Vie de Henri Brulard, tome 2
[1] Le chapitre XXXIV est le chapitre XXIX du manuscrit (fol. 528 à 550; il n'y a pas de fol. 527).—Ecrit à Rome, du 24 au 26 janvier 1836.
[2] ... les Caractères de ...—Un mot illisible.
[3] ... à cinquante-trois qu'à treize ans.—Ms.: «25 x √4 + 3.»
[4] ... un volume d'Euler ou de ...—Le nom a été laissé en blanc.
[5] ... au Chayla (vallée près ...) ...—Le nom a été laissé en blanc.
[6] ... répondre à mes difficultés ...—Variante: «Questions.»
[7] C'est sur la table T ...—Suit un plan d'une partie de l'appartement Beyle, rue des Vieux-Jésuites. Dans le salon, en face de la fenêtre, en T, est la table où travaillait le jeune Henri; dans la «chambre toujours fermée de ma mère»était un «tableau en toile cirée».
[8] ... que j'avais écrit ...—Variante: «Composé.»
[9] ... pour ceux qui me les présentaient—On lit en face du fol. 535 (fol. 534 verso): «Testament,—Je donne et lègue ce volume et tous les volumes de la Vie de Henri Brulard à M. Abraham Constantin, chevalier de la Légion d'honneur, et après lui, s'il ne les imprime pas, à MM. Levavasseur, libraire, place Vendôme, Philarète Chasles, homme de lettres, Amyot, Pourret, libraires. Rome, le 20 janvier 1836. H. BEYLE.»
[10] ... tous les jugements dont j'ai rempli ...—Variante: «Que j'ai écrits dans ... »
[11] ... l'expérience d'un homme de quarante ans.—Les trois quarts du feuillet sont blancs.
[12] Je leur voyais dire souvent au tableau ...—Suit un croquis représentant un élève au tableau, et au pied de l'estrade «M. Dupuy dans son grand fauteuil».
[13] ... j'aurais eu une bien meilleure tête.—En face, au verso du fol. 542, est un plan de l'appartement Beyle, rue des Vieux-Jésuites; dans le salon, près de la fenêtre, la table du jeune Henri «piochant l'abbé Marie», accompagnée de cette inscription: «Bonheur solitaire. Là j'étais à l'abri des vexations de Séraphie. Misanthropie anticipée, à quatorze ans.»
[14] ... mon père et mon grand-père eussent été tout-à-fait du parti philosophique.—Cette conséquence peut être fausse. Au moment où l'Encyclopédie parut, tout le monde en raffola. L'abbé Rochas, mon petit-oncle, dont le revenu ne dépassait probablement pas douze ou quinze cents francs, eut son Encyclopédie, dont les images ont commencé à me donner le goût des gravures, tableaux, etc. Et il était fort bon prêtre, sincèrement attaché à Rome! (Note au crayon de R. Colomb.)
[15] ... je suis encore fort susceptible de ce genre de plaisir.—Qui diable pourrait s'intéresser aux simples mouvements d'un cœur, décrits sans rhétorique? Omar, avril 1836. (Note de Stendhal.)
[16] Je crus lire un catéchisme ...—Ms.: «Chismek.»
[17] ... adroit et bon jésuite ...—Ms.: «Tejé.»
CHAPITRE XXXV[1]
Cela, dit avec entraînement, je devenais un coquin et j'aurais une grande fortune aujourd'hui.
Je me figurais le monde, à treize ans, uniquement d'après les Mémoires secrets de Duclos et les Mémoires de Saint-Simon en sept volumes. Le bonheur suprême était de vivre à Paris, faisant des livres, avec cent louis de rente. Marion me dit que mon père me laisserait bien plus[2].
Il me semble que je me dis: Vraies ou fausses, les mathématiques me sortiront de Grenoble, de cette fange qui me fait mal au cœur.
Mais je trouve ce raisonnement bien avancé pour mon âge. Je continuais à travailler, ç'aurait été un trop grand chagrin d'interrompre, mais j'étais profondément inquiet et attristé.
Enfin, le hasard voulut que je visse un grand homme et que je ne devinsse pas un coquin. Ici, pour la seconde fois le sujet surmonte le disant. Je tâcherai de n'être pas exagéré.
Dans mon adoration pour les mathématiques, j'entendais parler depuis quelque temps d'un jeune homme, fameux Jacobin, grand et intrépide chasseur, et qui savait les mathématiques bien mieux que MM. Dupuy et Chabert, mais qui n'en faisait pas métier. Seulement, comme il était fort peu riche, il avait donné des leçons à cet esprit faux, Anglès (depuis comte et préfet de police, enrichi par Louis XVIII à l'époque des emprunts).
Mais j'étais timide, comment oser l'aborder? Mais ensuite, ses leçons étant horriblement chères, douze sous par leçon, comment payer? (Ce prix me paraît trop ridicule; c'était peut-être vingt-quatre ou quarante sous.)
Je contai tout cela avec plénitude de cœur à ma bonne tante Elisabeth, qui peut-être alors avait quatre-vingts ans, mais son excellent cœur et sa meilleure tête, s'il est possible, n'avaient que trente ans. Généreusement elle me donna beaucoup d'écus de six francs. Mais ce n'était pas l'argent qui devait coûter à cette âme[3]: remplie de l'orgueil le plus juste et le plus délicat, il fallait que je prisse ces leçons en cachette de mon père; et à quels reproches légitimes ne s'exposait-elle pas?
Séraphie vivait-elle encore? Je ne répondrais pas du contraire. Cependant, j'étais bien enfant à la mort de ma tante Séraphie, car, en apprenant sa mort dans la cuisine, vis-à-vis de l'armoire de Marion[4], je me jetai à genoux pour remercier Dieu d'une si grande délivrance.
Cet événement, les écus donnés si noblement par ma tante Elisabeth pour me faire prendre en secret des leçons de cet affreux jacobin, m'a empêché à tout jamais d'être un coquin. Voir un homme sur le modèle des Grecs et des Romains, et vouloir mourir plutôt que de n'être pas comme lui, ne fut qu'un moment: punto (Non sia che un punto (Alfieri)[5].
Je ne sais comment moi, si timide, je me rapprochai de M. Gros. (La fresque est tombée en cet endroit, et je ne serais qu'un plat romancier, comme Don Rugiero Caetani, si j'entreprenais d'y suppléer. Allusion aux fresques du Campo-Santo de Pise et à leur état actuel.)
Sans savoir comment j'y suis arrivé, je me vois dans la petite chambre que Gros occupait à Saint-Laurent, le quartier le plus ancien et le plus pauvre de la ville. C'est une longue et étroite rue, serrée entre la montagne et la rivière. Je n'entrai pas seul dans cette petite chambre, mais quel était mon compagnon d'étude? Etait-ce Cheminade? Là-dessus, oubli le plus complet, toute l'attention de l'âme était apparemment pour Gros. (Ce grand homme est mort depuis si longtemps que je crois pouvoir lui ôter le Monsieur[6].)
C'était un jeune homme d'un blond foncé, fort actif, mais fort gras, il pouvait avoir vingt-cinq à vingt-six ans; ses cheveux étaient extrêmement bouclés et assez longs, il était vêtu d'une redingote[7] et nous dit:
«Citoyens[8], par où commençons-nous? Il faudrait savoir ce que vous savez déjà.
—Mais nous savons les équations du second degré.»
Et, en homme de sens, il se mit à nous montrer ces équations, c'est-à-dire la formation d'un carré de a + b, par exemple, qu'il nous fit élever à la seconde puissance: a2 + 2 ab + b2, la supposition que le premier membre de l'équation était un commencement de carré, le complément de ce carré, etc.
C'étaient les cieux ouverts pour nous, ou du moins pour moi. Je voyais enfin le pourquoi des choses, ce n'était plus une recette d'apothicaire tombée du ciel pour résoudre les équations.
J'avais un plaisir vif, analogue à celui de lire un roman entraînant. Il faut avouer que tout ce que Gros nous dit sur les équations du second degré était à peu près dans l'ignoble Bezout, mais là notre œil ne daignait pas le voir. Cela était si platement exposé que je ne me donnais la peine d'y faire attention.
A la troisième ou quatrième leçon, nous passâmes aux équations du troisième degré, et là Gros fut entièrement neuf. Il me semble qu'il nous transportait d'emblée à la frontière de la science et vis-à-vis la difficulté à vaincre, ou devant le voile qu'il s'agissait de soulever. Par exemple, il nous montrait l'une après l'autre les diverses manières de résoudre les équations du troisième degré, quels avaient été les premiers essais de Cardan[9], peut-être ensuite les progrès, et enfin la méthode présente[10].
Nous fûmes fort étonnés qu'il ne nous fît pas démontrer la même proposition l'un après l'autre. Dès qu'une chose était bien comprise, il passait à une autre.
Sans que Gros fût le moins du monde charlatan, il avait l'effet de cette qualité si utile dans un professeur, comme dans un général en chef, il occupait toute mon âme. Je l'adorais et le respectais tant que peut-être je lui déplus. J'ai rencontré si souvent cet effet désagréable et surprenant que c'est peut-être par une erreur de mémoire que je l'attribue à la première de mes passions d'admiration. J'ai déplu à M. de Tracy et à Madame Pasta pour les admirer avec trop d'enthousiasme[11].
Un jour de grande nouvelle, nous parlâmes politique toute la leçon et, à la fin, il ne voulut pas de notre argent. J'étais tellement accoutumé au genre sordide des professeurs dauphinois, MM. Chabert, Durand, etc., que ce trait fort simple redoubla mon admiration et mon enthousiasme. Il me semble, à cette occasion, que nous étions trois, peut-être Cheminade, Félix Faure et moi, et il me semble aussi que nous mettions, sur la petite table A, chacun une pièce de douze sous.
Je ne me souviens presque de rien pour les deux dernières années 1798 et 1799. La passion pour les mathématiques absorbait tellement mon temps que Félix Faure m'a dit que je portais alors mes cheveux trop longs, tant je plaignais la demi-heure qu'il faudrait perdre pour les faire couper[12].
Vers la fin de l'été 1799, mon cœur de citoyen était navré de nos défaites en Italie, Novi et les autres, qui causaient à mes parents une vive joie, mêlée cependant d'inquiétude. Mon grand-père, plus raisonnable, aurait voulu que les Russes et les Autrichiens n'arrivassent pas à Grenoble. Mais, à vrai dire, je ne puis presque parler de ces vœux de ma famille que par supposition, l'espoir de la quitter bientôt et l'amour vif et direct pour les mathématiques m'absorbaient au point de ne plus donner que bien peu d'attention aux discours de mes parents. Je ne me disais pas distinctement peut-être, mais je sentais ceci: Au point où j'en suis, que me font ces radotages!
Bientôt, une crainte égoïste vint se mêler à mon chagrin de citoyen. Je craignais qu'à cause de l'approche des Russes il n'y eût pas d'examen à Grenoble.
Bonaparte débarqua à Fréjus. Je m'accuse d'avoir eu ce désir sincère: ce jeune Bonaparte, que je me figurais un beau jeune homme comme un colonel d'opéra-comique, devrait se faire roi de France.
Ce mot ne réveillait en moi que des idées brillantes et généreuses. Cette plate erreur était le fruit de ma plus plate éducation. Mes parents étaient comme des domestiques à l'égard du Roi. Au seul nom de Roi et de Bourbon, les larmes leur venaient aux yeux.
Je ne sais pas si, ce plat sentiment, je l'eus en 1797, en me délectant au récit des batailles de Lodi, d'Arcole, etc., etc., qui désolaient mes parents qui longtemps cherchèrent à ne pas y croire, ou si je l'eus en 1799, à la nouvelle du débarquement de Fréjus. Je penche pour 1797.
Dans le fait, l'approche de l'ennemi fit que M. Louis Monge, examinateur de l'Ecole polytechnique, ne vint pas à Grenoble. Il faudra que nous allions à Paris, dîmes-nous tous. Mais, pensais-je, comment obtenir un tel voyage de mes parents? Aller dans la Babylone moderne, dans la ville de la corruption, à seize ans et demi! Je fus extrêmement agité, mais je n'ai aucun souvenir distinct.
Les examens du cours de mathématiques de M. Dupuy arrivèrent et ce fut un triomphe pour moi.
Je remportai le premier prix sur huit ou neuf jeunes gens, la plupart plus âgés et plus protégés que moi, et qui tous, deux mois plus tard, furent reçus élèves de l'Ecole polytechnique.
Je fus éloquent au tableau; c'est que je parlais d'une chose à laquelle je réfléchissais passionnément depuis quinze mois au moins, et que j'étudiais depuis trois ans (à vérifier), depuis l'ouverture du cours de M. Dupuy dans la salle du rez-de-chaussée de l'Ecole centrale. M. Dausse, homme obstiné et savant, voyant que je savais, me fit les questions les plus difficiles et les plus propres à m'embarrasser. C'était un homme d'un aspect terrible et jamais encourageant. (Il ressemblait à Domeniconi, un excellent acteur que j'admire à Valle en janvier 1836.)
M. Dausse, ingénieur en chef, ami de mon grand-père (qui était présent à mon examen et avec délices), ajouta au premier prix un volume in-4° d'Euler. Peut-être ce don fut-il fait en 1798, année à la fin de laquelle je remportai aussi le premier prix de mathématiques. (Le cours de M. Dupuy se composait de deux années, ou même de trois.)
Aussitôt après l'examen, le soir, ou plutôt le soir du jour que mon nom fut affiché avec tant de gloire («Mais à cause de la façon dont le citoyen «B[eyle] a répondu, de l'exactitude, de la facilité «brillante...»), c'est le dernier effort de la politique de M. Dupuy; sous prétexte de ne pas nuire à mes sept ou huit camarades, le plus fort avait été de leur faire obtenir le premier prix, sous prétexte de ne pas leur nuire pour l'admission à l'Ecole polytechnique; mais M. Dausse, entêté en diable, fit mettre dans le procès-verbal, et par conséquent imprimer, une phrase comme la précédente.
Je me vois passant dans le bois du Jardin-de-Ville, entre la statue d'Hercule et la grille, avec Bigillion et deux ou trois autres, enivrés de mon triomphe, car tout le monde le trouva juste et on voyait bien que M. Dupuy ne m'aimait pas; le bruit des leçons que j'étais allé prendre de ce jacobin de Gros, moi qui avais l'avantage de suivre son cours, de lui M. Dupuy, n'était pas pour me réconcilier avec lui.
Donc, passant par là, je disais à Bigillion, en philosophant comme notre habitude:
«En ce moment, on pardonnerait à tous ses ennemis.
