Voyage aux Pyrénées
Eaux-Chaudes. (Page 116.)
Gabas est un hameau dans une maigre plaine. Le torrent y gronde sous des glaciers, parmi des troncs brisés; il descend engouffré de l’escarpement, entre des colonnades de pins, habitants muets de la gorge. Ce silence et cette roide attitude font contraste avec les sauts désespérés de l’eau neigeuse. Il y fait froid, tout y est triste; seulement, à l’horizon, on aperçoit le pic du Midi, splendide, qui lève ses deux pieux ébréchés, d’un gris fauve, au milieu du jour serein.
II.
Malgré moi j’ai songé ici aux Dieux antiques, fils de la Grèce, images de leur patrie. Ils sont nés en pays semblables, et renaissent ici en nous-mêmes, avec les sentiments qui les ont faits.
J’imagine des pâtres oisifs et curieux, à l’âme enfantine et nouvelle, non encore occupée par l’autorité d’une civilisation voisine et d’un dogme établi, actifs, hardis, naturellement poëtes. Ils rêvent, et à quoi, sinon aux êtres énormes qui, toute la journée, assiégent leurs yeux ? Comme ces têtes déchiquetées, ces corps bosselés, entassés, ces épaules tordues, sont bizarres ! Quels monstres inconnus, quelle race déformée et morne, en dehors de l’humanité ? Par quel horrible accouchement la terre les a-t-elle soulevés hors de ses entrailles, et quels combats leurs têtes foudroyées ont-elles soutenus dans les nuages et les éclairs ? Aujourd’hui encore ils menacent; seuls les aigles et les vautours sont bienvenus à sonder leurs profondeurs. Ils n’aiment pas l’homme; leurs blocs sont prêts à rouler sur lui, quand il viole leur solitude. D’un frisson, ils abattent sur ses moissons une marée de roches; ils n’ont qu’à ramasser un orage pour le noyer comme une fourmi. Comme leur visage est changeant, mais toujours redoutable ! Quels éclairs jettent leurs cimes entre les brouillards qui rampent ! Cet éclair trouble comme le regard de quelque dieu tyrannique, subitement entrevu, puis caché. Quelques-uns dans de noires fondrières, pleurent, et leurs larmes dégouttent sur leurs vieilles joues avec un sanglot sourd, parmi les pins qui bruissent et chuchottent lugubrement, comme s’ils compatissaient à ce deuil éternel. D’autres, assis en cercle, trempent leurs pieds dans des lacs qui ont la couleur de l’acier et que nul vent ne ride; ils se complaisent dans ce calme, et contemplent leur casque d’argent dans l’eau virginale. Qu’ils sont mystérieux la nuit, et quelles pensées méchantes ils roulent l’hiver, enveloppés dans leur suaire de neige ! Mais au grand jour et dans l’été, de quel élan et dans quelle gloire leur front monte au plus haut de l’air sublime, dans les pures régions rayonnantes, dans la lumière, dans leur patrie. Tout monstrueux et blessés qu’ils soient, ils sont encore les dieux de la terre, et ils ont voulu être les dieux du ciel.
Mais voici qu’une seconde race apparaît, aimable, presque humaine, le chœur des nymphes, êtres fuyants et liquides, filles des colosses difformes. Comment les ont-ils engendrées ? Nul ne le sait; la naissance des dieux, toute mystérieuse, échappe aux regards mortels. Quelques-uns disent qu’on a vu leur première perle suinter d’une herbe, ou d’une crevasse sous les glaciers, dans les hauteurs. Mais elles ont habité longtemps les entrailles paternelles; les unes, brûlantes, gardent le souvenir de la fournaise intérieure qu’elles ont vu bouillonner, et qui de temps en temps fait encore frémir le sol; les autres, glacées, ont traversé l’hiver éternel qui blanchit les cimes. Toutes au premier instant gardent la fougue de leur race; échevelées, hurlantes, en délire, elles se froissent aux rocs, elles fendent les vallées, elles emportent les arbres, elles se souillent et se débattent. Quelle fureur de jeunes filles et de bacchantes ? Mais, arrivées dans les couches lisses que la roche arrondie leur étale, elles sourient, ou s’endorment, ou jouent. Leurs yeux profonds, d’éméraude humide, ont des éclairs. Leur corps se ploie, puis se redresse; dans la fumée du matin, aux subites descentes, leur eau se gonfle, satinée et molle, comme un sein de femme. Avec quelle tendresse, de quels frémissements mignons et sauvages elles caressent les fleurs inclinées, les pousses de thym odorant qui croissent sur leurs bords entre deux arêtes de roche ? Puis d’un caprice soudain elles plongent, et crient, et se tordent, engouffrées dans une caverne, avec l’entêtement et la folie d’un enfant. Quelle joie de s’étendre ainsi au soleil ! Quelle gaieté étrange, ou quelle sérénité divine, dans ce flot transparent qui rit ou tournoie ! Ni les yeux, ni les diamants n’ont cette clarté changeante, ces reflets glauques et passionnés, ces frissons intérieurs de volupté ou d’inquiétude; toutes femmes qu’elles sont, elles sont bien déesses. Sans une puissance surhumaine, auraient-elles pu, de leur eau molle, user ces durs rochers, percer ces barrières inexpugnables ? Et par quelle vertu secrète savent-elles, innocentes d’aspect, tantôt tordre et tuer celui qui les boit, tantôt guérir l’infirme et le malade ? Elles haïssent l’un, elles aiment l’autre, et, comme leurs pères, donnent à volonté la vie ou la mort.
Ce sont là les poésies du monde païen, des peuples enfants; chacun ainsi se fit la sienne, à l’aurore des choses, au premier éveil de l’imagination et de la conscience, longtemps avant l’âge où la réflexion institua des cultes définitifs et des dogmes raisonnés. Entre ces songes éclos au matin du monde, les seuls que j’aime sont ceux d’Ionie. Là-dessus Paul s’est fâché et m’a appelé classique: « Voilà comme vous êtes tous ! vous faites un pas dans une idée, et vous vous arrêtez en poltrons. Avancez donc; il y a cent olympes en Égypte, en Islande, dans l’Inde. Chacun de ces paysages est une face de la nature; chacun de ces dieux est une des formes par lesquelles l’homme a exprimé son idée de la nature. Admirez le dieu au même titre que le paysage; l’oignon d’Égypte vaut le Jupiter olympien.
—Ceci est trop fort, et je vous prends au mot; vous allez prouver votre dire, et tirer un dieu de votre oignon.
—A l’instant même; mais commencez par vous transporter en Égypte, avant l’arrivée des guerriers et des prêtres, sur le limon du fleuve, parmi des sauvages demi-nus dans la bourbe, demi-noyés dans l’eau, demi-brûlés par le soleil. Quel aspect que celui de cette grande plage noire, fumante sous la chaleur, où les crocodiles et les poissons qui grouillent clapotent dans les flaques d’eau ! Des légions de moustiques bourdonnent; les plantes aux larges feuilles se lèvent et s’entrelacent; la terre fermente et enfante; un vertige monte au cerveau avec les lourdes exhalaisons, et l’homme troublé frémit en sentant courir dans l’air et dans ses membres la vertu génératrice par laquelle tout pullule et verdit. Il n’y avait rien l’an passé sur ce limon; quel changement étrange ! Il en sort un grand roseau droit, aux lanières luisantes, le corps gonflé de suc, plongeant dans la vase; tous les jours il enfle et change: verdoyant d’abord, il devient roux, comme le soleil dans les vapeurs. Incessamment ce fils de la vase en aspire le suc et la force; la terre le couve et y dépose toute sa vertu. Maintenant, le voilà qui de lui-même se soulève à demi, puis tout entier, et chauffe au soleil son ventre écailleux plein d’un sang âcre; ce sang pétille, si abondant qu’il crève la triple peau et suinte par la blessure. Quelle vie étrange ! et par quel miracle la pointe du sommet devient-elle un panache et un parasol ? Les premiers qui l’ont cueilli ont pleuré, comme si quelque venin avait brûlé leurs yeux; mais l’hiver, quand le poisson manque, il réjouit celui qui le rencontre. Ses énormes globes entassés ne sont-ils pas les cent mamelles de la grande nourrice, la terre ? D’autres reparaissent chaque fois que l’eau se retire; il y a quelque puissance divine cachée sous ces écailles. Qu’il ne manque jamais de renaître ! Le crocodile est dieu, puisqu’il nous dévore; l’ichneumon est dieu, puisqu’il nous sauve; l’oignon est dieu, puisqu’il nous nourrit.
—L’oignon est dieu, et Paul est son prophète; vous en aurez ce soir, à la sauce blanche. Mais, cher ami, vous me faites peur; vous rayez d’un trait trois mille ans d’histoire. Vous mettez tout de niveau, races d’artistes et races de visionnaires, peuplades sauvages et nations civilisées. J’aime le crocodile et l’oignon, mais j’aime mieux Jupiter et Diane. Les Grecs ont inventé les arts et les sciences; les Égyptiens n’ont laissé que des tas de moellons. Un bloc de granit ne vaut ni Aristote ni Homère. Ceux-là sont les premiers partout, qui, ayant raisonné clairement, ont conçu la justice et fait la science. Puis, si mauvais que soit notre temps, il l’emporte sur beaucoup d’autres. Vos grotesques et vos hallucinations orientales sont belles, mais de loin; je veux bien les contempler, non les subir. Aujourd’hui la poésie nous manque, soit; mais nous sentons la poésie des autres. Si notre musée est pauvre, nous avons les musées de tous les âges et de toutes les nations. Savez-vous ce que je tire de vos théories ? Elles m’épargneront quatre francs trois fois par mois; j’y trouverai des féeries sans sortir de ma chambre, et je n’aurai plus besoin d’aller à l’Opéra. »
LES HABITANTS
I.
Le 8 août, dès neuf heures du matin, on entendait à une demi-lieue des Eaux-Bonnes le son aigu d’un flageolet, et les baigneurs se mettaient en marche pour Aas. On y va par un chemin étroit taillé dans la montagne Verte, sur lequel se penchent des tiges de lavande et des bouquets de fleurs sauvages. Nous entrâmes dans une rue large de six pieds: c’est la grande rue. Des enfants en bonnet écarlate, étonnés de leur magnificence, se tenaient roides sur les portes et nous regardaient avec une admiration muette. La place publique est auprès du lavoir, grande comme une petite chambre: c’est là qu’on danse. On y avait posé deux tonneaux, sur les tonneaux deux planches, sur les planches deux chaises, sur les chaises deux musiciens, le tout surmonté de deux beaux parapluies bleus faisant parasols; car le soleil était de plomb, et il n’y avait pas un arbre.
Ce tableau était fort joli et original. Sous le toit du lavoir, de vieilles femmes appuyées aux piliers causaient en groupe; un flot clair sortait et ruisselait dans la rigole ardoisée; trois petits enfants, debout, ouvraient de grands yeux curieux et immobiles. Dans le sentier, les jeunes gens s’exerçaient à jeter la barre. Au-dessus de l’esplanade, sur des pointes de roc qui faisaient gradins, les femmes regardaient la danse en costume de fête: grand capuchon écarlate, corsage brodé, argenté, à fleurs de soie violette; châle jaune, à franges pendantes; jupe noire plissée, serrée au corps; guêtres de laine blanche. Ces fortes couleurs, le rouge prodigué, les reflets de la soie sous une lumière éblouissante, mettaient la joie au cœur. Autour des deux tonneaux tournoyait une ronde d’un mouvement souple, cadencé, sur un air monotone et bizarre, terminé par une note fausse, aiguë, d’un effet saisissant. Un jeune homme en veste de laine, en culotte courte, conduisait la bande; les jeunes filles allaient gravement, sans parler ni rire; leurs petites sœurs, au bout de la file, essayaient le pas à grand’peine, et la rangée de capulets de pourpre ondulait lentement comme une couronne de pivoines. De temps en temps le chef de la danse bondissait brusquement avec un cri sauvage, et l’on se rappelait qu’on était dans la patrie des ours, en plein pays de montagnes.
Paul était là sous son parapluie, l’air ravi; sa grande barbe frétillait. S’il eût pu, il eût suivi la danse.
« Avais-je raison ? Y a-t-il une chose ici qui ne soit d’accord avec le reste, et dont le soleil, le climat, le sol, ne rendent raison ? Ces gens sont poëtes. Pour avoir inventé ces habits splendides, il faut qu’ils aient été amoureux de la lumière. Jamais le soleil du Nord n’eût inspiré cette fête de couleurs; leur costume est en harmonie avec leur ciel. En Flandre, ils auraient l’air de saltimbanques; ici, ils sont aussi beaux que leur pays. Vous n’apercevez plus les vilains traits, les visages brûlés, les grosses mains noueuses qui vous choquaient hier; le soleil anime l’éclat de ces habits, et, dans cette splendeur dorée, toutes les laideurs disparaissent. J’ai vu des gens rire de cette musique: « L’air est monotone, disent-ils, contre toutes les règles, non terminé; ces notes sont fausses. » A Paris, soit; ici, non. Avez-vous senti cette expression originale et sauvage ? Comme elle convient au paysage ! Cet air n’a pu naître que dans les montagnes: le froufrou du tambourin est comme la voix traînante du vent lorsqu’il longe les vallées étroites; le son aigu du flageolet est comme le sifflement de la brise quand on l’écoute sur les cimes dépouillées; la note finale est un cri d’épervier qui plane; les bruits de la montagne se reconnaissent encore, à peine transformés par le rhythme de la chanson. La danse est aussi primitive, aussi naturelle, aussi convenable au pays que la musique: ils vont la main dans la main, tournant en rond. Quoi de plus simple ? Ainsi font les enfants qui jouent. Le pas est souple et lent: ainsi marche le montagnard; vous savez par expérience que, pour monter, il ne faut pas aller vite, et qu’ici les roides enjambées d’un citadin le jettent à terre. Ce saut, qui vous semble étrange, est une de leurs habitudes, partant un de leurs plaisirs. Pour composer une fête, ils ont choisi ce qu’ils ont trouvé d’agréable dans les habitudes de leurs yeux, de leurs oreilles et de leurs jambes. N’est-ce pas la fête la plus nationale, la plus vraie, la plus harmonieuse, et, partant, la plus belle qu’on puisse imaginer ? »
II.
Laruns est un bourg. Au lieu d’un tonneau, il y avait quatre fois deux tonneaux et autant de musiciens, qui jouaient tous ensemble et chacun un endroit différent du même air. Excepté ce charivari et plusieurs magnifiques culottes de velours, la fête était la même que celle d’Aas. Ce qu’on y va voir, c’est la procession.
On assiste d’abord aux vêpres: les femmes dans la nef sombre de l’église, les hommes dans une galerie au premier étage, les petits garçons dans une deuxième galerie plus haute, sous l’œil d’un maître d’école refrogné. Les jeunes filles, agenouillées contre la grille du chœur, disaient des Ave Maria auxquels répondait la voix grave de l’assistance; leurs voix nettes et métalliques formaient un joli contraste avec le bourdonnement sourd des répons retentissants. De vieux loups de montagne arrivés de dix lieues s’agenouillaient lourdement et faisaient crier le bois noirci de la balustrade. Une demi-clarté tombait sur la foule pressée et assombrissait l’expression de ces figures énergiques. On se fût cru au seizième siècle. Cependant les petites cloches joyeuses babillaient de leurs voix grêles et faisaient le plus de bruit possible, comme une juchée de poules au haut du clocher blanc.
Au bout d’une heure, la procession s’ordonna fort artistement et sortit. La première partie du cortége était amusante: deux files de petits polissons en veste rouge, les mains jointes sur le ventre pour y tenir leur livre, faisaient effort pour se donner un air de componction, et se regardaient en dessous d’une façon comique. Cette bande de singes habillés était menée par un bon gros prêtre, dont les rabats plissés, les manchettes et les dentelles pendantes battaient et flottaient comme des ailes. Puis un suisse piteux, en habit de douanier sale; puis un beau maire en uniforme, l’épée au côté, puis deux longs séminaristes, deux petits prêtres rebondis, une bannière de Vierge, enfin tous les douaniers et tous les gendarmes du pays; bref, toutes les grandeurs, toutes les splendeurs, tous les acteurs de la civilisation.
