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Voyage aux Pyrénées

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Cirque de Gavarnie. (Page 222.)

l’a quitté, il faut encore faire une lieue dans une triste plaine, à demi engravée par les débordements d’hiver; les eaux du Gave sont fangeuses et ternes; un vent froid souffle du cirque; les glaciers, parsemés de boue et de pierres sont collés au versant comme des plaques de plâtre sali. Les montagnes sont pelées et ravinées par les cascades; des cônes noirâtres de sapins épars y montent comme des soldats en déroute; un maigre et terne gazon habille misérablement leurs têtes tronquées. Les chevaux passent le Gave à gué, en trébuchant, glacés par l’eau qui sort des neiges. Dans cette solitude dévastée, on rencontre tout d’un coup le plus riant parterre. Un peuple de beaux iris se presse dans le lit d’un torrent desséché; le soleil traverse de ses rayons d’or leurs pétales veloutés d’un bleu tendre; la moisson de panaches serpente avec les sinuosités de la berge, et l’œil suit sur toute la plaine les plis du ruisseau de fleurs.

Nous gravissons un dernier tertre, semé d’iris et de roches. Là est une cabane où l’on déjeune et où on laisse les chevaux. On s’arme d’un grand bâton, et l’on descend sur les glaciers du cirque.

Les glaciers sont fort laids, très-sales, très-inégaux, très-glissants; on court à chaque pas risque de tomber, et, si l’on tombe, c’est sur des pierres aiguës ou dans des trous profonds. Ils ressemblent beaucoup à des plâtras entassés, et ceux qui les ont admirés ont de l’admiration à revendre. L’eau les a percés, de sorte qu’on marche sur des ponts de neige. Ces ponts ont l’air de soupiraux de cuisine; l’eau s’y engouffre dans une arcade très-basse, et, quand on y regarde, on voit distinctement un trou noir. Un Anglais qui voulut jouir de cette vue, se laissa choir, et sortit demi-mort « avec la rapidité d’une truite. » Nous avons laissé ces tentatives aux Anglais et aux poissons.

VI.

Après les glaciers nous trouvons une esplanade en pente; nous grimpons pendant dix minutes en nous meurtrissant les pieds sur des quartiers de roches tranchantes. Depuis la cabane nous n’avions pas levé les yeux, afin de nous réserver la sensation tout entière. Ici enfin nous regardons.

Une muraille de granit couronnée de neige se creuse devant nous en cirque gigantesque. Ce cirque a douze cents pieds de haut, près d’une lieue de tour, trois étages de murs perpendiculaires, et sur chaque étage des milliers de gradins. La vallée finit là; le mur est d’un seul bloc, inexpugnable. Les autres sommets crouleraient, que ses assises massives ne remueraient pas. L’esprit est accablé par l’idée d’une stabilité inébranlable et d’une éternité assurée. Là est la borne de deux contrées et de deux races; c’est elle que Roland voulut rompre, lorsque d’un coup d’épée il ouvrit une brèche à la cime. Mais l’immense blessure disparaît dans l’énormité du mur invaincu. Trois nappes de neige s’étalent sur les trois étages d’assises. Le soleil tombe de toute sa force sur cette robe virginale, sans pouvoir la faire resplendir. Elle garde sa blancheur mate. Tout ce grandiose est austère; l’air est glacé sous les rayons du midi; de grandes ombres humides rampent au pied des murailles. C’est l’hiver éternel et la nudité du désert. Les seuls habitants sont les cascades assemblées pour former le Gave. Les filets d’eau arrivent par milliers de la plus haute assise, bondissent de gradin en gradin, croisent leurs raies d’écume, serpentent, s’unissent et tombent par douze ruisseaux qui glissent de la dernière assise en traînées floconneuses pour se perdre dans les glaciers du sol. La treizième cascade sur la gauche a douze cent soixante-six pieds de haut. Elle tombe lentement, comme un nuage qui descend, ou comme un voile de mousseline qu’on déploie; l’air adoucit sa chute; l’œil suit avec complaisance la gracieuse ondulation du beau voile aérien. Elle glisse le long du rocher, et semble plutôt flotter que couler. Le soleil luit à travers son panache, de l’éclat le plus doux et le plus aimable. Elle arrive en bas comme un bouquet de plumes fines et ondoyantes, et rejaillit en poussière d’argent; la fraîche et transparente vapeur se balance autour de la pierre trempée, et sa traînée qui rebondit monte légèrement le long des assises. L’air est immobile; nul bruit, nul être vivant dans cette solitude. On n’entend que le murmure monotone des cascades, semblable au bruissement des feuilles que le vent froisse dans une forêt.

Au retour, nous nous sommes assis à la porte de la cabane. La pauvre maison est trapue, lourdement appuyée sur de gros murs; les solives noueuses du plafond ont encore leur écorce. Il faut bien qu’elle puisse résister seule aux neiges d’hiver. On rencontre partout l’empreinte des terribles mois qu’elle a traversés. Deux sapins morts sont debout à la porte. Le jardin, de trois pieds carrés, est défendu par d’énormes murs d’ardoises entassées. L’écurie basse et noire ne laisse point de prise ni d’entrée au vent. Un poulain maigre cherchait un peu d’herbe entre les pierres. Un petit taureau, l’air refrogné, nous regardait d’un œil oblique; les bêtes, les arbres et le site, avaient un aspect menaçant ou triste. Mais dans les fentes d’une roche poussaient des boutons d’or admirables, lustrés, splendides, et qui semblaient peints par un rayon du soleil.

Nous rencontrâmes au village nos compagnons de route qui s’étaient assis. Les bons touristes fatigués, s’arrêtent ordinairement à l’auberge, dînent substantiellement, se font apporter une chaise sur la porte, et digèrent en regardant le cirque, qui de là paraît haut comme une maison. Sur quoi ils s’en retournent, louant ce spectacle grandiose, et très-contents d’être venus aux Pyrénées.

LE BERGONZ—LE PIC DU MIDI

I.

Il faut être utile à ses semblables; je suis monté sur le Bergonz, pour avoir au moins une ascension à raconter.

Un sentier pierreux, en zigzag, écorche la montagne verte de sa traînée blanchâtre. La vue change à chaque détour. Au-dessus et au-dessous de nous, des prairies, des faneuses, de petites maisons collées au versant comme des nids d’hirondelles. Plus bas, une fondrière immense de roc noir, où de tous côtés accourent des ruisseaux d’argent. A mesure que nous nous élevons, les vallées se rétrécissent et s’effacent, les montagnes grises s’élargissent et s’étalent dans leur énormité. Tout d’un coup, sous le soleil ardent, la perspective se brouille; nous sentons l’attouchement froid et humide de je ne sais quel être invisible. Un instant après, l’air s’éclaircit, et nous apercevons derrière nous le dos blanc, arrondi, d’un beau nuage qui s’éloigne, et dont l’ombre glisse légèrement sur la pente. Bientôt l’herbe utile disparaît; des mousses roussies, des milliers de rhododendrons, revêtent les escarpements stériles; la route se dégrade sous l’effort des sources perdues; elle s’encombre de pierres roulées. Elle tourne tous les dix pas pour vaincre la roideur des pentes. On atteint enfin une crête nue, où l’on descend de cheval; là commence l’arête de la montagne. On marche pendant dix minutes sur un tapis de bruyères serrées, et l’on est sur la plus haute cime.

Quelle vue ! Tout ce qui est humain disparaît; villages, enclos, cultures, on dirait des ouvrages de fourmis. J’ai deux vallées sous les yeux, qui semblent deux petites bandes de terre perdues dans un entonnoir bleu. Les seuls êtres ici sont les montagnes. Nos routes et nos travaux y ont égratigné un point imperceptible; nous sommes des mites, qui gîtons, entre deux réveils, sous un des poils d’un éléphant. Notre civilisation est un joli jouet en miniature, dont la nature un instant s’amuse, et que tout à l’heure elle va briser. On n’aperçoit qu’un peuple de montagnes assises sous la coupole embrasée du ciel. Elles sont rangées en amphithéâtre, comme un conseil d’êtres immobiles et éternels. Toutes les réflexions tombent sous la sensation de l’immense: croupes monstrueuses qui s’étalent, gigantesques échines osseuses, flancs labourés qui descendent à pic jusqu’en des fonds qu’on ne voit pas. On est là comme dans une barque au milieu de la mer. Les chaînes se heurtent comme des vagues. Les arêtes sont tranchantes et dentelées comme les crêtes des flots soulevés; ils arrivent de tous côtés, ils se croisent, ils s’entassent, hérissés, innombrables, et la houle de granit monte haut dans le ciel aux quatre coins de l’horizon. Au nord, les vallées de Luz et d’Argelès s’ouvrent dans la plaine par une percée bleuâtre, brillantes d’un éclat terne, et semblables à deux aiguières d’étain bruni. A l’ouest, la chaîne de Baréges s’allonge en scie jusqu’au pic du midi, énorme hache ébréchée, tachée de plaques de neige; à l’est, des files de sapins penchés montent à l’assaut des cimes. Au midi, une armée de pics crénelés, d’arêtes tranchées au vif, de tours carrées, d’aiguilles, d’escarpements perpendiculaires, se dresse sous un manteau de neige; les glaciers étincellent entre les rocs sombres; les noires saillies se détachent avec un relief extraordinaire sur l’azur profond. Ces formes rudes blessent l’œil, on sent avec accablement la rigidité des masses de granit qui ont crevé la croûte de la planète, et l’invincible âpreté du roc soulevé au-dessus des nuages. Ce chaos de lignes violemment brisées annonce l’effort des puissances dont nous n’avons plus l’idée. Depuis, la nature s’est adoucie; elle arrondit et amollit les formes qu’elle façonne; elle brode dans les vallées sa robe végétale, et découpe, en artiste industrieux, les feuillages délicats de ses plantes. Ici, dans sa barbarie primitive, elle n’a su que fendre des blocs et entasser les masses brutes de ses constructions cyclopéennes. Mais son monument est sublime, digne du ciel qu’il a pour voûte et du soleil qu’il a pour flambeau.

II.

La géologie est une noble science. Sur cette cime, les théories s’animent; les raisonnements des livres ressuscitent l’histoire des montagnes, et le passé paraît encore plus grandiose que le présent. Ce pays était une mer d’abord déserte et bouillante, puis lentement refroidie, enfin peuplée d’êtres vivants et exhaussée par leurs débris. Ainsi se formèrent les calcaires anciens, les schistes de transition et plusieurs des terrains secondaires. Que de milliers de siècles accumulés en une seule phrase ! Le temps est une solitude où nous posons çà et là des bornes; elles révèlent son immensité, mais ne la mesurent pas.

Cette croûte se fendit, et une longue vague de granit fondu s’éleva, formant la haute chaîne du Gave, des Nestes, de la Garonne, la Maladetta, Néouvielle. On voit d’ici Néouvielle au nord-est. Ce que ce mur de feu fit en se dressant dans cette mer bouleversée, l’imagination de l’homme ne le concevra jamais. La masse liquide de granit s’empâta dans les roches; les couches les plus basses se changèrent en ardoise sous la tempête embrasée; les terrains plats se redressèrent et se renversèrent. La coulée souterraine monta d’un effort si brusque, qu’ils se collèrent à ses flancs en étages presque perpendiculaires. « Elle se figea dans la tourmente, et son agitation se peint encore dans ses ondes pétrifiées. »

Combien de temps s’écoula entre cette révolution et la suivante ? Les monuments manquent; les siècles n’ont pas laissé de traces. C’est une page arrachée dans l’histoire de la terre. Notre ignorance nous accable comme notre science. Nous voyons un infini, et nous en devinons un autre que nous ne voyons pas.

Enfin l’Océan se déplaça, peut-être par le soulèvement de l’Amérique; du sud-ouest une mer vint s’abattre sur la chaîne. Le choc tomba sur la barrière noire crénelée qu’on aperçoit vers Gavarnie. Ce fut une destruction épouvantable d’animaux marins. Leurs cadavres ont formé les bancs coquilliers qu’on traverse en montant à la Brèche; plusieurs couches de la Brèche, du Taillon et du mont Perdu, sont des champs de mort encore fétides. La mer roulante, arrachant son lit, le charria contre la muraille de rochers, l’amoncela contre les flancs, l’entassa sur les cimes, mit une montagne sur la montagne, couvrit l’immense écueil, et oscilla en courants furieux dans son bassin dévasté. Il me semblait voir à l’horizon la nappe limoneuse arriver plus haute que les cimes, dresser ses flots sur le ciel, tourbillonner dans les vallées, et par-dessus les montagnes noyées mugir comme une tempête.

Cette mer apportait la moitié des Pyrénées; ses eaux violentes appliquèrent contre le versant primitif des étages calcaires inclinés et tourmentés; ses eaux apaisées déposèrent sur eux les hautes couches horizontales. Là-bas, au sud-ouest, le Vignemale en est couvert. Des générations d’êtres marins naissaient et mouraient pour élever les sommets, populations silencieuses et inertes qui pullulaient dans le limon tiède et regardaient à travers leurs vagues vertes les rayons du soleil bleui. Ils ont péri avec leur sépulcre. Les orages ont déchiré les bancs où ils s’enfouissaient, et ces lambeaux de leurs débris disent à peine combien ce monde enseveli a vu passer de myriades de siècles.

Un jour enfin on vit grandir les grands monts qui forment l’horizon du sud, Troumousse, le Vignemale, le mont Perdu et tous les sommets qui entourent Gèdres. Le sol avait crevé une seconde fois. Une ondée de nouveau granit s’élevait, chargée du granit ancien et de la prodigieuse masse des calcaires; les alluvions montèrent à plus de dix mille pieds; les anciennes cimes de granit pur étaient dépassées; les bancs de coquilles furent soulevés dans des nuages, et les cimes exhaussées se trouvèrent pour toujours au-dessus des mers.

Deux mers ont séjourné sur ces sommets; deux coulées de roche embrasée ont dressé ces chaînes. Quelle sera la révolution prochaine ? Combien de temps l’homme durera-t-il encore ? Un retrait de la croûte qui le porte fera jaillir une vague de lave ou déplacera le niveau des mers. Nous vivons entre deux accidents du sol; notre histoire tient au large dans une ligne de l’histoire de la terre; notre vie dépend d’une variation de la chaleur; notre durée est d’une minute, et notre force un néant. Nous ressemblons à ces petits myosotis bleus qu’on cueille en descendant sur la côte; leur forme est délicate et leur structure admirable; la nature les prodigue et les brise; elle met toute son industrie à les former, et toute son insouciance à les détruire. Il y a plus d’art en eux que dans toute la montagne. Sont-ils fondés à prétendre que la montagne est faite pour eux ?

III.

Paul est monté sur le pic du Midi de Bigorre; voici son journal de voyage:

« Départ à quatre heures du matin dans la vapeur. Les pâturages de Tau à travers la vapeur; on voit la vapeur. Le lac d’Oncet à travers la vapeur; même vue.

« Hourque des cinq Ours. Plusieurs taches blanchâtres ou grisâtres, dans un fond blanchâtre ou grisâtre. Contempler, pour s’en faire une idée, cinq ou six pains à cacheter, d’un blanc sale, collés derrière une feuille de papier brouillard.