—Au contraire, dit Bigillion, on s'approcherait d'eux pour les vaincre.»
La joie m'enivrait un peu, il est vrai, et je faisais des raisonnements pour la cacher; cependant, au fond, cette réponse marque la profonde bassesse de Bigillion, plus terre-à-terre que moi, et, en même temps, l'exaltation espagnole à laquelle[13] j'eus le malheur d'être sujet toute ma vie[14].
Je vois des circonstances: Bigillion, mes compagnons et moi, nous venions de lire l'affiche avec la phrase sur moi.
Sous la voûte du concert, le procès-verbal des examens, signé des membres de l'administration départementale, était affiché à la porte de la Salle des Concerts.
Après cet examen triomphant, j'allai à Claix. Ma santé avait un besoin impérieux de repos[15]. Mais j'avais une inquiétude nouvelle, à laquelle je rêvais dans le petit bois de Doyatières et dans les broussailles des îlots le long du Drac et de la pente à 45 degrés de Comboire[16] (je ne portais plus un fusil que pour la forme): mon père me donnerait-il de l'argent pour aller m'engouffrer dans la nouvelle Babylone, dans ce centre d'immoralité, à seize ans et demi?
Ici encore, l'excès de la passion, de l'émotion a détruit tout souvenir. Je ne sais nullement comment mon départ s'arrangea.
Il fut question d'un second examen par M. Dupuy, j'étais harassé, excédé de travail, réellement les forces étaient à bout. Repasser l'arithmétique, la géométrie, la trigonométrie, l'algèbre, les sections coniques, la statique, de façon à subir un nouvel examen, était une atroce corvée. Réellement, je n'en pouvais plus. Ce nouvel effort, auquel je m'attendais bien, mais en décembre, m'aurait fait prendre en horreur mes chères mathématiques. Heureusement, la paresse de M. Dupuy, occupé de ses vendanges de Noyarey, vint au secours de la mienne. Il me dit en me tutoyant, ce qui était le grand signe de faveur, qu'il connaissait parfaitement ce que je savais, qu'un nouvel examen était inutile, et il me donna d'un air digne et sacerdotal un superbe certificat certifiant une fausseté, à savoir qu'il m'avait fait subir un nouvel examen pour mon admission à l'Ecole polytechnique et que je m'en étais tiré supérieurement.
Mon oncle me donna deux ou quatre louis d'or que je refusai. Probablement, mon excellent grand-père et ma tante Elisabeth me firent des cadeaux, dont je n'ai aucune mémoire.
Mon départ fut arrangé avec un M. Rosset, connaissance de mon père, et qui retournait à Paris où il était établi.
Ce que je vais dire n'est pas beau. Au moment précis du départ, attendant la voiture, mon père reçut mes adieux au Jardin-de-Ville, sous les fenêtres des maisons faisant face à la rue Montorge.
Il pleuvait un peu. La seule impression que me firent ses larmes fut de le trouver bien laid. Si le lecteur me prend en horreur, qu'il daigne se souvenir des centaines de promenades forcées aux Granges avec ma tante Séraphie, des promenades où l'on me forçait, pour me faire plaisir. C'est cette hypocrisie qui m'irritait le plus et qui m'a fait prendre ce vice en exécration.
L'émotion m'a ôté absolument tout souvenir de mon voyage avec M. Rosset, de Grenoble à Lyon, et de Lyon à Nemours.
C'était dans les premiers jours de novembre 1799, car à Nemours, à vingt ou vingt-cinq lieues de Paris, nous apprîmes les événements du 18 brumaire (ou 9 novembre 1799), qui avaient eu lieu la veille.
Nous les apprîmes le soir, je n'y comprenais pas grand'chose, et j'étais enchanté que le jeune général Bonaparte se fît roi de France. Mon grand-père parlait souvent et avec enthousiasme de Philippe-Auguste et de Bouvines, tout roi de France était, à mes yeux, un Philippe-Auguste, un Louis XIV ou un voluptueux Louis XV, comme je l'avais vu dans les Mémoires secrets de Duclos.
La volupté ne gâtait rien à mon imagination. Mon idée fixe, en arrivant à Paris, l'idée à laquelle je revenais quatre ou cinq fois le jour, en sortant, à la tombée de la nuit, à ce moment de rêverie, était qu'une jolie femme, une femme de Paris, bien autrement belle que Mlle Kably ou ma pauvre Victorine, verserait en ma présence ou tomberait dans quelque grand danger duquel je la sauverais, et je devais partir de là pour être son amant. Ma raison était une raison de chasseur.
Je l'aimerais avec tant de transport que je devais la trouver!
Cette folie, jamais avouée à personne, a peut-être duré six ans. Je ne fus un peu guéri que par la sécheresse des dames de la cour de Brunswick, au milieu desquelles je débutai, en novembre 1806.
[1] Le chapitre XXXV est le chapitre XXX du manuscrit (fol. 550 à 579).—Ecrit à Rome, les 26, 27, 29 et 30 janvier 1836.
[2] ... mon père me laisserait bien plus.—Variante: «Davantage.»
[3] Mais ce n était pas l'argent qui devait coûter à cette âme ...—Variantes: «Ce n'était pas là ce qui devait lui sembler pénible,»et: «Ce n'était pas l'argent qui coûtait à cette âme.»
[4] ... dans la cuisine, vis-à-vis de l'armoire de Marion ...—Suit un plan de la cuisine.
[5] (Non sia che un punto (Alfieri).—La moitié de la page a été laissée en blanc.
[6] ... que je crois pouvoir lui ôter le Monsieur.—On lit, en face, au verso du fol. 555: «A placer: courses à la Grande-Chartreuse et Sarcenas.»
[7] ... il était vêtu d'une redingote ...—Gros était plus que négligé dans sa toilette; je l'ai vu lors de mon examen au cours d'histoire ancienne, dans l'été (1797 ou 1798), avec un pantalon large en nankin et sans bas. Autant que je puis m'en souvenir, il faisait payer chaque leçon trois francs, somme énorme, si on considère la valeur de l'argent, à Grenoble, à cette époque! (Note au crayon de R. Colomb.)
[8] «Citoyens, par où commençons-nous?—Suit un plan de la salle d'études, dans l'appartement de Gros, rue Saint-Laurent. En «C, petit mauvais tableau, en toile cirée». A côté du plan, en «C, coupe de ce mauvais tableau; R, rebord où il y avait de la mauvaise craie blanche qui s'écrasait sous le doigt en écrivant sur le tableau. Je n'ai jamais rien vu de si pitoyable.»
[9] ... Cardan ...—Jérôme Cardan, mathématicien italien (1501-1576), découvrit la formule, ou du moins la démonstration, de l'équation du troisième degré, qui a pris le nom de formule de Cardan.
[10] ... enfin la méthode présente.—La moitié du fol. 559 est en blanc.
[11] ... avec trop d'enthousiasme.—On lit en tête du fol. 561: «29 janvier 1836. Pluie et temps froid, promenade à San Pietro in Montorio, où j'eus l'idée de ceci vers 1832.»
[12] ... qu'il faudrait perdre pour les faire couper.—La moitié de ce fol. a été laissée en blanc. Les fol. 563 et 564 sont blancs.
[13] ... l'exaltation espagnole à laquelle ...—Ms.: «Auquel.»
[14] ... j'eus le malheur d'être sujet toute ma vie.—En face, au verso du fol. 571, est un plan du bois du Jardin-de-Ville. Le bois était entouré d'une grille, et au milieu se trouvait la statue d'Hercule.—Cette statue est placée aujourd'hui plus au nord, dans la partie du jardin dite Jardin Français.
[15] Ma santé avait un besoin impérieux de repos.—En face, au verso du fol. 572, on lit: «Rome, 28 janvier 1836. Testament: Je lègue et donne ce volume et les deux précédents de la Vie de Henri Brulard à M. Abraham Constantin, chevalier de la Légion d'honneur, peintre sur porcelaine, domicilié à Genève, et après lui, s'il n'imprime pas, à MM. Romain Colomb, rue Godot-de-Mauroy, n° 35, à Paris, Levavasseur, libraire, Paulin, libraire, l'un après l'autre, Philarète Chastes, homme de lettres. Le manuscrit appartiendra à celui de ces Messieurs qui trouvera de son intérêt de l'imprimer, en abrégé ou en totalité. Rome, le 28 janvier 1836. H. BEYLE.»
[16] ... la pente à 45 degrés de Comboire ...—Suit un croquis du rocher de Comboire.
CHAPITRE XXXVI[1]
Paris
M. Rosset me déposa dans un hôtel à l'angle des rues de Bourgogne et Saint-Dominique; on y entrait par la rue Saint-Dominique. On voulait me mettre près de l'Ecole polytechnique, où l'on croyait que j'allais entrer.
Je fus fort étonné du son des cloches qui sonnaient l'heure. Les environs de Paris m'avaient semblé horriblement laids; il n'y avait point de montagnes! Ce dégoût augmenta rapidement les jours suivants.
Je quittai l'hôtel et, par économie, pris une chambre sur le quinconce des Invalides. Je fus un peu recueilli et guidé par les mathématiciens qui, l'année précédente, étaient entrés à l'Ecole. Il fallut les aller voir.
Il fallut aller voir aussi mon cousin Daru.
C'était exactement la première visite que je faisais de ma vie.
M. Daru, homme du monde, âgé de quelque soixante-cinq ans, dut être bien scandalisé de ma gaucherie et cette gaucherie dut être bien dépourvue de grâce.
J'arrivais à Paris avec le projet arrêté d'être un séducteur de femmes, ce que j'appellerais aujourd'hui un Don Juan (d'après l'opéra de Mozart).
M. Daru avait été longtemps secrétaire général de M. de Saint-Priest, intendant du Languedoc, qui forme, ce me semble, sept départements aujourd'hui. On peut avoir vu dans les histoires que le fameux Basville[2], ce sombre tyran, avait été intendant ou plutôt roi du Languedoc de 1685 à 1710 peut-être. C'était un pays d'Etat, ce vestige de discussion publique et de liberté exigeait un secrétaire général habile sous un intendant espèce de grand seigneur, comme M. de Saint-Priest[3], qui fut peut-être intendant de 1775 à 1786.
M. Daru, sorti de Grenoble, fils d'un bourgeois prétendant à la noblesse, mais pauvre par orgueil, comme toute ma famille, était fils de ses œuvres, et sans voler avait peut-être réuni quatre ou cinq cent mille francs. Il avait traversé la Révolution avec adresse, et sans se laisser aveugler par l'amour ou la haine qu'il pouvait avoir pour les préjugés, la noblesse et le clergé. C'était un homme sans passion autre que l'utile de la vanité ou la vanité de l'utile, je l'ai vu trop d'en bas pour discerner lequel. Il avait acheté une maison rue de Lille, n° 505, au coin de la rue de Bellechasse, dont il n'occupait modestement que le petit appartement au-dessus de la porte cochère.
Le premier au fond de la cour était loué à Mme Rebuffel[4], femme d'un négociant du premier mérite, et homme à caractère et à âme chaude, tout le contraire de M. Daru. M. Rebuffel, neveu de M. Daru, lequel s'accommodait, par son caractère pliant et tout à tous, de son oncle.
M. Rebuffel venait, chaque jour, passer un quart d'heure avec sa femme et sa fille Adèle, et du reste vivait rue Saint-Denis, à sa maison de commission (commerce), avec Mlle Barberen, son associée et sa maîtresse, fille active, commune, de trente ou trente-cinq ans, qui m'avait fort la mine de faire des scènes et des cornes à son amant et de le désennuyer ferme.
Je fus accueilli avec affection et ouverture de cœur par l'excellent M. Rebuffel, tandis que M. Daru le père me reçut avec des phrases d'affection et de dévouement pour mon grand-père, qui me serraient le cœur et me rendaient muet.
M. Daru était un grand et assez beau vieillard avec un grand nez, chose assez rare en Dauphiné; il avait un œil un peu de travers et l'air assez faux. Il avait avec lui une petite vieille toute ratatinée, toute provinciale, qui était sa femme; il l'avait épousée jadis, à cause de sa fortune, qui était considérable, et du reste elle n'osait pas souffler devant lui.
Mme Daru était bonne au fond et fort polie, avec un petit air de dignité convenable à une sous-préfète de province. Du reste, je n'ai jamais rencontré d'être qui fût plus complètement privé du feu céleste. Rien au monde n'aurait pu émouvoir cette âme pour quelque chose de noble et de généreux. La prudence la plus égoïste, et dont on se glorifie, occupe chez ces sortes d'âmes la possibilité, la place de l'émotion colérique ou généreuse.
Cette disposition prudente, sage, mais peu aimable, formait le caractère de son fils aîné, M. le comte Daru, ministre secrétaire d'Etat de Napoléon, qui a tant influé sur ma vie, de Mlle Sophie, depuis Mme de Baure, sourde, de Mme Le Brun, maintenant Mme la marquise de Graves[5].
Son second fils, Martial Daru, n'avait ni tête, ni esprit, mais un bon cœur; il lui était impossible de faire du mal à quelqu'un.
Madame Cambon, fille aînée de M. et de Mme Daru, avait peut-être un caractère élevé, mais je ne fis que l'entrevoir: elle mourut quelques mois après mon arrivée à Paris.
Est-il besoin d'avertir que j'esquisse le caractère de ces personnages tel que je l'ai vu depuis? Le trait définitif, qui me semble le vrai, m'a fait oublier tous les traits antérieurs (terme de dessin).
Je ne conserve que des images de ma première entrée dans le salon de M. Daru.
Par exemple, je vois fort bien la petite robe d'indienne rouge que portait une aimable petite fille de cinq ans, la petite-fille de M. Daru et de laquelle il s'amusait, comme le vieux et ennuyé Louis XIV de Mme la duchesse de Bourgogne. Cette aimable petite fille, sans laquelle un silence morne eût régné souvent dans le petit salon de la rue de Lille, était Mlle Pulchérie Le Brun (maintenant Mme la marquise de Brossard, fort impérieuse, dit-on, avec la taille d'un tonneau[6], et qui commande à la baguette à son mari, M. le général de Brossard, qui commande lui-même le département de la Drôme).
M. de B..... est un panier percé qui se prétend de la plus haute noblesse, descendant de Louis le Gros, je crois, hâbleur, finasseur, peu délicat sur les moyens de restaurer ses finances toujours en désarroi. Total: caractère de noble pauvre, c'est un vilain caractère et qui s'allie d'ordinaire à beaucoup de malheurs. (J'appelle caractère d'un homme sa manière habituelle d'aller à la chasse du bonheur, en termes plus clairs, mais moins qualificatifs, l'ensemble de ses habitudes morales.)
