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Voyage aux Pyrénées

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The Project Gutenberg eBook of Voyage aux Pyrénées

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Title: Voyage aux Pyrénées

Author: Hippolyte Taine

Release date: April 14, 2021 [eBook #65082]
Most recently updated: October 18, 2024

Language: French

Credits: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGE AUX PYRÉNÉES ***

 

VOYAGE

A U X   P Y R É N É E S

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

PUBLIÉS PAR LA LIBRAIRIE HACHETTE ET Cⁱᵉ

Essai sur Tite-Live; 7ᵉ édition. Un vol. in-16, broché Ouvrage couronné par l’Académie française.3fr.50
Essais de critique et d’histoire; 9ᵉ édition. Un vol. in-16, broché3fr.50
Nouveaux Essais de critique et d’histoire; 7ᵉ édition. Un vol. in-16, broché 3fr.50
Derniers essais de critique et d’histoire; 3ᵉ édition. Un vol. in-16, broché3fr.50
Histoire de la littérature anglaise; 11ᵉ édition. Cinq vol. in-16, brochés17fr.50
La Fontaine et ses fables; 16ᵉ édition. Un vol. in-16, broché3fr.50
Les philosophes classiques du xixᵉ siècle en France; 8ᵉ édition. Un vol. in-16, broché3fr.50
Voyage aux Pyrénées; 17ᵉ édition. Un vol. in-16, broché3fr.50
Le même, avec gravures. Un vol. in-16, broché4fr.»
Le même, illustré. Un vol. grand in-8, broché 10fr.»
Notes sur l’Angleterre; 12ᵉ édition. Un vol. in-16, broché3fr.50
Le même, avec gravures. Un vol. in-16, broché4fr.»
Notes sur Paris, vie et opinions de M. Fréd.-Th. Graindorge; 13ᵉ édition. Un vol. in-16, broché3fr.50
Carnets de Voyage: notes sur la province. Un vol. in-16, br.3fr.50
Un séjour en France de 1792 a 1795; 5ᵉ édition. Un vol. in-16, broché3fr.50
Voyage en Italie; 11ᵉ édition. Deux vol. in-16, brochés7fr.»
Le même, avec gravures. Deux vol. in-16, brochés8fr.»
De l’Intelligence; 10ᵉ édition. Deux vol. in-16, brochés7fr.»
Philosophie de l’art; 10ᵉ édition. Deux vol. in-16, brochés7fr.»
Les Origines de la France contemporaine; 24ᵉ édition. Douze volumes39fr.50
1ʳᵉ partie.—L’Ancien régime. Deux volumes7fr.»
2ᵉ partie.—La Révolution. Six volumes21fr.»
    L’Anarchie. Deux volumes.
    La Conquête jacobine. Deux volumes.
    Le Gouvernement révolutionnaire. Deux volumes.
3ᵉ partie.—Le Régime moderne. Trois volumes10fr.50
Napoléon Bonaparte. Deux volumes.
    L’Église, l’École. Un volume.
Table analytique. Un vol.1fr.»
Du Suffrage universel et de la manière de voter. Brochure in-16»50

52698.—Imprimerie Lahure, 9, rue de Fleurus, à Paris.

 

VOYAGE

AUX PYRÉNÉES

PAR H. TAINE

DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

——
SEIZIÈME ÉDITION
——

PARIS

LIBRAIRIE HACHETTE ET Cⁱᵉ

79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79

1904

Droits de traduction et de reproduction réservés.

A MARCELIN

(ÉMILE PLANAT)

Voici un voyage aux Pyrénées, mon cher Marcelin; j’y suis allé; c’est un mérite; bien des gens en ont écrit, et de plus longs, de leur cabinet.

Mais j’ai des torts graves, et qui me rabaissent fort. Je n’ai gravi le premier aucune montagne inaccessible; je ne me suis cassé ni jambe ni bras; je n’ai point été mangé par les ours; je n’ai sauvé aucune jeune Anglaise emportée par le Gave; je n’en ai épousé aucune; je n’ai assisté à aucun duel; je n’ai vu aucune tragédie de brigands ou de contrebandiers. Je me suis promené beaucoup; j’ai causé un peu; je raconte les plaisirs de mes oreilles et de mes yeux. Qu’est-ce qu’un homme qui revient de voyage avec tous ses membres, aussi peu héros que possible, et qui l’avoue ? J’ai parlé dans ce livre, comme avec toi. Il y a un Marcelin connu du public, fin critique, perçant moqueur, amateur et peintre de toutes les élégances mondaines; il y a un autre Marcelin, connu de trois ou quatre personnes, érudit et penseur. S’il y a ici quelques bonnes idées, la moitié lui en appartient; je les lui rends.

Mars 1858.

H. Taine.

I

LA CÔTE

 

 

VOYAGE

AUX PYRÉNÉES

BORDEAUX—ROYAN

I.

Le fleuve est si beau, qu’avant d’aller à Bayonne, je suis descendu jusqu’à Royan.

Des navires chargés de voiles blanches remontent lentement les deux côtés du bateau. A chaque coup de la brise, ils se penchent, comme des oiseaux paresseux, levant leur longue aile, et montrant leur ventre noir. Ils courent obliquement, puis reviennent; on dirait qu’ils se trouvent bien dans ce grand port d’eau douce; ils s’y attardent et jouissent de sa paix au sortir des colères et de l’inclémence de l’Océan.

Les rives, bordées de verdure pâle, glissent à droite et à gauche, bien loin, au bord du ciel; le fleuve est large comme une mer; à cette distance, on croirait voir deux haies; les arbres indistincts dressent leur taille fine dans une robe de gaze bleuâtre; çà et là de grands pins lèvent leurs parasols sur l’horizon vaporeux, où tout se confond et s’efface; il y a une douceur inexprimable dans ces premières teintes du jour si timides, attendries encore par la brume qui transpire hors du fleuve profond. Pour lui, son eau s’étale joyeuse et splendide; le soleil qui monte verse sur sa poitrine un long ruisseau d’or; la brise le hérisse d’écailles; ses remous s’allongent et tressaillent comme un serpent qui s’éveille, et, quand la vague les soulève, on croit voir les flancs rayés, la cuirasse fauve d’un léviathan.

Certainement il semble qu’en de tels moments l’eau vive et sente; lorsqu’elle vient s’étendre transparente et sombre sur un banc de cailloux, elle a un regard étrange; elle tourne autour d’eux comme inquiète et irritée; elle les bat de ses petits flots; elle les couvre, puis elle s’en va, puis revient, avec une sorte de frétillement maladif et d’amour mystérieux; ses remous sinueux, ses petites crêtes subitement rabattues ou brisées, son onde penchée, luisante, puis tout d’un coup noircie, ressemblent aux éclairs de passion d’une mère impatiente qui tourne incessamment et anxieusement autour de ses enfants, et les couve, ne sachant que désirer et que craindre. Tout à l’heure un nuage a couvert le ciel, et le vent s’est levé. Le fleuve a pris à l’instant l’aspect d’un animal sournois et sauvage. Il se creusait, et l’on voyait son ventre livide; il arrivait contre la carène avec des soubresauts convulsifs; il l’embrassait et la froissait comme pour essayer sa force; aussi loin qu’on pouvait voir, ses flots se soulevaient et se pressaient, comme des muscles sur une poitrine; des éclairs passaient sur le flanc des vagues avec des sourires sinistres; le mât gémissait, et les arbres pliaient en frissonnant, comme un peuple débile devant la colère d’une bête redoutable. Puis tout s’est apaisé; le soleil s’est dégagé, les flots se sont aplanis, on n’a plus vu qu’une nappe riante; sur ce dos poli traînaient et jouaient follement mille tresses verdâtres; la lumière s’y posait, comme un manteau diaphane; elle suivait les mouvements souples et les enroulements de ces bras liquides; elle ployait autour d’eux, derrière eux, sa robe azurée, rayonnante; elle prenait leurs caprices et leurs couleurs mobiles. Lui cependant, endormi dans son grand lit paisible, s’allongeait au pied des collines qui le regardent, immobiles et éternelles comme lui.

II.

Le bateau s’amarre à une estacade, sous un amas de maisons blanches: c’est Royan.

Voici déjà la mer et les dunes; la droite du village est noyée sous un amas de sable; là sont des collines croulantes, de petites vallées mornes, où l’on est perdu comme dans un désert; nul bruit, nul mouvement, nulle vie; de pauvres herbes sans feuilles parsèment le sol mouvant et leurs filaments tombent comme des cheveux malades; de petits coquillages blancs et vides s’y collent en chapelets, et craquent avec un grésillement, partout où le pied se pose; ce lieu est l’ossuaire de quelque misérable tribu maritime. Un seul arbre peut y vivre, le pin, être sauvage, habitant des forêts et des côtes infécondes: il y en a ici toute une colonie; ils se serrent fraternellement, et couvrent le sable de leurs lamelles brunes; la brise monotone qui les traverse, éveille éternellement leur murmure; ils chantent ainsi d’une façon plaintive, mais avec une voix bien plus douce et bien plus harmonieuse que les autres arbres; cette voix ressemble au bruissement des cigales, lorsqu’en août elles chantent de tout leur cœur entre les tiges des blés mûrs.

Un sentier tourne à gauche du village, au sommet d’un rivage rongé, entre des flots de graminées qui s’étouffent. Le fleuve est si large qu’on ne distingue point l’autre rive. La mer sa voisine lui donne son reflux; les longues ondulations arrivent tour à tour contre la côte, et versent leur petite cascade d’écume sur le sable; puis l’eau s’enfuit, descendant la pente, jusqu’à la rencontre du nouveau flot qui monte et la couvre; ces flots ne se lassent point, et leurs venues avec leurs retours font penser à la respiration régulière d’un enfant endormi. Car le soir est tombé, les teintes de pourpre brunissent et s’effacent. Le fleuve se couche dans l’ombre molle et vague; à peine si, de loin en loin, un reste de lueur part d’un flot oblique; l’obscurité noie tout de sa poussière vaporeuse; l’œil assoupi cherche en vain dans ce brouillard quelque point visible, et distingue enfin, comme une faible étoile, le phare de Cordouan.

III.

Le lendemain soir, une fraîche brise maritime nous a ramenés à Bordeaux. L’énorme ville entasse le long du fleuve ainsi que des bastions ses maisons monumentales; le ciel rouge est crénelé par leur bordure. Elles d’un côté, le pont de l’autre, protégent d’une double ligne le port où s’entassent les vaisseaux comme une couvée de mouettes; ces gracieuses carènes, ces mâts effilés, ces voiles gonflées ou flottantes, entrelacent le labyrinthe de leurs mouvements et de leurs formes sur la magnifique pourpre du couchant. Le soleil s’enfonce au milieu du fleuve qu’il embrase; les agrès noirs les coques rondes, font saillie dans son incendie, et ressemblent à des bijoux de jais montés en or.

[pas d'image disonible.]

Bordeaux.—Vue prise de la Bourse. (Page 8.)

LES LANDES—BAYONNE

I.

Autour de Bordeaux, des collines riantes, des horizons variés, de fraîches vallées, une rivière peuplée par la navigation incessante, une suite de villes et de villages harmonieusement posés sur les coteaux ou dans les plaines, partout la plus riche verdure, le luxe de la nature et de la civilisation, la terre et l’homme travaillant à l’envi pour enrichir et décorer la plus heureuse vallée de la France. Au-dessous de Bordeaux, un sol plat, des marécages, des sables, une terre qui va s’appauvrissant, des villages de plus en plus rares, bientôt le désert. J’aime autant le désert.

Des bois de pins passent à droite et à gauche, silencieux et ternes. Chaque arbre porte au flanc la cicatrice des blessures par où les bûcherons ont fait couler le sang résineux qui le gorge; la puissante liqueur monte encore dans ses membres avec la sève, transpire par ses flèches visqueuses et par sa peau fendue; une âpre odeur aromatique emplit l’air.

Plus loin la plaine monotone des fougères s’étend à perte de vue, baignée de lumière. Leurs éventails verts s’ouvrent sous le soleil qui les colore sans les flétrir. Quelques arbres çà et là lèvent sur l’horizon leurs colonnettes grêles. De temps en temps on aperçoit la silhouette d’un pâtre sur ses échasses, inerte et debout comme un héron malade. Des chevaux libres paissent à demi cachés dans les herbes. Au passage du convoi, ils relèvent brusquement leurs grands yeux effarouchés et restent immobiles, inquiets du bruit qui a troublé leur solitude. L’homme n’est pas bien ici, il y meurt ou dégénère; mais c’est la patrie des animaux, et surtout des plantes. Elles foisonnent dans ce désert, libres, sûres de vivre. Nos jolies vallées bien découpées sont mesquines auprès de ces espaces immenses, lieues après lieues d’herbes marécageuses ou sèches, plage uniforme où la nature troublée ailleurs et tourmentée par les hommes, végète encore ainsi qu’aux temps primitifs avec un calme égal à sa grandeur. Le soleil a besoin de ces savanes pour déployer sa lumière; aux exhalaisons qui montent, on sent que la plaine entière fermente sous son effort; et les yeux remplis par les horizons sans limite devinent le sourd travail par lequel cet

[pas d'image disonible.]

Vue prise dans les Landes. (Page 10.)

océan de verdure pullulante se renouvelle et se nourrit.

La nuit est venue, sans lune. Les étoiles pacifiques luisent comme des points de flamme; tout l’air est rempli d’une lumière bleuâtre et tendre, qui a l’air de dormir dans le réseau de vapeur où elle s’est posée. Le regard y plonge sans rien saisir. De loin en loin, dans ce crépuscule, un bois marque confusément sa tache, comme un roc au fond d’un lac; partout alentour sont des profondeurs vagues, des formes flottantes et voilées, des êtres indistincts et fantastiques qui se continuent dans leurs voisins, des prés qui ressemblent à une mer onduleuse, des bouquets d’arbres qu’on prendrait pour des nuages d’été, tout le gracieux chaos des apparitions brouillées et des choses nocturnes. L’esprit y nage comme sur une eau fuyante, et, dans ce rêve, rien ne lui semble réel que les étangs qui réfléchissent les étoiles et font sur la terre un second ciel.

II.

Bayonne est une ville gaie, originale, demi-espagnole. Partout gens en veste de velours et en culotte courte; on entend la musique âpre et sonore de la langue qu’on parle au delà des monts. Des arcades écrasées bordent les grandes rues; sous ce soleil il faut de l’ombre.

Un joli palais épiscopal, élégant et moderne, enlaidit encore la laide cathédrale. Le pauvre monument avorté lève piteusement, comme un moignon, son clocher arrêté depuis trois siècles. Des échoppes se sont collées dans ses creux, en manière de verrues; on a plaqué ça et là de gros emplâtres de pierre. Ce vieil invalide fait peine à voir à côté des maisons neuves et des boutiques affairées qui se pressent autour de ses flancs salis.

J’étais tout chagrin de cette décrépitude, et une fois entré je me suis trouvé plus triste encore. L’obscurité tombait de la voûte comme un suaire; je ne distinguais rien que des piliers vermoulus, des tableaux enfumés, des pans de murs verdâtres. Deux fraîches toilettes que j’ai rencontrées ont accru le contraste; rien de plus blessant ici que des rubans roses. Je voyais le spectre du moyen âge; comme la sécurité et l’abondance de la vie moderne lui sont contraires ! Ces sombres voûtes, ces colonnettes, ces rosaces sanglantes, appelaient des rêves et des émotions que nous ne pouvons plus avoir. Il faudrait sentir ici ce que sentaient les hommes, il y a six cents ans, quand ils sortaient en fourmilières de leurs taudis, de leurs rues sans pavés, larges de six pieds, cloaques d’immondices, qui exhalaient la lèpre et la fièvre; quand leur corps sans linge, miné par les famines, envoyait un sang pauvre à leur cerveau brut; quand les guerres, les lois atroces et

[pas d'image disonible.]

Bayonne.—Confluent de la Nive et de l’Adour. (Page 12.)

les légendes de sorcelleries emplissaient leurs rêveries d’images éclatantes et lugubres; quand sur les draperies chamarrées, sur le grimoire des vitraux fantastiques, les rosaces versaient comme un incendie ou comme une auréole leurs rayons transfigurés.

Ce sont les souvenirs de la fièvre et de l’extase: pour m’en délivrer, je suis allé sur le port; c’est une longue allée de vieux arbres au bord de l’Adour. Il est tout gai et pittoresque. Des bœufs graves, le front baissé, tirent les poutres qu’on décharge. Des cordiers, ceints d’une liasse de chanvre, reculent serrant les fils et tissant leur câble qui s’allonge. Les navires en file s’amarrent au quai; les cordages grêles dessinent leur labyrinthe sur le ciel, et les matelots y pendent accrochés comme des araignées dans leur toile. Les tonneaux, les ballots, les pièces de bois sont pêle-mêle sur les dalles. On sent avec plaisir que l’homme travaille et prospère. Et ici la nature est aussi heureuse que l’homme. La large rivière d’argent se déroule sous le rayonnement du matin. De minces nuages détachent sur l’azur leurs bandes de nacre. Le ciel ressemble à une arcade de lapis-lazuli. Sa voûte se pose sur l’extrémité du fleuve qui avance sans flots et sans effort, sous les miroitements de ses ondulations paisibles, entre deux rangées de coteaux, jusqu’à une colline où des bois de pins d’un vert tendre descendent à sa rencontre, aussi gracieux que lui. Cependant la marée monte, et les feuilles des chênes commencent à luire et à chuchoter sous le faible vent de la mer.

III.

Il pleut; l’auberge est insupportable. On s’étouffe sous les arcades; je m’ennuie au café, et je ne connais personne. La seule ressource est d’aller à la bibliothèque. Elle est fermée.

Heureusement le conservateur a pitié de moi et m’ouvre. Bien mieux, il m’apporte toutes sortes de chartes et de vieux livres; il est très-savant, très-aimable, m’explique tout, me guide, me renseigne et m’installe. Me voilà dans un coin, seul, à une table, avec les documents d’une belle histoire toute réjouissante; c’est une pastorale du moyen âge. Je n’ai rien de mieux à faire que de me la conter.

 

Pé de Puyane était un homme brave et habile en mer, qui de son temps fut maire de Bayonne et amiral; mais il était rude aux gens, comme tous ceux qui ont mené des navires, et il avait plus tôt assommé un homme qu’ôté son bonnet. Il avait bataillé longtemps contre les gens de mer normands, et une fois en pendit soixante-dix à ses vergues, côte à côte avec des chiens. Ayant mis à ses galères des bannières rouges qui signifiaient mort sans remède, il prit à la bataille de l’Écluse le grand vaisseau génois Christophle, et y mena si bien les mains que nul Français n’échappa; car tous y furent noyés ou tués, et les deux amiraux Quieret et Bahuchet s’étant rendus, Bahuchet eut le col serré d’une corde et Quieret la gorge coupée. Ce qui était bien fait; car plus on tue de ses ennemis, moins on en a. C’est pourquoi, quand il revint, les gens de Bayonne le fêtèrent avec un tel bruit et un tel tintamarre de trompes, de cornets, de tambours et de toutes sortes d’instruments, que ce jour-là on n’eût pas ouï Dieu tonnant.