« Commencement de l’escarpement; montée au pas, à la queue l’un de l’autre; cela me rappelle le manége Leblanc, et les cinquante chevaux qui avancent gracieusement dans la sciure de bois, chacun ayant le nez contre la queue du précédent, et la queue contre le nez du suivant, le jeudi, jour de sortie et d’équitation pour les colléges. Je me berce voluptueusement dans ce souvenir poétique.

« Première heure: vue du dos de mon guide et de la croupe de son cheval. Le guide a une veste de velours bouteille avec deux raccommodages à gauche et un à droite; le cheval est d’un brun sale et porte les marques de la cravache. Quelques gros cailloux sur le sentier. Le brouillard. Je pense à la philosophie allemande.

« Deuxième heure: La vue s’élargit; j’aperçois l’œil gauche du cheval du guide. Cet œil est borgne; il ne perd rien.

« Troisième heure: La vue s’élargit encore. Vue de deux croupes de cheval et deux vestes de touristes, qui sont à quinze pieds au-dessous de nous. Vestes grises, ceintures rouges, bérets. Ils jurent et je jure. Cela nous console un peu.

« Quatrième heure: Joie et transports; le guide me promet, pour la cime, la vue d’une mer de nuages.

« Arrivée: Vue de la mer de nuages. Par malheur nous sommes dans un des nuages. Aspect d’un bain de vapeur quand on est dans le bain.

« Bénéfices: Rhume de cerveau, rhumatisme aux pieds, lumbago, congélation, bonheur d’un homme qui aurait fait huit heures antichambre, dans une antichambre sans feu.

—Et cela arrive souvent !

—Deux fois sur trois. Les guides jurent que non. »

PLANTES ET BÊTES

I.

Les hêtres s’avancent haut sur les versants, jusqu’à plus de trois mille pieds. Leurs gros piliers s’enfoncent dans les creux où il s’est amassé de la terre. Leurs racines entrent dans les fentes du roc, le soulèvent, et viennent ramper à la surface comme une famille de serpents. Leur peau, blanche et tendre dans les plaines, se change en écorce grisâtre et solide; leurs feuilles tenaces reluisent d’un vert vigoureux, sous le soleil qui ne peut les traverser. Ils vivent isolés, parce qu’ils ont besoin d’espace, et s’échelonnent de distance en distance comme des lignes de tours. De loin, entre les bruyères ternes, leur môle se lève éclatant de lumière, et bruit de ses cent mille feuilles, comme par autant de clochettes de corne.

II.

Mais les vrais habitants des montagnes sont les pins, arbres géométriques, parents des blocs ferrugineux qu’ont taillés les éruptions primitives. La végétation des plaines se déploie en formes ondoyantes, avec tous les gracieux caprices de la liberté et de la richesse, les pins au contraire semblent à peine vivants; leur tige se dresse en ligne perpendiculaire le long des roches; leurs branches horizontales partent du tronc à angles droits, égales comme les rayons d’un cercle, et l’arbre tout entier est un cône terminé par une aiguille nue. Les petites lames ternes qui servent de feuilles ont une teinte morne, sans transparence ni éclat; elles semblent ennemies de la lumière, elles ne la renvoient pas, elles ne la laissent pas passer, elles l’éteignent: à peine si le soleil de midi les frange d’un reflet bleuâtre. A dix pas, sous cette auréole, la pyramide noire tranche sur l’horizon comme une masse opaque. Ils se serrent en files sous leurs manteaux funèbres. Leurs forêts sont silencieuses comme des solitudes; le souffle du vent n’y fait point de bruit; il glisse sur la barbe roide des feuilles sans les remuer ni les froisser. On n’entend d’autre bruit que le chuchotement des cimes et le grésillement des petites lamelles jaunâtres qui tombent en pluie dès qu’on touche une branche. Le gazon est mort, le sol nu; on marche dans l’ombre sous une verdure inanimée, entre des tiges pâles qui montent comme des cierges. Une senteur âpre emplit l’air, semblable au parfum des aromates. C’est l’impression que fait une cathédrale déserte, lorsque, après une cérémonie, l’odeur de l’encens flotte encore sous les arcades, et que le jour tombant dessine au loin dans l’obscurité la forêt des piliers.

Ils vivent en famille et chassent de leur domaine les autres arbres. Souvent, dans une gorge dévastée, on les voit comme une draperie de deuil descendre entre des glaciers blancs. Ils aiment le froid, et l’hiver restent vêtus de neige. Le printemps ne les renouvelle pas; on voit seulement quelques lignes vertes courir sous le feuillage; elles s’assombrissent bientôt comme le reste. Mais lorsque l’arbre sort d’un morceau de terre profond, et qu’il monte à cent pieds, lisse et droit comme le mât d’un navire, l’esprit suit d’un élan jusqu’à la cime l’essor de sa forme inflexible, et la colonne végétale semble aussi grandiose que le mont qui la nourrit.

III.

Plus haut, sur les escarpements stériles, le buis jaunâtre tord ses pieds noueux sous des pierres. C’est un être triste et tenace, rabougri et resserré sur lui-même; écrasé entre les roches, il n’ose s’élancer ni s’épandre. Ses petites feuilles épaisses se suivent en rangées monotones, lourdement ovales et d’une régularité compassée. Ses tiges, courtes, grisâtres, sont âpres au toucher; le fruit rond enferme des capsules noires, dures comme l’ébène, qu’il faut déchirer pour avoir la graine. Tout dans la plante est calculé en vue de l’utile: elle ne songe qu’à durer et à résister; elle n’a ni ornements, ni élégance, ni richesse; elle ne dépense sa sève qu’en tissus solides, en couleurs ternes, en fibres durables. C’est une ménagère économe et vivace, seule capable de végéter dans les fondrières qu’elle remplit.

Si l’on continue à monter, les arbres commencent à manquer. Le sapin broussaille rampe dans un tapis de gazon. Les rhododendrons poussent en touffes et couronnent la montagne de bouquets roses. Les bruyères serrent leurs grappes blanches, petites fleurs ouvertes, en forme de vase, d’où sort une couronne d’étamines grenat. Dans les creux abrités, les campanules bleues balancent leurs jolies clochettes; le moindre vent les couche; elles vivent pourtant et sourient, tremblantes et gracieuses. Mais, entre toutes ces fleurs nourries de lumière et d’air pur, la plus précieuse est la rose sans épines. Jamais pétales n’ont formé une corolle plus frêle et plus mignonne; jamais vermillon si vif n’a coloré un tissu plus délicat.

IV.

Au sommet croissent les mousses. Battues par le vent, desséchées par le soleil, elles perdent la teinte verte et fraîche qu’elles ont dans les vallées, au bord des sources. Elles se roussissent de tons fauves, et leurs filaments lisses ont le reflet des poils du loup. D’autres, jaunies et pâles, couvrent de leurs couleurs maladives les crevasses qui saignent. Il y en a de grises, presque blanches, qui poussent comme des restes de cheveux sur les rochers chauves. De loin, sur le dos de la montagne, toutes ces teintes se fondent, et ce pelage nuancé jette un éclat sauvage. Les derniers végétaux sont des croûtes rougeâtres, collées aux parois des roches, qui semblent faire partie de la pierre, et qu’on prendrait non pour une plante, mais pour une lèpre. Le froid, la sécheresse et la hauteur, ont par degrés transformé ou tué la végétation.

V.

Le climat façonne et produit les bêtes aussi bien que les plantes.

L’ours est une bête grave, toute montagnarde, curieuse à voir dans sa houppelande grisâtre ou jaunâtre de poils feutrés. Il semble formé pour son domicile et son domicile pour lui. Sa grosse fourrure est un excellent manteau contre la neige. Les montagnards la jugent si bonne, qu’ils la lui empruntent le plus souvent qu’ils peuvent, et il la juge si bonne, qu’il la défend contre eux le mieux qu’il peut. Il aime à vivre seul, et les gorges des hauteurs sont aussi désertes qu’il le souhaite. Les arbres creux lui fournissent une maison toute prête; comme ce sont pour la plupart des hêtres et des chênes, il y trouve à la fois le vivre et le couvert. Du reste, brave, prudent, robuste, c’est un animal estimable; ses seuls défauts sont de manger ses petits, quand il les rencontre, et de mal danser.

Pour le chasser, on s’embusque et on le tire au passage. Dernièrement, dans une battue, on dépista une femelle superbe. Quand les premiers chasseurs, gens novices, virent briller ces petits yeux féroces, et qu’ils aperçurent la masse noire qui descendait à grandes enjambées, froissant les taillis, ils oublièrent tout d’un coup qu’ils avaient des fusils et se tinrent cois derrière leur chêne. Cent pas plus loin un brave fit feu. L’ours qui n’était pas touché, arrive au galop. L’homme de lâcher son fusil et de glisser dans une fondrière. Arrivé au fond, il se tâtait les membres et se trouvait sauf par miracle, lorsqu’il vit l’animal arrêté au-dessus de sa tête, occupé à examiner la pente, et appuyant le pied sur les pierres pour voir si elles étaient solides. Il flairait çà et là, et regardait l’homme avec l’intention manifeste de lui rendre visite. La fondrière était un puits; s’il arrivait au fond, il fallait se résigner au tête-à-tête. Pendant que l’homme faisait cette réflexion et songeait aux dents de la bête, l’ours se mit à descendre avec infiniment de précaution et d’adresse, ménageant sa précieuse personne, s’accrochant aux racines, lentement, mais sans jamais trébucher. Il approchait, quand les chasseurs arrivèrent et le tuèrent à coups de balles.

L’isard habite plus haut que l’ours, sur les cimes nues, dans les régions des glaciers. Il a besoin d’espace pour bondir et s’ébattre. Il est trop vif et trop gai pour se tenir comme le lourd misanthrope enfermé dans les gorges et les forêts. Nul animal n’est plus agile: il saute de roche en roche, franchit des précipices, et se tient sur des pointes où il y a place juste pour ses quatre pieds. On entend parfois sur les hauteurs un bêlement sourd: c’est une bande d’isards qui broutent l’herbe entre les neiges; leur robe fauve et leurs petites cornes se détachent dans le bleu du ciel; l’un d’eux donne l’alerte, et tous disparaissent en un moment.

VI.

Souvent pendant une demi-heure on entend derrière la montagne un tintement de clochettes; ce sont des troupeaux de chèvres qui changent de pâturage. Il y en a quelquefois plus de mille. Au passage des ponts, on se trouve arrêté, jusqu’à ce que toute la caravane ait défilé. Elles ont de longs poils pendants qui leur font une fourrure; avec leur manteau noir et leur grande barbe, on dirait qu’elles sont habillées pour une mascarade. Leurs yeux jaunes regardent vaguement, avec une expression de curiosité et de douceur. Elles semblent étonnées de marcher ainsi en ordre sur un terrain uni. A voir cette jambe sèche et ces pieds de corne, on sent qu’elles sont faites pour errer au hasard et pour sauter sur les roches. De temps en temps les moins disciplinées s’arrêtent, posent leurs pattes de devant contre la montagne, et broutent une ronce ou la fleur d’une lavande. Les autres arrivent et les poussent; elles repartent la bouche pleine d’herbes, et mangent en marchant. Toutes leurs physionomies sont intelligentes, résignées et tristes, avec des éclairs de caprice et d’originalité. On voit la forêt de cornes s’agiter au-dessus de la masse noire, et les fourrures lisses luire au soleil. Des chiens énormes, à poil laineux, tachés de blanc, marchent gravement sur les côtés, grondant lorsqu’on approche. Le pâtre vient derrière, dans sa cape brune, avec le regard immobile, brillant, vide de pensées, qu’ont ses bêtes; et toute la bande disparaît dans un nuage de poussière d’où sort un bruit de bêlements grêles.

VII.

Pourquoi ne parlerais-je pas de l’animal le plus heureux de la création ! Un grand peintre, Karl Dujardins l’a pris en affection; il l’a dessiné dans toutes les poses, il a montré toutes ses jouissances et tous ses goûts. La prose a bien les droits de la peinture, et je promets aux voyageurs qu’ils prendront plaisir à regarder les cochons. Voilà le mot lâché. Maintenant songez qu’aux Pyrénées ils ne sont pas couverts de fange infecte, comme dans nos fermes; ils sont roses et noirs, bien lavés, et vivent sur les grèves sèches, auprès des eaux courantes. Ils font des trous dans le sable échauffé, et y dorment par bandes de cinq ou six, alignés et serrés dans un ordre admirable. Quand on approche, toute la masse grouille; les queues en tire-bouchon frétillent fantastiquement; deux yeux narquois et philosophiques s’ouvrent sous les oreilles pendantes; les nez goguenards s’allongent en flairant; toute la compagnie grognonne; après quoi on s’accoutume à l’intrus, on se tait, on se recouche, les yeux se ferment d’une façon béate, les queues rentrent en place, et les bienheureux coquins se remettent à digérer et à jouir du soleil. Tous ces museaux expressifs semblent dire fi aux préjugés et appeler la jouissance; ils ont quelque chose d’insouciant et de moqueur; le visage entier se dirige du côté du groin, et toute la tête aboutit à la bouche. Leur nez allongé semble aspirer et recueillir dans l’air toutes les sensations agréables. Ils s’étalent si complaisamment à terre, ils remuent les oreilles avec de petits mouvements si voluptueux, ils font des éjaculations de plaisir si pénétrantes, qu’on en prend de l’humeur. O vrais épicuriens, si parfois en sommeillant vous daignez réfléchir, vous devez penser, comme l’oie de Montaigne, que le monde a été fait pour vous, que l’homme est votre serviteur, et que vous êtes les privilégiés de la nature ! Il n’y a dans toute leur vie qu’un moment fâcheux, celui où on les saigne. Encore il passe vite et ils ne les prévoient pas.

VIII.

Des milliers de lézards nichent dans les fentes d’ardoises et dans les murs de cailloux roulés. A l’approche des passants, ils filent comme un trait et traversent la route. Si l’on reste un instant immobile, on y voit de petites têtes inquiètes et malignes sortir entre deux pierres; le reste du corps se montre, la queue frétille, et, d’un mouvement brusque, ils grimpent en zigzag sur les étages de galets. Ils ont là du soleil à plaisir, jusqu’à cuire tout vifs; à midi, la roche brûle la main. Ce puissant soleil échauffe leur sang froid et donne à leurs membres le ressort et l’action. Ils sont capricieux, passionnés, violents, et se battent comme des hommes. Quelquefois on en voit rouler deux le long d’un rocher, l’un sur l’autre, dans la poussière, se relever ternes et sales, et se sauver prestement, comme des écoliers poltrons et mutins surpris en faute. Plusieurs perdent la queue dans ces aventures, ce qui fait qu’ils ont l’air de porter un habit trop court; ils se cachent, honteux d’être si mal vêtus. Les autres, dans leur justaucorps gris, ont des mouvements menus et gracieux, un air à la fois coquet et timide qui ôte toute envie de leur faire mal. Lorsqu’ils dorment sur un feuillet de roche, on aperçoit leur gorge blanchâtre et leur petite bouche spirituelle; mais ils ne dorment guère, ils sont toujours aux aguets, ils détalent au moindre bruit, et, quand rien ne les trouble, ils trottent, s’ébattent, montent, descendent, font cent tours par plaisir. Ils aiment la compagnie, et vivent l’un près de l’autre ou l’un chez l’autre. Aucun animal n’est plus gentil et n’a des mœurs plus innocentes; avec les jolis sédums blancs et jaunes, il égaye les longs murs de pierre, et tous deux vivent de sécheresse, comme les autres d’humidité.

