourir de faim ses fils Casimir et Scipion.

La maison Périer prenait à 5% les économies des servantes, des huissiers, des petits propriétaires, c'étaient des sommes de 500, 800, rarement 1.500 francs. Quand vinrent les assignats, et que pour un louis d'or on avait cent francs, elle remboursa tous ces pauvres diables; plusieurs se pendirent ou se noyèrent.

Ma famille trouva ce procédé infâme. Il ne me surprend pas de marchands, mais pourquoi, une fois arrivé aux millions, n'avoir pas trouvé un prétexte honnête de rembourser les servantes?

Ma famille était parfaite sur les choses d'argent, elle eut grand'peine à tolérer un de nos parents qui remboursa en assignats une somme de huit ou dix mille francs, prêtée à ses auteurs en billets de la banque de Law (1718, je pense, à 1793).


[1] Le chapitre XLII est le chapitre XXXVII du manuscrit (fol. 697 à 716). Ecrit à Cività-Vecchia, les 5, 6 et 7 mars 1836.—Stendhal note, en tête du fol. 708: «6 mars 1836, Cività-Vecchia. Nouveau papier acheté à Cività-Vecchia.»

[2] ... je venais d'en avoir dix-sept ...—Ms.: «42 + 1.»

[3] Quelle différence de générosité avec Louis Crozet, Bigillion!—Suit un blanc d'une demi-ligne.

[4] ... trois cent cinquante mille francs à chacun de ses dix ou douze enfants ...—Cinq cent mille francs à chacun des dix enfants. (Note au crayon de R. Colomb.)—Voir plus haut, t. I, ch. VII, p. 83-84, et les notes correspondantes.

[5] Je veux coller ici un exemple du style de 1835. C'est M. Gozlan qui parle, dans le Temps ...—Stendhal n'a pas mis sa menace à exécution: le reste du feuillet est resté blanc.

[6] ... M. César Pascal ...—Mort à Bourgoin en mai 1838. (Note au crayon de R. Colomb.)

[7] ... n'avait pas encore pénétré dans ...—Variante: «Atteint.»


CHAPITRE XLIII[1]

Je ferais du roman si je voulais noter ici l'impression que me firent les choses de Paris, impression fort modifiée depuis.

Je ne sais si j'ai dit[2] qu'à la demande de son père M. Daru me mena à deux ou trois de ces sociétés littéraires dont la présidence faisait tant de plaisir à son père. J'y admirai la taille et surtout la gorge de madame Pipelet, femme d'un pauvre diable de chirurgien herniaire. Je l'ai un peu connue depuis, dans son état de princesse.

M. Daru récitait ses vers avec une bonhomie qui me sembla bien étrange sur cette figure sévère et allumée, je le regardais avec étonnement. Je me disais: il faut l'imiter; mais je n'y sentais aucun goût.

Je me rappelle le profond ennui des dimanches, je me promenais au hasard; c'était donc là ce Paris que j'avais tant désiré! L'absence de montagnes et de bois me serrait le cœur. Les bois étaient intimement liés à mes rêveries d'amour tendre et dévoué, comme dans l'Arioste. Tous les hommes me semblaient prosaïques et plats dans les idées qu'ils avaient de l'amour et de la littérature. Je me gardais de faire confidence de mes objections contre Paris. Ainsi je ne m'aperçus pas que le centre de Paris est à une heure de distance d'une belle forêt, séjour des cerfs sous les rois. Quel n'eût pas été mon ravissement, en 1800, de voir la forêt de Fontainebleau, où il y a quelques petits rochers en miniature, les bois de Versailles, Saint-Cloud, etc. Probablement j'eusse trouvé que ces bois ressemblaient trop à un jardin.

Il fut question de nommer des adjoints aux commissaires des guerres. Je m'en aperçus au redoublement des prévenances de Mme Cardon pour la famille Daru, et même pour moi. M. Daru passa un matin chez le ministre avec le rapport sur cet objet.

Mon anxiété a fixé dans ma tête l'image du bureau où j'attendais le résultat; j'en avais changé, ma table était située dans une fort grande pièce occupée par divers commis[3]. M. Daru suivit la ligne DD' en revenant de chez le ministre, il avait fait nommer, ce me semble, Cardon et Barthomeuf. Je ne fus point jaloux de Cardon, mais bien de M. Barthomeuf, pour lequel j'avais de l'éloignement. En attendant la décision, j'avais écrit sur mon appuie-main: MAUVAIS PARENT, en lettres majuscules.

Notez que M. Barthomeuf était un excellent commis, dont M. Daru signait toutes les lettres (c'est-à-dire M. Barthomeuf présentait vingt lettres, M. Daru en signait douze et signait en corrigeant six ou sept et en revoyait à refaire une ou deux).

Des miennes il en signait à peine la moitié, et encore quelles lettres! Mais M. Barthomeuf avait le génie et la figure d'un garçon épicier et, excepté les auteurs latins, qu'il savait comme il savait le Règlement pour la solde, il était incapable de dire un mot sur les rapports de la littérature avec la nature de l'homme, avec la manière dont il est affecté; moi, je comprenais parfaitement la façon dont Helvétius explique Régulus, je faisais tout seul un grand nombre d'applications de ce genre, j'étais bien au delà de Cailhava dans l'art de la comédie, etc., etc., et je partais de là pour me croire le supérieur ou, du moins, l'égal de M. Barthomeuf.

M. D[aru] aurait dû me faire nommer et ensuite me faire travailler ferme. Mais le hasard m'a guidé par la main dans cinq ou six grandes circonstances de ma vie. Réellement, je dois une petite statue à la Fortune. Ce fut un extrême bonheur de n'être pas fait adjoint avec Cardon. Mais je ne pensais pas ainsi, je soupirais un peu en regardant son bel uniforme doré, son chapeau, son épée. Mais je n'eus pas le moindre sentiment de jalousie. Apparemment, je comprenais que je n'avais pas une mère comme Mme Cardon. Je l'avais vue importuner M. Daru (Pierre) jusqu'à impatienter l'homme le plus flegmatique. M. Daru ne se fâchait pas, mais ses yeux de sanglier étaient à peindre. Enfin, il lui dit devant moi: «Madame, j'ai l'honneur de vous promettre que, s'il y a des adjoints, M. votre fils le sera.»

La sœur de Mme Cardon était, ce me semble, Mme Augué des Portes, dont les filles se liaient intimement alors avec la citoyenne Hortense Beauharnais. Ces demoiselles étaient élevées chez madame Campan, la camarade et probablement l'amie de Mme Cardon.

Je riais et je déployais mon amabilité de 1800 avec Mlles Augué, dont l'une épousa bientôt après, ce me semble, le général Ney.

Je les trouvais gaies et j'étais, je devais être, un étrange animal; peut-être ces demoiselles avaient-elles assez d'esprit pour voir que j'étais étrange et non plat. Enfin, je ne sais pourquoi, j'étais bien accueilli. Quel admirable salon à cultiver! Voilà ce que M. Daru le père aurait dû me faire comprendre. Cette vérité, fondamentale à Paris, je ne l'ai entrevue pour la première fois que vingt-sept ans plus tard, après la fameuse bataille de San-Remo. La fortune, dont j'ai tant à me louer, m'a promené dans plusieurs salons des plus influents. J'ai refusé, en 1814, une place à millions[4], en 1828, j'étais en société intime avec MM. Thiers (ministre des Affaires étrangères, hier), Mignet, Aubernon, Béranger. J'avais une grande considération dans ce salon. Je trouvai M. Aubernon ennuyeux, Mignet, sans esprit, Thiers, trop effronté, bavard; Béranger seul me plut, mais pour n'avoir pas l'air de faire la cour au pouvoir, je ne l'allai pas voir en prison et je laissai Mme Aubernon me prendre en guignon comme homme immoral.

Et Mme la comtesse Bertrand, en 1809 et 1810! Quelle absence d'ambition ou plutôt quelle paresse!

Je regrette peu l'occasion perdue. Au lieu de dix, j'aurais vingt mille[5]; au lieu de chevalier, je serais officier de la Légion d'honneur, mais j'aurais passé trois ou quatre heures par jour à ces platitudes d'ambition qu'on décore du nom de politique, j'aurais fait beaucoup de demi-bassesses, je serais préfet du Mans (en 1814, j'allais être nommé préfet du Mans).

La seule chose que je regrette, c'est le séjour de Paris, mais je serais las de Paris en 1836, comme je suis las de ma solitude parmi les sauvages de Cività-Vecchia.

A tout prendre, je ne regrette rien que de ne pas avoir acheté de la rente avec les gratifications de Napoléon, vers 1808 et 1809.

M. Daru le père n'en eut pas moins tort, dans ses idées, de ne pas me dire: «Vous devriez chercher à plaire à Mme Cardon et à ses nièces, les demoiselles Augué. Avec leur protection, vous serez fait commissaire des guerres deux ans plus tôt. Ne soufflez jamais mot, même à M. Daru, de ce que je viens de vous dire. Rappelez-vous que vous n'aurez d'avancement que par les salons. Travaillez bien le matin, et le soir cultivez les salons, mon affaire est de vous guider. Par exemple, donnez-vous le mérite de l'assiduité, commencez par celui-là. Ne manquez jamais un mardi de Mme Cardon[6]

Il fallait tout ce bavardage pour être compris d'un fou qui songeait plus à Hamlet et au Misanthrope qu'à la vie réelle. Quand je m'ennuyais dans un salon, j'y manquais la semaine d'après, et n'y reparaissais qu'au bout de quinze jours. Avec la franchise de mon regard et l'extrême malheur et prostration de forces que l'ennui me donne, on voit combien je devais avancer mes affaires par ces absences. D'ailleurs, je disais toujours d'un sot: c'est un sot. Cette manie m'a valu un monde d'ennemis. Depuis que j'ai eu de l'esprit (en 1826), les épigrammes sont arrivés en foule et des mots qu'on ne peut plus oublier, me disait un jour cette bonne madame Mérimée. J'aurais dû être tué dix fois, et pourtant je n'ai que trois blessures, dont deux sont des nioles (à la main et au pied gauches).

Mes salons étaient, de décembre [1799] à avril 1800: Mme Cardon, Mme Rebuffel, Mme Daru, M. Rebuffel, Mme Sorel (je crois), dont le mari m'avait servi de chaperon pendant le voyage[7]. C'étaient des gens aimables et utiles, serviables, qui entraient dans le détail de mes affaires, qui me cultivaient même à cause du crédit déjà fort remarquable de M. Daru (le comte). Ils m'ennuyaient, car ils n'étaient nullement romanesques et littéraires (cut there); je les lâchai en grand.

Mes cousins Martial et Daru (le comte) avaient fait la guerre de la Vendée. Je n'ai jamais vu de gens plus purs de tout sentiment patriotique, cependant ils avaient couru la chance, à Rennes, à Nantes, et dans toute la Bretagne, d'être assassinés vingt fois; ainsi ils n'adoraient point les Bourbons, ils en parlaient avec le respect que l'on doit au malheur, et Mme Cardon nous disait à peu près la vérité sur Marie-Antoinette: bonne, bornée, pleine de hauteur, fort galante, et se moquant fort de l'ouvrier serrurier nommé Louis XVI, si différent de l'aimable comte d'Artois. Du reste, Versailles—la cour du roi Pétaud, et personne, à l'exception peut-être de Louis XVI, et encore rarement, ne faisant une promesse ou un serment au peuple que dans l'intention de le violer.