Il se trouva que les Basques ne voulaient plus payer la redevance sur le cidre qu’on brassait à Bayonne pour le vendre en leur pays. Pé de Puyane dit que les marchands de la ville ne leur en porteraient plus, et que, si quelqu’un leur en portait, il aurait le poing coupé. De fait, Pierre Cambo, un pauvre homme, en ayant voituré nuitamment deux muids, fut mené sur la place du marché, devant Notre-Dame de Saint-Léon, qu’on bâtissait, eut la main tranchée, puis les veines bouchées par des fers rougis; ensuite il fut promené en tombereau dans toute la ville, ce qui était un bon exemple; car les petites gens doivent toujours faire ce qu’ont ordonné les gens de haut lieu.

Ensuite Pé de Puyane, ayant assemblé les cent pairs dans la maison de ville, leur montra que les Basques étant traîtres, rebelles envers la seigneurie de Bayonne, ne devaient plus garder les franchises qu’on leur avait accordées; que la seigneurie de Bayonne, ayant souveraineté de la mer, pouvait justement faire payer impôt en tous les endroits où montait la mer, tout comme dans son port, et qu’ainsi dorénavant les Basques devaient payer pour passer à Villefranche, au pont de la Nive, jusqu’où va le flux. Tous crièrent que cela était juste, et Pé de Puyane dénonça aux Basques le péage; mais tous se mirent à rire, disant qu’ils n’étaient point des chiens de matelots comme ceux du maire. Puis étant venus en force, ils battirent les gens du pont et en laissèrent trois pour morts.

Pé ne dit rien, car il ne parlait pas beaucoup; mais il serra les dents, et regarda si affreusement autour de lui, que nul n’osa s’enquérir de ce qu’il ferait, ni l’exhorter, ni souffler mot. Du premier samedi d’avril jusqu’à la mi-août, plusieurs hommes furent battus, tant Bayonnais que Basques, sans qu’il y eût guerre dénoncée, et, quand on en parlait au maire, il tournait le dos.

Le vingt-quatrième jour d’août, beaucoup d’hommes nobles d’entre les Basques, et plusieurs jeunes gens, bons sauteurs et danseurs, vinrent au château de Miot pour la Saint-Barthélemy. Ils festinèrent et paradèrent tout le jour, et les jeunes gens, qui sautaient à la perche avec leurs ceintures rouges et leurs culottes blanches, semblèrent adroits et beaux. Le soir, un homme vint parler bas au maire, et lui, qui d’ordinaire avait une mine grave et judiciaire, eut tout d’un coup les yeux allumés comme un jeune garçon qui voit arriver sa mariée. Il descendit en quatre sauts son escalier, mena dehors une bande de vieux matelots qui étaient venus un à un, couvertement, dans sa salle basse, et partit la nuit close avec plusieurs des jurats, ayant fermé les portes de la ville, de peur que quelque traître, comme il y en a partout, n’allât devant.

Étant arrivés au château, ils trouvèrent le pont-levis baissé et la poterne ouverte, tant les Basques étaient confiants et sans soupçon, et entrèrent, coutelas tirés et piques en avant, dans la grande salle. Là furent tués sept jeunes gens qui s’étaient barricadés avec des tables et voulaient jouer de la dague; mais les bonnes hallebardes bien pointues et tranchantes les firent vite taire. Les autres, ayant fermé les portes du dedans, pensèrent qu’ils auraient pouvoir de se défendre ou loisir pour fuir; mais les marins bayonnais, de leurs grandes haches abattirent les ais et fendirent les premières cervelles qui se trouvèrent auprès. Le maire, voyant les Basques bien serrés à la taille de leurs ceintures rouges, allait disant (car il était facétieux aux jours de bataille): « Lardez-moi ces beaux galants; la broche en avant dans leur justaucorps de chair. » Et de fait les broches allèrent si avant, qu’ils furent tous perforés et ouverts, quelques-uns de part en part, si bien qu’on aurait vu jour au travers d’eux, et que la salle, une demi-heure après, fut pleine de corps blêmes et rouges, plusieurs ployés en travers des bancs, d’autres en tas dans les coins, quelques-uns le nez collé à la table comme il arrive aux ivrognes, en telle sorte qu’un Bayonnais, les considérant, dit: « Voici le marché aux veaux. » Beaucoup, piqués par derrière, avaient sauté par les fenêtres et furent trouvés le lendemain la tête ouverte ou l’échine cassée, dans les fossés. Il ne resta que cinq hommes en vie, gentilshommes, deux d’Urtubie, deux de Saint-Pé et un de Lahet, que le maire fît mettre de côté comme une denrée précieuse; puis, ayant envoyé quelqu’un pour ouvrir les portes de Bayonne et commander au peuple de venir, il ordonna qu’on mît le feu au château. Ce fut une belle vue, car le château brûla depuis minuit jusqu’au matin; à chaque tourelle, mur ou plancher qui tombait, le peuple en joie faisait un grand cri. Il y avait des volées d’étincelles dans la fumée et des flamboiements qui s’arrêtaient, puis recommençaient tout d’un coup, ainsi qu’aux réjouissances publiques; en sorte qu’un jurat, bel avocat et grand lettré, fit ce dicton: « Belle fête aux gens de Bayonne; aux Basques grillades de cochons. »

Le château brûlé, le maire dit aux cinq gentilshommes qu’il voulait traiter avec eux de bonne amitié, et qu’eux-mêmes seraient juges, si le flux venait jusqu’au pont; puis il les fit attacher deux par deux aux arches, attendant la marée et assurant qu’ils étaient en bon lieu pour voir. Tout le peuple était sur le pont et aux rivages, et regardait l’eau se gonfler. Petit à petit le flot monta à leur poitrine, puis à leur cou, et ils rejetaient la tête en arrière pour avoir la bouche plus haute. Le peuple riait fort, leur criant que c’était l’heure de boire comme font les moines à matines, et qu’ils en auraient assez pour le demeurant de leurs jours. Puis l’eau entra dans la bouche et le nez des trois qui étaient le plus bas; leur gosier gargouilla comme ces bouteilles qu’on emplit, et le peuple applaudit, disant que les ivrognes lampaient trop vite et allaient s’étrangler, tant ils étaient goulus. Il n’y avait plus que les deux hommes d’Urtubie, liés à la maîtresse arche, père et fils, le fils un peu plus bas. Quand le père vit l’enfant suffoquer, il tendit si fort les bras qu’une corde cassa: mais ce fut tout, et le chanvre entra dans sa chair sans qu’il pût aller plus loin. Les gens d’en haut, voyant que les yeux de l’enfant tournaient, que les veines devenaient bleues et grosses sur son front, et que l’eau remuait autour de lui par son hoquet, l’appelèrent poupon, et demandèrent pourquoi il avait tété si fort, et si sa nourrice n’allait pas venir bientôt pour le coucher. Le père, sur ce mot, cria comme un loup, et cracha en l’air contre eux, et dit qu’ils étaient des bourreaux et des lâches. Eux fâchés, commencèrent à lui jeter des pierres, si bien que sa tête blanche devint rouge, et que son œil droit fut crevé ce qui fut pour lui un petit malheur: car un peu après l’eau montant boucha l’autre. Quant elle fut baissée, le maire commanda qu’on laissât là les cinq corps qui pendaient le cou ployé et flasque, en témoignage aux Basques que l’eau de Bayonne venait jusqu’au pont, et qu’ils devaient justement le péage. Puis il s’en retourna étant fort acclamé par le peuple, qui se réjouissait d’avoir un si bon maire, homme entendu, grand justicier, prompt aux sages entreprises, et qui donnait à chacun son dû.

Il avait mis soixante hommes, en partant, à l’entrée du pont, dans la tour du péage, leur commandant de se bien garder, et les avertissant que les Basques tâcheraient de se venger au plus tôt. Mais eux se dirent qu’ils avaient encore au moins une nuit franche, et travaillèrent de tout leur gosier à vider les pots. Vers le milieu de la nuit, qui était sans lune, arrivèrent environ deux cents Basques; car ils sont alertes comme des isards, et leurs coureurs avaient éveillé au matin plus de vingt villages dans la Soule, leur contant l’incendie et la noyade; incontinents, les plus jeunes, avec quelques hommes d’expérience, étaient partis par des sentiers détournés, pieds nus pour ne point faire de bruit, avec force coutelas, crampons, et plusieurs échelles de fines cordes, et s’étaient glissés aussi adroitement que des renards jusqu’au bas de la tour, du côté du levant à l’endroit où elle plonge droit jusqu’au lit du fleuve, vraie fondrière, en sorte qu’en ce lieu il n’y avait point de garde, et que le roulement de l’eau sur les cailloux empêchait d’entendre leur petit bruit, s’ils en faisaient. Ils fichèrent leurs crampons dans les fentes des pierres, et, petit à petit, Jean Amacho, homme de Béhobie, bon chasseur de bêtes montagnardes, grimpa sur les créneaux du premier mur, puis, ayant appuyé une perche jusqu’à une fenêtre de la tour, entra, et accrocha deux échelles; les autres à leur tour montèrent, jusqu’à ce qu’il y en eût cinquante environ; et toujours de nouveaux hommes arrivaient, tant que les échelles pouvaient porter, enjambant le bord de la fenêtre et sans bruit.

Ils étaient dans un petit réduit bas, et de là, dans la grande salle du premier étage ils voyaient à six marches au dessous d’eux les Bayonnais qui n’étaient que trois en ce lieu, deux dormant, l’autre qui venait de s’éveiller et se frottait les yeux, le dos tourné à la petite porte du réduit. Jean Amacho fit signe aux deux hommes qui étaient montés aussitôt après lui, et tous ensemble sautèrent d’un seul saut, et si juste, que leurs trois couteaux entrèrent à la fois dans la gorge des Bayonnais, lesquels, fléchissant des jambes, coulèrent à terre sans faire un cri. Puis les autres Basques entrèrent et se tinrent au bord du grand escalier à rampe, qui menait dans la salle basse où étaient les Bayonnais, les uns dormant en tas près de l’âtre, les autres criant et banquetant dru.

Un de ceux-ci, sentant ses cheveux mouillés, leva la tête, vit de petits filets rouges qui coulaient d’entre les solives du plafond, et se mit à rire, disant que les goinfres d’en haut ne pouvant plus tenir leurs flacons répandaient le bon vin, ce qui est une grosse faute. Mais trouvant que ce vin était bien tiède, il en mit à son doigt, puis sur sa langue, et vit au goût fade que c’était du sang. Il le cria tout haut, et les Bayonnais sursautant empoignèrent leurs piques et coururent à l’escalier. Sur cela, les Basques, qui avaient attendu, n’étant pas assez nombreux, voulurent rattraper le moment et s’élancèrent; mais les premiers sentirent la pointe des piques, et furent enlevés comme des bottes de foin qu’on embroche avec des fourches pour les jeter à bas d’un grenier; puis les Bayonnais, se tenant serrés et portant devant eux comme un hérisson de piques, commencèrent à monter.

Alors un vaillant Basque, Antoine Chaho, et deux autres avec lui, se coulèrent, à la façon des lézards, le long du mur, en se couvrant des corps morts; et glissant entre les grosses jambes des matelots de Bayonne, ils commencèrent à travailler du couteau dans leurs jarrets; de sorte que les Bayonnais, étant serrés dans l’escalier et embarrassés des hommes et des piques qui tombaient en travers, ne purent plus avancer ni jouer si juste de leurs broches. A ce moment, Jean Amacho et quelques jeunes Basques sautèrent de plus de vingt pieds, ayant épié le moment, jusqu’au milieu de la salle, à un endroit où il n’y avait point de hallebardes prêtes, et commencèrent, avec une grande promptitude, à couper des gorges, puis, s’étant jetés à genoux, à découdre des ventres; ils tuaient bien plus qu’ils n’étaient tués, parce qu’ils avaient les mains lestes, que plusieurs s’étaient fourrés de grosse laine et des chemises de cuir, et que les manches de leurs couteaux étant garnis de cordes ne glissaient point. En outre, les Basques d’en haut, étant maintenant plus de cent, roulèrent en bas de l’escalier comme une dégringolée de chèvres; d’autres arrivaient à chaque minute, et par tous les coins de la salle, homme contre homme, ils commencèrent à s’enferrer.

Là mourut Jean Amacho d’une façon bien malheureuse, et sans qu’il y eût de sa faute; car ayant tranché la gorge à un Bayonnais, ce qui était sa façon ordinaire de tuer, laquelle est en effet la meilleure de toutes, il approcha trop la tête, et le jet des deux grosses veines du cou lui sauta à la face comme la mousse d’une jarre de poiré qu’on débouche, et subitement lui boucha les deux yeux; tellement qu’il ne put se garer d’un Bayonnais qui était à sa gauche; celui-ci lui planta sa dague dans le dos: il cracha le sang et mourut une minute après.

Mais les Bayonnais, étant moins nombreux et moins adroits, ne purent tenir, et au bout d’une demi-heure il n’en resta plus qu’une douzaine, acculés au coin du fond, près d’un petit cellier où l’on mettait les brocs et les outres. Pour forcer ceux-là plus vite, les Basques ramassèrent les piques, et commencèrent à pousser à travers ce tas d’hommes; et les Bayonnais, comme chacun fait toujours lorsqu’il sent une fiche de fer entrer dans sa peau, reculèrent et roulèrent ensemble dans le cellier. A cet instant les torches s’étant éteintes, les Basques, pour ne point se blesser les uns les autres, alignèrent toute la brassée de piques, et harponnèrent en avant à l’aveugle dans le cellier, pendant plus d’un quart d’heure, afin d’être bien sûrs que nul Bayonnais ne restait en vie; en sorte que, lorsque tout y fut devenu tranquille et qu’ayant rallumé les torches ils regardèrent, ils virent que le cellier avait l’air d’un hachoir de charcutier, les corps étant tranchés en vingt endroits, et séparés de leurs têtes, et les membres

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La bataille. (Page 24).

étant mêlés les uns avec les autres, tellement qu’il ne manquait que du sel pour que ce fût un saloir.

Mais les plus jeunes des Basques, quoiqu’il n’y eût plus rien à tuer, tournaient les yeux de tous les côtés de la salle, grinçant les dents comme des lévriers après la curée; ils criaient de moment en moment tressaillant des jambes, et serrant leurs doigts après le manche de leur couteau; plusieurs, blessés et les lèvres blanches, ne sentaient point encore leurs blessures ni le manque de sang, restaient accroupis près de l’homme qu’ils avaient tué le dernier, et sursautaient sans le vouloir. Un ou deux riaient d’un rire fixe comme celui des fous, lâchant par instants un grondement rauque; et il y avait dans la chambre une telle vapeur de carnage qu’à les voir ainsi chanceler ou hurler, on les eût crus soûlés de vin.

Au soleil levant, ayant détaché les cinq noyés des arches, ils jetèrent au fil de l’eau tous les Bayonnais, et dirent qu’ils pourraient descendre ainsi jusqu’à leur mer, et que cette charretée de chair morte était le péage que payeraient les Basques. Les plaies figées se décollèrent par la froideur de l’eau; ce fut une belle vue: car, par le sang qui coulait, la rivière devint aussi vermeille que le ciel à l’orient.

Après cela les Basques et les gens de Bayonne combattirent plusieurs années encore, homme contre homme, bande contre bande; et beaucoup d’hommes braves moururent des deux parts. A la fin, les deux partis s’accordèrent pour s’en remettre à l’arbitrage de Bertrand Ezi, sire d’Albret. Le sire d’Albret dit que les Bayonnais ayant fait la première attaque étaient en faute; il ordonna que les Basques ne payeraient point à l’avenir de redevance, que tout au contraire la cité de Bayonne leur payerait quinze cents écus d’or neufs, et établirait dix prébendes presbytérales devant coûter quatre mille écus vieux du premier coin de France, de bon or et de loyal poids, pour le repos des âmes des cinq gentilshommes noyés sans confession, lesquelles peut-être, étaient dans le purgatoire et avaient besoin de beaucoup de messes pour en sortir. Mais les Basques ne voulurent pas que Pé de Puyane, le maire, fût compris dans cette paix, ni lui, ni ses fils, et se réservèrent de les poursuivre jusqu’à ce qu’ils eussent pris vengeance sur sa chair et sur sa race. Le maire se retira à Bordeaux, dans la maison du prince de Galles, dont il était grand ami et bon serviteur, et pendant deux ans ne sortit point de la ville, sinon trois ou quatre fois, bien cuirassé, et avec une escorte de gens d’armes. Mais un jour, étant allé voir une vigne qu’il avait achetée, il s’écarta un peu de sa troupe pour relever un gros cep noir qui tombait dans le fossé; un instant après, ses hommes entendirent un petit cri sec, comme celui d’une grive qui se prend au lacet; ayant couru, ils virent Pé de Puyane mort avec un couteau long d’une brasse qui était entré dans l’aisselle au défaut de la cuirasse. Son fils aîné Sébastien, qui avait fui à Toulouse, fut tué par Augustin de Lahet, neveu du noyé; l’autre, Hugues, survécut, et fit souche, parce qu’étant allé par mer en Angleterre, il y resta, et reçut du roi Édouard un fief de chevalier. Mais ni lui ni ses enfants ne revinrent jamais en Gascogne; ils firent sagement; car ils y eussent trouvé leurs fossoyeurs.

BIARRITZ—SAINT-JEAN-DE-LUZ

I.

A une demi-lieue, au tournant d’un chemin, on aperçoit un coteau d’un bleu singulier: c’est la mer. Puis on descend, par une route qui serpente, jusqu’au village.

Triste village, sali d’hôtels blancs réguliers, de cafés et d’enseignes, échelonné par étages sur la côte aride; pour herbe, un mauvais gazon troué et malade; pour arbres, des tamaris grêles qui se collent en frissonnant contre la terre; pour port, une plage et deux criques vides. La plus petite cache dans son recoin de sable deux barques sans mâts ni voiles, qu’on dirait abandonnées.

L’eau ronge la côte; de grands morceaux de terre et de pierre, durcis par son choc, lèvent à cinquante pieds du rivage leur échine brune et jaune, usés, fouillés, mordus, déchiquetés, creusés par la vague, semblables à un troupeau de cachalots

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Biarritz. (Page 30.)

Biarritz. (Page 30.)