Mais je m'égare. J'étais bien loin de voir les choses, même physiques, aussi nettement en décembre 1799. J'étais tout émotion, et cet excès d'émotion ne m'a laissé que quelques images fort nettes, mais sans explications des comment et des pourquoi.
Ce que je vois aujourd'hui fort nettement, et qu'en 1799 je sentais fort confusément, c'est qu'à mon arrivée à Paris, deux grands objets de désirs constants et passionnés tombèrent à rien, tout-à-coup. J'avais adoré Paris et les mathématiques. Paris sans montagnes m'inspira un dégoût si profond qu'il allait presque jusqu'à la nostalgie. Les mathématiques ne furent plus pour moi que comme l'échafaudage du feu de joie de la veille (chose vue à Turin, le lendemain de la Saint-Jean 1802).
J'étais tourmenté par ces changements dont je ne voyais, bien entendu, à seize ans et demi, ni le pourquoi ni le comment.
Dans le fait, je n'avais aimé Paris que par dégoût profond pour Grenoble.
Quant aux mathématiques, elles n'avaient été qu'un moyen. Je les haïssais même un peu en novembre 1799, car je les craignais. J'étais résolu à ne pas me faire examiner à Paris, comme firent les sept ou huit élèves qui avaient remporté le premier prix, après moi, à l'Ecole centrale, et qui tous furent reçus. Or, si mon père avait pris quelque soin, il m'eût forcé à cet examen, je serais entré à l'Ecole, et je ne pouvais plus vivre à Paris en faisant des comédies.
De toutes mes passions, c'était la seule qui me restât.
Je ne conçois pas, et cette idée me vient pour la première fois trente-sept ans après les événements, en écrivant ceci, je ne conçois pas comment mon père ne me força pas à me faire examiner. Probablement, il se fiait à l'extrême passion qu'il m'avait vue pour les mathématiques. Mon père, d'ailleurs, n'était ému que de ce qui était près de lui. J'avais cependant une peur du diable d'être forcé à entrer à l'Ecole, et j'attendais avec la dernière impatience l'annonce de l'ouverture des cours. En sciences exactes, il est impossible de prendre un cours à la troisième leçon.
Venons aux images qui me restent.
Je me vois prenant mon dîner, seul et délaissé, dans une chambre économique que j'avais louée sur le quinconce des Invalides, au bout, entre l'extrémité (de ce côté du quinconce) des rues de l'Université et Saint-Dominique, à deux pas de cet hôtel de la liste civile de l'Empereur où je devais, quelques années plus tard, jouer un rôle si différent.
Le profond désappointement de trouver Paris peu aimable m'avait embarrassé l'estomac. La boue de Paris, l'absence de montagnes, la vue de tant de gens occupés, passant rapidement dans de belles voitures à côté de moi, comme des personnes n'ayant rien à faire, me donnaient un chagrin profond.
Un médecin qui se fût donné la peine d'étudier mon état, assurément peu compliqué, m'eût donné de l'émétique et ordonné d'aller tous les trois jours à Versailles ou à Saint-Germain.
Je tombai dans les mains d'un insigne charlatan et encore plus ignorant, c'était un chirurgien d'armée, fort maigre, établi dans les environs des Invalides, quartier alors fort misérable, et dont l'office était de soigner les blennorrhagies des élèves de l'Ecole polytechnique. Il me donna des médecines noires que je prenais seul et abandonné dans ma chambre, qui n'avait qu'une fenêtre à sept ou huit pieds d'élévation, comme une prison. Là, je me vois tristement assis à côté d'un petit poële de fer, ma tisane posée par terre.
Mais mon plus grand mal, en cet état, était cette idée qui revenait sans cesse: Grand Dieu! quel mécompte! mais que dois-je donc désirer?
[1] Le chapitre XXXVI est le chapitre XXXI en manuscrit (fol. 580 à 596). Ecrit du 30 janvier au 2 février 1836.—Ce chapitre commence le livre II de la Vie de Henri Brulard. L'ouvrage n'ayant pas été terminé, je n'ai pas cru devoir conserver la division primitivement adoptée par Stendhal.
[2] ... le fameux Basville ...—Nicolas de Lamoignon, 2e fils du président Guillaume de Lamoignon, prit à la mort de son père (1677) le titre de marquis de Basville, sous lequel il est connu. Il fut intendant du Languedoc depuis le 13 août 1685 jusqu'au mois de mai 1718.
[3] ... M. de Saint-Priest ...—Marie-Joseph-Emmanuel de Guignard de Saint-Priest, né à Grenoble en 1732, obtint la survivance de l'intendance du Languedoc en 1764. Il fut remplacé, en 1786, par Ballainvilliers.
[4] ... Mme Rebuffel ...—Stendhal a écrit en surcharge: «Deruffel.»
[5] ... Mme la marquise de Graves.—Le nom est en blanc.
[6] ... avec la taille d'émotion un tonneau ...—Variante: «Grosse comme un tonneau.»
CHAPITRE XXXVII[1]
Il faut convenir que la chûte était grande, affreuse. Et c'était un jeune homme de seize ans et demi, une des âmes les moins raisonnables et les plus passionnées[2] que j'aie jamais rencontrées qui l'éprouvait!
Je n'avais confiance en personne.
J'avais entendu les p[rêtres] de Séraphie et de mon père se glorifier de la facilité avec laquelle ils menaient, c'est-à-dire ils trompaient, telle personne ou telle réunion de personnes.
La r[eligion] me semblait une machine noire et puissante, j'avais encore quelque croyance en l'en[fer], mais aucune en ses p[rêtres]. Les images de l'e[nfer] que j'avais vues dans la B[ible] in-8° reliée en parchemin vert, avec figures, et dans les éditions du Dante de ma pauvre mère me faisaient horreur; mais pour les p[rêtres], néant. J'étais loin de voir ce qu'elle est en réalité, une corporation puissante et à laquelle il est si avantageux d'être affilié, témoin mon contemporain et compatriote le jeune Genoude qui, sans bas, m'a souvent servi du café au café Genoude, au coin de la Grande-Rue et de la rue du Département[3], et qui depuis vingt ans est à Paris M. de Genoude.
Je n'avais pour appui que mon bon sens et ma croyance dans l'esprit d'Helvétius. Je dis croyance exprès: élevé sous une machine pneumatique, saisi d'ambition, à peine émancipé par mon envoi à l'Ecole centrale, Helvétius ne pouvait être pour moi que prédiction des choses que j'allais rencontrer. J'avais confiance dans cette vague prédiction parce que deux ou trois petites prédictions, aux yeux de ma si courte expérience, s'étaient vérifiées.
Je n'étais point ficelle, fin, méfiant, sachant me tirer avec un excès d'adresse et de méfiance d'un marché de douze sous, comme la plupart de mes camarades, en comptant les morceaux de cotterets qui devaient former les falourdes fournies par l'hôte, comme les Monval, mes camarades, que je venais de retrouver à Paris et à l'Ecole, où ils étaient depuis un an. J'étais, dans les rues de Paris, un rêveur passionné, regardant au ciel et toujours sur le point d'être écrasé par un cabriolet.
En un mot, je n'étais point habile aux choses de la vie, et par conséquent je ne pouvais être apprécié, comme dit ce matin je ne sais quel journal de 1836, en style de journal qui veut faire illusion sur la[4] pensée nulle ou puérile par l'insolite du style.
Voir cette vérité sur mon compte eût été être habile aux choses de la vie.
Les Monval me donnaient des avis fort sages, tendant à ne pas me laisser voler deux ou trois sous par jour, et leurs idées me faisaient horreur, ils devaient me trouver un imbécile sur le chemin des Petites-Maisons. Il est vrai que, par orgueil, j'exprimais peu mes idées[5]. Il me semble que ce furent les Monvaux, ou d'autres élèves arrivés un an auparavant à l'Ecole, qui me procurèrent ma chambre et mon médecin à bon marché.
Fut-ce Sinard? Etait-il mort de la poitrine à Grenoble un an avant, ou n'y mourut-il qu'un an ou deux ans après?
Au milieu de ces amis, ou plutôt de ces enfants remplis de bon sens et disputant trois sous par jour à l'hôte qui sur chacun de nous, pauvres diables, gagnait peut-être légitimement huit sous par jour et en volait trois, total: onze sous, j'étais plongé dans des extases involontaires, dans des rêveries interminables, dans des inventions infinies (comme dit le journal avec importance[6]).
J'avais ma liste des liens combattant les passions, par exemple: prêtre et amour, père et amour de la Patrie, ou Brutus, qui me semblait la clef du sublime en littérature. Cela était tout-à-fait inventé par moi. Je l'ai oublié depuis vingt-six ans peut-être, il faut que j'y revienne.
J'étais, constamment, profondément ému. Que dois-je donc aimer, si Paris ne me plaît pas? Je me répondais: «Une charmante femme versant à dix pas de moi; je la relèverai, et nous nous adorerons, elle connaîtra mon âme et verra combien je suis différent des Monvaux.»
Mais cette réponse, étant du plus grand sérieux, je me la faisais deux ou trois fois le jour, et surtout à la tombée de la nuit, qui souvent pour moi est encore un moment d'émotion tendre, je suis disposé à embrasser ma maîtresse les larmes aux yeux (quand j'en ai).
Mais j'étais un être constamment ému et ne songeant jamais que dans de rares moments de colère a empêcher notre hôtesse de me voler trois sous sur les falourdes.
Oserai-je le dire? Mais peut-être c'est faux, j'étais un poète. Non pas, il est vrai, comme cet aimable abbé Delille que je connus deux ou trois ans après par Cheminade (rue des Francs-Bourgeois, au Marais), mais comme le Tasse, comme un centième du Tasse, excusez l'orgueil. Je n'avais pas cet orgueil en 1799, je ne savais pas faire un vers. Il n'y a pas quatre ans que je me dis qu'en 1799 j'étais bien près d'être un poète. Il ne me manquait que l'audace d'écrire, qu'une cheminée par laquelle le génie pût s'échapper.
Après poète voici le génie, excusez du peu.
«Sa sensibilité est devenue trop vive: ce qui ne fait qu'effleurer les autres, le blesse jusqu'au sang.»Tel j'étais en 1799, tel je suis encore en 1836, mais j'ai appris à cacher tout cela sous l'ironie imperceptible au vulgaire, mais que Fiore a fort bien devinée.
«Les affections et les tendresses de sa vie sont écrasantes et disproportionnées, ses enthousiasmes excessifs l'égarent, ses sympathies sont trop vraies[7], ceux qu'il plaint souffrent moins que lui.»
Ceci est à la lettre pour moi. (A l'emphase et à l'importance près (self importance), ce journal a raison.)
Ce qui fait marquer ma différence avec les niais importants du journal, et qui portent leur tête comme un saint-sacrement, c'est que je n'ai jamais cru que la société me dût la moindre chose, Helvétius me sauva de cette énorme sottise. La société paie les services qu'elle voit.
L'erreur et le malheur du Tasse fut de se dire: «Comment! toute l'Italie, si riche, ne pourra pas faire une pension de deux cents sequins (2.300 francs) à son poète!»
J'ai lu cela dans une de ses lettres.
Le Tasse ne voyait pas, faute d'Helvétius, que les cent hommes qui, sur dix millions, comprennent le beau qui n'est pas imitation ou perfectionnement du beau déjà compris par le vulgaire, ont besoin de vingt ou trente ans pour persuader aux vingt mille âmes, les plus sensibles après les leurs, que ce nouveau beau est réellement beau.
J'observerai qu'il y a exception quand l'esprit de parti s'en mêle. M. de Lamartine a fait peut-être en sa vie deux cents beaux vers. Le parti ultra, vers 1818, étant accusé de bêtise (on les appelait M. de la Jobardière), sa vanité blessée vanta l'œuvre d'un noble avec la force de l'irruption d'un lac orageux qui renverse[8] sa digue[9].
Je n'ai donc jamais eu l'idée que les hommes fussent injustes envers moi. Je trouve souverainement ridicule le malheur de tous nos soi-disant poètes, qui se nourrissent de cette idée et qui blâment les contemporains de Cervantès et du Tasse.
Il me semble que mon père me donnait alors cent francs par mois, ou cent cinquante francs. C'était un trésor, je ne songeais nullement à manquer d'argent, par conséquent, je ne songeais nullement à l'argent.
Ce qui me manquait, c'était un cœur aimant, c'était une femme.
Les filles me faisaient horreur. Quoi de plus simple que de faire comme aujourd'hui, prendre une jolie fille pour un louis, rue des Moulins?
Les louis ne me manquaient pas. Sans doute mon grand-père et ma grand'tante Elisabeth m'en avaient donné, et je ne les avais certainement pas dépensés. Mais le sourire d'un cœur aimant! mais le regard de Mlle Victorine Bigillion!
Tous les contes gais, exagérant la corruption et l'avidité des filles, que me faisaient les mathématiciens faisant fonctions d'amis autour de moi, me faisaient mal au cœur.
Ils parlaient des pierreuses, des filles à deux sous, sur les pierres de taille, à deux cents pas de la porte de notre chétive maison[10].
Un cœur ami, voilà ce qui me manquait. M. Sorel[11] m'invitait à dîner quelquefois, M. Daru aussi, je suppose, mais je trouvais ces hommes si loin de mes extases sublimes, j'étais si timide par vanité, surtout avec les femmes, que je ne disais rien.
Une femme? une fille? dit Chérubin. A la beauté près, j'étais Chérubin, j'avais des cheveux noirs très frisés et des yeux dont le feu faisait peur.
L'homme que j'aime, ou: Mon amant est laid, mais personne ne lui reproche sa laideur, il a tant d'esprit! Voilà ce que disait, vers ce temps, Mlle Victorine Bigillion à Félix Faure, qui ne sut que longues années après de qui il s'agissait.
Il tourmentait un jour sa jolie voisine, Mlle Victorine Bigillion, sur son indifférence. Il me semble que Michel ou Frédéric Faure, ou lui Félix, voulait faire la cour à Mlle Victorine.
(Félix Faure, pair de France, Premier Président de la Cour royale de Grenoble, être plat et physique usé.)
Frédéric Faure, Dauphinois fin, exempt de toute générosité, de l'esprit, mort capitaine d'artillerie à Valence.
Michel, encore plus fin, encore plus Dauphinois, peut-être peu brave, capitaine de la garde impériale, connu par moi à Vienne en 1809, directeur du dépôt de mendicité à Saint-Robert, près Grenoble (dont j'ai fait M. Valenod dans le Rouge).