La barbarie était plus belle: c’était la procession des hommes et des femmes qui, un petit cierge à la main, défilèrent pendant trois quarts d’heure. J’ai vu là des figures comme celle d’Henri IV, avec l’expression sévère et intelligente, l’air sérieux et fier, les grands traits de ses contemporains. Il y avait surtout de vieux pâtres en houppelandes rousses de poils feutrés, le front traversé, non de rides, mais de sillons, bronzés et brûlés du soleil, le regard farouche comme celui d’une bête fauve, dignes d’avoir vécu au temps de Charlemagne. Certainement, ceux qui défirent Roland n’avaient pas une physionomie plus sauvage. Enfin parurent cinq ou six vieilles femmes telles que je n’en aurais jamais imaginé: une cape de laine blanche les enveloppait comme une couverture; on ne voyait que leur face noirâtre, leurs yeux de louve enfoncés et féroces, leurs lèvres marmottantes, qui semblaient dire le grimoire. On pensait involontairement aux sorcières de Macbeth; l’esprit était transporté à cent lieues des villes, dans les gorges désertes, sous les glaciers perdus où les pâtres passent des mois entiers dans les neiges d’hiver, auprès des ours qui hurlent, sans entendre une parole humaine, sans autres compagnons que les pics décharnés et les sapins mornes. Ils ont pris à la solitude quelque chose de son aspect.
III.
Les Ossalais pourtant ont, d’ordinaire, une physionomie douce, intelligente et un peu triste. Le sol est trop pauvre pour donner à leur visage cette expression de vivacité impatiente et de verve spirituelle que le vin du Midi et la vie facile donnent à leurs voisins du Languedoc. Soixante lieues en voiture prouvent que le sol forme le type. Un peu plus haut, dans le Cantal, pays de châtaignes, où les gens s’emplissent d’une nourriture grossière, vous verrez des visages rougis d’un sang lourd et plantés d’une barbe épaisse, des corps charnus, fortement membrés, machines massives de travail. Ici les hommes sont maigres et pâles; leurs os sont saillants, et leurs grands traits tourmentés comme ceux de leurs montagnes. Une lutte éternelle contre le sol a rabougri les femmes comme les plantes; elle leur a laissé dans le regard une vague expression de mélancolie et de réflexion. Ainsi les impressions incessantes du corps et de l’âme finissent par modeler le corps et l’âme; la race façonne l’individu, le pays façonne la race. Un degré de chaleur dans l’air et d’inclinaison dans le sol est la cause première de nos facultés et de nos passions.
Le désintéressement n’est pas une vertu de montagne. Dans un pays pauvre, le premier besoin est le besoin d’argent. On dispute pour savoir s’ils considèrent les étrangers comme une proie ou comme une récolte; les deux opinions sont vraies: c’est une proie qui chaque année donne une récolte. Voici un détail bien petit, mais capable de montrer avec quelle dextérité et quelle passion ils tondent un œuf.
Paul dit un jour à sa servante de remettre un bouton à son pantalon. Au bout d’une heure, elle vient avec le pantalon, et, d’un air indécis, inquiet, comme si elle craignait l’effet de sa demande: « C’est un sou, » dit-elle. J’expliquerai plus tard quelle grosse somme c’est ici qu’un sou.
Paul tire le sou sans mot dire et le donne. Jeannette s’en va sur la pointe du pied jusqu’à la porte, se ravise, revient, prend le pantalon et montre le bouton: « Ah ! c’est un beau bouton ! (Une pause.) Je n’en avais pas dans ma boîte. (Autre pause plus longue.) J’ai acheté celui-là chez l’épicier: c’est un sou. » Elle se dresse avec anxiété; le propriétaire de la culotte, toujours sans mot dire, donne un second sou.
Il est clair qu’il y a là une mine de sous. Jeannette sort, et un instant après rouvre la porte. Elle a pris son parti, et d’une voix aiguë, perçante, avec une volubilité admirable: « Je n’avais pas de fil; il a fallu acheter du fil, j’ai usé beaucoup de fil; c’était du bon fil. Le bouton ne partira plus, je l’ai cousu bien fort: c’est un sou. » Paul pousse sur la table un troisième sou.
Deux heures après, Jeannette, qui a fait ses réflexions, reparaît. Elle prépare le déjeuner avec un soin minutieux; elle essuie attentivement les moindres taches, elle adoucit sa voix, elle marche sans faire de bruit, elle est d’une prévenance charmante; puis elle dit, en déployant toutes sortes de grâces obséquieuses: « Il ne faut pas que je perde, vous ne voulez pas que je perde; l’étoffe était dure, j’ai cassé la pointe de mon aiguille. Je ne le savais pas tout à l’heure, je viens de le voir: c’est un sou. »
Paul tira le quatrième sou, en disant de son air grave:
« Courage, Jeannette; vous ferez une bonne maison, ma fille; heureux l’époux qui vous conduira, candide et rougissante, sous le toit de ses ancêtres ! Allez brosser mon pantalon. »
Les mendiants pullulent. Je n’ai jamais rencontré un enfant qui ne me demandât l’aumône; tous les habitants font ce métier, de quatre à quinze ans. Personne n’en a honte. Vous regardez de toutes petites filles, qui marchent à peine, assises au pas de leur porte et occupées à manger une pomme: elles viennent en trébuchant vous tendre la main. Vous trouvez dans une vallée un jeune pâtre
Vallée d’Ossau.—Types et costumes. (Page 132.)
auprès de ses vaches; il s’approche et vous demande quelque petite chose. Une grande fille passe avec un fagot sur la tête; elle s’arrête et vous demande quelque petite chose. Un paysan travaille au chemin. « Je vous fais une belle route, dit-il; donnez-moi quelque petite chose. » Une bande de polissons jouent au bout d’une promenade; dès qu’ils vous voient, ils se prennent par la main, commencent la danse du pays, et finissent par quêter quelque petite chose. Il en est ainsi dans toutes les Pyrénées.
Ils sont aussi marchands que mendiants. Rarement on traverse la rue sans être abordé par un guide qui vous offre ses services et vous demande la préférence. Si vous êtes assis sur une colline, vous voyez tomber du ciel deux ou trois enfants qui vous apportent des papillons, des pierres, des plantes curieuses, des bouquets de fleurs. Si vous approchez d’une étable, le propriétaire sort avec une écuelle de lait et veut à toute force vous le vendre. Un jour que je regardais un petit taureau, le bouvier me proposa de l’acheter.
Cette avidité n’est point choquante. Je remontais une fois derrière les Eaux-Bonnes le ruisseau de la Soude: c’est une sorte d’escalier disloqué qui tournoie pendant trois lieues entre des buis, dans un fond brûlé; il faut grimper sur des rocs pointus, sauter de saillie en saillie, marcher en équilibre sur des corniches étroites, gravir en zigzag des pentes escarpées de pierres roulantes. Le sentier ferait peur aux chèvres: on s’y meurtrit les pieds, et l’on court risque à chaque pas d’y prendre une entorse. J’y rencontrai de jeunes femmes et des filles de vingt ans, pieds nus, qui portaient au village, l’une un bloc de marbre dans sa hotte, l’autre trois sacs de charbon attachés ensemble, une autre cinq ou six longues et lourdes planches; la course est de trois lieues, par le soleil de midi; ajoutez trois lieues pour revenir: elle est payée dix sous.
Ils sont, comme les mendiants et les marchands, très-rusés et très-polis. La pauvreté oblige l’homme à calculer et à plaire: ils ôtent leur bonnet sitôt qu’on leur parle et sourient complaisamment; jamais de façons brutales ou naïves. Le proverbe dit très-bien: « Béarnais faux et courtois. » On se souvient des manières caressantes et de la parfaite habileté de leur Henri IV: il sut jouer tout le monde et ne heurter personne. En ce point et en beaucoup d’autres, il était de son pays. La nécessité aidant, je leur ai vu inventer des dissertations géologiques. Au milieu de juillet il y eut une sorte de tremblement de terre; on répandit le bruit qu’un vieux mur s’était écroulé: la vérité est que les fenêtres avaient tremblé, comme lorsqu’une grosse voiture passe. Aussitôt la moitié des baigneurs délogea: cent cinquante personnes s’enfuirent de Cauterets en deux jours; les voyageurs en chemise couraient à l’écurie la nuit pour atteler leurs voitures, et emportaient pour l’éclairer la lanterne de l’hôtel. Les paysans secouaient la tête d’un air de compassion et me disaient: « Voyez-vous, monsieur, ils vont chercher pis; s’il y a un tremblement, la plaine s’ouvrira et ils tomberont dans les crevasses, au lieu qu’ici la montagne est solide et les garantirait comme une maison. »
Cette même Jeannette, qui tient déjà une place si honorable dans mon histoire, fournira un exemple de la circonspection polie et de la réserve méticuleuse dont ils s’enveloppent quand ils ont peur de se compromettre. Son maître avait dessiné l’église voisine, et voulut juger son œuvre à la façon de Molière.
« Reconnaissez-vous cela, Jeannette ?
—Ah ! monsieur, c’est-y vous qui l’avez fait ?
—Qu’est-ce que j’ai copié là ?
—Ah ! monsieur, c’est bien beau.
—Mais encore, dites-moi ce qu’il y a là-dessus. »
Elle prend la feuille, la tourne et la retourne, regarde l’artiste d’un air ébahi et ne dit rien.
« Est-ce un moulin ou une église ?
—Oui-da !
—Est-ce l’église de Laruns ?
—Ah ! c’est bien beau. »
On ne put jamais la tirer de là.
IV.
Nous avons voulu savoir si les pères valaient les fils; et nous avons trouvé l’histoire du Béarn dans un bel in-folio rouge, composé en l’an 1640, par maître Pierre de Marca, Béarnais, conseiller du roi en ses conseils d’État et privé, et président en sa cour du parlement de Navarre, le tout orné d’une magnifique gravure qui représente la conquête de la Toison d’or. Pierre de Marca y fait plusieurs découvertes importantes, entre autres celle de deux rois de Navarre, personnages du neuvième siècle, inconnus jusqu’à lui: Séméno Ennéconis, et Ennéco Séménonis.
Quoique pleins de respect pour Séméno Ennéconis et Ennéco Séménonis, nous nous sommes ennuyé infiniment en lisant les procès, les brigandages et les généalogies de tous ces illustres inconnus. Paul prétend que l’histoire savante est bonne pour les ânes savants; mille dates ne font pas une idée. Un jour le célèbre historien de la Suisse, Jean de Muller, ayant voulu réciter la liste de tous les seigneurs suisses, oublia le cinquante et unième descendant de je ne sais quel vicomte; de honte et de chagrin, il fut malade: c’est comme si un général tâchait de savoir combien chacun de ses soldats a de boutons à son habit.
Nous avons trouvé que de tout temps ces bons montagnards ont été gaigneurs et picoreurs. Il est si naturel de vouloir vivre, et bien vivre ! Surtout il est si doux de vivre aux dépens d’autrui ! Jadis, en Écosse, tout vaisseau naufragé appartenait aux gens de la côte; les navires brisés leur arrivaient comme les harengs dans la saison, récolte héréditaire et légitime; ils se jugeaient volés quand un naufragé tâchait de garder son habit. De même ici les étrangers. L’arrière-garde de Charlemagne y périt avec Roland; les montagnards avaient roulé sur elle une avalanche de pierres; après quoi ils se partagèrent les étoffes, l’argent, les mulets, les bagages, et chacun s’en fut dans sa tanière. Ils traitèrent pareillement une seconde armée envoyée par Louis le Débonnaire. J’imagine que ces passages leur paraissaient une bénédiction du ciel, et comme un don particulier de la divine Providence. De belles cuirasses, des lances neuves, des colliers, des habits chauds, il y avait là tout un magasin d’or, de fer et de laine. Probablement les femmes couraient à la rencontre, bénissant le bon époux qui avait songé le mieux aux intérêts de sa petite famille et rapportait le plus de provisions. Cette naïveté dans le vol subsiste encore en Calabre. Du temps de Napoléon, un préfet gourmandait un paysan aisé qui ne payait pas ses contributions; l’autre répondit avec une franchise d’honnête homme: « Ma foi, Excellence, ce n’est pas ma faute. Voilà quinze jours que je vais tous les soirs avec ma carabine me poster sur la route pour voir s’il ne passera personne. Personne ne passe; mais je vous promets d’y retourner, jusqu’à ce que j’aie ramassé les ducats que je vous dois. »
Ajoutez à cette habitude de vol une bravoure extrême; je crois que le pays cause l’une comme l’autre; l’extrême pauvreté ôte la timidité comme les scrupules; on tond de fort près la peau du prochain, mais on est prodigue de la sienne; on est aussi capable de résistance que de profits; on prend volontiers le bien d’autrui, et on garde le sien plus volontiers encore. La liberté a poussé ici de toute antiquité, hargneuse et sauvage, aussi indigène et aussi dure qu’une tige de buis. Écoutez de quel ton parle la charte primitive:
« Ce sont ici les fors du Béarn, dans lesquels il est fait mention qu’anciennement en Béarn il n’y avait pas de seigneur, et dans ce temps ils entendirent parler avec éloge d’un chevalier. Ils allèrent le chercher, et en firent leur seigneur pendant un an; et après, il ne les voulut tenir en leurs fors et coutumes. Et la cour de Béarn s’assembla alors à Pau, et ils le requirent de les tenir ès fors et coutumes. Et lui ne le voulut pas, et lors le tuèrent en pleine cour. »
Pareillement la terre d’Ossau garda ses priviléges, même contre son vicomte. Tout voleur qui entrait avec son butin dans la vallée y était en sûreté, et pouvait le lendemain se présenter impunément devant le vicomte; il n’était jugé que lorsque celui-ci ou sa femme en son absence entraient dans la vallée pour y rendre la justice. Cela n’arrivait guère, et la terre d’Ossau était « la retraite de tous les gens de mauvaise vie et picoreurs » des environs.
V.
Ces rudes mœurs, pleines de hasard et de dangers, faisaient autant de héros que de brigands. Le premier est le comte Gaston, un des chefs de la première croisade; c’était, comme tous les grands hommes du pays, un esprit entreprenant et adroit, homme d’expérience et homme d’avant-garde. Il alla en avant pour reconnaître Jérusalem, et construisit les machines du siége; il passait pour un des plus sages au conseil, et arbora le premier sur les murs les vaches du Béarn. Personne ne frappait plus fort et ne calculait plus juste; personne n’aimait mieux à calculer et à frapper. De retour, il se battit contre ses voisins, assiégea deux fois Saragosse, assiégea Bayonne, gagna, avec le roi Alphonse, deux grandes batailles contre les Maures. Quel bon temps pour ces esprits et ces muscles d’aventuriers ! On n’avait pas besoin alors de chercher la guerre; on la trouvait partout, et le profit avec elle. Les belles courses que ces cavalcades parmi les villes merveilleuses des Sarrasins d’Asie et des Maures d’Espagne ! Que de crânes à fendre et que d’or à rapporter ! On déchargeait ainsi le trop-plein de son imagination et de sa force; on trouvait à la fois l’emploi de son corps et le salut de son âme. On ne mourait pas sottement d’une balle égarée ou d’un boulet maladroit, au milieu d’une manœuvre correcte. On subissait tous les hasards et l’imprévu de la chevalerie errante; les sens étaient en éveil; les bras travaillaient, le corps était soldat; Gaston fut tué comme un simple cavalier dans une embuscade, avec l’évêque de Huesca.
Ce qui me plaît dans l’histoire, ce sont les petites circonstances et les détails de caractère. Tel bout de phrase indique une révolution dans les facultés et dans les passions; les grands événements y tiennent au large comme dans leur cause. Voici l’un de ces mots dans la vie de Gaston. Le jour où Jérusalem fut prise, on avait fait grâce à beaucoup de musulmans. « Mais le lendemain, les autres, fâchés de voir qu’il y avait encore des infidèles en vie, montèrent sur les toits du temple, et massacrèrent et déchirèrent tous les Sarrasins, hommes et femmes[B]. » Nul raisonnement, nulle délibération; à la vue de l’habit musulman, la colère et le sang leur montent au visage, et ils s’élancent, abattent et démembrent comme des lions ou des bouchers. Lope de Véga, vieux chrétien, âpre Espagnol, a retrouvé ce sentiment de sauvage et de fanatique:
GARCIA TELLO. Pourquoi, mon père, n’avez-vous pas amené un Maure pour que je puisse le voir ?
LE VIEUX TELLO, lui montrant les prisonniers. Eh bien, Garcia, en voilà.
GARCIA. Ah ! ce sont des Maures ? Ils ressemblent à des hommes.
LE VIEUX TELLO. Mais aussi ce sont des hommes.
GARCIA. Ils ne méritent pas d’être.
LE VIEUX TELLO. Pourquoi ?