échoués. Le flot aboie ou beugle dans leurs entrailles minées, dans leurs profondes gueules béantes; puis, quand ils l’ont engouffré, ils le vomissent en bouillons et en écume, contre les hautes vagues luisantes qui viennent éternellement les assaillir. Des coquilles, des cailloux polis, se sont incrustés sur leur tête. Les ajoncs y ont enfoncé leurs tiges patientes et le fouillis de leurs épines; ce manteau de bourre est seul capable de se coller à leurs flancs, et de durer contre la poussière de la mer.

A gauche, une traînée de roches labourées et décharnées s’allonge en promontoire jusqu’à une arcade de grève durcie, que les hautes marées ont ouverte, et d’où la vue par trois côtés plonge sur l’Océan. Sous la bise qui siffle, il se hérisse de flots violâtres; les nuages qui passent le marbrent de plaques encore plus sombres; si loin que le regard porte, c’est une agitation maladive de vagues ternes, entre-croisées et disloquées, sorte de peau mouvante qui tressaille tordue par une fièvre intérieure; de temps en temps, une raie d’écume qui les traverse marque un soubresaut plus violent. Çà et là, entre les intervalles des nuages, la lumière découpe quelques champs glauques sur la plaine uniforme; leur éclat fauve, leur couleur malsaine, ajoutent à l’étrangeté et aux mesures de l’horizon. Ces sinistres lueurs changeantes, ces reflets d’étain sur une houle de plomb, ces scories blanches collées aux roches, cet aspect gluant des vagues donnent l’idée d’un creuset gigantesque, dont le métal bouillonne et luit.

Mais vers le soir l’air s’éclaircit et le vent tombe. On aperçoit la côte d’Espagne et sa traînée de montagnes adoucie par la distance. La longue dentelure ondule à perte de vue, et ses pyramides vaporeuses finissent par s’effacer dans l’ouest, entre le ciel et l’Océan. La mer sourit dans sa robe bleue, frangée d’argent, plissée par le dernier souffle de la brise; elle frémit encore, mais de plaisir, et déploie cette soie lustrée, chatoyante, avec des caprices voluptueux sous le soleil qui l’échauffe. Cependant des nuages sereins balancent au-dessus de lui leur duvet de neige; la transparence de l’air les entoure d’une gloire angélique, et leur vol immobile fait penser aux âmes du Dante arrêtées en extase à l’entrée du paradis.

La nuit, je suis monté sur une esplanade solitaire où est une croix, et d’où l’on voit la mer et la côte. La côte noire, semée de lumières, s’abaisse et s’élève en bosselures indistinctes. La mer gronde et roule sourdement. De temps en temps, au milieu de cette respiration menaçante, par un hoquet rauque, comme si la bête sauvage endormie se réveillait; on ne la distingue pas, mais, à je ne sais quoi de sombre et de mouvant, on devine un dos monstrueux qui palpite; l’homme est devant elle comme un enfant devant la bauge d’un léviathan. Qui nous promet qu’elle nous tolérera demain encore ? Sur la terre nous nous sentons maîtres; notre main y trouve partout ses traces; elle a transformé tout et mis tout à son service; aujourd’hui le sol est un potager, les forêts un bosquet, les fleuves des rigoles, la nature une nourrice et une servante. Mais ici subsiste quelque chose de féroce et d’indomptable. L’Océan a gardé sa liberté et sa toute-puissance; une de ses vagues noierait notre ruche; que là-bas en Amérique son lit se soulève, il nous écrasera sans y penser; il l’a fait et le fera encore; à présent il sommeille, et nous vivons collés à son flanc, sans songer qu’il a parfois besoin de se retourner.

II.

Il y a un phare au nord du rivage, sur une esplanade de grève et d’herbes piquantes. Les plantes ici sont aussi âpres que l’Océan. Ne regardez pas la place à gauche; les piquets de soldats, les baraques de baigneurs, les ennuyés, les enfants, les malades, le linge qui sèche, tout cela est triste comme une caserne et un hôpital. Mais au pied du phare, les belles vagues vertes se creusent et escaladent les rochers, éparpillant au vent leur panache d’écume; les flots arrivent à l’assaut et montent l’un sur l’autre, aussi agiles et aussi hardis que des cavaliers qui chargent; les cavernes clapotent; la brise souffle avec un bruit joyeux; elle entre dans la poitrine et tend les muscles; on respire à pleins poumons la vivifiante salure de la mer.

Plus loin, en remontant vers le nord, des sentiers rampent le long des falaises. Au bas de la dernière, la solitude s’ouvre; toute chose humaine a disparu; ni maisons, ni culture, ni verdure. On est ici comme aux premiers âges, alors que les vivants n’avaient point paru encore, et que l’eau, la pierre et le sable, étaient les seuls habitants de l’univers. La côte allonge dans la vapeur sa longue bande de sable poli; la plage dorée ondule doucement et ouvre ses golfes aux rides de la mer. Chaque ride avance, écumeuse d’abord, puis insensiblement s’aplanit, laisse derrière elle les flocons de sa toison blanche, et vient s’endormir sur la rive qu’elle a baisée. Cependant une autre approche, et derrière celle-ci une nouvelle, puis tout un troupeau qui raye l’eau bleuâtre de ses broderies d’argent. Elles chuchotent bien bas, et on les entend à peine sous les clameurs des vagues lointaines; nulle part la plage n’est si douce, si riante; la terre amollit son embrassement pour mieux accueillir et caresser ces mignonnes créatures, qui sont comme les petits enfants de la mer.

III.

Il a plu toute la nuit; mais le matin, un vent sec a séché la terre, et je suis allé à Saint-Jean-de-Luz en longeant la côte.

Partout des falaises rongées plongeant à pic; des tertres mornes, des sables qui s’écoulent; de misérables herbes qui enfoncent leurs filaments dans le sol mouvant; des ruisseaux qui se plient en vain et s’engorgent refoulés par la mer; des anses tourmentées, des grèves nues. L’Océan déchire et dépeuple sa plage. Tout souffre par le voisinage du vieux tyran. En contemplant ici son aspect et son œuvre, on trouve vraies les superstitions antiques. C’est un Dieu lugubre et hostile, toujours grondant, sinistre, aux caprices subits, que rien n’apaise, que nul ne dompte, qui s’irrite d’être exclu de la terre, qui l’embrasse impatiemment, et la tâte, et l’ébranle, et demain peut la reprendre ou la briser. Ses vagues violentes sursautent convulsivement, et se tordent en se heurtant comme les têtes d’un grand troupeau de chevaux sauvages; une sorte de crinière grisonnante traîne au bord de l’horizon noir; les goëlands crient; on les voit s’enfoncer dans la vallée qui se creuse entre deux lames, puis reparaître; ils tournoient et vous regardent étrangement de leurs yeux pâles. On dirait qu’ils se réjouissent de ce tumulte et attendent une proie.

Un peu plus loin, une pauvre chaumière se cache dans une anse. Trois enfants jouaient là, dans un ruisseau débordé, en haillons, jambes nues. Un gros phalène, alourdi par la pluie, était tombé dans un trou. Ils y amenaient l’eau avec leurs pieds, et barbotaient dans la bourbe froide; le flot tombait par averses sur la pauvre bête, qui battait en vain des ailes; ils riaient aux éclats en trébuchant et en s’accrochant les uns aux autres de leurs mains rouges. A cet âge et dans cette misère, il ne leur en fallait pas davantage pour être heureux.

La route monte et descend en tournoyant sur de hautes collines qui marquent le voisinage des Pyrénées. A chaque tournant la mer reparaît, et c’est un spectacle singulier que cet horizon subitement abaissé, et ce triangle verdâtre qui va s’élargissant du côté du ciel. Deux ou trois villages s’allongent échelonnés de haut en bas sur la route. Les femmes sortent de leurs maisons blanches, en robe noire, avec un voile noir pour aller à la messe. Cette sombre couleur annonce l’Espagne. Les hommes, en vestes de velours, s’entassent au cabaret et boivent du café sans rien dire. Pauvres maisons, pauvre pays; j’ai vu cuire, en guise de pain, dans une sorte de hangar, des galettes de maïs et d’orge. Cette misère fait toujours peine. Qu’est-ce qu’un journalier a gagné à nos trente siècles de civilisation ? Il y a gagné pourtant, quand nous nous accusons, c’est que nous oublions l’histoire. Il n’a plus la petite vérole, ni la lèpre; il ne meurt plus de faim comme au seizième siècle, sous Montluc; il n’est plus brûlé comme sorcier, ce qui arriva encore sous Henri IV ici même; il peut, s’il est soldat, apprendre à lire, devenir officier; il a du café, du sucre, du linge. Nos fils diront que c’est peu; nos pères auraient dit que c’est beaucoup.

Saint-Jean-de-Luz est une vieille petite ville aux rues étroites, aujourd’hui silencieuse et déchue; ses marins jadis combattaient les Normands pour le roi d’Angleterre; trente ou quarante navires en sortaient chaque année pour pêcher la baleine. A présent le port est vide; cette terrible mer de Biscaye a trois fois brisé sa digue. Contre la houle grondante amoncelée depuis l’Amérique, nul ouvrage d’homme ne tient. L’eau s’engouffrait dans le chenal et arrivait comme un cheval de course aussi haut que les quais, fouettant les ponts, secouant ses crêtes, creusant sa vague; puis elle clapotait lourdement dans les bassins, quelquefois avec des bonds si brusques qu’elle retombait par-dessus les parapets comme une écluse, et noyait le pied des maisons. Un pauvre bateau dansait dans un coin au bout d’une corde; point de marins; point d’agrès, de filets, voilà ce port célèbre. On dit pourtant qu’à une demi-lieue de là, il y a cinq ou six barques dans une crique.

De la digue, on voyait le tumulte de la marée haute. Un mur massif de nuées noires cernait l’horizon; le soleil flamboyait par une crevasse, comme un feu par la gueule d’une forge, et dégorgeait sur la houle son incendie de flammes ferrugineuses. La mer sautait comme une folle à l’entrée du port, heurtée par une bande de roches invisibles, et joignait de sa traînée blanche les deux cornes de la côte. Les vagues arrivaient hautes de quinze pieds contre la plage, puis, minées au pied par l’eau descendante, s’abattaient la tête la première, désespérées, avec un hurlement affreux; elles revenaient pourtant à l’assaut, et à chaque minute montaient plus haut, laissant sur la plage leur tapis de mousse neigeuse, et s’enfuyant avec le petit frissonnement d’une fourmilière qui fourrage dans les feuilles sèches. A la fin, l’une d’elles vint mouiller les pieds des gens qui regardaient du haut de la digue. Heureusement, c’était la dernière; la ville est à vingt pieds plus bas, et ne serait qu’un tas de ruines si quelque grande marée était poussée par un ouragan.

IV.

Un noble hôtel, aux larges salles, aux grands appartements antiques, s’étale au coin du premier bassin en face de la mer. Anne d’Autriche y logea en 1660, lors du mariage de Louis XIV. Au-dessus d’une cheminée, on voit encore le portrait d’une princesse en habit de déesse. N’étaient-elles point déesses ? Un pont tapissé allait de ce logis à la petite église, sombre et splendide, traversée de balcons de chêne noir, et chargée de châsses étincelantes. Les deux époux le traversèrent, entre deux haies de suisses et de gardes chamarrés, le roi, tout brodé d’or, le chapeau garni de diamants; la reine, avec un manteau de velours violet, semé de fleurs de lis, et par-dessous un habit blanc de brocart étoilé de pierreries, la couronne sur la tête. Ce ne furent que processions, entrées, magnificences et parades. Qui de nous aujourd’hui voudrait être grand seigneur à condition de représenter ainsi ? L’ennui du rang supprimerait les plaisirs du rang; on s’impatienterait d’être un mannequin brodé, toujours en spectacle et à la montre. Alors c’était toute la vie. Quand M. de Créqui vint porter à l’infante les présents du roi, « il avait soixante personnes de livrée à sa suite avec un grand nombre de gentilshommes et beaucoup d’amis. » Les yeux se complaisaient dans cette splendeur. L’orgueil était plus vaniteux, les jouissances plus extérieures. On avait besoin d’étaler sa puissance pour la sentir. La vie d’apparat avait appliqué l’esprit aux cérémonies. On apprenait à danser, comme aujourd’hui à réfléchir; on passait des années à l’académie; on étudiait avec un sérieux et une attention extrême l’art de saluer, d’avancer le pied, de se tenir debout, de jouer avec son épée, de bien poser sa canne; l’obligation de vivre en public y contraignait; c’était le signe du rang et de l’éducation; on prouvait ainsi ses alliances, son monde, sa place auprès du roi, son titre. Bien mieux, c’était la poésie du temps. Une belle façon de saluer est belle; elle rappelait mille souvenirs d’autorité et d’aisance, comme une attitude en Grèce rappelait mille souvenirs de guerre et de gymnase; une demi-inclination du col, une jambe noblement étendue, un sourire complaisant et calme, une ample jupe traînante avec des plis majestueux, remplissaient l’âme de pensées commandantes et polies, et ces grands seigneurs étaient les premiers à jouir du spectacle qu’ils offraient. « J’allai porter mon offrande, dit Mlle de Montpensier, et fis mes révérences aussi bien que pas une de la compagnie; je me trouvais assez propre pour les jours de cérémonie; ma personne y tenait aussi bien sa place que mon nom dans le monde. » Ces mots expliquent l’attention infinie qu’on donnait aux préséances et aux cérémonies; Mademoiselle ne tarit pas sur ce point; elle parle comme un tapissier et un chambellan; elle s’inquiète de savoir à quel moment précis les grands d’Espagne ôtent leur chapeau, si le roi d’Espagne baisera la reine mère ou ne fera que l’embrasser: ces importants intérêts la troublent. En effet, c’étaient alors des intérêts importants. Le rang ne dépendait point, comme dans une démocratie, du mérite prouvé, de la gloire acquise, de la puissance exercée ou de la richesse étalée, mais des prérogatives visibles transmises par héritage ou accordées par le roi: de sorte qu’on se battait pour un tabouret ou pour une mante, comme aujourd’hui pour une place ou pour un million. Entre autres perfidies, on machina de loger les sœurs de Mademoiselle chez la reine. « La proposition m’en déplut; elles auraient toujours mangé avec elle, ce que je ne faisais point. Cela réveilla ma gloire, j’étais au désespoir en ce moment. » Les combats furent plus grands lorsqu’on en vint au mariage. « On s’avisa qu’il fallait porter une offrande à la reine, qu’ainsi je ne pouvais pas porter sa queue, et que ce seraient mes sœurs qui la porteraient avec Mme de Carignan. Dès qu’on avait parlé de porter les queues, M. le duc de Roquelaure s’était offert de porter la mienne. L’on chercha des ducs pour porter celles de mes sœurs, et, comme pas un ne voulait le faire, Mme de Saugeon cria fort que Madame serait au désespoir de cette distinction. » Quelle joie de marcher la première sur le pont tapissé, la queue dans la main d’un duc, pendant que les autres vont honteusement derrière, avec une queue sans duc ! Mais tout d’un coup d’autres y prétendent. Mme d’Uzès accourt tout effarée: il s’agit d’une usurpation atroce. « La princesse palatine aura une queue; ne voulez-vous pas empêcher cela ? » On s’assemble, on va chez le roi, on lui représente l’énormité du fait: le roi interdit cette nouvelle queue usurpatrice et criminelle, et la palatine, qui pleure et tempête, déclare qu’elle n’assistera pas au mariage si on la prive de son appendice. Hélas ! toute prospérité humaine a ses revers; Mademoiselle, si heureuse en matière de queues, ne put obtenir de baiser la reine, et, sur cette défense, resta plongée tout le jour dans le plus noir chagrin. C’est que ces recherches de rang avaient été, dès l’enfance, son unique souci; elle avait voulu épouser tous les princes du monde, et toujours en vain; peu lui importait la personne. D’abord le cardinal infant, le contraire d’un Amadis: à l’âge des rêves, au seuil de la jeunesse, parmi les songes vagues et les premiers enchantements de l’amour, elle choisissait ce vieux grimaud à fraise pour trôner avec lui, sur un beau fauteuil, dans le gouvernement des Pays-Bas. Puis Philippe IV d’Espagne; l’empereur Ferdinand, l’archiduc: d’elle-même négociant avec eux, au risque de faire pendre son diplomate. Puis le roi de Hongrie, le futur roi d’Angleterre, Louis XIV, Monsieur, le roi de Portugal. Qui pourrait les compter ? Au besoin, elle s’y prenait d’avance: la princesse de Condé se trouvant malade, puis grosse, cette tête romanesque imagina que le prince allait devenir veuf, et voulut le retenir pour mari. Personne ne prit cette main qu’elle avait tendue à toute l’Europe. En vain elle tira le canon dans la Fronde; elle resta aventurière, poupée de parade, girouette, jusqu’au bout, de temps en temps exilée, vingt fois veuve, mais toujours avant les noces, promenant par toute la France les ennuis et les imaginations de son célibat involontaire. Enfin Lauzun parut; pour l’épouser, et secrètement, il lui en coûta la moitié de ses biens; le roi puisait la dot de son bâtard dans la mésalliance de sa cousine. Ce fut un ménage exemplaire: elle le griffa; il la battit.—Nous rions de ces prétentions et de ces picoteries, de ces mésaventures et de ces querelles d’aristocratie; notre tour viendra, comptons-y; notre démocratie aussi apprête à rire: notre habit noir est, comme leur habit brodé, chamarré de ridicules; nous avons l’envie, la tristesse, le manque de mesure et de politesse, les héros de George Sand, de Victor Hugo et de Balzac. Au fait, qu’importe ?

Sifflez-moi librement; je vous le rends, mes frères.

Ainsi parlait Voltaire, qui donnait à la fois à tout le monde la charte de l’égalité et de la gaieté.

II

LA VALLÉE D’OSSAU

 

 

DAX—ORTHEZ

I.

J’ai vu Dax en passant, et je ne me rappelle que deux files de murs blancs, d’un éclat cru, où çà et là des portes basses enfonçaient leur cintre noir avec un relief étrange. Une vieille cathédrale, toute sauvage, hérissait ses clochetons et ses dentelures au milieu du luxe de la nature et de la joie de la lumière, comme si le sol crevé eût jadis poussé hors de sa lave un amas de soufre cristallisé.

Le postillon, bon homme, prend une pauvresse en route, et la met à côté de lui sur son siège. Quels gens gais ! Elle chante en patois, le voilà qui chante, le conducteur s’en mêle, puis un des gens de l’impériale. Ils rient de tout leur cœur; leurs yeux brillent. Que nous sommes loin du Nord ! Dans tous ces méridionaux il y a de la verve; de temps en temps la pauvreté, la fatigue, l’inquiétude l’écrasent; à la moindre ouverture, elle jaillit comme une eau vive en plein soleil.