Je crois me rappeler qu'on lut chez Mme Cardon les Mémoires de sa camarade, Mme Campan, bien différents de l'homélie niaise que l'on a imprimée vers 1820[8]. Plusieurs fois, nous ne repassâmes la rue qu'à deux heures du matin, j'étais dans mon centre, moi, adorateur de Saint-Simon, et je parlais d'une façon qui jurait avec ma niaiserie et mon exaltation habituelles.

J'ai adoré Saint-Simon en 1800, comme en 1836. Les épinards et Saint-Simon ont été mes seuls goûts durables, après celui toutefois de vivre à Paris avec cent louis de rente, faisant des livres. Félix Faure m'a rappelé en 1829 que je lui parlais ainsi en 1798.

La famille Daru fut tout occupée d'abord du décret d'organisation du corps des inspecteurs aux revues, décret souvent corrigé, ce me semble, par M. Daru (le comte), et ensuite de la nomination du comte Daru et de Martial; le premier fut inspecteur et le second sous-inspecteur aux revues, tous les deux avec le chapeau brodé et l'habit rouge. Ce bel uniforme choqua le militaire, bien moins vain toutefois en 1800 que deux ou trois ans après, quand la vertu eut été tournée en ridicule.

Je crois avoir précisé mon premier séjour à Paris, de novembre 1799 à avril ou mai 1800, j'ai même trop bavardé, il y aura à effacer. Excepté le bel uniforme de Cardon (collet brodé en or), la salle de Fabien et mes tilleuls au fond du jardin, à la Guerre, tout le reste ne paraît guère qu'à travers un nuage. Sans doute je voyais souvent Mante, mais nul souvenir. Fut-ce alors que Grand-Dufay mourut au café de l'Europe, sur le boulevard du Temple, ou en 1803? Je ne puis le dire.

A la Guerre, MM. Barthomeuf et Cardon étaient adjoints et moi très piqué et très ridicule, sans doute, aux yeux de M. Daru. Car enfin, je n'étais pas en état de faire la moindre lettre. Martial, cet être excellent, était toujours avec moi sur le ton plaisant et ne me fit jamais apercevoir que, comme commis, je n'avais pas le sens commun. Il était tout occupé de ses amours avec madame Lavalette, avec madame Petiet, pour laquelle son raisonnable frère, le comte Daru, s'était donné bien des ridicules. Il prétendait attendrir cette méchante fée par des vers. Je sus tout cela quelques mois plus tard[9].


Toutes ces choses, si nouvelles pour moi, faisaient une cruelle distraction à mes idées littéraires ou d'amour passionné et romanesque, c'était alors la même chose. D'un autre côté, mon horreur pour Paris diminuait, mais j'étais absolument fou; ce qui me semblait vrai en ce genre un jour me paraissait faux le lendemain. Ma tête était absolument le jouet de mon âme. Mais au moins je ne m'ouvris jamais à personne.

Depuis trente ans au moins j'ai oublié cette époque si ridicule de mon premier voyage à Paris; sachant en gros qu'il n'y avait qu'à siffler, je n'y arrêtais pas ma pensée. Il n'y a pas huit jours que j'y pense de nouveau, et, s'il y a une prévention dans ce que j'écris, elle est contre le Brulard de ce temps-là.

Je ne sais si je fis les yeux doux[10] à madame Rebuffel et à sa fille pendant ce premier voyage, et si nous eûmes la douleur de perdre madame Cambon moi étant à Paris. Je me souviens seulement que Mlle Adèle R[ebuffel] me contait des particularités singulières sur Mlle Cambon, dont elle avait été la compagne et l'amie. Mlle Cambon, ayant une dot de vingt-cinq ou trente mille francs de rente, ce qui était énormissime au sortir de la République, en 1800, éprouva le sort de toutes les positions trop belles, elle fut victime des idées les plus stupides. Je suppose qu'il fallait la marier à seize ans, ou du moins lui faire faire beaucoup d'exercice.

Il ne me reste pas le moindre souvenir de mon départ pour Dijon et l'armée de réserve, l'excès de la joie a tout absorbé. MM. Daru (le comte), alors inspecteur aux revues, et Martial, sous-inspecteur, étaient partis avant moi.

Cardon ne vint point sitôt, son adroite mère lui voulait faire faire un autre pas. Il arriva bientôt à Milan, aide-de-camp du ministre de la Guerre, Carnot. Napoléon avait employé ce grand citoyen pour l'user (id est: rendre impopulaire et ridicule, s'il le pouvait. Bientôt Carnot retomba dans une pauvreté noble dont Napoléon n'eut honte que vers 1810, quand il n'eut plus peur de lui).


Je n'ai nulle idée de mon arrivée à Dijon, pas plus de mon arrivée à Genève. L'image de ces deux villes a été effacée par les images plus complètes que m'ont laissées les voyages postérieurs. Sans doute j'étais fou de joie. J'avais avec moi une trentaine de volumes stéréotypés. L'idée de perfectionnement de la nouvelle invention me faisait adorer ces volumes. Très susceptible pour les sensations d'odeur, je passais ma vie à me laver les mains quand j'avais lu un bouquin, et la mauvaise odeur m'avait donné un préjugé contre le Dante et les belles éditions de ce poète rassemblées par ma pauvre mère, idée toujours chère et sacrée pour moi et qui, vers 1800, était encore au premier plan.

En arrivant à Genève (j'étais fou de la Nouvelle-Héloïse), ma première course fut pour la vieille maison où est né J.-J. Rousseau, en 1712, que j'ai trouvée, en 1833, changée en superbe maison, image de l'utilité et du commerce.

A Genève, les diligences manquaient, je trouvai un commencement du désordre qui apparut régner à l'armée. J'étais recommandé à quelqu'un, apparemment à un commissaire des guerres français, laissé pour les passages et les transports. Le comte Daru avait laissé un cheval malade; j'attendis sa guérison.

Là enfin recommencent mes souvenirs. Après plusieurs délais, un matin, vers les huit heures, on attache sur ce jeune cheval suisse et bai clair mon énorme portemanteau, et un peu en dehors de la porte de Lausanne, je monte à cheval.

C'était pour la seconde ou troisième fois de ma vie. Séraphie et mon père s'étaient constamment opposés à me voir monter à cheval, faire des armes, etc.

Ce cheval, qui n'était pas sorti de l'écurie depuis un mois, au bout de vingt pas s'emporte, quitte la route et se jette, vers le lac, dans un champ planté de saules: je crois que le portemanteau le blessait.


[1] Le chapitre XLIII est le chapitre XXXVIII du manuscrit (fol. 717 à 738). Ecrit à Cività-Vecchia, les 7 et 8 mars 1836.

[2] Je ne sais si j'ai dit ...—Voir plus haut, t. II, p. 121-122.

[3] ... ma table était située dans une fort grande pièce occupée par divers commis.—Suit un plan du bureau, dont les deux fenêtres donnaient sur un «jardin, le même que pour l'autre bureau»; près des fenêtres et placées perpendiculairement à celles-ci, trois longues tables; à l'opposé, deux portes se faisant face étaient percées dans les murs perpendiculaires à celui des fenêtres. La ligne DD' va d'une porte à l'autre.

[4] ... une place à millions ...—Stendhal fait peut-être allusion ici au poste de directeur des subsistances de Paris, que lui offrit le comte Beugnot (cf. A. Chuquet, Stendhal-Beyle, p. 146), ou à celui de préfet de la Sarthe, dont lui-même parle dans la même page.

[5] Au lieu de dix, j'aurais vingt mille ... Ms.: «Ten» et «twenty thousand».

[6] Ne manquez jamais un mardi de Mme Cardon.—Comparez avec la même réflexion déjà faite plus haut, chapitre XL, page 120.

[7] ... Mme Sorel (je crois), dont le mari m'avait servi de chaperon pendant le voyage.—Stendhal l'a appelé plus haut M. Rosset (voir chapitres XXXV et XXXVI).

[8] ... les Mémoires de sa camarade, Mme Campan ...imprimés vers 1820.—Les Mémoires de Mme Campan furent publiés en 1823.

[9] Je sus tout cela quelques mois plus tard.—Une partie du feuillet 732 est en blanc. En marge, Stendhal a écrit: «Placer les portraits physiques.»

[10]. Je ne sais si je fis les yeux doux ...—Variante: «Les yeux du désir.»


CHAPITRE XLIV[1]

Je mourais de crainte, mais le sacrifice était fait; les plus grands dangers n'étaient pas faits pour m'arrêter. Je regardais les épaules de mon cheval, et les trois pieds qui me séparaient de terre me semblaient un précipice sans fond. Pour comble de ridicule, je crois que j'avais des éperons.

Mon jeune cheval fringant galopait donc au hasard, au milieu de ces saules, quand je m'entendis appeler: c'était le domestique, sage et prudent, du capitaine Burelviller qui, enfin, en me criant de retirer la bride et s'approchant, parvint à arrêter le cheval, après une galopade d'un quart d'heure, au moins, dans tous les sens. Il me semble qu'au milieu de mes peurs sans nombre, j'avais celle d'être entraîné dans le lac.

«Que me voulez-vous? dis-je à ce domestique, quand enfin il eut pu calmer mon cheval.

—Mon maître désire vous parler.»

Aussitôt je pensai à mes pistolets; c'est sans doute quelqu'un qui me veut arrêter. La route était couverte de passants, mais toute ma vie j'ai vu mon idée et non la réalité (comme un cheval ombrageux, me dit, dix-sept ans plus tard, M. le comte de Tracy).

Je revins fièrement au capitaine, que je trouvai obligeamment arrêté sur la grand'route.

«Que me voulez-vous, monsieur?»lui dis-je, m'attendant à faire le coup de pistolet.

Le capitaine était un grand homme blond[2], entre deux âges, maigre, et d'un aspect narquois et fripon, rien d'engageant, au contraire. Il m'expliqua qu'en passant à la porte, M ...[3] lui avait dit:

«Il y a là un jeune homme qui s'en va à l'armée, sur ce cheval, qui monte pour la première fois à cheval et qui n'a jamais vu l'armée. Ayez la charité de le prendre avec vous pour les premières journées.»

M'attendant toujours à me fâcher et pensant à mes pistolets, je considérais le sabre droit et immensément long du capitaine Burelviller qui, ce me semble, appartenait à l'arme de la grosse cavalerie: habit bleu, boutons et épaulettes d'argent.

Je crois que, pour comble de ridicule, j'avais un sabre; même, en y pensant, j'en suis sûr.

Autant que je puis en juger, je plus à ce M. Burelviller, qui avait l'air d'un grand sacripant, qui peut-être avait été chassé d'un régiment et cherchait à se raccrocher à un autre. Mais tout cela est conjecture, comme la physionomie des personnages que j'ai connus à Grenoble avant 1800. Comment aurais-je pu juger?

M. Burelviller répondait à mes questions et m'apprenait à monter à cheval. Nous faisions l'étape ensemble, allions prendre ensemble notre billet de logement, et cela dura jusqu'à la Casa d'Adda, Porta Nova, à Milan (à gauche, en allant vers la porte).

J'étais absolument ivre, fou de bonheur et de joie. Ici commence une époque d'enthousiasme et de bonheur parfait. Ma joie, mon ravissement ne diminuèrent un peu que lorsque je devins dragon au 6e régiment, et encore ce ne fut qu'une éclipse.

Je ne croyais pas être alors au comble du bonheur qu'un être humain puisse trouver ici bas.

