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Voyage en Égypte et en Syrie - Tome 1

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The Project Gutenberg eBook of Voyage en Égypte et en Syrie - Tome 1

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Title: Voyage en Égypte et en Syrie - Tome 1

Author: C.-F. Volney

Release date: December 7, 2011 [eBook #38242]

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
produced from images available at the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGE EN ÉGYPTE ET EN SYRIE - TOME 1 ***

VOYAGE

EN ÉGYPTE ET EN SYRIE,

PENDANT

LES ANNÉES 1783, 1784 ET 1785,

SUIVI
DE CONSIDÉRATIONS SUR LA GUERRE DES RUSSES ET DES TURKS,

PUBLIÉES EN 1788 ET 1789.

PAR C. F. VOLNEY,

COMTE ET PAIR DE FRANCE, MEMBRE DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE,
HONORAIRE DE LA SOCIÉTÉ ASIATIQUE SÉANTE A CALCUTA.



TOME PREMIER.

colophon

PARIS,
PARMANTIER, LIBRAIRE, RUE DAUPHINE.
FROMENT, LIBRAIRE, QUAI DES AUGUSTINS.
———
M DCCC XXV.




ŒUVRES

DE C. F. VOLNEY.


DEUXIÈME ÉDITION COMPLÈTE.

TOME II.




IMPRIMERIE DE FIRMIN DIDOT,

RUE JACOB, Nº 24.

TABLE




ÉTAT PHYSIQUE

DE

L'ÉGYPTE.


CHAPITRE PREMIER.

De l'Égypte en général, et de la ville d'Alexandrie.

C'EST en vain que l'on se prépare, par la lecture des livres, au spectacle des usages et des mœurs des nations; il y aura toujours loin de l'effet des récits sur l'esprit à celui des objets sur les sens. Les images tracées par des sons n'ont point assez de correction dans le dessin, ni de vivacité dans le coloris; leurs tableaux conservent quelque chose de nébuleux, qui ne laisse qu'une empreinte fugitive et prompte à s'effacer. Nous l'éprouvons surtout, si les objets que l'on veut nous peindre nous sont étrangers; car l'imagination ne trouvant pas alors des termes de comparaison tout formés, elle est obligée de rassembler des membres épars pour en composer des corps nouveaux; et dans ce travail prescrit vaguement et fait à la hâte, il est difficile qu'elle ne confonde pas les traits et n'altère pas les formes. Doit-on s'étonner si, venant ensuite à voir les modèles, elle n'y reconnaît pas les copies qu'elle s'en est tracées, et si elle en reçoit des impressions qui ont tout le caractère de la nouveauté?

Tel est le cas d'un Européen qui arrive, transporté par mer, en Turkie. Vainement a-t-il lu les histoires et les relations; vainement, sur leurs descriptions, a-t-il essayé de se peindre l'aspect des terrains, l'ordre des villes, les vêtements, les manières des habitants; il est neuf à tous ces objets, leur variété l'éblouit; ce qu'il en avait pensé se dissout et s'échappe, il reste livré aux sentiments de la surprise et de l'admiration.

Parmi les lieux propres à produire ce double effet, il en est peu qui réunissent autant de moyens qu'Alexandrie en Égypte. Le nom de cette ville, qui rappelle le génie d'un homme si étonnant; le nom du pays, qui tient à tant de faits et d'idées; l'aspect du lieu, qui présente un tableau si pittoresque; ces palmiers qui s'élèvent en parasol; ces maisons à terrasse, qui semblent dépourvues de toit; ces flèches grêles des minarets, qui portent une balustrade dans les airs, tout avertit le voyageur qu'il est dans un autre monde. Descend-il à terre, une foule d'objets inconnus l'assaille par tous ses sens; c'est une langue dont les sons barbares et l'accent âcre et guttural effraient, son oreille; ce sont des habillements d'une forme bizarre, des figures d'un caractère étrange. Au lieu de nos visages nus, de nos têtes enflées de cheveux, de nos coiffures triangulaires, et de nos habits courts et serrés, il regarde avec surprise ces visages brûlés, armés de barbe et de moustaches; cet amas d'étoffe roulée en plis sur une tête rase; ce long vêtement qui, tombant du cou aux talons, voile le corps plutôt qu'il ne l'habille; et ces pipes de six pieds; et ces longs chapelets dont toutes les mains sont garnies; et ces hideux chameaux qui portent l'eau dans des sacs de cuir; et ces ânes sellés et bridés, qui transportent légèrement leur cavalier en pantoufles; et ce marché mal fourni de dattes et de petits pains ronds et plats; et cette foule immonde de chiens errants dans les rues; et ces espèces de fantômes ambulants qui, sous une draperie d'une seule pièce, ne montrent d'humain que deux yeux de femme. Dans ce tumulte, tout entier à ses sens, son esprit est nul pour la réflexion; ce n'est qu'après être arrivé au gîte si désiré quand on vient de la mer, que, devenu plus calme, il considère avec réflexion ces rues étroites et sans pavé, ces maisons basses et dont les jours rares sont masqués de treillages, ce peuple maigre et noirâtre, qui marche nu-pieds, et n'a pour tout vêtement qu'une chemise bleue, ceinte d'un cuir ou d'un mouchoir rouge. Déjà l'air général de misère qu'il voit sur les hommes, et le mystère qui enveloppe les maisons, lui font soupçonner la rapacité de la tyrannie, et la défiance de l'esclavage. Mais un spectacle qui bientôt attire toute son attention, ce sont les vastes ruines qu'il aperçoit du côté de la terre. Dans nos contrées, les ruines sont un objet de curiosité: à peine trouve-t-on, aux lieux écartés, quelque vieux château dont le délabrement annonce plutôt la désertion du maître, que la misère du lieu. Dans Alexandrie, au contraire, à peine sort-on de la ville neuve dans le continent, que l'on est frappé de l'aspect d'un vaste terrain tout couvert de ruines. Pendant deux heures de marche, on suit une double ligne de murs et de tours, qui formaient l'enceinte de l'ancienne Alexandrie. La terre est couverte des débris de leurs sommets; des pans entiers sont écroulés; les voûtes enfoncées, les créneaux dégradés, et les pierres rongées et défigurées par le salpêtre. On parcourt un vaste intérieur sillonné de fouilles, percé de puits, distribué par des murs à demi enfouis, semé de quelques colonnes anciennes, de tombeaux modernes, de palmiers, de nopals[1], et où l'on ne trouve de vivant, que des chacals, des éperviers et des hiboux. Les habitants, accoutumés à ce spectacle, n'en reçoivent aucune impression; mais l'étranger, en qui les souvenirs qu'il rappelle s'exaltent par l'effet de la nouveauté, éprouve une émotion qui souvent passe jusqu'aux larmes, et qui donne lieu à des réflexions dont la tristesse attache autant le cœur que leur majesté élève l'ame.

Je ne répéterai point les descriptions faites par tous les voyageurs, des antiquités remarquables d'Alexandrie. On trouve dans Norden, Pocoke, Niebhur, et dans les lettres que vient de publier Savary, tous les détails sur les bains de Cléopâtre, sur ses deux obélisques, sur les catacombes, les citernes, et sur la colonne mal appelée de Pompée[2]. Ces noms ont de la majesté; mais les objets vus en original perdent de l'illusion des gravures. La seule colonne, par la hardiesse de son élévation, par le volume de sa circonférence, et par la solitude qui l'environne, imprime un vrai sentiment de respect et d'admiration.

Dans son état moderne, Alexandrie est l'entrepôt d'un commerce assez considérable. Elle est la porte de toutes les denrées qui sortent de l'Égypte vers la Méditerranée, les riz de Damiât exceptés. Les Européens y ont des comptoirs, où des facteurs traitent de nos marchandises par échanges. On y trouve toujours des vaisseaux de Marseille, de Livourne, de Venise, de Raguse et des états du grand-seigneur; mais l'hivernage y est dangereux. Le port neuf, le seul où l'on reçoive les Européens, s'est tellement rempli de sable, que dans les tempêtes les vaisseaux frappent le fond avec la quille; de plus, ce fond étant de roche, les câbles des ancres sont bientôt coupés par le frottement; et alors un premier vaisseau chassé sur un second le pousse sur un troisième, et de l'un à l'autre ils se perdent tous. On en eut un exemple funeste il y a 16 à 18 ans; 42 vaisseaux furent brisés contre le môle, dans un coup de vent du nord-ouest; et depuis cette époque, on a de temps à autre essuyé des pertes de 14, de 8, de 6, etc. Le port vieux, dont l'entrée est ouverte par la bande de terre appelée cap des Figues[3], n'est pas sujet à ce désastre; mais les Turks n'y reçoivent que des bâtiments musulmans. Pourquoi, dira-t-on en Europe, ne réparent-ils pas le port neuf? C'est qu'en Turkie l'on détruit sans jamais réparer. On détruira aussi le port vieux, où l'on jette depuis 200 ans le lest des bâtiments. L'esprit turk est de ruiner les travaux du passé et l'espoir de l'avenir; parce que dans la barbarie d'un despotisme ignorant, il n'y a point de lendemain.

Considérée comme ville de guerre, Alexandrie n'est rien. On n'y voit aucun ouvrage de fortification; le phare même, avec ses hautes tours, n'en est pas un. Il n'a pas quatre canons en état, et pas un canonnier qui sache pointer. Les 500 janissaires qui doivent former sa garnison, réduits à moitié, sont des ouvriers qui ne savent que fumer la pipe. Les Turks sont heureux que les Francs soient intéressés à ménager cette ville. Une frégate de Malte ou de Russie suffirait pour la mettre en cendres: mais cette conquête serait inutile. Un étranger ne pourrait s'y maintenir, parce que le terrain est sans eau. Il faut la tirer du Nil par un kalidj[4], ou un canal de 12 lieues, qui l'amène chaque année lors de l'inondation. Elle remplit les souterrains ou citernes creusés sous l'ancienne ville, et cette provision doit durer jusqu'à l'année suivante. L'on sent que si un étranger voulait s'y établir, le canal lui serait fermé.

C'est par ce canal seulement qu'Alexandrie tient à l'Égypte; car, par sa position hors du Delta, et par la nature de son sol, elle appartient réellement au désert d'Afrique: ses environs sont une campagne de sable, plate, stérile, sans arbres, sans maisons, où l'on ne trouve que la plante[5] qui donne la soude, et une ligne de palmiers qui suit la trace des eaux du Nil par le kalidj.

Ce n'est qu'à Rosette, appelée dans le pays Rachid, que l'on entre vraiment en Égypte: là, l'on quitte les sables blanchâtres qui sont l'attribut de la plage, pour entrer sur un terreau noir, gras et léger, qui fait le caractère distinctif de l'Égypte; alors, aussi pour la première fois, on voit les eaux de ce Nil si fameux: son lit, encaissé dans deux rives à pic, ressemble assez bien à la Seine entre Auteuil et Passy. Les bois de palmiers qui le bordent, les vergers que ses eaux arrosent, les limoniers, les orangers, les bananiers, les pêchers et d'autres arbres, donnent par leur verdure perpétuelle, un agrément à Rosette, qui tire surtout son illusion du contraste d'Alexandrie et de la mer que l'on quitte. Ce que l'on rencontre de là au Kaire est encore propre à la fortifier.

Dans ce voyage, qui se fait en remontant par le fleuve, on commence à prendre une idée générale du sol, du climat et des productions de ce pays si célèbre. Rien n'imite mieux son aspect, que les marais de la basse Loire, ou les plaines de la Flandre; mais il faut en supprimer la foule des maisons de campagne et des arbres, et y substituer quelques bois clairs de palmiers et de sycomores, et quelques villages de terre sur des élévations factices. Tout ce terrain est d'un niveau si égal et si bas, que lorsqu'on arrive par mer, on n'est pas à trois lieues de la côte, au moment où l'on découvre à l'horizon les palmiers et le sable qui les supporte; de là, en remontant le fleuve, on s'élève par une pente si douce, qu'elle ne fait pas parcourir à l'eau plus d'une lieue à l'heure. Quant au tableau de la campagne, il varie peu; ce sont toujours des palmiers isolés ou réunis, plus rares à mesure que l'on avance; des villages bâtis en terre et d'un aspect ruiné; une plaine sans bornes, qui, selon les saisons, est une mer d'eau douce, un marais fangeux, un tapis de verdure ou un champ de poussière; de toutes parts un horizon lointain et vaporeux, où les yeux se fatiguent et s'ennuient; enfin, vers la jonction des deux bras du fleuve, l'on commence à découvrir dans l'est les montagnes du Kaire, et dans le sud tirant vers l'ouest, trois masses isolées que l'on reconnaît à leur forme angulaire pour les pyramides. De ce moment, l'on entre dans une vallée qui remonte au midi, entre deux chaînes de hauteurs parallèles. Celle d'orient, qui s'étend jusqu'à la mer Rouge, mérite le nom de montagne par son élévation brusque, et celui de désert par son aspect nu et sauvage; mais celle du couchant n'est qu'une crête de rocher couvert de sable, que l'on a bien définie en l'appelant digue ou chaussée naturelle. Pour se peindre en deux mots l'Égypte, que l'on se représente d'un côté une mer étroite et des rochers; de l'autre d'immenses plaines de sable, et au milieu, un fleuve coulant dans une vallée longue de 150 lieues, large de 3 à 7, lequel, parvenu à 30 lieues de la mer, se divise en deux branches, dont les rameaux s'égarent sur un terrain libre d'obstacles, et presque sans pente.

Le goût de l'histoire naturelle, ce goût si répandu à l'honneur du siècle, demandera sans doute des détails sur la nature du sol et des minéraux de ce grand terrain; mais malheureusement la manière dont on y voyage est peu propre à satisfaire sur cette partie. Il n'en est pas de la Turkie comme de l'Europe; chez nous, les voyages sont des promenades agréables; là, ils sont des travaux pénibles et dangereux. Ils sont tels surtout pour les Européens, qu'un peuple superstitieux s'opiniâtre à regarder comme des sorciers, qui viennent enlever par magie des trésors gardés sous les ruines par des génies. Cette opinion ridicule, mais enracinée, jointe à l'état de guerre et de trouble habituel, ôte toute sûreté et s'oppose à toute découverte. On ne peut s'écarter seul dans les terres; on ne peut pas même s'y faire accompagner. On est donc borné aux rivages du fleuve, et à une route connue de tout le monde; et cette marche n'apprend rien de neuf. Ce n'est qu'en rassemblant ce que l'on a vu par soi-même et ce que d'autres ont observé, que l'on peut acquérir quelques idées générales. D'après un pareil travail, on est porté à établir que la charpente de l'Égypte entière, depuis Asouan (ancienne Syène) jusqu'à la Méditerranée, est un lit de pierre calcaire, blanchâtre et peu dure, tenant des coquillages dont les analogues se trouvent dans les deux mers voisines[6]. Elle a cette qualité dans les pyramides et dans le rocher libyque qui les supporte. On la retrouve la même dans les citernes, dans les catacombes d'Alexandrie, et dans les écueils de la côte où elle se prolonge. On la retrouve, encore dans la montagne de l'Est, à la hauteur du Kaire et les matériaux de cette ville en sont composés. Enfin, c'est cette même pierre calcaire, qui forme les immenses carrières qui s'étendent de Saouâdi à Manfaloût, dans un espace de plus de 25 lieues, selon le témoignage de Siccard. Ce missionnaire nous apprend aussi que l'on trouve des marbres dans la vallée des Chariots, au pied des montagnes qui bordent la mer Rouge, et dans les montagnes au nord-est d'Asouan. Entre cette ville et la cataracte, sont les principales carrières de granit rouge; mais il doit en exister d'autres plus bas, puisque sur la rive opposée de la mer Rouge, les montagnes d'Oreb, de Sinaï, et leurs dépendances, à deux journées vers le nord, en sont formées[7]. Non loin d'Asouan, vers-le nord-est, est une carrière de pierre serpentine, employée brute par les habitants à faire des vases qui vont au feu. Dans la même ligne, sur la mer Rouge, était jadis une mine d'émeraudes dont on a perdu la trace. Le cuivre est le seul métal dont les anciens aient fait mention pour ces contrées. La route de Suez est le local où l'on trouve le plus de cailloux dits d'Égypte, quoique le fonds soit une pierre calcaire, dure et sonnante: c'est aussi là qu'on a recueilli des pierres que leur forme a fait prendre pour du bois pétrifié. En effet, elles ressemblent à des bûches taillées en biseau par les bouts, et sont percées de petits trous que l'on prendrait volontiers pour des trachées; mais le hasard, en m'offrant une veine considérable de cette espèce, dans la route des Arabes Haouatât[8], m'a prouvé que c'était un vrai minéral[9].

Des objets plus intéressants sont les deux lacs de Natron, décrits par le même Siccard; ils sont situés dans le désert de Chaïat ou de Saint-Macaire, à l'ouest du Delta. Leur lit est une espèce de fosse naturelle, de 3 à 4 lieues de long, sur un quart de large; le fond en est solide et pierreux. Il est sec pendant 9 mois de l'année; mais en hiver il transsude de la terre une eau d'un rouge violet, qui remplit le lac à 5 ou 6 pieds de hauteur; le retour des chaleurs la faisant évaporer, il reste une couche de sel épaisse de 2 pieds, et très-dure, que l'on détache à coups de barre de fer. On en retire jusqu'à 36,000 quintaux par an. Ce phénomène, qui indique un sol imprégné de sel, est répété dans toute l'Égypte. Partout où l'on creuse, on trouve de l'eau saumâtre, contenant du natron, du sel marin et un peu de nitre. Lors même qu'on inonde les jardins pour les arroser, on voit, après l'évaporation et l'absorption de l'eau, le sel effleurir à la surface de la terre; et ce sol, comme tout le continent de l'Afrique et de l'Arabie, semble être de sel, ou le former.

Au milieu de ces minéraux de diverses qualités, au milieu de ce sable fin et rougeâtre, propre à l'Afrique, la terre de la vallée du Nil se présente avec des attributs qui en font une classe distincte. Sa couleur noirâtre, sa qualité argileuse et liante, tout annonce son origine étrangère; et en effet, c'est le fleuve qui l'apporte du sein de l'Abissinie: l'on dirait que la nature s'est plu à former par art une île habitable dans une contrée à qui elle avait tout refusé. Sans ce limon gras et léger, jamais l'Égypte n'eût rien produit: lui seul semble contenir les germes de la végétation et de la fécondité; encore ne les doit-il qu'au fleuve qui le dépose.


CHAPITRE II.

Du Nil, et de l'extension du Delta.