Le sol, la lumière, la végétation, les animaux, l’homme, sont autant de livres où la nature écrit en caractères différents la même pensée. Si les cochons ont le poil net et rose, c’est que le granit bouillant et la mer poissonneuse ont pendant des millions d’années accumulé et soulevé dix mille pieds de roche.

IV

BAGNÈRES ET LUCHON

 

 

DE LUZ A BAGNÈRES-DE-BIGORRE

I.

Il faut subir ici de longues montées étouffantes; les chevaux vont au pas ou soufflent; les voyageurs dorment ou suent; le conducteur grommelle ou boit; la poussière tourbillonne, et, si vous sortez, votre gosier sèche ou les yeux vous cuisent. Il n’y a qu’un moyen de passer cette mauvaise heure; c’est de se conter quelque vieille histoire du pays, par exemple celle que voici:

 

Bos de Bénac fut un bon chevalier, grand ami du roi saint Louis; il alla en croisade dans la terre d’Égypte, et tua beaucoup de Sarrasins pour le salut de son âme. Mais à la fin les Français furent défaits dans une grande bataille, et Bos de Bénac laissé pour mort. On l’emmena prisonnier le long du fleuve, du côté du soleil, dans un pays où la peau des hommes était toute brûlée par la chaleur, et il y fut dix ans. On le fit pâtre de troupeaux, et on le battait souvent, parce qu’il était Franc et chrétien.

Un jour qu’il s’affligeait et se lamentait dans un lieu désert, il vit paraître auprès de lui un petit homme noir, qui avait deux cornes au front, un pied de chèvre, et l’air plus méchant que les plus méchants Sarrasins. Bos était si accoutumé à voir des hommes noirs, qu’il ne fit pas le signe de croix. C’était le diable qui lui dit en ricanant: « Bos, à quoi t’a servi de combattre pour ton Dieu ? Il te laisse valet de mes valets de Nubie; les chiens de ton château sont mieux traités que toi. On te croit mort et demain ta femme se marie. Va donc traire tes brebis, bon chevalier. »

Bos poussa un grand cri et pleura, car il aimait sa femme; le diable feignit d’avoir compassion de lui, et lui dit: « Je ne suis pas si méchant que le disent tes prêtres. Tu t’es bien battu; j’aime les gens braves; je ferai pour toi plus que le crucifié, ton ami. Cette nuit tu seras dans ton beau pays de Bigorre. Donne-moi en échange un plat de noix de ta table. Eh bien, te voilà embarrassé comme un théologien. Crois-tu que les noix aient des âmes ? Allons, décide-toi. »

Bos oublia que c’est péché mortel de donner quelque chose au diable, et lui tendit la main. Aussitôt il fut emporté comme dans un tourbillon; il aperçut au-dessous de lui un grand fleuve jaune, le Nil, qui s’allongeait, ainsi qu’un serpent, entre deux traînées de sable; un instant après, une ville étendue sur la grève comme une cuirasse; puis des flots innombrables alignés d’un bout de l’horizon à l’autre, et sur eux, des vaisseaux noirs pareils à des hirondelles; plus loin, une île à trois côtés, avec une montagne creuse pleine de feu et un panache de fumée fauve; puis encore la mer. La nuit tombait, quand une rangée de montagnes se leva dans les bandes rouges du couchant. Bos reconnut les cimes dentelées des Pyrénées et fut rempli de joie.

Le diable lui dit: « Bos, viens d’abord chez mes serviteurs de la montagne. En bonne conscience, puisque tu rentres au pays, tu leur dois une visite. Ils sont plus beaux que tes anges, et t’aimeront, puisque tu es mon ami. »

Le bon chevalier eut horreur de penser qu’il était l’ami du diable et le suivit à contre-cœur. La main du diable était comme une serre; il allait plus vite que le vent. Bos traversa d’un élan la vallée de Pierrefitte, et se trouva au pied du Bergonz, devant une porte de pierre qu’il n’avait jamais vue. La porte s’ouvrit d’elle-même avec un bruit plus doux qu’un chant d’oiseau, et ils entrèrent dans une salle haute de mille pieds, toute en cristal, flamboyante comme si le soleil eût été dedans. Bos vit trois petites femmes grandes comme la main, sur des siéges d’agate; elles avaient les yeux clairs comme l’eau verte du Gave; les joues avaient le vermillon de la rose sans épines; leur robe blanche était aussi légère que la vapeur aérienne des cascades; leur écharpe était de couleur de l’arc-en-ciel. Bos crut l’avoir vue autrefois flottante au bord des précipices, lorsque la brume matinale s’évaporait aux premiers rayons. Elles filaient, et leurs rouets tournaient si vite qu’on ne voyait pas la roue. Elles se levèrent toutes ensemble, et chantèrent de leur petite voix argentine: « Bos est revenu; Bos est l’ami de notre maître; Bos, nous te filerons un manteau de soie en échange de ton manteau de croisé. »

Un instant après, il était devant une autre montagne qu’il reconnut à la clarté des étoiles. C’était celle de Campana, qui sonne lorsqu’il arrive malheur au pays. Bos se trouva dedans, sans savoir comment cela s’était fait, et vit qu’elle était creuse jusqu’au sommet. Une cloche énorme d’argent bruni descendait de la plus haute voûte; un troupeau de chèvres noires était attaché au battant. Bos comprit que ces chèvres étaient des diables: leurs queues courtes frétillaient convulsivement; leurs yeux étaient comme des charbons allumés; leur poil tremblait et se recroquevillait comme les rameaux verts sur la braise; leurs cornes étaient pointues et tortues comme des épées de Syrie. Quand elles aperçurent Bos et le démon, elles vinrent sauter autour d’eux avec des bonds si brusques et des yeux si étranges, que le bon chevalier sentit le cœur lui manquer. Ces yeux formaient des figures cabalistiques et dansaient à la façon des feux follets d’un cimetière; puis elles se mirent sur une seule ligne et coururent en avant; le battant d’acier heurta la paroi sonore, une voix immense sortit en roulant de l’argent qui vibrait; Bos crut l’entendre jusqu’au fond de sa cervelle; les palpitations du son coururent par tout son corps; il frémit d’angoisse comme un homme en délire, et entendit distinctement la cloche qui chantait: « Bos est revenu; Bos est l’ami de mon maître; Bos, ce n’est point la cloche de l’église, c’est moi qui sonne ton retour. »

Il se sentit encore une fois enlevé dans l’air; les arbres enracinés dans le roc pliaient devant son compagnon et lui, comme sous l’orage; les ours hurlaient lamentablement; des troupeaux de loups fuyaient en frissonnant sur la neige. De grands nuages roux couraient dans le ciel, déchiquetés et tremblotants comme des ailes de chauves-souris. Les malins esprits des vallées se levaient et tourbillonnaient dans la nuit. Les têtes des rocs semblaient vivantes; il croyait voir l’armée des montagnes s’ébranler et le suivre. Ils traversèrent un mur de nuages et s’arrêtèrent sur le pic d’Anie. Au même instant, l’éclair fendit la masse de vapeurs. Bos vit un fantôme haut comme un grand pin, la face ardente comme une fournaise, enveloppé de nuées rouges. Des auréoles violettes flamboyaient sur sa tête; la foudre rampait à ses pieds en traînées éblouissantes; tout son corps resplendissait d’éclairs blancs. Le tonnerre éclata, la cime voisine croula, les roches renversées fumèrent, et Bos entendit une voix tonnante qui disait: « Bos est revenu; Bos est l’ami de mon maître; Bos, j’illumine la vallée pour ton retour, mieux que les cierges de ton église. »

Le pauvre Bos, trempé d’une sueur froide, fut porté tout d’un coup au pied du château de Bénac, et le diable lui dit: « Bon chevalier, va donc retrouver ta femme ! » Puis il se mit à rire avec le bruit d’un arbre qui craque, et disparut, laissant derrière lui une odeur de soufre.

Le matin paraissait, l’air était froid, la terre mouillée, et Bos grelottait sous ses lambeaux, lorsqu’il vit venir une cavalcade superbe: des dames en robes de brocart couturées d’argent et de perles; des seigneurs en harnois d’acier poli, avec des chaînes d’or; de nobles palefrois sous des housses écarlates, conduits par des pages en justaucorps de velours noir; puis l’escorte des hommes d’armes, dont les cuirasses luisaient au soleil. C’était le sire d’Angles qui venait épouser la dame de Bénac. Ils défilèrent longuement sur la rampe et s’enfoncèrent sous le porche obscur.

Bos courut à la porte, mais on le renvoya en lui disant: « Bonhomme, reviens à midi, tu auras l’aumône avec les autres. »

Bos s’assit sur une roche, tourmenté de colère et de douleur. Il entendait dans le château des fanfares de trompettes et le bruit des réjouissances. Un autre allait lui prendre sa femme et son bien; il serrait les poings et roulait des pensées de meurtre; mais il n’avait pas d’armes: il prit patience, comme il avait tant fait de fois chez les Sarrasins, et attendit.

Tous les pauvres du voisinage s’assemblèrent, et Bos se mit avec eux. Il n’était pas humble comme le bon roi saint Louis, qui lavait les pieds des mendiants; il eut grand honte de marcher parmi ces porte-besaces, contrefaits, goîtreux, aux jambes torses, au dos voûté, mal couverts de méchantes capes rapiécées et trouées et de guenilles en loques; mais il eut bien plus de honte encore, lorsqu’en passant sur le fossé plein d’eau claire il vit sa figure brûlée, ses cheveux hérissés comme le poil d’une bête fauve, ses yeux sauvages, tout son corps maigri et meurtri; puis il pensa qu’il n’avait pour vêtement qu’un sac déchiré et la peau d’une grande chèvre, et qu’il était plus hideux que le plus hideux mendiant. Ceux-ci criaient louange aux mariés, et Bos de fureur grinçait les dents.

Ils suivaient le haut corridor, et Bos vit par la porte l’ancienne salle du festin. Ses armures y pendaient; il reconnut les andouillers des cerfs qu’il avait tués à coups de flèches, les têtes des ours qu’il avait tués à coups d’épieu. La salle était pleine, et la joie du festin montait haut sous les voûtes; le vin du Languedoc coulait largement dans les coupes, les conviés portaient la santé des fiancés. Le sire d’Angles causait bien bas avec la belle dame, qui souriait et tournait vers lui son doux regard. Quand Bos vit ces lèvres roses sourire et ces yeux noirs rayonner sous le capulet d’écarlate, il sentit son cœur mordu par la jalousie, bondit dans la salle et cria d’une voix terrible: « Hors d’ici, traîtres ! je suis le maître d’ici, Bos de Bénac.

—Mendiant et menteur, dit le sire d’Angles. Nous avons vu Bos tomber mort sur le bord du fleuve d’Égypte. Qui es-tu, vieux ladre ? Ta figure est noire comme celle des damnés Sarrasins. Vous êtes tous les amis du diable; c’est le malin esprit qui t’a conduit ici. Chassez-le, et lâchez les chiens sur lui. »

Mais la dame miséricordieuse demanda qu’on fît grâce au malheureux fou. Bos, blessé par sa conscience, croyant que chacun savait son péché, s’enfuit le visage dans ses mains, ayant horreur de lui-même, et ne s’arrêta que dans une fondrière déserte. La nuit vint, et la cloche du mont Campana se mit à tinter. Il entendit bourdonner les rouets des fées du Bergonz. Le géant habillé de feu parut sur le pic d’Anie. Des images étranges se levèrent en son cerveau comme les rêves d’un malade. Le souffle du démon était sur lui. Une légion de visages fantastiques chevauchait dans sa tête au bruissement des ailes infernales, et le ravissant sourire de la belle dame le piquait au cœur comme une pointe de poignard. Le petit homme noir parut près de lui et lui dit: « Comment, Bos, tu n’es pas invité à la noce de ta femme ? Le sire d’Angles l’épouse tout à l’heure. Ami Bos, il n’est pas courtois !

—Maudit de Dieu, que viens-tu faire ici ?

—Tu n’es pas reconnaissant; je t’ai tiré d’Égypte, comme Moïse ses badauds d’Israélites, et je t’ai transporté, non pas en quarante ans, mais en un jour, dans la terre promise. Pauvre sot qui t’amuses à pleurer ! Veux-tu ta femme ? donne-moi ta foi, rien davantage. Au fait, tu as raison; demain, si tu n’est pas gelé, et si tu pries bien humblement le sire d’Angles, il te fera valet de chenil; c’est une belle place. Ce soir, dors sur la neige, bon chevalier. Là-bas, où sont les lumières, le sire d’Angles embrasse ta femme. »

Bos suffoquait et crut qu’il allait mourir. « Seigneur mon Dieu, dit-il en tombant à genoux, délivrez-moi du tentateur ! » Et il fondit en larmes.

Le diable s’enfuit, chassé par cette prière ardente; les mains de Bos jointes sur sa poitrine rencontrèrent son anneau de mariage qu’il portait à son scapulaire. Il tressaillit de joie: « Merci, Seigneur, et faites que j’arrive. »

Il courut comme s’il avait des ailes, franchit d’un saut la porte, et se cacha derrière un pilier de la galerie. Le cortége s’avançait avec des flambeaux. Quand la dame fut près de lui, Bos se leva, lui prit la main et lui montra l’anneau. Elle le reconnut et se jeta dans ses bras. Il se tourna vers l’assistance, et dit: « J’ai souffert comme Jésus-Christ, et j’ai été renié comme lui. Hommes de Bigorre qui m’avez maltraité et renié, je vous prie d’être mes amis comme autrefois. »

Le lendemain, Bos alla verser un plat de noix dans un gouffre noir, où souvent on entendait la voix du diable; ensuite il partit pour se confesser au pape. Au retour, il se fit ermite dans une caverne de la montagne, et sa femme devint nonne dans un couvent de Tarbes. Tous deux firent saintement pénitence, et méritèrent après leur mort de voir Dieu.

II.