Mais telle est la vérité pourtant. Et cela, quatre mois après avoir été si malheureux à Paris, quand je m'aperçus ou crus m'apercevoir que Paris n'était pas, par soi, le comble du bonheur.

Comment rendrai-je le ravissement de Rolle?

Il faudra peut-être relire et corriger ce passage, contre mon dessein, de peur de mentir avec artifice comme Jean-Jacques Rousseau.

Comme le sacrifice de ma vie à ma fortune était fait et parfait, j'étais excessivement hardi à cheval, mais hardi en demandant toujours au capitaine Burelviller: «Est-ce que je vais me tuer?»

Heureusement, mon cheval était suisse, et pacifique et raisonnable comme un Suisse; s'il eût été romain et traître, il m'eût tué cent fois.

Apparemment je plus à M. Burelviller, et il s'appliqua à me former en tout; et il fut pour moi, de Genève à Milan, pendant un voyage à quatre ou cinq lieues par jour, ce qu'un excellent gouverneur doit être pour un jeune prince. Notre vie était une conversation agréable, mêlée d'événements singuliers et non sans quelque petit péril; par conséquent, impossibilité de l'apparence la plus éloignée de l'ennui. Je n'osais dire mes chimères ni parler littérature à ce roué de vingt-huit ou trente ans, qui paraissait le contraire de l'émotion.

Dès que nous arrivions à l'étape, je le quittais, je donnais bien l'étrenne à son domestique pour soigner mon cheval; je pouvais donc aller rêver en paix.

A Rolle, ce me semble, arrivé de bonne heure, ivre de bonheur, de la lecture de la Nouvelle-Héloïse et de l'idée d'aller passer à Vevey, prenant peut-être Rolle pour Vevey, j'entendis tout-à-coup sonner en grande volée la cloche majestueuse d'une église[4] située dans la colline, à un quart de lieue au-dessus de Rolle ou de Nyon; j'y montai. Je voyais ce beau lac s'étendre sous mes yeux, le son de la cloche était une ravissante musique qui accompagnait mes idées, en leur donnant une physionomie sublime.

Là, ce me semble, a été mon approche la plus voisine du bonheur parfait.

Pour un tel moment, il vaut la peine d'avoir vécu.

Dans la suite, je parlerai de moments semblables, où le fond, pour le bonheur, était peut-être réel, mais la sensation était-elle aussi vive, le transport du bonheur aussi parfait?

Que dire d'un tel moment, sans mentir, sans tomber dans le roman?

A Rolle ou Nyon, je ne sais lequel (à vérifier, il est facile de voir cette église entourée de huit ou dix grands arbres), à Rolle exactement commença le temps heureux de ma vie; ce pouvait être alors le 8 ou 10 de mai 1800.

Le cœur me bat encore en écrivant ceci, trente-six ans après. Je quitte mon papier, j'erre dans ma chambre et je reviens écrire. J'aime mieux manquer quelque trait vrai que de tomber dans l'exécrable défaut de faire de la déclamation, comme c'est l'usage.

A Lausanne, je crois, je plus à M. Burelviller. Un capitaine suisse retiré, jeune encore, était municipal. C'était quelque ultra échappé d'Espagne ou de quelque autre Cour. En s'acquittant de la besogne désagréable de distribuer des billets de logement à ces sacripants de Français, il se prit de bec avec nous et alla jusqu'à dire, en parlant de l'honneur que nous avions de servir notre patrie: «S'il y a de l'honneur ...»

Mon souvenir sans doute exagère le mot.

Je mis la main à mon sabre et voulus le tirer, ce qui me prouve que j'avais un sabre.

M. Burelviller me retint.

«Il est tard, la ville est encombrée, il s'agit d'avoir un logement,» me dit-il peu après.

Et nous quittâmes le municipal, ancien capitaine, après lui avoir bien dit son fait.


Le lendemain, étant à cheval, sur la route de Villeneuve, M. Burelviller m'interrogea sur ma façon de faire des armes.

Il fut stupéfait quand je lui avouai ma complète ignorance. Il me fit mettre, ce me semble, en garde, à la première fois que nous nous arrêtâmes pour laisser pisser nos chevaux.

«Et qu'auriez-vous donc fait, si ce chien d'aristocrate était sorti avec nous?

—J'aurais foncé sur lui.»

Apparemment que ce mot fut dit comme je le pensais.

Le capitaine Burelviller m'estima beaucoup depuis et me le dit.

Il fallait que ma parfaite innocence et totale absence du mensonge fût bien évidente pour donner de la valeur à ce qui, dans tout autre position, eût été une blague tellement grossière.

Il se mit à me donner quelques principes d'estocade, dans nos haltes, le soir.

«Autrement vous vous feriez enfiler comme un ...»

J'ai oublié le terme de comparaison.

Martigny, je crois, au pied du Grand-Saint-Bernard, m'a laissé un souvenir: le beau général Marmont, en habit de conseiller d'Etat, bleu de ciel brodant sur bleu de roi, s'occupant à faire filer un parc d'artillerie. Mais comment cet uniforme est-il possible? Je l'ignore, mais je le vois encore.

Peut-être vis-je le général Marmont en uniforme de général, et plus tard lui ai-je appliqué l'uniforme de conseiller d'Etat. (Il est à Rome, ici près, mars 1836, le traître duc de Raguse, malgré le mensonge que le lieutenant-général Després m'a fait devant ma cheminée, au lieu où j'écris, il n'y a pas douze jours.)

Le général Marmont était à gauche de la route, vers les sept heures du matin, au sortir de Martigny; il pouvait être alors le 12 ou le 14 de mai 1800.


J'étais gai et actif comme un jeune poulain, je me regardais comme Calderon faisant ses campagnes en Italie, je me regardais comme un curieux détaché à l'armée pour voir, mais destiné à faire des comédies comme Molière. Si j'avais un emploi par la suite, ce serait pour vivre, n'étant pas assez riche pour courir le monde à mes frais. Je ne demandais qu'à voir de grandes choses. Ce fut donc avec plus de joie encore qu'à l'ordinaire que j'examinai Marmont, ce jeune et beau favori du Premier Consul.

Comme les Suisses, dans les maisons desquels nous avions logé à Lausanne, Villeneuve, Sion, etc., nous avaient fait un tableau infâme du Grand-Saint-Bernard, j'étais plus gai qu'à l'ordinaire, plus gai n'est pas le mot, c'est plus heureux. Mon plaisir était si vif, si intime, qu'il en était pensif.

J'étais, sans m'en rendre raison, extrêmement sensible à la beauté des paysages. Comme mon père et Séraphie vantaient beaucoup les beautés de la nature en véritables hypocrites qu'ils étaient, je croyais avoir la nature en horreur. Si quelqu'un m'eût parlé des beautés de la Suisse, il m'eût fait mal au cœur; je sautais les phrases de ce genre dans les Confessions et l'Héloïse de Rousseau, ou plutôt, pour être exact, je les lisais en courant. Mais ces phrases si belles me touchaient malgré moi.

Je dus avoir un plaisir extrême en montant le Saint-Bernard, mais, ma foi, sans les précautions, qui souvent me semblaient extrêmes et presque ridicules, du capitaine Burelviller, je serais mort peut-être dès ce premier pas.

Que l'on veuille bien se rappeler de ma ridiculissime éducation. Pour ne me faire courir aucun danger, mon père et Séraphie m'avaient empêché de monter à cheval et, autant qu'ils avaient pu, d'aller à la chasse. Tout au plus j'allais me promener avec un fusil, niais jamais de partie de chasse véritable, où l'on trouve la faim, la pluie, l'excès de la fatigue.

De plus, la nature m'a donné les nerfs délicats et la peau sensible d'une femme. Je ne pouvais pas, quelques mois après, tenir mon sabre deux heures sans avoir la main pleine d'ampoules. Au Saint-Bernard, j'étais pour le physique comme une jeune fille de quatorze ans; j'avais dix-sept ans et trois mois, mais jamais fils gâté de grand seigneur n'a reçu une éducation plus molle.

Le courage militaire, aux yeux de mes parents, était une qualité des Jacobins; on ne prisait que le courage d'avant la Révolution, qui avait valu la croix de Saint-Louis au chef de la branche riche de la famille (M. le capitaine Beyle, de Sassenage).

Excepté le moral, par moi puisé dans les livres prohibés par Séraphie, j'arrivai donc au Saint-Bernard poule mouillée complète. Que fussé-je devenu sans la rencontre de M. Burelviller et si j'eusse marché seul? J'avais de l'argent et n'avais pas même songé à prendre un domestique. Etourdi par mes délicieuses rêveries, basées sur l'Arioste et la Nouvelle-Héloïse, toutes les remarques prudentes glissaient sur moi; je les trouvais bourgeoises, plates, odieuses.

De là, mon dégoût, même en 1836, pour les faits comiques, où se trouve de toute nécessité[5] un personnage bas. Ils me font un dégoût qui va jusqu'à l'horreur.

Drôle de disposition pour un successeur de Molière!

Tous les sages avis des hôteliers suisses avaient donc glissé sur moi.

A une certaine hauteur, le froid devint piquant, une brume pénétrante nous environna, la neige couvrait la route depuis longtemps. Cette route, petit sentier entre deux murs à pierres sèches, était remplie de huit à dix pouces de neige fondante et, au dessous, des cailloux roulants (comme ceux de Claix, polygones irréguliers dont les angles sont un peu émoussés).

De temps en temps, un cheval mort faisait cabrer le mien; bientôt, ce qui fut bien pis, il ne se cabra plus du tout. Au fond, c'était une rosse.


[1] Le chapitre XLIV est le chapitre XXXIX du manuscrit (fol. 739 à 758). Ecrit à Cività-Vecchia, les 8 et 9 mars 1836.

[2] Le capitaine était un grand homme blond ...—Au sujet du capitaine Burelviller, ou Burelvillers, voir A. Chuquet, Stendhal-Beyle, p. 45.

[3] ... M ... lui avait dit.—Le nom est en blanc dans le manuscrit.

[4] ... la cloche majestueuse d'une église ...—Cette église devait être un temple protestant, car il n'y a pas d'église catholique dans le canton de Vaud. (Note au crayon de R. Colomb.)

[5] ... où se trouve, de toute nécessité ...—Variante: «Nécessairement.»


CHAPITRE XLV[1]

Le Saint-Bernard

A chaque instant tout devenait pire. Je trouvai le danger pour la première fois; ce danger n'était pas grand, il faut l'avouer, mais pour une jeune fille de quatorze ans qui n'avait pas été mouillée par la pluie dix fois en sa vie!

Le danger n'était donc pas grand, mais il était en moi-même: les circonstances diminuaient l'homme.

Je n'aurai pas honte de me rendre justice, je fus constamment gai. Si je rêvais, c'était aux phrases par lesquelles J.-J. Rousseau pourrait décrire ces monts sourcilleux couverts de neige et s'élevant jusqu'aux nues avec leurs pointes sans cesse obscurcies par de gros nuages gris courant rapidement.

Mon cheval faisait mine de tomber, le capitaine jurait et était sombre, son prudent domestique, qui s'était fait mon ami, était fort pâle.

J'étais transpercé d'humidité; sans cesse nous étions gênés et même arrêtés par des groupes de quinze ou vingt soldats qui montaient.