GARCIA. Parce qu’ils ne croient ni en Dieu ni en la vierge Marie; leur vue me fait bouillir le sang, mon père.
LE VIEUX TELLO. En as-tu peur ?
GARCIA. Pas plus que vous, mon père. (Allant vers les prisonniers.) Chiens, j’ai envie de vous mettre en morceaux, de mes mains; vous allez connaître ce que c’est qu’un chrétien. (Il s’élance contre eux et les poursuit.)
LE VIEUX TELLO. Oh ! le bon petit fils ! Vive Dieu ! il est fin comme du corail.
TELLO. Mendo, vois qu’il ne leur fasse pas de mal.
LE VIEUX TELLO. Laisse-lui en tuer un ou deux; c’est ainsi qu’on apprend à tuer au faucon dès son plus jeune âge.
En effet, ce sont des faucons ou des vautours. Dans la chanson de Roland, quand les preux demandent à Turpin l’absolution de leurs fautes, l’archevêque leur recommande pour pénitence de bien frapper.
Mais en même temps, c’étaient des esprits et des âmes d’enfants. « Hauts sont les puits, et les vallées ténébreuses, les rochers noirs, les défilés merveilleux, » voilà toute leur description des Pyrénées; ils sentent en bloc et disent de même. Un enfant interrogé sur Paris, qu’il venait de voir pour la première fois, répondit: « Il y a beaucoup de rues, et des voitures partout, et des maisons très-grandes, et deux grandes colonnes sur deux places. » Le vieux poëte est comme lui; il ne sait pas décomposer ses impressions. Comme lui, il aime le merveilleux, et se plaît aux histoires gigantesques. Dans la bataille de Roncevaux tout grandit, et à l’infini. Les preux tuent toute l’avant-garde des Sarrasins, cent mille hommes, puis l’armée du roi Marsile, trente bataillons, chacun de dix mille hommes. Roland sonne le cor, et la clameur arrive à trente lieues jusqu’à Charlemagne, dont les soixante mille hautbois se mettent à retentir. Quelles visions de pareils mots éveillaient dans ces cerveaux neufs ! Puis tout d’un coup l’arc se débandait; Roland blessé se souvient « des hommes de son lignage, de la douce France, de Charlemagne son seigneur qui le nourrit, et ne peut se tenir d’en pleurer et d’en soupirer. » Au sortir du carnage dont ils emplirent Jérusalem, les croisés allèrent pieds nus, pleurant, et chantant, jusqu’au saint sépulcre. Plus tard, quand une partie des barons voulut quitter la croisade de Constantinople, les autres allèrent à leur rencontre, et tombant à genoux les supplièrent; tous s’embrassèrent alors, éclatant en sanglots. Enfants robustes: ce mot exprime tout; ils tuaient et hurlaient en bêtes de proie, puis la fougue apaisée ils revenaient aux larmes et aux tendresses d’un enfant qui se jette au cou de son frère, ou qui va faire sa première communion.
VI.
Je reviens à mes Béarnais: ils étaient les plus alertes et les plus avisés de la bande.
Les comtes de Béarn se battent et traitent avec tout le monde; ils flottent entre le patronage de la France, de l’Espagne et de l’Angleterre, et ne sont sujets de personne; ils passent de l’un à l’autre et toujours avec profit, « attirés, dit Matthieu Paris, par les livres sterling et par les écus dont ils avaient grand besoin, et dont il y avait grande foison. » Ils sont toujours les premiers aux rudes coups et aux bonnes affaires; ils vont se faire tuer en Espagne ou demander de l’argent à Poitiers. Ce sont des calculateurs et des aventuriers, amoureux des batailles par imagination et courage, amoureux du gain par nécessité et réflexion.
C’est ainsi que leur Henri gagna la couronne de France, très-occupé de ses intérêts, très-peu occupé de sa vie, et toujours pauvre. Du camp de la Fère, déjà reconnu roi, il écrivait: « Je n’ai quasi un cheval sur lequel je puisse combattre ni un harnais complet que je puisse endosser; mes chemises sont toutes déchirées, mes pourpoints troués au coude. Ma marmite est souvent renversée, et, depuis deux jours, je dîne et je soupe chez les uns et chez les autres, mes pourvoyeurs disant n’avoir plus moyen de fournir pour ma table, d’autant qu’il n’y a plus de six mois qu’ils n’ont reçu d’argent. »
Un mois après, à Fontaine-Française, il chargeait une armée avec huit cents cavaliers et faisait le coup de pistolet par plaisir, comme un soldat. Mais en même temps ce père du peuple traitait le peuple de la façon que voici: « Les prisons de Normandie étaient pleines de prisonniers pour le payement de l’impôt du sel. Ils y pourrissaient tellement qu’on en avait tiré jusqu’à cent vingt cadavres pour une fois. Le parlement de Rouen supplia Sa Majesté d’avoir pitié de son peuple; mais le roi, qui avait été instruit qu’il venait un grand trésor de cet impôt, commença à dire qu’il voulait que ledit impôt fût levé, et semblait qu’il voulût tourner le reste en risée. »
Bon diable sans doute, mais diable à quatre; nous les aimons, nous autres Français; ils sont aimables, mais parfois pendables. Ceux-ci prudents par-dessus le marché, étaient faits pour être officiers de fortune.
« Gassion, dit Tallemant des Réaux, était le quatrième garçon et avait un cadet. Après qu’il eut fait ses études, on l’envoya à la guerre; mais on ne le mit pas autrement en bon équipage. Son père lui donna pour tous chevaux un vieux courtaud qui pouvait bien avoir trente ans; il n’y avait plus que celui-là dans tout le Béarn, et on l’appelait par rareté le courteau de Gassion. Il y a apparence que ce jeune homme n’était guère mieux pourvu d’argent que de monture. Ce gentil coursier le laissa à quatre ou cinq lieues de Pau. Cela n’empêcha pas qu’il n’allât jusqu’en Savoie, où il se mit dans les troupes du duc de Savoie, car alors il n’y avait point de guerre en France. Mais le feu roi ayant rompu avec ce prince, tous les Français eurent ordre de quitter son service; cela obligea notre aventurier à revenir au service du roi.
« A la prise du pas de Suze, il fit si bien, n’étant que simple cavalier, qu’on le fit cornette; mais la compagnie dont il était cornette ayant été cassée, il vient à Paris et demande une casaque de mousquetaire. On la lui refuse à cause de sa religion. De dépit, il passe avec quelques Français en Allemagne, et, quoique dans la troupe il y eût des gens plus qualifiés que lui, sachant parler latin, on le prit partout pour le principal de la bande. Un de ceux-là fit les avances d’une compagnie de chevau-légers qu’ils vinrent lever en France pour le roi de Suède; il en fut lieutenant; son capitaine fut tué, le voilà capitaine lui-même. Il se fit bientôt connaître pour un homme de cœur, de telle sorte qu’il obtint du roi de Suède qu’il ne recevrait d’ordre que de Sa Majesté seule; ce fut à la charge de marcher toujours à la tête de l’armée et de faire en quelque sorte le métier d’enfant perdu. Dans cet emploi, il reçut un furieux coup de pistolet dans le côté droit, dont la plaie s’est rouverte plusieurs fois, tantôt avec danger de la vie, tantôt cette ouverture servant de crise aux autres maladies. »
Il était tout soldat, avant tout amateur de bravoure. Un paysan rebelle, à Avranches, se battit admirablement devant une barricade, et tua le marquis de Courtaumer, qu’il prit pour Gassion. Gassion fit chercher partout ce vaillant homme pour lui faire grâce et le mettre dans son régiment. Le chancelier Séguier prit l’affaire en homme de robe; quelque temps après, ayant saisi le paysan, il le fit rouer.
Il traitait les affaires civiles comme les affaires militaires. Il fit dire à un marchand de Paris, qui lui fit banqueroute de dix mille livres, « qu’il lui serait impossible de laisser au monde un homme qui emportait son bien. » Il fut payé.
« Il mena admirablement les gens à la guerre. J’en ai ouï conter une action bien hardie et bien sensée tout ensemble: avant que d’être maréchal de camp, il demanda à quelques gentilshommes s’ils voulaient venir en parti avec lui. Ils y allèrent. Après avoir couru toute une matinée sans rien trouver, il leur dit: « Nous sommes trop forts; les partis fuient devant nous. Laissons ici nos cavaliers, et allons-nous-en tout seuls. » Les volontaires le suivent; ils s’avancent jusqu’auprès de Saint-Omer. Quand ils furent là, voilà deux escadrons de cavalerie qui paraissent et leur coupent le chemin; car Saint-Omer était à dos de nos gens. « Messieurs, leur dit-il, il faut périr ou passer. Mettez-vous tous de front; allez au grand trot à eux et ne tirez point. Le premier escadron craindra, voyant que vous ne voulez tirer qu’à brûle-pourpoint; il reculera et renversera l’autre. » Cela arriva comme il l’avait dit: nos gentilshommes, bien montés, forcent les deux escadrons et se sauvent tous, à un près.
« En voici un autre qui est bien aussi hardi; mais il me semble un peu téméraire. Ayant eu avis que les Cravates emmenaient les chevaux du prince d’Enrichemont, il voulut aller les charger, accompagné seulement de quelques-uns de ses cavaliers, et, s’étant trouvé un grand fossé entre lui et les ennemis, il le fit passer à la nage à son cheval, sans regarder si on le suivait, tellement qu’il alla seul aux ennemis, en tua cinq, mit les autres en fuite, et revint avec trois des nôtres qu’ils avaient pris, et qui lui aidèrent peut-être dans le combat. Il ramena tous les chevaux. »
L’ancien chevau-léger reparaissait sous le général. Aussi resta-t-il toujours le camarade de ses soldats. Quand quelqu’un avait offensé le moindre de ses cavaliers, il menait avec lui ce cavalier et lui faisait rendre raison d’une façon ou d’une autre.
« La Vieuxville, depuis surintendant, lui donna son fils aîné pour apprendre le métier de la guerre. Ce jeune homme traita Gassion à l’armée magnifiquement. « Vous vous moquez, dit-il, monsieur le marquis: à quoi bon toutes ces friandises ? Mordioux ! il ne faut que bon pain, bon vin et bon fourrage. » Il pensait à son cheval autant qu’à lui-même.
Il était méchant courtisan et ne s’inquiétait guère des cérémonies. Un jour, il alla à la cène devant le prince palatin, et, le dimanche suivant, ayant trouvé sa place prise, il ne voulut jamais souffrir qu’un gentilhomme en sortît, et alla chercher place ailleurs. Du reste, peu galant avec les dames et sur ce point très-indigne d’Henri IV.
« A la cour, beaucoup de filles, qui eussent bien voulu de lui, le cajolaient et lui disaient: « Vraiment, monsieur, vous avez fait les plus belles choses du monde.—Cela s’entend bien, » disait-il. Une ayant dit: « Je voudrais bien avoir un mari comme M. de Gassion.—Je le crois bien, » répondit-il.
« Il disait de Mlle de Ségur, vieille et laide: Elle me plaît, cette fille; elle ressemble à un Cravate. »
« Quand Bougis, son lieutenant de gendarmes, demeurait trop longtemps à Paris l’hiver, il lui écrivait: « Vous vous amusez à ces femmes, vous périrez malheureusement; ici vous verriez quelque belle occasion. Quel diable de plaisir d’aller au Cours et de faire l’amour ! Cela est bien comparable au plaisir d’enlever un quartier ! »
Son frère Bergeré paraissait peu goûter ce plaisir. Gassion, alors colonel, lui ordonna en une occasion d’aller à la charge avec cinquante reîtres, et lui déclara que s’il lâchait pied, il lui passerait l’épée au travers du corps. Excellente manière de former les hommes ! Bergeré s’en trouva bien, et depuis alla aux coups tout comme un autre.
Ces deux aventuriers eurent une fin toute militaire. Leur frère le président, pour épargner l’argent, fit embaumer Bergeré par un valet de chambre qui le charcuta horriblement. Pour Gassion, il attendit trois mois une sépulture. « Le président, se lassant de payer le louage des draps funèbres, les rendit et en fit mettre d’autres qui lui coûtaient dix sols de moins par jour. Enfin il fit faire un petit caveau entre deux portes dans le vieux cimetière; il les fit ensevelir un jour de prêche sans aucune solennité, ni sans qu’on pût dire qu’on y était allé pour eux. » Les trois quarts des héros ont été enterrés ainsi, comme des chiens.
Le dernier de ces d’Artagnan, coureurs héroïques d’aventures profitables, naquit à Pau, rue du Tran, nº 6[C]. Tambour en 1792, il était en 1810 prince royal de Suède. Il avait fait son chemin, et perdu ses préjugés en route. Comme Henri IV, il trouvait qu’un royaume vaut bien une messe; il fit aussi « le saut périlleux, » mais en sens inverse, et laissa là sa religion comme une vieille casaque; affaire de friperie: un manteau royal et tout neuf valait mieux.
III
LA VALLÉE DE LUZ
ROUTE DE LUZ
I.
La voiture part des Eaux-Bonnes avec l’aube. Le soleil se lève à peine, et les montagnes le cachent encore. De pâles rayons viennent colorer les mousses du versant occidental. Ces mousses, trempées de rosée, semblent s’éveiller sous la première caresse du jour. Des teintes roses, d’une douceur inexprimable, se posent sur les sommets, puis descendent sur les pentes. On n’aurait jamais cru ces vieux êtres décharnés capables d’une expression si timide et si tendre. La lumière croît, le ciel s’élargit, l’air s’emplit de joie et de vie. Un pic chauve au milieu des autres se détache plus noir dans une auréole de flamme. Tout d’un coup entre deux dentelures, part, comme une flèche éblouissante, le premier regard du soleil.
II.
Au delà de Pau, s’étend un pays riant, doré de moissons, où le Gave tord ses replis bleus entre des grèves blanches. Sur la droite, dans un voile lointain de vapeur lumineuse, les Pyrénées lèvent leurs cimes dentelées et les pointes nues de leurs rocs noirs. Leurs flancs, que les eaux d’hiver sillonnent, sont parfaitement rayés et comme labourés par un râteau de fer. On voit s’ouvrir le pays pittoresque et les grandes montagnes; les clôtures des champs sont en galets roulés; dans leurs fissures foisonnent des graminées ondoyantes, de jolies bruyères, des touffes de sédums jaunes et surtout de petits géraniums roses qui brillent au soleil comme des étoiles de rubis. On est tout porté à chercher des nymphes; nous en rencontrons six dans un verger, non pas à la vérité dansantes, mais crottées. Elles mangent du pain et du fromage, et nous regardent la bouche béante, accroupies sur leurs talons.
III.
Coarraze garde encore une tour et un portail, débris d’un château. Ce château a sa légende, et Froissart la conte d’un style si coulant, si aimable, si détaillé et si expressif, qu’il faut le copier tout au long.
Le sire de Coarraze était en dispute avec un clerc; le clerc partit en faisant des menaces. « Quand le chevalier y pensoit le moins, environ trois mois après, vinrent en son chastel de Coarraze, là où il se dormoit en son lit de lez de sa femme, messagers invisibles qui commencèrent à bûcher et à tempêter tout ce qu’ils trouvoient parmi ce chastel, en tel manière, que il sembloit que ils dussent tout abattre; et bûchoient les coups si grands à l’huys de la chambre du seigneur, que la dame qui se gisoit en son lit en étoit toute effrayée; le chevalier oyoit bien tout ce, mais il ne sonnoit mot, car il ne vouloit pas montrer courage d’homme ébahi; et aussi il étoit hardi assez pour attendre les aventures.