Un peu après Lourdes, commence la plaine, et le ciel s’ouvre sur une largeur immense: la coupole d’azur pâlit vers les bords, et son bleu tendre,

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Lourdes. (Page 258.)

dégradé par des nuances insensibles, se perd à l’horizon dans une blancheur ravissante. Ces couleurs si pures, si riches, si doucement fondues, sont comme un grand concert où l’on se trouve enveloppé d’harmonie; la lumière arrive de toutes parts; l’air en est pénétré, la voûte bleue scintille depuis le dôme jusqu’à l’horizon. On oublie les autres objets; on s’absorbe dans une sensation unique; on ne peut que jouir de cette sérénité inaltérable, de cette profusion de clarté, de cet épanchement de lumière dorée, ruisselante, qui joue dans un espace sans limites. Ce ciel du Midi ne correspond qu’à un seul état de l’âme, qui est la joie: il n’a qu’une pensée et qu’une beauté, mais il fait concevoir le bonheur plein et durable; il met dans le cœur une source de gaieté toujours prête à jaillir; l’homme en ce pays doit porter légèrement la vie. Nos cieux du Nord ont une expression plus variée et plus profonde; les reflets métalliques de leurs nuages changeants conviennent à des âmes agitées; leur lumière brisée et leurs nuances étranges expriment la joie triste des passions mélancoliques; ils touchent le cœur plus à fond et d’une atteinte plus vive. Mais le bleu et le blanc sont des teintes si belles ! D’ici le Nord semble un exil; on n’eût jamais pensé que deux couleurs pussent faire autant de plaisir. Elles s’évanouissent l’une dans l’autre, comme des sons suaves qui se rapprochent et se confondent. Le blanc lointain adoucit la lumière crue et l’emprisonne dans une poussière d’air épaissi. L’azur du dôme émousse les rayons sous sa teinte obscure, les réfléchit, les brise, et semble semé de paillettes d’or. Ces miroitements du ciel, ces horizons noyés dans une bande vaporeuse, cette transparence de l’air infini, cette profondeur d’un ciel sans nuages, valent le spectacle des montagnes.

III.

Tarbes est une assez grande ville, ayant l’aspect d’un bourg, pavée de petits cailloux, d’apparence médiocre. On débarque dans une place où de gros ormeaux poudreux font de l’ombre. A midi les rues sont désertes; on s’aperçoit qu’on est proche du soleil d’Espagne. Quelques femmes seulement, coiffées d’un foulard rouge, vendaient des pêches au coin d’une borne. Un peu plus loin, des soldats de cavalerie traînaient leurs grandes jambes gauches dans l’ombre étroite de leur muraille. On rencontre un carré de quatre bâtiments, au milieu desquels monte un clocher évasé du bas. C’est l’église; elle n’a qu’une seule nef, très-haute, très-large, très-fraîche, peinte de couleurs sombres, qui fait contraste avec la chaleur étouffante du dehors et l’éclat cru des murs blancs; au-dessus de l’autel, six colonnes de marbre bigarré, surmontées d’un baldaquin, font un assez bel effet. Les tableaux sont comme partout: un Christ beurre frais et rose tendre, une passion en estampes coloriées de six sous. Quelques-uns, placés très-haut, dans des coins obscurs, paraissent meilleurs, parce qu’on n’y démêle rien. Un peu plus loin, on vient de bâtir un palais de justice, propre et neuf comme une robe de juge: les moellons sont bien équarris, et les murs parfaitement ratissés; la façade est embellie de deux statues, la Justice, qui a l’air d’une sotte, et la Force, qui a l’air d’une fille. La Force a des demi-bottes et une peau de bête. Au lieu de belles statues, nous avons de vilains logogriphes. Puisqu’on avait l’amour du symbole, ne pouvait-on habiller la Force en gendarme ? Pour nous dédommager des statues, nous allâmes visiter les chevaux. A cet endroit, la ville bourgeoise devient ville élégante. Les bâtiments du haras sont simples et de bon goût. Des gazons, des rosiers, des escaliers pleins de fleurs, une belle prairie d’herbe haute; dans le lointain des peupliers rangés en rideaux sur l’horizon limpide: l’habitation des chevaux est un lieu de plaisance. Il y en a cinquante dans une longue écurie qui serait au besoin une salle de bal; ce sont de superbes bêtes, le poil luisant, la croupe ferme, l’œil doux, le front calme; ils mangent paisiblement dans leurs stalles, ayant double natte sous leur litière; tout est brossé, essuyé, frotté. Des écuyers en veste rouge vont et viennent incessamment pour les nettoyer et veiller à ce que rien ne leur manque. Les hommes étaient moins heureux dans le paradis terrestre.

IV.

Les pauvres hommes n’ont pas une ville qui ne soit pleine de souvenirs lamentables. Les protestants prirent celle-ci en 1570 et égorgèrent tous les habitants. Un d’eux s’était réfugié dans une tour où l’on ne pouvait monter que par un escalier étroit; on lui envoya un de ses amis, qui l’appela sous prétexte de parlementer; sitôt qu’il eut mis la tête à la fenêtre, on le tua d’une arquebusade. Les paysans qui vinrent donner la sépulture aux morts en enterrèrent deux mille dans les fossés. Cinq ans après, le pays était presque désert.

Prenez patience: les catholiques n’étaient pas plus doux que les protestants; témoin ce siége de Rabastens, à quatre lieues de Tarbes.

« Soudain, dit Montluc, je connus qu’il fallait que d’autres y missent la main que nos gens de pied, et dis à la noblesse: « Gentilshommes, mes amis, suivez hardiment, et sans vous étonner, donnez; car nous ne saurions choisir une mort plus honorable. » Et ainsi nous marchâmes tous d’aussi bonne volonté qu’à ma vie je vis aller à l’assaut, et regardai deux fois en arrière; je vis que tous se touchaient les uns les autres. J’avais fait porter trois ou quatre échelles au bord du fossé, et, comme je me retournais en arrière pour commander que l’on apportât deux échelles, l’arquebusade me fut donnée par le visage, du coin d’une barricade qui touchait à la tour. Tout à coup je fus tout en sang, car je le jetais par la bouche, par le nez, par les yeux. Alors presque tous les soldats, et presque aussi tous les gentilshommes, commencèrent à s’étonner et voulurent reculer. Mais je leur criai, encore que je ne pouvais presque parler à cause du grand sang que je jetais par la bouche et par le nez: « Où voulez-vous aller ? vous voulez vous épouvanter pour moi ? Ne vous bougez, ni n’abandonnez le combat. » Et dis aux gentilshommes: « Je m’en vais me faire panser; que personne ne me suive, et vengez-moi, si vous m’aimez. » Je pris un gentilhomme par la main, et ainsi fust conduit à mon logis, là où trouvai un chirurgien du régiment de M. de Goas, nommé maître Simon, qui me pansa et m’arracha les os des deux joues avec les deux doigts, si grands étaient les trous, et me coupa force chair de visage, qui était toute froissée.

« Voici M. de Madaillan, mon lieutenant, lequel était à mon côté quand j’allai à l’assaut, et M. de Goas à l’autre, qui venait voir si j’étais mort, et me dit: « Monsieur, réjouissez-vous, prenez courage, nous sommes dedans. Voilà les soldats aux mains qui tuent tout; et assurez-vous que nous vengerons votre blessure. » Alors je lui dis: « Je loue Dieu de ce que je vois la victoire à nous avant de mourir. A présent, je ne me soucie point de la mort. Je vous prie de vous en retourner, et montrez-moi toute l’amitié que vous m’avez portée, et gardez qu’il n’en échappe un seul qui ne soit tué. »

« Et à l’instant s’en retourna et tous mes serviteurs même y allèrent. En sorte qu’il ne demeura auprès de moi que deux pages, et l’avocat de Las et le chirurgien. L’on voulut sauver le ministre et le capitaine de là dedans, nommé Ladous, pour les faire pendre devant mon logis. Mais les soldats ne faillirent de les tuer eux-mêmes, et les ôtèrent à ceux qui les tenaient, et les mirent en mille pièces. Les soldats en firent sauter cinquante ou soixante du haut de la grande tour, qui s’étaient retirés là dedans, dans les fossés, lesquels se noyèrent. Il se trouve que l’on en sauva deux qui s’étaient cachés. Il y avait tel prisonnier qui voulait donner quatre mille écus. Mais jamais homme ne voulait entendre à aucune rançon, et la plupart des femmes furent tuées. »

Comment avec de telles fureurs la race humaine a-t-elle pu durer ? « On a beau la tarir, dit Méphistophélès, la fraîche source de sang vivant reparaît toujours. »

BAGNÈRES-DE-BIGORRE

I.

On repart pour Bagnères à cinq heures du soir, dans la poussière, à la suite de coucous chargés de monde. Cette route est encombrée, comme les chemins de la banlieue autour de Paris le samedi soir. La diligence prend, en passant, autant de paysans qu’elle en rencontre; on les met en tas sous la bâche, parmi les malles, à côté des chiens; ils ont l’air fier et content de cette haute place. Les jambes, les bras, les têtes, s’agencent comme elles peuvent; ils chantent, et la voiture a l’air d’une boîte à musique. C’est dans cet équipage triomphal qu’on arrive à Bagnères, le soleil couché. On dîne à la hâte, on se fait conduire à la promenade des Coustous, et l’on est tout surpris de trouver le boulevard de Gand aux Pyrénées.

Quatre rangées d’arbres poudreux; des bancs réguliers à intervalles égaux; sur les deux côtés, des hôtels de figure moderne, dont l’un est occupé par M. de Rothschild; des files de boutiques illuminées, des cafés chantants autour desquels on s’amasse; des terrasses remplies de spectateurs assis; sur la chaussée, une foule noire qui s’agite sous les lumières; voilà le spectacle qu’on a sous les yeux. Les groupes se font, se défont, se serrent; on suit la foule; on rapprend l’art d’avancer sans marcher sur les pieds qu’on rencontre, de frôler tout le monde sans coudoyer personne, de n’être pas écrasé et de ne pas écraser les autres; bref, tous les talents enseignés par la civilisation et l’asphalte. On retrouve les bruissements des toilettes, le bourdonnement confus des conversations et des pas, l’éclat blessant des lumières artificielles, les figures obséquieuses et ennuyées des marchands, l’étalage savant des boutiques, et toutes les sensations qu’on a voulu quitter. Bagnères-de-Bigorre et Luchon sont aux Pyrénées les capitales de la vie élégante, le rendez-vous des plaisirs du monde et de la mode, Paris à deux cents lieues de Paris.

Le lendemain matin, au soleil, l’aspect de la ville est charmant. De grandes allées de vieux arbres la traversent en tous sens. Des jardinets fleurissent sur les terrasses. L’Adour roule le long des maisons. Deux rues sont des îles qui rejoignent la chaussée par des ponts chargés de lauriers-roses, et mirent leurs fenêtres vertes dans le flot clair. Les ruisseaux d’eau limpide accourent de toutes les places et de toutes les rues; ils se croisent, s’enfoncent sous terre, reparaissent, et la ville est remplie de leurs murmures, de leur fraîcheur et de leur gaieté. Une petite fille, assise sur la dalle ardoisée, trempe ses pieds dans le courant; l’eau froide les rougit, et la pauvrette retrousse avec grand soin sa mauvaise robe, de peur de la mouiller. Une femme agenouillée lave du linge à sa porte; une autre se penche et puise de l’eau pour sa marmite. Les deux rigoles noires et brillantes, enserrent la route blanche comme deux cordons de jais. Dans la cour intérieure ou dans le vestibule de chaque maison, les femmes assemblées cousent et filent, les unes sur les marches de l’escalier, les autres au pied d’une vigne; elles sont dans l’ombre, mais sur la crête du mur les belles feuilles vertes sont traversées par un rayon de soleil.

Sur la place voisine, des hommes rangés sur deux lignes battaient le blé avec de longues perches et amoncelaient des tas de grain doré. Sous son luxe d’emprunt, la ville garde des habitudes rustiques; mais la riche lumière fond les contrastes, et le battage du blé a la splendeur d’un bal. Plus loin sont des bâtiments où le ruisseau travaille les marbres. Des plaques, des blocs, des éclats entassés, des matériaux informes, remplissent la cour sur une longueur de trois cents pas, parmi des bouquets de rosiers, des plates-bandes fleuries, des statues et des kiosques. Dans les ateliers, de lourds engrenages, des baquets d’eau bourbeuse, des scies rouillées, des roues grossières: voilà les ouvriers. Dans les magasins, des colonnes, des chapiteaux d’un poli admirable, de blanches cheminées bordées de feuilles en relief, des vases ciselés, des coupes sculptées, des bijoux d’agate: voilà l’ouvrage. Les carrières des Pyrénées ont donné toutes un échantillon pour lambrisser les murs; c’est une bibliothèque de marbres. Il y en a de blancs comme l’albâtre, de roses comme la chair vivante, de bruns, de cailletés comme le ventre d’une pintade. La Griotte est d’un rouge sang. Le Baudéan noir, veiné de filets blancs, jette un reflet verdâtre. Le Roncé de Bise sillonne de bandes sombres sa robe couleur de biche. Le Sarrancolin grisâtre luit étrangement, tout marqueté d’écailles, rayé de teintes pâles et taché d’une large plaque sanglante. La nature est le plus grand des peintres; les infiltrations et les feux souterrains ont pu seuls inventer cette profusion de nuances et de dessins; il a fallu l’originalité audacieuse du hasard et le lent travail des forces minérales, pour tourner des lignes si capricieuses et assortir des teintes si composées.

Un courant d’eau rapide roule sous les ateliers; un autre glisse devant la maison, dans une belle prairie, sous un rideau de peupliers. Dans le lointain

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Bagnères-de-Bigorre. (Page 268.)

blanchâtre, on aperçoit les montagnes. L’endroit est heureux pour être scieur de pierres.

II.

Les Thermes sont un beau bâtiment blanc, vaste et régulier; la longue façade tout unie est de forme très-simple. Cette architecture voisine du style antique est plus belle au Midi qu’au Nord; comme le ciel, elle laisse dans l’âme une impression de sérénité et de grandeur.

Une moitié de rivière baigne la façade et précipite sous le pont d’entrée sa nappe noire hérissée de flots étincelants. On entre dans un grand vestibule, on suit un vaste escalier à double rampe, puis des corridors que terminent de nobles portiques et qui donnent sur des terrasses. Des cabinets de bains lambrissés de marbre, un jardin verdoyant, de beaux points de vue, partout de hautes voûtes, de la fraîcheur, des formes simples, des couleurs douces qui reposent l’œil et font contraste avec la lumière crue, éblouissante, qui tombe au dehors sur la place poudreuse et sur les maisons blanches; tout attire, et c’est plaisir d’être malade ici.

Les Romains, gens aussi civilisés et aussi ennuyés que nous, faisaient comme nous et venaient à Bagnères. Les habitants du pays, bons courtisans, construisirent sur la place publique un temple en l’honneur d’Auguste. Le temple devint une église qu’on dédia à saint Martin, mais qui garda l’inscription païenne. En 1641, on transporta l’inscription sur la fontaine de la porte méridionale, où elle est encore.

En 1823, on découvrit, dans l’emplacement des Thermes, des colonnes, des chapiteaux, quatre piscines revêtues de marbres et ornées de moulures, et un grand nombre de médailles à l’effigie des premiers empereurs romains. Ces débris, retrouvés après dix-huit siècles, laissent une impression profonde, semblable à celle qu’on éprouve en mesurant les grands bancs calcaires, sépulcres antédiluviens des races englouties. Nos villes sont assises sur des ruines de civilisations éteintes, et nos champs sur des restes de créations détruites.