TOUT l'existence physique et politique de l'Égypte dépend du Nil: lui seul subvient à ce premier besoin des êtres organisés, le besoin de l'eau, si fréquemment senti dans les climats chauds, si vivement irrité par la privation de cet élément. Le Nil seul, sans le secours d'un ciel avare de pluie, porte partout l'aliment de la végétation; par un séjour de trois mois sur la terre, il l'imbibe d'une somme d'eau capable de lui suffire le reste de l'année. Sans son débordement, on ne pourrait cultiver qu'un terrain très-borné, et avec des soins très-dispendieux; et l'on a raison de dire qu'il est la mesure de l'abondance, de la prospérité, de la vie. Si le Portugais Albukerque eût pu exécuter son projet de le dériver de l'Éthiopie dans la mer Rouge, cette contrée si riche ne serait qu'un désert aussi sauvage que les solitudes qui l'environnent. A voir l'usage que l'homme fait de ses forces, doit-on reprocher à la nature de ne lui en avoir pas accordé davantage?

C'est donc à juste titre que les Égyptiens ont eu dans tous les temps, et conservent même de nos jours, un respect religieux pour le Nil[10]; mais il faut pardonner à un Européen, si, lorsqu'il les entend vanter la beauté de ses eaux, il sourit de leur ignorance. Jamais ces eaux troubles et fangeuses n'auront pour lui le charme des claires fontaines et des ruisseaux limpides; jamais, à moins d'un sentiment exalté par la privation, le corps d'une Égyptienne, hâlé et ruisselant d'une eau jaunâtre, ne lui rappellera les Naïades sortant du bain. Six mois de l'année l'eau du fleuve est si bourbeuse, qu'il faut la faire déposer pour la boire[11]: pendant les trois mois qui précèdent l'inondation, réduite à une petite profondeur, elle s'échauffe dans son lit, devient verdâtre, fétide et remplie de vers; et il faut recourir à celle que l'on a reçue et conservée dans les citernes. Dans toutes les saisons, les gens délicats ont soin de la parfumer. Au reste, l'on ne fait en aucun pays un aussi grand usage d'eau. Dans les maisons, dans les rues, partout, le premier objet qui se présente est un vase d'eau, et le premier mouvement d'un Égyptien est de le saisir et d'en boire un grand trait, qui n'incommode point, grace à l'extrême transpiration. Ces vases, qui sont de terre cuite non vernissée, laissent filtrer l'eau au point qu'ils se vident en quelques heures. L'objet que l'on se propose par ce mécanisme est d'entretenir l'eau bien fraîche, et l'on y parvient d'autant mieux qu'on l'expose à un courant d'air plus vif. Dans quelques lieux de la Syrie l'on boit l'eau qui a transsudé; mais en Égypte l'on boit celle qui reste dans le vase.

Depuis quelques années, l'action du Nil sur le terrain de l'Égypte est devenue un problème qui partage les savants et les naturalistes. En considérant la quantité de limon que le fleuve dépose, et en rapprochant les témoignages des anciens des observations des modernes, plusieurs pensent que le Delta a pris un accroissement considérable tant en élévation qu'en étendue. Savary vient de donner plus de poids à cette opinion, dans les Lettres qu'il a publiées sur l'Égypte; mais comme les faits et les autorités qu'il allègue me donnent des résultats différents des siens, je crois devoir porter nos contradictions au tribunal du public. La discussion en devient d'autant plus nécessaire que ce voyageur ayant demeuré deux ans sur les lieux, son témoignage ne tarderait pas de passer en loi: établissons les questions, et traitons d'abord de l'agrandissement du Delta.

Un historien grec, qui a dit sur l'Égypte ancienne presque tout ce que nous en savons, et ce que chaque jour constate, Hérodote d'Halicarnasse, écrivait, il y a 22 siècles:

«L'Égypte, où abordent les Grecs (le Delta), est une terre acquise, un don du fleuve, ainsi que tout le pays marécageux qui s'étend en remontant jusqu'à trois jours de navigation»[12].

Les raisons qu'il allègue de cette assertion prouvent qu'il ne la fondait pas sur des préjugés. «En effet, ajoute-t-il, le terrain de l'Égypte, qui est un limon noir et gras, diffère absolument, et du sol de l'Afrique, qui est de sable rouge, et de celui de l'Arabie, qui est argileux et rocailleux... Ce limon est apporté de l'Éthiopie par le Nil... et les coquillages que l'on trouve dans le désert prouvent assez que jadis la mer s'étendait plus avant dans les terres.»

En reconnaissant cet empiètement du fleuve si conforme à la nature, Hérodote n'en a pas déterminé les proportions. Savary a cru pouvoir le suppléer: examinons son raisonnement.

En croissant en hauteur, «l'Égypte[13] s'est aussi augmentée en longueur; entre plusieurs faits que l'histoire présente, j'en choisirai un seul. Sous le règne de Psammétique, les Milésiens abordèrent avec trente vaisseaux à l'embouchure Bolbitine, aujourd'hui celle de Rosette, et s'y fortifièrent. Ils bâtirent une ville qu'ils nommèrent Metelis (Strabo, lib. XVII): c'est la même que Faoué, qui, dans les vocabulaires coptes, a conservé le nom de Messil. Cette ville, autrefois port de mer, s'en trouve actuellement éloignée de 9 lieues: c'est l'espace dont le Delta s'est prolongé depuis Psammétique jusqu'à nous.»

Rien de si précis au premier aspect que ce raisonnement; mais en recourant à l'original, dont Savary s'autorise, on trouve que le fait principal manque. Voici le texte de Strabon, traduit à la lettre[14].

«Après l'embouchure Bolbitine, est un cap sablonneux et bas, appelé Corne de l'Agneau, lequel s'étend assez loin (en mer); puis vient la Guérite de Persée et le Mur des Milésiens: car les Milésiens, au temps de Kyaxares, roi des Mèdes, qui fut aussi le temps de Psammétique, roi d'Égypte, ayant abordé avec trente vaisseaux à l'embouchure Bolbitine, ils descendirent à terre, et construisirent l'ouvrage qui porte leur nom. Quelque temps après, s'étant avancés vers le nome de Saïs, et ayant battu les troupes d'Inarès dans un combat sur le fleuve, ils fondèrent la ville de Naucratis, un peu au-dessous de Schedia. Après le Mur des Milésiens, en allant vers l'embouchure Sebennytique, sont des lacs, tels que celui de Rutos, etc.»

Tel est le passage de Strabon au sujet des Milésiens; on n'y voit pas la moindre mention de Metelis, dont le nom même n'existe pas dans son ouvrage. C'est Ptolomée qui l'a fourni à d'Anville[15], sans le rapporter aux Milésiens: et à moins que Savary ne prouve l'identité de Metelis et du mur Milésien par des recherches faites sur les lieux, on ne doit pas admettre ses conclusions.

Il a pensé qu'Homère lui offrait un témoignage analogue dans les passages où il parle de la distance de l'île du Phare à l'Égypte: le lecteur va juger s'il est plus fondé. Je cite la traduction de madame Dacier[16], moins brillante, mais plus littérale qu'aucune autre; et ici le littéral nous importe le plus.

«Dans la mer d'Égypte, vis-à-vis du Nil,» raconte Ménélas, «il y a une certaine île qu'on appelle le Phare; elle est éloignée d'une des embouchures de ce fleuve, d'autant de chemin qu'en peut faire en un jour un vaisseau qui a le vent en poupe.» Et plus bas, Protée dit à Ménélas: «Le destin inflexible ne vous permet pas de revoir votre patrie.... que vous ne soyez retourné encore dans le fleuve Égyptus, et que vous n'ayez offert des hécatombes parfaites aux immortels.

«Il dit,» reprend Ménélas, «et mon cœur fut saisi de douleur et de tristesse, parce que ce dieu m'ordonnait de rentrer dans le fleuve Égyptus, dont le chemin est difficile et dangereux.»

De ces passages, et surtout du premier, Savary veut induire que le Phare, aujourd'hui joint au rivage, en était jadis très-éloigné: mais lorsque Homère parle de la distance de cette île, il ne l'applique pas à ce rivage en face, comme l'a traduit le voyageur; il l'applique à la terre d'Égypte, au fleuve du Nil. En second lieu, par journée de navigation, on aurait tort d'entendre l'espace indéfini que pouvaient parcourir les vaisseaux ou, pour mieux dire, les bateaux des anciens. En usitant ce terme, les Grecs lui attribuaient une valeur fixe de 540 stades. Hérodote[17], qui nous apprend expressément ce fait, en donne un exemple quand il dit que le Nil a empiété sur la mer le terrain qui va en remontant jusqu'à trois jours de navigation; et les 1,620 stades qui en résultent, reviennent au calcul plus précis de 1,500 stades, qu'il compte ailleurs d'Héliopolis à la mer. Or, en prenant avec d'Anville les 540 stades pour 27,000 toises, ou près d'un demi-degré[18], on trouve, par le compas, que cette mesure est la distance du Phare au Nil même; elle s'applique surtout à deux tiers de lieue au-dessus de Rosette, dans un local où l'on a quelque droit de placer la ville qui donnait son nom à l'embouchure Bolbitine; et il est remarquable que c'était celle que fréquentaient les Grecs, et où abordèrent les Milesiens, un siècle et demi après Homère. Rien ne prouve donc l'empiètement du Delta ou du continent aussi rapide qu'on le suppose; et si l'on voulait le soutenir, il resterait à expliquer comment ce rivage, qui n'a pas gagné une demi-lieue depuis Alexandre, en gagna 11 dans le temps infiniment moindre qui s'écoula de Ménélas à ce conquérant[19]

Il existait un moyen plus authentique d'évaluer cet empiètement; c'est la mesure positive de l'Égypte, donnée par Hérodote. Voici son texte: «La largeur de l'Égypte sur la mer, depuis le golfe Plintinite jusqu'au marais Serbonide, près du Casius, est de 3,600 stades; et sa longueur de la mer à Héliopolis est de 1,500 stades.»

Ne parlons que de ce dernier article, le seul qui nous intéresse. Par des comparaisons faites avec cette sagacité qui lui était propre, d'Anville a prouvé que le stade d'Hérodote doit s'évaluer entre 50 et 51 toises de France. En prenant ce dernier terme, les 1,500 stades équivalent à 76,000 toises, qui, à raison de 57,000 au degré sous ce parallèle, donnent un degré et près de 20 minutes et demie. Or, d'après les observations astronomiques de Niebuhr, voyageur du roi de Danemarck en 1761[20], la différence de latitude entre Héliopolis (aujourd'hui la Matarée) et la mer, étant d'un degré 29 minutes sous Damiât, et d'un degré 24 minutes sous Rosette, il en résulte d'un côté 3 minutes et demie, ou une lieue et demie d'empiètement; et 8 minutes et demie, ou 3 lieues et demie de l'autre: c'est-à-dire que l'ancien rivage répond à 11,800 toises au-dessous de Rosette; ce qui s'éloigne peu du sens que je trouve au passage d'Homère, tandis que, sur la branche de Damiât, l'application tombe 950 toises au-dessous de cette ville. Il est vrai qu'en mesurant immédiatement par le compas, la ligne du rivage remonte environ 3 lieues plus haut du côté de Rosette, et tombe sur Damiât même; ce qui vient du triangle opéré par la différence de longitude. Mais alors Bolbitine, mentionnée par Hérodote, est hors de limite; et il n'est plus vrai que Busiris (Abousir) soit, comme le dit Hérodote[21], au milieu du Delta. On ne doit pas le dissimuler; ce que les anciens rapportent, et ce que nous connaissons du local, n'est point assez précis pour déterminer rigoureusement les empiètements successifs. Pour raisonner sûrement, il faudrait des recherches semblables à celles de Choiseul-Gouffier sur le Méandre[22], il faudrait des fouilles sur le terrain; et de pareils travaux exigent une réunion de moyens qui n'est donnée qu'à peu de voyageurs. Il y a surtout ici cette difficulté que le terrain sablonneux qui forme le bas Delta, subit d'un jour à l'autre de grands changements. Le Nil et la mer n'en sont pas les seuls agents; le vent lui-même en est un puissant: tantôt il comble des canaux et repousse le fleuve, comme il a fait pour l'ancien bras Canopique; tantôt il entasse le sable et ensevelit les ruines, au point d'en faire perdre le souvenir. Niebuhr en cite un exemple remarquable. Pendant qu'il était à Rosette (en 1762), le hasard fit découvrir dans les collines de sable qui sont au sud de la ville, diverses ruines anciennes, et entre autres vingt belles colonnes de marbre d'un travail grec, sans que la tradition pût dire quel avait été le nom du lieu[23]. Tout le désert adjacent m'a paru dans le même cas. Cette partie jadis coupée de grands canaux et remplie de villes, n'offre plus que des collines d'un sable jaunâtre, très-fin, que le vent entasse au pied de tout obstacle, et qui souvent submerge les palmiers. Aussi, malgré le travail de d'Anville, ne peut-on se tenir assuré de l'application qu'il a faite de plusieurs lieux anciens au local actuel.

Savary a été beaucoup plus exact dans ce qu'il rapporte d'une de ces révolutions du Nil[24], par laquelle il paraît que jadis ce fleuve coula tout entier dans la Libye, au sud de Memphis. Mais le récit d'Hérodote lui-même, dont il tire ce fait, souffre des difficultés. Ainsi, lorsque cet historien dit, d'après les prêtres d'Héliopolis, que Menès, premier roi d'Égypte, barra le coude que faisait le fleuve, deux lieues et quart (cent stades) au-dessus de Memphis[25], et qu'il creusa un lit nouveau à l'orient de cette ville, ne s'ensuit-il pas que Memphis avait été jusqu'alors dans un désert aride, loin de toute eau; cette hypothèse peut-elle s'admettre? Peut-on croire littéralement à ces immenses travaux de Menès, qui aurait fondé une ville citée comme existante avant lui; qui aurait creusé des canaux et des lacs, jeté des ponts, construit des palais, des temples, des quais, etc.: et tout cela dans l'origine première d'une nation, et dans l'enfance de tous les arts? Ce Menès lui-même est-il un être historique, et les récits des prêtres sur cette antiquité ne sont-ils pas tous mythologiques? Je suis donc porté à croire que le cours barré par Menès était seulement une dérivation nuisible à l'arrosement du Delta; et cette conjecture paraît d'autant plus probable, que, malgré le témoignage d'Hérodote, cette partie de la vallée, vue des pyramides, n'offre aucun étranglement qui fasse croire à un ancien obstacle. D'ailleurs, il me semble que Savary a trop pris sur lui de faire aboutir à la digue mentionnée au-dessus de Memphis, le grand ravin appelé bahr bela ma, ou fleuve sans eau, comme indiquant l'ancien lit du Nil. Tous les voyageurs cités par d'Anville le font aboutir au Faïoume, dont il paraît une suite plus naturelle[26]. Pour établir ce fait nouveau, il faudrait avoir vu les lieux; et je n'ai jamais ouï dire au Kaire que Savary se soit avancé plus au sud que les pyramides de Djizé. La formation du Delta, qu'il déduit de ce changement, répugne également à se concevoir; car, dans cette révolution subite, comment imaginer que le poids énorme des eaux, qui vint se jeter à l'entrée du golfe[27], fit refluer celles de la mer? Le choc de deux masses liquides ne produit qu'un mélange, dont il résulte bientôt un niveau commun; en faisant abonder plus d'eau, on dut couvrir davantage. Il est vrai que le voyageur ajoute: Les sables et le limon que le Nil entraîne s'y amoncelèrent; l'île du Delta, peu considérable d'abord, sortit des eaux de la mer, dont elle recula les limites. Mais comment une île sort-elle de la mer? Les eaux courantes aplanissent bien plus qu'elles n'amoncellent: ceci nous conduit à la question de l'exhaussement.


CHAPITRE III.

De l'exhaussement du Delta.

HÉRODOTE, qui l'a connue aussi bien que la précédente, ne s'est pas expliqué davantage sur ses proportions; mais il a rapporté un fait dont Savary s'appuie pour tirer des conséquences positives. Voici le précis de son raisonnement:

«Du temps de Moeris, qui vivait 500 ans avant la guerre de Troie[28], 8 coudées suffisaient pour inonder le Delta (Hérod., lib. II) dans toute son étendue. Lorsque Hérodote vint en Égypte, il en fallait 15; sous l'empire des Romains, 16; sous les Arabes, 17: aujourd'hui le terme favorable est 18, et le Nil croît jusqu'à 22. Voilà donc, dans l'espace de 3,284 ans, le Delta élevé de quatorze coudées.»

Oui, si l'on admet les faits tels qu'ils sont présentés; mais en les reprenant dans leurs sources, on trouve des accessoires qui dénaturent et les principes et les conséquences. Citons d'abord le texte d'Hérodote.

«Les prêtres égyptiens,» dit cet auteur[29], rapportent qu'au temps du roi Moeris, le Nil inondait le Delta, en s'élevant seulement à 8 coudées. De nos jours, s'il n'en atteint 16 ou au moins 15, il ne se répand pas sur le pays. Or, depuis la mort de Moeris jusqu'à ce moment, il ne s'est pas encore écoulé 900 ans.»

Calculons: de Moeris à Hérodote,    900 ans.
d'Hérodote à l'an 1777, 2,237, ou,
si l'on veut,
2,240
Total3,140

Pourquoi cette différence de 144 ans en excès dans le calcul de Savary? pourquoi suit-il d'autres comptes que ceux de son auteur? Mais passons sur la chronologie.

Du temps d'Hérodote, il fallait 16 coudées, ou au moins 15 pour inonder le Delta. Du temps des Romains, il n'en fallait pas davantage: 15 et 16 sont toujours le terme désigné:

Avant Pétrone, dit Strabon[30], l'abondance ne régnait en Égypte que quand le Nil s'élevait à quatorze coudées. Mais ce gouverneur obtenant par art ce que refusait la nature, on a vu sous sa préfecture l'abondance régner à 12. Les Arabes ne s'expriment pas autrement. Il existe un livre en leur langue qui contient le tableau de toutes les crues du Nil, depuis la 27e année de l'hégire (622) jusqu'à la 875e (1470); et cet ouvrage constate que, dans les époques les plus récentes, toutes les fois que le Nil a 14 coudées de profondeur dans son lit, il y a récolte et provision pour une année; que s'il en a 16, il y a provision pour deux ans; mais au-dessous de 14 et arrivant à 18, il y a disette; ce qui revient exactement au récit d'Hérodote. Le livre que je cite est arabe, mais ses résultats sont aux mains de tout le monde; il suffit de consulter le mot Nil dans la Bibliothèque orientale de d'Herbelot, ou les extraits de Kâlkâchenda, dans le Voyage du docteur Shaw.