« Ce tempêtement et effroi fait en plusieurs lieux parmi le chastel dura un long espace et puis se cessa. Quand ce vint à lendemain, toutes les mesnies de l’hôtel s’assemblèrent et vinrent au seigneur à l’heure qu’il fut découché et lui demandèrent: « Monseigneur, n’avez-vous point ouy ce que nous avons anuit ouy ? » Le sire de Coarraze se feignit et dit: « Non; quelle chose avez-vous ouy ? » Adonc lui recordèrent-ils comment on avoit tempêté aval son chastel et retourné et cassé toute la vaisselle de la cuisine. Il commença à rire et dit que ils l’avoient songé et que ce n’avoit été que vent. « En nom Dieu, dit la dame, je l’ai bien ouy. »
« Quant ce vint l’autre nuit après ensuivant, encore revinrent ces tempêteurs mener plus grand’noise que devant et bûcher les coups moult grands à l’huys et aux fenêtres de la chambre du chevalier. Le chevalier saillit sus en my son lit, et ne se put ni se volt abstenir que il ne parlât et ne demandât « Qui est-ce là, qui ainsi bûche en ma chambre à cette heure ? »
« Tantôt lui fut répondu: « Ce suis-je, ce suis-je. » Le chevalier dit: « Qui t’envoye ici ?—Il m’y envoye le grand clerc de Casteloigne à qui tu fais grand tort, car tu lui tols les droits de son héritage. Si ne te lairay en paix, tant que tu lui en auras fait bon compte et qu’il soit content. » Dit le chevalier: « Et comment t’appelle-t-on, qui es si bon messager ?—On m’appelle Orton.—Orton, dit le chevalier, le service d’un clerc ne te vaut rien, il te fera trop de peine si tu veux le croire; je te prie, laisse-le en paix et me sers, et je t’en saurai gré. »
« Orton fut tantôt conseillé de répondre, car il s’enamoura du chevalier et dit: « Le voulez-vous ?—Oui, dit le sire de Coarraze; mais que tu ne fasses mal à personne de céans; je me chevirai bien à toi et nous serons bien d’accord.—Nennil, dit Orton, je n’ai nulle puissance de faire autre mal que de toi réveiller et destourber ou autrui, quand on devrait le mieux dormir.—Fais ce que je dis, dit le chevalier, nous serons bien d’accord, et laisse ce méchant désespéré clerc. Il n’y a rien de bien en lui, fors que peine pour toi, et si me sers.—Et puisque tu le veux, dit Orton, et je le veuil. »
« Là s’enamoura tellement cil Orton du seigneur de Coarraze, que il le venoit voir bien souvent de nuit, et quand il le trouvoit dormant, il lui hochoit son oreiller, ou il heurtoit grands coups à l’huys ou aux fenêtres de la chambre, et le chevalier, quand il étoit réveillé, lui disoit: « Orton, laisse-moi dormir, je t’en prie.—Non ferai, disoit Orton, si t’aurai ainçois dit des nouvelles. » Là avoit la femme du chevalier si grand paour, que tous les cheveux lui dressoient, et se muçoit en la couverture. Là lui demandoit le chevalier:
« Et quelles nouvelles me dirois-tu et de quel pays viens-tu ? » Là disoit Orton: « Je viens d’Angleterre, ou d’Allemagne, ou de Hongrie, ou d’un autre pays, et puis je m’en partis hier, et telles choses et telles y sont avenues. » Si savoit ainsi le sire de Coarraze par Orton tout quant que il avenoit par le monde; et maintint cette ruse cinq ou six ans et ne put s’en taire, mais s’en découvrit au comte de Foix par une manière que je vous dirai.
« Le premier an, quand le sire de Coarraze venoit vers le comte à Ortais ou ailleurs, le sire de Coarraze lui disoit: « Monseigneur, telle chose est avenue en Angleterre, ou en Écosse, ou en Allemagne, ou en Flandre, ou en Brabant, ou autres pays; » et le comte de Foix, qui depuis trouvoit ce en voir (vrai), avoit grand’merveille dont telles choses lui venoient à savoir. Et tant le pressa et examina une fois, que le sire de Coarraze lui dit comment et par qui toutes telles nouvelles il savoit, et par quelle manière il y étoit venu. Quand le comte de Foix en sçut la vérité, il en eut trop grand’joie et lui dit: « Sire de Coarraze, tenez-le à amour; je voudrois bien avoir un tel messager; il ne vous coûte rien, et si savez véritablement tout quant que il avient par le monde. » Le chevalier répondit: « Monseigneur, aussi ferai-je. »
« Ainsi était le sire de Coarraze servi de Orton, et fut longtemps. Je ne sais pas si cil Orton avoit plus d’un maître, mais toutes les semaines de nuit, deux ou trois fois, il venoit visiter le seigneur de Coarraze et lui recordoit des nouvelles qui étoient avenues en pays où il avait conversé, et le sire de Coarraze en escriptoit au comte de Foix, lequel en avoit grand’joie, car c’étoit le sire en ce monde, qui plus volontiers oyoit nouvelles d’étranges pays. Une fois étoit le sire de Coarraze avec le comte de Foix; si jangloient entre eux deux ensemble de Orton et chéy à matière que le comte lui demanda: « Sire de Coarraze, avez-vous point encore vu votre messager ? » Il répondit: « Par ma foi, monseigneur, nennil, ni point je ne l’ai pressé.—Non ? dit-il. C’est merveille; si me fût aussi bien appareillé comme il est à vous, je lui eusse prié que il se fût démontré à moi. Et vous prie que vous vous en mettez en peine, si me saurez à dire de quelle forme il est, et de quelle façon. Vous m’avez dit qu’il parole le gascon si comme moi ou vous.—Par ma foi, dit le sire de Coarraze, c’est la vérité, il le parole aussi bien et aussi bel comme moi et vous; et par ma foi, je me mettrai en peine de le voir, puisque vous me le conseillez. »
« Avint que le sire de Coarraze, comme les autres nuits avoit été, étoit en son lit en sa chambre, de côté sa femme, laquelle étoit jà toute accoutumée de ouïr Orton et n’en avoit plus nul doute, lors vint Orton, et tire l’oreiller du seigneur de Coarraze qui fort dormoit; le sire de Coarraze s’éveilla tantôt et demanda: « Qui est-ce là ? » Il répondit: « Ce suis-je, voir Orton.—Et d’où viens-tu ?—Je viens de Prague en Bohême; l’emperière de Rome est mort.—Et quand mourut-il ?—Il mourut devant hier.—Et combien a de ci à Prague en Bohême ?—Combien ? dit-il; il y a bien soixante journées.—Et si en es-tu sitôt venu ?—M’ait Dieu ! voire, je vais aussitôt ou plustôt que le vent.—Et as-tu ailes ?—M’ait Dieu ! Nennil.—Et comment donc peux-tu voler sitôt ? » Répondit Orton: « Vous n’en avez que faire du savoir.—Non, dit-il, je te verrais volontiers pour savoir de quelle forme et façon tu es. » Répondit Orton: « Vous n’en avez que faire du savoir; suffise vous quand vous me oyez et je vous rapporte certaines et vraies nouvelles.—Par Dieu ! Orton, dit le sire de Coarraze, je t’aimerois mieux si je t’avois vu. » Répondit Orton: « Et puisque vous avez tel désir de moi voir, la première chose que vous verrez et encontrerez demain au matin, quand vous saudrez hors de votre lit, ce serai-je.—Il suffit, dit le sire de Coarraze. Or, va, je te donne congé pour cette nuit. »
« Quand ce vint au lendemain matin, le sire de Coarraze se commença à lever, et la dame avoit telle paour que elle fit la malade, et que point ne se leveroit ce jour, ce dit-elle à son seigneur qui vouloit que elle se levât. « Voire, dit la dame, si verrois Orton. Par ma foi, ne le veuil, si Dieu plaît, ni voir ni encontrer. » Or dit le sire de Coarraze: « Et ce fais-je. » Il sault tout bellement hors de son lit, et cuidoit bien adonc voir en propre forme Orton, mais ne vit rien. Adonc vint-il aux fenêtres et les ouvrit pour voir plus clair en la chambre, mais il ne vit rien chose que il pût dire: « Vecy Orton. » Ce jour passé, la nuit vint. Quand le sire de Coarraze fut en son lit couché, Orton vint et commença à parler ainsi comme accoutumé avoit. « Va, va, dit le sire de Coarraze, tu n’es qu’un bourdeur; tu te devois si bien montrer à moi hier qui fut, et tu n’en as rien fait.—Non ! dit-il, si ai, m’aist Dieu !—Non as.—Et ne vîtes-vous pas, ce dit Orton, quand vous saulsistes hors de votre lit, aucune chose ?—Oil, dit-il, en séant sur mon lit, et pensant après toi, je vis deux longs fétus sur le pavement, qui tournèrent ensemble et se jouoient.—Et ce étois-je, dit Orton, en cette forme-là, m’étois-je mis. » Dit le sire de Coarraze: « Il ne me suffit pas; je te prie que tu te mettes en autre forme, telle que je te puisse voir et connoître. » Répondit Orton: « Vous ferez tant que vous me perdrez et que je me tannerois de vous, car vous me requérez trop avant. » Dit le sire de Coarraze: « Non feras-tu, ni te tanneras point de moi; si je t’avois vu une seule fois, je ne te voudrois plus jamais voir.—Or, dit Orton, vous me verrez demain, et prenez bien garde que la première chose que vous verrez, quand vous serez issu hors de votre chambre, ce serois-je.—Il suffit, dit le sire de Coarraze; or, t’en va meshuy, je te donne congé, car je veuil dormir. »
« Orton se partit. Quand ce vint à lendemain à heure de tierce, que le sire de Coarraze fut levé et appareillé, si comme à lui appartenoit, il issit hors de sa chambre et vint en une galeries qui regardoient en mi la cour du chastel. Il jette les yeux et la première chose que il vit, c’étoit que en sa cour a une truie la plus grande que oncques avoit vu, mais elle étoit tant maigre que par semblant on n’y veoit que les os et la pel; et avoit un museau long et tout affamé. Le sire de Coarraze s’émerveilla trop fort de cette truie et ne la vit point volontiers et commanda à ses gens: « Or tôt mettez les chiens hors, je veuil que cette truie soit pillée. » Les varlets saillirent avent, et defrêmèrent le lieu où les chiens étoient et les firent assaillir la truie. La truie jeta un grand cri et regarda contremont sur le seigneur de Coarraze, qui s’appuyoit devant sa chambre à une étaie. On ne la vit oncques puis, car elle s’esvanouit, ni on ne sçut que elle devint.
« Le sire de Coarraze rentra dans sa chambre tout pensif, et lui alla souvenir de Orton, et dit: « Je crois que j’ai huy vu mon messager; je me repens de ce que j’ai huyé et fait huïer mes chiens sur lui; fort y a si je le vois jamais, car il m’a dit plusieurs fois que sitôt que je le courroucerois je le perdrois et ne revenroit plus. » Il dit vérité: oncques puis ne revint en l’hôtel du seigneur de Coarraze, et mourut le chevalier dedans l’an suivant. »
Cet Orton, les fadets, la reine Mab, sont les pauvres petits dieux populaires, fils de l’étang et du chêne, engendrés par les rêveries tristes et craintives de la fileuse et du paysan. Une grande religion officielle couvrait alors toutes les pensées de son ombre; le dogme était fait, imposé; les hommes ne pouvaient plus, comme en Grèce ou en Scandinavie, bâtir le grand poëme qui convenait à leurs mœurs et à leur esprit. Ils le recevaient d’en haut, et répétaient la litanie docilement, sans bien l’entendre. Leur invention ne portait que sur des légendes de saints ou des superstitions de clocher. Ne pouvant toucher à Dieu, ils se forgeaient des lutins, des ermites et des gnomes, et exprimaient par ces figures bonasses ou fantastiques leur vie rustique ou leurs terreurs vagues. Cet Orton qui la nuit tempête aux portes et casse la vaisselle, n’est-ce pas le cauchemar de l’homme demi-éveillé, écoutant avec anxiété le frôlement du vent qui tâtonne aux portes, et les bruits soudains de la nuit grossis par le silence ? L’enfant a des craintes pareilles quand, dans son lit, il se bouche les yeux et les oreilles pour ne pas voir l’ombre étrange de l’armoire, et pour ne pas entendre les cris étouffés du chaume sur le toit. Ces deux brins de paille qui tournoient convulsivement, enlacés comme des jumeaux, et luisent d’un éclat mystérieux sous le soleil pâle, laissent dans une tête maladive une inquiétude vague. Ainsi naissait le peuple des farfadets et des fées, êtres agiles, voyageurs soudains, aussi capricieux et aussi prompts que le rêve, qui malignement s’amusaient à coller les crins des chevaux ou à aigrir le lait, tendres pourtant quelquefois et domestiques, attachés au foyer comme le grillon à son âtre, pénates de campagne et de ferme, puissants et invisibles comme des dieux, bizarres et violents comme des enfants. Toutes les légendes conservent et embellissent ainsi des mœurs et des sentiments évanouis, semblables à ces forces minérales qui, là-bas, au cœur des montagnes, transforment le charbon et la pierre en marbre et en diamant.
IV.
A Lestelle, à peine arrivés, de toutes parts on nous déclare qu’il faut visiter la chapelle. Nous passons entre des rangées de boutiques chargées de chapelets, de bénitiers, de médailles, de petits crucifix, à travers un feu croisé d’offres, d’exhortations et de cris. Après quoi nous sommes libres d’admirer l’édifice, et nous n’usons pas de cette liberté. Il y a bien sur le portail une vierge assez jolie dans le style du dix-septième siècle, quatre évangélistes en marbre, et dans l’intérieur quelques tableaux passables; mais le dôme bleu étoilé d’or a l’air d’une bonbonnière, les murs sont déshonorés d’estampes achetées rue Saint-Jacques, l’autel est encombré de colifichets. Ce trou doré est prétentieux et triste; en si beau pays le bon Dieu est mal logé.
La pauvre petite chapelle s’adosse comme un nid à une grosse montagne boisée de buissons verts serrés, qui s’étale opulemment sous la lumière et chauffe son ventre au soleil. La route arrêtée brusquement se courbe et traverse le Gave. Le joli pont, d’une seule arche, pose ses pieds sur la roche nue et laisse pendre sa chevelure de lierre dans l’eau glauque tournoyante. On monte sur de belles collines boisées où pâturent les vaches et dont les pentes arrondies descendent mollement jusqu’à la rivière. On approche de Saint-Pé, frontière du Bigorre et du Béarn.
Saint-Pé renferme une curieuse église romane à porte sculptée. Une poussière lumineuse dansait dans son ombre chaude; les yeux plongeaient avec volupté dans le profond enfoncement; les reliefs y nageaient dans une noirceur vivante. Puis tout d’un coup un tintamarre de coups de fouets, de roues grinçantes et roulantes, de pavés froissés qui pétillent; puis l’interminable haie des murs blancs qui courent à droite et à gauche, plaqués de lumière crue; puis la subite ouverture du ciel et le triomphe du soleil, dont la fournaise flamboie au plus haut de l’air.
V.
Près de Lourdes, les collines se pèlent et le paysage s’attriste. Lourdes n’est qu’un amas de toits ternes, d’une morne teinte plombée, entassés au-dessous de la route. Les deux petites tours du fort dessinent dans l’air leurs formes grêles. Un rocher énorme, d’une seule pièce, noirâtre, lève son dos rongé de mousse au-dessus d’une mince muraille d’enceinte qui tourne pour l’enserrer: on dirait un éléphant dans une baraque de planches. Le voisinage des montagnes rend mesquines toutes les constructions humaines.
De lourds nuages montaient dans le ciel, et l’horizon terni s’encaissait entre deux rangs de montagnes décharnées, tachées de broussailles maigres, fendues de ravines; un jour pâle tombait sur les sommets tronqués et dans les crevasses grises. Aux relais, des bandes de mendiants s’accrochaient à la voiture avec des sons rauques, inarticulés, l’air idiot, le cou tors, le corps déformé, les tendons saillants boursouflaient leur peau rugueuse, et, sous les guenilles en loques, leur chair montrait sa couleur de brique brûlée.
On entra dans la gorge de Pierrefitte. Les nuages avaient gagné et noircissaient tout le ciel; le vent s’engouffrait par saccades et fouettait la poussière
Église de Bétharam et chemin de l’Estelle. (Page 166.)
en tourbillons. La voiture roulait entre deux murailles immenses de roches sombres, tailladées et déchiquetées comme par la hache d’un géant désespéré: sillons abrupts, labourés d’entailles béantes, plaies rougeâtres, déchirées et traversées par d’autres plaies pâlies, blessure sur blessure; le flanc perpendiculaire saigne encore de ses coups multipliés. Des masses bleuâtres, demi-tranchées, pendaient en pointes aiguës sur nos têtes; mille pieds plus haut, des étages de bloc s’avançaient en surplombant. A une hauteur prodigieuse, les cimes noires crénelées s’enfonçaient dans la vapeur. Le défilé semblait à chaque pas se fermer; l’obscurité croissait, et, sous les reflets menaçants d’une lumière livide, on croyait voir ces saillies monstrueuses s’ébranler pour tout engloutir. Les arbres pliaient et tournoyaient, froissés contre la pierre. Le vent se lamentait en longues plaintes aiguës, et, sous tous ces bruits douloureux, on entendait le grondement rauque du Gave, qui se brise furieux contre les roches invincibles, et gémit lugubrement comme une âme en peine, impuissant et obstiné comme son tourment.