Bigillion, excellent cœur, honnête homme, fort économe, greffier en chef du Tribunal de première instance, s'est tué vers 1827, ennuyé, je crois, d'être cocu, mais sans colère contre sa femme.
Je ne veux pas me peindre comme un amant malheureux à mon arrivée à Paris, en novembre 1799, ni même comme un amant. J'étais trop occupé du monde et de ce que j'allais faire dans ce monde si inconnu pour moi.
Ce problème était ma maîtresse, de là mon idée que l'amour, avant un état et le début dans le monde, ne peut pas être dévoué et entier comme l'amour chez un être qui se figure savoir ce que c'est que le monde.
Cependant, souvent je rêvais avec transport à nos montagnes du Dauphiné; et Mlle Victorine passait plusieurs mois, chaque année, à la Grande-Chartreuse, où ses ancêtres avaient reçu saint Bruno en 1100. La Grande-Chartreuse était la seule montagne que je connusse. Il me semble que j'y étais déjà allé une ou deux fois avec Bigillion et Rémy.
J'avais un souvenir tendre de Mlle Victorine, mais je ne doutais pas un instant qu'une jeune fille de Paris ne lui fût cent fois supérieure. Toutefois, le premier aspect de Paris me déplaisait souverainement[12].
Ce déplaisir profond, ce désenchantement, réunis à un exécrable médecin, me rendirent, ce me semble, assez malade. Je ne pouvais plus manger.
M. Daru me fit-il soigner dans cette première maladie?
Tout-à-coup, je me vois dans une chambre, au troisième étage, donnant sur la rue du Bac; on entrait dans ce logement par le passage Sainte-Marie, aujourd'hui si embelli et si changé. Ma chambre était une mansarde et le dernier étage de l'escalier, indigne[13].
Il faut que je fusse bien malade, car M. Daru père m'amena le fameux docteur Portai, dont la figure m'effraya. Elle avait l'air de se résigner en voyant un cadavre. J'eus une garde, chose bien nouvelle pour moi.
J'ai appris depuis que je fus menacé d'une hydropisie de poitrine. J'eus, je pense, du délire, et je fus bien trois semaines ou un mois au lit.
Félix Faure venait me voir, ce me semble. Je crois qu'il m'a conté et, en y pensant, j'en suis sûr, que, dans le délire, je l'exhortais, lui qui faisait fort bien des armes, à retourner à Grenoble et appeler en duel ceux qui se moqueraient de nous parce que nous n'étions pas entrés à l'Ecole polytechnique. Si je reparle jamais à ce juge des prisonniers d'avril, lui faire des questions sur notre vie de 1799. Cette âme froide, timide et égoïste doit avoir des souvenirs exacts, d'ailleurs il doit être de deux ans plus âgé que moi et être né vers 1781[14].
Je vois deux ou trois images de la convalescence.
Ma garde-malade me faisait le pot-au-feu, près de ma cheminée, ce qui me semblait bas, et l'on me recommandait fort de ne pas prendre froid; comme j'étais souverainement ennuyé d'être au lit, je prenais garde aux recommandations. Les détails de vie physique de Paris me choquaient.
Sans aucun intervalle, après la maladie, je me vois logé dans une chambre au second étage de la maison de M. Daru, rue de Lille (ou de Bourbon, quand il y a des Bourbons en France), n° 505[15]. Cette chambre donnait sur quatre jardins, elle était assez vaste, un peu en mansarde; le ...[16] entre les deux fenêtres était incliné à quarante-cinq degrés.
Cette chambre me convenait fort. Je pris un cahier de papier pour écrire des comédies.
Ce fut à cette époque, je crois, que j'osai aller chez M. Cailhava pour acheter un exemplaire de son Art de la comédie, que je ne trouvais chez aucun libraire. Je déterrai ce vieux garçon dans une chambre du Louvre, je crois. Il me dit que son livre était mal écrit, ce que je niai bravement. Il dut me prendre pour un fou.
Je n'ai jamais trouvé qu'une idée dans ce diable de livre, et encore elle n'était pas de Cailhava, mais bien de Bacon. Mais n'est-ce rien qu'une idée, dans un livre? Il s'agit de la définition du rire.
Ma cohabitation passionnée avec les mathématiques m'a laissé un amour fou pour les bonnes définitions, sans lesquelles il n'y a que des à peu près[17].
[1] Le chapitre XXXVII est le chapitre XXXII du manuscrit (fol. 597 à 618). Ecrit à Rome, les 2 et 3 février 1836. Stendhal note, le 2 février, une «pluie infâme».
[2] ... une des âmes les moins raisonnables et les plus passionnées ...—Variante: «Susceptibles d'émotion.»
[3] ... la rue du Département ...—Place Saint-André. (Note au crayon de R. Colomb.)—Voir notre plan de Grenoble en 1793.
[4] ... qui veut faire illusion sur la pensée ...—Variante: «Qui veut remplacer la ...»
[5] ... j'exprimais peu mes idées.—Variante: «Je me communiquais peu. »
[6] ... (comme dit le journal avec importance).—Chatterton de M. de Vigny, p. 9 (Note de Stendhal.)
[7] ... ses sympathies sont trop vraies ...—Variante: «Vives.»
[8] ... l'irruption d'un lac orageux qui renverse ...-Variante: «D'un torrent qui emporte ...»
[9] ... sa digue.—Vrai. Le pouvoir déclare qu'il est étranger à l'intelligence, dont il a ombrage. (Note de Stendhal.)
[10] ... à deux cents pas de la porte de notre chétive maison.—En face du texte est un plan du quartier habité par Stendhal, entre la rue Saint-Dominique, l'esplanade des Invalides et la Seine. La maison qu'il habitait était située sur l'esplanade, entre les rues Saint-Dominique et de l'Université. Stendhal remarque dans une note: «Peut-être notre maison garnie était-elle entre la me Saint-Dominique et la rue de Grenelle.»
[11] M. Sorel ...—Le même que Stendhal a appelé Rosset et qui l'a accompagné dans son voyage de Grenoble à Paris.
[12] ... me déplaisait souverainement.—Un tiers du feuillet 613 environ a été laisse en blanc par Stendhal.
[13] Ma chambre était une mansarde ...—En face de son texte, Stendhal a encore dessiné un plan du quartier où se trouvait la maison garnie habitée par lui, sur l'esplanade des Invalides, entre la rue de Grenelle et la rue Saint-Dominique. Stendhal note à ce sujet: «Mon premier logement. Les habitants étaient des élèves de l'Ecole polytechnique.»—Dans le texte même, Stendhal a figuré un plan de sa chambre chez les Daru. En «A, lit où je faillis mourir»; en «F, fenêtre en mansarde sur la rue du Bac».—Ce plan est à nouveau reproduit un peu plus loin. Il est accompagné d'un détail de l'entrée du logement sur le «passage Sainte-Marie, tel qu'il était en 1799».
[14] ... il doit être de deux ans plus âgé que moi et être né vers 1781.—Félix Faure était né à Grenoble le 18 août 1780.
[15] ... la maison de M. Daru, rue de Lille ..., n° 505.—Ce n° 505 ne me paraît pas possible dans une rue composée, en grande partie, d'hôtels. (Note au crayon de R. Colomb.)
[16] ... le ... entre les deux fenêtres ...—Le mot est en blanc dans le manuscrit.
[17] ... il n'y a que des à peu près.—Travail: le 2 février 1836, pluie infâme; de midi à 3 heures, écrit 26 pages et parcouru 50 pages de Chatterton. Diri et Sandre, pas pu finir Chatterton.
Dieu! Que Diri est bête! Quel animal! prenant tout en mal.]
3 février 1836. Ce soir, le Barbier à Valle, avec une comédie de Scribe par Bettini. (Notes de Stendhal.)
CHAPITRE XXXVIII[1]
Mais une fois l'art de la comédie sur ma table[2], j'agitai sérieusement cette grande question: devais-je me faire compositeur d'opéras, comme Grétry? ou faiseur de comédies?
A peine je connaissais les notes (M. Mention m'avait renvoyé comme indigne de jouer du violon), mais je me disais: les notes ne sont que l'art d'écrire les idées, l'essentiel est d'en avoir. Et je croyais en avoir. Ce qu'il y a de plaisant, c'est que je le crois encore aujourd'hui, et je suis souvent fâché de n'être pas parti de Paris pour être laquais de Paisiello à Naples.
Je n'ai aucun goût pour la musique purement instrumentale, la musique même de la Chapelle Sixtine et du chœur du chapitre de Saint-Pierre ne me fait aucun plaisir (rejugé ainsi le.. janvier 1836, jour de la Catedra de San-Pietro).
La seule mélodie vocale me semble le produit du génie. Un sot a beau se faire savant, il ne peut, suivant moi, trouver un beau chant, par exemple: Se amor si gode in pace (premier acte et peut-être première scène du Matrimonio segreto).
Quand un homme de génie se donne la peine d'étudier la mélodie, il arrive à la belle instrumentation du quartetto de Bianca e Faliero (de Rossini) ou du duo d'Armide, du même.
Dans les beaux temps de mon goût pour la musique, à Milan, de 1814 à 1821, quand le matin d'un opéra nouveau j'allais retirer mon libretto à la Scala, je ne pouvais m'empêcher en le lisant d'en faire toute la musique, de chanter les airs et les duos. Et oserai-je le dire? quelquefois, le soir, je trouvais ma mélodie plus noble et plus tendre que celle du maëstro.
Comme je n'avais et je n'ai absolument aucune science, aucune manière de fixer la mélodie sur un morceau de papier, pour pouvoir la corriger sans crainte d'oublier la cantilène primitive, cela était comme la première idée d'un livre qui me vient. Elle est cent fois plus intelligible qu'après l'avoir travaillée.
Mais enfin cette première idée, c'est ce qui ne se trouve jamais dans les livres des écrivains médiocres. Leurs phrases les plus fortes me semblent comme le trait de Priam, sine ictu.
Par exemple, j'ai fait, ce me semble, une charmante mélodie (et j'ai vu l'accompagnement) pour ces vers de La Fontaine (critiqués par M. Nodier comme peu pieux, mais vers 1820, sous les B[ourbon]s):
Un mort s'en allait tristement
S'emparer de son dernier gîte,
Un curé s'en allait gaiement
Enterrer ce mort au plus vite.
C'est peut-être la seule mélodie que j'aie faite sur des paroles françaises. J'ai horreur de l'obligation de prononcer gî-teu, vi-teu. Le Français me semble avoir le métalent le plus marqué pour la musique.
Comme l'Italien a le métalent le plus étonnant pour la danse.
Quelquefois, disant des bêtises exprès avec moi-même, pour me faire rire, pour fournir des plaisanteries au parti contraire (que souvent je sens parfaitement en moi), je me dis: Mais comment aurais-je du talent pour la musique à la Cimarosa, étant Français?
Je réponds: par ma mère, à laquelle je ressemble, je suis peut-être de sang italien. Le Gagnoni qui se sauve à Avignon après avoir assassiné un homme en Italie, s'y maria peut-être avec la fille d'un Italien attaché au vice-légat.
Mon grand-père et ma tante Elisabeth avaient évidemment une figure italienne, le nez aquilin, etc.
Et actuellement que cinq ans de séjour continu à R[ome] m'ont fait pénétrer davantage dans la connaissance de la structure physique des Romains, je vois que mon grand-père avait exactement la taille, la tête, le nez romains.
Bien plus, mon oncle Romain Gagnon avait une tête évidemment presque Romaine, au teint près[3], qu'il avait fort beau.
Je n'ai jamais vu un beau chant trouvé par un Français, les plus beaux ne s'élevant pas au-dessus du caractère grossier qui convient au chant populaire, c'est-à-dire qui doit plaire à tous; tel est:
Allons, enfants de la patrie...
de Rouget de Liste, capitaine, chant trouvé en une nuit, à Strasbourg.
Ce chant me semble extrêmement supérieur à tout ce qu'a jamais fait une tête française, mais, par son genre, nécessairement inférieur à:
Là, ci darem la mano,
Là, mi dirai di si...
de Mozart[4].
J'avouerai que je ne trouve parfaitement beaux que les chants de ces deux seuls auteurs: Cimarosa et Mozart, et l'on me pendrait plutôt que de me faire dire avec sincérité lequel je préfère à l'autre.
Quand mon mauvais sort m'a fait connaître deux salons ennuyeux, c'est toujours celui d'où je sors qui me semble le plus pesant.
Quand je viens d'entendre Mozart ou Cimarosa, c'est toujours le dernier entendu qui me semble peut-être un peu préférable à l'autre.
Paisiello me semble de la piquette assez agréable et que l'on peut même rechercher et boire avec plaisir, dans les moments où l'on trouve le vin trop fort.
J'en dirai autant de quelques airs de quelques compositeurs inférieurs à Paisiello, par exemple: Senza spose non mi lasciate, signor governatore (je ne me souviens pas des vers) des Cantatrici Villane, de Fioravanti.
Le mal de cette piquette, c'est qu'au bout d'un moment on la trouve plate. Il n'en faut boire qu'un verre[5].
Presque tous les auteurs sont vendus à la religion quand ils écrivent sur les races d'hommes. Le très petit nombre des gens de bonne foi confond les faits prouvés avec les suppositions. C'est quand une science commence qu'un homme qui n'en est pas, comme moi, peut hasarder d'en parler.
Je dis donc que c'est en vain qu'on demanderait à un chien de chasse l'esprit d'un barbet, ou à un barbet de faire connaître que six heures auparavant un lièvre a passé par ici.
Il peut y avoir des exceptions individuelles, mais la vérité générale c'est que le barbet et le chien de chasse ont chacun leur talent.
Il est probable qu'il en est de même des races d'hommes.
Ce qui est certain, observé par moi et par Constantin[6], c'est que nous avons vu toute une société romaine ( ...[7], vu en 1834, je crois) qui s'occupe exclusivement de musique et qui chante fort bien les finales de la Sémiramide de Rossini et la musique la plus difficile, valser toute une soirée sur de la musique de contredanse, à la vérité mal jouée quant à la mesure. Le Romain, et même l'Italien en général, a le métalent le plus marqué pour la danse.
J'ai mis la charrue devant les bœufs, exprès pour ne pas révolter les Français de 1880, quand j'oserai leur faire lire que rien n'était égal au métalent de leurs aïeux de 1830 pour juger de la musique chantée ou l'exécuter.
Les Français sont devenus savants en ce genre depuis 1820, mais toujours barbares au fond, je n'en veux pour preuve que le succès de Robert le Diable, de Meyerbeer.