Rome a laissé partout sa trace à Bagnères. Les plus aimables de ces souvenirs de l’antiquité sont les monuments que les malades guéris élevaient en l’honneur des Nymphes, et dont les inscriptions subsistent encore. Couchés dans les baignoires de marbre, ils sentaient les vertus de la bienfaisante déesse pénétrer dans leurs membres; les yeux demi-fermés, assoupis dans le mol embrassement de l’eau tiède, ils entendaient la source mystérieuse tomber goutte à goutte en chantant, du fond de la roche, sa mère; la nappe épanchée luisait autour d’eux avec de vagues reflets verdâtres; et devant eux passaient, comme une vision, le regard étrange et la voix magique de la divinité inconnue qui venait à la lumière pour apporter la santé aux malheureux mortels.

Derrière les Thermes est une haute colline, couverte d’arbres admirables où serpentent des allées solitaires; de là on voit sous ses pieds la ville, dont les toits d’ardoises repoussent la puissante lumière du ciel enflammé et se détachent dans l’air limpide avec une teinte fauve et plombée. Une ligne de peupliers dessine sur la grande plaine verte le cours de la rivière; du côté de Tarbes, elle s’enfonce à l’infini dans des lointains vaporeux, parmi des teintes adoucies. En face, des collines boisées et cultivées montent en s’arrondissant jusqu’à l’horizon. A droite, les montagnes, semblables à des pyramides descendent en longues arêtes régulières. Ces collines et ces montagnes découpent une ligne sinueuse sur le bord rayonnant du ciel. De l’horizon blanc et souriant, l’œil remonte par des nuances insensibles jusqu’au bleu ardent et foncé du dôme. Cette blancheur donne une sensation tendre et délicieuse, mélange de rêverie et de volupté; elle touche, trouble et ravit, comme la chanson de Chérubin dans Mozart. Un vent frais arrive de la vallée; le corps est aussi à l’aise que l’âme; on trouve dans son être une harmonie qu’on n’y connaissait pas; on ne porte plus le poids de sa pensée ni de sa machine; on ne fait plus que sentir; on devient tout animal, c’est-à-dire parfaitement heureux.

Le soir, on va se promener dans la plaine. Il y a dans les champs de maïs des sentiers détournés où l’on est seul. Les têtes, hautes de sept pieds, font comme un taillis d’arbres. La large fusée des feuilles vertes finit par des colonnettes minces de grains rosés, et le soleil oblique glisse ses flèches d’or entre les tiges. On rencontre des prairies coupées de ruisseaux que les paysans barrent, et qui, pendant plusieurs heures, inondent l’herbe pour la rafraîchir. Le jour tombe, la grande ombre des montagnes assombrit la verdure; des nuages d’insectes bourdonnent dans l’air alourdi. Le souffle d’une brise expirante fait un instant frissonner les feuilles. Cependant les voitures et les cavalcades reviennent sur toutes les routes, et le cours s’illumine pour la promenade du soir.

LE MONDE

Il est convenu que la vie aux eaux est fort poétique, et qu’on y trouve des aventures de toute sorte, surtout des aventures de cœur. Lisez les romans, l’Anneau d’argent, de Charles de Bernard; Lavinia, de George Sand, etc.

Si la vie aux eaux est un roman, c’est dans les livres. Pour y voir de grands hommes, il faut les apporter reliés en veau, dans sa malle.

Il est également convenu qu’aux eaux la conversation est extrêmement spirituelle, qu’on n’y rencontre que des artistes, des hommes supérieurs, des gens du grand monde; qu’on y prodigue des idées, la grâce et l’élégance, et que la fleur de tous les plaisirs et de toutes les pensées y vient s’épanouir.

La vérité est qu’on y use beaucoup de chapeaux, qu’on y mange beaucoup de pêches, qu’on y dit beaucoup de paroles, et qu’en fait d’hommes et d’idées, on y trouve à peu près ce qu’on trouve ailleurs.

Voici le catalogue d’un salon mieux composé que beaucoup d’autres:

Un vieux gentilhomme, assez semblable au M. de Mortsauf de Balzac, officier avant 1830, très-brave, et capable de raisonner juste, quand on le poussait fort. Il avait un grand long cou cartilagineux qui tournait tout d’une pièce et péniblement, comme une machine rouillée; ses pieds ballottaient dans ses souliers carrés; les pans de sa redingote pendaient comme des drapeaux autour de ses jambes. Son corps et ses habits étaient roides, gauches, antiques et étroits, comme ses opinions. Du reste, méticuleux, radoteur, hargneux, occupé tout le jour à ressasser des pauvretés et à se plaindre de vétilles; il tracassait son domestique une heure durant pour un grain de poussière oublié sur la basque de son habit, expliquant le moyen d’enlever la poussière, le danger de laisser la poussière, les défauts d’un esprit négligent, les mérites d’un esprit diligent, avec tant de monotonie, de ténacité et de lenteur, qu’on finissait par se boucher les oreilles ou par dormir. Il prenait du tabac, posait son menton sur sa canne, et regardait devant lui avec l’expression inerte et terne des momies. La vie rustique, le manque de conversation et d’action, la fixité des habitudes machinales, l’avaient éteint.

A côté de lui se tenaient une jeune Anglaise et sa mère. L’Anglaise n’avait pu s’éteindre; elle avait gelé en naissant: du reste, aussi immobile que lui. Elle portait aux bras une boutique d’orfévrerie: bracelets, chaînes de toutes formes et de tout métal, qui pendaient et tintaient comme des clochettes. La mère était une de ces asperges crochues, bosselées, plantées dans une robe ballonnée, qui ne peuvent fleurir et monter en graine que sous le brouillard de Londres. Elles prenaient du thé et ne causaient qu’entre elles.

On remarquait en troisième lieu un jeune homme fort noble, parfaitement mis, frisé tous les jours, les mains molles, incessamment lavé, brossé, orné, embelli, et beau comme une poupée. Il avait la fatuité compassée et sérieuse. Ses moindres actions étaient d’une correction et d’une gravité admirable. Il demandait du potage en pesant toutes ses paroles. Il mettait ses gants de l’air d’un empereur romain. Il ne riait jamais, on reconnaissait à ses gestes calmes l’homme pénétré de respect pour soi-même, qui érige les convenances en principes. Son teint, ses mains, sa barbe et son esprit, avaient été si longtemps nettoyés, frottés et parfumés par l’étiquette qu’ils semblaient postiches.

Ordinairement, il donnait la réplique à une dame moldave, qui maintenait la conversation vivante. Cette dame avait voyagé par toute l’Europe, et racontait ses voyages d’une voix si perçante et si métallique, qu’on se demandait si elle n’avait pas un clairon quelque part dans le corps. Elle dissertait toute seule, quelquefois pendant un quart d’heure de suite, principalement sur le riz et sur le degré de civilisation des Turcs, sur la barbarie des généraux russes et sur les bains de Constantinople. Cette mémoire pleine ne débordait qu’en tirades: cela était presque aussi amusant qu’un dictionnaire de géographie.

Il y avait près d’elle un Espagnol pâle, mince, maigre, dont la figure ressemblait à une lame de couteau. On sut, par quelques mots échappés, qu’il était riche et républicain: il passait sa vie un journal à la main. Il en lisait tous les jours douze ou quinze, avec de petits mouvements secs et saccadés, et des contractions nerveuses qui passaient sur sa figure comme un frisson. Il se tenait habituellement dans un coin, et l’on voyait briller sur sa physionomie des velléités de proclamations et de professions de foi. Au même instant son regard s’éteignait comme un feu trop brusque qui flamboie et tombe. Il ne parlait que par monosyllabes et pour demander du thé. Sa femme ne savait pas le français et restait toute la soirée immobile dans son fauteuil.

Faut-il parler d’une vieille dame saumuroise, habituée des bains, attentive au chaud, au froid, aux courants d’air, aux assaisonnements, décidée à n’enrichir ses héritiers que le plus tard possible, qui trottait tout le jour, et le soir caressait son chien ? D’un abbé et de son élève, qui dînaient à part pour fuir la contagion des conversations mondaines ? etc. La vérité est qu’il n’y a rien à peindre, et qu’au prochain restaurant vous verrez les mêmes gens.

Maintenant, de bonne foi, que peuvent être les entretiens dans un pareil monde ? Comme la réponse est importante, je prie le lecteur de parcourir la classification ci-jointe des conversations intéressantes; il jugera lui-même si l’on a chance d’en rencontrer aux eaux quelqu’une de semblable.

Premier genre: circonlocutions, argumentations oratoires, exordes par insinuation, sourires et saluts, pouvant se traduire par la phrase suivante: « Monsieur, faites-moi gagner mille francs. »

Deuxième genre: périphrases, dissertations métaphysiques, cris de l’âme, gestes et génuflexions, aboutissant à la phrase que voici: « Madame, permettez-moi d’être votre très-humble serviteur. »

Troisième genre: deux personnes ayant besoin l’une de l’autre sont en présence; abrégé de leur conversation: « Vous êtes un grand homme.—Vous en êtes un autre. »

Quatrième genre: on est assis au coin du feu avec un vieil ami; on tisonne dans les braises, et l’on cause de n’importe quoi, par exemple: « Voulez-vous du thé ? Mon cigare est éteint. » Ou, ce qui est mieux, on ne dit rien du tout et l’on écoute chanter la bouilloire; toutes actions qui signifient: « Vous êtes un brave homme, et vous me rendriez service au besoin. »

Cinquième genre: idées générales nouvelles et librement exprimées; genre perdu depuis cent ans. On l’a connu dans les salons au dix-huitième siècle. Genre aujourd’hui fossile.

Sixième et dernier genre: fusées d’esprit, feu d’artifice de mots brillants, images inventées, couleurs étalées, profusion de verve, d’originalité et de gaieté. Genre infiniment rare et tous les jours diminué par la peur de se compromettre, par l’air important, par l’affectation de moralité.

Ces six genres manquant, et visiblement ils manquent, que reste-t-il ? La conversation telle que la peint Henri Monnier et que la fait M. Prudhomme. Seulement, ici les façons sont meilleures: par exemple, on sait qu’on doit se servir le dernier du potage, et le premier de la salade; on se munit de certaines phrases convenues qu’on échange contre d’autres phrases convenues; on répond à un geste prévu par un geste prévu, à la manière des Chinois; on vient bâiller intérieurement et sourire extérieurement, en compagnie et en cérémonie. Cette comédie de grimaces et ce commerce d’ennui forment la conversation aux eaux et ailleurs.

Aussi beaucoup de gens vont prendre l’air dans la rue.

II.

La rue est pleine de figures mornes: jurisconsultes, banquiers, gens fatigués par les travaux de cabinet, ou ennuyés parce qu’ils ont trop de fortune et trop peu de chagrin. Le soir, ils vont à Frascati ou regardent les badauds qui se coudoient entre les boutiques du Cours. Le jour, ils boivent et se baignent un peu, montent à cheval et fument beaucoup. Les bouffis, étalés sur un fauteuil, digèrent; les maigres étudient le journal; les jeunes dissertent avec les dames sur le temps qu’il fait; les dames s’occupent à bien arrondir leurs jupes; les vieux, qui sont philosophes et critiques, prennent du tabac ou regardent les montagnes avec des lunettes, pour vérifier si les gravures sont exactes. Ce n’est pas la peine d’avoir tant d’argent pour avoir si peu de plaisir.

Cet ennui prouve que la vie ressemble à l’Opéra; pour y être heureux, il faut l’argent de l’entrée, mais aussi le sentiment de la musique. Si l’argent vous manque, vous restez dehors à la pluie parmi les décrotteurs; si le sentiment vous manque, vous dormez maussadement dans votre superbe loge. Je conclus qu’il faut tâcher de gagner les quatre francs du parterre, mais surtout apprendre la musique.

Les promenades sont trop propres et rappellent le bois de Boulogne; çà et là un balai fatigué appuie contre un arbre sa silhouette oblique. Du fond d’un fourré, les sergents de ville lancent sur vous leur regard d’aigle, et le crottin décore les allées de ses monticules poétiques.

 

Un malade amène toujours avec lui un ou plusieurs compagnons. Quel est l’être assez déshérité du ciel pour ne pas avoir un parent ou un ami qui s’ennuie ? et quel est l’ami ou le parent assez ingrat pour refuser un service qui est une partie de plaisir ? le malade boit et se baigne; l’ami chausse des guêtres ou monte à cheval: de là l’espèce des touristes.

Cette espèce comprend plusieurs variétés, qu’on distingue au ramage, au plumage et à la démarche. Voici les principales:

I.

La première a les jambes longues, le corps maigre, la tête penchée en avant, les pieds larges et forts, les mains vigoureuses, excellentes pour serrer et accrocher. Elle est munie de cannes, de bâtons ferrés, de parapluies, de manteaux, de pardessus en caoutchouc. Elle méprise la parure, se montre peu dans le monde, connaît parfaitement les guides et les hôtels. Elle arpente le terrain d’une façon admirable, monte avec selle, sans selle, de toutes les manières, toutes les bêtes possibles. Elle marche pour marcher et pour avoir le droit de répéter quelques belles phrases toutes faites.

J’ai trouvé et ramassé aux Eaux-Chaudes le journal d’un de ces touristes marcheurs. Il est intitulé: Mes impressions.

« 15 juillet. Ascension du Vignemale. Départ à minuit, retour à dix heures du soir. Appétit sur le sommet, excellent dîner, pâté, volailles, truites, bordeaux, kirsch. Mon cheval a bronché onze fois. Pieds écorchés. Rondo, bon guide. Total: soixante-sept francs.

« 20 juillet. Ascension du Pic du Midi de Bigorre. Quinze heures. Sanio, médiocre guide, ne sait ni chansons ni histoires. Bon sommeil d’une heure au sommet. Deux bouteilles cassées, ce qui a un peu gâté les provisions. Trente-huit francs.

« 21 juillet. Excursion au val d’Héas. Trop de pierres sur la route. Sept lieues. Il faut m’exercer tous les jours; demain j’en ferai huit.

« 24 juillet. Excursion au val d’Aspe. Neuf lieues.

« 1ᵉʳ août. Lac d’Oo. Bonne eau, très-froide; les bouteilles ont bien rafraîchi.

« 2 août. Vallée de l’Arboust. Rencontre de trois caravanes, deux d’ânes, une de chevaux. Dix lieues. Gosier pelé. Durillons au pied.

« 3 août. Ascension de la Maladetta. Trois jours.

[pas d'image disonible.]

Le Vignemale. (Page 282.)

Coucher à la Rencluse de la Maladetta. Mon grand manteau double à collet de poil m’empêche d’être gelé. Le matin, je fais moi-même l’omelette. Punch à la neige. Seconde nuit dans le vallon de Malibierne. Traversée du glacier. Mon soulier droit se déchire. Arrivée au sommet. Vue de trois bouteilles laissées par les précédents touristes. Pour me distraire, je lis un numéro du Journal des chasseurs. Au retour, je suis fêté par les guides. Cornemuses le soir à ma porte, gros bouquet avec un ruban. Total: cent soixante-huit francs.

« 15 août. Départ des Pyrénées. Trois cent quatre-vingt-onze lieues en un mois, tant à pied qu’à cheval et en voiture. Onze ascensions, dix-huit excursions. J’ai usé deux bâtons ferrés, un pardessus, trois pantalons, cinq paires de souliers. Bonne année.

