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Voyage aux Pyrénées

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Messieurs, je ne suis pas surpris
Que de ma rencontre imprévue
Vous ayez un peu l’âme émue;
Mais lorsque vous aurez appris
En quel rang les destins ont mis
Ma naissance à vous inconnue,
Et le sujet de ma venue,
Vous rassurerez vos esprits.
Je suis le dieu de ce ruisseau,
Qui d’une urne jamais tarie,
Penchée au pied de ce coteau,
Prends le soin dans cette prairie
De verser incessamment l’eau
Qui la rend si verte et fleurie.
Depuis huit jours, matin et soir,
Vous me venez réglément voir
Sans croire me rendre visite.
Ce n’est pas que je ne mérite
Que l’on me rende ce devoir;
Car enfin j’ai cet avantage,
Qu’un canal si clair et si net
Est le lieu de mon apanage.
Dans la Gascogne, un tel partage
Est bien joli pour un cadet. »

Les deux voyageurs causaient des marées de la Garonne, et des raisons qu’en donnaient Gassendi et Descartes. Ce Dieu fort obligeant leur conte que Neptune punit par là une ancienne rébellion des fleuves. « Puis l’honnête fleuve s’enfuit, et, au bout de vingt pas, le bonhomme s’est fondu tout en eau. »

Aujourd’hui cette mythologie paraît vide, et cette pensée, plate. Regardez aux environs, les alentours la sauvent. L’insouciance, l’ivresse, sont à côté. Elle est née entre deux verres de bon vin bien savourés, au milieu d’une lettre improvisée. Est-on si difficile à table ? C’est un refrain qu’on chantonne; plat ou non, il n’importe. L’important est la bonne humeur et l’envie de rire. Je m’imagine de braves bourgeois, bien vêtus, ayant un peu de ventre, les yeux encore brillants du long dîner d’hier, des rubis sur la joue, très-disposés à s’attabler à la première auberge et à lutiner la servante. La Fontaine faisait ainsi, surtout en voyage. On s’arrêtait, on s’oubliait, les gaudrioles trottaient. On ne traversait pas la France comme aujourd’hui, à la façon d’un boulet de canon ou d’un avoué; on mettait cinq jours pour aller à Poitiers, et le soir, au coucher, on sustentait le corps. C’était le dernier âge de la bonne vie corporelle, et de cette grosse bourgeoisie qui eut sa fleur et son portrait dans la peinture flamande. Elle s’en allait déjà; la décence aristocratique et les saluts nobiliaires occupaient la littérature; Boileau imposait les vers sérieux, tous utiles et solides, comme des paires de pincettes. Aujourd’hui que le bourgeois est philosophe, ambitieux, homme d’affaires, c’est bien pis. Ne disons pas de mal des gens heureux: le bonheur est une poésie; nous avons beau nous vanter, nous n’avons plus celle-là.

IV.

La route est bordée de vignes, dont chaque pied monte à son arbre, orme ou frêne, le couronne d’une fraîche verdure, et laisse retomber ses feuilles et ses vrilles en panache. La vallée est un jardin étroit et long, entre deux chaînes de montagnes. Sur les basses pentes sont de belles prairies où les eaux vives courent aménagées dans des rigoles, arroseuses lestes et babillardes; les villages sont posés sur la petite rivière; des ceps montent le long des murs poudreux. Des mauves, droites comme des cierges, lèvent au-dessus des haies leurs fleurs rondes, brillantes comme des roses de rubis. Des vergers de pommiers passent à chaque instant des deux côtés de la voiture. Des cascades tombent dans chaque anfractuosité de la chaîne, entourées de maisons qui cherchent un abri. La chaleur et la poussière sont si grandes, que l’on est obligé, à toutes les sources qu’on rencontre, de laver avec une éponge les narines des chevaux. Mais, au fond de la vallée, s’élève un amas de montagnes noires, âpres, dont les têtes sont blanches de neige, qui nourrissent la rivière et ferment l’horizon. Enfin, nous passons sous une allée de beaux platanes, entre deux rangées de villas, de jardins, d’hôtels et de boutiques. C’est Luchon, petite ville aussi parisienne que Bigorre.

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Vallée de Luchon. (Page 324.)

LUCHON

I.

La rue est une large allée plantée de grands arbres et bordée d’assez beaux hôtels. Elle fut ouverte par l’intendant d’Étigny, qui, pour ce méfait, manqua d’être lapidé. Il fallut faire venir une compagnie de dragons pour forcer les Luchonnais à souffrir la prospérité de leur pays.