Le Français est moins insensible à la musique allemande, Mozart excepté.
Ce que les Français goûtent dans Mozart, ce n'est pas la nouveauté terrible du chant par lequel Leporello invite la statue du commandeur à souper, c'est plutôt l'accompagnement. D'ailleurs, on a dit à cet être, vaniteux avant tout et par-dessus tout, que ce duo ou trio est sublime.
Un morceau de rocher chargé de fer, que l'on aperçoit à la surface du terrain, fait penser qu'en creusant un puits et des galeries profondes on parviendra à trouver une quantité de métal satisfaisante, peut-être aussi on ne trouvera rien.
Tel j'étais pour la musique en 1799. Le hasard a fait que j'ai cherché à noter les sons de mon âme par des pages imprimées. La paresse et le manque d'occasion d'apprendre le physique, le bête de la musique, à savoir jouer du piano et noter mes idées, ont beaucoup de part à cette détermination qui eût été tout autre, si j'eusse trouvé un oncle ou une maîtresse aimant la musique. Quant à la passion, elle est restée entière.
Je ferais dix lieues à pied par la crotte, la chose que je déteste le plus au monde, pour assister à une représentation de Don Juan bien joué. Si l'on prononce un mot italien de Don Juan, sur-le-champ le souvenir tendre de la musique me revient et s'empare de moi.
Je n'ai qu'une objection, mais peu intelligible: la musique me plaît-elle comme signe, comme souvenir du bonheur de la jeunesse, ou par elle-même?
Je suis pour ce dernier avis. Don Juan me charmait avant d'entendre Bonoldi s'écrier (à la Scala, à Milan) par sa petite fenêtre:
Falle passar avanti,
Di che ci fan onore?
Mais ce sujet est délicat, j'y reviendrai quand je m'engouffrerai dans les discussions sur les arts pendant mon séjour à Milan, si passionné et, je puis dire, au total, la fleur de ma vie de 1814 à 1821.
L'air: «Tra quattro muri», chanté par Mme Festa, me plaît-il comme signe, ou par son mérite intrinsèque?
«Per te ogni mese un pajo», des Pretendenti delusi, ne me ravit-il pas comme signe?
Oui, j'avoue le signe pour ces deux derniers, aussi ne les vanté-je jamais comme des chefs-d'œuvre. Mais je ne crois pas du tout au signe pour le Matrimonio segreto, entendu soixante ou cent fois à l'Odéon par Mme Barilli; était-ce en 1803 ou 1810[8]?
Certainement, aucun opera d'inchiostro, aucun ouvrage de littérature, ne me fait un plaisir aussi vif que Don Juan.
La feuille quatorzième de la nouvelle édition de de Brosses, lue dernièrement, en janvier 1836, en a toutefois beaucoup approché.
Une grande preuve de mon amour pour la musique, c'est que l'opéra-comique de Feydeau m'aigrit.
Maître de la loge de ma cousine de Longueville[9], je n'ai pu y subir qu'une demi-représentation. Je vais à ce théâtre tous les deux ou trois ans, vaincu par la curiosité, et j'en sors au second acte, comme le Vicomte. (Le Vicomte, indigné, sortait au second acte, aigri pour toute la soirée.)
L'opéra français m'a aigri encore plus puissamment jusqu'en 1830, et m'a encore complètement déplu en 1833, avec Moncrif et Mme Damoreau.
Je me suis étendu, puisqu'on est toujours mauvais juge des passions ou goûts qu'on a, surtout quand ces goûts sont de bonne compagnie. Il n'est pas de jeune homme affecté du faubourg Saint-Germain, comme M. de Blancmesnil, par exemple, qui ne se dise fou de la musique. Moi, j'abhorre tout ce qui est romance française. Le Panseron[10] me met en fureur, il me fait haïr ce que j'aime à la passion.
La bonne musique me fait rêver avec délices à ce qui occupe mon cœur dans le moment. De là, les moments délicieux que j'ai trouvés à la Scala, de 1814 à 1821.
[1] Le chapitre XXXVIII est le chapitre XXXIII du manuscrit (fol. 619 à 635). Ecrit a Rome, du 3 au 5 février 1836. Stendhal note le 3 février: «Pluie infâme et sirocco donnant mal à la tête»; le 4 février, «pluie continue; le Tibre monte au tiers de l'inscription sous le pont Saint-Ange»; le 5 février, «vu le Tibre».
[2] Mais une foie l'art de la comédie sur ma table ...—Suit un plan de la chambre de Stendhal. Sa table est près de l'une des deux fenêtres.
[3] ... au teint près ...—Ms.: «Presque.»
[4] ... Mozart.—Don Juan.
[5] Il n'en faut boire qu'un verre.—Une partie du fol. 626 a été laissée en blanc.
[6] ... observé par moi et par Constantin ...—Abraham Constantin, peintre sur porcelaine, ami de Stendhal, auquel est légué, dans les divers testaments de l'auteur, le manuscrit de la Vie de Henri Brulard.
[7] ... nous avons vu toute une société romaine ...—Trois noms abrégés et illisibles.
[8] ... entendu soixante ou cent fois à l'Odéon par Mme Barilli ...—Mme Barilli chantait à l'Odéon en 1810. (Note au crayon de R. Colomb.)
[9] ... ma cousine de Longueville ...—Ce nom a été rayé au crayon.
[10] ... comme M. de Blancmesnil ... Le Panseron ...—Les mots Blancmesnil et Panseron ont été rayés au crayon.
CHAPITRE XXXIX[1]
Ce n'était rien que de loger chez M. Daru, il fallait y dîner, ce qui m'ennuyait mortellement.
La cuisine de Paris me déplaisait presque autant que son manque de montagnes, et apparemment par la même raison. Je ne savais ce que c'était que manquer d'argent. Pour ces deux raisons, rien ne me déplaisait comme ces dîners dans l'appartement exigu de M. Daru.
Comme je l'ai dit, il était situé sur la porte cochère[2].
C'est dans ce salon et cette salle-à-manger que j'ai cruellement souffert, en recevant cette éducation des autres à laquelle mes parents m'avaient si judicieusement soustrait.
Le genre poli, cérémonieux, accomplissant scrupuleusement toutes les convenances, me manquant encore aujourd'hui, me glace et me réduit au silence. Pour peu que l'on y ajoute la nuance religieuse et la déclamation sur les grands principes de la morale, je suis mort.
Que l'on juge de l'effet de ce venin en janvier 1800, quand il était appliqué sur des organes tout neufs et dont l'extrême attention n'en laissait pas perdre une goutte.
J'arrivais dans le salon à cinq heures et demie; là, je frémissais en songeant à la nécessité de donner la main à Mlle Sophie ou à Mme Cambon, ou à Mme Le Brun, ou à Mme Daru elle-même, pour aller à table.
(Mme Cambon succomba peu à peu à une maladie qui, dès lors, la rendait bien jaune. Mme Le Brun est marquise en 1836; il en est de même de Mlle Sophie, devenue Mme de Baure. Nous avons perdu depuis longues années Mme Daru la mère et M. Daru le père. Mlle Pulchérie Le Brun est Mme la marquise de Brossard en 1836. MM. Pierre et Martial Daru sont morts, le premier vers 1829, le second deux ou trois ans plus tôt. Mme Le Brun = Mme la marquise de Graves, ancien ministre de la Guerre[3].)
A table, placé au point H[4], je ne mangeais pas un morceau qui me [plût][5]. La cuisine parisienne me déplaisait souverainement, et me déplaît encore après tant d'années. Mais ce désagrément n'était rien à mon âge, je l'éprouvais bien quand je pouvais aller chez un restaurateur.
C'était la contrainte morale qui me tuait.
Ce n'était pas le sentiment de l'injustice et de la haine contre ma tante Séraphie, comme à Grenoble.
Plût à Dieu que j'en eusse été quitte pour ce genre de malheur! C'était bien pis: c'était le sentiment continu des choses que je voulais faire et auxquelles je ne pouvais atteindre.
Qu'on juge de l'étendue de mon malheur! Moi qui me croyais à la fois un Saint-Preux et un Valmont (des Liaisons Dangereuses, imitation de Clarisse, qui est devenu le bréviaire des provinciaux), moi qui, me croyant une disposition infinie à aimer et à être aimé, croyais que l'occasion seule me manquait, je me trouvais inférieur et gauche en tout dans une société que je jugeais triste et maussade; qu'aurait-ce été dans un salon aimable!
C'était donc là ce Paris que j'avais tant désiré!
Je ne conçois pas aujourd'hui comment je ne devins pas fou du 10 novembre 1799 au 20 août [1800] à peu près, que je partis pour Genève.
Je ne sais pas si, outre le dîner, je n'étais pas encore obligé d'assister au déjeuner.
Mais comment faire concevoir ma folie? Je me figurais la société uniquement et absolument par les Mémoires secrets de Duclos, les trois ou sept volumes de Saint-Simon alors publiés, et les romans.
Je n'avais vu le monde, et encore par le cou d'une bouteille, que chez madame de Montmort, l'original de la madame de Merteuil des Liaisons dangereuses. Elle était vieille maintenant, riche et boiteuse. Cela, j'en suis sûr; quant au moral, elle s'opposait à ce que l'on ne me donnât qu'une moitié de noix confite; quand j'allais chez elle au Chevallon[6], elle m'en faisait toujours donner une tout entière. «Cela fait tant de peine aux enfants!» disait-elle. Voilà tout ce que j'ai vu de moral. Mme de Montmort avait loué ou acheté la maison des Drevon, jeunes gens de plaisir, intimes de mon oncle R. Gagnon, et qui s'étaient à peu près ruinés[7].
Le détail original de madame de Merteuil est peut-être déplacé ici, mais j'ai voulu faire voir par l'anecdote de la noix confite ce que je connaissais du monde.
Ce n'est pas tout, il y a bien pis. Je m'imputais à honte, et presque à crime, le silence qui régnait trop souvent à la cour d'un vieux bourgeois despote et ennuyé tel qu'était M. Daru le père.
C'était là mon principal chagrin. Un homme devait être, selon moi, amoureux passionné et, en même temps, portant la joie et le mouvement dans toutes les sociétés où il se trouvait.
Et encore cette joie universelle, cet art de plaire à tous, ne devaient pas être fondés sur l'art de flatter les goûts et les faiblesses de tous, je ne me doutais pas de tout ce côté de l'art de plaire qui m'eût probablement révolté; l'amabilité que je voulais était la joie pure de Shakespeare dans ses comédies, l'amabilité qui règne à la cour du duc exilé dans la forêt des Ardennes.
Cette amabilité pure et aérienne à la cour d'un vieux préfet libertin, et ennuyé, et dévot, je crois!!!
L'absurde ne peut pas aller plus loin, mais mon malheur, quoique fondé sur l'absurde, n'en était pas moins fort réel.
Ces silences, quand j'étais dans le salon de M. Daru, me désolaient.
Qu'étais-je dans ce salon? Je n'y ouvrais pas la bouche, à ce que m'a dit depuis Mme Lebrun, marquise de Graves[8]. Mme la comtesse d'Ornisse[9] m'a dit dernièrement que Mme Le Brun a de l'amitié pour moi; lui demander quelques éclaircissements sur la figure que je faisais dans le salon de M. Daru à cette première apparition, au commencement de 1800[10].
Je mourais de contrainte, de désappointement, de mécontentement de moi-même. Qui m'eût dit que les plus grandes joies de ma vie devaient me tomber dessus cinq mois après!
Tomber est le mot propre, cela me tomba du ciel, mais toutefois cela venait de mon âme, elle était aussi ma seule ressource pendant les quatre ou cinq mois que j'habitai la chambre chez M. Daru le père.
Toutes les douleurs du salon et de la salle-à-manger disparaissaient quand, seul dans ma chambre sur les jardins, je me disais: «Dois-je me faire compositeur de musique, ou bien faire des comédies, comme Molière?»Je sentais, bien vaguement il est vrai, que je ne connaissais assez ni le monde ni moi-même pour me décider[11].
J'étais distrait de ces hautes pensées par un autre problème beaucoup plus terrestre et bien autrement prenant. M. Daru, cet homme exact, ne comprenait pas pourquoi je n'entrais pas à l'Ecole polytechnique ou, si cette année était perdue, pourquoi je ne continuais pas mes études pour me présenter aux examens de la saison suivante, septembre 1800.
Ce vieillard sévère me faisait entendre avec beaucoup de politesse et de mesure qu'une explication entre nous à cet égard était nécessaire. C'étaient premièrement cette mesure et cette politesse si nouvelle pour moi, qui m'entendais appeler Monsieur par ce parent pour la première fois de ma vie, qui mettaient aux champs ma timidité et mon imagination folles[12].
J'explique cela maintenant. Je voyais fort bien la question au fond, mais ces préparations polies et insolites me faisaient soupçonner des abîmes inconnus et effroyables dont je ne pourrais me tirer. Je me sentais terrifié par les façons diplomatiques de l'habile ex-préfet, auxquelles j'étais bien loin alors de pouvoir donner leurs noms propres. Tout cela me rendait incapable de soutenir mon opinion de vive voix.
L'absence complète de collège faisait de moi un enfant de dix ans pour mes rapports avec le monde. Le seul aspect d'un personnage si imposant et qui faisait trembler tout le monde chez lui, à commencer par sa femme et son fils aîné, me parlant tête-à-tête et la porte fermée, me mettait dans l'impossibilité de dire deux mots de suite. Je vois aujourd'hui que cette figure de M. Daru père, avec un œil un peu de travers, était exactement pour moi
Lasciate ogni speranza, voi ch'entrate.
Ne pas la voir était le plus grand bonheur qu'elle pût me donner.
Le trouble extrême chez moi détruit la mémoire. Peut-être M. Daru le père m'avait-il dit quelque chose comme: «Mon cher cousin, il conviendrait de prendre un parti d'ici à huit jours.»
Dans l'excès de ma timidité, de mon angoisse et de mon désarroi, comme on dit à Grenoble, et comme je disais alors, il me semble que j'écrivis d'avance la conversation que je voulais avoir avec M. Daru.
Je ne me rappelle qu'un seul détail de cette terrible entrevue. Je dis, en termes moins clairs:
«Mes parents me laissent à peu près le maître du parti à prendre.
—Je ne m'en aperçois que trop», répondit M. Daru, avec une intonation riche de sentiment et qui me frappa fort chez un homme si plein de mesure et d'habitudes périphrasantes et diplomatiques.
Ce mot me frappa; tout le reste est oublié.
J'étais fort content de ma chambre sur les jardins, entre les rues de Lille et de l'Université, avec un peu de vue sur la rue de Bellechasse.