La pluie vint et brouilla les objets. Au bout d’une heure, les nuages dégonflés traînaient à mi-côte; les roches dégouttantes luisaient d’un vernis sombre, comme des blocs d’acajou bruni. L’eau troublée bouillonnait en cascades grossies; les profondeurs de la gorge étaient encore noircies par l’orage; mais une lumière jeune jouait sur les cimes humides, comme un sourire trempé de larmes. La gorge s’ouvrait; les arches des ponts de marbre s’élançaient dans l’air limpide, et, dans une nappe de lumière, on voyait Luz assise entre des prairies étincelantes et des champs de millet en fleur.
LUZ
I.
Luz est une petite ville toute rustique et agréable. Les rues, étroites et cailloutées, sont traversées d’eaux courantes; les maisons grises se serrent pour avoir un peu d’ombre. Le matin arrivent des bandes de moutons, des ânes chargés de bois, des porcs grognons et indisciplinés, des paysannes pieds nus, qui marchent en filant près de leurs charrettes. Luz est le rendez-vous de quatre vallées. Gens et bêtes s’en vont sur la place: on fiche en terre des parapluies rouges. Les femmes s’asseyent auprès de leurs denrées; autour d’elles, des marmots aux joues rouges grignotent leur pain et frétillent comme une couvée de souris: on vend des provisions, on achète des étoffes. A midi, les rues sont désertes; çà et là vous voyez dans l’ombre d’une porte une figure de vieille femme assise, et vous n’entendez plus que le bruissement léger des ruisseaux sur leur lit de pierres.
Les figures ici sont jolies: c’est plaisir de regarder les enfants avant que le soleil et le travail aient déformé leurs traits. Ils trottinent joyeusement dans la poussière, et tournent vers le passant leur minois rondelet, déluré, leurs yeux parlants, avec des mouvements menus et brusques. Lorsque les jeunes filles en jupe rouge retroussée, en capulet de grosse étoffe rouge, s’approchent pour vous demander l’aumône, vous voyez, sous la couleur crue, l’ovale pur d’une figure fine et fière, un teint mat, presque pâle, et le doux regard de deux grands yeux calmes.
II.
L’église est fraîche et solitaire; elle appartint jadis aux Templiers. Ces moines soldats avaient un pied jusque dans le moindre coin de l’Europe. Le clocher est carré comme un fort; le mur d’enceinte a des créneaux comme une ville de guerre. Le vieux porche sombre serait aisément défendu. Sur sa voûte très-basse on démêle un Christ demi-effacé et deux oiseaux fantastiques grossièrement coloriés. A l’entrée, un petit tombeau découvert sert de bénitier, et l’on montre une porte basse par laquelle passaient les cagots, race maudite. Ce premier aspect est singulier, mais n’a rien qui déplaise. Une bonne femme en capulet rouge, son tricot à la main, priait près d’un confessionnal en planches mal rabotées, sous une galerie brune de vieux bois tourné. La pauvreté et l’antiquité ne sont jamais laides, et cette expression d’attention religieuse me semblait d’accord avec les débris et les souvenirs du moyen âge épars autour de nous.
Mais les gens ont au fond du cœur je ne sais quel amour du ridicule et de l’absurde qui réussit à tout gâter: les arceaux dédorés de cette pauvre église traversaient une voûte d’azur lessivée et d’étoiles salies, de flammes, de roses, de petits chérubins rouges, cravatés d’ailes. Un ange rose brun, pendu par un pied, s’élançait, une couronne d’or à la main. Dans l’autre nef, on voyait la figure du Soleil, avec les joues rondes, les sourcils en demi-cercle et l’air bête qu’il a dans les almanachs. L’autel était chargé d’une profusion de dorures ternies, d’anges jaunâtres, de visages niais et piteux comme ceux des enfants qui ont trop dîné. Cela prouve que leurs cabanes sont fort tristes, fort nues et fort ternes. Au sortir de la boue, on aime la dorure. La plus fade confiture paraît délicieuse quand on a mangé longtemps des racines et du pain sec.
III.
Luz fut autrefois la capitale de ces vallées, qui formaient une sorte de république; chaque commune délibérait sur ses intérêts particuliers; quatre ou cinq villages formaient un vic, et les députés des quatre vics se réunissaient à Luz.
« Le rôle des impositions se faisait de temps immémorial sur des morceaux de bois, qu’ils appelaient totchoux, c’est-à-dire bâtons. Chaque communauté avait son totchou, sur lequel le secrétaire faisait avec un couteau des chiffres romains dont eux seuls connaissaient la valeur. L’intendant d’Auch, qui ne se doutait pas de ces usages, ordonna en 1784 à un des employés du gouvernement de lui apporter les anciens registres; il arriva suivi de deux charretées de totchoux. »
Pays pauvre, pays libre. Les États du Bigorre se composaient de trois chambres qui opinaient séparément; celle du clergé, celle de la noblesse, celle du tiers État, qui comprenaient des consuls ou officiers principaux des communes, et des députés des vallées. Dans ces assemblées, on répartissait les impôts et l’on discutait toutes les affaires importantes. Une vallée est une cité naturelle et fermée, inspirant l’association, défendue contre l’étranger. On pouvait arrêter l’ennemi au passage, l’écraser sous les roches; en hiver, la neige et les torrents lui fermaient toute entrée. Les chevaliers en armure pouvaient-ils poursuivre les pâtres dans leurs fondrières ? Qu’auraient-ils pris, sauf quelques maigres chèvres ! Les hardis grimpeurs, chasseurs d’ours et de loups, auraient volontiers fait cette partie, sûrs d’y gagner des habits chauds, des armes et des chevaux. Ainsi dura l’indépendance en Suisse.
Pays libre, pays pauvre. Je l’ai déjà vu dans la vallée d’Ossau. Les plaines ne sont que des défilés entre les pieds de deux chaînes. Quand la pente n’est pas trop roide, la culture monte. S’il est entre deux roches un morceau de terre, on l’ensemence. L’homme prend au désert tout ce qu’il peut lui arracher: ainsi s’échelonnent des étages de prés et de moissons sur le versant bariolé de bandes vertes et de carreaux jaunes. Les granges et les étables le parsèment de taches blanches; il est rayé d’un long sentier grisâtre. Mais cette robe trouée de roches saillantes s’arrête à mi-côte, et le sommet n’est vêtu que de mousses stériles.
La récolte se fait en juillet, bien entendu sans chevaux ni charrettes. L’homme seul peut, sur ces pentes, faire le métier de cheval: on enferme les gerbes dans de grandes pièces de toiles qu’on serre avec des cordes; le moissonneur charge sur sa tête cette botte énorme, et remonte pieds nus entre les tiges perçantes et les pierres, sans faire un faux pas.
On trouve ici des ordonnances qui réduisent de moitié le nombre des hommes d’armes auquel le pays est taxé, se fondant sur ce que les grêles et les gelées détruisent chaque année ses récoltes. Plusieurs fois pendant les guerres religieuses, il fut désert. En 1575, Montluc déclare « qu’il est maintenant si pauvre que les habitants d’iceluy sont forcés d’abandonner leurs maisons et d’aller mendier. » En 1592, les gens de Comminge, ayant dévasté la contrée, « les paysans de Bigorre abandonnèrent la culture des terres par manque de bétail, et la plus grande partie d’iceux prit la route d’Espagne. » Il n’y a pas cent ans, on n’y connaissait que trois chapeaux et deux paires de souliers. Aujourd’hui encore les montagnards sont obligés de remonter chaque année leur champ incliné, que la pluie d’hiver entraîne. « Ils s’éclairent avec des morceaux de pins huileux et ne mangent presque jamais de viande. »
Que de misères en ce peu de mots ! qu’il en a fallu pour rompre l’attache par laquelle l’homme s’accroche au sol natal ! Un vieux texte d’histoire, une phrase de statistique indifférente, rassemblent dans leur enceinte des années de souffrance, des milliers de morts, la fuite, les séparations, l’abrutissement. Certainement, il y a trop de mal dans le monde. L’homme ôte chaque siècle une ronce et une pierre dans le mauvais chemin où il avance; mais qu’est-ce qu’une ronce et une pierre ? Il en reste et il en restera toujours plus qu’il n’en faut pour le déchirer et le meurtrir. D’ailleurs, d’autres cailloux retombent, d’autres épines repoussent. Son bien-être grandit sa sensibilité; il souffre autant pour de moindres maux; son corps est mieux garanti, mais son âme est plus malade. Les bienfaits de la Révolution, les progrès de l’industrie, les découvertes de la science, nous ont donné l’égalité, la vie commode, la liberté de penser, mais en même temps l’envie haineuse, la fureur de parvenir, l’impatience du présent, le besoin du luxe, l’instabilité des gouvernements, les souffrances du doute et de la recherche. Un bourgeois de l’an dix-huit cent cinquante est-il plus heureux qu’un bourgeois de l’an seize cent cinquante ? Moins opprimé, plus instruit, mieux fourni de bien-être, cela est certain; mais plus gai, je ne sais. Une seule chose s’accroît, l’expérience, et avec elle la science, l’industrie, la puissance. Dans le reste, on perd autant que l’on gagne et le plus sûr progrès est de s’y résigner.
IV.
Cette vallée est toute rafraîchie et fécondée par les eaux courantes. Sur le chemin de Pierrefitte, deux ruisseaux rapides gazouillent à l’ombre des haies fleuries: ce sont les plus gais compagnons de route. Des deux côtés, de toutes les prairies, arrivent des filets d’eau qui se croisent, se séparent, se réunissent et sautent ensemble dans le Gave. Les paysans arrosent ainsi toutes leurs cultures; un champ a cinq ou six étages de ruisseaux qui courent serrés dans des lits d’ardoises. La troupe bondissante s’agite au soleil, comme une bande folle d’écoliers en liberté. Les gazons qu’ils nourrissent sont d’une fraîcheur et d’une vigueur incomparable; l’herbe se presse sur leurs bords, trempe ses pieds dans l’eau, se couche sous l’élan des petites vagues, et ses rubans tremblent dans un reflet de perle, sous les remous argentés. On ne fait pas dix pas sans rencontrer une chute d’eau; de grosses cascades bouillonnantes descendent sur des blocs; des nappes transparentes s’étalent sur les feuillets de roche; des filets d’écume serpentent en raies depuis la cime jusqu’à la vallée; des sources suintent le long des graminées pendantes et tombent goutte à goutte; le Gave roule sur la droite et couvre tous ces murmures de sa grande voix monotone. De beaux iris bleus croissent sur les pentes marécageuses; les bois et les cultures montent bien haut entre les roches. La vallée sourit, encadrée de verdure; mais, à l’horizon, les pics crénelés, les crêtes en scie et les noirs escarpements de monts ébréchés, montent dans le ciel bleu, sous leur manteau de neige.
Derrière Luz est un mamelon nu, appelé Saint-Pierre, qui porte un reste de ruines grisâtres et d’où l’on voit toute la vallée. Quand le ciel était brumeux, j’y ai passé des heures entières sans un moment d’ennui: l’air est tiède sous son rideau de nuages. Des échappées de soleil découpent sur le Gave des bandes lumineuses, ou font briller les moissons suspendues à mi-côte. Les hirondelles volent haut, avec des cris aigus, dans la vapeur traînante; le bruit du Gave arrive adouci par la distance, harmonieux, presque aérien. Le vent vient, puis s’abat; un peuple de petites fleurs s’agite sous ses coups d’aile; les boutons d’or s’alignent en files; de petits œillets frêles cachent dans l’herbe leurs étoiles purpurines; les graminées penchent leurs tiges grêles sur les grandes plaques ardoisées; le thym est d’une odeur pénétrante. Ces plantes solitaires, abreuvées de rosée, aérées par les brises, ne sont-elles pas heureuses ? Le mamelon est désert, personne ne les foule; elles croissent selon leur caprice, dans les fentes de la pierre, par familles, libres, inutiles, sous le plus beau soleil. Et l’homme, serf de la nécessité, mendie et calcule sous peine de vie ! Trois enfants arrivaient, tous en guenilles: « Qu’est-ce que vous cherchez ici ?
—Pour quoi faire ?
—Pour les vendre. »
Le plus jeune avait une sorte de bouton au front: « Un sou, monsieur, pour le petit qui est malade. »
Vallée de Luz. (Page 178.)
SAINT-SAUVEUR—BARÈGES
I.
Saint-Sauveur est une rue en pente, régulière et jolie, sans rien qui sente l’hôtel improvisé et le décor d’Opéra, n’ayant ni la grossièreté rustique d’un village ni l’élégance salie d’une ville. Les maisons alignent sans monotonie leurs croisées encadrées de marbre brut: à droite, elles s’adossent contre des roches à pic, d’où l’eau suinte; à gauche, elles ont sous leurs pieds le Gave, qui tourne au fond du précipice.
Les thermes sont un portique carré sous un double rang de colonnes, d’un style élevé et simple; les marbres, d’un gris bleuâtre, ni éclatants ni ternes, font plaisir à voir. Une terrasse plantée de tilleuls s’avance au-dessus du Gave et reçoit les brises fraîches qui montent du torrent vers les hauteurs; ces tilleuls répandent dans l’air une odeur délicate et suave. Au-dessous du mur d’appui, l’eau de la source sort en gerbe blanche et tombe entre les têtes des arbres dans une profondeur qu’on n’aperçoit pas.
Au bout du village, les sentiers sinueux d’un jardin anglais descendent jusqu’au Gave; un frêle pont de bois traverse ses eaux d’un bleu terni, et l’on remonte le long d’un champ de millet jusqu’au chemin de Scia. Le flanc de ce chemin s’enfonce à six cents pieds, rayé de ravines; au fond de l’abîme, le Gave se tord dans un corridor de roches que le soleil de midi n’atteint qu’à peine; la pente est si rapide qu’en plusieurs endroits on ne l’aperçoit pas; le précipice est si profond que son mugissement arrive comme un murmure. Le torrent disparaît sous les corniches et bouillonne dans les cavernes; à chaque pas il blanchit d’écume la pierre lisse. Son allure tourmentée, ses soubresauts furieux, ses reflets noirs et livides, donnent l’idée d’un serpent écumant et blessé. Mais le plus étrange spectacle est celui de la muraille de roches qui fait face: la montagne a été fendue perpendiculairement comme par une immense épée, et l’on dirait qu’ensuite des mains acharnées et plus faibles ont mutilé cette première entaille. Du sommet jusqu’au Gave, la roche a la couleur du bois mort écorcé; le prodigieux tronc d’arbre, fendillé et déchiqueté, semble moisir là depuis des siècles; l’eau suinte dans ses déchirures noircies comme dans celles d’un bloc
Saint-Sauveur. (Page 180.)
vermoulu; il est jauni de mousses semblables à celles qui végètent dans la pourriture des chênes humides. Ses blessures ont les teintes brunes et veinées qu’on voit aux anciennes plaies des arbres. C’est vraiment une poutre pétrifiée, débris de Babel.
Les géologues sont heureux; ils expriment tout cela, et bien d’autres choses encore, en disant que le roc est schisteux.
Au bout d’une lieue, nous avons trouvé un bout de prairie, deux ou trois chaumières assises sur la pente adoucie. Ce contraste repose. Et pourtant le pâturage est maigre, parsemé de roches stériles, entouré de débris tombés; sans un petit ruisseau d’eau glacée, le soleil brûlerait l’herbe. Deux enfants dormaient sous un noyer; une chèvre, grimpée sur une roche, poussait son bêlement plaintif et tremblant; trois ou quatre poules furetaient au bord de la rigole, d’un air curieux et inquiet; une femme puisait de l’eau à la source dans une écuelle de bois: voilà toute la richesse de ces pauvres ménages. Ils ont parfois, à quatre ou cinq cents pieds plus haut, un champ d’orge si escarpé qu’on s’attache à une corde pour le moissonner.
II.
Le Gave est semé de petites îles, où l’on arrive en sautant de pierre en pierre. Ces îles sont des bancs de roche bleuâtre que tachent des galets d’une blancheur crue; l’hiver, elles sont noyées; encore maintenant des troncs écorchés gisent çà et là entre les blocs. Quelques creux ont gardé des morceaux de limon; des bouquets d’ormes en sortent comme une fusée, et les panaches des graminées flottent sur les cailloux arides; alentour, l’eau assoupie chauffe dans les cavernes. Cependant des deux côtés la montagne lève son mur rougeâtre, sillonné d’écume par les filets d’eau qui serpentent. Sur tous les flancs de l’île, les cascades grondent comme un tonnerre; vingt ravines étagées les engouffrent dans leurs précipices, et leur clameur arrive de toute part comme le fracas d’une bataille. Une poudre humide rebondit et nage par-dessus toute cette tempête: elle s’arrête entre les arbres et oppose sa gaze fine et fraîche à l’embrasement du soleil.