La nature des coudées ne peut faire équivoque. Fréret, d'Anville et Bailly ont prouvé que la coudée égyptienne, toujours définie 24 doigts, égalait 20 et demi de nos pouces[31]; et la coudée actuelle, appelée drâa masri, est précisément divisée en 24 doigts, et revient à 20 et demi de nos pouces. Mais les colonnes employées pour mesurer la hauteur du fleuve ont subi une altération qu'il importe de ne pas omettre.

«Dans les premiers temps que les Arabes occupèrent l'Égypte,» a dit Kâlkâchenda, «ils s'aperçurent que, lorsque le Nil n'atteignait pas le terme de l'abondance, chacun s'empressait de faire sa provision pour l'année; ce qui troublait incontinent l'ordre public. On en porta plainte au kalif Omar, qui donna ordre à Amrou d'examiner la chose; et voici ce qu'Amrou lui manda: Ayant fait les recherches que vous nous avez prescrites, nous avons trouvé que quand le Nil monte à 14 coudées, il procure une récolte suffisante pour l'année; que s'il atteint 16 coudées, elle est abondante; mais qu'à 12 et à 18 elle est mauvaise. Or, ce fait étant connu du peuple par les proclamations d'usage, il s'ensuit des mesures qui portent du trouble dans le commerce.»

Omar, pour remédier à cet abus, eût peut-être voulu abolir les proclamations; mais la chose n'étant pas praticable, il imagina, sur l'avis d'Abou-taaleb, un expédient qui vint au même but. Jusqu'alors la colonne de mesure, dite nilomètre[32], avait été divisée par coudées de 24 doigts; Omar la fit détruire, et, lui en substituant une autre qu'il établit dans l'île de Rouda, il prescrivit que les 12 coudées inférieures fussent composées de 28 doigts au lieu de 24, pendant que les coudées supérieures resteraient comme auparavant à 24. De là il arriva que désormais, lorsque le Nil marqua 12 coudées sur la colonne, il en avait réellement 14; car ces 12 coudées ayant chacune 4 doigts en excès, il en résultait une surabondance de 48 doigts ou deux coudées. Alors, quand on proclama 14 coudées, terme d'une récolte suffisante, l'inondation était réellement au degré d'abondance: la multitude, partout trompée par les mots, s'en laissa imposer. Mais cette altération n'a pu échapper aux historiens arabes; et ils ajoutèrent que les colonnes du Said ou haute Égypte continuèrent d'être divisées par 24 doigts; que le terme 18 (vieux style) fut toujours nuisible; que 19 était très-rare, et 20 presqu'un prodige[33].

Rien n'est donc moins constant que la progression alléguée, et nous pouvons établir contre elle un premier fait: que dans une période connue de 18 siècles, l'état du Nil n'a pas changé. Comment arrive-t-il donc aujourd'hui qu'il se montre si différent? Comment, depuis l'an 1473, a-t-il passé si subitement de 15 à 22? Ce problème me paraît facile à résoudre. Je n'en chercherai pas l'explication dans les faits physiques, mais dans les accessoires de la chose. Ce n'est point le Nil qui a changé; c'est la colonne, ce sont ses dimensions. Le mystère dont les Turcs l'enveloppent empêche la plupart des voyageurs de s'en assurer; mais Pocoke, qui parvint à la voir en 1739, rapporte que tout était confus et inégal dans l'échelle des coudées. Il observe même qu'elle lui parut neuve, et cette circonstance fait penser que les Turks, à l'imitation d'Omar, se sont permis une nouvelle altération. Enfin, il est un fait qui lève tout doute à cet égard: Niebuhr[34], qu'on ne suspectera pas d'avoir imaginé une observation, ayant mesuré en 1762 les vestiges de l'inondation sur un mur de Djizé, a trouvé que, le 1er juin, le Nil avait baissé de vingt-quatre pieds de France. Or vingt-quatre pieds réduits en coudées, à raison de vingt pouces et demi chacune, font précisément quatorze coudées un pouce. Il est vrai qu'il reste encore dix-huit jours de décroissance; mais en les portant à une demi-coudée par une estimation dont Pocoke fournit les termes de comparaison,[35] on n'a que quatorze coudées et demie, qui reviennent exactement au calcul ancien.

Il est un dernier fait allégué par Savary, auquel je ne puis non plus souscrire sans restrictions. «Depuis mon séjour en Égypte,» dit-il, lettre 1re, p. 14, j'ai fait deux fois le tour du Delta, je l'ai même traversé par le canal de Menoufe. Le fleuve coulait à pleines rives dans les grandes branches de Rosette, de Damiette, et dans celles qui traversent l'intérieur du pays; mais il ne débordait pas sur la terre, excepté dans les lieux bas, où l'on saignait les digues pour arroser les campagnes couvertes de riz.»

De là il conclut «que le Delta est actuellement dans la situation la plus favorable pour l'agriculture, parce qu'en perdant l'inondation, cette île a gagné, chaque année, les trois mois que la Thébaïde reste sous les eaux.» Il faut l'avouer, rien de plus étrange que ce gain. Si le Delta a gagné à n'être plus inondé, pourquoi désira-t-on si fort de tout temps l'inondation?—Les saignées y suppléent.—Mais on a tort de comparer le Delta aux marais de la Seine. L'eau n'est à fleur de terre que vers la mer; partout ailleurs, elle est inférieure au niveau du sol, et le rivage s'élève d'autant plus qu'on remonte davantage. Enfin, si je dois citer mon témoignage, j'atteste que descendant du Kaire à Rosette par le canal de Menoufe, j'ai observé, les 26, 27 et 28 septembre 1783, que, quoique les eaux se retirassent depuis plus de quinze jours, les campagnes étaient encore submergées en partie, et qu'elles portaient aux lieux découverts les traces de l'inondation. Le fait allégué par Savary ne peut donc être attribué qu'à une mauvaise inondation; et l'on ne doit point croire que l'exhaussement ait changé l'état du Delta[36], ni que les Égyptiens soient réduits à n'avoir plus d'eau que par des moyens mécaniques, aussi dispendieux que bornés.[37]

Il nous reste à résoudre la difficulté des huit coudées de Moeris, et je ne pense pas qu'elle ait des causes d'une autre nature. Il paraît qu'après ce prince, il arriva une révolution dans les mesures, et que d'une coudée l'on en fit deux. Cette conjecture est d'autant plus probable, que du temps de Moeris, l'Égypte ne formait pas un même royaume; il y en avait au moins trois d'Asouan à la mer. Sésostris, qui fut postérieur à Moeris, les réunit par conquête. Mais après ce prince, ils rentrèrent dans leur division, qui dura jusqu'à Psammetik. Cette révolution dans les mesures conviendrait très-bien à Sésostris qui en opéra une générale dans le gouvernement. C'est lui qui établit des lois et une administration nouvelles; qui fit élever des digues et des chaussées pour asseoir les villes et les villages, et creuser une quantité de canaux telle, dit Hérodote,[38] que l'Égypte abandonna les chariots dont elle avait jusqu'alors fait usage.

Au reste, il est bon d'observer que les degrés de l'inondation ne sont pas les mêmes par toute l'Égypte. Ils suivent au contraire une règle de diminution graduelle, à mesure que le fleuve descend. A Asouan, le débordement est d'un sixième plus fort qu'au Kaire; et lorsque dans cette dernière ville on compte vingt-sept pieds, à peine en a-t-on quatre à Rosette et à Damiât. La raison en est qu'outre la masse d'eau qu'absorbent les terrains, le fleuve resserré dans un seul lit et dans une vallée étroite, s'élève davantage: quand au contraire il a passé le Kaire, n'étant plus contenu par les montagnes, et se divisant en mille rameaux, il arrive nécessairement que sa nappe perd en profondeur ce qu'elle gagne en surface.

On jugera sans doute, d'après ce que j'ai dit, que l'on s'est trop tôt flatté de connaître les termes précis de l'agrandissement et de l'exhaussement du Delta. Mais en rejetant des circonstances illusoires, je ne prétends pas nier le fond même des faits; leur existence est trop bien attestée par le raisonnement et par l'inspection du terrain. Par exemple, l'exhaussement du sol me paraît prouvé par un fait sur lequel on a peu insisté. Quand on va de Rosette au Kaire, dans les eaux basses, comme en mars, on remarque, à mesure que l'on remonte, que le rivage s'élève graduellement au-dessus de l'eau; en sorte que si à Rosette il en excède de deux pieds de niveau, il l'excède de trois et quatre dès Faoué, et de plus de douze au Kaire[39]: or, en raisonnant sur ce fait, on en peut tirer la preuve d'un exhaussement par dépôt; car la couche du limon étant en proportion avec l'épaisseur des nappes d'eau qui la déposent, elle doit être plus forte ou plus faible, selon que ces nappes sont plus ou moins profondes, et nous ayons vu qu'elles observent une gradation analogue d'Asouan à la mer.

D'un autre côté, l'accroissement du Delta s'annonce d'une manière frappante par la forme de l'Égypte sur la Méditerranée. Quand on en considère la projection sur une carte, on voit que le terrain qui est dans la ligne du fleuve, ce terrain formé d'une matière étrangère, a pris une saillie demi-circulaire, et que les lignes du rivage d'Arabie et d'Afrique qu'il déborde, ont une direction rentrante vers le fond du Delta, qui décèle que jadis ce terrain fut un golfe que le temps a rempli.

Ce comblement, commun à tous les fleuves, s'est exécuté par un mécanisme qui leur est également commun: les eaux des pluies et des neiges roulant des montagnes dans les vallées, ne cessent d'entraîner les terres qu'elles arrachent par leur chute. La partie pesante de ces débris, comme les cailloux et les sables, s'arrête bientôt, si un courant rapide ne la chasse. Mais si les eaux ne trouvent qu'un terreau fin et léger, elles s'en chargent en abondance, et en roulent les bancs avec facilité. Le Nil, qui a trouvé de pareils matériaux dans l'Abissinie et l'Afrique intérieure, s'en est servi pour hâter ses travaux; ses eaux s'en sont chargées, son lit s'en est rempli; souvent même il s'en embarrasse au point d'être gêné dans son cours. Mais quand l'inondation lui rend ses forces, il chasse ces bancs vers la mer, en même temps qu'il en amène d'autres pour la saison suivante: arrivées à son embouchure, les boues s'entassent et forment des grèves, parce que la pente ne donne plus assez d'action au courant, et parce que la mer forme un équilibre de résistance. La stagnation qui s'ensuit force la partie ténue, qui jusqu'alors avait surnagé, à se déposer, et elle se dépose surtout aux lieux où il y a moins de mouvement, tels que les rivages. Ainsi la côte s'enrichit peu à peu des débris du pays supérieur du Delta même; car si le Nil enlève à l'Abissinie pour donner à la Thébaïde, il enlève à la Thébaïde pour porter au Delta, et au Delta pour porter à la mer. Partout où ses eaux ont un courant, il dépouille le même sol qu'il enrichit. Quand on remonte au Kaire dans les eaux basses, on voit partout les bords taillés à pic, s'écrouler par pans. Le Nil qui les mine par le pied, privant d'appui leur terre légère, elle tombe dans son lit. Dans les grandes eaux, elle s'imbibe, se délaye; et lorsque le soleil et la sécheresse reviennent, elle se gerce et s'écroule encore par grands pans que le Nil entraîne. C'est ainsi que plusieurs canaux se sont comblés, et que d'autres se sont élargis, en élevant sans cesse le lit du fleuve. Le plus fréquenté de nos jours, celui qui vient de Nadir à la branche de Damiât, est dans ce cas. Ce canal, creusé d'abord de main d'homme, est devenu semblable à la Seine en plusieurs endroits. Il supplée même à la branche-mère qui va de Batn el Baqara à Nadir, et qui se comble au point que si on ne la dégorge pas, elle finira par devenir terre ferme: la raison en est que le fleuve tend sans cesse à la ligne droite dans laquelle il a plus de force; c'est par cette même raison qu'il a préféré la branche Bolbitine, qui n'était d'abord qu'un canal factice, à la branche Canopique[40].

De ce mécanisme du fleuve, il résulte encore que les principaux comblemens doivent se faire sur la ligne des plus grandes embouchures et du plus fort courant; l'aspect du terrain est conforme à cette théorie. En jetant l'œil sur la carte, on s'aperçoit que la saillie des terres est surtout dans la direction des branches de Rosette et de Damiât. Le terrain latéral et l'intermédiaire sont demeurés lac et marais indivis entre le continent et la mer, parce que les petits canaux qui s'y rendent n'ont pu opérer qu'un comblement imparfait. Ce n'est qu'avec la plus grande lenteur que les dépôts et les limons s'élèvent; sans doute même ce moyen ne parviendrait jamais à les porter au-dessus des eaux, s'il ne s'y joignait un autre agent plus actif qui est la mer. C'est elle qui travaille sans relâche à élever le niveau des rives basses au-dessus de ses propres eaux. En effet, les flots venant expirer sur le rivage, poussent le sable et le limon qu'ils rencontrent en arrivant; leur battement accumule ensuite cette digue légère, et lui donne un exhaussement qu'elle n'eût jamais pris dans les eaux tranquilles. Ce fait est sensible pour quiconque marche au bord de la mer, sur un rivage bas et mouvant: mais il faut que la mer n'ait pas de courant sur la plage; car si elle perd aux lieux où elle est en remous, elle gagne à ceux où elle est en mouvement. Quand les grèves sont enfin à fleur d'eau, la main des hommes s'en empare. Mais au lieu de dire qu'elle en élève le niveau au-dessus de l'eau, on devrait dire qu'elle abaisse le niveau de l'eau au-dessous, vu que les canaux que l'on creuse, rassemblent en de petits espaces les nappes qui étaient répandues sur de plus grands[41]. C'est ainsi que le Delta a dû se former avec une lenteur qui a demandé plus de siècles que nous n'en connaissons; mais le temps ne manque pas à la nature[42].

Il reste certainement beaucoup d'observations à faire ou à recommencer dans ce pays; mais, comme je l'ai déja dit, elles ont de grandes difficultés. Pour les vaincre, il faudrait du temps, de l'adresse et de la dépense; à bien des égards même, les obstacles accessoires sont plus graves que ceux du fond. M. le baron de Tott en a fait une épreuve récente pour le nilomètre. En vain a-t-il tenté de séduire les gardiens; en vain a-t-il donné et promis des sequins aux crieurs, pour en obtenir les vraies hauteurs du Nil; leurs rapports contradictoires ont prouvé leur mauvaise foi ou leur ignorance commune. On dira peut-être qu'il faudrait établir des colonnes dans des maisons particulières; mais ces opérations, simples en théorie, sont impossibles en pratique: on s'exposerait à des risques trop graves. Cette curiosité même que les Francs portent avec eux, chagrine de plus en plus les Turks. Ils pensent que l'on en veut à leur pays; et ce qui se passe de la part des Russes, joint à des préjugés répandus, affermit leurs soupçons. C'est un bruit général dans l'empire à ce moment, que les temps prédits sont arrivés; que la puissance et la religion des Musulmans vont être détruites; que le roi Jaune va venir établir un empire nouveau, etc. Mais il est temps de reprendre nos idées.

Je passe légèrement sur la saison[43] du débordement, assez connue; sur sa gradation insensible et non subite comme celle de nos rivières; sur ses diversités qui le montrent tantôt faible et tantôt fort, quelquefois même nul: cas très-rare, mais dont on cite deux ou trois exemples. Tous ces objets sont trop connus pour les répéter; on sait également que les causes de ces phénomènes qui furent une énigme pour les anciens[44], n'en sont plus une pour les Européens. Depuis que leurs voyageurs leur ont appris que l'Abissinie et la partie adjacente de l'Afrique sont inondées de pluie en mai, juin et juillet, ils ont conclu, avec raison, que ce sont ces pluies qui, par la disposition du terrain, affluant de mille rivières, se rassemblent dans une même vallée, pour venir sur des rives lointaines offrir le spectacle imposant d'une masse d'eau qui emploie trois mois à s'écouler. On laisse aux physiciens grecs cette action des vents de nord ou étésiens, qui, par une prétendue pression, arrêtaient le cours du fleuve; il est même étonnant qu'ils aient jamais admis cette explication; car le vent n'agissant que sur la surface de l'eau, il n'empêche point le fond d'obéir à la pente. En vain des modernes ont allégué l'exemple de la Méditerranée, qui, par la durée des vents d'est, découvre la côte de Syrie d'un pied ou un pied et demi, pour recouvrir de la même quantité celles d'Espagne et de Provence, et qui, par les vents d'ouest, opère l'inverse: il n'y a aucune comparaison entre une mer sans pente et un fleuve, entre la nappe de la Méditerranée et celle du Nil, entre vingt-six pieds et dix-huit pouces.


CHAPITRE IV.

Des vents et de leurs phénomènes.

CES vents du nord, dont le retour a lieu chaque année aux mêmes époques, ont un emploi plus vrai, celui de porter en Abissinie une prodigieuse quantité de nuages. Depuis avril jusqu'en juillet, on ne cesse d'en voir remonter vers le sud, et l'on serait quelquefois tenté d'en attendre de la pluie; mais cette terre brûlée leur demande en vain un bienfait qui doit lui revenir sous une autre forme. Jamais il ne pleut dans le Delta en été; dans tout le cours de l'année même, il y pleut rarement, et en petite quantité. L'année 1761, observée par Niebuhr, fut un cas extraordinaire que l'on cite encore. Les accidens que les pluies causèrent dans la basse Égypte, dont une foule de villages, bâtis en terre, s'écroulèrent, prouvent assez qu'on y regarde comme rare cette abondance d'eau. Il faut d'ailleurs observer qu'il pleut d'autant moins que l'on s'élève davantage vers le Saïd. Ainsi, il pleut plus souvent à Alexandrie et à Rosette qu'au Kaire, et au Kaire qu'à Minié. La pluie est presque un prodige à Djirdjé. Nous autres habitants de contrées humides, nous ne concevons pas comment un pays peut subsister sans pluie[45]; mais dans l'Égypte, outre la somme d'eau dont la terre fait provision lors de l'inondation, les rosées qui tombent dans les nuits d'été suffisent à la végétation. Les melons d'eau, connus à Marseille sous le nom de pastèques, du mot arabe battik, en sont une preuve sensible; car souvent ils n'ont au pied qu'une poussière sèche; et cependant leurs feuilles ne manquent pas de fraîcheur. Ces rosées ont de commun avec les pluies qu'elles sont plus abondantes vers la mer, et plus faibles à mesure qu'elles s'en éloignent; et elles en diffèrent en ce qu'elles sont moindres l'hiver, et plus fortes l'été. A Alexandrie, dès le coucher du soleil, en avril, les vêtements et les terrasses sont trempés comme s'il avait plu. Comme les pluies encore, ces rosées sont fortes ou faibles, à raison de l'espèce du vent qui souffle. Le sud et le sud-est n'en donnent point; le nord en apporte beaucoup, et l'ouest encore davantage. On explique aisément ces différences, quand on observe que les deux premiers viennent des déserts de l'Afrique et de l'Arabie, où ils ne trouvent pas une goutte d'eau; que le nord, au contraire, et l'ouest chassent sur l'Égypte l'évaporation de la Méditerranée, qu'ils traversent, l'un dans sa largeur, et l'autre dans toute sa longueur. Je trouve même, en comparant mes observations à ce sujet en Provence, en Syrie et en Égypte, à celles de Niebuhr en Arabie et à Bombai, que cette position respective des mers et des continents est la cause des diverses qualités d'un même vent qui se montre pluvieux dans un pays, pendant qu'il est toujours sec dans l'autre; ce qui dérange beaucoup les systèmes des astrologues anciens et modernes, sur les influences des planètes.