Au bout de l’allée, un joli chalet, semblable à ceux du Jardin des Plantes, abrite la source du Pré. Ses murs sont un treillis bizarre de branches tortueuses garnies de leur écorce; son toit est en chaume; son plafond est une tapisserie de mousses. Une jeune fille assise auprès des robinets distribue aux baigneurs des verres d’eau sulfureuse. Les toilettes élégantes arrivent vers quatre heures. En attendant, on s’assied à l’ombre sur des bancs de bois tressés, et l’on regarde les enfants qui jouent sur le gazon, les rangées d’arbres qui descendent vers la rivière, et la large plaine verte, semée de villages.

Au-dessous de la source sont les Thermes, qu’on achève, et qui seront les plus beaux des Pyrénées. Aujourd’hui le champ voisin est encore chargé de matériaux; la chaux fume tout le jour et fait flamboyer et frissonner l’air.

La cour des bains renferme un grand autel votif, portant une amphore sur l’une de ses faces et cette inscription:

NYMPHIS.
AUG.
SACRUM.

On a conservé encore ces deux autres:

 NYMPHIS
T. CLAUDIUS
RUFUS
V. S. L. M.
  LIXONI DEO
FABIA FESTA
V. S. L. M.

Ce dieu Lixon, dit-on, était du temps des Celtes le dieu protecteur du pays. De là le nom de Luchon. Il est estropié et non détruit. Les dieux sont vivaces.

II.

Le soir, on entend beaucoup trop de pianos. Il y a plusieurs bals, et, dans certains cafés, des orchestres. Ces orchestres sont des familles ambulantes, louées à tant par semaine, pour rendre la maison inhabitable. L’un d’eux, composé d’une flûte mâle et de quatre violons femelles, jouait intrépidement tous les soirs la même ouverture. Les privilégiés payants étaient dans la salle parmi les pupitres. Un peuple de paysans se pressait à la porte, bouche béante; on faisait cercle et l’on montait sur les bancs pour regarder.

Les marchands de toute espèce mettent leur boutique en loterie: loterie de vaisselle, loterie de livres, loterie de petits objets d’ornement, etc. Le marchand et sa femme distribuent des cartons, moyennant un sou, aux servantes, aux soldats, aux enfants qui font foule. Quelqu’un tire; la galerie et les intéressés avancent le cou avec anxiété. L’homme lit le numéro; un cri part, signe irréfléchi d’une joie expansive: « C’est moi qui gagne. A moi, monsieur le marchand. » Et l’on voit une petite servante toute rouge se dresser sur la pointe des pieds et tendre les mains. Le marchand prend un pot avec dextérité, le promène au-dessus de sa tête, le fait contempler à toute l’assistance: « Un beau moutardier; un moutardier de trois francs, à filets d’or. Qui veut des numéros ? » La séance dure quatre heures. Tous les jours elle recommence; les chalands ne manquent pas un instant.

Ces gens ont le génie de l’étalage. Un jour, on entend rouler deux tambours, suivis de quatre hommes qui marchent solennellement, emmaillottés de châles et de pièces d’étoffe. Les enfants et les chiens font procession en criant; c’est l’ouverture d’une nouvelle boutique. Le lendemain je copiai l’affiche suivante imprimée sur papier jaune:

« Fête orphéonique dans la grotte dite de Gargas.

« La Société orphéonique de la ville de Montrejean exécutera:

« La polka;

« Plusieurs marches militaires;

« Plusieurs valses;

« Divers autres morceaux des œuvres des grands maîtres.

« Entre autres amateurs qui se feront entendre, l’un d’eux chantera des strophes sur l’éternité.

« Enfin une voix ravissante, qui veut garder l’anonyme pour se dérober à ces éloges mérités qu’on aime à prodiguer à son sexe, chantera aussi divers morceaux analogues à la circonstance.

« Ce sera délicieux et même séraphique que de prêter l’oreille à l’écho des sonores congélations des stalactites, qui s’unira à l’écho vibrant de la voûte pour répéter les notes harmonieuses; et, lorsque la voix divine s’y fera entendre, le charme enivrant du prestige surpassera toutes les impressions qu’ont pu laisser dans l’âme les souvenirs des plus aimables réunions chantantes.

« Prix d’entrée: 1 franc. »

Ces gens descendent de Clémence Isaure. Leurs affiches sont des odes. Par compensation beaucoup d’odes sont des affiches.