Cette pauvresse m’amuse. Elle a cinquante ans, point de souliers, des vêtements en lambeaux, pas un sou dans sa poche. Elle adresse familièrement la parole à un gros monsieur bien vêtu, qui est derrière elle. Point d’humilité; elle se croit l’égale de tout le monde. La gaieté est comme un ressort qui rend l’âme élastique; les gens plient, mais se relèvent. Un Anglais serait scandalisé. Plusieurs m’ont dit que la nation française n’avait point le sentiment du respect. Voilà pourquoi nous n’avons plus d’aristocratie.

La chaîne des montagnes ondule à gauche, bleuâtre et pareille à une longue assise de nuées. La riche vallée ressemble à une grande coupe, toute regorgeante d’arbres fruitiers et de maïs. Des nuages blancs planent lentement au plus haut du ciel comme une volée de cygnes tranquilles. L’œil se repose sur le duvet de leurs flancs, et tourne avec volupté sur les rondeurs de leurs nobles formes. Ils voguent en troupe, poussés par le vent du sud, d’un essor égal, comme une famille de dieux bienheureux, et de là-haut ils semblent regarder avec tendresse la belle terre qu’ils protégent et vont nourrir.

II.

Orthez, au quatorzième siècle, était une capitale; de cette grandeur il reste quelques débris: des murs ruinés et la haute tour d’un château où pendent des lierres. Les comtes de Foix avaient là un petit État presque indépendant, fièrement planté entre les royaumes de France, d’Angleterre et d’Espagne. Les gens y ont gagné, je le sais: ils ne haïssent plus leurs voisins et vivent tranquilles; ils reçoivent de Paris les inventions et les nouvelles; la paix, l’échange et le bien-être sont plus grands. On y a perdu pourtant; au lieu de trente capitales actives, pensantes, il y a trente villes de province inertes, dociles. Les femmes souhaitent un chapeau, les hommes vont fumer au café; voilà leur vie; ils ramassent de vieilles idées creuses dans des journaux imbéciles. Autrefois ils avaient des pensées politiques et des cours d’amour.

III.

Le bon Froissart vint ici l’an 1388, ayant chevauché et devisé d’armes sur toute la route avec le chevalier messire Espaing de Lyon; il logea dans l’auberge de la Belle-Hôtesse, qu’on appelait alors l’hôtel de la Lune. Le comte Gaston Phœbus l’envoya chercher bien vite: « car c’étoit le seigneur du monde qui, le plus volontiers, veoit étranger pour ouïr nouvelles. » Froissart passa douze semaines dans son hôtel: « car on lui fit bonne chère, et ses chevaux bien repus et de toutes choses bien gouvernés aussi. »

Froissart est un enfant, et quelquefois un vieil enfant. La pensée s’ouvre à ce moment, comme en Grèce au temps d’Hérodote. Mais, tandis qu’en Grèce on sent qu’elle va se déployer jusqu’au bout, on découvre ici qu’un obstacle l’arrête: il y a un nœud dans l’arbre; la séve arrêtée ne peut monter plus haut. Ce nœud, c’est la scolastique.

Car, il y a déjà trois siècles qu’on écrit en vers et deux siècles qu’on écrit en prose; après cette longue culture, voyez quel historien est Froissart. Un matin il monte à cheval avec quelques valets, par un beau soleil, et galope en avant; un seigneur le rencontre, il l’accoste: « Sire, quel est ce château ? » L’autre lui conte les siéges., et quels grands coups d’épée s’y donnèrent. « Sainte Marie, s’écria Froissart, que vos paroles me sont agréables, et qu’elles me font grand bien, pendant que vous me les contez ! Et vous ne les perdrez pas, car toutes seront mises en mémoire et chronique en l’histoire que je poursuis. » Puis il se fait expliquer la parenté du seigneur, ses alliances, comment ont vécu

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Dax. (Page 46.)

et sont morts ses amis et ses ennemis, et tout l’écheveau des aventures entre-croisées pendant deux siècles et dans trois pays. « Et sitôt que aux hôtels, sur le chemin que nous faisions ensemble, j’étais descendu, je les écrivais, fût de soir ou matin, pour en avoir mieux la mémoire au temps à venir; car il n’est si juste rétentive que c’est d’écriture. » Tout s’y trouve, le pêle-mêle et les cent détours des conversations, des réflexions, des petits accidents de voyage. Un vieil écuyer lui conte des légendes de montagne, comment Pierre de Béarn, ayant une fois tué un ours énorme, ne sut plus dormir tranquille, « mais dorénavant se réveilla chaque nuit, menant un tel terribouris et tel brouillis qu’il semblait que tous les diables d’enfer dussent tout emporter et fussent dedans avec lui. » Froissart juge que cet ours était peut-être un cavalier changé en bête pour quelque méfait, et cite à l’appui l’histoire d’Actéon « appert et joli chevalier, lequel fut mué en cerf. » Ainsi va sa vie et se fait son histoire; elle ressemble à une tapisserie du temps, éclatante et variée, pleine de chasses, de tournois, de batailles, de processions. Il se donne et donne à ses auditeurs le plaisir d’imaginer des cérémonies et des aventures; nulle autre idée, ou plutôt nulle idée. De critique, de pensées générales, de raisonnements sur l’homme ou la société, de conseils ou de prévisions, nulle trace; c’est un héraut d’armes qui cherche à plaire aux yeux curieux, à l’humeur belliqueuse et à l’esprit vide de chevaliers vigoureux, grands mangeurs, amateurs de horions et de parades. Cette stérilité de la raison n’est-elle pas étrange ? En Grèce, au bout de cent ans, Thucydide, Platon, Xénophon, la philosophie et la science avaient paru. Pour comble, lisez les vers de Froissart, ces rondeaux, ballades et virelais qu’il récitait la nuit au comte de Foix, « lequel prenait grand solas à les bien entendre, » vieilleries de décadence, allégories usées, recherchées, bavardage de pédant décrépit qui s’amuse à faire des tours d’adresse ennuyeux. Et les autres sont pareils. Charles d’Orléans n’a qu’une grâce fanée, Christine de Pisan n’a qu’une solennité officielle. Ces esprits débiles n’ont pas la force d’enfanter les idées générales; celles qu’on accroche sur eux les plient sous leur poids.

La cause est là, tout près; regardez ce gros docteur cornificien aux yeux mornes, un confrère de Froissart, si vous voulez, mais combien différent ! Il tient en main son manuel de droit canon, Pierre le Lombard, un traité du syllogisme. Dix heures par jour il dispute en Baralipton sur l’hiccæité. Une fois enroué, il replongeait son nez dans son in-folio jaune; les syllogismes et les quiddités achevaient de le rendre stupide; il ignorait les choses ou n’osait les voir; il remuait des mots, entre-choquait des formules, se cassait la tête, perdait le sens commun, et raisonnait comme une machine à vers latins[A]. Quel maître pour les fils des seigneurs, et les vifs esprits poétiques ! Quelle éducation que ce grimoire de logique sèche et de scolastique extravagante ! Lassés, dégoûtés, fouettés, abêtis, ils oubliaient au plus vite ce vilain rêve, couraient au grand air, et ne songeaient plus qu’à la chasse, à la guerre ou aux dames, n’ayant garde de tourner les yeux une seconde fois vers leur rebutante litanie; s’ils y revenaient, c’était par vanité, pour nicher dans leurs chansons quelque fable latine ou quelque abstraction savante, n’y comprenant mot, s’en affublant par mode, comme d’une docte hermine. Chez nous aujourd’hui les idées générales poussent en tout esprit, vivantes et florissantes; chez les laïques alors, la racine en était coupée, et chez les clercs il n’en restait qu’un fagot de bois mort.

Les hommes n’en étaient que plus propres à la vie corporelle et plus capables de passions violentes; là-dessus le style de Froissart, si naïf, nous trompe. Nous croyons entendre le gentil bavardage d’un enfant qui s’amuse; sous ce babil, il faut démêler la rude voix des combattants, chasseurs d’ours et chasseurs d’hommes, et la large hospitalité grossière des mœurs féodales. Le comte de Foix venait à minuit souper dans sa haute salle. « Devant lui avait douze torches allumées que douze valets portaient; et icelles douze torches étaient tenues devant sa table qui donnaient grande clarté en la salle, laquelle était pleine de chevaliers et écuyers; et toujours étaient à foison tables dressées pour souper, qui souper voulait. » Ce devait être un étonnant spectacle que ces figures sillonnées et ces puissants corps, avec leurs robes fourrées et leurs justaucorps rayés sous les éclairs vacillants des torches. Un jour de Noël, allant dans sa galerie, il vit qu’il n’y avait qu’un petit feu, et le dit tout haut. Là-dessus, un chevalier, Ernauton d’Espagne, ayant regardé par la fenêtre, aperçut dans la cour quantité d’ânes qui apportaient du bois. « Il prit le plus grand de ces ânes tout chargé de bûches, et le chargea sur son cou moult légèrement, et l’apporta amont les degrés qui étaient environ vingt-quatre, et ouvrit la presse des chevaliers et écuyers qui devant la cheminée étaient, et renversa les bûches, et l’âne les pieds dessus en la cheminée sur les cheminaux, dont le comte de Foix eut grande joie et tous ceux qui là étaient. » Ce sont les rires et les amusements de géants barbares. Il leur fallait du bruit et des chants proportionnés. Froissart conte une fête où siégeaient des évêques, des comtes, des abbés, des chevaliers presque au nombre de cent. « Et je vous dis que grand foison de ménestrels, tant de ceux qui étaient au comte que d’autres étrangers, firent tous par grand loisir leur devoir de ménestrandie. » Ceux de Touraine le firent si fort et si bien que le comte les emmitoufla le jour même « en des robes de drap d’or et fourré de fin menu vair. »

Ce comte, dit Froissart, « fut prud’homme à régner; de toutes choses, il était si très-parfait qu’on ne le pourrait trop louer. Nul haut prince de son temps ne se pouvait comparer à lui de sens, d’honneur et de sagesse. » En ce cas, les hauts princes du temps ne valaient pas grand’chose. De justice et d’humanité, le bon Froissart ne s’inquiète guère; il trouve le meurtre fort naturel: en effet, c’était la coutume; on ne s’en étonnait pas plus qu’en voyant un loup on ne s’étonne d’un coup de gueule. L’homme ressemblait à une bête de proie, et personne ne se scandalise quand une bête de proie a mangé un mouton. Cet excellent comte de Foix fut assassin, non pas une fois, mais dix. Par exemple, un jour, voulant avoir le château de Lourdes, il manda le capitaine, Pierre Ernault, qui l’avait reçu en garde du prince de Galles. Pierre Ernault « eut plusieurs imaginations, et ne savait lequel faire, du venir ou du laisser. » Il vint enfin, et le comte lui demanda le château de Lourdes. « Le chevalier pensa un petit pour savoir quelle chose il répondrait. Toutefois, tout pensé et tout considéré, il dit: « Monseigneur, vraiment je vous dois foi et hommage, car je suis un pauvre chevalier de votre sang et de votre terre; mais ce châtel de Lourdes ne vous rendrai-je jà. Vous m’avez mandé, si vous pouvez faire de moi ce qu’il vous plaira. Je le tiens du roi d’Angleterre, qui m’y a mis et établi, et à personne qui soit je ne le rendrai, fors à lui. » Quand le comte de Foix ouït cette réponse, si lui mua le sang en félonie et en courroux, et dit, en tirant hors une dague: « Ho ! faux traître, as-tu dit ce mot de non-faire ? Par cette tête, tu ne l’as pas dit pour néant. » Adonc férit-il de sa dague sur le chevalier, par telle manière que il le navra moult vilainement en cinq lieux, et il n’y avait là baron ni chevalier qui osât aller au-devant. Le chevalier disait bien: « Ha ! monseigneur, vous ne faites pas gentillesse; vous m’avez mandé, et si m’occiez. » Toutes voies, point il n’arrêta, jusques à tant qu’il lui eût donné cinq coups d’une dague. Puis après commanda le comte qu’il fût mis dans la fosse, et il le fut, et là mourut, car il fut pauvrement curé de ses plaies. »

On retrouve dans le peuple cette domination de la passion soudaine, cette violence du premier mouvement, cette émotion de la chair et du sang, ce brusque appel à la force physique; à la moindre injure leurs yeux s’allument et les coups de poing trottent. Au sortir de Dax, une diligence dépassa la nôtre en froissant un des chevaux. Le conducteur sauta à bas de son siége un pieu à la main et voulut assommer son confrère. Les seigneurs vivaient et sentaient à peu près comme nos charretiers, et le comte de Foix en était un.

Je demande pardon aux charretiers; je leur fais insulte. Celui-ci, ne craignant pas la gendarmerie, en venait tout de suite non aux coups de poing, mais aux coups de couteau. Son fils Gaston, étant allé chez le roi de Navarre, reçut une poudre noire qui, selon ce roi, devait réconcilier pour toujours le comte et sa femme; l’enfant mit la poudre dans une petite bourse et la cacha dans sa poitrine; un jour Yvain, son frère bâtard, jouant avec lui, vit la bourse, voulut l’avoir, et alla le dénoncer au comte. A ce mot, le comte « entra tantôt en soupçon, car il était moult imaginatif, » et demeura ainsi jusqu’à son dîner, la tête travaillant, toute traversée et labourée de sombres rêves. Ces cerveaux orageux, comblés par la guerre et le danger d’images lugubres, entraient à l’instant en tumulte et en tempête. L’enfant vint et commença à servir debout, goûtant les viandes. C’était la coutume; l’idée du poison était à la porte de chaque esprit. Le comte, regardant, vit les pendants de la bourse; cette sensation des yeux lui mit le feu aux veines, « le sang lui mua, » il prit l’enfant, ouvrit sa cotte, coupa les cordons de la bourse, et versa de la poudre sur une tranche de pain, pendant que le pauvre petit « tout blanc de peur tremblait. » « Puis il siffla un lévrier qu’il avait de lez lui et lui donna à manger. Sitôt que le chien eut mangé ce premier morcel, il tourna les yeux en la tête et mourut. »

Le comte ne dit rien, se leva soudain, et empoignant son couteau, le lançait sur son fils. Mais les chevaliers se jetèrent au-devant: « Monseigneur, pour Dieu, merci ! ne vous hâtez pas; mais vous informez de la besogne, avant que vous fassiez à votre fils nul mal. » Le comte cria contre l’enfant des malédictions et des injures, puis tout d’un coup sautant par delà la table, couteau en main, il courut sur lui comme un taureau. Mais les chevaliers et les écuyers se mirent à genoux en pleurant devant lui, et lui dirent: « Ha ! monseigneur, pour Dieu merci ! n’occiez pas Gaston, vous n’avez plus d’enfants. » A grand’peine enfin il s’arrêta, pensant sans doute qu’il était prudent de chercher si nul autre n’avait part à la chose, et mit l’enfant dans la tour d’Orthez.

Il chercha donc, mais d’une façon singulière, en loup affamé, aheurté contre une idée unique, venant s’y choquer machinalement et bestialement à travers le meurtre et les cris, tuant à l’aveugle sans réfléchir que sa tuerie ne lui sert pas. « Il fit prendre grand foison de ceux qui servaient son fils, et en fit mourir jusqu’à quinze très-horriblement. Et la raison qu’il y mettait était telle, qu’il ne pouvait être qu’ils ne sussent ses secrets, et lui dussent avoir signifié et dit: « Monseigneur, Gaston porte à la poitrine une bourse telle et telle. » Rien n’en firent, et pour ce moururent horriblement, dont ce fut pitié, aucuns écuyers, car il n’y en avait en toute Gascogne si jolis, si beaux, si acesmés comme ils étaient. »

Ne trouvant rien, il se rabattit sur l’enfant; ayant mandé les nobles, les prélats et tous les hommes notables de son comté, il leur conta l’affaire, et qu’il le voulait faire mourir. Mais eux ne voulurent pas, et dirent que la comté avait besoin d’un héritier pour être bien gardée et défendue, « et ne voulurent point partir d’Orthez, jusqu’à ce que le comte les assura que Gaston ne mourrait point, tant aimaient-ils l’enfant. »

Cependant l’enfant restait dans la tour d’Orthez, « où petit avait de lumière, toujours couché, seul, ne voulant pas manger, maudissant l’heure que il fut oncques né ni engendré pour être venu à telle fin. » Le dixième jour, le gardien vit toutes les viandes en un coin, et vint dire la chose au comte. Le comte se renflamma, comme une bête de proie rassasiée qui rencontre encore un reste de résistance; « sans mot dire, » il arriva à la prison, tenant par la pointe un petit couteau dont il curait ses ongles. Puis portant le poing sur la gorge de son fils, il le poussa rudement, disant: « Ha ! traître, pourquoi ne manges-tu point ? » Puis il s’en alla sans plus parler. Son couteau avait touché une artère; l’enfant, épouvanté et blême, se tourna silencieusement de l’autre côté du lit, rendit le sang et mourut.

Le comte l’ayant appris s’affligea outre mesure. Car ces âmes violentes ne sentaient qu’avec excès et par contrastes; il se fit raser, et se vêtit de noir. « Et fut le corps de l’enfant porté en pleurs et en cris aux frères mineurs à Orthez, et là fut ensépulturé. » De tels meurtres laissaient dans le cœur une plaie mal fermée; il restait une anxiété sourde, et de temps en temps quelque noir nuage traversait le tumulte des festins. C’est pourquoi le comte n’eut plus jamais « si parfaite joie qu’il avait devant. »

Ce temps est triste; il n’y en a guère où l’on serait plus fâché d’avoir vécu. La poésie radotait, la chevalerie devenait un brigandage, la religion altérée s’affaiblissait, l’État disloqué croulait, la nation pressurée par le roi, par les nobles et par les Anglais, se débattait pour cent ans dans un cloaque, entre le moyen âge qui finissait et l’âge moderne qui ne s’ouvrait pas encore. Et cependant un homme comme Ernauton devait ressentir une joie unique et superbe, lorsque, étayé sur ses deux pieds d’athlète, sentant sa chemise d’acier sur sa poitrine, il trouait une haie de piques, et maniait sa grande épée au soleil.

IV.

Rien de plus doux que de voyager seul, en pays inconnu, sans but précis, sans soucis récents; toutes les pensées petites s’effacent. Sais-je si ce champ est à Pierre ou à Paul, si l’ingénieur est en guerre avec le préfet, si l’on se dispute ici sur un projet de canal ou de route ? Je suis bien heureux de n’en rien savoir; je suis encore plus heureux de passer ici pour la première fois, de trouver des sensations fraîches, de ne point être troublé par des comparaisons et des souvenirs. Je puis considérer les choses par des vues générales, ne plus songer que ce sol est exploité par les hommes, oublier l’utile, ne penser qu’au beau, sentir le mouvement des formes et l’expression des couleurs.