« P. S. Pays sublime. Mon esprit plie sous ces grandes émotions. »

II.

La seconde variété comprend des êtres réfléchis, méthodiques, ordinairement portant lunettes, doués d’une confiance passionnée en la lettre imprimée. On les reconnaît au manuel-guide, qu’ils ont toujours à la main. Ce livre est pour eux la loi et les prophètes. Ils mangent des truites au lieu qu’indique le livre, font scrupuleusement toutes les stations que conseille le livre, se disputent avec l’aubergiste lorsqu’il leur demande plus que ne marque le livre. On les voit aux sites remarquables, les yeux fixés sur le livre, se pénétrant de la description et s’informant au juste du genre d’émotion qu’il convient d’éprouver. La veille d’une excursion, ils étudient le livre et apprennent d’avance l’ordre et la suite des sensations qu’ils doivent rencontrer: d’abord la surprise, un peu plus loin une impression douce, au bout d’une lieue l’horreur et le saisissement, à la fin l’attendrissement calme. Ils ne font et ne sentent rien que pièces en main et sur de bonnes autorités. En arrivant dans un hôtel, leur premier soin est de demander à leur voisin de table s’il y a un lieu de réunion, à quelle heure on s’y rassemble, comment on emploie les différentes heures du jour, sur quelle promenade on va dans l’après-midi, sur quelle autre le soir. Le lendemain, ils suivent tous ces renseignements en conscience. Ils sont vêtus à la mode des eaux, ils changent de toilette autant de fois que l’usage des eaux le juge convenable; ils font toutes les excursions qu’on doit faire, à l’heure où il faut les faire, dans l’équipage avec lequel il faut les faire. Ont-ils un goût ? on n’en sait rien: le livre et l’opinion publique ont pensé et décidé pour eux. Ils ont la consolation de penser qu’ils ont marché dans la grande route et qu’ils

[pas d'image disonible.]

Lac d’Oo. (Page 284.)

sont les imitateurs du genre humain. Ce sont les touristes dociles.

III.

La troisième variété marche en troupes et fait ses excursions en famille. Vous apercevez de loin une grande cavalcade tranquille: le père, la mère, deux filles, deux grands cousins, un ou deux amis, et quelquefois des ânes pour les bambins. On fouette les ânes, qui sont rétifs; on conseille la prudence aux jeunes gens fougueux; un coup d’œil retient les jeunes demoiselles autour du voile vert de leur mère. Les caractères distinctifs de cette variété sont le voile vert, l’esprit bourgeois, l’amour des siestes et des repas sur l’herbe; un signe infaillible est le goût des petits jeux de société. Cette variété est rare aux Eaux-Bonnes, plus fréquente à Bagnères-de-Bigorre et à Bagnères-de-Luchon. Elle est remarquable par sa prudence, par ses instincts culinaires, par ses habitudes économiques. Les individus qui font l’excursion s’arrêtent dans un endroit choisi dès la veille; on débarque des pâtés et des bouteilles. Si l’on n’a rien apporté, on va frapper à la cabane voisine pour avoir du lait; on s’étonne de le payer trois sous le verre; on trouve qu’il ressemble fort au lait de chèvre, et l’on se dit, après avoir bu, que l’écuelle de bois n’était pas trop propre. On regarde curieusement l’étable noire, demi-souterraine, où les vaches ruminent sur un lit de fougères: après quoi, les gens gros et gras s’asseyent ou se couchent. L’artiste de la famille tire son album et copie un pont, un moulin et autres paysages d’album. Les jeunes filles courent en riant et se laissent tomber essoufflées sur l’herbe; les jeunes gens courent après elles. Cette variété, originaire des grandes villes, principalement de Paris, veut retrouver aux Pyrénées les parties de plaisir de Meudon et de Montmorency.

IV.

Quatrième espèce: touristes dîneurs. A Louvie, une famille de Carcassonne, le père, la mère, un fils, une fille, une servante, descendirent de l’intérieur. Pour la première fois de leur vie, ils entreprenaient un voyage de plaisir. Le père était un de ces bourgeois fleuris, ventrus, importants, dogmatiques, bien vêtus de drap fin, conservateurs d’eux-mêmes, qui forment leurs cuisinières, arrangent leur maison en bonbonnière, et s’installent dans leur bien-être, comme une huître dans sa coquille. Ils entrèrent avec stupeur dans une salle obscure, où des bouteilles demi-vides erraient parmi des plats refroidis. La nappe était tachée, les serviettes d’un blanc douteux. Le père, saisi d’indignation, demanda une tasse de thé et se mit à marcher d’un air tragique. Les autres se regardèrent douloureusement et s’assirent. Les plats arrivaient à la débandade, tous manqués. Les Carcassonnais se servaient, tournaient la viande dans leur assiette, la contemplaient et ne mangeaient pas. Ils demandèrent une seconde fois du thé; le thé ne parut point; on appela les voyageurs pour monter en voiture, et l’hôtelier réclama douze francs. Sans dire un mot, avec un geste d’horreur concentrée, le chef de famille paya. Puis, s’approchant de sa femme, il lui dit: « Vous l’avez voulu, madame ! » Au bout d’un quart d’heure l’orage creva; il épancha ses plaintes dans le sein du conducteur. Il déclara que la compagnie périrait si elle relayait chez de tels empoisonneurs; il espérait que les maladies emporteraient bientôt des gens aussi malpropres. On lui dit que dans le pays tout le monde était ainsi, et qu’on y vivait gaiement quatre-vingts ans. Il leva les yeux au ciel, renfonça son chagrin et reporta ses pensées vers Carcassonne.

V.

Cinquième variété; rare: touristes savants.

Un jour, au pied d’une roche humide, je vis venir à moi un petit homme maigre, avec un nez en bec d’aigle, un visage tout en pointe, des yeux verts, des cheveux grisonnants, des mouvements nerveux, saccadés, et quelque chose de bizarre et de passionné dans la physionomie. Il avait de grosses guêtres, une vieille casquette noire ternie par la pluie, un pantalon boueux aux genoux, sur le dos une boîte de botanique bosselée, une petite bêche à la main. Par malheur je regardais une jolie plante à longue tige droite bien verte, à corolle blanche, délicate, qui croît auprès des sources perdues. Il me prit pour un confrère novice. « Eh bien ! voilà comme vous cueillez les plantes ! Par la tige, malheureux ? Que fera-t-elle dans votre herbier, sans racines ? Où est votre boîte ? votre sarcloir ?

—Mais, monsieur....

—Plante ordinaire, commune aux environs de Paris, Parnassia palustris: tige simple, dressée, haute d’un pied, glabre, feuilles radicales pétiolées (la caulinaire engainante, sessile), cordiformes, entièrement glabres; fleur solitaire, blanche, terminale, ayant le calice à feuilles lancéolées, les pétales arrondis, marqués de lignes creuses, les nectaires ciliés et munis de globules jaunes à l’extrémité des cils, qui ressemblent à des pistils; helléboracée. Ces nectaires sont curieux; bonne étude, plante bien choisie. Courage ! vous avancerez.

—Mais je ne suis pas botaniste !

—Très-bien, vous êtes modeste. Pourtant, puisque vous êtes aux Pyrénées, il faut étudier la flore du pays; vous n’en retrouverez plus l’occasion. Il y a ici des plantes rares qu’il faut absolument emporter. J’ai cueilli auprès d’Oleth la Menziesra Daboeci, trouvaille inestimable. Je vous montrerai chez moi la Ramondia Pyrenaica, une solanée qui a le port des primevères. J’ai gravi le Mont-Perdu pour trouver le Ranunculus parnassifolius indiqué par Ramond, et qui croît à 2700 mètres. Hein ! qu’est-ce que cela ! L’Aquilegia Pyrenaïca ! »

Et mon petit homme partit comme un isard, gravit une pente, creusa soigneusement le sol autour de la fleur, l’enleva sans couper une seule racine, et revint les yeux brillants, l’air triomphant, la tenant en l’air comme un drapeau.

« Plante propre aux Pyrénées. Je la désirais depuis longtemps; l’échantillon est excellent. Voyons, mon jeune ami, un petit examen: vous ignorez l’espèce; mais vous reconnaissez la famille ?

—Hélas ! je ne sais pas un mot de botanique. »

Il me regarda stupéfait.

« Et pourquoi cueillez-vous des plantes ?

—Pour les voir, parce qu’elles sont jolies. »

Il mit sa fleur dans sa boîte, rajusta sa casquette et s’en alla sans ajouter un seul mot.

VI.

Sixième variété; très-nombreuse: touristes sédentaires. Ils regardent les montagnes de leur fenêtre; leurs excursions consistent à passer de leur chambre au jardin anglais, du jardin anglais à la promenade. Ils font la sieste sur la bruyère et lisent le journal étendus sur une chaise: après quoi ils ont vu les Pyrénées.

 

Il y avait un grand bal hier. Paul y présentait un jeune créole de Vénézuela en Amérique; le jeune homme n’a rien vu encore; il vient de débarquer à Bordeaux, d’où il arrive; du reste fort beau garçon, d’une figure olivâtre et fine, grand chasseur, et plus propre à courir les montagnes que les salons. Il vient en France pour se former, comme on dit; Paul prétend que c’est pour se déformer.

Nous nous sommes mis dans un coin, et le jeune homme a demandé à Paul ce que c’est qu’un bal.

« Une grande cérémonie funèbre et pénitentiaire.

—Bah !

—Sans doute, et cet usage remonte haut.

—Vraiment ?

—Il remonte à Henri III, qui institua les réunions de flagellants. Les gens de la cour se décolletaient et s’assemblaient pour se donner des coups de fouet sur leurs épaules. Aujourd’hui il n’y a plus de coups de fouet, mais la tristesse est égale. Tous les gens qui sont ici viennent expier de grandes fautes ou viennent de perdre leurs parents.

—C’est pour cela qu’ils sont vêtus de noir !

—Précisément.

—Mais les dames sont en robes magnifiques.

—Elles ne s’en mortifient que mieux. Chacune s’est pendu autour des reins une sorte de cilice, cet horrible amas de jupons qui les blesse et finit par les rendre malades. C’est à l’exemple des saintes, pour mieux opérer le salut.

—Mais tous les hommes sourient.

—C’est là le plus beau, gênés comme ils sont, enfermés dans leur suaire de drap noir. Ils se contraignent, et font preuve de vertu. Avancez de six pas, vous allez voir. »

Le jeune homme avança; n’ayant pas encore l’expérience des mouvements de salon, il marcha sur les pieds d’un danseur et défonça le chapeau d’un monsieur mélancolique. Il revint tout rouge se blottir auprès de nous.

« Qu’est-ce que vous ont dit vos deux pauvres diables ?

—Je n’y comprends rien. Le premier, après une grimace involontaire, m’a regardé gracieusement. L’autre a mis son chapeau sous son autre bras et m’a salué.

—Humilité, résignation, désir de souffrir pour gagner des mérites. Sous Henri III on remerciait celui qui vous avait le mieux sanglé. Je vais faire parler un musicien; écoutez. Monsieur Steuben, quel quadrille jouez-vous là ?

—L’Enfer, quadrille fantastique. C’est la légende d’une jeune fille emportée vivante par les griffes du diable.

—Il est bien ?

—Très-expressif. La finale exprime ses cris de douleur et les hurlements des démons. La jeune fille fait le dessus et les démons la basse.

—Et vous jouez après ?

—Des contredanses sur di tanti palpiti.

—Rappelez-moi donc l’idée de cet air.

—C’est au retour de Tancrède. Il s’agit de peindre la tristesse la plus touchante.

—Excellent choix. Et point de mazurkas, de valses ?

—Tout à l’heure; voici un gros cahier de Chopin; c’est notre favori. Quel maître ! Quelle fièvre, quels cris douloureux, incertains, brisés ! Toutes ses mazurkas donnent envie de pleurer.

—C’est pourquoi on les danse; vous voyez, cher enfant, des gens désolés pourraient seuls choisir une pareille musique. A propos, comment danse-t-on chez vous ?

—Chez nous ? on saute, on se trémousse, on rit haut, on crie un peu.

—Drôles de gens ! et pourquoi ?

—Parce qu’ils sont joyeux et qu’ils ont besoin de remuer leurs membres.

—Ici, quatre pas en avant, autant en arrière, une rotation gênée par le conflit des robes voisines, deux ou trois inclinations géométriques. Les fileurs de coton dans la prison de Poissy font précisément les mêmes mouvements.

—Mais ces gens causent.

—Avancez et écoutez; il n’y a pas d’indiscrétion, je vous jure. »

Il revint au bout d’un instant.

« Qu’a dit l’homme ?

—Le monsieur est arrivé avec entrain; il a souri finement, et, avec un geste d’inventeur heureux, il a remarqué qu’il faisait chaud.

—Et la femme ?

—Les yeux de la dame ont jeté un éclair. Avec un sourire ravissant d’approbation, elle a répondu que c’était vrai.

—Jugez comme ils ont dû se contraindre. Le monsieur a trente ans, il y a douze ans qu’il sait sa phrase. La dame en a vingt-deux, il y a sept ans qu’elle sait sa phrase. Chacun a fait et entendu trois ou quatre mille fois la demande ou la réponse. Pourtant ils ont eu l’air d’être intéressés, surpris. Quel empire sur soi ! Quelle force d’âme ! Vous voyez bien que ces Français qu’on dit légers sont stoïques à l’occasion.

—Les yeux me cuisent, j’ai les pieds enflés, j’ai avalé de la poussière; il est une heure du matin, l’air sent mauvais, je voudrais bien m’en aller. Est-ce qu’ils resteront encore longtemps ?

—Jusqu’à cinq heures du matin. »

II.

Deux jours après, il y eut un concert. Le créole dit en sortant qu’il était fort las, qu’il n’avait rien compris à ce froufrou, et pria Paul de lui expliquer quel plaisir les gens trouvaient à tous ces bruits-là.

« Car, disait-il, ils ont eu du plaisir, puisqu’ils ont payé six francs d’entrée, et qu’ils ont applaudi passionnément.

—La musique éveille toutes sortes de rêveries agréables.

—Voyons.

—Tel air fait penser à des scènes d’amour; tel autre fait imaginer de grands paysages, des événements tragiques.

—Et si on n’a pas ces rêveries, la musique ennuie ?

—Certainement; à moins qu’on ne soit professeur d’harmonie.

—Mais les assistants n’étaient pas professeurs d’harmonie ?

—Non certes.

—En sorte qu’ils ont eu toutes ces rêveries dont vous parlez; sinon ils se seraient ennuyés; et, s’ils s’étaient ennuyés, ils n’auraient pas payé ni applaudi.

—Bien raisonné.

—Expliquez-moi donc les rêveries qu’ils ont eues; par exemple cette sérénade dont parle mon programme, la sérénade de don Pasquale.

—Cela peint l’amour heureux, plein de volupté, d’insouciance. On voit un beau jeune homme les yeux riants, la joue en feu, dans un jardin d’Italie; sous la lune sereine, au bourdonnement de la brise, il attend sa maîtresse, songe à son sourire, et peu à peu en notes cadencées, la joie et la tendresse sortent harmonieusement de son cœur.