En effet, on est ici voisin de Toulouse; comme le caractère, le type est nouveau. Les jeunes filles ont des figures fines, régulières, d’une coupe nette, d’une expression vive et gaie. Elles sont petites, elles ont la démarche légère, des yeux brillants, la prestesse d’un oiseau. Le soir, autour d’une boutique de loterie, ces jolis visages se dessinent animés et passionnés sous la lumière vacillante bordée d’ombre noire. Les yeux pétillent, les lèvres rouges tremblent, le col s’agite avec de petits mouvements brusques d’hirondelle; aucun tableau n’est plus vivant.

Si vous sortez de l’allée éclairée et tumultueuse, au bout de cent pas, vous trouvez le silence, la solitude et l’obscurité. La nuit, la vallée est d’une grande beauté; elle s’encadre et s’allonge entre deux chaînes de montagnes parallèles, piliers énormes qui s’alignent sur deux files et soutiennent la voûte sombre du ciel. Leurs arceaux la découpent comme un plafond de cathédrale, et la nef immense s’enfonce à plusieurs lieues, rayonnante d’étoiles; ces étoiles jettent des flammes. En ce moment, il n’y a qu’elles de vivantes; la vallée est noire, l’air immobile; on distingue seulement les cimes effilées des peupliers debout dans la nuit sereine, enveloppés de leur manteau de feuillage. Les derniers rameaux s’agitent, et leur bruissement ressemble au murmure d’une prière que répète le bourdonnement lointain du torrent.

III.

Au jour, la campagne est riche et riante; la vallée n’est pas une gorge, mais une belle prairie plate coupée d’arbres et de champs de maïs, parmi lesquels la rivière court sans bondir. Luchon est entouré d’allées de platanes, de peupliers et de tilleuls. On quitte ces allées pour un sentier qui suit les flots de la Pique et tournoie dans l’herbe haute. Les frênes et les chênes forment un rideau sur les deux bords; de gros ruisseaux arrivent des montagnes; on les passe sur des troncs posés en travers ou sur de larges plaques d’ardoise. Toutes ces eaux coulent à l’ombre, entre des racines tortueuses qu’elles baignent, et qui font treillis des deux côtés. La berge est couverte d’herbes penchées; on ne voit que la verdure fraîche et les flots sombres. C’est là qu’à midi se réfugient les promeneurs; sur les flancs de la vallée serpentent des routes poudreuses où courent des voitures et des cavalcades. Plus haut les montagnes grises, ou brunies par les mousses, développent à perte de vue leurs lignes douces et leurs formes grandioses. Elles ne sont point sauvages comme à Saint-Sauveur, ni écorchées comme aux Eaux-Bonnes; chacune de ces chaînes s’avance noblement vers la ville et laisse onduler derrière elle sa vaste croupe jusqu’au bout de l’horizon.

IV.

Au-dessus de Luchon est une montagne nommée Super-Bagnères. Je rencontre d’abord la Fontaine d’Amour: c’est une baraque de planches où l’on vend de la bière.

Un escalier tortueux, traversé par des sources, puis des sentiers escarpés dans une noire forêt de sapins, conduisent en deux heures aux pâturages du sommet. La montagne est haute d’environ cinq mille pieds. Ces pâturages sont de grandes collines onduleuses, rangées en étages, tapissées d’un gazon court, de thym dru et odorant; çà et là en foule les larges touffes d’une sorte d’iris sauvage, dont la fleur passe au mois d’août. On arrive fatigué, et sur l’herbe de la plus haute pointe on peut dormir au soleil le plus voluptueusement du monde. Des nuées de fourmis ailées tourbillonnaient dans les rayons tièdes. Dans un creux au-dessous de nous, on entendait les bêlements des brebis et des chèvres. A un quart de lieue, sur le dos de la montagne, une mare d’eau étincelait comme de l’acier bruni. Ici, comme sur le Bergonz et sur le pic du Midi, on aperçoit un amphithéâtre de montagnes. Celles-ci n’ont pas l’âcreté héroïque des premiers granits, noirs rochers vêtus d’air lumineux et de neige blanche. D’un seul côté, vers les monts Crabioules, les rocs nus et déchiquetés s’argentaient d’une ceinture de glaciers. Partout ailleurs, les pentes étaient sans escarpements, les formes adoucies, les angles émoussés et arrondis. Mais, quoique moins sauvage, le cirque des montagnes était imposant. L’idée du simple et de l’impérissable entrait avec une domination entière dans l’esprit subjugué. Des sensations pacifiques berçaient l’âme dans leurs ondulations puissantes. Elle se mettait à l’unisson de ces êtres inébranlables et énormes. C’était comme un concert de trois ou quatre notes indéfiniment prolongées et chantées par des voix profondes.