Au lieu des sentiments d'héroïque amitié que je leur supposais, d'après six ans de rêveries héroïques basées sur les caractères de Ferragus et de Rinaldo, j'entrevoyais des égoïstes aigris et méchants; souvent ils juraient contre nous, de colère de nous voir à cheval et eux à pied. Un peu plus ils nous volaient nos chevaux.

Je ne me rappelle pas tout cela, mais je me rappelle mieux les[2] dangers postérieurs, quand j'étais bien plus rapproché de 1800, par exemple à la fin de 1812, dans la marche de Moscou à Kœnigsberg.

Enfin, après une quantité énorme de zigzags, qui me paraissaient former une distance infinie, dans un fond, entre deux rochers pointus et énormes, j'aperçus, à gauche, une maison basse, presque couverte par un nuage qui passait.

C'est l'hospice! On nous y donna, comme à toute l'armée, un demi-verre de vin qui me parut glacé comme une décoction rouge.

Je n'ai de mémoire que du vin; sans doute on y joignit un morceau de pain et de fromage.

Il me semble que nous entrâmes, ou bien les écrits de l'intérieur de l'Hospice qu'on me fit produisirent une image qui, depuis trente-six ans, a pris la place de la réalité.

Voilà un danger de mensonge que j'ai aperçu depuis trois mois que je pense, à ce véridique journal.

Par exemple, je me figure fort bien la descente. Mais je ne veux pas dissimuler que, cinq ou six ans après, je vis une gravure que je trouvai fort ressemblante; et mon souvenir n'est plus que la gravure.

C'est là le danger d'acheter des gravures des beaux tableaux que l'on voit dans ses voyages. Bientôt la gravure forme tout le souvenir, et détruit le souvenir réel.

C'est ce qui m'est arrivé pour la Madone de Saint-Sixte de Dresde. La belle gravure de Müller l'a détruite pour moi, tandis que je me figure parfaitement les méchants pastels de Mengs, de la même galerie de Dresde, dont je n'ai vu la gravure nulle part.

Je vois fort bien l'ennui de tenir mon cheval par la bride: le sentier était formé de roches immobiles[3].

Le diable, c'est que les quatre pieds de mon cheval se réunissaient dans la ligne droite formée par la réunion des deux rochers qui formaient la route, et alors la rosse faisait mine de tomber; à droite, il n'y avait pas grand mal, mais à gauche! Que dirait M. Daru, si je lui perdais son cheval? Et d'ailleurs tous mes effets étaient dans l'énorme portemanteau, et peut-être la plus grande partie de mon argent.

Le capitaine jurait contre son domestique qui lui blessait son second cheval, il donnait des coups de canne sur la tête de son propre cheval, c'était un homme fort violent, et enfin il ne s'occupait pas de moi le moins du monde.

Pour comble de misère un canon, ce me semble, vint à passer, il fallut faire sauter nos chevaux à droite de la route; mais de cette circonstance je n'en voudrais pas jurer, elle est dans la gravure[4].

Je me souviens fort bien de cette longue descente circulaire autour de ce diable de lac glacé.

Enfin, vers Etrouble, ou avant Etrouble, vers un hameau nommé Saint ...[5], la nature commença à devenir moins austère.

Ce fut pour moi une sensation délicieuse.

Je dis au capitaine Burelviller:

«Le Saint-Bernard, n'est-ce que ça?»

Il me semble qu'il se fâcha et crut que je mentais (en termes dont nous nous servions: que je lui lâchais une blague).

Je crois entrevoir dans mes souvenirs qu'il me traita de conscrit, ce qui me sembla une injure.

A Etrouble, où nous couchâmes, ou à Saint-..., mon bonheur fut extrême, mais je commençais à comprendre que ce n'était que dans les moments où le capitaine était gai, que je pouvais hasarder mes remarques.

Je me dis: je suis en Italie, c'est-à-dire dans le pays de la Zulietta que J.-J. Rousseau trouva à Venise, en Piémont, dans le pays de Mme Bazile.

Je comprenais bien que ces idées étaient encore plus de contrebande pour le capitaine qui, ce me semble, une fois, avait traité Rousseau de polisson d'écrivain.


Je serais obligé de faire du roman, et de chercher à me figurer ce que doit sentir un jeune homme de dix-sept ans, fou de bonheur en s'échappant du couvent, si je voulais parler de mes sentiments d'Etrouble au fort de Bard.

J'ai oublié de dire que je rapportais mon innocence de Paris; ce n'était qu'à Milan que je devais me délivrer de ce trésor. Ce qu'il y a de drôle, c'est que je ne me souviens pas distinctement avec qui.

La violence de la timidité et de la sensation a tué absolument le souvenir.


Tout en faisant route, le capitaine me donnait des leçons d'équitation, et pour activer il donnait des coups de canne sur la tête de son cheval, qui s'emportait fort. Le mien était une rosse molle et prudente; je le réveillais à grands coups d'éperons. Par bonheur, il était très fort.

Mon imagination folle, n'osant pas dire ses secrets au capitaine, me faisait au moins le pousser de questions sur l'équitation. Je n'étais rien moins que discret.

«Et quand un cheval recule et s'approche ainsi d'un fossé profond, que faut-il faire?

—Que diable! à peine vous savez vous tenir, et vous me demandez des choses qui embarrassent les meilleurs cavaliers!»

Sans doute quelque bon jurement accompagna cette réponse, car elle est restée gravée dans ma mémoire.

Je devais l'ennuyer ferme. Son sage domestique m'avertit qu'il faisait manger à ses chevaux la moitié au moins du son qu'il me faisait acheter pour rafraîchir le mien. Ce sage domestique m'offrit de passer à mon service, il m'eût mené à sa volonté, au lieu que le terrible Burelviller le malmenait.

Ce beau discours ne me fit aucune impression. Il me semble que je pensai que je devais une reconnaissance infinie au capitaine.

D'ailleurs, j'étais si heureux de contempler les beaux paysages et l'arc de triomphe d'avril que je n'avais qu'un vœu à former: c'était que cette vie durât toujours.

Nous croyions l'armée à quarante lieues en avant de nous.

Tout-à-coup, nous la trouvâmes arrêtée par le fort de Bard[6].

Je me vois bivouaquant à une demi-lieue du fort, à gauche de la grande route.

Le lendemain, j'eus vingt-deux piqûres de cousin sur la figure et un œil tout à fait fermé.

Ici, le récit se confond avec le souvenir.

Il me semble que nous fûmes arrêtés deux ou trois jours sous Bard.

Je redoutais les nuits à cause des piqûres de ces affreux cousins, j'eus le temps de guérir à moitié.

Le Premier Consul était-il avec nous?

Fut-ce, comme il me semble, pendant que nous étions dans cette petite plaine, sous le fort, que le colonel Dufour essaya de l'emporter de vive force? Et que deux sapeurs essayèrent de couper les chaînes du pont-levis? Vis-je entourer de paille la roue des canons, ou bien est-ce le souvenir du récit que je trouve dans ma tête?

La canonnade épouvantable dans ces rochers si hauts, dans une vallée si étroite, me rendait fou d'émotion.

Enfin, le capitaine me dit: «Nous allons passer sur une montagne à gauche: C'est le chemin[7]

J'ai appris, depuis, que cette montagne se nomme Albaredo.

Après une demi-lieue, j'entendis donner cet avis de bouche en bouche: «Ne tenez la bride de vos chevaux qu'avec deux doigts de la main droite afin que, s'ils tombent dans le précipice, ils ne vous entraînent pas.

—Diable! il y a donc danger!»me dis-je[8].

On s'arrêta sur une petite plate-forme.

«Ah! voilà qu'ils nous visent, dit le capitaine.

—Est-ce que nous sommes à portée? dis-je au capitaine.

—Ne voilà-t-il pas mon bougre qui a déjà peur?»me dit-il avec humeur. Il y avait là sept à huit personnes.

Ce mot fut comme le chant du coq pour Saint-Pierre. Je revois: je m'approchai du bord de la plate-forme pour être plus exposé, et quand il continua la route, je traînai quelques minutes, pour montrer mon courage.

Voilà comment je vis le feu pour la première fois.

C'était une espèce de pucelage qui me pesait autant que l'autre.


[1] Le chapitre XLV est le chapitre XL du manuscrit (fol. 759 à 778). Ecrit à Cività-Vecchia, le 9 mars 1836.

[2] ... je me rappelle mieux les dangers ...—Ms.: «Des dangers.»

[3] ...le sentier était formé de roches immobiles.—Suit une coupe du sentier et du précipice que les voyageurs voyaient à leur gauche. Le sentier était creux, les rochers qui le composaient formant un angle obtus de 60 degrés environ. Entre le sentier et le précipice, il pouvait y avoir trois ou quatre pieds. Au bas du précipice, dont la pente est indiquée par les lettres R P E, en «L, lac gelé sur lequel je voyais quinze ou vingt chevaux ou mulets tombés. De R en P le précipice me semblait presque vertical, de P en E il était fort rapide».

[4] ... elle est dans la gravure.—Suit un plan indiquant la marche de flanc suivie depuis l'Hospice jusqu'à Etrouble, en contournant le lac gelé.

[5] ... vers un hameau nommé Saint ...—Le reste du nom a été laissé en blanc.

[6] ... le fort de Bord.—Suit un croquis de la vallée d'Aoste, avec au fond le fort de Bard.

[7] C'est le chemin.—Suit un croquis analogue à celui indiqué ci-dessus; mais Stendhal y a figuré, en C, le chemin escaladant la montagne d'Albaredo.

[8] «Diable! il y a donc danger!»me dis-je.—Suit un croquis explicatif: à droite, en R, les remparts du fort de Bard. A gauche, en C, à la hauteur des remparts, la petite plate-forme du chemin, bordée par un précipice D allant jusqu'au fond de la vallée. Au-dessous, cette légende: «Le chemin, ou plutôt le sentier à peine tracé fraîchement avec des pioches, était comme C et le précipice comme D, le rempart comme R.»


CHAPITRE XLVI[1]

Le soir, en y réfléchissant, je ne revenais pas de mon étonnement: Quoi! n'est-ce que ça? me disais-je.

Cet étonnement un peu niais et cette exclamation m'ont suivi toute ma vie. Je crois que cela tient à l'imagination; je fais cette découverte, ainsi que beaucoup d'autres, en 1836, en écrivant ceci.

Parenthèse.—Souvent je me dis, mais sans regret: Que de belles occasions j'ai manquées! Je serais riche, du moins j'aurais de l'aisance! Mais je vois, en 1836, que mon plus grand plaisir est de rêver; mais rêver à quoi? Souvent à des choses qui m'ennuient. L'activité des démarches nécessaires pour amasser 10.000 francs de rente est impossible pour moi. De plus, il faut flatter, ne déplaire à personne, etc. Ce dernier est presque impossible pour moi.

Hé bien! M. le comte de Cauchain était lieutenant ou sous-lieutenant au 6e de dragons en même temps que moi, il passait pour intrigant, habile, ne perdant pas une occasion pour plaire aux gens puissants, etc., ne faisant pas un pas qui n'eût son but, etc. Le général Cauchain, son oncle, avait pacifié la Vendée, je crois, et ne manquait pas de crédit. M. de Cauchain quitta le régiment pour entrer dans la carrière consulaire, il a eu probablement toutes les qualités qui me manquent, il est consul à Nice, comme moi à Cività-Vecchia. Voilà qui doit me consoler de n'être pas intrigant, ou du moins adroit, prudent, etc. J'ai eu le rare plaisir de faire toute ma vie à peu près ce qui me plaisait, et je suis aussi avancé qu'un homme froid, adroit, etc. M. de Cauchain m'a fait politesse quand je passai à Nice en décembre 1833. Peut-être a-t-il de plus que moi d'avoir de la fortune, mais probablement il l'a héritée de son oncle, et d'ailleurs il est chargé d'une vieille femme. Je ne changerais pas, c'est-à-dire: je ne voudrais pas que mon âme entrât dans son corps.