Un autre phénomène aussi remarquable, est le retour périodique de chaque vent, et son appropriation, pour ainsi dire, à certaines saisons de l'année. L'Égypte et la Syrie offrent en ce genre une régularité digne de fixer l'attention.

En Égypte, lorsque le soleil se rapproche de nos zones, les vents qui se tenaient dans les parties de l'est, passent aux rumbs de nord, et s'y fixent. Pendant juin, ils soufflent constamment nord et nord-ouest; aussi est-ce la vraie saison du passage au Levant, et un vaisseau peut espérer de jeter l'ancre en Cypre ou à Alexandrie, le quatorzième et quelquefois le onzième jour de son départ de Marseille. Les vents continuent en juillet de souffler nord, variant à droite et à gauche du nord-ouest au nord-est. Sur la fin de juillet, dans tout le cours d'août et la moitié de septembre, ils se fixent nord pur, et ils sont modérés, plus vifs le jour, plus calmes la nuit; alors même il règne sur la Méditerranée une bonace générale, qui prolonge les retours en France jusqu'à soixante-dix et quatre-vingt jours.

Sur la fin de septembre, lorsque le soleil repasse la ligne, les vents reviennent vers l'est, et sans y être fixés, ils en soufflent plus que d'aucun autre rumb, le nord seul excepté. Les vaisseaux profitent de cette saison, qui dure tout octobre et une partie de novembre, pour revenir en Europe, et les traversées pour Marseille sont de trente à trente-cinq jours. A mesure que le soleil passe à l'autre tropique, les vents deviennent plus variables, plus tumultueux; leurs régions les plus constantes sont le nord, le nord-ouest et l'ouest. Ils se maintiennent tels en décembre, janvier et février, qui, pour l'Égypte comme pour nous, sont la saison d'hiver. Alors les vapeurs de la Méditerranée, entassées et appesanties par le froid de l'air, se rapprochent de la terre, et forment les brouillards et les pluies. Sur la fin de février et en mars, quand le soleil revient vers l'équateur, les vents tiennent plus que dans aucun autre temps des rumbs du midi. C'est dans ce dernier mois, et pendant celui d'avril, qu'on voit régner le sud-est, le sud pur et le sud-ouest. Ils sont mêlés d'ouest, de nord et d'est; celui-ci devient le plus habituel sur la fin d'avril; et pendant mai, il partage avec le nord l'empire de la mer, et rend les retours en France encore plus courts que dans l'autre équinoxe.

DU VENT CHAUD, OU KAMSÎN.

Ces vents du sud dont je viens de parler, ont en Égypte le nom générique de vents de cinquante (jours)[46], non qu'ils durent cinquante jours de suite, mais parce qu'ils paraissent plus fréquemment dans les 50 jours qui entourent l'équinoxe. Les voyageurs les ont fait connaître en Europe sous le nom de vents empoisonnés[47], ou, plus correctement, vents chauds du désert. Telle est en effet leur propriété; elle est portée à un point si excessif, qu'il est difficile de s'en faire une idée sans l'avoir éprouvée; mais on en peut comparer l'impression à celle qu'on reçoit de la bouche d'un four banal, au moment qu'on en tire le pain. Quand ces vents commencent à souffler, l'air prend un aspect inquiétant. Le ciel, toujours si pur en ces climats, devient trouble; le soleil perd son éclat, et n'offre plus qu'un disque violacé. L'air n'est pas nébuleux, mais gris et poudreux, et réellement il est plein d'une poussière très-déliée qui ne se dépose pas et qui pénètre partout. Ce vent, toujours léger et rapide, n'est pas d'abord très-chaud; mais à mesure qu'il prend de la durée, il croît en intensité. Les corps animés le reconnaissent promptement au changement qu'ils éprouvent. Le poumon, qu'un air trop raréfié ne remplit plus, se contracte et se tourmente. La respiration devient courte, laborieuse; la peau est sèche, et l'on est dévoré d'une chaleur interne. On a beau se gorger d'eau, rien ne rétablit la transpiration. On cherche en vain la fraîcheur; les corps qui avaient coutume de la donner trompent la main qui les touche. Le marbre, le fer, l'eau, quoique le soleil soit voilé, sont chauds. Alors on déserte les rues, et le silence règne comme pendant la nuit. Les habitants des villes et des villages s'enferment dans leurs maisons, et ceux du désert dans leurs tentes ou dans les puits creusés en terre, où ils attendent la fin de ce genre de tempête. Communément elle dure trois jours: si elle passe, elle devient insupportable. Malheur aux voyageurs qu'un tel vent surprend en route loin de tout asile! ils en subissent tout l'effet, qui est quelquefois porté jusqu'à la mort. Le danger est surtout au moment des rafales; alors la vitesse accroît la chaleur au point de tuer subitement avec des circonstances singulières; car tantôt un homme tombe frappé entre deux autres qui restent sains, et tantôt il suffit de se porter un mouchoir aux narines, ou d'enfoncer le nez dans un trou de sable, comme font les chameaux, ou de fuir au galop comme font les Arabes qui sentent venir la mofette, nom qui paraît en effet convenir à cet air: il est d'ailleurs constant qu'il est plus dangereux de Mossul à Bagdad qu'en aucun autre lieu; ce que l'on attribue à la qualité sulfureuse et minéralogique du pays qu'il parcourt depuis l'Euphrate. Il est remarquable qu'il n'incommode pas les caravanes qui sont alors sur la route de Damas à Alep; à Bagdad, il est mortel sur les minarets, sur les terrasses, sur le pont, et non dans les lieux bas. Si l'on ajoute qu'aussitôt après la mort il y a hémorrhagie par le nez et par la bouche, que le cadavre demeure chaud, enfle, devient bleu, et se déchire aisément, il paraîtra de plus en plus probable que cet air meurtrier est un air inflammable, chargé dans certains cas d'acide sulfureux.

Une autre qualité de ce vent est son extrême sécheresse; elle est telle, que l'eau dont on arrose un appartement s'évapore en peu de minutes. Par cette extrême aridité, il flétrit et dépouille les plantes; et en pompant trop subitement l'émanation des corps animés, il crispe la peau, ferme les pores, et cause cette chaleur fébrile qui accompagne toute transpiration supprimée.

Ces vents chauds ne sont point particuliers à l'Égypte; ils ont lieu en Syrie, plus cependant sur la côte et dans le désert que sur les montagnes. Niebuhr les a trouvés en Arabie, à Bombai, dans le Diarbekr; l'on en éprouve aussi en Perse, en Afrique, et même en Espagne: partout leurs effets se ressemblent, mais leur direction diffère selon les lieux. En Égypte, le plus violent vient du sud-sud-ouest; à la Mekke, il vient de l'est; à Surate, du nord; à Barsa, du nord-ouest; à Bagdad, de l'ouest; et en Syrie, du sud-est. Ce contraste, qui embarrasse au premier coup d'œil, devient à la réflexion le moyen de résoudre l'énigme. En examinant les sites géographiques, on trouve que c'est toujours des continents déserts que vient le vent chaud; et en effet, il est naturel que l'air qui couvre les immenses plaines de la Lybie et de l'Arabie, n'y trouvant ni ruisseaux, ni lacs, ni forêts, s'y échauffe par l'action d'un soleil ardent, par la réflexion du sable, et prenne le degré de chaleur et de sécheresse dont il est capable. S'il survient une cause quelconque qui détermine un courant à cette masse, elle s'y précipite, et porte avec elle les qualités étonnantes qu'elle a acquises. Il est si vrai que ces qualités sont dues à l'action du soleil sur les sables, que ces mêmes vents n'ont point dans toutes les saisons la même intensité. En Égypte, par exemple, on assure que les vents du sud, en décembre et janvier, sont aussi froids que le nord; et la raison en est que le soleil, passé à l'autre tropique, n'embrase plus l'Afrique septentrionale, et que l'Abissinie, si montueuse, est couverte de neige: il faut que le soleil se soit rapproché de l'équateur pour produire ces phénomènes. Par une raison semblable, le sud a un effet bien moindre en Chypre, où il arrive rafraîchi par les vapeurs de la Méditerranée. Dans cette île, c'est le nord qui le remplace; on s'y plaint qu'en été il est d'une chaleur insupportable, pendant qu'il est glacial en hiver: ce qui résulte évidemment de l'Asie mineure, qui, dans l'été, est embrasée, pendant qu'en hiver elle est couverte de glaces. Au reste, ce sujet offre une foule de problèmes faits pour piquer la curiosité d'un physicien. Ne serait-il pas en effet intéressant de savoir:

1º D'où vient ce rapport des saisons et de la marche du soleil à l'espèce des vents et aux régions d'où ils soufflent?

2º Pourquoi, sur toute la Méditerranée, les rumbs de nord sont les plus habituels, au point que sur 12 mois on peut dire qu'ils en règnent 9?

3º Pourquoi les vents d'est reviennent si régulièrement après les équinoxes, et pourquoi à cette époque il y a communément un coup de vent plus fort?

4º Pourquoi les rosées sont plus abondantes en été qu'en hiver; et pourquoi les nuages étant un effet de l'évaporation de la mer, et l'évaporation étant plus forte l'été que l'hiver, il y a cependant plus de nuages l'hiver que l'été?

5º Enfin pourquoi la pluie est si rare en Égypte, et pourquoi les nuages se rendent de préférence en Abissinie?

Mais il est temps d'achever le tableau physique que j'ai commencé.


CHAPITRE V.

Du climat et de l'air.

LE climat de l'Égypte passe avec raison pour très-chaud, puisqu'en juillet et août le thermomètre de Réaumur se soutient, dans les appartements les plus tempérés, à 24 et 25 degrés au-dessus de la glace[48]. Au Saïd, il monte encore plus haut, quoique je ne puisse rien dire de précis à cet égard. Le voisinage du soleil, qui dans l'été est presque perpendiculaire, est sans doute une cause première de cette chaleur; mais quand on considère que d'autres pays, sous la même latitude, sont plus frais, on juge qu'il en existe une seconde cause aussi puissante que la première, laquelle est le niveau du terrain peu élevé au-dessus de la mer. A raison de cette température, l'on ne doit distinguer que deux saisons en Égypte, le printemps et l'été, c'est-à-dire la fraîcheur et les chaleurs. Ce second état dure depuis mars jusqu'en novembre, et même dès la fin de février le soleil, à neuf heures du matin, n'est pas supportable pour un Européen. Dans toute cette saison, l'air est embrasé, le ciel étincelant, et la chaleur accablante pour les corps qui n'y sont pas habitués. Sous l'habit le plus léger, et dans l'état du plus grand repos, on fond en sueur. Elle devient même si nécessaire, que la moindre suppression est une maladie; en sorte qu'au lieu du salut ordinaire, Comment vous portez-vous? on devrait dire: Comment suez-vous? L'éloignement du soleil tempère un peu ces chaleurs. Les vapeurs de la terre, abreuvée par le Nil, et celles qu'apportent les vents d'ouest et du nord, absorbant le feu répandu dans l'air, procurent une fraîcheur agréable, et même des froids piquants, si l'on en voulait croire les naturels et quelques négociants européens; mais les Égyptiens, presque nus et accoutumés à suer, frissonnent à la moindre fraîcheur. Le thermomètre, qui se tient au plus bas en février à 9 et 8 degrés de Réaumur au-dessus de la glace, fixe nos idées à cet égard, et l'on peut dire que la neige et la grêle sont des phénomènes que tel Égyptien de cinquante ans n'a jamais vus. Quant à nos négociants, ils doivent leur sensibilité à l'abus des fourrures; il est porté au point que dans l'hiver ils ont souvent deux ou trois enveloppes de renard, et que dans les ardeurs de juin ils conservent l'hermine ou le petit-gris; ils prétendent que la fraîcheur qu'on éprouve à l'ombre en est une raison indispensable; et en effet les courants du nord et d'ouest, qui règnent presque toujours, établissent une assez grande fraîcheur partout où le soleil ne donne pas: mais le nœud secret et plus véritable est que la pelisse est le galon de la Turkie et l'objet favori du luxe; elle est l'enseigne de l'opulence, l'étiquette de la dignité, parce que l'investiture des places importantes est toujours constatée par le présent d'une pelisse, comme si l'on voulait dire à l'homme qu'on revêt, qu'il est désormais assez grand seigneur pour ne s'occuper qu'à transpirer.

Avec ces chaleurs et l'état marécageux qui dure trois mois, on pourrait croire que l'Égypte est un pays malsain: ce fut ma première pensée en y arrivant; et lorsque je vis au Kaire les maisons de nos négociants assises le long du Kalidi, où l'eau croupit jusqu'en avril, je crus que les exhalaisons devaient leur causer bien des maladies; mais leur expérience trompe cette théorie: les émanations des eaux stagnantes, si meurtrières en Chypre et à Alexandrette, n'ont point cet effet en Égypte. La raison m'en paraît due à la siccité habituelle de l'air, établie, et par le voisinage de l'Afrique et de l'Arabie, qui aspirent sans cesse l'humidité, et par les courants perpétuels des vents qui passent sans obstacle. Cette siccité est telle, que les viandes exposées, même en été, au vent du nord, ne se putréfient point, mais se dessèchent et se durcissent à l'égal du bois. Les déserts offrent des cadavres ainsi desséchés, qui sont devenus si légers, qu'un homme soulève aisément d'une seule main la charpente entière d'un chameau[49].

A cette sécheresse, l'air joint un état salin dont les preuves s'offrent partout. Les pierres sont rongées de natron, et l'on en trouve dans les lieux humides de longues aiguilles cristallisées que l'on prendrait pour du salpêtre. Le mur du jardin des jésuites au Kaire, bâti avec des briques et de la terre, est partout recouvert d'une croûte de ce natron, épaisse comme un écu de 6 livres; et lorsqu'on a inondé les carrés de ce jardin avec l'eau du Kalidj, on voit, à sa retraite, la terre brillante de toutes parts de cristaux blancs que l'eau n'a certainement pas apportés, puisqu'elle ne donne aucun indice de sel au goût et à la distillation.

C'est sans doute cette propriété de l'air et de la terre, jointe à la chaleur, qui donne à la végétation une activité presque incroyable dans nos climats froids. Partout où les plantes ont de l'eau, leurs développements se font avec une rapidité prodigieuse. Quiconque va au Kaire ou à Rosette peut constater que l'espèce de courge appelée qara, pousse en 24 heures des filons de près de 4 pouces de long. Mais une observation importante, par laquelle je termine, est que ce sol paraît exclusif et intolérant. Les plantes étrangères y dégénèrent rapidement: ce fait est constaté par des observations journalières. Nos négociants sont obligés de renouveler chaque année les graines, et de faire venir de Malte des choux-fleurs, des betteraves, des carottes et des salsifis. Ces graines semées réussissent d'abord très-bien; mais si l'on sème ensuite les graines qu'elles produisent, il n'en résulte que des plantes étiolées. Pareille chose est arrivée aux abricots, aux poires et aux pêches qu'on a transportés à Rosette. La végétation de cette terre paraît trop brusque pour bien nourrir des tissus spongieux et charnus; il faudrait que la nature s'y fût accoutumée par gradation, et que le climat se les fût appropriés par les soins de la culture.

ÉTAT POLITIQUE

DE

L'ÉGYPTE.


CHAPITRE PREMIER.

Des diverses races des habitants de l'Égypte.

AU milieu des révolutions qui n'ont cessé d'agiter la fortune des peuples, il est peu de pays qui aient conservé purs et sans mélange leur habitants naturels et primitifs. Partout cette même cupidité qui porte les individus à empiéter sur leurs propriétés respectives, a suscité les nations les unes contre les autres: l'issue de ce choc d'intérêts et de forces a été d'introduire dans les états un étranger vainqueur, qui, tantôt usurpateur insolent, a dépouillé la nation vaincue du domaine que la nature lui avait accordé; et tantôt conquérant plus timide ou plus civilisé, s'est contenté de participer à des avantages que son sol natal lui avait refusés. Par-là se sont établies dans les états des races diverses d'habitants, qui quelquefois, se rapprochant de mœurs et d'intérêts, ont mêlé leur sang; mais qui, le plus souvent, divisés par des préjugés politiques ou religieux, ont vécu rassemblés sur le même sol sans jamais se confondre. Dans le premier cas, les races, perdant par leur mélange les caractères qui les distinguaient, ont formé un peuple homogène où l'on n'a plus aperçu les traces de la révolution. Dans le second, demeurant distinctes, leurs différences perpétuées sont devenues un monument qui a survécu aux siècles, et qui peut, en quelques cas, suppléer au silence de l'histoire.

Tel est le cas de l'Égypte: enlevée depuis 23 siècles à ses propriétaires naturels, elle a vu s'établir successivement dans son sein des Perses, des Macédoniens, des Romains, des Grecs, des Arabes, des Géorgiens, et enfin cette race de Tartares connus sous le nom de Turks ottomans. Parmi tant de peuples, plusieurs y ont laissé des vestiges de leur passage; mais comme dans leur succession ils se sont mêlés, il en est résulté une confusion qui rend moins facile à connaître le caractère de chacun. Cependant on peut encore distinguer dans la population de l'Égypte quatre races principales d'habitants.