Le jour baissait, les nuages ternissaient le ciel refroidi. Les bois, les prés, les landes de mousses, les roches des versants, se coloraient diversement sous la lumière décroissante. Mais cette opposition des teintes, effacée par la distance et par la grandeur des masses, se fondait dans une nuance verdâtre et grise, d’un effet triste et doux, comme celui d’un vaste désert à demi peuplé de verdure. Les ombres des nuages cheminaient lentement, en brunissant les sommets fauves. Tout était d’accord, le bruit monotone du vent, la marche calme des nuages, l’affaiblissement du jour, les couleurs tempérées, les lignes amollies. C’est ici le second âge de la nature. La terre dissimule les rocs, les mousses revêtent la terre; les ondulations arrondies du sol soulevé ressemblent aux flots fatigués une heure après la tourmente. Luchon n’est pas loin de la plaine; ses montagnes sont les dernières vagues de la tempête souterraine qui dressa les Pyrénées; la distance a diminué leur violence, tempéré leur grandiose et adouci leurs escarpements.

Vers le soir, nous descendîmes dans le creux où paissaient les chèvres. Une source y coulait, recueillie dans les troncs d’arbres creusés qui servaient d’abreuvoirs aux troupeaux. C’est un plaisir délicieux, après une journée de marche, de tremper ses mains et ses lèvres dans une fontaine froide. Ce bruit sur ce plateau solitaire était charmant. L’eau filtrait à travers le bois, entre les pierres, et, chaque fois qu’elle glissait sur la terre noircie, le soleil la couvrait d’éclairs. Des lignes de joncs marquaient sa traînée jusqu’à la mare. Pâtres et bêtes étaient descendus; elle était le seul habitant de ce pré abandonné. N’était-il pas singulier de rencontrer un marécage à cinq mille pieds de hauteur ?

V.

Au midi, la rivière devient torrent. A une demi-lieue de Luchon elle s’engouffre dans un profond défilé de rochers rouges, dont plusieurs ont croulé; le lit est obstrué de blocs; les deux murailles de roches se serrent au nord, et l’eau amoncelée rugit pour sortir de sa prison; mais les arbres poussent dans les fissures, et le long des parois les fleurs blanches des ronces pendent en chevelures.

Tout près de là, sur une éminence ronde de roc pelé, s’élève une tour mauresque ruinée, qu’on nomme Castel-Vieil. Son flanc est bordé d’une affreuse montagne noire et brune, toute nue, qui ressemble à un amphithéâtre écroulé. Les assises pendent les unes sur les autres, ébréchées, disloquées, saignantes; les arêtes tranchantes et les cassures sont jaunies de misérables mousses, ulcères végétaux qui salissent de leurs plaques lépreuses la nudité de la pierre. Les pièces de ce monstrueux squelette ne tiennent ensemble que par leur masse; il est lézardé de fissures profondes, hérissé de blocs croulants, cassé jusqu’à la base; ce n’est plus qu’une ruine morne et colossale, assise à l’entrée d’une vallée, comme un géant foudroyé.

Il y avait là une vieille mendiante, pieds et bras nus, qui était digne de la montagne. Elle avait pour robe un paquet de lambeaux de toutes couleurs, cousus ensemble, et restait tout le jour accroupie dans la poussière. On aurait pu compter les muscles et les tendons de ses membres; le soleil avait desséché sa chair et roussi sa peau; elle ressemblait au roc contre lequel elle était assise; elle avait la taille haute, de grands traits réguliers, un front plissé de rides comme l’écorce d’un chêne, sous ses sourcils gris un œil noir farouche, une filasse de cheveux blancs pendants dans la poussière. Si un sculpteur eût voulu faire la statue de la Sécheresse, le modèle était là.

La vallée se rétrécit et monte; le Gave coule entre deux versants de grandes forêts, et tombe à chaque pas en cascades. Les yeux sont rassasiés de fraîcheur et de verdure; les arbres montent jusqu’au ciel, serrés, splendides; la magnifique lumière s’abat comme une pluie sur la pente immense; ses myriades de plantes la respirent, et la puissante séve qui les gorge déborde en luxe et en vigueur. De toutes parts la chaleur et l’eau les vivifient et les propagent; elles s’entassent; des hêtres énormes se penchent au-dessus du torrent; les fougères peuplent ses bords; la mousse pend en guirlandes vertes sur les arcades des racines; des fleurs sauvages poussent par familles dans les crevasses des hêtres; les longues branches vont d’un jet jusqu’à l’autre bord, l’eau glisse, bouillonne, saute d’une berge à l’autre avec une violence infatigable, et perce sa voie par une suite de tempêtes.