Ce chemin même me semble beau. Quel air résigné dans ces vieux ormes ! Ils bourgeonnent et s’éparpillent en branches, depuis le pied jusqu’à la tête, tant ils ont envie de vivre, même sous cette poussière. Puis viennent des platanes lustrés, agitant leurs belles feuilles régulières. Des liserons blancs, des campanules bleues, pendent au rebord des fossés. N’est-il pas étrange que ces jolies créatures restent ainsi solitaires, qu’elles soient destinées à mourir demain, qu’elles nous aient à peine regardés un instant, que leur beauté n’ait fleuri que pour être admirée deux secondes ? Elles aussi ont leur monde, ce peuple de hautes graminées qui se penchent sur elles, ces lézards qui font onduler le fourré des herbes, ces guêpes dorées qui bourdonnent dans leur calice. Ce monde-là vaut bien le nôtre, et je les trouve heureux d’ouvrir ainsi, puis de fermer leurs yeux pâles au souffle paisible du vent.

La route courbe et relève à perte de vue sa ceinture blanche autour des collines; ce mouvement sinueux est d’une douceur infinie; le long ruban serre sur leur taille leur voile de moissons blondes ou leur robe de prairies vertes. Ces pentes et ces rondeurs sont aussi expressives que les formes humaines; mais combien plus variées, combien plus étranges et plus riches en attitudes ! Celles-ci, là-bas, à l’horizon, presque cachées derrière la troupe des autres, timides, sourient faiblement, sous leur couronne de gaze vaporeuse; elles forment une ronde au bord du ciel, ronde fuyante que le moindre trouble de l’air fera disparaître, et qui cependant regarde avec tendresse les êtres agités perdus dans son sein. Les autres, voisines, bossellent rudement le sol de leurs hanches et de leurs côtes brunes; la structure humaine y perce à demi, puis

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Orthez. (Page 60.)

disparaît sous la barbarie minérale; ce sont les enfants d’un autre âge, toujours puissants, encore sévères, races inconnues et antiques, dont l’esprit involontairement cherche la mystérieuse histoire. Des landes fauves pleines de troupeaux montent sur leurs flancs jusqu’à leurs têtes; des prairies splendides étincellent sur leur dos. Plusieurs plongent violemment jusqu’en des profondeurs où elles dégorgent les ruisseaux qu’elles accumulent, et où s’amasse toute la chaleur de la voûte ardente qui reluit là-haut sous le plus généreux soleil. Lui, cependant, embrasse et couve la campagne; des bois, des plaines, des collines, sort la grande âme végétale qui monte à la rencontre de ses rayons.

Ici, votre voisin qui discute chaudement, vous tire par la manche en criant: « N’est-ce pas, monsieur, que le gigot d’Orthez ne donne point de crampes à l’estomac ? »

Vous sursautez; puis un instant après vous remettez le nez à la portière. Mais la sensation a disparu: le mouton de Dax a tout effacé. Les prairies sont des kilogrammes de foin non fauché, les arbres des stères de solives, et les troupeaux des biftecks qui marchent.

PAU

I.

Pau est une jolie ville, propre, d’apparence gaie; mais la chaussée est pavée en petits galets roulés, les trottoirs en petits cailloux aigus: ainsi les chevaux marchent sur des têtes de clous et les piétons sur des pointes de clous. De Bordeaux à Toulouse, tel est l’usage et le pavage. Au bout de cinq minutes, vos pieds vous disent d’une manière très-intelligible que vous êtes à deux cents lieues de Paris.

On rencontre des chariots chargés de bois, d’une simplicité rustique, dont l’invention remonte certainement au temps de Vercingétorix, mais seuls capables de gravir et de descendre les escarpements pierreux des montagnes. Ils sont composés d’un tronc d’arbre posé en travers sur des essieux et soutenant deux claies obliques; ils sont traînés par deux grands bœufs blanchâtres, habillés d’une pièce de toile pendante, coiffés d’un réseau de fil et couronnés de fougères, le tout pour les garantir des mouches grises. Cela donne à penser; car la peau de l’homme est beaucoup plus tendre que celle du bœuf, et les mouches grises n’ont point juré de paix avec notre espèce. Devant les bœufs marche ordinairement un paysan armé d’une gaule, l’air défiant et rusé, en veste de laine blanche et en culotte brune; derrière la voiture vient un petit garçon, pieds nus, très-éveillé et très-déguenillé, dont le vieux béret de velours retombe comme une calotte de champignon plissé, et qui s’arrête saisi d’admiration au magnifique aspect de la diligence.

Voilà les vrais compatriotes d’Henri IV. Quant aux jolies dames en chapeaux de gaze, dont les robes ballonnées et bruissantes frôlent en passant les cornes des bœufs immobiles, il ne faut pas les regarder; elles reporteraient votre imagination au boulevard de Gand, et vous auriez fait deux cents lieues pour rester en place. Je ne suis ici que pour faire visite au seizième siècle; on voyage pour changer, non de lieu, mais d’idées. Montrez à un Parisien la porte par laquelle Henri IV entra dans Paris; il aura grand’peine à revoir les armures, les hallebardes et toute la procession victorieuse et tumultueuse que décrit l’Étoile: c’est qu’il a passé là aujourd’hui pour telle affaire, qu’hier il a rencontré un ami, que l’an dernier il a regardé cette porte au milieu d’une fête publique. Toutes ces pensées accourent avec la force de l’habitude, repoussant et étouffant le spectacle historique qui allait se lever en pleine lumière et se dérouler devant l’esprit. Mettez ce même homme à Pau: il n’y connaît ni hôtels, ni habitants, ni boutiques; son imagination dépaysée peut courir à l’aventure; aucun objet connu ne la fera trébucher et tomber dans des soucis d’intérêt et de passion présente; il entre de plain-pied dans le passé et s’y promène comme chez lui, à son aise. Il était huit heures du matin; point de visiteur au château, personne dans les cours ni sur la terrasse; je n’aurais pas été trop étonné de rencontrer le Béarnais, « ce vert galant, ce diable à quatre, » si malin qu’il se fit appeler « le bon roi. »

Son château est fort irrégulier; il faut descendre dans la vallée pour lui trouver un peu d’agrément et d’harmonie. Au-dessus de deux étages de toits pointus et de vieilles maisons, il se détache seul dans le ciel et regarde au loin la vallée; deux tourelles à clochetons s’avancent de front vers l’ouest; le corps oblong suit, et deux grosses tours en briques ferment la marche avec leurs esplanades et leurs créneaux. Il touche à la ville par un vieux pont étroit, au parc par un large pont moderne, et les pieds de sa terrasse sont mouillés par un joli ruisseau sombre. De près cette ordonnance disparaît: une cinquième tour du côté du nord dérange

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Pau.—La ville et le château. (Page 64.)

la symétrie. La grande cour, en forme d’œuf, est une mosaïque de maçonneries disparates: au-dessus du porche, un mur en galets du Gave et en briques rouges croisées comme les dessins d’une tapisserie; en face, collés au mur, une rangée de médaillons en pierre; sur les côtés, des portes de toute forme et de tout âge; des fenêtres en mansarde, carrées, pointues, crénelées, dont les châssis de pierre sont festonnés de bosselures ouvragées. Cette mascarade d’architectures trouble l’esprit sans lui déplaire; elle est sans prétention et naïve; chaque siècle a bâti à sa guise, sans s’occuper de son voisin.

Au premier étage, on montre une grande écaille de tortue qui fut le berceau d’Henri IV. Des bahuts sculptés, des dressoirs, des tapisseries, des horloges du temps, le lit et le fauteuil de Jeanne d’Albret, tout un ameublement dans le goût de la Renaissance, éclatant et sombre, d’un style tourmenté et magnifique, reportent d’abord l’esprit vers cet âge de force et d’effort, d’audace inventive, de plaisirs effrénés et de labeur terrible, de sensualité et d’héroïsme. Jeanne d’Albret, mère d’Henri IV, traversa la France pour venir, selon sa promesse, accoucher dans ce château, « princesse, dit d’Aubigné, n’ayant de la femme que le sexe, l’âme entière aux choses viriles, l’esprit puissant aux grandes affaires, le cœur invincible aux adversités. » Elle chantait un cantique béarnais quand elle le mit au monde. On dit que le vieux grand-père frotta d’une gousse d’ail les lèvres du nouveau-né, lui versa dans la bouche quelques gouttes de vin de Jurançon, et l’emporta dans sa robe de chambre. L’enfant naquit dans la chambre qui touche à la tour de Mazères, au coin du sud-ouest. « Son grand-père l’ôta au père et à la mère, et voulut faire nourrir cet enfant à sa porte, reprochant à sa fille et à son gendre que, par les délicatesses françaises, ils avaient perdu plusieurs de leurs enfants. Et, de fait, il l’éleva à la béarnaise, c’est-à-dire pieds nus et tête nue, bien souvent avec aussi peu de curiosité que l’on nourrit les enfants des paysans. Cette bizarre résolution succédant forma un corps auquel le froid et le chaud, les labeurs immodérés et toutes sortes de peines n’ont pu apporter d’altération, en cela s’accordant sa nourriture à sa condition, comme Dieu voulant dès ce temps préparer un sûr remède et un ferme cœur d’acier aux nœuds ferrés de nos dures calamités. »

Sa mère, ardente et austère calviniste, l’emmena à quinze ans, à travers l’armée catholique, jusqu’à la Rochelle, et le donna aux siens pour général. A seize ans, au combat d’Arnay-le-Duc, il conduisait la première charge de cavalerie. Quelle éducation et quels hommes ! Leurs descendants tout à l’heure passaient dans la rue, allant au collége pour composer des vers latins et réciter les pastorales de Massillon.

II.

Ces vieilles guerres sont les plus poétiques de France; on les faisait par plaisir plus que par intérêt: c’était une chasse où l’on trouvait des aventures, des dangers, des émotions, où l’on vivait au soleil, à cheval, parmi les coups de feu, où le corps, aussi bien que l’âme, avait sa jouissance et son exercice. Henri la mène aussi vivement qu’une danse, avec un entrain de Gascon et une verve de soldat, par brusques saillies, et poussant sa pointe contre les ennemis comme auprès des dames. On ne voit pas de grosses masses d’hommes, bien disciplinés, se heurter lourdement et tomber par milliers sur le carreau, selon les règles de la bonne tactique: le roi sort de Pau ou de Nérac avec une petite troupe, ramasse en passant les garnisons voisines, escalade une forteresse, coupe un corps d’arquebusiers qui passent, se dégage le pistolet au poing du milieu d’une troupe ennemie, et revient aux pieds de Mlle de Tignonville. On dresse son plan au jour le jour; on ne fait rien que d’imprévu et de hasardé. Les entreprises sont des coups de fortune. En voici une que Sully se fait raconter par son secrétaire; j’ai plaisir à écouter des paroles anciennes parmi des monuments anciens, et à sentir la convenance mutuelle des objets et du style:

« Le roi de Navarre fit dessein de se saisir de la ville d’Eause, qui était à lui en propre, où il courut de grandes fortunes; car estimant que les habitants, qui n’avaient point voulu recevoir garnison, auraient du respect à la personne de lui, qui était leur seigneur, il voulut marcher tout le jour pour entrer dedans avec peu de gens, afin de ne donner point d’alarme, et, de fait, n’ayant pris que quinze ou seize de vous autres, messieurs, qui vous rangiez le plus près de lui, desquels vous fûtes, avec de simples cuirasses sous vos jupes de chasse, deux épées et deux pistolets, il surprit la porte de la ville et entra dedans avant que ceux de la garde eussent eu moyen de prendre les armes. Mais l’un d’iceux ayant crié à celui qui était au portail en sentinelle, il coupa la corde de la herse coulisse, qui s’abattit aussitôt quasi sur la croupe de votre cheval et de celui de M. de Béthune l’aîné, votre cousin, ce qui empêcha la suite qui venait au galop de pouvoir entrer, tellement que le roi et vous quinze ou seize tout seuls demeurâtes enfermés dans cette ville, de laquelle tout le peuple s’étant armé, il vous tomba à diverses troupes et diverses fois sur les bras, le tocsin sonnant furieusement, et un cri d’arme, arme, et de tue, tue, retentissant de toutes parts. Ce que voyant le roi de Navarre, dès la première troupe qui se présenta de quelque cinquante, les uns bien, les autres mal armés, lui marchant le pistolet au poing, droit à eux, il vous cria: « Or sus, mes amis, mes compagnons; c’est ici où il vous faut montrer du courage et de la résolution, car d’icelle dépend notre salut; que chacun donc me suive et fasse comme moi, sans tirer le pistolet qui ne touche. » Et en même temps, oyant trois ou quatre qui criaient: « Tirez à cette jupe d’écarlate, à ce panache blanc, car c’est le roi de Navarre, » il les chargea de telle impétuosité que, sans tirer que cinq ou six coups, ils prirent l’épouvante et se retirèrent par diverses troupes. D’autres semblables vous vinrent encore mugoter par trois ou quatre fois; mais sitôt qu’ils se voyaient enfoncés, ils tiraient quelques coups et s’écartaient jusqu’à ce que, s’étant ralliés près de deux cents, ils vous contraignirent de gagner un portail, et deux de vous autres montèrent pour donner un signal au reste de la troupe que le roi était là et qu’il fallait enfoncer la porte, le pont-levis n’ayant pas été levé. A quoi chacun commença de travailler, et lors plusieurs de cette populace, qui aimaient le roi, et d’autres qui craignaient de l’offenser, étant leur seigneur, se mirent à tumultuer en sa faveur; enfin, après quelques arquebusades et coups de pistolets tirés de part et d’autre, il se mit une telle dissension entre eux, les uns criant: « Il faut se rendre »; les autres: « Il faut se défendre, » que cette irrésolution donna moyen et loisir de faire ouverture des portes, et à toutes les troupes de se présenter, à la tête desquels le roi se mit, voyant la plupart des peuples s’enfuir et des consuls avec leurs chaperons crier: « Sire, nous sommes vos sujets et vos serviteurs particuliers. Hélas ! ne permettez pas le saccagement de cette ville, qui est vôtre, pour la folie de quelques méchants garnements qu’il faut chasser. » Il se mit, dis-je, à la tête pour empêcher le pillage: aussi ne se commit-il aucune violence, ni désordre, ni autre punition, sinon que quatre, qui avaient tiré au panache blanc, furent pendus, avec la joie de tous les autres habitants, qui ne pensaient pas devoir en être quittes à si bon marché. »

A Cahors, il creva les deux portes à coups de pétard et de hache, et combattit cinq jours et cinq nuits dans la ville, emportant maison après maison. Ne sont-ce pas là des aventures de chevalerie et la poésie en action ? « Çà, çà, cavaliers, criaient les catholiques à Marmande, un coup de pistolet pour l’amour de la maîtresse; car votre cour est trop remplie de belles dames pour en manquer. » Henri s’échappait en vrai paladin et perdait sa victoire de Coutras pour porter à la belle Corisandre les drapeaux qu’il avait pris. Agir, oser, jouir, dépenser sa force et sa peine en prodigue, s’abandonner à la sensation présente, être toujours pressé de passions toujours vivantes, supporter et rechercher les excès de tous les contrastes, voilà la vie du seizième siècle. Henri à Fontenay « travaillait dans les tranchées du pic et de la pioche. » Au retour, ce n’était que fêtes. « Nous nous rassemblions, dit Marguerite, pour nous aller promener ensemble, ou dans un très-beau jardin qui a des allées de cyprès et de lauriers fort longues, ou dans le parc que j’avais fait faire, en des allées de trois mille pas qui sont au long de la rivière; et le reste de la journée se passait en toutes sortes de plaisirs honnêtes, le bal se tenant ordinairement l’après-dîner et le soir. » Le grave Sully « prenait une maîtresse comme les autres. » Quand on visite la salle à manger restaurée, on la repeuple involontairement des costumes somptueux décrits par Brantôme: dames « habillées d’orangé et de clinquant, robes de toiles d’argent, de drap d’or frisé, étoffes toutes roides d’ornements et de broderies. La reine Marguerite était vêtue d’une robe de velours incarnadin d’Espagne, fort chargée de clinquant, et d’un bonnet du même velours, tant bien dressé de plumes et pierreries que rien plus.

« Je dis à M. de Ronsard: « Ne vous semble-t-il pas voir cette belle reine, en tel appareil, paraître comme la belle Aurore, quand elle vient à naître avant le Jour, avec sa belle face blanche et entournée de sa vermeille et incarnate couleur ? » Au bal, le soir, elle aimait à danser « la pavane d’Espagne et le pazzemano d’Italie. Les passages y étaient si bien dansés, les pas si sagement conduits, les arrêts faits de si belle sorte, qu’on ne savait que plus admirer, ou la belle façon de danser, ou la majesté de s’arrêter, représentant maintenant une gaieté, et maintenant un beau et grave dédain. »

Et croyez que le bon roi ne se faisait faute de divertissements.

Il fut de ses sujets le vainqueur et le père.

Les filles d’honneur de Marguerite pourraient en témoigner; de là intrigues, querelles et comédies conjugales, dont l’une est racontée fort joliment et fort naïvement par la reine; Mlle de Fosseuse était l’héroïne: « Le mal lui prenant un matin, au point du jour, estant couchée en la chambre des filles, elle envoya quérir mon médecin et le pria d’aller avertir le roi mon mari, ce qu’il fit. Nous étions couchés en une même chambre en divers lits, comme nous avions accoutumé. Comme le médecin lui dit cette nouvelle, il se trouva fort en peine, ne sachant que faire, craignant d’un côté qu’elle ne fût découverte et de l’autre qu’elle ne fût mal secourue, car il l’aimait fort. Il se résolut enfin de m’avouer tout et me prier de l’aller faire secourir, sachant bien que, quoi qui se fût passé, il me trouverait toujours prête à le servir en ce qui lui plairait. Il ouvre mon rideau et me dit: « Ma mie, je

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Combat dans les rues d’Eauze. (Page 70.)

vous ai caché une chose qu’il faut que je vous avoue; je vous prie de m’en excuser et de ne vous point souvenir de tout ce que je vous ai dit pour ce sujet. Mais obligez-moi tant que de vous lever tout à cette heure, et allez secourir Fosseuse qui est fort mal; je m’assure que vous ne voudriez, la voyant dans cet état, vous ressentir de ce qui s’est passé. Vous savez combien je l’aime; je vous prie, obligez-moi en cela. » Je lui dis que je l’honorais trop pour m’offenser de chose qui vînt de lui, que je m’y en allais et ferais comme si c’était ma fille; que cependant il allât à la chasse et emmenât tout le monde, afin qu’il n’en fût point ouï parler.