Je ne dois donc pas me plaindre du destin. J'ai eu un lot exécrable de sept à dix-sept [ans], mais, depuis le passage du Mont-Saint-Bernard (à 2.491 mètres au-dessus de l'océan[2]), je n'ai plus eu à me plaindre du destin; j'ai, au contraire, à m'en louer.

En 1804, je désirais cent louis et ma liberté; en 1836, je désire avec passion six mille francs et ma liberté. Ce qui est au-delà ferait bien peu pour mon bonheur. Ce n'est pas à dire que je ne voulusse tâter de 25.000 francs et ma liberté pour avoir une bonne voiture à ressorts bien liants, mais les voleries du cocher me donneraient peut-être plus d'humeur que la voiture de plaisir.

Mon bonheur est de n'avoir rien à administrer; je serais fort malheureux si j'avais 100.000 francs de rente en terres et maisons. Je vendrais tout bien vite à perte, ou du moins les trois-quarts, pour acheter de la rente. Le bonheur, pour moi, c'est de ne commander à personne et de n'être pas commandé, je crois donc que j'ai bien fait de ne pas épouser Mlle Rietti ou Mlle Diane.—Fin de la parenthèse[3].


Je me souviens que j'eus un extrême plaisir en entrant à Etrouble et à Aoste. Quoi! le passage du Saint-Bernard, n'est-ce que ça? me disais-je sans cesse. J'avais même le tort de le dire haut quelquefois, et enfin le capitaine Burelviller me malmena; malgré mon innocence, il prit cela pour une blague (id est: bravade). Fort souvent, mes naïvetés ont fait le même effet.

Un mot ridicule ou seulement exagéré a souvent suffi pour gâter les plus belles choses pour moi: par exemple, à Wagram, à côté de la pièce de canon, quand les herbes prenaient feu, ce colonel blagueur de mes amis qui dit: «C'est une bataille de géants!»L'impression de grandeur fut irrémédiablement enlevée pour toute la journée.

Mais, grand Dieu! qui lira ceci? Quel galimatias! Pourrai-je enfin revenir à mon récit? Le lecteur sait-il maintenant s'il en est à 1800, au premier début d'un fou dans le monde, ou aux réflexions sages d'un homme de cinquante-trois[4] ans!


Je remarquai, avant de quitter mon rocher, que la canonnade de Bard faisait un tapage effrayant; c'était le sublime, un peu trop voisin pourtant du danger. L'âme, au lieu de jouir purement, était encore un peu occupée à se tenir.

J'avertis, une fois pour toutes, le brave homme, unique peut-être, qui aura le courage de me lire, que toutes les belles réflexions de ce genre sont de 1836. J'en eusse été bien étonné en 1800; peut-être, malgré ma solidité sur Helvétius et Shakespeare, ne les eussé-je pas comprises.

Il m'est resté un souvenir net et fort sérieux du rempart qui faisait ce grand feu sur nous. Le commandant de ce fortin, situé providentiellement, comme diraient les bons écrivains de 1836, croyait arrêter le général Bonaparte[5].


Je crois que le logement du soir fut chez un curé, déjà fort malmené par les vingt-cinq ou trente mille hommes qui avaient passé avant le capitaine Burelviller et son élève. Le capitaine, égoïste et méchant, jurait; il me semble que le curé me fit pitié, je lui parlai latin, pour diminuer sa peur. C'était un gros péché, c'est en petit le crime de ce vil coquin de Bourmont à Waterloo. Par bonheur, le capitaine ne m'entendit pas.

Le curé, reconnaissant, m'apprit que: Donna voulait dire femme, cattiva, mauvaise, et qu'il fallait dire: quante sono miglia di qua a Ivrea? quand je voulais savoir combien il y avait de milles d'ici à Ivrée.

Ce fut là le commencement de mon italien.

Je fus tellement frappé de la quantité de chevaux morts et d'autres débris d'armée que je trouvai de Bard à Ivrée, qu'il ne m'en est point resté de souvenir distinct. C'était pour la première fois que je trouvais cette sensation, si renouvelée depuis: me trouver entre les colonnes d'une armée de Napoléon. La sensation présente absorbait tout, absolument comme le souvenir de la première soirée où Giul m'a traité en amant. Mon souvenir n'est qu'un roman fabriqué à cette occasion.


Je vois encore le premier aspect d'Ivrée aperçue à trois quarts de lieue, un peu sur la droite, et à gauche des montagnes à distance, peut-être le Mont Rose et les monts de Bielle, peut-être ce rezegon de Lebk (sic), que je devais tant adorer plus tard.

Il devenait difficile non pas d'avoir un billet de logement des habitants terrifiés, mais de défendre ce logement contre les partis de trois ou quatre soldats rôdant pour piller. J'ai quelque idée du sabre mis à la main pour défendre une porte de notre maison, que des chasseurs à cheval voulaient enlever pour en faire un bivouac.


Le soir, j'eus une sensation que je n'oublierai jamais. J'allai au spectacle, malgré le capitaine qui, jugeant bien de mon enfantillage et de mon ignorance des armes, mon sabre étant trop pesant pour moi, avait peur, sans doute, que je ne me fisse tuer à quelque coin de rue. Je n'avais point d'uniforme, c'est ce qu'il y a de pis entre les colonnes d'une armée ...

Enfin, j'allai au spectacle; on donnait le Matrimonio segreto de Cimarosa, l'actrice qui jouait Caroline avait une dent de moins sur le devant. Voilà tout ce qui me reste d'un bonheur divin.

Je mentirais et ferais du roman si j'entreprenais de le détailler.

A l'instant, mes deux grandes actions: 1° avoir passé le Saint-Bernard, 2° avoir été au feu, disparurent. Tout cela me sembla grossier et bas. J'éprouvai quelque chose comme mon enthousiasme de l'église au-dessus de Rolle, mais bien plus pur et bien plus vif. Le pédantisme de Julie d'Etange me gênait dans Rousseau, au lieu que tout fut divin dans Cimarosa.

Dans les intervalles du plaisir, je me disais: Et me voici jeté dans un métier grossier, au lieu de vouer ma vie à la musique!!

La réponse était, sans nulle mauvaise humeur: Il faut vivre, je vais voir le monde, devenir un brave militaire, et après un an ou deux je reviens à la musique, mes uniques amours. Je me disais de ces paroles emphatiques.

Ma vie fut renouvelée et tout mon désappointement de Paris enterré à jamais. Je venais de voir distinctement où était le bonheur. Il me semble aujourd'hui que mon grand malheur devait être: je n'ai pas trouvé le bonheur à Paris, où je l'ai cru pendant si longtemps, où est-il donc? Ne serait-il point dans nos montagnes du Dauphiné? Alors, mes parents auraient raison, et je ferais mieux d'y retourner.

La soirée d'Ivrée détruisit à jamais le Dauphiné dans mon esprit. Sans les belles montagnes que j'avais vues le matin en arrivant, peut-être Berland, Saint-Ange et Taillefer[6] n'auraient-ils pas été battus pour toujours.

Vivre en Italie et entendre de cette musique devint la base de tous mes raisonnements.

Le lendemain matin, en cheminant auprès de nos chevaux avec le capitaine, qui avait six pieds, j'eus l'enfance de parler de mon bonheur, il me répondit par des plaisanteries grossières sur la facilité de mœurs des actrices. Ce mot était cher et sacré pour moi, à cause de Mlle Kably, et de plus, ce matin-là, j'étais amoureux de Caroline (du Matrimonio). Il me semble que nous eûmes un différend sérieux, avec quelque idée de duel de ma part.

Je ne comprends rien à ma folie; c'est comme ma provocation à l'excellent Joinville (maintenant M. le baron Joinville, intendant militaire à Paris), je ne pouvais pas soutenir mon sabre en ligne horizontale.

La paix faite avec le capitaine, nous fûmes, ce me semble, occupés de la bataille du Tessin, où il me semble que nous fûmes mêlés, mais sans danger. Je n'en dis pas davantage, de peur de faire du roman; cette bataille, ou combat, me fut contée en grands détails peu de mois après par M. Guyardet, chef de bataillon à la 6me ou 9me légère, le régiment de cet excellent Maçon, mort à Leipzig vers 1809, ce me semble. Le récit de M. Guyardet fait, ce me semble, à Joinville, en ma présence, complète mes souvenirs et j'ai peur de prendre l'impression de ce récit pour un souvenir.

Je ne me rappelle pas même si le combat du Tessin compta dans mon esprit pour la seconde vue du feu, dans tous les cas ce ne put être[7] que le feu du canon; peut-être eûmes-nous peur d'être sabrés, nous trouvant, avec quelque cavalerie, ramenés par l'ennemi. Je ne vois de clair que la fumée du canon ou de la fusillade. Tout est confus.

Excepté le bonheur le plus vif et le plus fou, je n'ai réellement rien à dire d'Ivrée à Milan. La vue du paysage me ravissait. Je ne le trouvais pas la réalisation du beau, mais quand, après le Tessin, jusqu'à Milan, la fréquence des arbres et la force de la végétation, et même les tiges du maïs, ce me semble, empêchaient de voir à cent pas, à droite et à gauche, je trouvais que c'était là le beau.

Tel a été pour moi Milan, et pendant vingt ans (1800 à 1820). A peine si cette image adorée commence à se séparer du beau. Ma raison me dit: Mais le vrai beau, c'est Naples et le Pausilippe, par exemple, ce sont les environs de Dresde, les murs abattus de Leipsick, l'Elbe à Altona, le lac de Genève, etc. C'est ma raison qui dit cela, mon cœur ne sent que Milan et la campagne luxuriante qui l'environne[8].


[1] Le chapitre XLVI est le chapitre XLI du manuscrit (fol. 779 à 796). Ecrit le 15 mars, à Cività-Vecchia.—Stendhal indique au fol. 782: «Cività-Vecchia du 24 février au 19 mars.»

[2] ... le passage du Mont-Saint-Bernard (à 2.491 mètres au dessus de l'océan) ...—L'altitude exacte du col du Grand-Saint-Bernard est 2.472 mètres.

[3] Parenthèse.—A placer ailleurs en recopiant. (Note de Stendhal.)

[4] ... un homme de cinquante-trois ans!—Ms.: «52 x 2 + √9»

[5] ... croyait arrêter le général Bonaparte.—Suit un croquis du fort de Bard et du chemin suivi par Stendhal. Au-dessous est cette légende: «H, moi; B, village de Bard; C C C, canons tirant sur L L L; XX, chevaux tombés du sentier L L L, à peine tracé au bord du précipice; P, précipice à 95 ou 80 degrés, haut de 30 ou 40 pieds; P', autres précipices de 70 ou 60 degrés, et broussailles infinies. Je vois encore le bastion C C C, voilà tout ce qui me reste de ma peur. Quand j'étais en H, je ne vis ni cadavres, ni blessés, mais seulement des chevaux en X. Le mien qui sautait et dont je ne tenais la bride qu'avec deux doigts, suivant l'ordre, me gênait beaucoup.»