Plus loin, de nobles hêtres montent sur le versant et font une plaine inclinée de feuillage. Le soleil lustre leurs cimes qui bruissent. L’ombre fraîche étend sa moiteur entre leurs colonnes, sur les rubans des herbes éparses, et sur des fraises rouges comme du corail. De temps en temps la lumière s’abat par une percée, et ruisselle en cascades sur leurs flancs qu’elle illumine; des îles de clarté découpent alors la profondeur vague; les plus hautes feuilles remuent doucement leur ombre diaphane; cette ombre disparaît presque, tant la splendeur est universelle et forte. Cependant une petite source perdue égrène entre les racines son collier de cristal, et les grands papillons de velours roulent dans l’air par soubresauts brisés, comme des feuilles de châtaignier qui tombent.

Au fond d’un creux plein d’herbes, paraît l’hospice de Bagnères, lourde maison de pierres, qui sert de refuge. Les montagnes ouvrent en face leur cirque de roche, fondrière énorme et désolée; pour comble les nuages se sont amassés, et ternissent l’enceinte crevassée qui ferme l’horizon; elle tourne d’un air morne, toute nue, avec l’armée grimaçante de ses aiguilles, de ses tranchées saignantes, de ses escarpements meurtriers; sous le dôme des nuages, tournoie une bande de corbeaux qui crient. Ce puits

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Massif de la Maladetta. (Page 338.)

semble leur aire; il faut des ailes pour échapper à l’inimitié de toutes ces pointes hérissées, et de tant de gouffres béants qui attirent le passant pour le briser.

Bientôt le chemin semble arrêté; mur après mur, les rocs serrés obstruent toute issue; on avance pourtant, en zigzag, parmi les blocs roulés, sur un escalier croulant; le vent s’y engouffre et hurle. Nul signe de vie, nulle herbe; partout la nudité horrible et le froid de l’hiver. Des roches trapues se penchent en surplombant sur le précipice; d’autres avancent leur tête à la rencontre; entre elles, le regard plonge dans des gouffres noirs dont on n’aperçoit pas le fond. Les violentes saillies de toutes parts s’avancent et montent perçant l’air; là-bas, au fond, elles s’élancent en étages, escaladant les unes par-dessus les autres, amoncelées, hérissant sur le ciel leur haie de piques. Tout d’un coup, dans ce terrible bataillon, une fente s’ouvre; la Maladetta lève d’un élan son grand spectre; des forêts de pins brisés tournent autour de son pied; une ceinture de rocs noirs bosselle sa poitrine aride, et les glaciers lui font une couronne.

Rien n’est mort, et là-dessus nos organes impuissants nous trompent; ces squelettes de montagnes nous semblent inertes parce que nos yeux sont habitués à la mobile végétation des plaines; mais la nature est éternellement vivante, et ses forces combattent dans ces sépulcres de granit et de neige, autant que dans les fourmilières humaines ou dans les plus florissantes forêts. Chaque parcelle du roc presse ou supporte ses voisines; leur immobilité apparente est un équilibre d’efforts; tout lutte et travaille; rien n’est calme et rien n’est uniforme. Ces blocs que l’œil juge massifs sont des réseaux d’atomes immensément éloignés, sollicités d’attractions innombrables et contraires, labyrinthes invisibles où s’élaborent des transformations incessantes, où des fluides foudroyants circulent, où fermente la vie minérale, aussi active et plus grandiose que les autres. Qu’est-ce que la nôtre, enfermée dans l’expérience de quelques années et dans le souvenir de quelques siècles ? Que sommes-nous, sinon une excroissance passagère, formée d’un peu d’air épaissi, poussée au hasard dans une fente de la roche éternelle ? Qu’est-ce que notre pensée, si haute en dignité, si petite en puissance ? La substance minérale et ses forces sont les vrais possesseurs et les seuls maîtres du monde. Percez au-dessous de cette croûte qui nous soutient, jusqu’à ce creuset de lave qui nous tolère. C’est là que se débattent et se développent les grandes puissances, la chaleur et les affinités qui ont formé le sol, qui ont composé les roches, qui alimentent notre vie, qui lui ont fourni son berceau, qui lui préparent sa tombe. Tout s’y transforme et s’y meut comme au sein d’un arbre; et notre espèce, nichée sur un point de l’écorce, n’aperçoit pas la végétation silencieuse qui a soulevé le tronc, tendu les branches, et dont le progrès invincible amène tour à tour les fleurs, les fruits et la mort. Cependant un mouvement plus vaste emporte la planète avec ses compagnons autour du soleil, emporté lui-même vers un terme inconnu, dans l’espace infini où tourbillonne le peuple infini des mondes. Qui dira qu’ils ne sont là que pour le décorer et l’emplir ? Ces grands blocs roulants sont la première pensée et le plus large développement de la nature; ils vivent au même titre que nous, ils sont les fils de la même mère, et nous reconnaissons en eux nos parents et nos aînés.