« Je la fis promptement ôter de la chambre des filles et la mis en une chambre écartée avec mon médecin et les femmes pour la servir, et la fis très-bien secourir. Dieu voulut qu’elle ne fît qu’une fille, qui encore était morte. Étant délivrée, on la porta à la chambre des filles, où, bien qu’on apportât toute la discrétion que l’on pouvait, on ne put empêcher que le bruit ne fût semé par tout le château. Le roi mon mari, étant revenu de la chasse, la va voir, comme il avait accoutumé. Elle le prie que je l’allasse voir, comme j’avais accoutumé d’aller voir toutes mes filles quand elles étaient malades, pensant par ce moyen ôter le bruit qui courait. Le roi mon mari, venant en la chambre, me trouva que je m’étais remise dans le lit, étant lasse de m’être levée si matin et de la peine que j’avais eue à la faire secourir. Il me prie que je me lève et que je l’aille voir; je lui dis que je l’avais fait lorsqu’elle avait besoin de mon secours, mais qu’à cette heure elle n’en avait plus à faire; que si j’y allais, je découvrirais plutôt que de couvrir ce qui était, et que tout le monde me montrerait au doigt. Il se fâcha fort contre moi, et, ce qui me déplut beaucoup, il me sembla que je ne méritais pas cette récompense de ce que j’avais fait le matin. Elle le mit souvent en des humeurs pareilles contre moi. »

Ames compatissantes, qui admirez la complaisance de la reine, ne la plaignez pas trop: elle punit le roi à Usson et ailleurs, en l’imitant.

Et pourtant Pau était un petit Genève. Parmi ces violences et ces voluptés, la dévotion était ardente; on allait au prêche ou à l’église, du même air qu’aux champs de bataille ou aux rendez-vous. C’est que la religion alors n’était pas une vertu, mais une passion. Dans ce cas, les passions voisines, au lieu de l’éteindre l’enflamment; le cœur déborde de ce côté comme des autres. Quand le lazzarone a tué son ennemi d’un coup de couteau, il trouve un second plaisir, dit Beyle, à bavarder, sur sa colère, auprès d’un grillage, dans une grande boîte de bois noir. L’Hindou qui hurle et s’exalte dans la fête de Jaggernaut, au tintamarre de cinquante mille tamtams, le quaker américain qui pleure et crie ses fautes dans un shouting, ont à peu près la même sorte de jouissance qu’un Italien enthousiaste à l’Opéra. Cela explique et met d’accord le zèle et la galanterie de Marguerite.

« L’on me permit seulement, dit-elle, de faire dire la messe en une petite chapelle qui n’a que trois ou quatre pas de long, qui, étant fort étroite, était pleine quand nous y étions sept ou huit. Alors que l’on voulait dire la messe, l’on levait le pont du château, de peur que les catholiques du pays, qui n’avaient aucun exercice de leur religion, l’ouïssent; car ils étaient infiniment désireux de pouvoir assister au saint sacrifice, de quoi ils étaient depuis plusieurs années privés. Et, poussés de ce saint désir, les habitants de Pau trouvèrent moyen, le jour de la Pentecôte, avant que l’on levât le pont, d’entrer dans le château, se glissant dans la chapelle, où ils n’avaient point été découverts jusque sur la fin de la messe, lorsque, entr’ouvrant la porte pour laisser entrer quelqu’un de mes gens, quelques huguenots qui épiaient à la porte les aperçurent et l’allèrent dire au Pin, secrétaire du roi mon mari, lequel y envoya des gardes du roi mon mari, qui, les tirant hors et les battant en ma présence, les menèrent en prison, où ils furent longtemps, et payèrent une grosse amende. »

La petite chapelle a disparu, je crois, quand le château et le pays tout entier furent rendus au culte catholique. Au reste, ce traitement était de l’humanité: Saint-Pont, à Mâcon, « au sortir des festins qu’il faisait, donnait aux dames le plaisir de voir sauter quelque quantité de prisonniers du pont en bas. » Tels étaient ces hommes, extrêmes en tout, en fanatisme, en voluptés, en violence; jamais la source des désirs ne coula plus pleine et plus profonde; jamais passions plus vigoureuses ne se déployèrent avec plus de séve et de verdeur. En marchant dans ces salles silencieuses, que de temps en temps troublent de frêles promeneuses ou de pâles jeunes gens poitrinaires, je songeai que l’affaiblissement des âmes vient de l’affaiblissement des corps. Nous passons le temps dans des chambres, occupés de raisonnements, de réflexions, de lectures; la douceur des mœurs nous évite les dangers, et le progrès de l’industrie, les fatigues. Ils vivaient en plein air, toujours en chasse et en guerre. « La reine Catherine aimait fort d’aller à cheval, jusques à l’âge de soixante ans et plus, et à faire de grandes et vives traites, encore qu’elle fût tombée souvent au grand dommage de son corps, car elle en fut blessée plusieurs fois jusqu’à rompure de jambe et blessure de tête. » Les rudes exercices endurcissaient les nerfs; un sang plus chaud, remué par le péril incessant, poussait au cerveau des volontés impétueuses; ils faisaient l’histoire, et nous l’écrivons.

III.

Le parc est un grand bois sur une colline, entouré de prairies et de moissons. On marche dans de longues allées solitaires, sous des colonnades de chênes superbes, tandis qu’à gauche les hautes tiges des taillis montent en files serrées sur le dos de la colline. Le brouillard ne s’était point levé; l’air était immobile; pas un coin de ciel bleu, pas un bruit dans la campagne. Un chant d’oiseau sortait pour un instant du milieu des frênes, puis s’arrêtait attristé. Est-ce là le ciel du Midi, et fallait-il venir dans le joyeux pays du Béarnais pour trouver ces impressions mélancoliques ? Un petit chemin de côté nous a conduit sur une rive du Gave: dans une longue flaque d’eau croissait une armée de joncs hauts comme deux hommes; leurs épis grisâtres et leurs feuilles tremblantes s’inclinaient et chuchotaient sous le vent; auprès d’eux, une fleur sauvage répandait un parfum de vanille. Nous avons regardé la large campagne, les rangées de collines arrondies, la plaine silencieuse sous le dôme terne du ciel. Le Gave roule à trois cents pas entre des rives rangées, qu’il a couvertes de sable; on distingue au milieu des eaux les piles moussues d’un pont ruiné. On est bien ici, et cependant on sent au fond du cœur une vague inquiétude; l’âme s’amollit et se perd en des rêveries tendres et tristes. Tout à coup l’heure sonne, et l’on va déployer sa serviette pour manger du potage entre deux commis voyageurs.

IV.

Aujourd’hui, c’est jour de soleil. En allant à la Place Nationale, j’ai vu une pauvre église demi-ruinée, changée en remise; on y a cloué l’enseigne d’un voiturier. Les arcades en petites pierres grises s’arrondissent encore avec une hardiesse élégante; au-dessous s’empilent des charrettes, des tonneaux, des pièces de bois; des ouvriers çà et là maniaient des roues. Un large rayon de lumière tombait sur un tas de paille et noircissait les coins sombres; les tableaux qu’on rencontre valent ceux qu’on vient chercher.

De l’esplanade qui est en face, on voit toute la vallée, et au fond les montagnes; ce premier aspect du soleil méridional, au sortir des brumes pluvieuses, est admirable; une nappe de lumière blanche s’étale d’un bout de l’horizon à l’autre sans rencontrer un seul nuage. Le cœur se dilate dans cet espace immense; l’air n’est qu’une fête; les yeux éblouis se ferment sous la clarté qui les inonde et qui ruisselle, renvoyée par le dôme ardent du ciel. Le courant de la rivière scintille comme une ceinture de pierreries; les chaînes de collines, hier voilées et humides, s’allongent à plaisir sous les rayons pénétrants qui les échauffent, et montent d’étage en étage pour étaler leur robe verte au soleil. Dans le lointain, les Pyrénées bleuâtres semblent une traînée de nuages; l’air qui les revêt en fait des êtres aériens, fantômes vaporeux, dont les derniers s’évanouissent dans l’horizon blanchâtre, contours indistincts, qu’on prendrait pour l’esquisse fugitive du plus léger crayon. Au milieu de la chaîne dentelée, le pic du Midi d’Ossau dresse son cône abrupt; à cette distance, les formes s’adoucissent, les couleurs se fondent, les Pyrénées ne sont que la bordure gracieuse d’un paysage riant et d’un ciel magnifique. Rien d’imposant ni de sévère; la beauté ici est sereine et le plaisir est pur.

V.

Sur l’esplanade est la statue d’Henri IV, avec une inscription en latin et en patois; l’armure est d’un fini parfait, à rendre un armurier jaloux. Mais pourquoi le roi fait-il une aussi triste mine ? Son cou est gêné sur ses épaules; ses traits sont petits, soucieux; il a perdu sa gaieté, sa verve, sa confiance en sa fortune et sa fière contenance. Il n’a l’air ni d’un grand homme, ni d’un homme bon, ni d’un homme d’esprit; son visage est mécontent, et l’on dirait qu’il s’ennuie à Pau. Je ne sais s’il a raison: la ville cependant passe pour agréable; le climat est fort doux, les malades qui redoutent le froid y passent l’hiver. On donne des bals dans les cercles; les Anglais y abondent, et l’on sait qu’en fait de cuisine, de lits et d’auberges, ce peuple est le premier réformateur de l’univers.

Ils auraient bien dû réformer les voitures: les mauvaises petites diligences du pays sont tirées par des haridelles décharnées qui descendent les côtes au pas et font halte aux montées. Tous les encouragements du fouet sont perdus sur leur dos; on ne saurait leur en vouloir, tant elles ont piteuse apparence, échine saillante, oreilles pendantes, ventre efflanqué. Le cocher se lève sur son siége, tire les rênes, agite les bras, crie et tempête, descend et remonte; son métier est rude, mais il a l’âme de son métier. Peu lui importent les voyageurs, il les traite en paquets utiles, en contre-poids obligés sur lesquels il a droit. Au bas d’une montagne, la machine mit sa roue dans un fossé et pencha; chacun de sauter dehors à la façon des moutons de Panurge. Il courait de l’un à l’autre pour les faire rentrer, exhortant surtout les gens de l’impériale, et leur montrant le danger de la voiture qui, inclinée en arrière, avait besoin de lest en avant. Ceux-ci restèrent froids et montèrent à pied; il suivait en grommelant, et les appelait égoïstes.

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Chaîne des Pyrénées.—Vue prise de l’Esplanade. (Page 80.)

VI.

Les moissons, pâles dans le Nord, ondoient ici avec un reflet d’or rougeâtre. Un soleil plus chaud fait reluire plus richement la verdure vigoureuse; les tiges de maïs sortent de terre en fusées, et leurs fortes feuilles chiffonnées retombent en panaches; il faut ces rayons ardents pour pousser la séve à travers ces lourdes fibres et dorer l’épi massif. Vers Gan, les collines sur lesquelles ondule la route se rapprochent, et l’on chemine en de petits vallons verts, plantés de frênes et d’aunes, qui se groupent en bouquets selon le caprice des pentes, et trempent leurs pieds dans l’eau vive; un ruisseau bien clair court le long de la route, à flots sombres et pressés sous le couvert des arbres, et, par échappées, brillant et bleu comme le ciel. A chaque quart de lieue, il rencontre un moulin, bondit et écume, puis reprend son allure précipitée et furtive; pendant deux lieues nous l’accompagnons, presque cachés dans les arbres qu’il nourrit, et respirant la fraîcheur qu’il exhale. L’eau, dans ces gorges, est la mère de toute vie et la nourrice de toute beauté.

A Louvie s’ouvre la vallée d’Ossau, entre deux montagnes boisées de broussailles, pelées par places, tachées de mousses et de bruyères, dont les rocs font saillie comme des os, et dont les flancs s’avancent en bosselures grisâtres ou se courbent en crevasses sombres. La plaine des moissons et des prairies s’enfonce dans les anfractuosités comme en des criques; son contour se plie autour de chaque masse nouvelle; elle s’essaye à gravir les premières croupes, et s’arrête vaincue par la pierre stérile. On traverse trois ou quatre hameaux blanchis de poussière, dont les toits brillent d’une couleur lourde, semblable à du plomb terni. Là l’horizon se ferme; le mont Gourzy, couvert d’une robe de forêts, barre la route; au delà et plus haut, comme une deuxième barrière, le pic du Ger lève sa tête chauve, argentée de neige. La voiture escalade lentement une rampe qui serpente sur le flanc de la montagne; au détour d’un rocher, dans une petite gorge abritée, on aperçoit les Eaux-Bonnes.

EAUX-BONNES

I.

Je comptais trouver ici la campagne: un village comme il y en a tant, de longs toits de chaume ou de tuiles, des murs fendillés, des portes branlantes, et dans les cours un pêle-mêle de charrettes, de fagots, d’outils, d’animaux domestiques, bref, tout le laisser aller pittoresque et charmant de la vie rustique. Je rencontre une rue de Paris et les promenades du bois de Boulogne.

Jamais campagne ne fut moins champêtre; on longe une file de maisons alignées comme des soldats au port d’armes, toutes percées régulièrement de fenêtres régulières, parées d’enseignes et d’affiches, bordées d’un trottoir, ayant l’aspect désagréable et décent des hôtels garnis. Ces bâtisses uniformes, ces lignes mathématiques, cette architecture disciplinée et compassée, font un contraste risible avec les croupes vertes qui les flanquent. On trouve grotesque qu’un peu d’eau chaude ait transporté dans ces fondrières la cuisine et la civilisation. Ce singulier village essaye tous les ans de s’étendre, et à grand’peine, tant il est resserré et étouffé dans son ravin; on casse le roc, on ouvre des tranchées sur le versant, on suspend des maisons au-dessus du torrent, on en colle d’autres à la montagne, on fait monter leurs cheminées jusque dans les racines des hêtres, on fabrique ainsi derrière la rue principale une triste ruelle qui se creuse ou se relève comme elle peut, boueuse, à pente précipitée, demi-peuplée d’échoppes provisoires et de cabarets en bois, où couchent des artisans et des guides; enfin, elle descend jusqu’au Gave, dans un recoin tout pavoisé du linge qui sèche, et qu’on lave au même endroit que les cochons.

De tous les endroits du monde, les Eaux-Bonnes sont le plus déplaisant un jour de pluie, et les jours de pluie y sont fréquents; les nuages s’engouffrent entre les deux murs de la vallée d’Ossau, et se traînent lentement à mi-côte; les sommets disparaissent, les masses flottantes se rejoignent, s’accumulent dans la gorge sans issue, et tombent en pluie fine et froide. Le village devient une prison; le brouillard rampe jusqu’à terre, enveloppe les maisons, éteint le jour déjà offusqué par les montagnes; les Anglais se croiraient à Londres. On regarde à travers les carreaux les formes demi-brouillées des arbres, l’eau qui dégoutte des feuilles, le deuil des bois frissonnants et humides; on écoute le galop des promeneuses attardées qui rentrent les jupes collées et pendantes, semblables à de beaux oiseaux dont la pluie a déformé le plumage; on essaye un whist avec découragement; quelques-uns descendent au cabinet de lecture, et demandent les œuvres les plus sanglantes de Paul Féval ou de Frédéric Soulié; on ne peut lire que des drames noirs; on se découvre des envies de suicide, et l’on fait la théorie de l’assassinat. On regarde l’heure, et l’on se souvient que trois fois par jour le médecin ordonne de boire; alors, avec résignation, on boutonne son paletot et l’on monte la longue pente roide de la chaussée ruisselante; les files de parapluies et de manteaux trempés sont un spectacle piteux; on arrive, les pieds clapotant dans l’eau, et l’on s’installe dans la salle de la buvette. Chacun va prendre son flacon de sirop à l’endroit numéroté, sur une sorte d’étagère, et la masse compacte des buveurs fait queue autour du robinet. Au reste, la patience ici s’acquiert vite; dans cette oisiveté l’esprit s’endort, le brouillard éteint les idées, on suit machinalement la foule; on n’agit plus que par ressort, et l’on regarde les objets sans en recevoir le contre-coup. Le premier verre bu, on attend une heure avant d’en prendre un autre; cependant on marche en long et en large, coudoyé par les groupes pressés qui se traînent péniblement entre les colonnes. Il n’y a point de siège, sauf deux bancs de bois où les dames s’asseyent, les pieds posés sur la pierre humide: l’économie de l’administration suppose qu’il fait toujours beau temps. Les figures ennuyées et mornes passent devant les yeux sans intéresser. On regarde pour la vingtième fois les colifichets de marbre, la boutique de rasoirs et de ciseaux, une carte de géographie pendue au mur. De quoi n’est-on pas capable un jour de pluie, obligé de tourner une heure entre quatre murs, parmi les bourdonnements de deux cents personnes ? On étudie les affiches, on contemple avec assiduité des images qui prétendent représenter les mœurs du pays: ce sont d’élégants bergers roses, qui conduisent à la danse des bergères souriantes encore plus roses. On allonge le cou à la porte pour voir un couloir sombre où des malades trempent leurs pieds dans un baquet d’eau chaude, rangés en file comme des écoliers le jour de propreté et de sortie. Après ces distractions, on rentre chez soi, et l’on se retrouve en tête-à-tête et en conversation intime avec sa commode et sa table de nuit.

II.

Les gens qui ont appétit se réfugient à table; ils ont compté sans les musiciens. Nous vîmes d’abord venir un aveugle, à grosse tête lourde d’Espagnol, puis les violons du pays, puis un second aveugle. Ils jouent des pots-pourris de valses, de contre-danses, de morceaux d’opéras, enfilés les uns au bout des autres, chevauchant au-dessus et au-dessous du ton avec une intrépidité admirable, ravageant de leurs courses musicales tous les répertoires. Le lendemain, nous eûmes trois Allemands, hauts comme des tours, roides comme des pierres, d’un flegme parfait, jouant sans faire un geste et quêtant sans dire un mot; ceux-là du moins vont en mesure. Le troisième jour, parurent les ménétriers d’un village voisin, un violon et un flageolet; ils exécutèrent leur morceau avec une telle énergie, un tel désaccord, des tons si perçants, si soutenus, si déchirants, qu’à l’unanimité on les mit à la porte. Ils recommencèrent sous les fenêtres.

Un bon appétit console de tous les maux; c’est tant pis, si vous voulez, ou tant mieux pour l’humanité. Il faut supporter l’ennui, la pluie et la musique des Eaux-Bonnes. Le sang renouvelé porte alors de la gaieté au cerveau, et le corps persuade à l’âme que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Vous aurez pitié de ces pauvres musiciens en sortant de table; Voltaire a prouvé qu’une heureuse digestion rend compatissant, et qu’un bon estomac donne un bon cœur. Entre quarante et cinquante ans, un homme est beau quand, son dîner fini, il replie sa serviette et commence la promenade indispensable. Il marche les jambes écartées, la poitrine en avant, puissamment appuyé sur sa canne, les joues colorées d’une chaleur légère, chantonnant entre ses dents quelque vieux refrain de jeunesse; il lui semble que l’univers est consolidé; il sourit, il est affable, il vous tend la main le premier. Que nous sommes machines ! Et pourquoi s’en plaindre ? Mon brave voisin vous dirait que vous avez la clef de vos rouages; tournez le ressort du côté du bonheur. Philosophie de cuisine, soit. Celui-ci, qui la pratiquait, ne s’inquiétait pas du nom.