III.
J’ai souvent gravi la montagne par un temps clair, avant le lever du soleil. Pendant la nuit, la vapeur du Gave, accumulée dans les gorges, les a comblées; l’on a sous les pieds une mer de nuages, et sur la tête un dôme d’un bleu tendre rayonnant de splendeur matinale; tout le reste a disparu: on ne voit que l’azur lumineux du ciel et le satin éblouissant des nuages; la nature est dans ses vêtements de vierge. L’œil glisse avec volupté sur les molles rondeurs de la masse aérienne. Les crêtes noires s’avancent dans son sein comme des promontoires; les têtes des monts qu’elle baigne se lèvent comme un archipel d’écueils; elle s’enfonce dans les golfes dentelés, et ondule lentement autour des pics qu’elle gagne. L’âpreté des crêtes chauves ajoute encore à la grâce de sa ravissante blancheur. Mais, à mesure qu’elle monte, elle s’évapore; déjà les paysages des profondeurs apparaissent sous un crépuscule transparent; le milieu de la vallée se découvre. Il ne reste de la mer flottante qu’une ceinture blanche, qui traîne contre les versants; elle se déchire, et les lambeaux pendent un instant aux têtes des arbres; les derniers flocons s’envolent, et le Gave, frappé par le soleil, resplendit autour de la montagne comme un collier de diamants.
IV.
Paul et moi nous sommes allés à Baréges; la route est une longue montée de deux lieues.
Une allée d’arbres s’allonge entre un ruisseau et le Gave. L’eau jaillit de toutes les hauteurs; çà et là un peuple de petits moulins s’est posé sur les cascades; les versants en sont semés. On s’égaye à voir ces petits êtres nichés dans les creux des pentes colossales. Leur toit d’ardoise sourit pourtant et jette son éclair entre les herbes. Il n’y a rien ici que de gracieux et d’aimable; les bords du Gave gardent leur fraîcheur sous le soleil brûlant; les ruisseaux laissent à peine entre eux et lui une étroite bande verte; on est entouré d’eaux courantes; l’ombre des frênes et des aunes tremble dans l’herbe fine; les arbres s’élancent d’un jet superbe, en colonnes lisses, et ne s’étalent en branches qu’à quarante pieds de hauteur. L’eau sombre de la rigole d’ardoise va frôlant les tiges vertes; elle court si vite qu’elle semble frissonner. De l’autre côté du torrent, des peupliers s’échelonnent sur la côte verdoyante; leurs feuilles, un peu pâles, se détachent sur le bleu pur du ciel; au moindre vent, elles s’agitent et reluisent. Des ronces en fleur descendent le long du rocher et vont toucher les crêtes des vagues. Plus loin, le dos de la montagne, chargé de broussailles, s’allonge dans une teinte chaude d’un bleu sombre. Les bois lointains dorment enveloppés de cette moiteur vivante, et la terre qui s’en imprègne semble respirer avec elle la force et la volupté.
V.
Bientôt les monts se pèlent, les arbres disparaissent; il n’y a plus sur le versant que de mauvaises broussailles: on aperçoit Baréges. Le paysage est hideux. Le flanc de la montagne est crevassé d’éboulements blanchâtres; la petite plaine ravagée disparaît sous les grèves; la pauvre herbe, séchée, écrasée, manque à chaque pas; la terre est comme éventrée, et la fondrière, par sa plaie béante, laisse voir jusque dans ses entrailles; les couches de calcaire jaunâtre sont mises à nu; on marche sur des sables et sur des traînées de cailloux roulés; le Gave lui-même disparaît à demi sous des amas de pierres grisâtres, et sort péniblement du désert qu’il s’est fait. Ce sol défoncé est aussi laid que triste; ces débris sont sales et petits; ils sont d’hier: on sent que la dévastation recommence tous les ans. Pour que des ruines soient belles, il faut qu’elles soient grandioses ou noircies par le temps; ici les pierres viennent d’être déterrées, elles trempent encore dans la boue; deux ruisseaux fangeux se traînent dans les effondrements: on dirait une carrière abandonnée.
Le bourg de Baréges est aussi vilain que son avenue: tristes maisons, mal recrépies; de distance en distance, une longue file de baraques et de cahutes de bois, où l’on vend des mouchoirs et de la mauvaise quincaillerie. C’est que l’avalanche s’accumule chaque hiver sur la gauche dans une crevasse de la montagne, et emporte en glissant un pan de rue; ces baraques sont une cicatrice. Les froides vapeurs s’amassent ici, le vent s’y engage, et la bourgade est inhabitable l’hiver. Le sol est enseveli sous quinze pieds de neige; tous les habitants émigrent: on y laisse sept ou huit montagnards avec des provisions, pour veiller aux maisons et aux meubles. Souvent ces pauvres gens ne peuvent arriver jusqu’à Luz, et restent emprisonnés plusieurs semaines.
L’établissement des bains est misérable, les compartiments sont des caves sans air ni lumière; il n’y a que seize cabinets, tous délabrés. Les malades sont obligés souvent de se baigner la nuit. Les trois piscines sont alimentées par l’eau qui vient de servir aux baignoires; celle des pauvres reçoit l’eau qui sort des deux autres. Ces piscines, basses, obscures, sont des espèces de prisons étouffantes et souterraines. Il faut avoir beaucoup de santé pour y guérir.
L’hôpital militaire, relégué au nord de la bourgade, est un triste bâtiment crépissé, dont les fenêtres s’alignent avec une régularité militaire. Les malades enveloppés d’une capote grise trop large, montent un à un la pente nue et s’asseyent entre les pierres; ils se chauffent au soleil pendant des heures entières, et regardent devant eux d’un air résigné. Les journées d’un malade sont si longues ! Ces figures amaigries reprennent un air de gaieté quand un camarade passe; on échange une plaisanterie: même à l’hôpital, même à Baréges, un Français reste Français !
On rencontre de vieux pauvres en béquilles, malades, qui montent la rue si roide. Ces visages rougis par les intempéries de l’air, ces lamentables membres repliés ou tordus, ces chairs gonflées ou affaissées, ces yeux mornes, déjà morts, font peine à voir. A cet âge, habitués à la misère, ils doivent ne sentir que la souffrance du moment, ne point s’affliger du passé, ne plus s’inquiéter de l’avenir. On a besoin de penser que leur âme engourdie vit comme une machine. Ce sont les ruines de l’homme auprès des ruines du sol.
L’aspect de l’ouest est encore plus sombre. Une masse énorme de pics noirâtres et neigeux cerne l’horizon. Ils sont suspendus sur la vallée comme une menace éternelle. Ces arêtes, si âpres, si multipliées, si anguleuses, donnent à l’œil la sensation d’une dureté invincible. Il en vient un vent froid, qui pousse vers Baréges de pesants nuages; les seules choses gaies sont les deux ruisseaux diamantés qui bordent la rue et babillent bruyamment sur les cailloux bleus.
VI.
Nous avons lu ici pour nous consoler, quelques lettres charmantes; en voici une du petit duc du Maine, âgé de sept ans, que Mme de Maintenon avait amené pour le guérir. Il écrivait à sa mère, Mme de Montespan, et la lettre devait certainement passer sous les yeux du roi. Quelle école de style que cette cour !
« Je m’en vas écrire toutes les nouvelles du logis pour te divertir, mon cher petit cœur, et j’écrirai bien mieux quand je penserai que c’est pour vous, madame. Mme de Maintenon passe tous les jours à filer, et, si l’on la laissait faire, elle y passerait les nuits, ou à écrire. Elle travaille tous les jours pour mon esprit; elle espère bien d’en venir à bout, et le mignon aussi, qui fera ce qu’il pourra pour en avoir, mourant d’envie de plaire au roi et à vous. J’ai lu en venant l’histoire de César, je lis à présent celle d’Alexandre et je commencerai bientôt celle de Pompée. La Couture n’aime pas à me prêter les jupes de Mme de Maintenon, quand je veux me déguiser en fille. J’ai reçu la lettre que vous écrivez au cher petit mignon; j’en ai été ravi; je ferai ce que vous me dites, quand ce ne serait que pour vous plaire; car je vous aime au superlatif. Je fus charmé, et je le suis encore, du petit signe de tête que le roi me fit quand je partis, mais fort mal content de ce que tu ne me paraissais pas affligée: tu étais belle comme un ange. »
Peut-on être plus gracieux, plus flatteur, plus insinuant, plus précoce ? Il fallait plaire en ce temps, plaire à des gens du monde, et d’esprit vif. Jamais on ne fut plus agréable: c’est que jamais on n’eut plus grand besoin d’être agréable. Celui-ci, élevé parmi les jupes des femmes, a pris dès l’abord leur vivacité, leurs coquetteries, leurs sourires. On voit qu’il monte sur les genoux, qu’il est embrassé, qu’il embrasse, qu’il amuse; il n’y a point de plus joli bijou de salon.
Mme de Maintenon, dévote, circonspecte et politique, écrit aussi, mais avec la netteté et la brièveté d’une abbesse mondaine ou d’un président en jupon. « Vous voyez que je prends courage dans un lieu plus affreux que je ne puis vous le dire; pour comble de misère, nous y gelons. La compagnie y est mauvaise; on nous respecte et on nous ennuie. Toutes nos femmes sont toujours malades; ce sont des badaudes qui ont trouvé le monde bien grand dès qu’elles ont été à Étampes. »
Nous nous sommes amusés de cette moquerie sèche, dédaigneuse, bien taillée, un peu écourtée, et j’ai soutenu à Paul que Mme de Maintenon ressemble aux ifs de Versailles, éteignoirs en brosse et trop tondus. Là-dessus j’ai dit force mal des paysages au dix-septième siècle, de Le Nôtre, de Poussin et de sa nature architecturale, de Leclerc, de Perelle, et de leurs arbres abstraits, officiels, dont le feuillage, arrondi majestueusement, ne convient à aucune espèce connue. Il m’a semoncé vertement, selon sa coutume, m’appelant esprit étroit; il soutient que tout est beau, qu’il faut seulement se mettre au point de vue. Voici à peu près son raisonnement:
Il prétend que les choses nous plaisent par contraste, et que pour des âmes différentes, les choses belles sont différentes. « Un jour, dit-il, je voyageais avec des Anglais dans la Champagne, par un jour nuageux de septembre. Ils trouvaient les plaines horribles, et moi, admirables. Les guérets mornes s’étendaient comme une mer jusqu’au bord de l’horizon, sans rencontrer une colline. Les tiges du blé scié ras teignaient le sol d’un jaune blafard; la campagne semblait couverte d’un vieux manteau mouillé. Ici des lignes d’ormes bossus; çà et là un maigre carré de sapins; plus loin, une chaumière de craie avec sa mare blanche; de sillon en sillon, le soleil traînait sa lumière malade, et la terre vide de son fruit, ressemblait à une femme morte en couches de qui on a retiré l’enfant.
« Mes compagnons s’ennuyaient fort et maudissaient la France. Leur âme, tendue par les âpres passions politiques, par la morgue nationale, par la roideur de la morale biblique, avait besoin de repos. Ils souhaitaient une campagne riante et fleurie, de molles prairies silencieuses, de beaux ombrages amplement et harmonieusement groupés sur le penchant des collines. Les paysans hâlés, au visage terne, assis près d’une mare de boue, leur répugnaient. Ils pensaient pour se reposer à de jolis cottages entourés de gazons frais, bordés de chèvrefeuilles roses. Rien de plus raisonnable. Un homme obligé de se tenir droit et roide trouve que la plus belle attitude est d’être assis.
« Vous allez à Versailles, et vous vous récriez contre le goût du dix-septième siècle. Ces eaux compassées et monumentales, les sapins façonnés au tour, ces entassements d’escaliers rectangulaires, ces arbres alignés comme des grenadiers à la parade, vous rappellent la classe de géométrie et l’école de peloton. Rien de mieux. Mais cessez un instant de juger d’après vos habitudes et vos besoins d’aujourd’hui. Vous vivez seul ou en famille, dans un troisième étage à Paris, et vous allez, quatre heures par semaine, dans des salons de trente personnes. Louis XIV vivait huit heures par jour, tous les jours, toute l’année en public, et ce public comprenait tous les seigneurs de France. Il tenait salon en plein air; ce salon est le parc de Versailles. Pourquoi lui demander les agréments d’une vallée ? Il faut ces charmilles égalisées pour ne point accrocher les habits brodés. Il faut ces gazons nivelés et rasés pour ne point mouiller les souliers à talons. Les duchesses feront cercle autour de ces pièces d’eau circulaires. Rien de mieux choisi que ces escaliers immenses et uniformes pour étaler les robes lamées de trois cents dames. Ces larges allées, qui vous semblent vides, étaient majestueuses quand cinquante seigneurs en brocart et en dentelles y promenaient leurs cordons bleus et leurs beaux saluts. Nul jardin n’est mieux fait pour se montrer en grand costume et en grande compagnie, pour faire la révérence, pour causer, pour nouer des intrigues de galanterie et d’affaires. Vous voulez vous reposer, être seul, rêver; allez ailleurs; vous vous êtes trompé de porte: mais le ridicule suprême serait de blâmer un salon d’être un salon.
« Comprenez donc que notre goût moderne sera aussi passager que l’antique; ce qui veut dire qu’il est justement aussi raisonnable et aussi sot. Nous avons le droit d’admirer les sites sauvages, comme jadis on avait le droit de s’ennuyer dans les sites sauvages. Rien de plus laid qu’une vraie montagne au dix-septième siècle. Elle rappelait mille idées de malheur. Les gens qui sortaient des guerres civiles et de la demi-barbarie pensaient aux famines, aux longues traites à cheval sous la pluie et dans la neige, au mauvais pain noir mêlé de paille, aux hôtelleries boueuses, empestées de vermine. Ils étaient las de la barbarie, comme nous sommes las de la civilisation. Aujourd’hui les rues sont si propres, les gendarmes si abondants, les maisons si bien alignées, les mœurs si paisibles, les événements si petits et si bien prévus, qu’on aime la grandeur et l’imprévu. Le paysage change comme la littérature: elle fournissait alors de longs romans doucereux et des dissertations galantes; elle fournit aujourd’hui de la poésie violente et des drames physiologistes. Le paysage est une littérature non écrite; il est comme elle une sorte de flatterie adressée à nos passions, ou de nourriture offerte à nos besoins. Ces vieilles montagnes dévastées, ces pointes blessantes, hérissées par myriades, ces formidables fissures dont la paroi perpendiculaire plonge d’un élan jusqu’en des profondeurs invisibles; ce chaos de croupes monstrueuses qui s’entassent et s’écrasent comme un troupeau effaré de léviathans; cette domination universelle et implacable du roc nu, ennemi de la vie, nous délasse de nos trottoirs, de nos bureaux et de nos boutiques. Vous ne l’aimez que pour cette cause, et cette cause ôtée, vous y répugneriez autant que Mme de Maintenon.
—De sorte qu’il y a cinquante beautés, une par siècle.
—Certainement.
—Alors il n’y en a point.
—C’est comme si vous disiez qu’une femme est nue parce qu’elle a cinquante robes. »
CAUTERETS
I.
Cauterets est un bourg au fond d’une vallée, assez triste, pavé, muni d’un octroi. Hôteliers, guides, tout un peuple affamé nous investit; mais nous avons beaucoup de force d’âme, et, après une belle résistance, nous obtenons le droit de regarder et de choisir.
Cinquante pas plus loin, nous sommes raccrochés par des servantes, des enfants, des loueurs d’ânes, des garçons qui par hasard viennent se promener autour de nous. On nous offre des cartes, on nous vante l’emplacement, la cuisine, on nous accompagne, casquette en main, jusqu’au bout du village; en même temps on écarte à coups de coude les compétiteurs: « c’est mon voyageur, je te rosse si tu approches. » Chaque hôtel a ses recruteurs à l’affût; ils chassent, l’hiver à l’isard, l’été au voyageur.
Ce bourg a plusieurs sources: celle du Roi guérit Abarca, roi d’Aragon: celle de César rendit, dit-on, la santé au grand César. Il faut de la foi en histoire comme en médecine.