La maison avait appartenu à Condorcet, dont la jolie veuve vivait alors avec M. Fauriel (aujourd'hui de l'Institut, un vrai savant, aimant la science pour elle-même, chose si rare dans ce corps).
Condorcet, pour n'être pas harcelé par le monde, avait fait faire une échelle de meunier, en bois, au moyen de laquelle il grimpait au troisième (j'étais au second), dans une chambre au-dessus de la mienne. Combien cela m'eût frappé trois mois plus tôt! Condorcet, l'auteur de cette Logique des Progrès futurs que j'avais lue avec enthousiasme deux ou trois fois!
Hélas! mon cœur était changé. Dès que j'étais seul et tranquille, et débarrassé de ma timidité, ce sentiment profond revenait:
«Paris, n'est-ce que çà?»
Cela voulait dire: Ce que j'ai tant désiré comme le souverain bien, la chose à laquelle j'ai sacrifié ma vie depuis trois ans, m'ennuie. Ce n'était pas le sacrifice de trois ans qui me touchait; malgré la peur d'entrer à l'Ecole polytechnique l'année suivante, j'aimais les mathématiques, la question terrible que je n'avais pas assez d'esprit pour voir nettement était celle-ci: Où est donc le bonheur sur la terre? Et quelquefois j'arrivais jusqu'à celle-ci: Y a-t-il un bonheur sur la terre?
N'avoir pas de montagnes perdait absolument Paris à mes yeux.
Avoir dans les jardins des arbres taillés l'achevait.
Toutefois, ce qui me fait plaisir à distinguer aujourd'hui (en 1836), je n'étais pas injuste pour le beau vert de ces arbres.
Je sentais, bien plus que je ne me le disais nettement: leur forme est pitoyable, mais quelle verdure délicieuse et formant masse, avec de charmants labyrinthes où l'imagination se promène! Ce dernier détail est d'aujourd'hui. Je sentais alors, sans trop distinguer les causes. La sagacité, qui n'a jamais été mon fort, me manquait tout-à-fait, j'étais comme un cheval ombrageux qui ne voit pas ce qui est, mais des obstacles ou périls imaginaires. Le bon, c'est que mon cœur se montait, et je marchais fièrement aux plus grands périls. Je suis encore ainsi aujourd'hui.
Plus je me promenais dans Paris, plus il me déplaisait. La famille Daru avait de grandes bontés pour moi, Mme Cambon me faisait compliment sur ma redingote à l'artiste, couleur olive, avec revers en velours.
«Elle vous va fort bien», me disait-elle.
Mme Cambon voulut bien me conduire au Musée avec une partie de la famille et un M. Gorse ou Gosse, gros garçon commun, qui lui faisait un peu la cour. Elle, mourait de mélancolie pour avoir perdu, un an auparavant, une fille unique de seize ans.
On quitta le Musée, on m'offrit une place dans le fiacre; je revins à pied dans la boue et, amadoué par la bonté de Mme Cambon, j'ai la riche idée d'entrer chez elle. Je la trouve en tête à tête avec M. Gorse.
Je sentis cependant toute l'étendue ou une partie de l'étendue de ma sottise.
«Mais pourquoi n'êtes-vous pas monté en voiture?»me disait Mme Cambon étonnée.
Je disparus au bout d'une minute. M. Gorse en dut penser de belles sur mon compte. Je devais être un singulier problème dans la famille Daru; la réponse devait varier entre: C'est un fou, et: C'est un imbécile.
[1] Le chapitre XXXIX est le chapitre XXXIV du manuscrit (fol. 636 à 655).—Ecrit les 5, 7 et 29 février 1836, à Rome, puis à Cività-Vecchia. Stendhal indique lui-même au fol. 648 bis: «7 février 1836. recopié le 29 février 1836. Made de 648 à 811 du 24 février au 19 mars 1836.» Le fol. 811 est le dernier du manuscrit de la Vie de Henri Brulard.
[2] ... il était situé sur la porte cochère.—Suit un plan de la maison Daru, à l'angle de la rue de Lille et de la rue de Bellechasse. Sur la rue de Lille, en «A, porte cochère»menant à une tour carrée. A droite, en «B, perron, ou plutôt pas de perron, escalier tournant montant au premier. Tout le premier, A C D, appartement de M. Daru, le même espace, au second, appartement de MM. Pierre et Martial Daru, ses fils.»Au fond de la cour, en «E, perron conduisant à l'escalier par lequel je montais à ma chambre».—Au fol. 638, plan de l' «appartement de M. Daru, au premier»; Stendhal s'est figuré, dans le salon, au milieu de la famille Daru. Un plan analogue se trouve encore un peu plus loin.
[3] ... ancien ministre de la Guerre.—Stendhal explique cette longue parenthèse de la manière suivante: «Pour la clarté.»
[4] A table, placé au point H ...—Suit un plan de la table, avec les places respectives de M., de Mme Daru et de Stendhal.
[5] ... je ne mangeais pas un morceau qui me plût.—Mot oublié par l'auteur en passant du fol. 640 au fol. 641.
[6] ... j'allais chez elle au Chevallon ...—Hameau de Voreppe, sur la route de Lyon à Grenoble, non loin du Fontanil, où se trouvait la maison de campagne des Gagnon.
[7] ... qui s'étaient à peu près ruinés.—Suit un plan de la route du Fontanil au Chevallon, avec la situation respective de la «maison de Mme de Montmort»et la «chaumière, adorée par moi, de mon grand-père».
[8] ... Mme Lebrun, marquise de Graves.—Le nom a été laissé en blanc par Stendhal. Voir ci-dessus, t. II, p. 108.
[9] Mme la comtesse d'Ornisse ...—La lecture de ce nom est très incertaine.
[10] ... au commencement de 1800.—Folie de Dominique. Dates: 4 mars 1818. Commencement d'une grande phrase musicale. Piazza delle Galine. Cela n'a réellement fini que rue du Faubourg-Saint-Denis, mai 1824. Septembre 1826, San Remo. (Note de Stendhal.)—Dominique, c'est Stendhal lui-même.
[11] ... je ne connaissais assez ni le monde ni moi-même pour me décider.—Sacrifice fait: Comtesse Sandre (8-17 février 1836). Voilà le beau de ce caractère, c'est que le sacrifice était fait au bal Alibert, du mardi 16 février, quand D[on] F[ilippo] me parla. La brouille avec moi durait depuis le bal Anglais, 8 février 1836. Je ne connais ce caractère que depuis que je l'étudié la plume à la main à 25 X 2 + √9. Je suis tellement différent de ce que j'étais il y a vingt ans qu'il me semble faire des découvertes sur un autre.
Du 7 au 17, rien fait, ce me semble. Romanelli et Carnaval (Carnaval et d'abord grande lettre de quatorze pages serrées sur l'office Romanelli). (Note de Stendhal.)
[12] ... ma timidité et mon imagination folles.—On lit en haut du fol. 648 bis: «7 février 1836, recopié le 29 février 1836. Made de 648 à 811 du 24 février au 19 mars 1836.»—Les feuillets 648 et 648 bis sont en effet la copie, légèrement retouchée, d'un premier feuillet 648 que Stendhal n'a pas détruit et qui se trouve incorporé au manuscrit.
CHAPITRE XL[1]
Madame Le Brun, aujourd'hui marquise de [Graves][2], m'a dit que tous les habitants de ce petit salon étaient étonnés de mon silence complet.
Je me taisais par instinct, je sentais que personne ne me comprendrait, quelles figures pour leur parler de ma tendre admiration pour Bradamante! Ce silence, amené par le hasard, était de la meilleure politique, c'était le seul moyen de conserver un peu de dignité personnelle.
Si jamais je revois cette femme d'esprit, il faut que je la presse de questions pour qu'elle me dise. ce que j'étais alors. En vérité, je l'ignore. Je ne puis que noter le degré de bonheur senti par cette machine. Comme j'ai toujours creusé les mêmes idées depuis, comment savoir où j'en étais alors? Le puits avait dix pieds de profondeur, chaque année j'ai ajouté cinq pieds; maintenant, à cent quatre-vingt-dix pieds, comment avoir l'image de ce qu'il était en février 1800, quand il n'avait que dix pieds?
On admirait mon cousin Marc (mon chef de bureau au Commerce), l'être prosaïque par excellence, parce que, rentrant le soir, vers dix heures, chez M. Daru, rue de Lille, n° 505, il remontait à pied pour aller manger certains petits pâtés au carrefour Gaillon.
Cette simplicité, cette naïveté de gourmandise, qui me feraient rire aujourd'hui dans un enfant de seize ans, me comblaient d'étonnement en 1800. Je ne sais pas même si, un soir, je ne ressortis pas, par cette abominable humidité de Paris, que j'exécrais, pour aller manger de ces petits pâtés. Cette démarche était un peu pour le plaisir et beaucoup pour la gloire. Le plaisir fut pire que le mal, et la gloire aussi, apparemment; si l'on s'en occupa, on dut y voir une plate imitation. J'étais bien loin de dire naïvement ce pourquoi de ma démarche, j'eusse été à mon tour original et naïf, et peut-être mon équipée de dix heures du soir eût donné un sourire à cette famille ennuyée.
Il faut que la maladie, qui fit grimper le docteur Portal dans mon troisième étage du passage Sainte-Marie, eût été sérieuse, car je perdis tous mes cheveux. Je ne manquai pas d'acheter une perruque et mon ami Edmond Cardon[3] ne manqua pas de la jeter sur la corniche d'une porte, un soir, dans le salon de sa mère.
Cardon était très mince, très grand, très bien élevé, fort riche, d'un ton parfait, une admirable poupée, fils de Mme Cardon, femme de chambre de la reine Marie-Antoinette.
Quel contraste entre Cardon et moi! et pourtant nous nous liâmes. Nous avons été amis du temps de la bataille de Marengo, il était alors aide-de-camp du ministre de la guerre Carnot; nous nous sommes écrit jusqu'en 1804 ou 1805. En 1815, cet être élégant, noble, charmant, se brûla la cervelle en voyant arrêter le maréchal Ney, son parent par alliance. Il n'était compromis en rien, ce fut exactement folie éphémère, causée par l'extrême vanité de courtisan de s'être vu un maréchal et un prince pour cousin. Depuis 1803 ou 1804, il se faisait appeler Cardon de Montigny, il me présenta à sa femme, élégante et riche, bégayant un peu, qui me sembla avoir peur de l'énergie féroce de ce montagnard allobroge. Le fils de cet être bon et aimable s'appelle M. de Montigny et est conseiller ou auditeur à la cour royale de Paris.
Ah! qu'un bon conseil m'eût fait de bien alors! Que ce même conseil m'eût fait de bien en 1821! Mais du diable, jamais personne ne me l'a donné. Je l'ai vu vers 1826, mais il était à peu près trop tard, et d'ailleurs il contrariait trop mes habitudes. J'ai vu clairement depuis que c'est le sine qua non à Paris, mais aussi il y aurait eu moins de vérité et d'originalité dans mes pensées littéraires.
Quelle différence si M. Daru ou Mme Cambon m'avait dit, en janvier 1800:
«Mon cher cousin, si vous voulez avoir quelque consistance dans la société, il faut que vingt personnes aient intérêt à dire du bien de vous. Par conséquent, choisissez un salon, ne manquez pas d'y aller tous les mardis (si tel est le jour), faites-vous une affaire d'être aimable, ou du moins très poli, pour chacune des personnes qui vont dans ce salon. Vous serez quelque chose dans le monde, vous pourrez espérer de plaire à une femme aimable quand vous serez porté par deux ou trois salons. Au bout de dix années de constance, ces salons, si vous les choisissez dans notre rang de la société, vous porteront à tout. L'essentiel est la constance et être un des fidèles tous les mardis.»
Voilà ce qui m'a éternellement manqué. Voilà le sens de l'exclamation de M. Delécluze (des Débats, vers 1828): «Si vous aviez un peu plus d'éducation!»
Il fallait que cet honnête homme fût bien plein de cette vérité, car il était furieusement jaloux de quelques mots qui, à ma grande surprise, firent beaucoup d'effet; par exemple, chez lui: «Bossuet ... c'est de la blague sérieuse.»
En 1800, la famille Daru traversait la rue de Lille et montait au premier étage chez Mme Cardon, ancienne femme de chambre de Marie-Antoinette, laquelle était tout aise d'avoir la protection de deux commissaires des guerres aussi accrédités que MM. Daru, commissaire ordonnateur, et Martial Daru, simple commissaire. J'explique ainsi la liaison aujourd'hui et j'ai tort, faute d'expérience je ne pouvais juger de rien en 1800. Je prie donc le lecteur de ne pas s'arrêter à ces explications qui m'échappent en 1836; c'est du roman plus ou moins probable, ce n'est plus de l'histoire.
J'étais donc, ou plutôt il me semblait être très bien reçu dans le salon de Mme Cardon, en janvier 1800.
On y jouait des charades avec déguisements, on y plaisantait sans cesse. La pauvre Mme Cambon n'y venait pas toujours; cette folie offensait sa douleur, dont elle mourut quelques mois après.
M. Daru (depuis ministre) venait de publier la Cléopédie, je crois, un petit poème dans le genre jésuitique, c'est-à-dire dans le genre des poèmes latins faits par des jésuites vers 1700. Cela me sembla plat et coulant; il y a bien trente ans que je ne l'ai lu.
M. Daru qui au fond n'avait pas d'esprit (mais je devine cela, en grand secret, seulement en écrivant ceci), était trop fier d'être président à la fois de quatre Sociétés littéraires. Ce genre de niaiserie pullulait en 1800, et n'était pas si vide que cela nous semble aujourd'hui. La société renaissait après la Terreur de 93 et la demi-peur des années suivantes. Ce fut M. Daru le père qui m'apprit avec une douce joie cette gloire de son fils aîné.
Comme il revenait d'une de ces sociétés littéraires, Edmond, déguisé en fille, alla le raccrocher dans la rue à vingt pas de la maison. Cela n'était pas mal gai. Mme Cardon avait encore la gaieté de 1788, cela scandaliserait notre pruderie de 1836.
M. Daru, en arrivant, se vit suivi dans l'escalier par la fille qui détachait ses jupons.
«J'ai été très étonné, nous dit-il, de voir notre quartier infesté.»
Quelque temps après, il me conduisit à une des séances d'une des Sociétés qu'il présidait. Celle-ci se réunissait dans une rue qui a été démolie pour agrandir la place du Carrousel, vers la partie de la nouvelle galerie, au nord du Carrousel, qui avoisine l'axe de la rue Richelieu, à quarante pas plus au couchant.