La 1re et la plus répandue est celle des Arabes, qu'on doit diviser en 3 classes: 1º La postérité de ceux qui, lors de l'invasion de ce pays par Amrou, l'an 640, accoururent de l'Hedjâz et de toutes les parties de l'Arabie s'établir dans ce pays justement vanté par son abondance. Chacun s'empressa d'y posséder des terres, et bientôt le Delta fut rempli de ces étrangers, au préjudice des Grecs vaincus. Cette première race, qui s'est perpétuée dans la classe actuelle des fellâhs ou laboureurs et des artisans, a conservé sa physionomie originelle; mais elle a pris une taille plus forte et plus élevée: effet naturel d'une nourriture plus abondante que celle des déserts. En général les paysans d'Égypte atteignent 5 pieds 4 pouces; plusieurs vont à 5 pieds 6 et 7; leur corps est musculeux sans être gras, et robuste comme il convient à des hommes endurcis à la fatigue. Leur peau hâlée par le soleil est presque noire; mais leur visage n'a rien de choquant. La plupart ont la tête d'un bel oval, le front large et avancé, et sous un sourcil noir un œil noir, enfoncé et brillant; le nez assez grand, sans être aquilin; la bouche bien taillée et toujours de belles dents. Les habitans des villes, plus mélangés, ont une physionomie moins uniforme, moins prononcée. Ceux des villages, au contraire, ne s'alliant jamais que dans leurs familles, ont des caractères plus généraux, plus constants, et quelque chose de rude dans l'aspect, qui tire sa cause des passions d'une ame sans cesse aigrie par l'état de guerre et de tyrannie qui les environne.

2º Une deuxième classe d'Arabes est celle des Africains ou Occidentaux[50], venus à diverses reprises et sous divers chefs se réunir à la première; comme elle, ils descendent des conquérants musulmans qui chassèrent les Grecs de la Mauritanie; comme elle, ils exercent l'agriculture et les métiers; mais ils sont plus spécialement répandus dans le Saïd, où ils ont des villages et même des princes particuliers.

3º. La 3e classe est celle des Bedouins ou hommes des déserts[51], connus des anciens sous le nom de Scenites, c'est-à-dire habitant sous des tentes. Parmi ceux-là, les uns, dispersés par familles, habitent les rochers, les cavernes, les ruines et les lieux écartés où il y a de l'eau; les autres, réunis par tribus, campent sous des tentes basses et enfumées, et passent leur vie dans un voyage perpétuel. Tantôt dans le désert, tantôt sur les bords du fleuve, ils ne tiennent à la terre qu'autant que l'intérêt de leur sûreté ou la subsistance de leurs troupeaux les y attachent. Il est des tribus qui, chaque année, après l'inondation, arrivent du sein de l'Afrique pour profiter des herbes nouvelles, et qui au printemps se renfoncent dans le désert; d'autres sont stables en Égypte, et y louent des terrains qu'ils ensemencent et changent annuellement. Toutes observent entre elles des limites convenues qu'elles ne franchissent point, sous peine de guerre. Toutes ont à peu près le même genre de vie, les mêmes usages, les mêmes mœurs. Ignorants et pauvres, les Bédouins conservent un caractère original, distinct des nations qui les environnent. Pacifiques dans leur camp, ils sont partout ailleurs dans un état habituel de guerre. Les laboureurs, qu'ils pillent, les haïssent; les voyageurs, qu'ils dépouillent, en médisent; les Turks, qui les craignent, les divisent et les corrompent. On estime que leurs tribus en Égypte pourraient former trente mille cavaliers; mais ces forces sont tellement dispersées et désunies, qu'on les y traite comme des voleurs et des vagabonds.

Une seconde race d'habitants est celle des Coptes, appelés en arabe el Qoubt. On en trouve plusieurs familles dans le Delta; mais le grand nombre habitent le Saïd, où ils occupent quelquefois des villages entiers. L'histoire et la tradition attestent qu'ils descendent du peuple dépouillé par les Arabes, c'est-à-dire de ce mélange d'Égyptiens, de Perses, et surtout de Grecs qui, sous les Ptolémées et les Constantins, ont si long-temps possédé l'Égyte. Ils diffèrent des Arabes par leur religion, qui est le christianisme; mais ils sont encore distincts des chrétiens par leur secte, qui est celle d'Eutychès. Leur adhésion aux opinions théologiques de cet homme leur a attiré de la part des autres Grecs des persécutions qui les ont rendus irréconciliables. Lorsque les Arabes conquirent le pays, ils en profitèrent pour les affaiblir mutuellement. Les Coptes ont fini par expulser leurs rivaux; et comme ils connaissent de tout temps l'administration intérieure de l'Égypte, ils sont devenus les dépositaires des registres des terres et des tribus. Sous le nom d'écrivains, ils sont au Kaire les intendants, les secrétaires et les traitants du gouvernement et des beks. Ces écrivains, méprisés des Turks qu'ils servent, et haïs des paysans qu'ils vexent, forment une espèce de corps dont est chef l'écrivain du commandant principal. C'est lui qui dispose de tous les emplois de cette partie, qu'il n'accorde, selon l'esprit de ce gouvernement, qu'à prix d'argent.

On prétend que le nom de Coptes leur vient de la ville de Coptos, où ils se retirèrent, dit-on, lors des persécutions des Grecs; mais je lui crois une origine plus naturelle et plus ancienne. Le terme arabe Qoubti, un Copte, me semble une altération évidente du grec Ai-goupti-os, un Égyptien; car on doit remarquer que y était prononcé ou chez les anciens Grecs, et que les Arabes n'ayant, ni g devant a o u, ni la lettre p, remplacent toujours ces lettres par q et b: les Coptes sont donc proprement les représentans des Égyptiens[52]; et il est un fait singulier qui rend cette acception encore plus probable. En considérant le visage de beaucoup d'individus de cette race, j'y ai trouvé un caractère particulier qui a fixé mon attention: tous ont un ton de peau jaunâtre et fumeux, qui n'est ni grec ni arabe; tous ont le visage bouffi, l'œil gonflé, le nez écrasé, la lèvre grosse; en un mot, une vraie figure de mulâtre. J'étais tenté de l'attribuer au climat[53], lorsque, ayant été visiter le Sphinx, son aspect me donna le mot de l'énigme. En voyant cette tête caractérisée nègre dans tous ses traits, je me rappelai ce passage remarquable d'Hérodote, où il dit[54]: Pour moi, j'estime que les Colches sont une colonie des Égyptiens, parce que, comme eux, ils ont la peau noire et les cheveux crépus; c'est-à-dire, que les anciens Égyptiens étaient de vrais nègres de l'espèce de tous les naturels d'Afrique[55]; et dès lors on explique comment leur sang, allié depuis plusieurs siècles à celui des Romains et des Grecs, a dû perdre l'intensité de sa première couleur, en conservant cependant l'empreinte de son moule originel. On peut même donner à cette observation une étendue très-générale, et poser en principe que la physionomie est une sorte de monument propre en bien des cas à constater ou éclaircir les témoignages de l'histoire, sur les origines des peuples. Parmi nous, un laps de neuf cents ans n'a pu effacer la nuance qui distinguait les habitans des Gaules, de ces hommes du Nord, qui, sous Charles-le-Gros, vinrent occuper la plus riche de nos provinces. Les voyageurs qui vont par mer de Normandie en Danemarck, parlent avec surprise de la ressemblance fraternelle des habitans de ces deux contrées, conservée malgré la distance des lieux et des temps. La même observation se présente, quand on passe de Franconie en Bourgogne; et si l'on parcourait avec attention la France, l'Angleterre ou toute autre contrée, on y trouverait la trace des émigrations écrite sur la face des habitans. Les Juifs n'en portent-ils pas d'ineffaçables, en quelque lieu qu'ils soient établis? Dans les états où la noblesse représente un peuple étranger introduit par conquête, si cette noblesse ne s'est point alliée aux indigènes, ses individus ont une empreinte particulière. Le sang kalmouque se distingue encore dans l'Inde; et si quelqu'un avait étudié les diverses nations de l'Europe et du nord de l'Asie, il retrouverait peut-être des analogies qu'on a oubliées.

Mais en revenant à l'Égypte, le fait qu'elle rend à l'histoire offre bien des réflexions à la philosophie. Quel sujet de méditation, de voir la barbarie et l'ignorance actuelle des Coptes, issues de l'alliance du génie profond des Égyptiens et de l'esprit brillant des Grecs; de penser que cette race d'hommes noirs, aujourd'hui notre esclave et l'objet de nos mépris, est celle-là même à laquelle nous devons nos arts, nos sciences, et jusqu'à l'usage de la parole; d'imaginer enfin que c'est au milieu des peuples qui se disent les plus amis de la liberté et de l'humanité, que l'on a sanctionné le plus barbare des esclavages, et mis en problème si les hommes noirs ont une intelligence de l'espèce des blancs!

Le langage est un autre monument dont les indications ne sont pas moins justes ni moins instructives. Celui dont usaient ci-devant les Coptes, s'accorde à constater les faits que j'établis. D'un côté, la forme de leurs lettres et la majeure partie de leurs mots démontrent que la nation grecque, dans un séjour de mille ans, a imprimé fortement son empreinte sur l'Égypte[56]; mais d'autre part, l'alphabet copte a cinq lettres, et le dictionnaire beaucoup de mots qui sont comme les débris et les restes de l'ancien égyptien. Ces mots, examinés avec critique, ont une analogie sensible avec les idiomes des anciens peuples adjacents, tels que les Arabes, les Éthiopiens, les Syriens et même les riverains de l'Euphrate; et l'on peut établir comme un fait certain que toutes ces langues ne furent que des dialectes dérivés d'un fonds commun. Depuis plus de trois siècles, celui des Coptes est tombé en désuétude; les Arabes conquérants, en dédaignant l'idiome des peuples vaincus, leur ont imposé avec leur joug, l'obligation d'apprendre leur langue. Cette obligation même devint une loi, lorsque, sur la fin du premier siècle de l'hedjire, le kalife Ouâled Ier prohiba la langue grecque dans tout son empire: de ce moment l'arabe prit un ascendant universel; et les autres langues, reléguées dans les livres, ne subsistèrent plus que pour les savants qui les négligèrent. Tel a été le sort du copte dans les livres de dévotion et d'église, les seuls connus où il existe: les prêtres et les moines ne l'entendent plus; et en Égypte comme en Syrie, musulman ou chrétien, tout parle arabe et n'entend que cette langue.

Il se présente à ce sujet des observations qui, dans la géographie et l'histoire, ne sont pas sans importance. Les voyageurs, en traitant des pays qu'ils ont vus, sont dans l'usage et souvent dans l'obligation de citer des mots de la langue qu'on y parle. C'est une obligation, par exemple, s'il s'agit de noms propres de peuples, d'hommes, de villes, de rivières et d'autres objets particuliers au pays; mais de là est survenu l'abus, que transportant les mots d'une langue à l'autre, on les a défigurés à les rendre méconnaissables. Ceci est arrivé surtout aux pays dont je traite; et il en est résulté, dans les livres d'histoire et de géographie, un chaos incroyable. Un Arabe qui saurait le français, ne reconnaîtrait pas dans nos cartes dix mots de sa langue, et nous-mêmes lorsque nous l'avons apprise, nous éprouvons le même inconvénient. Il a plusieurs causes.

1º L'ignorance où sont la plupart des voyageurs de la langue arabe, et surtout de sa prononciation; et cette ignorance a été cause que leur oreille, novice à des sons étrangers, en a fait une comparaison vicieuse aux sons de leur propre langue.

2º La nature de plusieurs prononciations qui n'ont point d'analogies dans la langue où on les transporte. Nous l'éprouvons tous les jours dans le th des Anglais et dans le jota des Espagnols: quiconque ne les a pas entendus, ne peut s'en faire une idée; mais c'est bien pis avec les Arabes, dont la langue a trois voyelles et sept à huit consonnes étrangères aux Européens. Comment les peindre pour leur conserver leur nature, et ne les pas confondre avec d'autres qui font des sens différents[57]?

3º Enfin, une troisième cause de désordre est la conduite des écrivains dans la rédaction des livres de cartes. En empruntant leurs connaissances de tous les Européens qui ont voyagé en Orient, ils ont adopté l'orthographe des noms propres, telle qu'ils l'ont trouvée dans chacun; mais ils n'ont pas fait attention que les diverses nations de l'Europe, en usant également des lettres romaines, leur donnent des valeurs différentes. Par exemple, l'u des Italiens n'est pas notre u, mais ou; leur gh, n'est pas , mais gué; leur c, n'est pas , mais tché: de là une diversité apparente de mots qui sont cependant les mêmes. C'est ainsi que celui qu'on doit écrire en français, chaik ou chêk, est écrit tour à tour schek[58], shekh, schech, sciek, selon qu'on l'a tiré de l'anglais, de l'allemand ou de l'italien, chez qui ces combinaisons de sh, sch, sc, ne sont que notre che. Les Polonais écriraient szech, et les Espagnols, chej; cette différence de finale, j, ch, et kh, vient de ce que la lettre arabe est le jota espagnol, ch allemand[59], qui n'existe point chez les Anglais, les Français et les Italiens. C'est encore par des raisons semblables, que les Anglais écrivent Rooda, l'île que les Italiens écrivent Ruda, et que nous devons prononcer comme les Arabes, Rouda; que Pocoke écrit harammé, pour harâmi, un voleur; que Niebuhr écrit dsjebel, pour djebel, une montagne; que d'Anville, qui a beaucoup usé de mémoires anglais, écrit Shâm pour Châm, la Syrie, wadi pour ouâdi, une vallée, et mille autres exemples.

Par là, comme je l'ai dit, s'est introduit un désordre d'orthographe qui confond tout; et si l'on n'y remédie, il en résultera pour le moderne, l'inconvénient dont on se plaint pour l'ancien. C'est avec leur ignorance des langues barbares, et avec leur manie d'en plier les sons à leur gré, que les Grecs et les Romains nous ont fait perdre la trace des noms originaux, et nous ont privés d'un moyen précieux de reconnaître l'état ancien dans celui qui subsiste. Notre langue, comme la leur, a cette délicatesse; elle dénature tout, et notre oreille rejette comme barbare tout ce qui lui est inusité. Sans doute il est inutile d'introduire des sons nouveaux; mais il serait à propos de nous rapprocher de ceux que nous traduisons, et de leur assigner, pour représentants, les plus rapprochés des nôtres, en leur ajoutant des signes convenus. Si chaque peuple en faisait autant, la nomenclature deviendrait une, comme ses modèles[60]; et ce serait un premier pas vers une opération qui devient de jour en jour plus pressante et plus facile, un alphabet général qui puisse convenir à toutes les langues, ou du moins à celles de l'Europe. Dans le cours de cet ouvrage, je citerai le moins qu'il me sera possible de mots arabes; mais lorsque j'y serai obligé, qu'on ne s'étonne pas si je m'éloigne souvent de l'orthographe de la plupart des voyageurs. A en juger par ce qu'ils ont écrit, il ne paraît pas qu'aucun ait saisi les vrais éléments de l'alphabet arabe, ni connu les principes à suivre dans la translation des mots à notre écriture[61]. Je reviens à mon sujet.

Une troisième race d'habitants en Égypte est celle des Turks, qui sont les maîtres du pays, ou qui du moins en ont le titre. Dans l'origine, ce nom de Turk n'était point particulier à la nation à qui nous l'appliquons; il désignait en général des peuples répandus à l'orient et même au nord de la mer Caspienne, jusqu'au-delà du lac Aral, dans les vastes contrées qui ont pris d'eux leur dénomination de Tourk-estân[62]. Ce sont ces mêmes peuples dont les anciens Grecs ont parlé sous le nom de Parthes, de Massagètes, et même de Scythes, auquel nous avons substitué celui de Tartares. Pasteurs et vagabonds comme les Arabes bedouins, ils se montrèrent, dans tous les temps, guerriers farouches et redoutables. Ni Kyrus ni Alexandre ne purent les subjuguer; mais les Arabes furent plus heureux. Environ quatre-vingts ans après Mahomet, ils entrèrent, par ordre du kalife Ouâled I, dans les pays des Turks, et leur firent connaître leur religion et leurs armes. Ils leur imposèrent même des tributs; mais l'anarchie s'étant glissée dans l'empire, les gouverneurs rebelles se servirent d'eux pour résister aux kalifes, et ils furent mêlés dans toutes les affaires. Ils ne tardèrent pas d'y prendre un ascendant qui dérivait de leur genre de vie. En effet, toujours sous des tentes, toujours les armes à la main, ils formaient un peuple guerrier, et une milice rompue à toutes les manœuvres des combats. Ils étaient divisés, comme les Bedouins, en tribus ou camps, appelés dans leur langue ordou, dont nous avons fait horde, pour désigner leurs peuplades. Ces tribus, alliées ou divisées entre elles pour leurs intérêts, avaient sans cesse des guerres plus ou moins générales; et c'est à raison de cet état, que l'on voit dans leur histoire plusieurs peuples également nommés Turks, s'attaquer, se détruire et s'expulser tour à tour. Pour éviter la confusion, je réserverai le nom de Turks propres à ceux de Constantinople, et j'appellerai Turkmans ceux qui les précédèrent.

Quelques hordes de Turkmans ayant donc été introduites dans l'empire arabe, elles parvinrent en peu de temps à faire la loi à ceux qui les avaient appelées comme alliées ou comme stipendiaires. Les kalifes en firent eux-mêmes une expérience remarquable. Motazzam[63], frère et successeur d'Almamoun, ayant pris pour sa garde un corps de Turkmans, se vit contraint de quitter Bagdad à cause de leurs désordres. Après lui, leur pouvoir et leur insolence s'accrurent au point qu'ils devinrent les arbitres du trône et de la vie des princes; ils en massacrèrent trois en moins de trois ans. Les kalifes, délivrés de cette première tutelle, ne devinrent pas plus sages. Vers 935, Radi-b'ellah[64] ayant encore déposé son autorité dans les mains d'un Turkman, ses successeurs retombèrent dans les premières chaînes; et sous la garde des emirs-el-omara, ils ne furent plus que des fantômes de puissance. Ce fut dans les désordres de cette anarchie qu'une foule de hordes turkmanes pénétrèrent dans l'empire, et qu'elles fondèrent divers états indépendants, plus ou moins passagers, dans le Kerman, le Korasan, à Iconium, à Alep, à Damas et en Égypte.