[6] ... peut-être Berland, Saint-Ange et Taillefer ...—Berland, près des Echelles; le plateau Saint-Ange, au-dessus de Claix; le massif de Taillefer, qui domine la vallée de la Romanche. (Voir à ce sujet les chapitres précédents.)

[7] ... dans tous les cas ce ne put être ...—Variante: «Ce ne fut.»

[8]—Avec le chapitre XLVI finit le troisième tome relié du manuscrit. On lit, à la fin de la table qui termine le volume: «Ce volume troisième finit à l'arrivée à Milan, 796 pages font bien, une fois augmentées par les corrections et gardes contre la critique, 400 pages in-8°. Qui lira 400 pages de mouvements du cœur?»Au feuillet suivant, on lit encore: «1836, 26 mars, annonce du congé pour Lutèce. L'imagination vole ailleurs. Ce travail en est interrompu. L'ennui engourdit l'esprit, trop éprouvé de 1832 à 1836, Omar. Ce travail, interrompu sans cesse par le métier, se ressent sans doute de cet engourdissement.—Vu ce matin galerie Fech avec le prince, et loges de Raphaël.—Pédantisme: rien n'est mal dans le Dante et Raphaël, idem à peu près pour Goldoni. 8 avril 1836, Omar.»


CHAPITRE XLVII[1]

Milan

Un matin, en entrant à Milan, par une charmante matinée de printemps, et quel printemps! et dans quel pays du monde! je vis Martial à trois pas de moi, sur la gauche de mon cheval. Il me semble le voir[2] encore, c'était Corsia del Giardino, peu après la rue des Bigli, au commencement de la Corsia di Porta Nova.

Il était en redingote bleue avec un chapeau bordé d'adjudant général.

Il fut fort aise de me voir.

«On vous croyait perdu, me dit-il.

—Le cheval a été malade à Genève, répondis-je, je ne suis parti que le ...[3]

—Je vais vous montrer la maison, ce n'est qu'à deux pas.»

Je saluai le capitaine Burelviller: je ne l'ai jamais revu.

Martial revint sur ses pas et me conduisit à la Casa d'Adda[4].

La façade de la Casa d'Adda n'était point finie, la plus grande partie était alors en briques grossières, comme San Lorenzo, à Florence. J'entrai dans une cour magnifique. Je descendis de cheval fort étonné et admirant tout. Je montai par un escalier superbe. Les domestiques de Martial détachèrent mon portemanteau et emmenèrent mon cheval.

Je montai avec lui et bientôt me trouvai dans un superbe salon donnant sur la Corsia. J'étais ravi, c'était pour la première fois que l'architecture produisait son effet sur moi. Bientôt on apporta d'excellentes côtelettes pannées. Pendant plusieurs années ce plat m'a rappelé Milan.

Cette ville devint pour moi le plus beau lieu de la terre. Je ne sens pas du tout le charme de ma patrie; j'ai, pour le lieu où je suis né, une répugnance qui va jusqu'au dégoût physique (le mal de mer). Milan a été pour moi, de 1800 à 1821, le lieu où j'ai constamment désiré habiter.

J'y ai passé quelques mois de 1800; ce fut le plus beau temps de ma vie. J'y revins tant que je pus en 1801 et 1802, étant en garnison à Brescia et à Bergame, et enfin, j'y ai habité par choix de 1815 à 1821. Ma raison seule me dit, même en 1836, que Paris vaut mieux. Vers 1803 ou 1804, j'évitais, dans le cabinet de Martial, de lever les veux vers une estampe qui dans le lointain présentait le dôme de Milan, le souvenir était trop tendre et me faisait mal.

Nous pouvions être à la fin de mai ou au commencement de juin, lorsque j'entrai dans la Casa d'Adda (ce mot est resté sacré pour moi).

Martial fut parfait et réellement a toujours été parfait pour moi. Je suis fâché de n'avoir pas vu cela davantage de son vivant; comme il avait étonnamment de petite vanité, je ménageais cette vanité.

Mais ce que je lui disais alors par usage du monde, naissant chez moi, et aussi par amitié, j'aurais dû le lui dire par amitié passionnée et par reconnaissance.

Il n'était pas romanesque, et moi je poussais cette faiblesse jusqu'à la folie; l'absence de cette folie le rendait plat à mes yeux. Le romanesque chez moi s'étendait à l'amour, à la bravoure, à tout. Je redoutais le moment de donner l'étrenne à un portier, de peur de ne pas lui donner assez, et d'offenser sa délicatesse. Il m'est arrivé souvent de ne pas oser donner l'étrenne à un homme trop bien vêtu, de peur de l'offenser, et j'ai dû passer pour avare. C'est le défaut contraire de la plupart des sous-lieutenants que j'ai connus: eux pensaient à escamoter une mancia.

Voici un intervalle de bonheur fou et complet, je vais sans doute battre un peu la campagne en en parlant. Peut-être vaudrait-il mieux m'en tenir à la ligne précédente.

Depuis la fin de mai jusqu'au mois d'octobre ou de novembre que je fus reçu sous-lieutenant au 6me régiment de dragons à Rapallo ou Roncanago, entre Brescia et Crémone, je trouvai cinq ou six mois de bonheur céleste et complet[5].

On ne peut pas apercevoir distinctement la partie du ciel trop voisine du soleil, par un effet semblable j'aurais grand'peine à faire une narration raisonnable de mon amour pour Angela Pietragrua. Comment faire un récit un peu raisonnable de tant de folies? Par où commencer? Comment rendre cela un peu intelligible? Voilà déjà que j'oublie l'orthographe, comme il m'arrive dans les grands transports de passion, et il s'agit pourtant de choses passées il y a trente-six ans.

Daignez me pardonner, lecteur bénévole! Mais plutôt, si vous avez plus de trente ans ou si, avec trente ans, vous êtes du parti prosaïque, fermez le livre!

Le croira-t-on, mais tout semblera absurde dans mon récit de cette année 1800. Cet amour si céleste, si passionné, qui m'avait entièrement enlevé à la terre pour me transporter dans le pays des chimères, mais des chimères les plus célestes, les plus délicieuses, les plus à souhait, n'arriva à ce qu'on appelle le bonheur qu'en septembre 1811.

Excusez du peu, onze ans, non pas de fidélité, mais d'une sorte de constance.

La femme que j'aimais, et dont je me croyais en quelque sorte aimé, avait d'autres amants, mais elle me préférerait à rang égal, me disais-je! J'avais d'autres maîtresses. (Je me suis promené un quart d'heure avant d'écrire.) Comment raconter raisonnablement ces temps-là? J'aime mieux renvoyer à un autre jour.

En me réduisant aux formes raisonnables, je ferais trop d'injustice à ce que je veux raconter.

Je ne veux pas dire ce qu'étaient les choses, ce que je découvre pour la première fois à peu près en 1836, ce qu'elles étaient; mais, d'un autre côté, je ne puis écrire ce qu'elles étaient pour moi en 1800: le lecteur jetterait le livre.

Quel parti prendre? comment peindre le bonheur fou?

Le lecteur a-t-il jamais été amoureux fou? A-t-il jamais eu la fortune de passer une nuit avec cette maîtresse qu'il a le plus aimée en sa vie?

Ma foi, je ne puis continuer, le sujet surpasse le disant.

Je sens bien que je suis ridicule, ou plutôt incroyable. Ma main ne peut écrire, je renvoie à demain.

Peut-être il serait mieux de passer net ces six mois-là.

Comment peindre l'excessif bonheur que tout me donnait? C'est impossible pour moi.

Il ne me reste qu'à tracer un sommaire, pour ne pas interrompre tout-à-fait le récit.

Je suis comme un peintre qui n'a plus le courage de peindre un coin de son tableau. Pour ne pas gâter le reste, il ébauche à la moitié ce qu'il ne peut pas peindre.

O lecteur, excusez ma mémoire, ou plutôt sautez cinquante pages.

Voici le sommaire de ce que, à trente-six ans d'intervalle, je ne puis raconter sans le gâter horriblement.

Je passerais dans d'horribles douleurs les cinq, dix, vingt ou trente ans qui me restent à vivre qu'en ce moment je ne dirais pas: Je ne veux pas recommencer.

D'abord, ce bonheur d'avoir pu faire ma vie. Un homme médiocre, au-dessous du médiocre, si vous voulez, mais bon et gai, ou plutôt heureux lui-même alors, avec lequel je vécus.

Tout ceci, ce sont des découvertes que je fais en écrivant. Ne sachant comment peindre, je fais l'analyse de ce que je sentis alors.

Je suis très froid aujourd'hui, le temps est gris, je souffre un peu.

Rien ne peut empêcher la folie.

En honnête homme qui abhorre d'exagérer, je ne sais comment faire.


J'écris ceci et j'ai toujours tout écrit comme Rossini écrit la musique; j'y pense, écrivant chaque matin ce qui se trouve devant moi dans le libretto. Je lis dans un livre que je reçois aujourd'hui:

«Ce résultat n'est pas toujours sensible pour les contemporains, pour ceux qui l'opèrent et l'éprouvent; mais, à distance et au point de vue de l'histoire, on peut remarquer à quelle époque un peuple perd l'originalité de son caractère,»etc. (M. Villemain, Préface, page X.)

On gâte des sentiments si tendres à les raconter en détail[6].


[1] Le chapitre XLVII est le chapitre XLII du manuscrit (fol. 797 à 808). Ecrit à Cività-Vecchia, les 15 et 17 mars 1836: corrigé à Rome les 22 et 23 mars.—Stendhal note au verso du fol. 807: «Travail à Cività-Vecchia: trois ou quatre heures seulement du 24 février au 19 mars 1836, le reste au métier (gagne-pain).»—Ce dernier chapitre est relié, avec divers autres fragments, dans le XIIe tome de la collection des 28 volumes conservés à la bibliothèque municipale de Grenoble sous le n° R 5896.

[2] Il me semble le voir ...—Variante: «Je le vois.»

[3] ... je ne suis parti que le ...—La date a été laissée en blanc.

[4]. Martial revint sur ses pas et me conduisit à la Casa d'Adda.—Suit un plan des lieux: la rencontre de Martial Daru et d'Henri Beyle, au bout de la Corsia del Giardino, presque à l'angle du Monte Napoleone, et l'emplacement de la Casa d'Adda, sur la Corsia di Porta nova.

[5] ... je trouvai cinq ou six mois de bonheur céleste et complet.—Le 26 mars 1836, à dix heures et demie, lettre très polie pour congé.

Depuis ce grand courant dans mes idées, je ne travaille plus. 1er avril 1836.

Prose du 31 mars: Stabat mater, vieux couplets barbares en latin rimé, mais du moins absence d'esprit à la Marmontel. (Notes de Stendhal.)

[6] On gâte des sentiments si tendres à les raconter en détail.—Au verso du dernier feuillet (fol. 808), Stendhal a jeté rapidement les notes suivantes, relatives à son prochain voyage.

«Voyage: le bateau à vapeur jusqu'à Marseille. Acheter six foulards à Livourne et vingt paires de gants jaunes chez Gagiati, à Rome.

Suite, voyage: Absolument la malle-poste à Marseille, fût-ce celle de Toulouse et Bordeaux, pour éviter le dégoût de Valence et Lyon, Semur et Auxerre, de moi trop connus. Mauvais commencement.—Probablement, le détour de Florence, en arrivant à Livourne, ne me plaira pas.—Peut-être aller en Angleterre, du moins à Bruxelles, peut-être à Edimbourg.