—Quoi ! ils ont imaginé tout cela ! Les gens heureux que vos compatriotes ! quelle abondance d’émotions et de pensées ! mais quelle physionomie discrète ! Je n’aurais jamais soupçonné, à les voir, qu’ils faisaient un songe si doux.

—Le second morceau était un andante de Beethoven.

—Qu’est-ce que Beethoven ?

—Un pauvre grand homme, sourd, amoureux, méconnu et philosophe, dont la musique est pleine de rêves gigantesques ou douloureux.

—Quels rêves ?

—« L’éternité est une grande aire d’où tous les siècles, comme de jeunes aiglons, se sont envolés tour à tour pour traverser le ciel et disparaître. Le nôtre est arrivé à son tour au bord du nid; mais on lui a coupé les ailes, et il attend la mort en regardant l’espace, dans lequel il ne peut s’élancer. »

—Qu’est-ce que vous me récitez là ?

—Une phrase de Musset qui traduit votre andante.

—Comment ! en trois minutes ils ont passé de la première idée à celle-ci ? Quels hommes ! quelle flexibilité d’esprit ! Je n’aurais jamais cru à une telle promptitude. Sans broncher, de plain-pied, ils sont entrés dans cette rêverie en sortant de la sérénade ? quels cœurs ! quels artistes ! Vous me rendez tout honteux de moi-même; je n’oserai plus leur dire un mot.

—Le troisième morceau, un duo de Mozart, exprime des sentiments tout allemands, la candeur naïve, la tendresse mélancolique, contemplative, les vagues sourires, les timidités de l’amour.

—De sorte que leur imagination, qui était encore toute bouleversée, s’est transformée à l’instant jusqu’à représenter l’abandon, l’innocence, le trouble touchant d’une jeune fille ?

—Certes.

—Et il y a sept ou huit morceaux par concert ?

—Au moins. Ajoutez que, ces morceaux étant pris dans trois ou quatre pays et dans deux ou trois siècles, il faut que les auditeurs prennent subitement les sentiments si opposés et si nuancés de tous ces siècles et de tous ces pays.

—Et ils étaient entassés sur des banquettes, sous une lumière crue.

—Et dans les entr’actes, les hommes causaient de chemins de fer, les dames, de toilette.

—Je m’y perds. Moi, quand je rêve, j’ai besoin d’être seul, à mon aise, tout au plus avec un ami. Si la musique me touche, c’est dans un petit salon sombre, quand on me joue des airs de même espèce, et qui conviennent à mon état d’esprit. Il ne faut pas qu’on me cause de choses positives. Les songes ne me viennent pas à volonté; ils s’en vont malgré moi. Je vois bien que je suis sur un autre continent, avec une race toute différente. On s’instruit à voyager. »

Un soupçon le prit: « S’ils étaient venus là aussi par pénitence ? Quand ils sortaient, je les ai vus bâiller, et la figure morne.

—N’en croyez rien. C’est qu’ils se contiennent. Sans cela, ils fondraient en larmes et vous sauteraient au cou. »

III.

Le soir, notre créole, qui avait réfléchi, dit à Paul:

« Puisque vous êtes si musiciens en France, vos jeunes filles bien élevées doivent toutes apprendre la musique ?

—Trois heures de gammes par jour, pendant treize ans, de sept à vingt; total, quatorze mille heures.

—Elles en profitent ?

—Une sur huit. Des sept autres, trois deviennent de bonnes orgues de Barbarie, quatre de mauvaises orgues de Barbarie.

—J’imagine que par compensation on les fait lire ?

—Le Ragois, La Harpe et autres dictionnaires, toutes sortes de petits traités de piété fleurie.

—Qu’est-ce donc que votre éducation ?

—Une jolie boîte embaumée d’encens, parfumée, bien cadenassée, où l’esprit dort pendant que les doigts tournent une serinette.

—Eh bien ! c’est encourageant pour le mari, qu’est-ce qu’il fait, lui ?

—Il reçoit la clef de la boîte, l’ouvre; un diablotin en robe blanche lui saute au nez, affamé de danser et de sortir.

—Bon, le mari sert de valet de place. Est-ce qu’il a d’autres soucis ?

—Peut-être.

—Voyons.

—Un appartement au troisième coûte deux mille francs, la toilette de la femme quinze cents, l’éducation d’un enfant, mille; le mari en gagne six.

—Je comprends; en dansant, ils songent à toutes sortes de choses tristes.

—A économiser, à représenter, à flatter et à calculer.

—Qu’est-ce donc que le mariage chez vous ?

—Un acte de société entre un ministre des affaires étrangères et un ministre de l’intérieur.

—Et comme préparation elles ont appris.....

—A rouler des gammes, à perler des trilles, à démancher leurs poignets. La prestidigitation enseigne le ménage.

—Décidément, vous autres gens d’Europe, vous avez une belle logique. Et la huitième fille, celle qui ne devient point orgue de Barbarie ?

—Le piano la forme aussi. Il sert à tout, partout. Bienfaisante machine !

—Comment cela ?

—Il exalte et raffine. Mendelssohn les entoure de rêves ardents, délicats, maladifs. Rossini emplit leurs nerfs d’une joie expansive et voluptueuse. Les âpres désirs tourmentés, les cris brisés, révoltés, des passions modernes, sortent de tous les accords de Meyerbeer. Mozart éveille en elles un essaim de tendresses et de tristesses vagues. Elles vivent dans un nuage d’émotions et de sensations.

—Les autres arts en feraient autant.

—Point du tout. La littérature est une psychologie vivante, la peinture une physiologie vivante. La musique seule invente tout, ne copie rien, est un pur rêve, lâche la bride aux rêves.

—Et probablement elles s’y lancent.

—De toute la fougue de leur ignorance, de leur sexe, de leur imagination, de leur oisiveté et de leurs vingt ans.

—Eh bien ! le soir elles ont pour pâture la poésie de la famille et du monde.

—Le soir, un monsieur en bonnet de nuit, leur mari, leur cause de ses reports et de sa clientèle. Les enfants dans leur berceau se gâtent ou grognent. La cuisinière apporte ses comptes. Elles saluent quinze hommes dans leur salon, et louent quinze dames sur leurs robes. Ajoutez parfois la cérémonie pénitentiaire et funèbre que vous avez vue il y a trois jours.

—Mais alors le piano semble choisi tout exprès.

—Pour les résigner du premier coup à la mesquinerie de la condition moyenne, à la nullité de la condition féminine, à la misère de la condition humaine. Il est évident que toutes se trouveront contentes, que nulle ne deviendra languissante ou aigre. Cher et salutaire instrument ! saluez-le avec respect quand vous entrez dans une chambre. Il est la source de la concorde domestique, de la patience féminine et du bonheur conjugal.

—Saint Jacques, je jure que ma femme ne saura pas la musique !

—Vous faites vœu de célibat, mon cher ami. Aujourd’hui toute fille portant gants a fait trotter ses doigts sur cette machine; sans quoi elle se prendrait pour une blanchisseuse.

—J’épouserai ma blanchisseuse.

—Le lendemain de vos noces elle fera venir un piano. »

 

Paul s’est foulé le pied et a passé deux jours dans sa chambre, occupé à regarder une basse-cour. Là-dessus il a écrit un petit traité que voici, à l’usage du jeune créole, sorte de viatique dont l’autre se nourrira pour mieux comprendre le monde. Je trouve le traité triste et sceptique. Paul répond qu’il faut l’être d’abord pour ne plus l’être ensuite, et qu’il faut l’être un peu pour ne pas l’être trop.

VIE ET OPINIONS PHILOSOPHIQUES D’UN CHAT.

I.

Je suis né dans un tonneau au fond d’un grenier à foin; la lumière tombait sur mes paupières fermées, en sorte que, les huit premiers jours, tout me parut couleur de rose.

Le huitième, ce fut encore mieux; je regardai, et vis une grande chute de clarté sur l’ombre noire; la poussière et les insectes y dansaient. Le foin était chaud et odorant; les araignées dormaient pendues aux tuiles; les moucherons bourdonnaient; tout le monde avait l’air heureux; cela m’enhardit; je voulus aller toucher la plaque blanche où tourbillonnaient ces petits diamants et qui rejoignait le toit par une colonne d’or. Je roulai comme une boule, j’eus les yeux brûlés, les côtes meurtries, j’étranglais, et je toussai jusqu’au soir.

II.

Mes pattes étant devenues solides, je sortis et fis bientôt amitié avec une oie, bête estimable, car elle avait le ventre tiède; je me blottissais dessous, et pendant ce temps ses discours philosophiques me formaient. Elle disait que la basse-cour était une république d’alliés; que le plus industrieux, l’homme, avait été choisi pour chef, et que les chiens, quoique turbulents, étaient nos gardiens. Je pleurais d’attendrissement sous le ventre de ma bonne amie.

Un matin la cuisinière approcha d’un air bonasse, montrant dans la main une poignée d’orge. L’oie tendit le cou que la cuisinière empoigna, tirant un grand couteau. Mon oncle, philosophe alerte, accourut et commença à exhorter l’oie, qui poussait des cris inconvenants: « Chère sœur, disait-il, le fermier, ayant mangé votre chair, aura l’intelligence plus nette et veillera mieux à votre bien-être; et les chiens s’étant nourris de vos os, seront plus capables de vous défendre. » Là-dessus l’oie se tut, car sa tête était coupée, et une sorte de tuyau rouge s’avança hors du cou qui saignait. Mon oncle courut à la tête et l’emporta prestement; pour moi, un peu effarouché, j’approchai de la mare de sang, et sans réfléchir j’y trempai ma langue; ce sang était bien bon, et j’allai à la cuisine pour voir si je n’en aurais pas davantage.

III.

Mon oncle, animal fort expérimenté et très-vieux, m’a enseigné l’histoire universelle.

A l’origine des choses, quand il naquit, le maître étant mort, les enfants à l’enterrement, les valets à la danse, tous les animaux se trouvèrent libres. Ce fut un tintamarre épouvantable; un dindon ayant de trop belles plumes fut mis à nu par ses confrères. Le soir, un furet, s’étant insinué, suça à la veine du cou les trois quarts des combattants, lesquels, naturellement, ne crièrent plus. Le spectacle était beau dans la basse-cour; les chiens çà et là avalaient un canard; les chevaux par gaieté cassaient l’échine des chiens; mon oncle lui-même croqua une demi-douzaine de petits poulets. C’était le bon temps, dit-il.

Le soir, les gens étant rentrés, les coups de fouet commencèrent. Mon oncle en reçut un qui lui emporta une bande de poil. Les chiens, bien sanglés et à l’attache, hurlèrent de repentir et léchèrent les mains du nouveau maître. Les chevaux reprirent leur dossée avec un zèle administratif. Les volailles protégées poussèrent des gloussements de bénédiction; seulement, au bout de six mois, quand passa le coquetier, d’un coup on en saigna cinquante. Les oies, au nombre desquelles était ma bonne amie défunte, battirent des ailes, disant que tout était dans l’ordre, et louant le fermier, bienfaiteur du public.

IV.

Mon oncle, quoique morose, avoue que les choses vont mieux qu’autrefois. Il dit que d’abord notre race fut sauvage, et qu’il y a encore dans les bois des chats pareils à nos premiers ancêtres, lesquels attrapent de loin en loin un mulot ou un loir, plus souvent des coups de fusil. D’autres, secs, le poil ras, trottent sur les gouttières et trouvent que les souris sont bien rares. Pour nous, élevés au comble de la félicité terrestre, nous remuons flatteusement la queue à la cuisine, nous poussons de petits gémissements tendres, nous léchons les plats vides, et c’est tout au plus si par journée nous emboursons une douzaine de claques.

V.

La musique est un art céleste, il est certain que notre race en a le privilége; elle sort du plus profond de nos entrailles; les hommes le savent si bien qu’ils nous les empruntent, quand avec leurs violons ils veulent nous imiter.

Deux choses nous inspirent ces chants célestes: la vue des étoiles et l’amour. Les hommes, maladroits copistes, s’entassent ridiculement dans une salle basse, et sautillent, croyant nous égaler. C’est sur la cime des toits, dans la splendeur des nuits, quand tout le poil frissonne, que peut s’exhaler la mélodie divine. Par jalousie ils nous maudissent et nous jettent des pierres. Qu’ils crèvent de rage; jamais leur voix fade n’atteindra ces graves grondements, ces perçantes notes, ces folles arabesques, ces fantaisies inspirées et imprévues qui amollissent l’âme de la chatte la plus rebelle, et nous la livrent frémissante, pendant que là-haut les voluptueuses étoiles tremblent et que la lune pâlit d’amour.

Que la jeunesse est heureuse, et qu’il est dur de perdre les illusions saintes ! Et moi aussi j’ai aimé et j’ai couru sur les toits en modulant des roulements de basse. Une de mes cousines en fut touchée, et deux mois après mit au monde six petits chats blancs et roses. J’accourus, et voulus les manger: c’était bien mon droit, puisque j’étais leur père. Qui le croirait ? ma cousine, mon épouse, à qui je voulais faire sa part du festin, me sauta aux yeux. Cette brutalité m’indigna, et je l’étranglai sur la place; après quoi j’engloutis la portée tout entière. Mais les malheureux petits drôles n’étaient bons à rien, pas même à nourrir leur père; leur chair flasque me pesa trois jours sur l’estomac. Dégoûté des grandes passions je renonçai à la musique, et m’en retournai à la cuisine.

VI.

J’ai beaucoup pensé au bonheur idéal, et je pense avoir fait là-dessus des découvertes notables.

Évidemment il consiste, lorsqu’il fait chaud, à sommeiller près de la mare. Une odeur délicieuse sort du fumier qui fermente; les brins de paille lustrés luisent au soleil. Les dindons tournent l’œil amoureusement, et laissent tomber sur leur bec leur panache de chair rouge. Les poules creusent la paille et enfoncent leur large ventre pour aspirer la chaleur qui monte. Le mare scintille, fourmillante d’insectes qui grouillent et font lever des bulles à sa surface. L’âpre blancheur des murs rend plus profonds les enfoncements bleuâtres où les moucherons bruissent. Les yeux demi-fermés, on rêve, et comme on ne pense plus guère, on ne souhaite plus rien.

L’hiver, la félicité est d’être assis au coin du feu à la cuisine. Les petites langues de la flamme lèchent la bûche, et se dardent parmi des pétillements; les sarments craquent et se tordent, et la fumée enroulée monte dans le conduit noir jusqu’au ciel. Cependant la broche tourne, d’un tic tac harmonieux et caressant. La volaille embrochée roussit, brunit, devient splendide; la graisse qui l’humecte adoucit ses teintes; une odeur réjouissante vient picoter l’odorat; on passe involontairement sa langue sur ses lèvres; on respire les divines émanations du lard; les yeux au ciel, dans une grave extase, on attend que la cuisinière débroche la bête et vous en offre ce qui vous revient.