Jusqu'alors les Turks actuels, distingués par le nom d'Ogouzians, étaient restés à l'orient de la Caspienne et vers le Djihoun; mais dans les premières années du 13e siècle, Djenkiz-Kan ayant amené toutes les tribus de la haute Tartarie contre les princes de Balk et de Samarqand, les Ogouzians ne jugèrent pas à propos d'attendre les Mogols: ils partirent sous les ordres de leur chef Soliman, et poussant devant eux leurs troupeaux, ils vinrent (en 1214) camper dans l'Aderbedjân, au nombre de cinquante mille cavaliers. Les Mogols les y suivirent, et les poussèrent plus à l'ouest dans l'Arménie. Soliman s'étant noyé (en 1220) en voulant passer l'Euphrate à cheval, Ertogrul son fils prit le commandement des hordes, et s'avança dans les plaines de l'Asie mineure, où des pâturages abondants attiraient ses troupeaux. La bonne conduite de ce chef lui procura dans ces contrées une force et une considération qui firent rechercher son alliance par d'autres princes. De ce nombre fut le Turkman Ala-el-din, sultan à Iconium. Cet Ala-el-din se voyant vieux et inquiété par les Tartares de Djenkiz-Kan, accorda des terres aux Turks d'Ertogrul, et le fit même général de toutes ses troupes. Ertogrul répondit à la confiance du sultan, battit les Mogols, acquit de plus en plus du crédit et de la puissance, et les transmit à son fils Osman, qui reçut d'un Ala-el-din, successeur du premier, le Qofetân, le tambour et les queues de cheval, symboles du commandement chez tous les Tartares. Ce fut cet Osman qui, pour distinguer ses Turks des autres, voulut qu'ils portassent désormais son nom, et qu'on les appelât Osmanlès, dont nous avons fait Ottomans[65]. Ce nouveau nom devint bientôt redoutable aux Grecs de Constantinople, sur qui Osman envahit des terrains assez considérables pour en faire un royaume puissant. Bientôt il lui en donna le titre, en prenant lui-même, en 1300, la qualité de soltân, qui signifie souverain absolu. On sait comment ses successeurs, héritiers de son ambition et de son activité, continuèrent de s'agrandir aux dépens des Grecs; comment de jour en jour, leur enlevant des provinces en Europe et en Asie, ils les resserrèrent jusque dans les murs de Constantinople; et comment enfin Mahomet II, fils d'Amurat, ayant emporté cette ville en 1453, anéantit ce rejeton de l'empire de Rome. Alors les Turks, se trouvant libres des affaires d'Europe, reportèrent leur ambition sur les provinces du midi. Bagdâd, subjuguée par les Tartares, n'avait plus de kalifes depuis deux cents ans[66]; mais une nouvelle puissance formée en Perse, avait succédé à une partie de leurs domaines. Une autre, formée dans l'Égypte, dès le dixième siècle, et subsistant alors sous le nom de Mamlouks, en avait détaché la Syrie et le Diarbekr. Les Turks se proposèrent de dépouiller ces rivaux. Bayazid, fils de Mahomet, exécuta une partie de ce dessein contre le sofi de Perse, en s'emparant de l'Arménie; et Sélim son fils le compléta contre les Mamlouks. Ce sultan les ayant attirés près d'Alep en 1517, sous prétexte de l'aider dans la guerre de Perse, tourna subitement ses armes contre eux, et leur enleva de suite la Syrie et l'Égypte, où il les poursuivit. De ce moment le sang des Turks fut introduit dans ce pays; mais il s'est peu répandu dans les villages. On ne trouve presque qu'au Kaire des individus de cette nation: ils y exercent les arts, et occupent les emplois de religion et de guerre. Ci-devant ils y joignaient toutes les places du gouvernement; mais depuis environ trente ans, il s'est fait une révolution tacite, qui, sans leur ôter le titre, leur a dérobé la réalité du pouvoir.

Cette révolution a été l'ouvrage d'une quatrième et dernière race, dont il nous reste à parler. Ses individus, nés tous au pied du Caucase, se distinguent des autres habitans par la couleur blonde de leurs cheveux, étrangère aux naturels de l'Égypte. C'est cette espèce d'hommes que nos croisés y trouvèrent dans le treizième siècle, et qu'ils appelèrent Mamelus, ou plus correctement Mamlouks. Après avoir demeuré presque anéantis pendant deux cent trente ans sous la domination des Ottomans, ils ont trouvé moyen de reprendre leur prépondérance. L'histoire de cette milice, les faits qui l'amenèrent pour la première fois en Égypte, la manière dont elle s'y est perpétuée et rétablie, enfin son genre de gouvernement, sont des phénomènes politiques si bizarres, qu'il est nécessaire de donner quelques pages à leur développement.


CHAPITRE II.

Précis de l'histoire des Mamlouks.

LES Grecs de Constantinople, avilis par un gouvernement despotique et bigot, avaient vu, dans le cours du septième siècle, les plus belles provinces de leur empire devenir la proie d'un peuple nouveau. Les Arabes, exaltés par le fanatisme de Mahomet, et plus encore par le délire de jouissances jusqu'alors inconnues, avaient conquis, en quatre-vingts ans, tout le nord de l'Afrique jusqu'aux Canaries, et tout le midi de l'Asie jusqu'à l'Indus et aux déserts tartares. Mais le livre du prophète, qui enseignait la méthode des ablutions, des jeûnes et des prières, n'avait point appris la science de la législation, ni ces principes de la morale naturelle, qui sont la base des empires et des sociétés. Les Arabes savaient vaincre et nullement gouverner: aussi l'édifice informe de leur puissance ne tarda-t-il pas de s'écrouler. Le vaste empire des kalifes, passé du despotisme à l'anarchie, se démembra de toutes parts. Les gouverneurs temporels, désabusés de la sainteté de leur chef spirituel, s'érigèrent partout en souverains, et formèrent des états indépendants. L'Égypte ne fut pas la dernière à suivre cet exemple; mais ce ne fut qu'en 969[67] qu'il s'y établit une puissance régulière, dont les princes, sous le nom de kalifes fâtmîtes, disputèrent à ceux de Bagdâd jusqu'au titre de leur dignité. Ces derniers, à cette époque, privés de leur autorité par la milice turkmane, n'étaient plus capables de réprimer ces prétentions. Ainsi les kalifes d'Égypte restèrent maîtres paisibles de ce riche pays, et ils en eussent pu former un état puissant. Mais toute l'histoire des Arabes s'accorde à prouver que cette nation n'a jamais connu la science du gouvernement. Les souverains d'Égypte, despotes comme ceux de Bagdâd, marchèrent par les mêmes routes à la même destinée. Ils se mêlèrent de querelles de sectes, ils en firent même de nouvelles, et persécutèrent pour avoir des prosélytes. L'un d'eux, nommé Hâkem-b'amr-ellâh[68], eut l'extravagance de se faire reconnaître pour dieu incarné, et la barbarie de mettre le feu au Kaire pour se désennuyer. D'autres dissipèrent les fonds publics par un luxe bizarre. Le peuple foulé les prit en aversion; et leurs courtisans, enhardis par leur faiblesse, aspirèrent à les dépouiller. Tel fut le cas d'Adhad-el-dîn, dernier rejeton de cette race. Après une invasion des croisés, qui lui avaient imposé un tribut, un de ses généraux, déposé, le menaça de lui enlever un pouvoir dont il se montrait peu digne. Se sentant incapable de résister par lui-même, et sans espoir dans sa nation qu'il avait aliénée, il eut recours aux étrangers. En vain le raisonnement et l'expérience de tous les temps lui dictaient que ces étrangers, dépositaires de sa personne, en seraient aussi les maîtres; une première imprudence en nécessita une seconde: il appela une race de Turkmans et de Kourdes qui s'étaient fait un état dans le nord de la Syrie, et il implora Nour-el-dîn, souverain d'Alep, qui dévorant déja l'Égypte, se hâta d'y envoyer une armée. Elle délivra effectivement Adhad du tribut des Francs et des prétentions de son général; mais le kalife ne fit que changer d'ennemis: on ne lui laissa que l'ombre de la puissance; et Selâh-el-dîn, qui prit, en 1171, le commandement des troupes, finit par le faire étrangler. C'est ainsi que les Arabes d'Égypte furent assujettis à des étrangers, dont les princes commencèrent une nouvelle dynastie dans la personne de Selâh-el-dîn.

Pendant que ces choses se passaient en Égypte, pendant que les croisés d'Europe se faisaient chasser de Syrie pour leurs désordres, des mouvements extraordinaires préparaient d'autres révolutions dans la haute Asie. Djenkiz-Kan, devenu seul chef de presque toutes les hordes tartares, n'attendait que le moment d'envahir les états voisins: une insulte faite à des marchands sous sa protection, détermina sa marche contre le sultan de Balk et l'orient de la Perse. Alors, c'est-à-dire vers 1218, ces contrées devinrent le théâtre d'une des plus sanglantes calamités dont l'histoire des conquérants fasse mention. Les Mogols, le fer et la flamme à la main, pillant, égorgeant, brûlant, sans distinction d'âge ni de sexe, réduisirent tout le pays du Sihoun au Tigre en un désert de cendres et d'ossements. Ayant passé au nord de la Caspienne, ils poussèrent leurs ravages jusque dans la Russie et le Cuban. Ce fut cette expédition, arrivée en 1227, dont les suites introduisirent les Mamlouks en Égypte. Les Tartares, las d'égorger, avaient ramené une foule de jeunes esclaves des deux sexes; leurs camps et les marchés de l'Asie en étaient remplis. Les successeurs de Selâh-el-dîn, qui, à titre de Turkmans, conservaient des correspondances vers la Caspienne, virent dans cette rencontre une occasion de se former à bon marché une milice dont ils connaissaient la beauté et le courage. Vers l'an 1230, l'un d'eux fit acheter jusqu'à 12,000 jeunes gens qui se trouvèrent Tcherkâsses, Mingreliens et Abazans. Il les fit élever dans les exercices militaires, et en peu de temps il eut une légion des plus beaux et des meilleurs soldats de l'Asie, mais aussi des plus mutins, comme il ne tarda pas de l'éprouver. Bientôt cette milice, semblable aux gardes prétoriennes, lui fit la loi. Elle fut encore plus audacieuse sous son successeur, qu'elle déposa. Enfin, en 1250, peu après le désastre de saint Louis, ces soldats tuèrent le dernier prince turkman, et lui substituèrent un de leurs chefs, avec le titre de sultan[69], en gardant pour eux celui de Mamlouks, qui signifie un esclave militaire[70].

Telle est cette milice d'esclaves devenus despotes, qui depuis plusieurs siècles régit les destins de l'Égypte. Dès l'origine, les effets répondirent aux moyens: sans contrat social entre eux que l'intérêt du moment, sans droit public avec la nation que celui de la conquête, les Mamlouks n'eurent pour règle de conduite et de gouvernement que la violence d'une soldatesque effrenée et grossière. Le premier chef qu'ils élurent, ayant occupé cet esprit turbulent à la conquête de la Syrie, il obtint un règne de 17 ans; mais depuis lui pas un seul n'est parvenu à ce terme. Le fer, le cordon, le poison, le meurtre public ou l'assassinat privé, ont été le sort d'une suite de tyrans, dont on compte 47 dans une espace de 257 ans. Enfin, en 1517, Sélim, sultan des Ottomans, ayant pris et fait pendre Toumâm-bek, leur dernier chef, mit fin à cette dynastie[71].

Selon les principes de la politique turke, Sélim devait exterminer tout le corps des Mamlouks; mais une vue plus raffinée le fit pour cette fois déroger à l'usage. Il sentit, en établissant un pacha dans l'Égypte, que l'éloignement de la capitale deviendrait une grande tentation de révolte, s'il lui confiait la même autorité que dans les autres provinces. Pour parer à cet inconvénient, il combina une forme d'administration telle, que les pouvoirs, partagés entre plusieurs corps, gardassent un équilibre qui les tînt tous dans sa dépendance: la portion des Mamlouks échappés à son premier massacre lui parut propre à ce dessein. Il établit donc un diouân, ou conseil de régence, qui fut composé du pacha et des chefs des 7 corps militaires. L'office du pacha fut de notifier à ce conseil les ordres de la Porte, de faire passer le tribut, de veiller à la sûreté du pays contre les ennemis extérieurs, de s'opposer à l'agrandissement des divers partis; de leur côté, les membres du conseil eurent le droit de rejeter les ordres du pacha, en motivant les refus; de le déposer même, et de ratifier toutes les ordonnances civiles ou politiques. Quant aux Mamlouks, il fut arrêté qu'on prendrait parmi eux les 24 gouverneurs ou beks des provinces: on leur confia le soin de contenir les Arabes, de veiller à la perception des tributs et à toute la police intérieure; mais leur autorité fut purement passive, et ils ne durent être que les instruments des volontés du conseil. L'un d'eux, résidant au Kaire, eut le titre de chaik-el-beled[72], qu'on doit traduire par gouverneur de la ville, dans un sens purement civil, c'est-à-dire, sans aucun pouvoir militaire.

Le sultan établit aussi des tributs, dont une partie fut destinée à soudoyer 20,000 hommes de pied et un corps de 12,000 cavaliers, résidants sur le pays: l'autre, à procurer à la Mekke et à Médine des provisions de blé dont elles manquent; et la troisième, à grossir le kazné ou trésor de Constantinople, et à soutenir le luxe du sérail. Du reste, le peuple, qui devait subvenir à ces dépenses, ne fut compté, comme l'a très-bien observé Savary, que comme un agent passif, et resta soumis comme auparavant à toute la rigueur d'un despotisme militaire.

Cette forme de gouvernement n'a pas mal répondu aux intentions de Sélim, puisqu'elle a duré plus de 2 siècles; mais depuis 50 ans, la Porte s'étant relâchée de sa vigilance, il s'est introduit des nouveautés dont l'effet a été de multiplier les Mamlouks; de reporter en leurs mains les richesses et le crédit, et enfin, de leur donner sur les Ottomans un ascendant qui a réduit à peu de chose le pouvoir de ceux-ci. Pour concevoir cette révolution, il faut connaître par quels moyens les Mamlouks se sont perpétués et multipliés en Égypte.

En les voyant subsister en ce pays depuis plusieurs siècles, on croirait qu'ils s'y sont reproduits par la voie ordinaire de la génération; mais si leur premier établissement fut un fait singulier, leur perpétuation en est un autre qui n'est pas moins bizarre. Depuis 550 ans qu'il y a des Mamlouks en Égypte, pas un seul n'a donné lignée subsistante; il n'en existe pas une famille à la seconde génération: tous leurs enfants périssent dans le premier ou le second âge. Les Ottomans sont presque dans le même cas, et l'on observe qu'ils ne s'en garantissent qu'en épousant des femmes indigènes, ce que les Mamlouks ont toujours dédaigné[73]. Qu'on explique pourquoi des hommes bien constitués, mariés à des femmes saines, ne peuvent naturaliser sur les bords du Nil un sang formé aux pieds du Caucase, et qu'on se rappelle que les plantes d'Europe refusent également d'y maintenir leur espèce; on pourra hésiter de croire ce double phénomène; mais il n'en est pas moins constant, et il ne paraît pas nouveau; les anciens ont des observations qui y sont analogues: ainsi, lorsque Hippocrate[74] dit que chez les Scythes et les Égyptiens, tous les individus se ressemblent, et que ces deux nations ne ressemblent à aucune autre; lorsqu'il ajoute que dans le pays de ces deux peuples, le climat, les saisons, les éléments et le terrain ont une uniformité qu'ils n'ont point ailleurs, n'est-ce pas reconnaître cette espèce d'intolérance dont je parle? Quand de tels pays impriment un caractère si particulier à ce qui leur appartient, n'est-ce pas une raison de repousser tout ce qui leur est étranger? Il semble alors que le seul moyen de naturalisation pour les animaux et pour les plantes, est de se ménager une affinité avec le climat, en s'alliant aux espèces indigènes; et les Mamlouks, ainsi que je l'ai dit, s'y sont refusés. Le moyen qui les a perpétués et multipliés est donc le même qui les y a établis; c'est-à-dire qu'ils se sont régénérés par des esclaves transportés de leur pays originel. Depuis les Mogols, ce commerce n'a pas cessé sur les bords du Kuban et du Phase[75]; comme en Afrique, il s'y entretient, et par les guerres que se font les nombreuses peuplades de ces contrées, et par la misère des habitants qui vendent leurs propres enfants pour vivre. Ces esclaves des deux sexes, transportés d'abord à Constantinople, sont ensuite répandus dans tout l'empire, où ils sont achetés par les gens riches. Les Turks, en s'emparant de l'Égypte, auraient dû sans doute y prohiber cette dangereuse marchandise: ne l'ayant pas fait, ils se sont attiré le revers qui aujourd'hui les dépossède; ce revers a été préparé de longue main par plusieurs abus. Depuis long-temps la Porte négligeait les affaires de cette province. Pour contenir les pachas, elle avait laissé le divan étendre son pouvoir, et les chefs des janissaires et des azâbs étaient devenus tout-puissants. Les soldats eux-mêmes, devenus citoyens par les mariages qu'ils avaient contractés, n'étaient plus les créatures de Constantinople. Un changement arrivé dans la discipline avait aggravé le désordre. Dans l'origine, les sept corps militaires avaient des caisses communes; et quoique la société fût riche, les particuliers, ne disposant de rien, ne pouvaient rien. Les chefs, que cette disposition gênait, eurent le crédit de la faire abolir, et ils obtinrent la permission de posséder des propriétés foncières, des terres et des villages. Or, comme ces terres et ces villages dépendaient des gouverneurs mamlouks, il fallut les ménager, pour qu'ils ne les grevassent point. De ce moment, les beks acquirent une influence sur les gens de guerre, qui jusqu'alors les avaient dédaignés; et cette influence devint d'autant plus grande, que leur gestion leur procurait des richesses considérables: ils les employèrent à se faire des amis et des créatures; ils multiplièrent leurs esclaves, et après les avoir affranchis, ils les poussèrent de tout leur crédit aux grades de la milice et du gouvernement. Ces parvenus conservant pour leurs patrons un respect que l'usage de l'Orient consacre, ils leur formèrent des factions dévouées à toutes leurs volontés. Telle fut la marche par laquelle Ybrahim, l'un des kiâyas[76] ou colonels vétérans des janissaires, parvint vers 1746 à se saisir de tous les pouvoirs: il avait tellement multiplié et avancé ses affranchis, que sur les 24 beks que l'on devait compter, il y en avait 8 de sa maison. Il en retirait une prépondérance d'autant plus certaine, que le pacha laissait toujours des places vacantes pour en percevoir les émoluments. D'autre part, ses largesses lui avaient attaché les officiers et les soldats de son corps. Enfin l'association de Rodoan, le plus accrédité des colonels azâbs, mettait le sceau à sa puissance. Le pacha, maîtrisé par cette faction, ne fut plus qu'un fantôme, et les ordres du sultan s'évanouirent devant ceux d'Ybrahim. A sa mort, arrivée en 1757, sa maison, c'est-à-dire ses affranchis, divisés entre eux, mais réunis contre les autres, continuèrent de faire la loi. Rodoan, qui avait succédé à son collègue, ayant été chassé et tué par une cabale de jeunes beks, on vit divers commandants se succéder dans un assez court espace. Enfin, vers 1766, un des principaux acteurs des troubles, Ali-bek, qui pendant plusieurs années a fixé l'attention de l'Europe, prit un ascendant décidé sur ses rivaux, et sous le titre d'émir-hadj et de chaik-el-beled, parvint à s'arroger toute la puissance. L'histoire des Mamlouks étant liée à la sienne, nous allons continuer l'une en exposant l'autre.