Il était sept heures et demie du soir, les salles étaient peu illuminées. La poésie me fit horreur: quelle différence avec l'Arioste et Voltaire! Cela était bourgeois et plat (quelle bonne école j'avais déjà!), mais j'admirais fort et avec envie la gorge de Mme Constance Pipelet, qui lut une pièce de vers. Je le lui ai dit depuis; elle était alors femme d'un pauvre diable de chirurgien herniaire, et je lui ai parlé chez Mme la comtesse Beugnot, quand elle était princesse de Salm-Dyck, je crois. Je conterai son mariage, précédé par deux mois de séjour chez le prince de Salm, avec son amant, pour voir si le château ne lui déplairait point trop, et le prince nullement trompé, mais sachant tout et s'y soumettant; et il avait raison.
J'allai au Louvre chez Renault, l'auteur de l'Education d'Achille, plat tableau, gravé par l'excellent Berwick, et je fus élève de son Académie. Toutes les étrennes à donner pour cartables, droits de chaise, etc., m'étonnèrent fort, et j'ignorais parfaitement[4] tous ces usages parisiens et, à vrai dire, tous les usages possibles. Je dus paraître avare.
Je promenais partout mon effroyable désappointement.
Trouver plat et détestable ce Paris, que je m'étais figuré le souverain bien! Tout m'en déplaisait, jusqu'à la cuisine qui n'était pas celle de la maison paternelle, cette maison qui m'avait[5] semblé la réunion de tout ce qui était mal.
Pour m'achever, la peur d'être forcé de passer un examen pour l'Ecole me faisait haïr mes chères mathématiques.
Il me semble que le terrible M. Daru le père me disait: «Puisque, d'après les certificats dont vous êtes porteur, vous êtes tellement plus fort que vos sept camarades qui ont été reçus, vous pourriez, même aujourd'hui, si vous étiez reçu, les rattraper facilement dans les cours qu'ils suivent.»
M. Daru me parlait en homme accoutumé à avoir du crédit et obtenir des exceptions.
Une chose dut, heureusement pour moi, ralentir les instances de M. Daru pour reprendre l'étude des mathématiques. Mes parents m'annonçaient sans doute comme un prodige en tout genre; mon excellent grand-père m'adorait et d'ailleurs j'étais son ouvrage, au fond je n'avais eu de maître que lui, les mathématiques excepté. Il faisait avec moi mes thèmes de latin, il faisait presque seul mes vers latins sur une mouche qui trouve une mort noire dans du lait blanc.
Tel était l'esprit du Père jésuite auteur du poème dont je refaisais les vers. Sans les auteurs lus en cachette, j'étais fait pour avoir cet esprit-là et pour admirer la Cléopédie[6] du comte Daru et l'esprit de l'Académie française. Aurait-ce été[7] un mal? J'aurais eu des succès de 1815 à 1830, de la réputation, de l'argent, mais mes ouvrages seraient bien plus plats et bien mieux écrits qu'ils sont[8]. Je crois que l'affectation, qu'on appelle bien écrire en 1825-1836, sera bien ridicule vers 1860, dès que la France, délivrée des révolutions politiques tous les quinze ans, aura le temps de penser aux jouissances de l'esprit. Le gouvernement fort et violent de Napoléon (dont j'aimai tant la personne) n'a duré que quinze ans, 1800-1815. Le gouvernement à faire vomir de ces Bourbons imbéciles (voir la chanson de Béranger) a duré quinze ans aussi, de 1815 à 1830. Combien durera un troisième? Aura-t-il plus ...
Mais je m'égare; nos neveux devront pardonner ces écarts, nous tenons la plume d'une main et l'épée de l'autre (en écrivant ceci j'attends la nouvelle de l'exécution de Fieschi et du nouveau ministère de mars 1836, et je viens, pour mon métier, de signer trois lettres, adressées à des ministres dont je ne sais pas le nom).
Revenons à janvier ou février 1800. Réellement, j'avais l'expérience d'un enfant de neuf ans et probablement un orgueil du diable. J'avais été réellement l'élève le plus remarquable de l'Ecole centrale. De plus, ce qui valait bien mieux, j'avais des idées justes sur tout, j'avais énormément lu, j'adorais la lecture: un livre nouveau, à moi inconnu, me consolait de tout.
Mais la famille Daru, malgré les succès de l'auteur de la traduction d'Horace, n'était pas du tout littéraire, c'était une famille de courtisans de Louis XIV tels que les dépeint Saint-Simon. On n'aimait dans M. Daru fils aîné que le fait de son succès, toute discussion littéraire eût été un crime politique, comme tendant à mettre en doute la gloire de la maison.
Un des malheurs de mon caractère est d'oublier le succès et de me rappeler profondément mes sottises. J'écrivis vers février 1800 à ma famille: «Mme Cambon exerce l'empire de l'esprit, et Mme Rebuffel celui des sens.»
Quinze jours après, j'eus une honte profonde de mon style et de la chose.
C'était une fausseté, c'était bien pis encore, c'était une ingratitude. S'il y avait un lieu où je fusse moins gêné et plus naturel, c'était le salon de cette excellente et jolie Mme Rebuffel, qui habitait le premier étage de la maison, qui me donnait une chambre au second; ma chambre était, ce me semble, au-dessus du salon de Mme Rebuffel. Mon oncle Gagnon m'avait raconté comme quoi il l'avait émue à Lyon en admirant son joli pied et l'engageant à le placer sur une malle pour le mieux voir. Une fois, sans M. Bartelon, M. Rebuffel eût surpris mon oncle dans une position peu équivoque.
Mme Rebuffel, ma cousine, avait une fille, Adèle, qui annonçait beaucoup d'esprit; il me semble qu'elle n'a pas tenu parole. Après nous être un peu aimés (amours d'enfants), la haine et puis l'indifférence ont remplacé les enfantillages, et je l'ai entièrement perdue de vue depuis 1804. Le journal de 1835 m'a appris que son sot mari, M. le baron Auguste Petiet[9], le même qui m'a donné un coup de sabre au pied gauche, venait de la laisser veuve avec un fils à l'Ecole polytechnique.
Etait-ce en 1800 que Mme Rebuffel avait pour amant M. Chieze, gentilhomme assez empesé de Valence, en Dauphiné, ami de ma famille à Grenoble, ou ne fut-ce qu'en 1803? Etait-ce en 1800 ou 1803 que l'excellent Rebuffel, homme de cœur et d'esprit, homme à jamais respectable à mes yeux, me donnait à dîner dans la rue Saint-Denis, au roulage qu'il tenait avec une demoiselle Barberen, son associée et sa maîtresse?
Quelle différence pour moi si mon grand-père Gagnon avait eu l'idée de me recommander à M. Rebuffel au lieu de M. Daru! M. Rebuffel était neveu de M. Daru, quoique moins âgé seulement de sept à huit ans, et, à cause de sa dignité politique ou plutôt administrative, secrétaire général de tout le Languedoc (sept départements), M. Daru prétendait tyranniser M. Rebuffel, lequel, dans les dialogues qu'il me racontait, alliait divinement le respect à la fermeté. Je me souviens que je comparais le ton qu'il prenait à celui de J.-J. Rousseau dans sa Lettre à Christophe de Beaumont, archevêque de Paris.
M. Rebuffel eût tout fait de moi, j'aurais été plus sage si le hasard m'avait mis sous sa direction. Mais mon destin était de tout conquérir à la pointe de l'épée. Quel océan de sensations violentes j'ai eues en ma vie, et surtout à cette époque!
J'en eus beaucoup au sujet du petit événement que je vais conter, mais dans quel sens? Que désirais-je avec passion? Je ne m'en souviens plus.
M. Daru fils aîné (je l'appellerai le comte Daru, malgré l'anachronisme: il ne fut comte que vers 1809, je crois, mais j'ai l'habitude de l'appeler ainsi), le comte Daru donc, si l'on veut me permettre de l'appeler ainsi, était en 1809 secrétaire général du ministère de la Guerre. Il se tuait de travail, mais il faut avouer qu'il en parlait sans cesse et avait toujours de l'humeur en venant dîner. Quelquefois, il faisait attendre son père et toute la famille une heure ou deux. Il arrivait enfin avec la physionomie d'un bœuf, excédé de peine et des yeux rouges. Souvent il retournait le soir à son bureau; dans le fait, tout était à réorganiser et l'on préparait en secret la campagne de Marengo.
Je vais naître, comme dit Tristram Shandy; et le lecteur va sortir des enfantillages.
Un beau jour, M. Daru le père me prit à part et me fit frémir; il me dit: «Mon fils vous conduira travailler avec lui au bureau de la Guerre.»Probablement, au lieu de remercier, je restai dans le silence farouche de l'extrême timidité.
Le lendemain matin, je marchais à côté du comte Daru, que j'admirais mais qui me faisait frémir, et jamais je n'ai pu m'accoutumer à lui, ni, ce me semble, lui à moi. Je me vois marchant le long de la rue Hillerin-Bertin[10], fort étroite alors. Mais où était ce ministère de la Guerre, où nous allions ensemble[11]?
Je ne vois que ma place, à ma table, en H ou en H'; à celui de ces deux bureaux que je n'occupais pas était M. Mazoyer, auteur de la tragédie de Thésée, pâle imitation de Racine.
[1] Le chapitre XL est le chapitre XXXV du manuscrit (fol. 655 à 674). Ecrit à Cività-Vecchia, les 29 février et 1er mars 1836.
[2] Madame Le Brun, aujourd'hui marquise de Graves ...—Le nom a été laissé en blanc par Stendhal.
[3] ... mon ami Edmond Cardon ...—Sur Edmond Cardon, voir A. Chuquet, Stendhal-Beyle, p. 479-480.
[4] ... j'ignorais parfaitement ...—Variante: «Profondément.»
[5] ... qui m'avait semblé ...—Ms.: «M'était.»
[6] ... la Cléopédie ...—Ms.: «Ciropédie.»
[7] Aurait-ce été ...—Variante: «Etait-ce.»
[8] ... mieux écrits qu'ils sont.—Ms.: «De ce qu'ils sont.»
[9] ... M. le baron Auguste Petiet ...—Fils de l'ancien ministre de la guerre, qui fut adjoint à Berthier pour administrer la Lombardie, en 1800. Il semble que l'observation de Stendhal soit inexacte: Augustin, dit Auguste Petiet (né en 1784) était en 1836 général de brigade et ne mourut qu'en 1858.—Cf. A. Chuquet, Stendhal-Beyle, p. 48-49.
[10] ... la rue Hillerin-Bertin ...—Cette rue a perdu son nom. Elle est représentée aujourd'hui par la portion de la rue de Bellechasse située entre les rues de Grenelle et de Varenne.
[11] Mais où était ce ministère de la Guerre, où nous allions ensemble?—Suit un plan indiquant la place occupée par Stendhal dans un bureau du ministère de la guerre, en H ou en H', près d'une fenêtre donnant sur les tilleuls du jardin.
CHAPITRE XLI[1]
Au bout du jardin étaient de malheureux tilleuls taillés de près, derrière lesquels nous allions pisser. Ce furent les premiers amis que j'eus à Paris. Leur sort me fit pitié: être ainsi taillés! Je les comparais aux beaux tilleuls de Claix, qui avaient le bonheur de vivre au milieu des montagnes.
Mais aurais-je voulu retourner dans ces montagnes?
Oui, ce me semble, si j'avais dû n'y pas retrouver mon père, et y vivre avec mon grand-père, à la bonne heure, mais libre.
Voilà à quel point mon extrême passion pour Paris était tombée. Et il m'arrivait de dire que le véritable Paris était invisible à mes yeux. Les tilleuls du ministère de la guerre rougirent par le haut. M. Mazoyer, sans doute, me rappela le vers de Virgile:
Nunc erusbescit ver.
Ce n'est pas cela, mais je me le rappelle en écrivant pour la première fois depuis trente-six ans; Virgile me faisait horreur au fond, comme protégé par les prêtres[2] qui venaient dire la messe et me parler de latin chez mes parents. Jamais, malgré tous les efforts de ma raison, Virgile ne s'est relevé pour moi des effets de cette mauvaise compagnie.
Les tilleuls prirent des bourgeons. Enfin ils eurent des feuilles, je fus profondément attendri; j'avais donc des amis à Paris!
Chaque fois que j'allais pisser derrière ces tilleuls, au bout du jardin, mon âme était rafraîchie par la vue de ces amis. Je les aime encore après trente-six ans de séparation.
Mais ces bons amis existent-ils? On a tant bâti dans ce quartier! Peut-être le ministère où je pris la plume officielle pour la première fois est-il encore le ministère rue de l'Université, vis-à-vis la place dont j'ignore le nom?
Là, M. Daru m'établit à un bureau et me dit de copier une lettre. Je ne dirai rien de mon écriture en pieds de mouche, bien pire que la présente; mais il découvrit que j'écrivais cela par deux l: cella.
C'était donc là ce littérateur, ce brillant humaniste qui discutait le mérite de Racine et qui avait remporté tous les prix à Grenoble!!
J'admire aujourd'hui, mais aujourd'hui seulement, la bonté de toute cette famille Daru. Que faire d'un animal si orgueilleux et si ignorant?
Et le fait est pourtant que j'attaquais très bien Racine dans mes conversations avec M. Mazoyer. Nous étions là quatre commis, et les deux autres, ce me semble, m'écoutaient, quand j'escarmouchais avec M. Mazoyer.
J'avais une théorie intérieure que je voulais rédiger sous le titre de: Filosofia nova, titre moitié italien, moitié latin. J'avais une admiration vraie, sentie, passionnée pour Shakespeare, que pourtant je n'avais vu qu'à travers les phrases lourdes et emphatiques de M. Letourneur et de ses associés.
L'Arioste avait aussi beaucoup de pouvoir sur mon cœur (mais l'Arioste de M. de Tressan, père de l'aimable capitaine jouant de la clarinette, qui avait contribué à me faire apprendre à lire, extrême plat ultra et maréchal de camp vers 1820).
Je crois voir que ce qui me défendait du mauvais goût d'admirer la Cléopédie[3] du comte Daru et bientôt après l'abbé Delille, c'était cette doctrine intérieure fondée sur le vrai plaisir, plaisir profond, réfléchi, allant jusqu'au bonheur, que m'avaient donné Cervantès, Shakespeare, Corneille, Arioste, et une haine pour le puérile de Voltaire et de son école. Là-dessus, quand j'osais parler, j'étais tranchant jusqu'au fanatisme, car je ne faisais aucun doute[4] que tous les hommes bien portants et non gâtés par une mauvaise éducation littéraire ne pensassent comme moi. L'expérience m'a appris que la majorité laisse diriger la sensibilité aux arts, qu'elle peut avoir naturellement, par l'auteur à la mode; c'était Voltaire en 1788, Walter Scott en 1828. Et qui est-ce aujourd'hui 1836? Heureusement, personne.