Celui qui mange est heureux; celui qui digère est plus heureux; celui qui sommeille en digérant est plus heureux encore. Tout le reste n’est que vanité et impatience d’esprit. Le mortel fortuné est celui qui, chaudement roulé en boule et le ventre plein, sent son estomac qui opère et sa peau qui s’épanouit. Un chatouillement exquis pénètre et remue doucement les fibres. Le dehors et le dedans jouissent par tous leurs nerfs. Certainement si le monde est un grand Dieu bienheureux, comme nos sages le disent, la terre doit être un ventre immense occupé de toute éternité à digérer les créatures et à chauffer sa peau ronde au soleil.

VII.

Mon esprit s’est fort agrandi par la réflexion. Par une méthode sûre, des conjectures solides et une attention soutenue, j’ai pénétré plusieurs secrets de la nature.

Le chien est un animal si difforme, d’un caractère si désordonné, que de tout temps il a été considéré comme un monstre, né et formé en dépit de toutes les lois. En effet, lorsque le repos est l’état naturel, comment expliquer qu’un animal soit toujours remuant, affairé, et cela sans but ni besoin, lors même qu’il est repu et n’a point peur ? Lorsque la beauté consiste universellement dans la souplesse, la grâce et la prudence, comment admettre qu’un animal soit toujours brutal, hurlant, fou, se jetant au nez des gens, courant après les coups de pieds et les rebuffades ? Lorsque le favori et le chef-d’œuvre de la création est le chat, comment comprendre qu’un animal le haïsse, courre sur lui sans en avoir reçu la moindre égratignure, et lui casse les reins sans avoir envie de manger sa chair ?

Ces contrariétés prouvent que les chiens sont des damnés; très-certainement les âmes coupables et punies passent dans leurs corps. Elles y souffrent: c’est pourquoi ils se tracassent et s’agitent sans cesse. Elles ont perdu la raison: c’est pourquoi ils gâtent tout, se font battre, et sont enchaînés les trois quarts du jour. Elles haïssent le beau et le bien: c’est pourquoi ils tâchent de nous étrangler.

VIII.

Peu à peu l’esprit se dégage des préjugés dans lesquels on l’a nourri; la lumière se fait; il pense par lui-même: c’est ainsi que j’ai atteint la véritable explication des choses.

Nos premiers ancêtres (et les chats de gouttière ont gardé cette croyance) disaient que le ciel est un grenier extrêmement élevé, bien couvert, où le soleil ne fait jamais mal aux yeux. Dans ce grenier, disait ma grand’tante, il y a des troupeaux de rats si gras qu’ils marchent à peine, et plus on en mange, plus il en revient.

Mais il est évident que ceci est une opinion de pauvres hères, lesquels, n’ayant jamais mangé que du rat, n’imaginaient pas une meilleure cuisine. Puis les greniers sont couleur de bois ou gris, et le ciel est bleu, ce qui achève de les confondre.

A la vérité ils appuyaient leur opinion d’une remarque assez fine: « Il est visible, disaient-ils, que le ciel est un grenier à paille ou farine, car il en sort très-souvent des nuages blonds, comme lorsqu’on vanne le blé, ou blancs, comme lorsqu’on saupoudre le pain dans la huche. »

Mais je leur réponds que les nuages ne sont point formés par des écailles de grain ou par la poussière de farine; car lorsqu’ils tombent, c’est de l’eau qu’on reçoit.

D’autres, plus policés, ont prétendu que la rôtissoire était Dieu, disant qu’elle est la source de toutes les bonnes choses, qu’elle tourne toujours, qu’elle va au feu sans se brûler, et qu’il suffit de la regarder pour tomber en extase.

A mon avis, ils n’ont erré ici que parce qu’ils la voyaient à travers la fenêtre, de loin, dans une fumée poétique, colorée, étincelante, aussi belle que le soleil du soir. Mais moi qui me suis assis près d’elle pendant des heures entières, je sais qu’on l’éponge, qu’on la raccommode, qu’on la torchonne, et j’ai perdu en acquérant la science les naïves illusions de l’estomac et du cœur.

Il faut ouvrir son esprit à des conceptions plus vastes, et raisonner par des voies plus certaines. La nature se ressemble partout à elle-même, et offre dans les petites choses l’image des grandes. De quoi sortent tous les animaux ? d’un œuf; la terre est donc un très-grand œuf; j’ajoute même que c’est un œuf cassé.

On s’en convaincra si on examine la forme et les limites de cette vallée qui est le monde visible. Elle est concave comme un œuf, et les bords aigus par lesquels elle rejoint le ciel sont dentelés, tranchants et blancs comme ceux d’une coquille cassée.

Le blanc et le jaune s’étant resserrés en grumeaux ont fait ces blocs de pierre, ces maisons et toute la terre solide. Plusieurs parties sont restées molles, et font la couche que les hommes labourent; le reste coule en eau, et forme les mares, les rivières; chaque printemps il en coule un peu de nouvelle.

Quant au soleil, personne ne peut douter de son emploi; c’est un grand brandon rouge qu’on promène au-dessus de l’œuf pour le cuire doucement; on a cassé l’œuf exprès, pour qu’il s’imprègne mieux de la chaleur; la cuisinière fait toujours ainsi. Le monde est un grand œuf brouillé.

Arrivé à ce degré de sagesse, je n’ai plus rien à demander à la nature, ni aux hommes, ni à personne, excepté peut-être quelques petits gueuletons à la rôtissoire. Je n’ai plus qu’à m’endormir dans ma sagesse; car ma perfection est sublime, et nul chat pensant n’a pénétré dans le secret des choses aussi avant que moi.

ROUTE DE BAGNÈRES-DE-LUCHON

I.

Tout homme ayant l’usage de ses yeux et de ses oreilles doit, pour voyager, monter sur l’impériale. Les plus hautes places sont les plus belles; interrogez ceux qui les occupent. On se casse le cou quand on en tombe; interrogez là-dessus les mêmes personnes. Mais on prend du plaisir quand on y est.

En premier lieu, on voit le paysage, ce qui produit des descriptions qu’on offre au public. Dans le coupé, on n’a pour spectacle que les harnais des chevaux; dans l’intérieur, on voit par une lucarne les arbres défiler comme des soldats au port d’armes; dans la rotonde, on est dans un nuage de poussière qui salit le paysage et qui étrangle le voyageur.

En second lieu, vous aurez là-haut la comédie. Dans les places du bas, les gens gardent le décorum et se taisent. Ici les paysans haut perchés qui sont vos compagnons, le postillon et le conducteur, se font des confidences à cœur ouvert: ils parlent de leurs femmes, de leurs enfants, de leur bien, de leur commerce, de leurs voisins, et surtout d’eux-mêmes; si bien qu’au bout d’une heure vous imaginez leur ménage et leur vie aussi nettement que si vous étiez chez eux. C’est un roman de mœurs que vous feuilletez sur la route. Il n’en est point qui donne d’idées si vives ni si vraies. On ne connaît le peuple qu’en vivant avec lui, et le peuple fait les trois quarts de la nation. Ces conversations brisées vous enseignent le nombre de ses idées et la couleur de ses passions; or, de ces idées et de ces passions dépendent tous les grands événements. D’ailleurs leurs mœurs rudes, leurs gros éclats de rire, leur franche estime de la force corporelle, leur penchant avoué pour le plaisir de manger et de boire, font contraste avec les grimaces de notre politesse et notre affectation de raffinement. Le conducteur racontait au postillon comment la veille ils avaient mangé à trois une moitié de mouton. C’était du mouton bon et gras; on n’en servait pas de meilleur à l’hôtel du Grand-Soleil: il y avait des aloyaux, des côtelettes, un gigot fin. Ils avaient bu six bouteilles. L’autre faisait répéter et semblait manger en imagination, par contre-coup. Après le festin, il avait mis les chevaux au galop; il avait dépassé Ribettes. Ribettes avait mangé de la poussière pendant une heure; Ribettes avait voulu reprendre l’avance, et ne l’avait pas pu. Ribettes enrageait. On avait fait la nargue à Ribettes. L’histoire de Ribettes et du mouton fut racontée huit fois en une heure, et parut la dernière fois aussi plaisante et aussi nouvelle que la première. Ils riaient comme des bienheureux.

En troisième lieu, on ne respire que là. Les autres places sont des étuves dont les parois et les coussins noirs conservent et concentrent la chaleur. Or, il n’est pas d’homme, si amateur qu’il soit des couleurs et des lignes, qui puisse jouir du paysage dans une boîte sans air. Quand la bête est gênée, elle gêne l’âme. L’admiration a besoin de bien-être, et l’on maudit le soleil lorsqu’on est grillé par le soleil.

II.

La voiture part de grand matin et gravit une longue montée sous la clarté grise de l’aube. Les paysans arrivent par troupes; les femmes ont cinq ou six bouteilles de lait sur la tête, dans un panier. Des bœufs, le front baissé, traînent des chariots aussi primitifs et aussi gaulois qu’à Pau. Les enfants, en bérets bruns, courent dans la poussière à côté de leurs mères. Le village vient nourrir la ville.

Escaladieu montre au bord de la route les restes d’une ancienne abbaye. La chapelle subsiste et garde des fragments de sculpture gothique. Un pont est à côté, ombragé de grands arbres. La jolie rivière de l’Arros coule, avec des reflets moirés et des guipures d’argent, sur un fond de cailloux sombres. Personne ne savait choisir un emplacement mieux que les moines: c’étaient les artistes du temps.

Mauvoisin, ancienne forteresse de chevaliers brigands, lève sa tour ruinée au-dessus de la vallée. Froissard conte comment on assiégea ces honnêtes gens; certes, en ce temps, ils valaient les autres, et le duc d’Anjou, leur ennemi, avait fait pis qu’eux.

« Le capitaine était pour lors un écuyer gascon, qui s’appelait Raimonnet de l’Espée, appert homme d’armes durement. Tous les matins, y avait aux barrières du chastel escarmouches et faits d’armes, et appertises grandes, et beaux lancis de lances, et poussis, et faites courses et envahies des compagnons qui désiraient avancer.

« Environ six semaines dura le siége devant le château de Mauvoisin. Et vous dis que ceux de Mauvoisin se fussent assez tenus, car le chastel n’est pas prenable, si ce n’est par long siége. Mais il leur avint que on leur tollit d’une part l’eau d’un puits qui sied au dehors du chastel, et les citernes qu’ils avaient là dedans séchèrent; car oncques goutte d’eau du ciel durant six semaines n’y chéy, tant fit chaud et sec. Et ceux de l’ost avaient bien leur aise de la belle rivière de Lèse, qui leur coulait claire et roide et dont ils étaient servis, eux et leurs chevaux.

« Quand les compagnons de la garnison de Mauvoisin se trouvèrent en ce parti, si se commencèrent à esbahir, car ils ne pouvaient longuement durer; des vins avaient-ils assez, mais la douce eau leur manquait. Si eurent conseil ensemble entre eux, que ils traiteraient devers le duc, ainsi qu’ils firent, et impétra Raimonnet de l’Espée, leur capitaine, un sauf-conduit pour venir en l’ost parler au duc. Il l’ot assez légèrement, et vint parler au duc et dit: « Monseigneur, si vous nous voulez faire bonne compagnie à mes compagnons et à moi, je vous rendrai le chastel de Mauvoisin.—Quelle compagnie, répondit le duc, voulez-vous que je vous fasse ? Partez-vous-en, et allez votre chemin chacun en son pays, sans vous bouter en fort qui nous soit contraire. Car, si vous vous y boutez et je vous tienne, je vous délivrerai à Jausselin (le bourreau), qui vous fera vos barbes sans rasouer.—Monseigneur, dit Raimonnet, si il en est ainsi que nous nous partions et retraions en nos lieux, il nous en faut porter ce qui est nôtre, car nous l’avons gagné par armes en peine et en grand aventure. » Le duc pensa un petit, puis répondit et dit: « Je veuil bien que vous emportiez que porter en pouvez devant vous en malles et en sommiers, et non autrement; car si tenez nuls prisonniers, ils nous seront rendus.—Je le veuil bien, » dit Raimonnet.

« Ainsi se porta leur traité; et se départirent tous ceux qui dedans étaient, et rendirent le chastel au duc d’Anjou, et emportèrent ce que devant eux porter en peurent; et s’en alla chacun en son lieu, ou autre part, querre son mieux. »

Ces bonnes gens, qui voulaient garder le fruit de leur travail, avaient passé leur temps « à rançonner les marchands » de Catalogne, aussi bien que de France, « et à guerroyer et harrier ceux de Bagnères et Bigorre. » Bagnères était alors « une bonne grosse ville fermée. » On se fortifiait partout, parce qu’on se battait partout. On ne sortait qu’avec un sauf-conduit et une escorte; au lieu de gendarmes, on rencontrait des pillards; au lieu de parasols, on emportait des lances. Une maison sûre était une belle maison; quand on s’était claquemuré dans une grosse tour faite comme un puits, on respirait, on se trouvait à l’aise. C’était là le bon temps, comme chacun sait.

III.

Encausse est tout près d’ici, au tournant de la route. Chapelle et Bachaumont y vinrent pour rétablir leur estomac qui en avait besoin et qui le méritait bien, car ils en usaient mieux que personne. Ils ont écrit leur voyage, et leur style coule aussi aisément que leur vie. Ils vont à petites journées, boivent, causent et font festin chez les amis qu’ils ont partout, courtisent les dames, se moquent fort joliment des provinciales. Ils boivent les santés des absents, goûtent du muscat autant qu’ils peuvent, et badinent en prose et en vers. Ce sont les épicuriens du temps, poëtes faciles qui n’ont souci de rien, pas même de la gloire, effleurant tout ce qu’ils touchent et n’écrivant que pour s’amuser.

« Encausse, disent-ils, est éloigné de tout commerce, et l’on n’y peut avoir autre divertissement que celui de voir revenir sa santé. Un petit ruisseau qui serpente à vingt pas du village, entre des saules et les prés les plus verts qu’on puisse imaginer, était toute notre consolation. Nous allions tous les matins prendre nos eaux en ce bel endroit, et les après-dîners nous promener. Un jour que nous étions sur les bords, assis sur l’herbe, sortit tout d’un coup d’entre les roseaux les plus proches un homme qui nous avait apparemment écoutés; c’était

Un vieillard tout blanc, pâle et sec,
Dont la barbe et la chevelure
Pendaient plus bas que la ceinture,
Ainsi qu’on peint Melchisédech;
Ou plutôt telle est la figure
D’un certain vieux évêque grec
Qui, faisant la salamalec,
Dit à tous la bonne aventure;
Car il portait un chapiteau
Comme un couvercle de lessive,
Mais d’une grandeur excessive,
Qui lui tenait lieu de chapeau.
Et ce chapeau, dont les grands bords
Allaient tombants sur ses épaules,
Était fait de branches de saules,
Et couvrait presque tout son corps.
Son habit de couleur verdâtre
Était d’un tissu de roseaux,
Le tout couvert de gros morceaux
D’un cristal épais et bleuâtre.

« A cette apparition, la peur nous fit faire deux signes de croix et trois pas en arrière. Mais la curiosité prévalut sur la crainte, et nous résolûmes, bien qu’avec quelques petits battements de cœur, d’attendre le vieillard extraordinaire, dont l’abord fut tout à fait gracieux, et qui nous parla fort civilement de la sorte:

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