Plan: profiter de mon temps dans le voyage de Paris. Dire jamais Omar bien changé. 2°, régime, pour éviter les soupers. Voir beaucoup M. de La Touche, Balzac, si je puis, pour la littérature; M. Chasles, un peu Levavasseur; mesdames d'Anjou (assidument), Tillaux, Tascher et Jules, Ancelot, Menti, Coste, Julie. C'est l'assiduité qu'il faut.—Si je restais à Paris, c'est dans les premiers deux mois que je puis fonder les salons du reste of my life.—Je ne sens de transport que pour Giul.—Un logement au midi, rue Taitbout. Qu'est-ce, pour trois mois, que 200 francs de plus en logement?»

Stendhal quitta Cività-Vecchia après le 5 mai 1836; le 16 mai, il était à Marseille, et il arriva à Paris le 25 mai. Il fit durer son congé trois ans, et ne rentra à Cività-Vecchia qu'en juin 1839.


ANNEXES

I

PREMIER ESSAI D'AUTOBIOGRAPHIE[1]

MÉMOIRES DE HENRI B.

LIVRE 1

CHAPITRE 1

Quoique ma première enfance ait été empoisonnée par bien des amertumes, grâce au caractère espagnol et altier de mes parents, depuis deux ou trois ans je trouve une certaine douceur à m'en rappeler les détails. Il a fallu plus de quarante années d'expérience pour que je pusse pardonner à mes parents leurs injustices atroces.


Je suis né à Grenoble le 23 janvier 1783, au sein d'une famille qui aspirait à la noblesse, c'est-à-dire qu'on ne badinait pas avec les préjugés nécessaires à la conservation des ordres privilégiés. La religion catholique était vénérée dans la maison comme l'indispensable appui du trône. Quoique bourgeoise au fond, la famille dont je porte le nom avait deux branches. Le capitaine B[eyle], chef de la branche aînée, qui était fort riche, avait la croix de Saint-Louis et ne manqua pas d'émigrer, chose peu difficile, car Grenoble n'est qu'à neuf lieues de Chambéry, capitale de la Savoie.

Cet excellent capitaine [Beyle], le meilleur homme du monde, avec sa voix glapissante et ses éloges éternels de nos princes, ne s'était jamais marié, non plus que ses cinq ou six sœurs. Mon père, chef de la branche cadette, comptait bien hériter d'une trentaine de mille livres de rente, et comme mon père était un homme à imagination, il m'admit de bonne heure à la création des châteaux en Espagne qu'il élevait sur cette fortune à venir, dont plus tard une loi de la Terreur nous priva presque entièrement. N'était-ce pas celle du 17 germinal an III? Ce nom a retenti dans toute mon enfance, mais voici trente-trois ans que je n'y pense plus du tout. Grâce à la manie exagérante et noblifiante de la famille, peut-être que, même sans la loi de germinal sur les successions, cette fortune de trente mille francs de rente se serait réduite à douze ou quinze. Cela était encore fort considérable pour la province vers 1789.


Ma mère était une femme de beaucoup d'esprit, elle était adorée de son père. Henriette Gagnon avait un caractère généreux et décidé; j'ai compris cela plus tard. J'eus le malheur de la perdre lorsque j'avais sept ans, et elle trente-trois. J'en étais amoureux fou, je ne sais si elle s'en apercevait; elle mourut en couches en prononçant mon nom et me recommandant à sa sœur cadette, Séraphie, la plus méchante des dévotes. Tout le bonheur dont j'aurais pu jouir disparut avec ma mère. La tristesse la plus sombre et la plus plate s'empara de la famille. Mon père, qui adorait d'autant plus sa femme que celle-ci ne l'aimait point, fut hébété par la douleur. Cet état dura cinq ou six ans, il s'en tira un peu en étudiant la Chimie de Maquart, puis celle de Fourcroy. Ensuite, il prit une grande passion pour l'agriculture et gagna deux ou trois cent mille francs à acheter des domaines (ou terres); puis vint la passion de bâtir des maisons, où il dérangea sa fortune, enfin sa passion pour les Bourbons qui le firent adjoint du maire de Grenoble et chevalier de la Légion d'honneur. Mon père négligea tellement ses affaires pour celles de l'Etat qu'il passa une fois dix-huit mois sans aller à son domaine (ou terre) de Claix, qu'il faisait cultiver par des domestiques, et où avant les honneurs Bourboniens il allait deux ou trois fois la semaine. Dans les derniers temps, mon père était fort jaloux de moi; comme j'avais fait la campagne de Moscou avec une petite place à la cour de Napoléon, que j'adorais, j'étais en quelque sorte à la tête du parti bonapartiste (1816). Mais je m'égare. Mon père avait assuré en 1814 à mon ami, M. Félix Faure, aujourd'hui pair de France (né à Grenoble vers 1782), qu'il me laisserait dix mille francs de rente. Félix grava cette somme sur ma montre. Sans cette assurance, j'aurais pris un état en 1814: filateur de coton à Plancy, en Champagne, ou avocat à Paris. En 1814, j'allai m'amuser en Italie, où j'ai passé sept ans; mon père, à sa mort, m'a laissé un capital de 3.900 francs. J'étais alors amoureux fou de Mme D. Pendant le premier mois qui suivit cette nouvelle, je n'y pensai pas trois fois. Cinq ou six ans plus tard, j'ai cherché en vain à m'en affliger.

Le lecteur me trouvera mauvais fils, il aura raison. Je n'ai connu mon père, de sept ans à quinze, que par les injustices abominables qu'il exécutait sur moi, à la demande de ma tante Séraphie, dont, à force d'ennui intérieur, il était peut-être un peu devenu amoureux. J'entrevois à peine cela aujourd'hui en y réfléchissant. Dans l'éducation sévère des familles suivant les mœurs de l'ancien régime, où par-dessus tout les parents songeaient à se faire respecter et craindre, les enfants étaient comme collés tout près de la base de statues de quatre-vingts pieds de haut. Dans une si mauvaise position, leur œil ne pouvait que porter les jugements les plus faux sur les proportions de ces statues.

Je ne me rappelle plus l'origine du sentiment du juste, qui est fort vif en moi. C'était non pas comme à moi désagréables, mais comme injustes, que les arrêts de ma tante Séraphie, appuyés par l'autorité de mon père, me faisaient verser des larmes de rage. Deux ou trois fois la semaine, je passais une heure à me répéter à voix basse: «Monstres! Monstres! Monstres!»


Pourquoi diable ma tante m'avait-elle pris en grippe? Je ne puis le deviner. Peut-être ma mère, mourant en couches avec le plus grand courage et toute sa tête, avait-elle fait jurer à son mari, au nom de son fils aîné, de ne jamais se remarier. Quand j'avais trente ans, des témoins oculaires, entre autres l'excellente Mme Romagnier, amie que nous venons de perdre il y a deux ou trois ans, me parlaient encore de la haine passionnée et folle que j'avais inspirée à ma dévote de tante.

J'étais républicain forcené, rien de plus simple: mes parents étaient ultra et dévots au dernier degré; on appelait cela en 1793 être aristocrate.

Comme marquant par ses propos pleins d'imagination et de force, mon père fut mis en prison pendant vingt-deux mois par le représentant du peuple Amar. On juge de l'horreur que mon républicanisme inspirait dans la famille. J'avais fait encore un petit drapeau tricolore que je promenais seul en triomphe dans les pièces non habitées de notre grand appartement, les jours de victoires républicaines. Ce devaient être alors celles du traître Pichegru. On me guettait, on me surprenait, on m'accablait des mots de monstre, mes parents pleuraient de rage et moi d'enthousiasme, «Il est beau, il est doux, m'écriai-je une fois, de souffrir pour la Patrie!»Je crois qu'on me battit, ce qui, du reste, était fort rare, on me déchira mon drapeau. Je me crus un martyr de la patrie, j'aimai la liberté avec fureur. J'appelais ainsi, ce me semble, l'ensemble des cérémonies que je voyais souvent exécuter dans les rues, elles étaient touchantes et imposantes, il faut l'avouer. J'avais deux ou trois maximes que j'écrivais partout et que je suis fâché d'avoir si complètement oubliées. Elles me faisaient verser des larmes d'attendrissement, en voici une qui me revient:

Vivre libre ou mourir, que je préférais de beaucoup, comme éloquence, à: la liberté ou la mort, qu'on voulait lui substituer. J'adorais l'éloquence; dès l'âge de six ans, je crois, mon père m'avait inoculé son enthousiasme pour J.-J. Rousseau, que plus tard il exécra comme anti-roi ...


[1] Ecrit à Rome, le 15 février 1833.—Ce fragment d'autobiographie se trouve à la Bibliothèque municipale de Grenoble, dans le carton coté R 300.


II

UNE PAGE DE CRITIQUE LITTÉRAIRE DE STENDHAL

Ce fragment a été écrit en même temps que la Vie de Henri Brulard, le 16 décembre 1835, et inséré par Stendhal dans le second volume de son manuscrit, après le récit de sa première communion (chapitre XVIII de la présente édition).

Je l'ai rejeté parmi les annexes, parce qu'il n'a rien de commun avec le texte des mémoires d'Henri Beyle.

Encyclopédie du XIXe siècle.

Ce livre, ou plutôt son annonce qui remplit tous les journaux, m'a bien fait rire ce matin. Rien ne m'amuse comme les efforts que fait la société ultra (c'est-à-dire les nobles et les [prêtres]) pour tâcher de tromper l'opinion, pour faire des livres qui rendent le peuple imbécile et pour tâcher de se persuader ensuite que ces livres sont lus.

Hé, messieurs, faites pendre les écrivains, ruinez les imprimeurs et les libraires, empêchez la poste de transporter les livres, voilà ce qui est raisonnable!

J'ai bien ri ce matin et toute la journée j'ai été rempli de joie quand je venais à songer à l'Encyclopédie du XIXe siècle, dont l'annonce remplit plus d'un pied carré dans le Journal des Débats du 5 décembre 1835.

Le comité de direction offre d'abord les noms de M. Ampère et de M. le comte Beugnot, de l'Institut, un savant de premier ordre, mais aussi bas, aussi plat que Laplace ou M. Cuvier, et un homme d'esprit, mais des plus communs, incapable d'écrire dix pages qui se fassent lire et qui a acheté tous ses livres à ce Bher si sale et à ce M. Saint-Martin, si vendu et si plat, dont le choléra a délivré la science.

Tous les savants vendus, tous les nobles qui ont fait des livres dont dix ou douze exemplaires se sont vendus, tous les prê[tres] à plats sermons font partie de la liste des auteurs.

Ces Messieurs disent dans leur prospectus que les autres encyclopédies ne peuvent qu'engendrer le doute et perpétuer l'indifférence. Voilà qui est adroit! Ces Messieurs veulent charger le cler[gé] de maintenir les peuples dans la soumission et l'abjection morale.

MM. Mennechet, Michaud, Charles Nodier, Battut, ce voleur de Champollion-Figeac, ce bon fripon Raoul Rochette, ce coquin de Trouvé, cet archiniais de Villeneuve-Bargemont, ce charlatan d'Ekstein, cette archibête de Ch. Artaud, cet incroyable païen, M. l'académicien Pouqueville, le chevalier Drake, bibliothécaire de la papauté à Rome[1], enfin des inconnus ou des Jean-fesse, tous chevaliers de Kœnig von Jeanfoutre. Les seuls noms décorés sont MM. Arago et Frédéric Cuvier.