Cet amour pour Shakespeare, l'Arioste, et la Nouvelle-Héloïse au second rang, qui étaient les maîtres de mon cœur littéraire à mon arrivée à Paris à la fin de 1799, me préserva du mauvais goût (Delille, moins la gentillesse) qui régnait dans les salons Daru et Cardon, et qui était d'autant plus dangereux pour moi, d'autant plus contagieux, que le comte Daru était un auteur produisant actuellement et que sous d'autres rapports tout le monde admirait et que j'admirais moi-même. Il venait d'être ordonnateur en chef, je crois, de cette armée d'Helvétie qui venait de sauver la France à Zurich sous Masséna. M. Daru le père nous répétait sans cesse que le général Masséna disait à tout le monde, en parlant de M. Daru: «Voilà un homme que je puis présenter à mes amis et à mes ennemis.»
Pourtant Masséna, de moi bien connu, était voleur comme une pie, ce qui veut dire par instinct, on parle encore de lui à Rome (ostensoir de la famille Doria, à Sainte-Agnès, place Navone, je crois), et M. Daru n'a jamais volé un centime.
Mais, grand Dieu, quel bavardage! Je ne puis arriver à parler de l'Arioste, dont les personnages, palefreniers et portefaix par la force, m'ennuient tellement aujourd'hui. De 1796 à 1804, l'Arioste ne me faisait pas sa sensation propre. Je prenais tout-à-fait au sérieux les passages tendres et romanesques. Ils frayèrent, à mon insu, le seul chemin par lequel l'émotion puisse arriver à mon âme. Je ne puis être touché jusqu'à l'attendrissement qu'après un passage comique.
De là mon amour presque exclusif pour l'opera buffa, de là l'abîme qui sépare mon âme de celle de M. le baron Poitou (voir à la fin du volume la préface de de Brosses qui a fâché Colomb) et de tout le vulgaire de 1830, qui ne voit le courage que sous la moustache.
Là seulement, dans l'opera buffa, je puis être attendri jusqu'aux larmes. La prétention de toucher qu'a l'opera séria à l'instant fait cesser pour moi la possibilité de l'être. Même dans la vie réelle, un pauvre qui demande l'aumône avec des cris piteux, bien loin de me faire pitié, me fait songer, avec toute la sévérité philosophique possible, à l'utilité d'une maison pénitentiaire.
Un pauvre qui ne m'adresse pas la parole, qui ne pousse pas des cris lamentables et tragiques, comme c'est l'usage à Rome, et mange une pomme en se traînant à terre, comme le cul-de-jatte d'il y a huit jours, me touche presque jusqu'aux larmes à l'instant.
De là mon complet éloignement pour la tragédie, mon éloignement jusqu'à l'ironie pour la tragédie en vers.
Il y a une exception pour cet homme simple et grand, Pierre Corneille, suivant moi immensément supérieur à Racine, ce courtisan rempli d'adresse et de bien-dire. Les règles d'Aristote, ou prétendues telles, étaient un obstacle ainsi que les vers pour ce poète original. Racine n'est original, aux yeux des Allemands, Anglais, etc., que parce qu'ils n'ont pas eu encore une cour spirituelle, comme celle de Louis XIV, obligeant tous les gens riches et nobles d'un pays à passer tous les jours huit heures ensemble dans les salons de Versailles.
La suite des temps portera les Anglais, Allemands, Américains et autres gens à argent ou revenu antilogique, à comprendre l'adresse courtisane de Racine, même l'ingénue la plus innocente, Junie ou Aricie, et confite en adresse d'honnête catin; Racine n'a jamais pu faire une Mlle de La Vallière, mais toujours une fille extrêmement adroite et peut-être physiquement vertueuse, mais certes pas moralement. Vers 1900, peut-être que les Allemands, Américains, Anglais, arriveront à comprendre tout l'esprit courtisanesque de Racine. Un siècle peut-être après, ils arriveront à sentir qu'il n'a jamais pu faire une La Vallière.
Mais comment ces gens faibles pourront-ils apercevoir une étoile tellement rapprochée du soleil? L'admiration de ces rustres polis et avares pour la civilisation qui donnait un vernis charmant même au maréchal de Boufflers (mort vers 1712[5]), qui était un sot, les empêchera de sentir le manque total de simplicité et de naturel chez Racine, et à comprendre ce vers de Camille:
Tout ce que je voyais me semblait Curiace.
Que j'écrive cela à cinquante-trois ans[6], rien de plus simple, mais que je le sentisse en 1800, que j'eusse une sorte d'horreur pour Voltaire et l'affectation gracieuse d'Alzire, avec mon mépris si voisin de la haine pour lui et à si bon droit, voilà ce qui m'étonne, moi, élève de M. Gagnon, qui s'estimait pour avoir été trois jours l'hôte de Voltaire à Ferney, moi élevé au pied du petit buste de ce grand homme, monté sur un pied d'ébène.
Est-ce moi ou le grand homme qui suis sur le pied d'ébène?
Enfin, j'admire ce que j'étais littérairement en février 18000. quand j'écrivais: cella[7].
M. le comte Daru, si immensément supérieur à moi et à tant d'autres comme homme de travail, comme avocat consultant, n'avait pas l'esprit qu'il fallait pour soupçonner la valeur de ce fou orgueilleux.
M. Mazoyer, le commis mon voisin, qui apparemment s'ennuyait moins de ma folie mélangée d'orgueil que de la stupidité des deux autres commis à 2.500 francs, fit quelque cas de moi, et j'y fus indifférent. Je regardais tout ce qui admirait cet adroit courtisan nommé Racine comme incapable de voir et de sentir le vrai beau qui, à mes yeux, était la naïveté d'Imogène s'écriant:
«Salut, pauvre maison, qui te gardes toi-même!»
Les injures adressées à Shakespeare par M. Mazoyer, et avec quel mépris, en 1800, m'attendrissaient jusqu'aux larmes en faveur de ce grand poète. Dans la suite, rien ne m'a fait adorer madame Dembowski[8] comme les critiques que faisaient d'elle les prosaïques de Milan. Je puis nommer cette femme charmante, qui pense à elle aujourd'hui? Ne suis-je pas le seul peut-être, après onze ans qu'elle a quitté la terre? J'applique ce même raisonnement à la comtesse Alexandrine Petit. Ne suis-je pas aujourd'hui son meilleur ami, après vingt-deux ans? Et quand ceci paraîtra (si jamais un libraire ne craint pas de perdre son temps et son papier!), quand ceci paraîtra après ma mort à moi, qui songera encore à Métilde et à Alexandrine? Et malgré leur modestie de femme et cette horreur d'occuper le public que je leur ai vue, si elles voient public ce livre du lieu où elles sont, n'en seront-elles pas bien aises?
For who to dumb forget fulness a prey[9] n'est pas bien aise, après tant d'années, de voir prononcer son nom par une bouche amie?
Mais où diable en étais-je?—A mon bureau, où j'écrivais cela, cella[10].
Pour peu que le lecteur ait l'âme commune, il s'imaginera que cette digression a pour but de cacher ma honte d'avoir écrit cella. Il se trompe, je suis un autre homme. Les erreurs de celui de 1800 sont des découvertes que je fais, la plupart, en écrivant ceci. Je ne me souviens, après tant d'années et d'événements, que du sourire de la femme que j'aimais. L'autre jour, j'avais oublié la couleur d'un des uniformes que j'ai portés. Or, avez-vous éprouvé, ô lecteur bénévole, ce que c'est qu'un uniforme dans une armée victorieuse, et unique objet de l'attention de la nation, comme l'armée de Napoléon?
Aujourd'hui, grâce au ciel, la Tribune a obscurci l'Armée.
Décidément, je ne puis me rappeler la rue où était situé ce bureau dans lequel je saisis pour la première fois la plume administrative. C'était au bout de la rue Hillerin-Bertin, alors bordée de murs de jardin. Je me vois marchant sérieusement à côté du comte Daru, allant à son bureau après le sombre et froid déjeuner de la maison n° 505, au coin de la rue de Bellechasse et de celle de Lille, comme disaient les bons écrivains de 1800.
Quelle différence pour moi, si M. Daru m'avait dit: «Quand vous avez une lettre à faire, réfléchissez bien à ce que vous voulez dire, et ensuite à la couleur de réprimande ou d'ordre que le ministre qui signera votre lettre voudrait y donner. Votre parti pris, écrivez hardiment.»
Au lieu de cela, je tâchais d'imiter la forme des lettres de M. Daru, il répétait trop souvent le mot en effet, et moi je farcissais mes lettres de en effet.
Qu'il y a loin de là aux grandes lettres que j'inventais à Vienne, en 1809, ayant une vérole[11] horrible, le soin d'un hôpital de 4.000 blessés (l'oiseau vole), une maîtresse que j'enfilais et une maîtresse que j'adorais! Tout ce changement s'est opéré par mes seules réflexions, M. Daru ne m'a jamais donné d'autre avis que sa colère quand il biffait mes lettres.
Le bon Martial Daru était toujours avec moi sur le ton plaisant. Il venait souvent au bureau de la Guerre; c'était la Cour pour un commissaire des guerres. Il avait la police de l'hôpital du Val-de-Grâce, ce me semble, en 1800, et sans doute M. le comte Daru, la meilleure tête de ce ministère en 1800 (ce n'est pas beaucoup dire), avait le secret de l'armée de réserve. Toutes les vanités du corps des commissaires des guerres étaient en ébullition pour la création du corps et, bien plus, pour la fixation de l'uniforme des Inspecteurs aux Revues.
Il me semble que je vis alors le général Olivier, avec sa jambe de bois, récemment nommé Inspecteur en chef aux Revues. Cette vanité, portée au comble par le chapeau brodé et l'habit rouge, était la base de la conversation dans les maisons Daru et Cardon. Edmond Cardon, poussé par une mère habile[12] et qui flattait ouvertement le comte Daru, avait la promesse d'une place d'adjoint aux commissaires des guerres.
Le bon Martial me fit bientôt entrevoir la possibilité pour moi de ce charmant uniforme.
Je crois découvrir en écrivant que Cardon le porta: habit bleu de roi, broderie d'or au collet et aux parements des manches.
A cette distance, pour les choses de vanité (passion secondaire chez moi), les choses imaginées et les choses vues se confondent.
L'excellent Martial étant donc venu me voir à mon bureau trouva que j'avais envoyé[13] une lettre dans le bureau avec le mot Renseignements.
«Diable! me dit-il en riant, vous faites déjà courir les lettres ainsi!»
C'était, ce me semble, un peu le privilège au moins d'un sous-chef de bureau, moi dernier des surnuméraires.
Sur ce mot Renseignements, le bureau de la Solde, par exemple, donnait les renseignements relatifs à la solde, le bureau de l'Habillement, ceux de l'habillement. Supposons l'affaire d'un officier d'habillement du 7me léger devant restituer sur sa solde 107 francs, montant de la serge qu'il a reçue indûment, il me fallait des renseignements des deux bureaux susnommés pour pouvoir faire la lettre que M. Daru, secrétaire général, devait signer.
Je suis persuadé que bien peu de mes lettres allaient jusqu'à M. Daru; M. Barthomeuf, homme commun, mais bon commis, commençait alors sa carrière comme son secrétaire particulier (c'est-à-dire commis payé par la Guerre), employé dans le bureau où écrivait M. Daru, et avait à souffrir ses étranges incartades et les excès de travail que cet homme terrible à soi et aux autres exigeait de tout ce qui l'approchait. J'eus bientôt pris la contagion de la terreur inspirée par M. Daru, et ce sentiment ne m'a jamais quitté à son égard. J'étais né excessivement sensible, et la dureté de ses paroles était sans bornes ni mesure.
De longtemps cependant je ne fus pas assez considérable pour être malmené par lui. Et maintenant que j'y réfléchis sensément, je vois que jamais je n'en ai été réellement maltraité. Je n'ai pas souffert la centième partie de ce qu'a enduré M. de Baure, ancien avocat général du Parlement de Pau. (Y avait-il un tel Parlement[14]? Je n'ai aucun livre à Cività-Vecchia pour le chercher, mais tant mieux, ce livre-ci, fait uniquement avec ma mémoire, ne sera pas fait avec d'autres livres.)
J'aperçois qu'entre M. Daru et moi il y a toujours eu comme un morceau d'affût emporté par le boulet ennemi qui fait matelas sur le corps de la pièce que vient frapper ce boulet (connue au Tésin, eu 1800).
Mon matelas a été Joinville (aujourd'hui le baron Joinville, intendant militaire de la 1re division, Paris[15]), ensuite M. de Baure. J'arrive à cette idée bien nouvelle pour moi: M. Daru m'aurait-il ménagé? Il est bien possible. Mais la terreur a toujours été telle que cette idée ne me vient qu'en mars 1836.
Tout le monde, à la Guerre, frémissait en abordant le bureau de M. Daru. Pour moi, j'avais peur rien qu'en en regardant la porte. Sans doute M. Daru père vit ce sentiment dans ma gêne, et, avec le caractère que je lui vois maintenant (caractère timide, à qui la terreur inspirée faisait rempart), ma peur dut lui faire ma cour.
Les êtres grossiers, comme me semblait M. Barthomeuf, devaient sentir moins les paroles étranges dont ce bœuf furibond affublait tout ce qui l'approchait dans les moments où le travail l'accablait.
Avec cette terreur il faisait marcher les sept à huit cents commis du bureau de la Guerre dont les chefs, quinze ou vingt importants, la plupart sans aucun talent, nommés chefs de bureau, étaient malmenés d'importance par M. Daru. Ces animaux, loin d'abréger et de simplifier les affaires, cherchaient souvent à les embrouiller, même pour M. Daru. Je conviens que cela est fait pour faire donner au diable un homme qui voit placées à gauche, sur son bureau, vingt ou trente lettres pressées à répondre. Et de ces lettres, demandant des ordres, j'en ai souvent vu un pied de haut sur le bureau de M. Daru; et encore est-il peu de gens qui seraient charmés de pouvoir vous dire: «Je n'ai pas reçu à temps les ordres de Votre Excellence ...»et avec la perspective d'un Napoléon se fâchant à Schœnbrünn et disant qu'il y a eu négligence, etc.