Mais dans cette famille il y a des rangs. Je le sais, je ne suis qu’un atome; pour m’anéantir, il suffit de la moindre de ces pierres; un os épais d’un demi-pouce est la misérable cuirasse qui défend ma pensée du délire et de la mort; toute mon action, et l’action des machines inventées depuis soixante siècles, n’irait pas jusqu’à gratter un des feuillets de la croûte minérale qui me supporte et me nourrit. Et cependant, dans cette toute-puissante nature je suis quelque chose. Si, entre ses œuvres, je suis la plus fragile, je suis la dernière; si elle me confine dans un coin de son étendue, c’est à moi qu’elle aboutit. C’est en moi qu’elle atteint le point indivisible où elle se concentre et s’achève; et cet esprit par qui elle se connaît lui ouvre une nouvelle carrière en reproduisant ses œuvres, en imitant son ordre, en pénétrant son œuvre, en sentant sa magnificence et son éternité. En lui s’ouvre un second monde qui réfléchit l’autre, qui se réfléchit lui-même, et qui, au delà de lui-même et de l’autre, saisit l’éternelle loi qui les engendre tous les deux. Je mourrai demain et je ne suis pas capable de remuer un pan de cette roche. Mais pendant un instant j’ai pensé, et dans l’enceinte de cette pensée la nature et le monde ont été compris.

TOULOUSE

I.

Quand, après deux mois de séjour dans les Pyrénées, on quitte Luchon, et qu’on trouve le pays plat près de Martres, on est charmé et l’on respire à l’aise: on était las, sans le savoir, de ces barrières éternelles qui fermaient l’horizon; on avait besoin d’espace. On sentait que l’air et la lumière étaient usurpés par ces protubérances monstrueuses, et qu’on était non en pays d’hommes, mais en pays de montagnes. On souhaitait à son insu une vraie campagne, libre et large. Celle de Martres est aussi unie qu’une nappe d’eau, populeuse, fertile, peuplée de bonnes plantes, bien cultivée, commode pour la vie, patrie de l’abondance et de la sécurité. Il est certain qu’un champ de terre brune, largement labouré de profonds sillons, est un noble spectacle, et que le travail et le bonheur de l’homme civilisé font autant de plaisir à voir que l’âpreté des rocs sauvages. Une route blanche et plate allait en droite ligne jusqu’au bout de l’horizon et finissait par un amas de maisons rouges; le clocher pointu dressait son aiguille dans le ciel; sauf le soleil, on eût dit un paysage flamand. Il y avait dans les rues des intérieurs de Van Ostade. De vieilles maisons, des toits de chaume bosselés, appuyés les uns sur les autres, des machines à chanvre étalées aux portes, de petites cours pleines de baquets, de brouettes, de paille, d’enfants, d’animaux, un air de gaieté et de bien-être; par-dessus tout le grand illuminateur du pays, le décorateur universel, l’éternel donneur de joie, le soleil versait à profusion sa belle lumière chaude sur les murs de briques rougeâtres, et découpait des ombres puissantes dans des crépis blancs.

II.

Toulouse apparaît, toute rouge de briques, dans la poudre rouge du soir.

Triste ville, aux rues caillouteuses et étranglées. L’hôtel de ville, nommé Capitole, n’a qu’une entrée étroite, des salles médiocres, une façade emphatique et élégante dans le goût des décors de fêtes publiques. Pour que personne ne doute de son antiquité, on y a inscrit le mot: Capitolium. La cathédrale, dédiée à saint Étienne, n’est remarquable que par un joli souvenir:

« Vers l’an 1027, dit Pierre de Marca, la pratique était à Toulouse de souffleter publiquement un Juif le jour de Pâques, dans l’église Saint-Étienne. Hugues, chapelain d’Aimery, vicomte de Rochechouart, étant à Toulouse à la suite de son maître, bailla le soufflet au Juif avec une telle force qu’il lui écrasa la tête et lui fit tomber la cervelle et les yeux, ainsi qu’a observé Adhémar dans sa chronique. »

Le chœur où Adhémar fit cette observation ne manque pas de beauté ni de grandeur; mais ce qui frappe le plus au sortir des montagnes, c’est le musée. On retrouve enfin la pensée, la passion, le génie, l’art, toutes les plus belles fleurs de la civilisation humaine.