Par exemple, au temps de François Iᵉʳ, les Eaux-Bonnes guérissaient les blessures; elles s’appelaient eaux d’arquebusades; on y envoya les soldats blessés à Pavie. Aujourd’hui elles guérissent les maladies de gorge et de poitrine. Dans cent ans, elles guériront peut-être autre chose; chaque siècle, la médecine fait un progrès.
« Autrefois, dit Sganarelle, le foie était à droite et le cœur à gauche, nous avons réformé tout cela. »
Un médecin célèbre disait un jour à ses élèves: « Employez vite ce remède pendant qu’il guérit encore. » Les médicaments ont des modes comme les chapeaux.
Que peut-on dire contre celle-ci ? Le climat est chaud, la gorge abritée, l’air pur; la gaieté du soleil égaye. En changeant d’habitudes, on change de pensées; les idées noires s’en vont. L’eau n’est pas mauvaise à boire; on a fait un joli voyage; le moral guérit le physique: sinon, on a espéré pendant deux mois. Et qu’est-ce, je vous prie, qu’un remède, sinon un prétexte pour espérer ? On prend patience et plaisir jusqu’à ce que le mal ou le malade s’en aille, et tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.
II.
A quelques lieues de là, entre les précipices, dort le lac de Gaube. L’eau verte, profonde de trois cents pieds, a des reflets d’émeraude. Les têtes chauves des monts s’y mirent avec une sérénité divine. La fine colonne des pins s’y réfléchit aussi nette que dans l’air; dans le lointain, les bois vêtus d’une vapeur bleuâtre viennent tremper leurs pieds dans son eau froide, et l’énorme Vignemale, taché de neige, le ferme de sa falaise. Quelquefois un reste de brise vient le plisser, et toutes ces grandes images ondulent; la Diane de Grèce, la vierge chasseresse et sauvage l’eût pris pour miroir.
Comme on la voit renaître, en de pareils sites ! ses marbres sont tombés, ses fêtes sont évanouies; mais au frissonnement des sapins, au bruit des glaciers qui craquent, devant l’éclat d’acier de ces eaux chastes, elle reparaît comme une vision. Toute la nuit, dans les clameurs du vent, les pâtres pouvaient entendre l’aboiement de ses lévriers et le sifflement de ses flèches; le chœur indompté de ses nymphes courait à travers les précipices; la lune luisait sur leurs épaules d’argent et sur la pointe de leurs lances. Au matin elle venait laver ses bras dans le lac; et plus d’une fois on l’avait vue debout sur une cime, les yeux fixes, le front sévère; son pied foulait la neige sanglante, et sous le soleil d’hiver brillaient ses seins de vierge.
III.
La Diane du pays est plus aimable; c’est la vive et gracieuse Marguerite de Navarre, sœur et libératrice de François Iᵉʳ. Elle venait à ces eaux avec sa cour, ses poëtes, ses musiciens, ses savants, poëte elle-même et théologienne, infiniment curieuse, lisant le grec, apprenant l’hébreu, occupée de calvinisme. Au sortir de la routine et de la discipline du moyen âge, les disputes de dogme et les épines de l’érudition paraissaient agréables, même aux dames; Jeanne Grey, Élisabeth, s’en mêlaient: c’était une mode, comme deux siècles plus tard il fut de bon goût de disputer sur Newton et sur l’existence de Dieu. L’évêque de Meaux écrivait à Marguerite: « Madame, s’il y avait au bout du monde un docteur qui, par un seul verbe abrégé, vous pût apprendre de la grammaire autant qu’il est possible d’en savoir, et un autre de la rhétorique, et un autre de la philosophie, et aussi des sept arts libéraux, chacun par un verbe abrégé, vous y courriez comme au feu. » Elle y courait et s’encombrait. Ce lourd butin philosophique opprimait sa pensée frêle encore. Ses poésies pieuses sont enfantines comme les odes que fit Racine à Port-Royal. Que nous avons eu de peine à sortir du moyen âge ! L’esprit plié, faussé et tordu, avait contracté les façons d’un enfant de chœur.
Un poëte du pays composa sur elle une jolie chanson que voici:
Uë fontaine claru y a.
Bagnan s’y paloumettos (colombes)
Aü nombre soun de tres.
Tant s’y soun bagnadette (baignées)
Pendant dus ou tres més,
Qu’an près la bouladette (envolées)
Taü haüt de Cauterès.
Digat-mé, paloumettes,
Qui y ey à Cauterès ?
« Lou rey et la reynette
Si bagnay dab (avec) nous tres.
Lou rey qu’a üe cabano
Couberto qu’ey de flous (fleurs);
La reyne que n’a gu’aüte,
Couberto qu’ey d’amous (d’amour). »
Ceci n’est-il point gracieux et tout méridional ? Marguerite est moins poétique, plus française; ses vers ne sont pas brillants, mais parfois très-touchants, à force de tendresse vraie et simple.
Celui que j’aime, mal ne me peut venir.
Une imagination mesurée, un cœur de femme tout dévoué et inépuisable en dévouements, beaucoup de naturel, de clarté, d’aisance, l’art de conter et de sourire, la malice agréable et jamais méchante, n’est-ce point assez pour aimer Marguerite et lire ici l’Heptaméron ?
IV.
Elle fit ici cet Heptaméron; il paraît qu’un voyage aux eaux était moins sûr alors qu’aujourd’hui.
« Le 1ᵉʳ jour de septembre, que les bains des monts Pyrénées commencent d’entrer en vertu, se trouvèrent à ceux de Caulderets plusieurs personnes tant de France, Espagne, que d’autres lieux; les uns pour boire l’eau, les autres pour s’y baigner, les autres pour prendre de la fange, qui sont choses si merveilleuses, que les malades abandonnés des médecins s’en retournent tous guéris. Mais sur le temps de leur retour, vinrent des pluies si grandes, qu’il semblait que Dieu eût oublié la promesse qu’il avait faite à Noé de ne plus détruire le monde par eau; car toutes les cabanes et logis dudit Caulderets furent si remplis d’eau qu’il fut impossible d’y demeurer.
« Les seigneurs français et dames, pensant retourner aussi facilement à Tarbes comme ils étaient venus, trouvèrent les petits ruisseaux si crus qu’à peine purent-ils les gayer. Mais quand ce vint à passer le Gave béarnais, qui en allant n’avait point deux pieds de profondeur, le trouvèrent tant grand et impétueux, qu’ils se détournèrent pour chercher les ponts, lesquels, pour n’être que de bois, furent emportés par la véhémence de l’eau. Et quelques-uns, cuidant rompre la violence du cours pour s’assembler plusieurs ensemble, furent emportés si promptement, que ceux qui voulaient les suivre perdirent le pouvoir et le désir d’aller après. » Sur quoi ils se séparèrent cherchant chacun un chemin. « Deux pauvres dames, à demi-lieue deçà Pierrefitte, trouvèrent un ours descendant de la montagne, devant lequel elles prirent leur course à si grande hâte que leurs chevaux à l’entrée du logis tombèrent morts sous elles; deux de leurs femmes, qui étaient venues longtemps après, leur contèrent que l’ours avait tué tous leurs serviteurs.
« Ainsi qu’ils étaient tous à la messe, il va entrer en l’église un homme tout en chemise, fuyant comme si quelqu’un le chassait et poursuivait. C’était un de leurs compagnons nommé Guébron, lequel leur conta comme étant dans une cabane auprès de Pierrefitte, arrivèrent trois hommes, lui étant au lit; mais lui tout en chemise, avec son épée seulement, en blessa si bien un qu’il demeura sur la place, et, pendant que les deux autres s’amusèrent à recueillir leur compagnon, pensa qu’il ne pouvait se sauver sinon à fuir, comme le moins chargé d’habillement.
« L’abbé de Saint-Savin leur fournit les meilleurs chevaux qui fussent en Lavedan, de bonnes capes de Béarn, force vivres, et de gentils compagnons pour les mener sûrement dans les montagnes. »
Mais il fallait bien s’occuper un peu, en attendant que le Gave fût dégonflé. Le matin on allait trouver Mme Oysille, la plus âgée des dames; on écoutait dévotement la messe avec elle; après quoi « elle ne manquait pas d’administrer la salutaire pâture, qu’elle tirait de la lecture des actes des saints et glorieux apôtres de Jésus-Christ. » L’après-midi était employée d’une façon très-différente: « ils allaient dans un beau pré, le long de la rivière du Gave, où les arbres sont si feuillus que le soleil ne saurait percer l’ombre ni échauffer la fraîcheur, et s’asseyaient sur l’herbe verte, qui est si molle et délicate qu’il ne leur fallait ni carreaux ni tapis. » Et chacun à son tour contait une aventure galante, avec détails infiniment naïfs et singulièrement précis. Il y en avait sur les maris et encore plus sur les moines. L’aimable théologienne est petite-fille de Boccace et grand’mère de La Fontaine.
Cela nous choque et n’est point choquant. Chaque siècle a son degré de décence, lequel est pruderie pour tel autre et polissonnerie pour tel autre. Les Chinois trouvent horriblement immodestes nos pantalons et nos manches d’habits collants; je sais une dame, Anglaise à la vérité, laquelle n’admet que deux parties dans le corps, le pied et l’estomac: tout autre mot est indécent; de sorte que lorsque son petit garçon fait une chute, la gouvernante doit dire: « Madame, M. Henri est tombé sur l’endroit où le haut des pieds rejoint le bas de l’estomac. »
Les habitudes du seizième siècle étaient fort différentes. Les seigneurs vivaient un peu en hommes du peuple; c’est pourquoi ils parlaient un peu en hommes du peuple. Bonnivet et Henri II s’amusaient à sauter comme des écoliers, et franchissaient des fossés de vingt-trois pieds. Quand Henri VIII d’Angleterre eut salué François Iᵉʳ, au camp du Drap-d’Or, il l’empoigna à bras-le-corps, et voulut par gaieté le jeter par terre; mais le roi, bon lutteur, le mit à bas par un croc-en-jambe. Imaginez aujourd’hui l’empereur Napoléon accueillant de cette façon à Tilsitt l’empereur Alexandre. Les dames étaient tenues d’être robustes et agiles comme nos paysannes. Pour aller en soirée, il fallait monter à cheval; Marguerite, en Espagne, craignant d’être retenue, fit en huit jours les traites qu’un bon cavalier eût mis quinze jours à faire; il fallait se garder des voies de fait; elle eut un jour besoin contre Bonnivet de ses deux poings et de tous ses ongles. Parmi de pareilles mœurs, le mot cru n’était que le mot naturel; elles l’entendaient à table tous les jours, et orné des plus beaux commentaires. Brantôme vous décrira la coupe où certains seigneurs les faisaient boire, et Cellini vous rapportera les discours qu’on tenait à la duchesse de Ferrare. Une vachère aujourd’hui en aurait honte. Les étudiants entre eux hasardent à peine, étant gris, ce que les filles d’honneur de Catherine de Médicis chantaient à plein gosier et à plein cœur. Pardonnez à notre pauvre Marguerite; proportion gardée, elle est délicate et décente, et songez que dans deux cents ans peut-être, vous aussi, monsieur et madame, vous paraîtrez des polissons.
V.
Parfois ici, après un jour brûlant, les nuages s’amassent, l’air est étouffant, on se sent malade, et un orage éclate. Il y en eut un cette nuit: à chaque minute, le ciel s’ouvrait, fendu par un éclair immense, et la voûte des ténèbres se levait tout entière comme une tente. La lumière éblouissante dessinait à une lieue de distance les lignes des cultures et les formes des arbres. Les glaciers flamboyaient avec des lueurs bleuâtres: les pics déchiquetés se dressaient subitement à l’horizon comme une armée de spectres. La gorge était illuminée dans ses profondeurs; ses blocs entassés, ses arbres accrochés aux roches, ses ravines déchirées, son Gave écumant, apparaissaient dans une blancheur livide, et s’évanouissaient comme les visions fugitives d’un monde tourmenté et inconnu. Bientôt la grande voix du tonnerre roula dans les gorges; les nuages qui le portaient rampaient à mi-côte et venaient se choquer entre les roches; la foudre éclatait comme une décharge d’artillerie. Le vent se leva et la pluie vint. La plaine inclinée des cimes s’ouvrait sous ses rafales; la draperie funèbre des sapins était collée aux flancs de la montagne. Une plainte traînante sortait des pierres et des arbres. Les longues raies de la pluie brouillaient l’air; on voyait sous les éclairs l’eau ruisseler, inonder les cimes, descendre des deux versants, glisser en nappe sur les rochers, et de toutes parts à flots précipités courir au Gave. Le lendemain, les routes étaient fendues de fondrières, les arbres pendaient par leurs racines saignantes, des pans de terre avaient croulé, et le torrent était un fleuve.
SAINT-SAVIN
I.
Sur une colline, au bord de la route, sont les restes de l’abbaye de Saint-Savin. La vieille église fut, dit-on, bâtie par Charlemagne; les pierres croulent, rongées et roussies; les dalles, disjointes, sont incrustées de mousse; du jardin, le regard embrasse la vallée brunie par le soir; le Gave, qui tourne, élève déjà dans l’air sa traînée de fumée pâle.
Il était doux ici d’être moine: c’est en de tels lieux qu’il faut lire l’Imitation; c’est en de tels lieux qu’on l’a écrite. Pour une âme délicate et noble, un couvent était alors le seul refuge; tout la blessait et la rebutait alentour.
Alentour, quel horrible monde ! Des seigneurs brigands qui pillent les voyageurs et s’égorgent entre eux; des artisans et des soudards qui s’emplissent de viandes et s’accouplent en brutes; des paysans dont on brûle la hutte, dont on viole la femme, qui par désespoir et par faim s’en vont au sabbat. Nul souvenir de bien, nul espoir de mieux. Qu’il est doux de renoncer à l’action, à la compagnie, à la parole, de se cacher, d’oublier toutes les choses extérieures, et d’écouter dans la sécurité et dans la solitude les voix divines qui, semblables à des sources recueillies, murmurent pacifiquement au fond du cœur !
Ici qu’il est aisé d’oublier le monde ! Ni livres, ni nouvelles, ni sciences; personne ne voyage et personne ne pense. Cette vallée est tout l’univers; de temps en temps, un paysan, un homme d’armes passe. Un instant après, il est passé; l’esprit n’en a pas gardé plus de traces que la route vide. Tous les matins, les yeux retrouvent les grands bois reposés sur la croupe des montagnes, et les assises de nuages allongées au bord du ciel. Les rocs s’éclairent, la cime des forêts tremble sous la brise qui s’élève, l’ombre tourne au pied des chênes, et l’esprit prend le calme et la monotonie de ces lents spectacles dont il se nourrit. Cependant les répons des moines bourdonnent vaguement dans la chapelle; puis leurs pas mesurés bruissent dans les hauts corridors. Chaque jour les mêmes heures ramènent les mêmes impressions et les mêmes images. L’âme se vide des idées mondaines, et le rêve divin, qui commence à couler en elle, amasse peu à peu le flot silencieux qui va l’emplir.
Loin d’elle la science et les traités de doctrine. Ils tarissent ce flot au lieu de l’accroître. Tant de mots augmenteront-ils la paix et la tendresse intérieure ? « Le royaume de Dieu n’est pas dans les discours, mais dans la piété. » Il faut que le cœur s’agite, que les larmes coulent, que les bras s’ouvrent vers un lieu invisible, et ce trouble subit ne sera point l’œuvre des livres, mais l’attouchement de la main divine. C’est cette main « qui élèvera en un moment l’âme humble; » c’est elle « qui enseigne sans bruits de paroles, sans confusion de sentiments, sans faste d’ambition, sans combat d’arguments. » Une lumière perce, et tout d’un coup les yeux voient comme une nouvelle terre et un nouveau ciel.
Les hommes du siècle n’aperçoivent dans les événements que les événements eux-mêmes; le solitaire découvre derrière le voile des êtres la présence et la volonté de Dieu. C’est lui qui par le soleil échauffe la terre, et par les pluies la rafraîchit. C’est lui qui soutient les montagnes et les enveloppe, au soleil couché, dans le repos de la nuit. Le cœur sent partout, autour des choses et dans l’intérieur des choses, une bonté immense, comme un vague océan de clarté qui pénètre et anime le monde; il s’y confie et s’y abandonne, comme un enfant qui le soir s’endort sur les genoux de sa mère. Cent fois par jour les choses divines lui deviennent palpables. La lumière ruisselle dans la brume matinale, aussi chaste que le front de la Vierge; les étoiles luisent comme des yeux célestes, et là-bas, quand le soleil tombe, les nuages s’agenouillent au bord du ciel, comme un chœur enflammé de séraphins.