CHAPITRE III.

Précis de l'histoire d'Ali-Bek
[77].

LA naissance d'Ali-bek est soumise aux mêmes incertitudes que celle de la plupart des Mamlouks. Vendus en bas âge par leurs parents, ou enlevés par des ennemis, ces enfants conservent peu le souvenir de leur origine et de leur patrie, souvent même ils les cèlent. L'opinion là plus accréditée sur Ali est qu'il naquit parmi les Abazans, l'un des peuples qui habitent le Caucase, et dont les esclaves sont les plus recherchés[78]. Les marchands qui font ce commerce le transportèrent, dans l'une de leurs cargaisons annuelles, au Kaire: il y fut acheté par les frères Isaac et Yousef, juifs douaniers, qui en firent présent à Ybrahim Kiâya. On estime qu'il pouvait avoir alors 12 à 14 ans; mais les Orientaux, tant musulmans que chrétiens, ne tenant point de registres de naissance, on ne sait jamais leur âge précis. Ali, chez son nouveau patron, remplit les fonctions des Mamlouks, qui sont presque en tout celles des pages chez les princes. Il reçut l'éducation d'usage, qui consiste à bien manier un cheval, à tirer la carabine et le pistolet, à lancer le djerid, à frapper du sabre, et même un peu, à lire et à écrire. Dans tous ces exercices, il montra une pétulance qui lui valut le surnom turk de djendâli, c'est-à-dire, fou. Mais les soucis de l'ambition parvinrent à le calmer. Vers l'âge de 18 à 20 ans, son patron lui laissa croître la barbe, c'est-à-dire, qu'il l'affranchit; car chez les Turks un visage sans moustaches et sans barbe n'appartient qu'aux esclaves et aux femmes, et de là cette impression défavorable qu'ils reçoivent du premier aspect de tout Européen. En l'affranchissant, Ybrahim lui donna une femme, des revenus, et le promut au grade de kâchef ou gouverneur de district; enfin il le mit au rang des 24 beks. Ces divers grades, le crédit et les richesses qu'il y acquit, éveillèrent l'ambition d'Ali-bek. La mort de son patron, arrivée en 1757, ouvrit à ses projets une libre carrière. Il se mêla dans toutes les intrigues qui se firent pour élever ou supplanter les commandants. Rodoan Kiâya lui dut sa ruine. Après Rodoan, diverses factions portèrent tour à tour leurs chefs à sa place. Celui qui l'occupait en 1762, était Abd-el-Rahmân, peu puissant par lui-même, mais soutenu par plusieurs maisons confédérées. Ali était alors chaik-el-beled; il saisit le moment qu'Abd-el-Rahmân conduisait la caravane de la Mekke, pour le faire exiler; mais lui-même eut bientôt son tour, et fut condamné à passer à Gaze. Gaze, dépendant d'un pacha turk, n'était point un lieu assez agréable ni assez sûr pour qu'il acceptât cet exil; aussi n'en prit-il la route que par feinte, et dès le troisième jour il tourna vers Saïd, où il fut rejoint par ses partisans. Ce fut à Djirdjé qu'un séjour de 2 ans mûrit sa tête, et qu'il prépara les moyens d'obtenir et d'assurer le pouvoir qu'il ambitionnait. Les amis que son argent lui fit au Kaire l'ayant enfin rappelé en 1766, il parut subitement dans cette ville, et en une seule nuit il tua 4 beks de ses ennemis, en exila 4 autres, et se trouva désormais chef du parti le plus nombreux. Devenu dépositaire de toute l'autorité, il résolut de l'employer à s'agrandir encore davantage. Son ambition ne se borna plus au simple titre de commandant ni de quaiem-maquam. La suzeraineté de Constantinople offensa son orgueil, et il n'aspira pas moins qu'au titre de sultan d'Égypte. Toutes ses démarches furent relatives à ce but: il chassa le pacha, qui n'était plus qu'un être de représentation; il refusa le tribut accoutumé; enfin, en 1768, il battit monnaie à son propre coin[79]. La Porte ne vit pas sans indignation ces atteintes à son autorité; mais pour les réprimer il eût fallu une guerre ouverte, et les circonstances n'étaient pas favorables. L'Arabe Dâher, établi dans Acre, tenait en échec la Syrie; et le divan de Constantinople, occupé des affaires de la Pologne et des prétentions des Russes, n'avait d'attention que pour le Nord. On tenta la voie usitée des capidjis; mais le poison ou le poignard surent toujours prévenir le cordon qu'ils portaient. Ali-bek, profitant des circonstances, poussa de plus en plus ses entreprises et ses succès. Depuis plusieurs années, une partie du Saïd était occupée par des chaiks arabes peu soumis. L'un d'eux, nommé Hammâm, y formait une puissance capable d'inquiéter. Ali commença par se délivrer de ce souci, et sous prétexte que ce chaik recélait un dépôt confié par Ybrahim Kiâya, et qu'il accueillait des rebelles, il envoya contre lui, en 1769, un corps, de Mamlouks commandé par son favori Mohammad-bek qui détruisit en une seule journée Hammâm et sa puissance.

La fin de cette même année vit une autre expédition dont les suites devaient rejaillir jusque sur l'Europe. Ali-bek arma des vaisseaux à Suez, et les chargeant de Mamlouks, il ordonna au bek Hasan d'aller occuper Djedda, port de la Mekke, pendant qu'un corps de cavalerie, sous la conduite de Mohammad-bek, marcha par terre à la Mekke même, qui fut prise sans coup férir et livrée au pillage. Son dessein était de faire de Djedda l'entrepôt du commerce de l'Inde; et ce projet suggéré par un jeune négociant vénitien[80] admis à sa confiance, devait faire abandonner le trajet par le cap de Bonne-Espérance, et lui substituer l'ancienne route de la Méditerranée et de la mer Rouge. Mais, sans parler du revers qui termina cette entreprise[81], la suite des faits a prouvé qu'on s'était trop pressé, et qu'avant d'introduire l'or dans un pays, il faut y établir des lois.

Cependant Ali-bek, vainqueur d'un chaik du Saïd, et du chérif de la Mekke, se crut fait désormais pour commander au monde entier. Ses courtisans lui dirent qu'il était aussi puissant que le sultan de Constantinople, et il le crut comme ses courtisans. Un peu de raisonnement lui eût démontré que la proportion de l'Égypte au reste de l'empire n'en fait qu'un bien petit état, et que 7 ou 8,000 cavaliers qu'il commandait étaient peu de chose en comparaison de 100,000 janissaires dont le sultan pouvait disposer; mais les Mamlouks ne savent point de géographie; et Ali, qui voyait l'Égypte de près, la trouvait plus grande que la Turkie qu'il voyait de loin. Il résolut donc de commencer le cours de ses conquêtes. La Syrie, qui était à sa porte, fut naturellement la première qu'il se proposa: tout favorisait ses vues. La guerre des Russes, ouverte en 1769, occupait toutes les forces des Turks dans le Nord. Le chaik Dâher, révolté, était un allié puissant et fidèle; enfin les concussions du pacha de Damas, en disposant les esprits à la révolte, offraient la plus belle occasion d'envahir son gouvernement, et de mériter le titre de libérateur des peuples. Ali saisit très-bien cet ensemble, et il ne différa de se mettre en mouvement, qu'autant que l'exigeaient les préparatifs nécessaires. Toutes les mesures étant prises, il publia, en décembre 1770, un manifeste contre Osman, pacha de Damas, et il envoya 500 Mamlouks occuper Gaze, pour s'assurer l'entrée de la Palestine. Osman n'apprit pas plus tôt l'invasion, qu'il accourut. Les Mamlouks, effrayés de sa diligence et du nombre de ses troupes, se tinrent, la bride en main, prêts à fuir au premier signal; mais Dâher, l'homme le plus diligent qu'ait vu depuis long-temps la Syrie, Dâher accourut d'Acre, et les tira d'embarras. Osman, campé près de Yâfa, prit la fuite sans rendre de combat. Dâher occupa Yâfa, Ramlé et toute la Palestine, et la route resta ouverte à la grande armée qu'on attendait.

Elle arriva sur la fin de février 1771: les gazettes du temps, qui comptèrent 60,000 hommes, ont fait croire en Europe que c'était une armée semblable à celles de Russie ou d'Allemagne; mais les Turks, et surtout ceux de l'Asie, diffèrent encore plus des Européens par l'état militaire que par les usages et les mœurs. Il s'en faut beaucoup que 60,000 hommes, chez eux, soient 60,000 soldats comme les nôtres. L'armée dont il s'agit en est un exemple: elle pouvait monter réellement à 40,000 têtes qu'il faut classer comme il suit; savoir, 5,000 Mamlouks, tous à cheval, et c'était là véritablement l'armée; environ 1,500 Barbaresques à pied, et pas d'autre infanterie. Les Turks n'en connaissent pas; chez eux, l'homme à cheval est tout. En outre, chaque Mamlouk ayant à sa suite deux valets à pied armés d'un bâton, il en résulte 10,000 valets; plus, un excédant de valets et de serrâdjs ou valets à cheval pour les beks et kâchefs, évalué 2,000, et tout le reste vivandiers et goujats: voilà cette armée, telle que me l'ont dépeinte en Palestine des personnes qui l'ont vue et suivie. Elle était commandée par le favori d'Ali-bek, Mohammad-bek, surnommé Aboudâhâb, ou père de l'or, à raison du luxe de sa tente et de ses harnais. Quant à l'ordre et à la discipline, il n'en faut pas faire mention. Les armées des Mamlouks et des Turks ne sont qu'un amas confus de cavaliers sans uniformes, de chevaux de toute taille et de toutes couleurs, marchant sans observer ni rangs, ni distributions. Cette foule s'achemina vers Acre, laissant sur son passage les traces de son indiscipline et de sa rapacité: là se fit la réunion des troupes du chaik Dâher, qui consistaient en 1,500 Safadiens[82] à cheval, commandés par son fils Ali; en 1,200 cavaliers Mottouâlis, ayant pour chef le chaik Nâsif, et à peu près 1,000 Barbaresques à pied. Cette réunion opérée, et le plan concerté, l'on marcha vers Damas dans le courant d'avril. Osman, qui avait eu le loisir de se préparer, avait de son côté rassemblé une armée nombreuse et aussi mal ordonnée. Les pachas de Saïd[83], de Tripoli et d'Alep s'étaient joints à lui, et ils attendaient l'ennemi sous les murs mêmes de Damas. Il ne faut pas s'imaginer ici des mouvements combinés, tels que ceux qui, depuis 100 ans, ont fait de la guerre parmi nous une science de calcul et de réflexion. Les Asiatiques n'ont pas les premiers éléments de cette conduite. Leurs armées sont des cohues, leurs marches des pillages, leurs campagnes des incursions, leurs batailles des batteries; le plus fort ou le plus hardi va chercher l'autre, qui souvent fuit sans combat; s'il attend de pied ferme, on s'aborde, on se mêle; on tire les carabines, on rompt des lances, on se taille à coups de sabre; on n'a presque jamais de canon, et lorsqu'il y en a, il est de peu de service. La terreur se répand souvent sans raison: un parti fuit; l'autre le presse, et crie victoire. Le vaincu subit la loi du vainqueur, et souvent la campagne finit avec la bataille.

Tel fut en partie ce qui se passa en Syrie en 1771. L'armée d'Ali-bek et de Dâher marcha contre Damas. Les pachas l'attendirent; on s'approcha, et le 6 juin on en vint à une affaire décisive: les Mamlouks et les Safadiens fondirent avec tant de fureur sur les Turks, que ceux-ci, épouvantés du carnage, prirent la fuite; les pachas ne furent pas les derniers à se sauver; les alliés, maîtres du terrain, s'emparèrent sans effort de la ville qui n'avait ni soldats ni murs. Le château seul résista. Ses murailles ruinées n'avaient pas un canon, encore moins de canonniers; mais il y avait un fossé marécageux, et derrière les ruines quelques fusiliers; et cela suffit pour arrêter cette armée de cavaliers: cependant, comme les assiégés étaient vaincus par l'opinion, ils capitulèrent le troisième jour, et la place devait être livrée le lendemain, lorsque le point du jour amena la plus étrange des révolutions. Au moment que l'on attendait le signal de la reddition, Mohammad fait tout à coup crier la retraite, et tous ses cavaliers tournent vers l'Égypte. En vain Ali-Dâher et Nâsif surpris, accourent et demandent la cause d'un retour si incroyable: le Mamlouk ne répond à leurs instances que par une menace hautaine, et tout décampe en confusion. Ce ne fut pas une retraite, mais une fuite; on eût dit que l'ennemi les chassait l'épée dans les reins; la route de Damas au Kaire fut couverte de piétons, de cavaliers épars, de munitions et de bagages abandonnés. On attribua dans le temps cette aventure bizarre à un prétendu bruit de la mort d'Ali-bek; mais le vrai nœud de l'énigme fut une conférence secrète qui se passa de nuit dans la tente de Mohammad-bek. Osman ayant vu que la force était sans succès, employa la séduction. Il trouva moyen d'introduire chez le général égyptien un agent délié qui, sous prétexte de traiter de pacification, tenta de semer la révolte et la discorde. Il insinua à Mohammad que le rôle qu'il jouait était aussi peu convenable à son honneur qu'à sa sûreté; qu'il se trompait s'il croyait que le sultan dût laisser impunies les saillies d'Ali-bek; que c'était un sacrilége de violer une ville sainte comme Damas, l'une des deux portes de la Kîabé[84]; qu'il s'étonnait que lui Mohammad préférât à la faveur du sultan celle d'un de ses esclaves, et qu'il plaçât un second maître entre son souverain et lui; que d'ailleurs on savait que ce maître, en l'exposant chaque jour à de nouveaux dangers, le sacrifiait, et à son ambition personnelle, et à la jalousie de son kiâya, le Copte Rezq. Ces raisons, et surtout ces deux dernières, qui portaient sur des faits connus, frappèrent vivement Mohammad et ses beks: aussitôt ils délibérèrent, et se lièrent par serment sur le sabre et le Qôran; ils décidèrent qu'on partirait sans délai pour le Kaire. Ce fut en conséquence de ce dessein qu'ils décampèrent si brusquement, en abandonnant leur conquête: ils marchèrent avec tant de précipitation, que le bruit de leur arrivée ne les précéda au Kaire que de six heures. Ali-bek en fut épouvanté, et il eût désiré de punir sur-le-champ son général; mais Mohammad parut si bien accompagné, qu'il n'y eut pas moyen de rien tenter contre sa personne: il fallut dissimuler, et Ali-bek s'y soumit d'autant plus aisément, qu'il devait sa fortune bien plus encore à cet art qu'à son courage.

Privé tout à coup des fruits d'une guerre dispendieuse, Ali-bek ne renonça pas à ses projets. Il continua d'envoyer des secours à son allié Dâher, et il prépara une seconde armée pour l'année 1772; mais la fortune, lasse de faire pour lui plus que sa prudence, cessa de le favoriser. Un premier revers fut la perte de plusieurs cayâsses ou bateaux qu'un corsaire russe enleva à la vue de Damiât, au moment qu'ils portaient des riz à Dâher; mais un autre accident bien plus grave, fut l'évasion de Mohammad-bek. Ali-bek avait de la peine à oublier l'affaire de Damas; néanmoins, par un reste de cet amour que l'on a pour ceux à qui l'on a fait du bien, il ne pouvait se décider à un coup violent, quand un propos glissé par le négociant vénitien qui jouissait de sa confiance, vint l'y déterminer. «Les sultans des Francs,» disait un jour Ali-bek à cet Européen, de qui je le tiens, «les sultans des Francs ont-ils des enfants aussi riches que mon fils Mohammad? Non, seigneur, lui répondit le courtisan: ils s'en donnent bien de garde; car ils prétendent que les enfants trop grands sont souvent pressés d'hériter de leurs pères.» Ce mot pénétra comme un trait dans le cœur d'Ali-bek. De ce moment il vit dans Mohammad un rival dangereux, et il résolut sa perte. Pour l'effectuer sans risques, il envoya d'abord un ordre à toutes les portes du Kaire de ne laisser sortir aucun Mamlouk dans la soirée ou pendant la nuit; puis il fit signifier à Mohammad d'aller sur-le-champ en exil au Saïd. Il comptait, par cette contradiction, que Mohammad serait arrêté aux portes, et que les gardiens s'emparant de sa personne, on en aurait bon marché; mais le hasard trompa ces mesures vagues et timides. La fortune voulut que par un malentendu, on crût Mohammad chargé d'ordres particuliers d'Ali. On le laissa passer avec sa suite, et de ce moment tout fut perdu. Ali-bek, instruit de la méprise, le fit poursuivre; mais Mohammad tint une contenance si menaçante, qu'on n'osa l'attaquer. Il se retira au Saïd, frémissant de colère et plein du désir de la vengeance. Un autre danger l'y attendait. Ayoub-bek, lieutenant d'Ali, feignant d'entrer dans les ressentiments de l'exilé, l'accueillit avec transport, et jura sur le sabre et le Qôran de faire cause commune avec lui. Peu de temps après on surprit des lettres de cet Ayoub à Ali, par lesquelles il lui promettait incessamment la tête de son ennemi. Mohammad, ayant découvert la trame, fit saisir le traître; et, après lui avoir coupé les poings et la langue, il l'envoya au Kaire recevoir la récompense de son patron.