C’est une large salle éclairée, bordée de deux petites galeries plus hautes, qui font demi-cercle, remplie de tableaux de toutes les écoles, dont plusieurs sont excellents: Un Murillo, représentant Saint Diégo et ses religieux; on y reconnaît l’âpreté monastique, le sentiment du réel, l’expression originale et la vigueur passionnée du maître.—Un Martyre de saint André, par le Caravage, noir et horrible.—Plusieurs tableaux des Carrache, du Guerchin, du Guide.—Une Cérémonie de l’ordre du Saint-Esprit en 1635, par Philippe Champagne. Ces figures très-vraies, très-fines, très-nobles, sont des portraits du temps; on voit vivre des contemporains de Louis XIII. C’est le dessin correct, la couleur modérée, l’exactitude consciencieuse et point littérale d’un Flamand devenu Français.—Une charmante Marquise de Largillière, un corsage de guêpe en velours bleu, élégante et fière.—Un Christ crucifié de Rubens, les yeux vitreux, la chair livide, puissante ébauche, où la froide blancheur des teintes pâlies répand l’affreuse poésie de la mort.

Je ne nomme que les plus frappants; mais la sensation la plus vive vient des tableaux modernes. Ils transportent l’esprit tout d’un coup à Paris, au milieu de nos discussions, dans le monde inventif et agité des arts modernes, laboratoire immense où tant d’efforts féconds et contraires tissent l’œuvre d’un siècle rénovateur: Un tableau célèbre de Glaize, la Mort de saint Jean-Baptiste; le bourreau demi-nu, qui tient la tête, est une superbe brute, machine de mort indifférente qui vient de bien faire son métier.—Une peinture élégante et affectée de Schoppin, Jacob devant Laban et ses deux filles. Les filles de Laban sont de jolies demoiselles de salon qui viennent de se déguiser en Arabes.—Muley Abd-el-Rhaman, par Eugène Delacroix. Il est immobile sur un cheval bleuâtre et triste. Des files de soldats présentent les armes, serrés par masses dans une atmosphère étouffante, têtes lourdes, stupides et vivantes, encapuchonnées dans des burnous blancs; des tours écrasées s’entassent derrière eux sous un soleil de plomb. Ces couleurs crues, ces

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Toulouse, vue générale. (Page 342.)

vêtements pesants, ces membres bronzés, ces parasols massifs, cette expression inerte et animale, sont la révélation d’un pays où la pensée sommeille accablée et ensevelie sous le poids de la barbarie, de la religion et du climat.—Dans un coin de la petite galerie est le premier coup d’éclat de Couture, La soif de l’or. Toutes les misères et toutes les tentations viennent solliciter l’avare: une mère et son enfant affamés, un artiste à l’aumône, deux courtisanes demi-nues. Il les regarde avec une ardeur douloureuse, mais ses doigts crochus ne peuvent lâcher l’or. Ses lèvres se crispent, ses joues s’enflamment, ses yeux ardents s’attachent sur leurs gorges lascives. C’est la torture du cœur déchiré par la rébellion des sens, le désespoir concentré du désir vaincu, la sanglante domination de la passion maîtresse. Jamais visage n’a mieux exprimé l’âme. Le dessin est fier, la couleur superbe, plus hardie que dans les Romains de la décadence, si vivante qu’on oublie d’apercevoir quelques tons crus, hasardés dans l’emportement de l’invention.