III.

Les jours de soleil, on vit en plein air. Une sorte de préau, qu’on nomme le Jardin anglais, s’étend entre la montagne et la rue, tapissé d’un maigre gazon troué et flétri; les dames y font salon et y travaillent; les élégants, couchés sur plusieurs chaises, lisent leur journal et fument superbement leur cigare; les petites filles, en pantalons brodés, babillent avec des gestes coquets et des minauderies gracieuses; elles s’essayent d’avance au rôle de poupées aimables. Sauf les casaques rouges des petits paysans qui sautent, c’est l’aspect des Champs-Élysées. On sort de là par de belles promenades ombragées qui montent en zigzag sur les flancs des deux montagnes, l’une au-dessus du torrent, l’autre au-dessus de la ville; vers midi, on y rencontre force baigneurs couchés sur les bruyères, presque tous un roman à la main. Ces amateurs de la campagne ressemblent au banquier amateur de concerts, qui s’y trouvait bien parce qu’il y calculait les dividendes. Pardonnez à ces malheureux; ils sont punis de savoir lire et de ne pas savoir regarder.

IV.

Des hêtres monstrueux soutiennent ici les pentes; aucune description ne peut donner l’idée de ces colosses rabougris, hauts de huit pieds, et que trois hommes n’embrasseraient pas. Refoulée par le vent qui rase la côte, la séve s’est accumulée pendant des siècles en rameaux courts, énormes, entrelacés et tordus; tout bosselés de nœuds, déformés et noircis, ils s’allongent et se replient bizarrement, comme des membres boursouflés par une maladie et distendus par un effort suprême. On voit, à travers l’écorce crevée, les muscles végétaux s’enrôler autour du tronc et se froisser comme des membres de lutteurs. Ces torses trapus, demi-renversés, presque horizontaux, penchent vers la plaine; mais leurs pieds s’enfoncent dans les rocs par de telles attaches, qu’avant de rompre cette forêt de racines on arracherait un pan de montagne. Quelques troncs, pourris par l’eau, s’ouvrent, hideusement éventrés; chaque année, les lèvres de la plaie s’écartent; ils n’ont plus forme d’arbres; ils vivent pourtant, invincibles à l’hiver, à la pente et au temps, et poussent hardiment dans l’air natal leurs jeunes rameaux blanchâtres. Le soir, lorsqu’on passe dans l’ombre près des têtes tourmentées et des troncs béants de ces vieux habitants des montagnes, si le vent froisse les branches, on croit entendre une plainte sourde, arrachée par un labeur séculaire; ces formes étranges rappellent les êtres fantastiques de l’antique mythologie scandinave. On songe aux géants emprisonnés par le destin entre des murs qui tous les jours se resserrent, les ploient, les rapetissent, et, après mille ans de tortures, les rendent à la lumière, furieux, difformes et nains.

V.

Vers quatre heures reviennent les cavalcades; les petits chevaux du pays sont doux, et galopent sans trop d’effort; de loin, au soleil, brillent les voiles blancs et lumineux des dames; rien de plus gracieux qu’une jolie femme à cheval, quand elle n’est pas emprisonnée dans l’amazone noire, ni surmontée du chapeau en tuyau de poêle. Personne ne porte ici ce costume anglais, funèbre, étriqué: en pays gai, on prend des couleurs gaies: le soleil est un bon conseiller. Il est défendu de rentrer au galop, c’est pourquoi tout le monde rentre au galop. Le moyen d’arriver à la façon des bœufs ! On se cambre sur la selle, la chaussée résonne, les vitres tremblent, on passe superbement devant les badauds qui s’arrêtent; c’est un triomphe: l’administration des Eaux-Bonnes ne connaît pas le cœur humain, ni surtout le cœur féminin.

Le soir, tout le monde vient à la promenade horizontale; c’est un chemin plat d’une demi-lieue, taillé dans la montagne de Gourzy. Le reste du pays n’est qu’escarpements et descentes; quand, pendant huit jours on a connu la fatigue de grimper courbé, de descendre en trébuchant, de réfléchir par terre aux lois de l’équilibre, on trouve agréable de marcher sur un terrain uni et de laisser aller ses pieds sans songer à sa tête; c’est une sensation toute nouvelle de sécurité et de bien-être. La route serpente sur un versant boisé que les eaux d’hiver sillonnent de ravins blanchâtres; des sources épuisées se glissent sous les traînées de pierres et les couvrent de plantes grimpantes; on passe sous les gros hêtres, puis le long d’une plaine inclinée, peuplée de fougères, où les vaches paissent, agitant leurs clochettes; la chaleur est tombée, l’air est doux, un parfum de verdure saine et sauvage arrive avec la moindre brise: dans le demi-jour passent de belles promeneuses en blanche toilette, dont les ruches de dentelles et les mousselines flottantes se soulèvent et frémissent comme des ailes d’oiseau. Nous allions tous les jours nous asseoir sur une pierre au bout de ce chemin; de là, à travers toute la vallée d’Ossau, on suit le torrent devenu rivière; la riche vallée, coupée de moissons jaunes et de prés verts, s’ouvre largement au bout du paysage, et laisse le regard se perdre dans le lointain indistinct du Béarn. De chaque côté trois montagnes avancent leur pied vers la rivière et font onduler le contour de la plaine; les dernières descendent comme des pans de pyramides, et leurs pentes d’un bleu pâle se détachent sur les bandes rougeâtres du ciel terni. Le fond des gorges est déjà sombre; mais en se retournant on voit la cime du Ger resplendir d’un rose tendre et garder le dernier sourire du soleil.

VI.

Le dimanche, une procession de riches toilettes monte vers l’église. Cette église est une boîte ronde, en pierres et en plâtre, faite pour cinquante personnes, où l’on en met deux cents. Chaque demi-heure entre et sort un flot de fidèles. Les prêtres malades abondent et disent des messes autant qu’il en faut: tout souffre aux Eaux-Bonnes du défaut d’espace; on fait queue pour prier comme pour boire, et l’on s’entasse à la chapelle comme au robinet.

Quelquefois un entrepreneur de plaisirs publics se met en devoir d’égayer, l’après-midi; une éloquente affiche annonce le jeu du canard. On attache une perche à un arbre, une ficelle à la perche, un canard à la ficelle; les personnages les plus graves suivent avec un intérêt marqué ces préparatifs. J’ai vu des gens qui bâillent à l’Opéra faire cercle une grande heure au soleil pour assister à la décollation du pauvre pendu. Si vous avez l’âme généreuse et si vous êtes avide d’émotions, vous donnez deux sous à un petit garçon; moyennant quoi on lui bande les yeux, on le fait tourner sur lui-même, on lui met un mauvais sabre en main, et on le pousse en avant, au milieu des rires et des cris de l’assistance. « A droite ! à gauche ! holà ! frappe ! en avant ! » il ne sait auquel entendre et coupe l’air. Si par grand hasard il atteint la bête, si par un hasard plus grand il touche le cou, si enfin par miracle il détache la tête, il l’emporte, la fait cuire, la mange. En fait de divertissement, le public n’est pas difficile. Si on lui annonçait qu’une souris se noie dans une mare, il y courrait comme au feu.

« Pourquoi non ? me disait un voisin, homme bizarre et brusque; ceci est une tragédie, et très-régulière; comptez si elle n’a pas toutes les parties classiques. Premièrement, l’exposition: les instruments du supplice qu’on étale, la foule qui s’assemble, la distance qu’on marque, l’animal qu’on attache. C’est une protase du genre complexe, comme disait M. Lysidas. Secondement, les péripéties: chaque fois qu’un petit garçon part, vous êtes dans l’attente, vous vous dressez sur vos pieds, votre cœur bat, vous vous intéressez au pendu comme à votre semblable. Direz-vous que la péripétie est toujours la même ? La simplicité est la marque des grandes œuvres, et celle-ci est dans le goût indien. Troisièmement, la catastrophe: ici, elle est sanglante s’il en fut. Quant aux passions, ce sont celles qu’exige Aristote, la terreur et la pitié. Voyez comme la pauvre bête redresse la tête en frissonnant, quand elle sent le vent du sabre, de quel air lamentable et résigné elle attend le coup. Le chœur des spectateurs prend part à l’action, blâme ou loue, comme celui de la tragédie antique. Concluez que le public a raison de s’amuser, et que le plaisir n’a jamais tort.

—Vous parlez comme la Harpe; ce canard prendrait son sort en patience, s’il vous entendait. Et le bal, qu’en dites-vous ?

—Il vaut bien celui de l’Hôtel de France et du beau monde; notre danse n’est qu’une promenade, un prétexte de conversation. Voyez celle des servantes et des guides: quels entrechats ! quelles pirouettes ! ils y vont de franc jeu et de tout cœur, ils ont le plaisir du mouvement, ils sentent le ressort de leurs muscles; c’est la vraie danse inventée par la joie et le besoin d’activité physique. Ces gaillards s’empoignent et se manient comme des poutres. La grande fille que voilà est servante à mon hôtel: dites-moi si cette haute taille, cet air sérieux, cette fière attitude, ne rappellent pas les statues antiques. La force et la santé sont toujours les premières beautés. Croyez-vous que les grâces languissantes et les sourires convenus de nos quadrilles assembleraient toute cette foule ? Nous nous éloignons tous les jours de la nature; nous ne vivons que du cerveau, nous passons le temps à composer et à écouter des phrases. Voilà que j’en débite moi-même; demain je me corrige, j’achète une grosse canne, je mets des guêtres et je vais courir la campagne. Faites comme moi; marchons chacun d’un côté, et tâchons de ne pas nous rencontrer. »

PAYSAGES

I.

J’ai voulu trouver du plaisir à mes promenades, et je suis parti seul, par le premier sentier venu, allant devant moi au hasard. Pourvu qu’on ait remarqué deux ou trois points saillants, on est sûr de retrouver sa route. On a les jouissances de l’imprévu, et l’on fait la découverte du pays. Le moyen de s’ennuyer est de savoir où l’on va et par où l’on passe: l’imagination déflore d’avance le paysage. Elle travaille et bâtit à sa façon; en arrivant il faut tout renverser: cela met de mauvaise humeur; l’esprit garde son pli; la beauté qu’il s’est figurée nuit à celle qu’il voit; il ne la comprend pas, parce qu’il en comprend une autre. La première fois que je vis la mer, j’eus le désenchantement le plus désagréable: c’était par une matinée d’automne; des plaques de nuages violacés bigarraient le ciel; une brise faible hérissait la mer de petits flots uniformes. Je crus voir une des longues plaines de betteraves qu’on trouve aux environs de Paris, coupée de carrés de choux verts et de bandes d’orge rousse. Les voiles lointaines ressemblaient aux ailes des pigeons qui reviennent. La perspective me semblait étroite; les tableaux des peintres m’avaient représenté la mer plus grande. Il me fallut trois jours pour retrouver la sensation de l’immensité.

II.

Le cours du Valentin n’est qu’une longue chute à travers des rochers roulés. Le long de la promenade Eynard, pendant une demi-lieue, on l’entend gronder sous ses pieds. Au pont de Discoo, le sol lui manque: il tombe dans un demi-cirque, de gradins en gradins, en jets qui se croisent et qui heurtent leurs bouillons d’écume; puis, sous une arcade de roches et de pierres, il tournoie dans de profonds bassins dont il a poli les contours, et où l’émeraude grisâtre de ses eaux jette un doux reflet tranquille. Tout à coup il saute de trente pieds, en trois masses sombres, et roule en poussière d’argent dans un entonnoir de verdure. Une fine rosée rejaillit sur le gazon qu’elle vivifie, et ses perles roulantes étincellent en glissant le long des feuilles. Nos prairies du Nord ne donnent point l’idée d’un tel éclat; il faut cette fraîcheur incessante et ce soleil de feu pour peindre cette robe végétale d’une si magnifique couleur. Sur la pente, je voyais s’allonger devant moi un grand pan boisé de montagne; le soleil de midi le frappait en face; la masse des rayons blancs perçait la voûte des arbres; les feuilles transparentes ou luisantes resplendissaient. Sur tout ce dos éclairé on ne distinguait pas une ombre, une chaude évaporation lumineuse le couvrait comme un voile blanc de femme. J’ai revu souvent, surtout vers le soir, cet étrange vêtement des montagnes; l’air bleuâtre enfermé dans les gorges devient visible; il s’épaissit, il emprisonne la lumière et la rend palpable. L’œil pénètre avec volupté dans le blond réseau d’or qui enveloppe les croupes; il en sent la mollesse et la profondeur; les arêtes saillantes perdent leur dureté, les contours heurtés s’adoucissent: c’est le ciel qui descend et prête son voile pour couvrir la nudité des sauvages filles de la terre. Je demande pardon pour ces métaphores; on a l’air d’arranger des phrases, et l’on ne fait que raconter ses sensations.

De là, un sentier dans une prairie conduit à la gorge du Serpent: c’est une entaille gigantesque dans la montagne perpendiculaire. Le ruisseau qui s’y jette rampe écrasé sous des blocs entassés; son lit n’est qu’une ruine. On monte le long d’un sentier croulant, en s’accrochant aux tiges de buis et aux pointes de rochers; les lézards effarouchés partent comme une flèche et se blottissent dans les fentes des plaques ardoisées. Un soleil de plomb embrase les rocs bleuâtres; les rayons réfléchis font de l’air une fournaise. Dans ce chaos desséché, la seule vie est celle de l’eau qui glisse et bruit sous les pierres. Au fond du ravin, la montagne relève brusquement à deux cents pieds de haut sa paroi verticale; l’eau descend en longs filets blancs sur ce mur poli dont elle brunit la teinte rougeâtre; elle ne le quitte pas de toute sa chute: elle se colle à lui comme une chevelure d’argent ou comme une traînée de lianes pendantes. Un beau bassin évasé la retient un instant au pied du mont, puis la dégorge en ruisseau dans la fondrière.

Ces eaux des montagnes ne ressemblent pas à celles des plaines; rien ne les souille; elles n’ont jamais pour lit que le sable et la pierre nue. Si profondes qu’elles soient, on peut compter leurs cailloux bleus; elles sont transparentes comme l’air. Un fleuve n’a d’autre diversité que celle de ses rives; son cours régulier, sa masse donnent toujours la même sensation: au contraire, le Gave est un spectacle toujours changeant; le visage humain n’a pas d’expressions plus marquées et plus différentes. Quand l’eau dort sous les roches, verte et profonde, ses yeux d’émeraude ont le regard perfide d’une naïade qui fascinerait le passant pour le noyer; puis, la folle qu’elle est, bondit en aveugle à travers les roches, bouleverse son lit, se soulève en tempête d’écume, se brise impuissante et furieuse contre le bloc qui l’a vaincue. Trois pas plus loin, elle s’apaise et vient frétiller capricieusement près du bord en remous changeants, diaprée de bandes claires et sombres, se tordant comme une couleuvre voluptueuse. Quand la roche de son lit est large et polie, elle s’y étale, veinée de rose et d’azur, souriante, offrant sa glace unie à toute la lumière du soleil. Sur les herbes courbées, elle file silencieuse en lignes droites et tendues comme un faisceau de joncs, avec l’élan et la vélocité d’une truite poursuivie. Lorsqu’elle tombe en face du soleil, on voit les couleurs de l’arc-en-ciel trembler dans ses filets de cristal, s’évanouir, reparaître, ouvrage aérien, sylphe de lumière, auprès duquel une aile d’abeille paraît grossière, et que les doigts des fées n’égaleraient pas. De loin, le Gave entier n’est qu’un orage de chutes argentées, coupées de nappes bleues, splendides. Jeunesse fougueuse et joyeuse, inutile et poétique; demain cette eau troublée recevra les égouts des villes, et les quais de pierre emprisonneront son cours pour le régler.

III.

Au fond d’une gorge glaciale roule la cascade de Larresecq. Celle-là ne vaut pas sa renommée: c’est une sorte d’escalier écroulé sur lequel dégringole gauchement un ruisseau sali, perdu dans les pierres et la terre mouvante, mais, pour y arriver, on passe auprès d’une profonde rainure escarpée, où le torrent roule engouffré dans les cavernes qu’il a creusées, obstrué de troncs d’arbres qu’il déchire. Au-dessus de lui, des chênes magnifiques se rejoignent en arcades; les arbrisseaux vont tremper leurs racines jusque dans l’eau bouillonnante. Le soleil ne pénètre pas dans cette noire ravine; le Gave y perce sa route, invisible et glacé. A l’issue par laquelle il débouche, vous entendez sa clameur rauque; il se débat étranglé entre les roches: vous diriez l’agonie d’un taureau.

Cette vallée est très-retirée et très-solitaire; elle n’a point de culture; on n’y rencontre ni voyageurs ni pâtres; on ne voit que trois ou quatre vaches occupées dans un coin à brouter l’herbe. D’autres gorges, sur les flancs de la route et dans la montagne de Gourzy, sont encore plus sauvages. On y distingue à peine la trace effacée d’un ancien sentier. Y a-t-il quelque chose de plus doux que la certitude d’être seul ? Si vous êtes dans un site célèbre, vous craignez toujours de voir arriver une cavalcade; les cris des guides, l’admiration à haute voix, le tracas des chevaux qu’on attache, des provisions qu’on déballe, des réflexions qu’on étale, dérangent votre sensation naissante; la civilisation vous ressaisit. Mais ici, quelle sécurité et quel silence ! aucun objet ne rappelle l’homme; le paysage est le même qu’il y a six mille ans: l’herbe y pousse inutile et libre comme aux premiers jours; point d’oiseaux sur les branches; parfois seulement on entend le cri lointain d’un épervier qui plane. Çà et là le pan d’un grand roc saillant découpe une ombre noire sur la plaine unie des arbres: c’est le désert vierge dans sa beauté sévère. L’âme croit retrouver d’anciens amis inconnus; les formes et les couleurs ont avec elle une harmonie secrète; quand elle les rencontre pures et qu’elle en jouit sans mélange d’autres pensées, il lui semble qu’elle rentre dans son fond le plus intime et le plus calme. Cette sensation simple, après l’agitation de nos pensées ordinaires, est comme le doux murmure d’une harpe éolienne après le bruit confus d’un bal.

IV.