Tous, en général, écrivains que personne ne lit. Ces plats intrigants sont accolés à une foule de nobles littérateurs qui voudraient bien pouvoir écrire deux pages, mais le pouvoir leur manque, volenti et conanti. Ces nobles riches, comme MM. de Lamartine, de Villeneuve, de Pastoret, Beugnot, fourniront chacun vingt pages et vingt-cinq louis. Le livre sera supérieurement imprimé, porté aux nues dans tous les journaux, sans doute acheté par le ministre pour les bibliothèques, et si la Révolution, second volume de celle de Juillet, arrive un peu plus tôt, il ne sera pas acheté et pour rire j'en achèterai sur les quais quelque volume, à vingt sous.

Chacun des souscripteurs recevra son exemplaire, tous les journaux retentiront de l'immense succès; s'il se trouve, contre toute apparence et prudence, quelque homme d'esprit hardi, il fera sur cette rapsodie un pamphlet comme le Nouveau Complot contre les industriels[2], s'il m'est permis de citer cette brochure. S'il n'y a pas de brochure critique, je suis prêt à parier que l'Encyclopédie du XIXe siècle aura moins de lecteurs qu'elle n'étale de collaborateurs dans l'annonce des Débats de ce matin. La moitié de ces souscripteurs prévoit sagement une influence comme celle de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert.


Le plus grand service que le duc de Modène put rendre à la cause libérale était d'imprimer la Voce della Verita, qui provoqua des discussions à la Tolfa et à Castel-Bolognese.

Jetez les écrivains dans une prison perpétuelle, dites vos Heures en public, comme le roi de B. le vient de faire envers M. Bher, et en partant pour la Grèce ruinez les libraires et les imprimeurs, mais n'ouvrez jamais la bouche, et surtout gardez-vous d'écrire.

MM. Ampère, comte Beugnot, Fortia d'Urban, Hennequin, Laurentie, Pariset, abbé Receveur et baron Walkenaer, en sont les directeurs.

Après cette âme noble et généreuse de M. Ampère qui, vers 1827, entreprit de me prouver la ...[3] au milieu du salon de M. Cuvier, le plus savant est M. Fortia d'Urban qui, à propos du système de Wolf sur Homère, disait d'un air triomphant:

«Ils veulent nier l'existence d'Homère, et j'ai son buste dans mon cabinet!»

Séparé de Paris depuis cinq ans, je n'ai pour rire que les annonces de ce genre et les anecdotes comme M. l'arch[evêque] de Paris emportant dans sa voiture les deux cuvettes de Mme la princesse de Talleyrand mourante.


[1] Ms.: «Omar.»

[2] Pamphlet de Beyle, publié en 1825.

[3] Un mot illisible.


III

DEUX NOTICES BIOGRAPHIQUES D'HENRI BEYLE
ÉCRITES PAR LUI-MÊME

Ces deux notices sont conservées à la Bibliothèque municipale de Grenoble, dans le carton coté R 300, où se trouve également un cahier de la Vie de Henri Brulard. Toutes deux ont été publiées par MM. Casimir Stryienski et François de Nion en appendice de leur édition du Journal de Stendhal (Paris, 1888), p. 467-469 et 470-475.


I

Notice sur M. Beyle, par lui-même.

Henri Beyle, né à Grenoble en 1783,** vient de mourir à ... (le ... octobre 1820[1]). Après avoir étudié les mathématiques, il fut quelque temps officier dans le 6e régiment de dragons (1800, 1801, 1802). Il y eut une courte paix, il suivit à Paris une femme qu'il aimait et donna sa démission, ce qui irrita beaucoup ses protecteurs. Après avoir suivi à Marseille une actrice qui y allait remplir les premiers rôles tragiques, il rentra dans les affaires, en 1806, comme adjoint aux commissaires des Guerres. Il vit l'Allemagne en cette qualité, il assista à l'entrée triomphale de Napoléon à Berlin, qui le frappa beaucoup. Etant parent de M. Daru, ministre de l'armée et la troisième personne après Napoléon et le prince de Neuchâtel, M. B[eyle] vit de près plusieurs rouages de cette grande machine. Il fut employé à Brunswick en 1806, 1807 et 1808 et s'y distingua. Il étudia dans cette ville la langue et la philosophie allemandes et conçut assez de mépris pour Kant, Fichte, ces hommes supérieurs qui n'ont fait que de savants châteaux de cartes.

M. B[eyle] revint à Paris en 1809 et fit la campagne de Vienne en 1809 et 1810. Au retour, il fut nommé auditeur au Conseil d'Etat et inspecteur général du mobilier de la Couronne. Il fut chargé en outre du bureau de la Hollande à l'administration de la liste civile de l'Empereur. Il connut le duc de Frioul en 1811, il fit un court voyage en Italie, pays qu'il aimait toujours depuis les trois ans qu'il y avait passé dans sa jeunesse. En 1812, il obtint, après beaucoup de difficultés de la part de M. Champagny, duc de Cadore, intendant de la Maison de l'Empereur, de faire la campagne de Russie. Il rejoignit le quartier général près d'Orcha, le 14 août 1812. Il entra à Moscou le 14 septembre avec Napoléon et en partit le 16 octobre avec une mission: il devait procurer quelque subsistance à l'armée, et c'est lui qui a donné à l'armée, au retour, entre Orcha et Bober, le seul morceau de pain qu'elle ait reçu. M. Daru reconnut ce service, au nom de l'Empereur, à Bober. M. B[eyle] ne crut jamais, dans cette retraite, qu'il y eût de quoi pleurer. Près de Kœnigsberg, comme il se sauvait des Cosaques en passant le Frischaff sur la glace, la glace se rompit sous son traîneau. Il était avec M. le chevalier Marchand, commissaire des Guerres (rue du Doyenné, n° 5). Comme on n'avouait pas même qu'on fût en retraite à cette armée impériale, il s'arrêta à Slangard, puis à Berlin, qu'il vit se détacher de la France. A mesure qu'il s'éloignait du danger, il en prit horreur et il arriva à Paris navré de douleur. Le physique avait beaucoup de part à cet état. Un mois de bonne nourriture, ou plutôt de nourriture suffisante, le remit. Son protecteur le força à faire la campagne de 1813. Il fut intendant à Sagan avec le plus honnête et le plus borné des généraux, M. le marquis, alors comte V. de Latour-Maubourg. Il y tomba malade d'une espèce de fièvre pernicieuse. En huit jours, il fut réduit à une faiblesse extrême, et il fallut cela pour qu'on lui permît de revenir en France. Il quitta sur-le-champ Paris et trouva la santé sur le lac de Côme. A peine de retour, l'Empereur l'envoya en mission dans la 7e division militaire avec un sénateur absolument sans énergie. Il y trouva le brave général Dessaix, digne du grand homme dont il portait presque le nom et aussi libéral que lui. Mais le talent et l'ardent patriotisme du général Dessaix furent paralysés par l'égoïsme et la médiocrité incurable du général Marchand, qu'il fallut employer, comme grand-cordon de la Légion d'honneur et étant du pays. On ne tira pas parti des admirables dispositions de Vizille et de beaucoup d'autres villages du Dauphiné.

M. Beyle demanda à aller voir les avant-postes, à Genève. Il se convainquit de ce dont il se doutait, qu'il n'y avait rien de si facile que de prendre Genève. Voyant qu'on repoussait cette idée et craignant la trahison, il obtint la permission de revenir à Paris. Il trouva les Cosaques à Orléans. Ce fut là qu'il désespéra de la patrie ou, pour parler exactement, qu'il vit que l'Empire avait éclipsé la Patrie. On était las de l'insolence des préfets et autres agents de Napoléon. Il arriva à Paris pour être témoin de la bataille de Montmartre et de l'imbécillité des ministres de Napoléon.

Il vit l'entrée du roi. Certains traits de M. de Blacas, qu'il sut bientôt, le firent penser aux Stuarts. Il refusa une place superbe que M. Beugnot avait la bonté de lui offrir. Il se retira en Italie. Il y mena une vie heureuse jusqu'en 1821 que l'arrestation des carbonari par une police imbécile l'obligea à quitter le pays, quoiqu'il ne fût pas carbonaro. La méchanceté et la méfiance des Italiens lui avaient fait repousser la participation aux secrets, disant à ses amis: «Comptez sur moi dans l'occasion.»

En 1814, lorsqu'il jugea les Bourbons, il eut deux ou trois jours de noir. Pour le faire passer, il prit un copiste et lui dicta une traduction corrigée de la Vie de Haydn, Mozart et Métastase, d'après un ouvrage italien, un volume in-8°, 1814.

En 1817, il imprima deux volumes de l'Histoire de la Peinture en Italie, et un petit voyage de trois cents pages en Italie.

La Peinture n'ayant pas de succès, il enferma dans une caisse les trois derniers volumes et s'arrangea pour qu'ils ne paraissent qu'après sa mort.

En juillet 1819, passant par Bologne, il apprit la mort de son père. Il vint à Grenoble, où il donna sa voix au plus honnête homme de France, au seul qui pût encore sauver la religion, à M. Henri Grégoire. Cela le mit encore plus mal avec la police de Milan. Son père devait, suivant la voix commune, lui laisser cinq ou six mille francs de rente. Il ne lui en laissa pas la moitié. Dès lors, M. Beyle chercha à diminuer ses besoins et y réussit. Il fit plusieurs ouvrages, entre autres 500 pages sur l'Amour qu'il n'imprima pas. En 1821, s'ennuyant mortellement de la comédie des manières françaises, il alla passer six semaines en Angleterre. L'amour a fait le bonheur et le malheur de sa vie. Mélanie, Thérèse, Gina et Léonore sont les noms qui l'ont occupé. Quoiqu'il ne fût rien moins que beau, il fut aimé quelquefois. Gina l'empêcha de revenir au retour de Napoléon, qu'il sut le 6 mars. L'acte additionnel lui ôta tous ses regrets. Souvent triste à cause de ses passions du moment qui allaient mal, il adorait la gaieté. Il n'eut qu'un ennemi, ce fut M. Tr.; il pouvait s'en venger d'une manière atroce, il résista, pour ne pas fâcher Léonore. La campagne de Russie lui laissa de violents maux de nerfs. Il adorait Shakespeare et avait une répugnance insurmontable pour Voltaire et Mme de Staël. Les lieux qu'il aimait le mieux sur la terre étaient le lac de Côme et Naples. Il adora la musique et fit une petite notice sur Rossini, pleine de sentiments vrais, mais peut-être ridicules. Il aima tendrement sa sœur Pauline et abhorra Grenoble, sa patrie, où il avait été élevé d'une manière atroce. Il n'aima aucun de ses parents. Il était amoureux de sa mère, qu'il perdit à sept ans[2].


[1] Stendhal avait d'abord écrit 1822; puis il a surchargé et corrigé en 1820. Aucune de ces deux dates ne doit être exacte, et c'est de 1821, après le retour de Milan, qu'il faut très probablement dater ce fragment. Stendhal dit lui-même dans sa seconde notice biographique, publiée également ci-après: «Beyle, malheureux de toutes façons, revint à Paris en juillet 1821, il songeait sérieusement à en finir ...» —De même dans le chapitre II de la Vie de Henri Brulard (t. I, p. 15): «En 1821, je quittai Milan, et songeant beaucoup à me brûler la cervelle.»

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