C’est trop de louanges peut-être. Tous ces modernes sont des poëtes qui ont voulu être peintres. L’un a cherché des drames dans l’histoire, l’autre des scènes de mœurs, celui-ci traduit des religions, celui-là une philosophie. Tel imite Raphaël, un autre les premiers maîtres italiens; les paysagistes emploient les arbres et les nuages pour faire des odes ou des élégies. Nul n’est simplement peintre; tous sont archéologues, psychologues, metteurs en œuvre de quelque souvenir ou de quelque théorie. Ils plaisent à notre érudition, à notre philosophie. Ils sont, comme nous, pleins et comblés d’idées générales, Parisiens inquiets et chercheurs. Ils vivent trop par le cerveau et point assez par les sens; ils ont trop d’esprit et pas assez de naïveté. Ils n’aiment point une forme pour elle-même, mais pour ce qu’elle exprime; et si par hasard ils l’aiment, c’est par volonté, avec un goût acquis, par une superstition d’antiquaires. Ils sont les fils d’une génération savante, tourmentée et réfléchie, où les hommes ayant acquis l’égalité et le droit de penser, et se faisant chacun leur religion, leur rang et leur fortune, veulent trouver dans les arts l’expression de leurs anxiétés et de leurs méditations. Ils sont à mille lieues des premiers maîtres, ouvriers ou cavaliers, qui vivaient au dehors, qui ne lisaient guère, et ne songeaient qu’à donner une fête à leurs yeux. C’est pour cela que je les aime; je sens comme eux parce que je suis de leur siècle. La sympathie est la meilleure source de l’admiration et du plaisir.

III.

Au-dessous du musée est une cour carrée, fermée par une galerie de minces colonnettes qui vers le haut se courbent et se découpent en trèfles, et font une bordure d’arcades. On a réuni sous cette galerie toutes les antiquités du pays: fragments de statues romaines, bustes sévères d’empereurs, vierges ascétiques du moyen âge, bas-reliefs d’églises et de temples, chevaliers de pierre couchés tout armés sur leur cercueil. La cour était déserte et silencieuse; de grands arbres élancés, des arbrisseaux touffus, brillaient du plus beau vert. Un soleil éclatant tombait sur les tuiles rouges de la galerie; une vieille fontaine, chargée de colonnettes et de têtes d’animaux, murmurait près d’un banc de marbre veiné de rose. On voyait une statue de jeune homme entre les branches; des tiges de houblon vert montaient autour des colonnes brisées. Ce mélange d’objets champêtres et d’objets d’art, ces débris de deux civilisations mortes et cette jeunesse des plantes fleuries, ces rayons joyeux sur les vieilles tuiles, rassemblaient dans leurs contrastes tout ce que j’avais vu depuis deux mois.

FIN.

 

 

TABLE DES MATIÈRES

DédicacePage 1
I. LA COTE.
Royan.—Le fleuve.—Bordeaux3
Les Landes.—Bayonne.—Histoire de Pé de Puyane9
Biarritz.—La mer.—Saint-Jean-de-Luz.—Cérémonies au XVIIᵉ siècle28
II. LA VALLÉE D’OSSAU.
Dax.—Le peuple.—Orthez.—Froissard.—Histoire de Gaston de Foix45
Paysages.—Pau.—Mœurs du XVIᵉ siècle.—Route des Eaux-Bonnes62
Eaux-Bonnes.—Vie des baigneurs83
Paysages.—Du point de vue en pays de montagnes96
Eaux-Chaudes.—Naissance des dieux païens114
Les habitants.—Gens d’aujourd’hui, gens d’autrefois124
III. LA VALLÉE DE LUZ.
La route de Luz.—Légende d’Orton.—Défilé de Pierrefitte153
Luz.—Mœurs.—Paysages169
Saint-Sauveur.—Baréges.—Le paysage au XVIIᵉ siècle179
Cauterets.—Le lac de Gaube.—Marguerite de Navarre.—La pudeur au XVIᵉ siècle.—Un oragePage 194
Saint-Savin.—La vie monastique au moyen âge205
Gavarnie213
Le Bergonz.—Origine et formation des Pyrénées.—Le Pic du Midi226
Plantes et Bêtes235
IV. BAGNÈRES ET LUCHON.
De Luz à Bagnères.—Histoire de Bos de Bénac.—Tarbes.—Siége de Rabastens249
Bagnères-de-Bigorre265
Le monde.—Salons et promenades.—Touristes.—Bals, concerts.—De la musique dans l’éducation.—Vie et opinions philosophiques d’un chat273
Route de Luchon.—Monvoisin.—Encausse.—Du bonheur bourgeois au XVIIᵉ siècle314
Luchon.—Super-Bagnères.—Le port de Vénasque et la Maladetta325
Toulouse.—Le Musée341

FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.


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PARIS, IMPRIMERIE LAHUR
9, rue de Fleurus, 9
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NOTES:

[A] Voir le discours de Jean Petit sur l’assassinat du duc d’Orléans.

[B] Le trait suivant est tiré du siége d’Antioche: « Beaucoup de nos ennemis moururent, et d’autres pris furent conduits devant la porte de la ville; et là on leur coupait la tête, enfin de rendre plus tristes ceux qui étaient dans la ville. »

[C] Selon une inscription. On dit qu’elle est fausse.


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