En descendant le Valentin, sur le versant de la Montagne Verte, j’ai trouvé les paysages moins austères. On arrive sur la rive droite du Gave d’Ossau. Un joli ruisseau descend de la montagne, encaissé entre deux murs de pierres roulées qui s’empourprent de pavots et de mauves sauvages. On gouverne sa chute pour mettre en mouvement des rangées de scies qui vont et viennent incessamment sur les blocs de marbre. Une grande fille en haillons, pieds nus, puise avec une cuiller du sable délayé dans l’eau, pour arroser la machine; avec ce sable, la lame de fer use le bloc. Un sentier suit la rive, bordé de maisons, de champs de maïs et de gros chênes; de l’autre côté s’étend une grève desséchée, où les enfants barbotent auprès des porcs qui dorment dans le sable; des flottes de canards se balancent sur les eaux claires aux ondulations du courant: c’est la campagne et la culture après la solitude et le désert. Le sentier tournoie dans un plant d’oseraies et de saules; ces longues tiges ondoyantes amies des fleuves, ces feuillages pâles qui pendent, ont une grâce infinie pour des yeux accoutumés au vert vigoureux des montagnes. On rencontre sur la droite de petites routes pierreuses qui mènent aux hameaux épars sur les pentes. Là les maisons s’adossent au mont, les unes au-dessus des autres, assises par gradins comme pour regarder dans la vallée. A midi, les gens sont dehors; chaque porte est fermée, seules dans le village, trois ou quatre vieilles femmes étendent du grain sur la roche unie qui fait l’esplanade ou la rue. Rien de plus singulier que cette longue dalle naturelle sous un tapis de grains dorés. L’église, étroite et sombre, s’élève ordinairement sur un préau en terrasse qu’entoure un petit mur; le clocher est une tour blanche carrée, avec un clocheton d’ardoises. On lit sous le porche des épitaphes sculptées dans la pierre: ce sont pour la plupart des noms de malades, morts aux Eaux-Bonnes; j’y ai vu ceux de deux frères. Mourir si loin et seuls ! Ces paroles de tendresse gravées sur une tombe font peine à voir: ce soleil est si doux ! cette vallée si belle ! il semble qu’on y respire la santé dans l’air; on souhaite de vivre; on veut, comme dit le vieux poëte, « se réjouir longtemps de sa force et de sa jeunesse. » On a pris l’amour de la vie avec l’amour de la lumière. Combien de fois, sous le ciel nébuleux du Nord, formons-nous un pareil désir ?

En tournant la montagne, on entre dans un bois de chênes qui monte sur un des versants. Ces hautes futaies espacées donnent à midi de l’ombre sans fraîcheur. Tout en haut, entre les troncs, brille un pan de ciel bleu; l’ombre et la lumière se coupent sur la mousse grise comme des dessins de soieries sur un fond de velours. Un air épais et chaud monte aux joues, chargé d’émanations végétales; il remplit la poitrine et enivre comme le vin. Le chant monotone de grillons et de sauterelles, sort des blés et des prairies, de la plaine et de la montagne; on sent que des légions vivantes s’agitent entre les bruyères et sous les chaumes; et dans les veines, où le sang fermente, court une vague sensation de bien-être, état incertain entre le sommeil et le rêve, qui replonge l’âme dans la vie animale et qui étouffe la pensée sous les sourdes impressions des sens. On se couche et on se laisse vivre; on ne sent point les heures passer, on jouit du moment présent sans plus songer au passé ni à l’avenir; on regarde les branches menues des mousses, les épis grisâtres des graminées penchées, les longs rubans des herbes luisantes; on suit la marche d’un insecte qui essaye de franchir un fourré de gazon, et qui monte et descend dans le labyrinthe des tiges. Pourquoi ne pas avouer qu’on redevient enfant et qu’on s’amuse du plus petit spectacle ? La campagne est-elle autre chose qu’un moyen de revenir au premier âge, de retrouver cette faculté d’être heureux, cet état d’attention profonde, cette indifférence à tout ce qui n’est pas plaisir et sensation présente, cette joie facile, source pleine prête à déborder au moindre choc ? J’ai passé une heure auprès d’un escadron de fourmis qui traînaient le corps d’une grosse mouche le long d’une pierre. Il s’agissait de démembrer le vaincu: à chaque patte, une petite ouvrière en corset noir tirait et travaillait de toute sa force; les autres tenaient le corps en place. Je n’ai jamais vu d’efforts plus terribles; quelquefois la proie roulait jusqu’en bas, il fallait tout recommencer. A la fin, de guerre lasse, faute de pouvoir découper et emporter la proie, on se résigna à la manger sur place.

V.

On vante la vue qu’on a sur le mont Gourzy; le voyageur est averti qu’il apercevra toute la plaine du Béarn jusqu’à Pau. Je suis forcé d’en croire le guide-manuel sur parole; j’ai trouvé les nuages au sommet et n’ai rien vu que le brouillard. Au bout de la forêt qui couvre la première pente, gisaient des arbres énormes, demi-pourris, déjà blanchis de mousse. Des cadavres de pins desséchés restaient debout; mais leur pyramide de branches montrait un pan fracassé. De vieux chênes brisés à hauteur d’homme couronnaient leur blessure de champignons moites et de fraises rouges. A voir le sol jonché, on eût dit un champ de bataille ravagé par les boulets: ce sont les pâtres qui, pour s’amuser, mettent le feu aux arbres.

Mon voisin le touriste me dit le lendemain que je n’avais pas perdu grand’chose, et me fit une dissertation contre les points de vue de montagnes. Il est voyageur intrépide, grand amateur de peinture, du reste fort bizarre et habitué à ne croire que lui-même, passionné raisonneur, violent dans ses opinions et fécond en paradoxes. C’est un singulier homme; à cinquante ans environ, il est aussi vif que s’il en avait vingt. Il est sec, nerveux, toujours bien portant et alerte, les jambes en mouvement, la tête en ébullition pour quelque idée qui vient de pousser en sa cervelle, et qui pendant deux jours lui paraîtra la plus belle du monde. Il va de l’avant et toujours à cent pas au delà des autres, cherchant le vrai en téméraire, jusqu’à aimer le danger, trouvant du plaisir à être contredit et à contredire, quelquefois trompé par cet esprit militant et aventurier. Il n’a rien qui le gêne; point de femme, d’enfants, de place, ni d’ambition. Je l’aime, quoique excessif, parce qu’il est sincère; peu à peu il m’a conté sa vie, et j’ai vu ses goûts; il s’appelle Paul, et s’est trouvé sans parents à vingt ans, avec douze mille francs de rente. Expérience faite de lui-même et du monde, il a jugé qu’un métier, une place ou un ménage l’ennuieraient, et il est resté libre. Il a éprouvé que les divertissements ne le divertissaient point, et a planté là les plaisirs; il dit que les soupers donnent mal à la tête, que le jeu donne mal aux nerfs, qu’une maîtresse honnête assujettit, qu’une maîtresse payée dégoûte. Il s’est mis à voyager et à lire. « C’est de l’eau claire, si vous voulez, dit-il; mais cela vaut mieux que votre vin frelaté: du moins, cela vaut mieux pour mon estomac. » Au reste, il se trouve bien de son régime, et prétend que les goûts comme le sien croissent avec l’âge, qu’en somme le sens le plus sensible, le plus capable de plaisirs nouveaux et divers, c’est le cerveau. Il avoue qu’il est gourmet en matière d’idées, un peu égoïste, et qu’il regarde le monde en simple spectateur, comme un théâtre de marionnettes. Je lui accorde qu’il est bon diable au fond, ordinairement de belle humeur, prenant soin de ne point marcher sur les pieds des autres, quelquefois propre à les égayer, et du moins ayant l’habitude de rester honnêtement et tranquillement dans son coin. Nous avons philosophé à l’infini l’un avec l’autre ou l’un contre l’autre; passez les pages qui suivent, si vous n’aimez pas les dissertations.

Il ne pouvait souffrir qu’on allât sur une montagne pour regarder la plaine.

« On ne sait pas ce qu’on fait, disait-il. C’est un contre-sens de perspective. C’est détruire le paysage pour en mieux jouir. A cette distance il n’y a ni couleurs ni formes. Les hauteurs sont des taupinées, les villages des taches, les rivières des lignes tracées à la plume. Les objets sont noyés dans une teinte grisâtre; l’opposition des lumières et des ombres s’efface; tout se rapetisse; vous démêlez une multitude d’objets imperceptibles: c’est le monde de Lilliput. Et là-dessus vous criez au grandiose ! Est-ce qu’un peintre s’est jamais avisé d’escalader une hauteur pour copier les vingt lieues de terrain qu’on y découvre ? Bon pour un arpenteur. Les bassins, les routes, les cultures se voient de là comme dans un atlas. Vous allez donc chercher une carte de géographie ? Un paysage est un tableau; il faut se mettre au point de vue. Mais non; on chiffre la beauté en mathématicien; on calcule que mille pieds d’élévation la rendront mille fois plus belle. Opération admirable, dont le seul défaut est d’être ridicule et de conduire par beaucoup de fatigue à beaucoup d’ennui.

—Mais les touristes, une fois au sommet, sont ravis d’enthousiasme.

—Par poltronnerie, de peur d’être accusés de sécheresse et de passer pour prosaïques; tout le monde aujourd’hui a l’âme sublime, et une âme sublime est condamnée aux cris d’admiration. Il y a encore des esprits moutons, qui admirent sur parole et s’échauffent par imitation. « Mon voisin dit que cela est beau, le livre est du même avis; j’ai payé pour monter, je dois être ravi: donc je le suis. » J’étais un jour sur une montagne avec une famille à qui le guide montrait une ligne bleuâtre indistincte en disant: « Voilà Toulouse ! » Le père, les yeux brillants, répétait aux fils: « Voilà Toulouse ! » Ceux-ci, voyant cette joie, criaient avec transport: « Voilà Toulouse ! » Ils apprenaient à sentir le beau, comme on apprend à saluer, par tradition de famille. C’est ainsi qu’on forme des artistes, et que les grands aspects de la nature impriment pour jamais dans l’âme de solennelles émotions.

—Donc une ascension est une faute de goût ?

—Point du tout; si de là-haut la plaine est laide, les montagnes sont belles; et même elles ne sont belles que de là-haut. Quand vous êtes dans une vallée, elles vous écrasent; vous ne pouvez les embrasser, vous n’en voyez qu’un pan, vous ne sauriez apprécier leur hauteur ni leur grosseur. Mille pieds et dix mille pieds sont pour vous la même chose; le spectateur est comme une fourmi dans un puits; l’éloignement tout à l’heure effaçait la beauté; la proximité maintenant supprime la grandeur. Au contraire, du haut d’un pic, les monts se proportionnent à nos organes, l’œil tourne autour des croupes et saisit leur ensemble; notre esprit les comprend, parce que notre corps les domine. Allez à Saint-Sauveur, à Baréges; vous verrez que ces masses monstrueuses ont une physionomie aussi expressive et représentent une idée aussi précise qu’un arbre ou un animal. Ici vous n’avez trouvé que de jolis détails; l’ensemble est ennuyeux.

—Vous parlez de ce pays comme un malade de son médecin. Qu’avez-vous donc à dire contre ces montagnes ?

—Elles n’ont pas de caractère marqué; elles n’ont ni l’austérité des pics chauves ni les gracieuses rondeurs des collines boisées. Ces lambeaux de verdure grisâtre, ce mauvais manteau de buis rabougri percé par les os saillants du roc, ces plaques éparses de mousses jaunâtres, ressemblent à des haillons; je veux qu’on soit nu ou vêtu, je n’aime pas les déguenillés. Les formes mêmes manquent de grandeur, les vallées ne sont ni abruptes, ni riantes; je ne trouve point les murs à pic, les larges glaciers, les entassements de cimes pelées et déchiquetées que l’on voit plus loin. Ce pays n’est assez avant ni dans la plaine ni dans la montagne; il faudrait l’avancer ou le reculer.

—Vous donnez des conseils à la nature.

—Pourquoi non ? Elle a comme une autre ses incertitudes et ses disparates. Elle n’est pas un Dieu, mais un artiste que son génie soulève aujourd’hui et laisse retomber demain. Pour qu’un paysage soit beau, il faut que toutes ses parties impriment une idée commune et concourent à produire une même sensation. S’il dément ici ce qu’il dit là-bas, il se détruit lui-même, et le spectateur n’a plus devant soi qu’un amas d’objets vides de sens. Que ces objets soient grossiers, sales, vulgaires, peu importe; pourvu qu’ils composent un tout par leur harmonie et qu’ils s’accordent pour faire sur nous une impression unique, nous sommes contents.

—De sorte qu’une basse-cour, une baraque vermoulue, une triste plaine sèche, peuvent être aussi belles que la plus sublime montagne ?

—Certainement. Vous connaissez les prairies des peintres flamands, si plates; on ne se lasse pas de les regarder. Prenez quelque chose de plus trivial encore, un intérieur de Van Ostade; un vieux bonhomme aiguise un couperet dans un coin, la mère emmaillotte son nourrisson, trois ou quatre marmots roulent parmi les outils, les chaudrons et les bancs; une file de jambons s’échelonne dans la cheminée, et le grand vieux lit s’étale au fond sous des rideaux rouges. Quoi de plus ordinaire ? Mais toutes ces bonnes gens ont un air de contentement paisible; les bambins sont chaudement et à l’aise dans des culottes trop larges, antiquités luisantes transmises de génération en génération. Il faut des habitudes de sécurité et d’abondance, pour que le ménage éparpillé gise ainsi pêle-mêle à terre; il faut que ce bien-être dure de père en fils, pour que les meubles aient pris cette couleur sombre et que toutes les teintes soient d’accord. Il n’est pas un objet qui n’indique le laisser-aller de la vie facile, la bonne humeur uniforme. Si cette convenance mutuelle des parties est la marque d’une belle peinture, pourquoi pas d’une belle nature ? Réel ou figuré, l’objet est le même; je blâme ou je loue l’un du même droit que l’autre, parce que la pratique ou la violation des mêmes règles produit en moi la même jouissance ou le même déplaisir.

—Alors les montagnes peuvent avoir une autre beauté que le grandiose ?

—Oui, puisque parfois elles ont une autre expression. Voyez cette petite chaîne isolée, contre laquelle s’appuient les Thermes: personne n’y monte; elle n’a ni grands arbres, ni roches nues, ni points de vue. Eh bien, hier j’y ai ressenti un vrai plaisir; on suit l’âpre échine de la montagne sous la maigre couche de terre qu’elle bosselle de ses vertèbres; le gazon pauvre et dru, battu du vent, brûlé du soleil, forme un tapis serré de fils tenaces; les mousses demi-séchées, les bruyères noueuses, enfoncent leurs tiges résistantes entre les fentes du roc; les sapins rabougris rampent en tordant leurs tiges horizontales. De toutes ces plantes montagnardes sort une odeur aromatique et pénétrante, concentrée et exprimée par la chaleur. On sent qu’elles luttent éternellement contre un sol stérile, contre un vent sec, contre une pluie de rayons de feu, ramassées sur elles-mêmes, endurcies aux intempéries, obstinées à vivre. Cette expression est l’âme du paysage; or, autant d’expressions diverses, autant de beautés différentes, autant de passions remuées. Le plaisir consiste à voir cette âme. Si vous ne la démêlez pas ou qu’elle manque, une montagne vous fera justement l’effet d’un gros tas de cailloux.

—Vous jetez la pierre aux touristes; demain, dans la gorge des Eaux-Chaudes, j’éprouverai si votre raisonnement a raison. »

EAUX-CHAUDES

I.

Au nord de la vallée d’Ossau est une fente; c’est le chemin des Eaux-Chaudes. Pour l’ouvrir on a fait sauter tout un pan de montagne; le vent s’engouffre dans ce froid défilé; l’entaille perpendiculaire, d’une noire couleur ferrugineuse, dresse sa masse formidable comme pour écraser le passant; sur la muraille de roches qui fait face, des arbres tortueux se perchent en étages, et leurs panaches clair-semés flottent bizarrement entre les saillies rougeâtres. La route surplombe le Gave qui tournoie à cinq cents pieds plus bas. C’est lui qui a creusé cette prodigieuse rainure; il s’y est repris à plusieurs fois et pendant des siècles; deux étages de niches énormes arrondies marquent l’abaissement de son lit et les âges de son labeur; le jour paraît s’assombrir quand on entre; on ne voit plus sur sa tête qu’une bande de ciel.

Sur la droite, une file de cônes gigantesques monte en relief sur l’ardent azur; leurs ventres s’écrasent les uns contre les autres, et débordent en bosselures; mais leurs hautes aiguilles s’élancent d’un jet, avec un essor gigantesque, vers la coupole sublime d’où ruisselle le jour. La lumière d’août s’abat sur les escarpements de pierre, sur les parois crevées, où la roche scintille niellée et damasquinée comme une cuirasse d’orient. Quelques mousses y ont incrusté leur lèpre; des tiges de buis séchées pendillent misérablement dans les fentes; mais elles disparaissent dans cette nudité héroïque: les colosses roux ou noirâtres s’étalent seuls triomphalement dans la splendeur du ciel.

Entre deux tours cannelées de granit s’allonge le petit village des Eaux-Chaudes. Qui songe ici à ce village ? Toute pensée est prise par les montagnes. La chaîne orientale, subitement tranchée, descend à pic comme le mur d’une citadelle; au sommet, à mille pieds de la route, des esplanades développent leurs forêts et leurs prairies, couronne verte et humide, d’où par centaines suintent les cascades. Elles serpentent éparpillées, floconneuses, comme des colliers de perles égrenées, sur la poitrine de la montagne, baignant les pieds des chênes lustrés, noyant les blocs de leur tempête, puis viennent s’étendre dans les longues couches où le roc nu les endort.

Ce mur de granit s’abaisse; tout d’un coup à l’orient s’ouvre un amphithéâtre de forêts. De tous côtés, à perte de vue, les montagnes en sont chargées jusqu’à la cime; plusieurs montent toutes noires, au cœur de la lumière, et hérissent leur frange d’arbres sur le jour blanc. La charmante coupe de verdure arrondit sa bordure dorée, puis se creuse, regorgeant de bouleaux et de chênes, avec les teintes changeantes et tendres qu’adoucit encore la vapeur du matin. Point de hameau, de fumée, de culture; c’est un nid riant et sauvage, pareil sans doute à la vallée qui reçut le premier homme au plus beau jour et au plus heureux printemps de l’univers.

La route tourne et tout change. La vieille bande des monts séchés reparaît menaçante. Un d’eux, à l’occident, croule fracassé comme par le marteau d’un cyclope. Il est jonché de blocs carrés, noires vertèbres arrachées de son échine; la tête manque, et ses ossements monstrueux, froissés pêle-mêle, échelonnés jusqu’au Gave, annoncent quelque défaite antique. Un autre en face allonge, d’un air morne, son dos pelé long d’une lieue; on a beau avancer, changer de vue, il est toujours là, énorme et terne. Son granit décharné ne souffre ni un arbre ni une tache de verdure; seules quelques flaques de neige blanchissent les creux de ses côtes, et sa croupe monotone tourne lugubrement, écrasant de son bastion la moitié du ciel.

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