Les païens étaient bien aveugles dans leurs pensées sur la grandeur de la nature. Qu’est-ce que notre terre, sinon un petit défilé entre deux mondes éternels ? Là-dessous, sous nos pieds, sont les réprouvés et leurs peines; ils hurlent dans leurs cavernes, et le sol tremble; sans le signe de Dieu, ces murs demain seraient engloutis dans leur abîme; ils en sortent souvent par les précipices déserts; les passants entendent leurs éclats de rire dans les cascades; derrière ces hêtres bosselés, on a vu parfois leurs visages grimaçants, leurs yeux de flamme, et plus d’un pâtre, qui la nuit s’est égaré vers leur repaire, a été retrouvé le matin les cheveux hérissés et le col tordu. Mais là-haut, dans l’azur, au-dessus du cristal, sont les anges; la voûte maintes fois s’est ouverte, et, dans une traînée de lumière, les saints ont paru plus rayonnants que l’argent fondu, subitement entrevus, puis tout d’un coup évanouis. Un moine les a vus; le dernier abbé a connu par eux, dans une vision, la source qui l’a guéri de ses maladies. Un autre, il y a bien longtemps, chassant un jour les bêtes sauvages vit un grand cerf s’arrêter devant lui, les yeux pleins de larmes; ayant regardé, il aperçut sur sa ramure la croix de Jésus-Christ, tomba à genoux, et, de retour au couvent, vécut trente ans dans sa cellule, sans vouloir sortir, faisant pénitence. Un autre, tout jeune, étant allé dans la forêt de pins, entendit de loin un rossignol qui chantait merveilleusement; il avança étonné, et il lui sembla que toutes les choses se transfiguraient: les ruisseaux coulaient comme un long flot de larmes, et d’autres fois lui paraissaient pleins de perles; les franges violettes des sapins luisaient magnifiquement, comme une étole, sur leurs troncs funèbres. Les rayons couraient sur les feuilles, empourprés et bleuis comme par des vitraux; des fleurs d’or et de velours ouvraient leur cœur sanglant au milieu des roches. Il approcha de l’oiseau, qu’il ne vit pas entre les branches, mais qui chantait aussi bien que les plus belles orgues, avec des sons si perçants et si tendres, que son cœur tout à la fois se déchira et se fondit. Il ne vit plus rien de ce qui était autour de lui, et il lui sembla que son âme se détachait de sa poitrine, et s’en allait jusqu’à l’oiseau, et se confondait avec la voix qui montait toujours plus vibrante par un chant de ravissement et d’angoisses, comme si c’eût été le discours intérieur du Christ avec son père lorsqu’il mourait sur la croix. Étant revenu vers le couvent, il s’étonna de trouver que les murs tout neufs étaient devenus bruns comme de vieillesse, et que les petits tilleuls dans le jardin étaient maintenant de grands arbres, et que nul visage de moine ne lui était connu, et que personne ne se souvenait de l’avoir vu. A la fin, un vieux moine infirme se rappela qu’on lui avait parlé autrefois d’un novice, lequel était allé, il y avait de cela cent ans, dans la forêt de pins, mais n’était pas revenu, tellement que nul n’avait su jamais ce qui lui était arrivé. Ainsi vivront oubliés et ravis ceux qui écouteront les voix intérieures. Dieu nous enveloppe, et il ne faut que nous abandonner à lui pour le sentir.
Car il ne se communique pas seulement par les choses du dehors; il est en nous, et nos pensées sont ses paroles. Celui qui se retire en soi-même, et qui n’écoute plus les nouvelles de ce monde, et qui efface de son esprit les raisonnements et les imaginations, et qui se tient dans l’attente et le silence et la solitude, voit peu à peu se lever en lui une pensée qui n’est pas la sienne, qui vient et s’en va sans qu’il le veuille et quoi qu’il veuille, qui l’occupe et l’enchante, comme ces paroles qu’on entend en rêve et qui assoupissent l’âme de leur chant mystérieux. Elle écoute et n’aperçoit plus la fuite des heures; toutes ses puissances s’arrêtent, et ses mouvements ne sont plus que les impressions qui lui viennent d’en haut. Le Christ parle, elle répond; elle demande, et il enseigne; elle s’afflige, et il console. « Mon fils, je t’apprendrai maintenant la voie de la paix et de la vraie liberté.—Faites-le, Seigneur, comme vous le dites, car il m’est agréable d’entendre.—Étudie-toi, mon fils, à faire plutôt la volonté des autres que la tienne. Préfère toujours d’avoir moins que plus. Cherche toujours la place inférieure et à être au-dessous des autres. Un tel homme entre promptement dans la paix et le repos.—Seigneur, votre discours est bref, mais il contient en soi beaucoup de perfection. Il est petit en paroles, mais plein de pensée et abondant en fruit. » Que tout est languissant auprès de cette compagnie divine ! Comme tout ce qui s’en écarte est laid ! « Quand Jésus est là, tout est bien, et rien ne paraît difficile. Quand Jésus est absent, tout est pénible. Quand Jésus ne parle pas au dedans, toute consolation est vide; mais si Jésus prononce seulement un mot, on sent une grande consolation. Que tu es aride et dur sans Jésus ! Que tu es insensé et vain, si tu désires quelque chose en dehors de Jésus ! N’est-ce pas une plus grande perte que de perdre tout l’univers ? Celui qui a trouvé Jésus a trouvé un bon trésor, bien plus, un trésor au-dessus de tout bien. Et celui qui perd Jésus perd beaucoup trop et bien plus que tout l’univers. Celui-là est très-pauvre qui vit sans Jésus, et celui-là est très-riche qui est bien avec Jésus. C’est un grand art que de savoir converser avec Jésus, et une grande science que de savoir retenir Jésus. Sois humble et pacifique, et Jésus sera avec toi. Sois dévoué et paisible, et Jésus demeurera avec toi. Tu peux promptement faire fuir Jésus et perdre sa grâce, si tu te détournes vers les choses extérieures. Et si tu le fais fuir, et que tu le perdes, vers qui te réfugieras-tu, et qui chercheras-tu alors pour ami ? Sans ami, tu ne peux vivre bien, et si Jésus n’est pas ton ami au-dessus de tous les autres, tu seras trop triste et abandonné.—Voici mon Dieu et tout. Que veux-je de plus, et que puis-je désirer de plus heureux ? Mon Dieu est tout: cette parole est assez pour qui comprend, et la répéter souvent est doux pour qui aime. »
Plusieurs moururent de cet amour, perdus dans des extases, ou noyés d’une langueur divine. Ce sont les grands poëtes du moyen âge.
GAVARNIE
I.
De Luz à Gavarnie il y a six lieues.
Il est enjoint à tout être vivant et pouvant monter un cheval, un mulet, un quadrupède quelconque, de visiter Gavarnie; à défaut d’autres bêtes, il devrait, toute honte cessant, enfourcher un âne. Les dames et les convalescents s’y font conduire en chaise à porteurs.
Sinon, pensez quelle figure vous ferez au retour.
« Vous venez des Pyrénées, vous avez vu Gavarnie ?
—Non.
—Pourquoi donc êtes-vous allé aux Pyrénées ? »
Vous baissez la tête, et votre ami triomphe, surtout s’il s’est ennuyé à Gavarnie. Vous subissez une description de Gavarnie, d’après la dernière édition du guide-manuel. Gavarnie est un spectacle sublime; les touristes se dérangent de vingt lieues pour le voir; la duchesse d’Angoulême se fit porter jusqu’aux dernières roches; lord Bute s’écria, lorsqu’il vint là pour la première fois: « Si j’étais encore au fond de l’Inde, et que je soupçonnasse l’existence de ce que je vois en ce moment, je partirais sur-le-champ pour en jouir et pour l’admirer ! » Vous êtes accablé de citations et de superbes sourires; vous êtes convaincu de paresse, de lourdeur d’esprit, et, comme disent certains voyageurs anglais, d’insensibilité inesthétique.
Il n’y a que deux ressources: apprendre par cœur une description ou faire le voyage. J’ai fait le voyage, et je vais donner la description.
II.
On part à six heures du matin, par la route de Scia, dans le brouillard, sans rien voir d’abord que de grandes formes confuses d’arbres et de rochers. Au bout d’un quart d’heure, nous entendons sur le sentier un bruit de cris aigus qui s’approche: c’était un enterrement qui arrivait de Scia. Deux hommes portaient un petit cercueil sous un linceul blanc; derrière venaient quatre pâtres en longs manteaux et capuchons bruns, la tête baissée, en silence; quatre femmes suivaient en mantes noires. C’étaient elles qui poussaient ces lamentations monotones et perçantes; on ne savait si elles faisaient une plainte ou une prière. Ils marchaient à grands pas dans la froide vapeur, sans s’arrêter ni regarder personne, et allaient ensevelir ce pauvre corps dans le cimetière de Luz.
A Scia, la route passe sur un petit pont fort élevé, qui domine un autre pont grisâtre abandonné. Le double étage d’arcades se courbe gracieusement au-dessus du torrent bleu; cependant une clarté pâle flotte déjà dans la vapeur diaphane; une gaze dorée ondule sur le Gave; le voile aérien s’amincit et va s’évanouir.
Rien ne peut donner l’idée de cette lumière si jeune, timide et souriante, qui brille comme les ailes bleuâtres d’une demoiselle poursuivie, et s’arrête captive dans un réseau de brume. Au-dessous d’elle, l’eau bouillonnante s’engouffre dans un conduit étroit et saute comme une écluse. La colonne d’écume, haute de trente pieds, croule avec un fracas furieux, et ses vagues glauques, amoncelées dans la profonde ravine, s’entre-choquent et se brisent contre une traînée de rocs tombés. D’autres blocs énormes, débris de la même montagne, penchent au-dessus de la route leurs têtes carrées et leurs chevelures de ronces; rangés en file, inexpugnables, ils semblent regarder les tourments du Gave, que leurs frères tiennent sous eux écrasé et dompté.
III.
Nous tournons un second pont, et nous entrons dans la campagne de Gèdres, verdoyante et cultivée, les foins sont en tas; on coupe les moissons; nos chevaux marchent entre deux haies de noisetiers; nous longeons des vergers; mais la montagne est toujours voisine; le guide nous montre un rocher haut comme trois hommes, qui roula il y a deux ans et broya une maison.
Nous rencontrons plusieurs caravanes singulières: une bande de jeunes prêtres en chapeaux noirs, en gants noirs, en soutane noire retroussée, en bas noirs, très-apparents, cavaliers novices qui, à chaque pas, sursautent comme le Gave; un gros bonhomme tout rond, en chaise à porteurs, les mains croisées sur le ventre, qui nous regarde d’un air paterne, et lit son journal; trois dames d’un âge assez mûr, très-élancées, très-maigres, très-roides, qui, par dignité, mettent leurs bêtes au trot dès que nous nous approchons d’elles. Le cavalier servant est un gentilhomme osseux et cartilagineux, fiché perpendiculairement sur sa selle, comme un poteau de télégraphe. Nous entendons un gloussement aigre, comme d’une poule étranglée, et nous reconnaissons la langue anglaise.
Pour la nation française, elle est mal représentée à Gèdres. D’abord paraît un long douanier moisi, qui vise le laisser passer des chevaux; avec son habit jadis vert, le pauvre homme a l’air d’avoir séjourné une semaine dans la rivière. Sitôt qu’il nous lâche, une bande de polissons, garçons et filles, fond sur nous: les uns tendent la main, les autres veulent nous vendre des pierres: ils font signe au guide d’arrêter; ils réclament les voyageurs, deux ou trois tiennent la bride de chaque bête, et tous ensemble crient: « La grotte ! la grotte ! » Force est de se résigner et de voir la grotte.
Une servante ouvre une porte, nous fait descendre deux escaliers, jette en passant une motte de terre dans une lagune pour réveiller les poissons qui dorment, fait six pas sur deux planches. « Eh bien ! la grotte ?—La voilà, monsieur. » Nous voyons un filet d’eau entre deux rochers sous des frênes. « Est-ce tout ? » Elle ne comprend pas, ouvre de grands yeux et s’en va. Nous remontons et nous lisons cet écriteau: On paye dix sous pour visiter la grotte. L’affaire s’explique: les paysans des Pyrénées ont beaucoup d’esprit.
IV.
Après Gèdres est une vallée sauvage qu’on nomme le Chaos, et qui est bien nommée. Là, au bout d’un quart d’heure, les arbres disparaissent, puis les genévriers et les buis, enfin les mousses; on ne voit plus le Gave, tous les bruits cessent. C’est la solitude morte et peuplée de débris. Trois avalanches de roches et de cailloux écrasés sont descendues de la cime jusqu’au fond. L’effroyable marée, haute et longue d’un quart de lieue, étale comme des flots ses myriades de pierres stériles, et la nappe inclinée semble encore glisser pour inonder la gorge. Ces pierres sont fracassées et broyées; leurs cassures vives et leurs pointes âpres blessent l’œil; elles se froissent et s’écrasent encore. Pas un buisson, pas un brin d’herbe; l’aride traînée grisâtre brûle sous un soleil de plomb; ses débris sont roussis d’une teinte morne, comme dans une fournaise. Une montagne ruinée est plus désolée que toutes les ruines humaines.
Cent pas plus loin, l’aspect de la vallée devient formidable. Des troupeaux de mammouths et de mastodontes de pierre gisent accroupis sur le versant oriental, échelonnés et amoncelés dans toute la pente. Ces croupes colossales reluisent d’une fauve couleur ferrugineuse; les plus énormes boivent au bas l’eau du fleuve. Ils semblent chauffer au soleil leur peau bronzée, et dormir, renversés, étalés sur le flanc, couchés dans toutes les attitudes, tous gigantesques et effrayants. Leurs pattes difformes sont reployées; leurs corps demi-enfoncés dans la terre; leurs dos monstrueux s’appuient les uns sur les autres. Lorsqu’on entre dans cette prodigieuse bande, l’horizon disparaît, les blocs montent à cinquante pieds en l’air; le chemin tournoie péniblement entre les masses qui surplombent; les hommes et les chevaux paraissent des nains; ces croupes rouillées montent en étages jusqu’à la cime, et la noire armée suspendue semble prête à fondre sur les insectes humains qui viennent troubler son sommeil.
La montagne autrefois, dans un accès de fièvre, a secoué ses sommets, comme une cathédrale qui s’effondre. Quelques pointes ont résisté, et leurs clochetons crénelés s’alignent sur la crête; mais leurs assises sont disloquées, leurs flancs crevassés, leurs aiguilles déchiquetées. Toute la cime fracassée chancelle. Au-dessous d’eux la roche manque tout d’un coup par une plaie vive qui saigne encore. Les éclats sont plus bas, sur le versant encombré. Les rochers écroulés se sont soutenus les uns les autres, et l’homme aujourd’hui passe en sûreté à travers le désastre. Mais quel jour que celui de la ruine ! Elle n’est pas très-ancienne, peut-être du VIᵉ siècle, et de l’année d’un terrible tremblement raconté par Grégoire de Tours. Si un homme a pu voir sans périr les cimes se fendre, vaciller et tomber, les deux mers de roches bondissantes arriver dans la gorge à la rencontre l’une de l’autre et se broyer dans une pluie d’étincelles, il a contemplé le plus grand spectacle qu’aient jamais eu des yeux humains.
A l’occident, un môle perpendiculaire, fendillé comme une vieille ruine, se dresse à pic vers le ciel. Une lèpre de mousses jaunâtres s’est incrustée dans ses pores et l’a vêtu tout entier d’une livrée sinistre. Cette robe livide sur cette pierre brûlée est d’un effet splendide. Rien n’est laid comme les cailloux crayeux qu’on tire d’une carrière; ces déterrés semblent froids et humides dans leur linceul blanchâtre; ils ne sont point habitués au soleil, ils font contraste avec le reste. Mais le roc qui vit à l’air depuis dix mille ans, où la lumière a tous les jours déposé et fondu ses teintes métalliques, est l’ami du soleil; il en porte le manteau sur ses épaules; il n’a pas besoin d’un manteau de verdure; s’il souffre des végétations parasites, il les colle à ses flancs et les empreint de ses couleurs. Les tons menaçants dont il s’habille conviennent au ciel libre, au paysage nu, à la chaleur puissante qui l’environne; il est vivant comme une plante; seulement il est d’un autre âge, plus sévère et plus fort que celui où nous végétons.
V.
Gavarnie est un village fort ordinaire, ayant vue sur l’amphithéâtre qu’on vient visiter. Lorsqu’on