Cependant les Mamlouks, jaloux de la fortune et las des hauteurs d'Ali-bek, désertèrent en foule vers son rival. Les Arabes de Hammâm, par ressentiment et par espoir de butin, se joignirent à eux. En quarante jours Mohammad se vit assez fort pour descendre du Saïd et venir camper à 4 lieues du Kaire. Ali-bek, troublé de son approche, hésita sur le parti qu'il devait prendre, et prit le plus mauvais. Craignant de se voir trahi s'il marchait en personne, il fit avancer un corps de troupes sous la conduite d'Ismaël-bek, dont il avait lieu de se défier, et lui-même campa avec sa maison aux portes du Kaire. Ismaël, qui avait trempé dans l'affaire de Damas, ne fut pas plus tôt en présence de l'ennemi, qu'il passa de son côté; ses troupes, déconcertées, se replièrent en fuyant vers le Kaire: pendant qu'elles se rejoignaient au corps de réserve, les Arabes et les Mamlouks qui les poursuivaient les attaquèrent si brusquement que la déroute devint générale. Ali-bek perdant courage ne songea plus qu'à sauver ses trésors et sa personne. Il rentra précipitamment dans la ville, et, pillant à la hâte sa propre maison, il prit la fuite vers Gaze, suivi de 800 Mamlouks qui s'attachèrent à sa fortune. Il voulait passer sur-le-champ jusqu'à Acre, chez son allié Dâher; mais les habitants de Nâblous et de Yâfa lui fermèrent la route. Il fallut que Dâher vînt lui-même lever les obstacles. L'Arabe le reçut avec cette simplicité et cette franchise qui de tout temps ont fait le caractère de sa nation, et il l'emmena à Acre. Saïde alors assiégée par les troupes d'Osman et par les Druzes, demandait des secours. Il alla les porter, et Ali l'y accompagna. Leurs troupes réunies formaient environ 7,000 cavaliers. A leur approche les Turks levèrent le siége, et se retirèrent à une lieue au nord de la ville, sur la rivière d'Aoula. Ce fut là que se livra, en juillet 1772, la bataille la plus considérable et la plus méthodique de toute cette guerre. L'armée turke, trois fois plus forte que celle des deux alliés, fut complètement battue. Les sept pachas qui la commandaient prirent la fuite, et Saïde resta à Dâher, et à son gouverneur Degnizlé. De retour à Acre, Ali-bek et Dâher allèrent châtier les habitants de Yâfa, qui s'étaient révoltés pour garder à leur profit un dépôt de munitions et de vêtements qu'une flottille d'Ali y avait laissé avant qu'il fût chassé du Kaire. La ville, occupée par un chaik de Nâblous, ferma ses portes, et il fallut l'assiéger. Cette expédition commença en juillet, et dura 8 mois, quoique Yâfa n'eût pour enceinte qu'un vrai mur de jardin sans fossé; mais en Syrie et en Égypte on est encore plus novice dans la guerre de siége que dans celle de campagne: enfin les assiégés capitulèrent en février 1773. Ali, désormais libre, ne songea plus qu'à repasser au Kaire. Dâher lui offrait des secours; les Russes, avec qui Ali avait contracté une alliance en traitant l'affaire du corsaire, promettaient de le seconder: seulement il fallait du temps pour rassembler ces moyens épars, et Ali s'impatientait. Les promesses de Rezq, son oracle et son kiâya, irritaient encore sa pétulance. Ce Copte ne cessait de lui dire que l'heure de son retour était venue; que les astres en présentaient les signes les plus favorables; que la perte de Mohammad était présagée de la manière la plus certaine. Ali, qui, comme tous les Turks, croyait fermement à l'astrologie, et qui se fiait d'autant plus à Rezq, que souvent ses prédictions avaient réussi, ne pouvait plus supporter de délais. Les nouvelles du Kaire achevèrent de lui faire perdre patience. Dans les premiers jours d'avril on lui remit des lettres signées de ses amis, par lesquelles ils lui marquaient qu'on était las de son ingrat esclave, et qu'on n'attendait que sa présence pour le chasser. Sur-le-champ il arrêta son départ, et sans donner aux Russes le temps d'arriver, il partit avec ses Mamlouks et 1,500 Safadiens commandés par Osman, fils de Dâher; mais il ignorait que les lettres du Kaire étaient une ruse de Mohammad; que ce bek les avait exigées par violence pour le tromper et l'attirer dans un piége qu'il lui tendait. En effet, Ali, s'étant engagé dans le désert qui sépare Gaze de l'Égypte, rencontra près de Salêhie un corps de 1,000 Mamlouks d'élite qui l'attendaient. Ce corps était conduit par le jeune bek Mourâd, qui, épris de la femme d'Ali-bek, l'avait obtenue de Mohammad au cas qu'il livrât la tête de cet illustre infortuné. A peine Mourâd eut-il aperçu la poussière qui annonçait au loin les ennemis, que fondant sur eux avec sa troupe, il les mit en désordre; pour comble de bonheur il rencontra Ali-bek dans la mêlée, l'attaqua, le blessa au front d'un coup de sabre, le prit et le conduisit à Mohammad. Celui-ci, campé deux lieues en arrière, reçut son ancien maître avec ce respect exagéré si familier aux Turks et cette sensibilité que sait feindre la perfidie. Il lui donna une tente magnifique, recommanda qu'on en prît le plus grand soin, se dit mille fois son esclave, baisant la poussière de ses pieds; mais le troisième jour ce spectacle se termina par la mort d'Ali-bek, due, selon les uns, aux suites de sa blessure, selon les autres, au poison: les deux cas sont si également probables, qu'on n'en peut rien décider.

Ainsi se termina la carrière de cet homme, qui, pendant quelque temps, avait fixé l'attention de l'Europe, et donné à bien des politiques l'espérance d'une grande révolution. On ne peut nier qu'il n'ait été un homme extraordinaire; mais l'on s'en fait une idée exagérée, quand on le met dans la classe des grands hommes: ce que racontent de lui des témoins dignes de foi, prouve que s'il eut le germe des grandes qualités, le défaut de culture les empêcha de prendre ce développement qui en fait de grandes vertus. Passons sur sa crédulité en astrologie, qui détermina plus souvent ses actions que des motifs réfléchis. Passons aussi sur ses trahisons, ses parjures, l'assassinat même de ses bienfaiteurs[85], par lesquels il acquit ou maintint sa puissance. Sans doute, la morale d'une société anarchique est moins sévère que celle d'une société paisible; mais en jugeant les ambitieux par leurs propres principes, on trouvera qu'Ali-bek a mal connu ou mal suivi son plan d'agrandissement, et qu'il a lui-même préparé sa perte. On a droit surtout de lui reprocher trois fautes: 1º Cette imprudente passion de conquêtes, qui épuisa sans fruit ses revenus et ses forces, et lui fit négliger l'administration intérieure de son propre pays. 2º Le repos précoce auquel il se livra, ne faisant plus rien que par ses lieutenants; ce qui diminua parmi les Mamlouks le respect qu'on avait pour lui, et enhardit les esprits à la révolte. 3º Enfin, les richesses excessives qu'il entassa sur la tête de son favori, et qui lui procurèrent le crédit dont il abusa. En supposant Mohammad vertueux, Ali ne devait-il pas craindre la séduction des adulateurs, qui en tout pays se rassemblent autour de l'opulence? Cependant il faut admirer dans Ali-bek une qualité qui le distingue de la foule des tyrans qui ont gouverné l'Égypte: si les vices d'une mauvaise éducation l'empêchèrent de connaître la vraie gloire, il est du moins constant qu'il en eut le désir; et ce désir ne fut jamais celui des âmes vulgaires. Il ne lui manqua que d'être approché par des hommes qui en connussent les routes; et parmi ceux qui commandent, il en est peu dont on puisse faire cet éloge.

Je ne puis passer sous silence une observation que j'ai entendu faire au Kaire. Ceux des négocians européens qui ont vu le règne d'Ali-bek et sa ruine, après avoir vanté la bonté de son administration, son zèle pour la justice et sa bienveillance pour les Francs, ajoutent avec surprise que le peuple ne le regretta point; ils en prennent occasion de répéter ces reproches d'inconstance et d'ingratitude qu'on a coutume de faire au peuple; mais en examinant tous les accessoires, ce fait ne m'a pas paru si bizarre qu'il en a l'apparence. En Égypte, comme en tous pays, les jugements du peuple sont dictés par l'intérêt de sa subsistance; c'est selon que ses gouverneurs la lui rendent aisée ou difficile, qu'il les aime ou les hait, les blâme ou les approuve: et cette manière de juger ne peut être ni aveugle ni injuste. En vain lui diront-ils que l'honneur de l'empire, la gloire de la nation, l'encouragement du commerce et des beaux-arts exigent telle ou telle opération. Le besoin de vivre doit passer avant tout; et quand la multitude manque de pain, elle a du moins le droit de refuser sa reconnaissance et son admiration. Qu'importait au peuple d'Égypte qu'Ali-bek conquît le Saïd, la Mekke et la Syrie, si ses conquêtes ne rendaient pas son sort meilleur? Et il en devint pire; car ces guerres aggravèrent les contributions par leurs frais. La seule expédition de la Mekke coûta vingt-six millions de France. Les sorties de blé qu'occasionnèrent les armées, jointes au monopole de quelques négociants en faveur, causèrent une famine qui désola le pays pendant tout le cours de 1770 et 1771. Or, quand les habitans du Kaire et les paysans des villages mouraient de faim, avaient-ils tort de murmurer contre Ali-bek? avaient-ils tort de condamner le commerce de l'Inde, si tous ses avantages devaient se concentrer en quelques mains? Quand Ali dépensait 225,000 livres pour l'inutile poignée d'un kandjar[86], si les joailliers vantaient sa magnificence, le peuple n'avait-il pas le droit de détester son luxe? Cette libéralité, que ses courtisans appelaient vertu, le peuple, aux dépens de qui elle s'exerçait, n'avait-il pas raison de l'appeler vice? Était-ce un mérite à cet homme de prodiguer un or qui ne lui coûtait rien? Était-ce une justice de satisfaire, aux dépens du public, ses affections ou ses obligations particulières, comme il fit avec son panetier[87]? On ne peut le nier, la plupart des actions d'Ali-bek offrent bien moins les principes généraux de la justice et de l'humanité, que les motifs d'une ambition et d'une vanité personnelles. L'Égypte n'était à ses yeux qu'un domaine, et le peuple un troupeau dont il pouvait disposer à son gré. Doit-on s'étonner après cela, si les hommes qu'il traita en maître impérieux, l'ont jugé en mercenaires mécontents?


CHAPITRE IV.

Précis des événements arrivés depuis la mort d'Ali-bek jusqu'en 1785.

DEPUIS la mort d'Ali-bek, le sort des Égyptiens ne s'est pas amélioré: ses successeurs n'ont pas même imité ce qu'il y avait de louable dans sa conduite. Mohammad-bek, qui prit sa place au mois d'avril 1773, n'a montré, pendant deux ans de règne, que les fureurs d'un brigand et les noirceurs d'un traître. D'abord, pour colorer son ingratitude envers son patron, il avait feint de n'être que le vengeur des droits du sultan, et le ministre de ses volontés; en conséquence, il avait envoyé à Constantinople le tribut interrompu depuis six ans, et le serment d'une obéissance sans bornes. Il renouvela sa soumission à la mort d'Ali-bek; et, sous prétexte de prouver son zèle pour le sultan, il demanda la permission de faire la guerre à l'Arabe Dâher. La Porte, qui eût elle-même sollicité cette démarche comme une faveur, se trouva trop heureuse de l'accorder comme une grace: elle y ajouta le titre de pacha du Kaire, et Mohammad ne songea plus qu'à cette expédition. On pourra demander quel intérêt politique avait un gouverneur d'Égypte à détruire l'Arabe Dâher, rebelle en Syrie. Mais ici la politique n'était pas plus consultée qu'en d'autres occasions. Les mobiles étaient des passions particulières, et entre autres un ressentiment personnel à Mohammad-bek. Il ne pouvait oublier une lettre sanglante que Dâher lui avait écrite lors de la révolution de Damas, ni toutes les démarches hostiles que le chaik avait faites contre lui en faveur d'Ali-bek. D'ailleurs la cupidité se joignait à la haine. Le ministre de Dâher, Ybrahim-Sabbâr[88], passait pour avoir entassé des trésors extraordinaires, et l'Égyptien voyait, en perdant Dâher, le double avantage de s'enrichir et de se venger. Il ne balança donc pas à entreprendre cette guerre, et il en fit les préparatifs avec toute l'activité que donne la haine. Il se munit d'un train d'artillerie extraordinaire; il fit venir des canonniers étrangers, et il en confia le commandement à l'Anglais Robinson; il fit transporter de Suez un canon de 16 pieds de longueur, qui restait depuis long-temps inutile. Enfin, au mois de février 1776, il parut en Palestine avec une armée égale à celle qu'il avait menée contre Damas. A son approche, les gens de Dâher qui occupaient Gaze, ne pouvant espérer de s'y soutenir, se retirèrent; il s'en empara, et sans s'arrêter il marcha contre Yâfâ. Cette ville, qui avait une garnison, et dont les habitants avaient tous l'habitude de la guerre, se montra moins docile que Gaze, et il fallut l'assiéger. L'histoire de ce siége serait un monument curieux de l'ignorance de ces contrées dans l'art militaire; quelques faits principaux en donneront une idée suffisante.

Yâfâ, l'ancienne Ioppé, est située sur un rivage dont le niveau général est peu élevé au-dessus de la mer. Le seul emplacement de la ville se trouve être une colline en pain de sucre, d'environ 130 pieds perpendiculaires. Les maisons, distribuées sur la pente, offrent le coup d'œil pittoresque des gradins d'un amphithéâtre; sur la pointe est une petite citadelle qui domine le tout; le bas de la colline est enceint d'un mur sans rempart, de 12 à 14 pieds de haut, sur 2 ou 3 d'épaisseur. Les créneaux qui règnent sur son faîte sont les seuls signes qui le distinguent d'un mur de jardin. Ce mur, qui n'a point de fossé, est entouré de jardins, où les limons, les oranges et les poncires acquièrent dans un sol léger une grosseur prodigieuse: voilà la ville qu'attaquait Mohammad. Elle avait pour défenseurs 5 à 600 Safadiens et autant d'habitants, qui, à la vue de l'ennemi, prirent leur sabre et leur fusil à pierre et à mèche. Ils avaient quelques canons de bronze de 24 livres de balles, sans affûts; il les élevèrent tant bien que mal sur quelques charpentes faites à la hâte: et comptant le courage et la haine pour la force, ils répondirent aux sommations de l'ennemi par des menaces et des coups de fusil.

Mohammad, voyant qu'il fallait les emporter de vive force, vint asseoir son camp devant la ville; mais le Mamlouk savait si peu les règles de l'art, qu'il se plaça à demi-portée du canon; les boulets qui tombèrent sur ses tentes l'avertirent de sa faute: il recula: nouvelle expérience, nouvelle leçon; enfin il trouva la mesure, et se fixa: on planta sa tente, où le luxe le plus effréné fut déployé de toutes parts: on dressa tout autour et sans ordre, celles des Mamlouks; les Barbaresques firent des huttes avec les troncs et les branches des orangers et des limoniers; et la suite de l'armée s'arrangea comme elle put: on distribua, tant bien que mal, quelques gardes, et, sans faire de retranchements, on se réputa campé. Il fallait dresser des batteries; on choisit un terrain un peu élevé vers le sud-est de la ville, et là, derrière quelques murs de jardin, on pointa 8 pièces de gros canons à 200 pas de la ville, et l'on commença de tirer, malgré les fusiliers de l'ennemi, qui, du haut des terrasses, tuèrent plusieurs canonniers. Tout cet ordre paraîtra si étrange en Europe, que l'on sera tenté d'en douter; mais ces faits n'ont pas 11 ans: j'ai vu les lieux, j'ai entendu nombre de témoins oculaires, et je regarde comme un devoir de n'altérer ni en bien ni en mal des faits sur lesquels l'esprit d'une nation doit être jugé.

On sent qu'un mur de 3 pieds d'épaisseur et sans rempart fut bientôt ouvert d'une large brèche; il fallut, non pas y monter, mais la franchir. Les Mamlouks voulaient qu'on le fît à cheval; mais on leur fit comprendre que cela était impossible; et, pour la première fois, ils consentirent à marcher à pied. Ce dut être un spectacle curieux de les voir avec leurs immenses culottes de sailles de Venise, embarrassés de leurs beniches retroussés, le sabre courbe à la main et le pistolet au côté, avancer en trébuchant parmi les décombres d'une muraille. Ils crurent avoir tout surmonté, quand ils eurent franchi cet obstacle; mais les assiégés, qui jugeaient mieux, attendirent qu'ils eussent débouché sur le terrain vide qui est entre la ville et le mur; là ils les assaillirent, du haut des terrasses et des fenêtres des maisons, d'une telle grêle de balles, que les Mamlouks n'eurent pas même l'envie de mettre le feu; ils se retirèrent, persuadés que cet endroit était un coupe-gorge impénétrable, puisqu'on n'y pouvait entrer à cheval. Mourâd-bek les ramena plusieurs fois, toujours inutilement. Mohammad-bek séchait de désespoir, de rage et de soucis: 46 jours se passèrent ainsi. Cependant les assiégés, dont le nombre diminuait par les attaques réitérées, et qui ne voyaient pas qu'on leur préparât des secours du côté d'Acre, s'ennuyaient de soutenir seuls la cause de Dâher. Les musulmans surtout se plaignaient que les chrétiens, occupés à prier, se tenaient plus dans les églises qu'au champ de bataille. Quelques personnes ouvrirent des pourparlers: on proposa d'abandonner la place si les Égyptiens donnaient des sûretés: on arrêta des conditions, et l'on pouvait regarder le traité comme conclu, lorsque dans la sécurité qu'il occasionait, quelques Mamlouks entrèrent dans la ville. La foule les suivit, ils voulurent piller, on voulut se défendre, et l'attaque recommença; l'armée alors s'y précipita en foule, et la ville éprouva les horreurs du sac; femmes, enfants, vieillards, hommes faits, tout fut passé au fil du sabre; et Mohammad, aussi lâche que barbare, fit ériger sous ses yeux, pour monument de sa victoire, une pyramide de toutes les têtes de ces infortunés: on assure qu'elles passaient 1200. Cette catastrophe, arrivée le 19 mai 1776, répandit la terreur dans tout le pays. Le chaik Dâher même s'enfuit d'Acre, où son fils Ali le remplaça. Cet Ali, dont la Syrie célèbre encore l'active intrépidité, mais qui en a terni la gloire par ses révoltes perpétuelles contre son père; cet Ali crut que Mohammad, avec qui il avait fait un traité, le respecterait; mais le Mamlouk, arrivé aux portes d'Acre, lui déclara que, pour prix de son amitié, il voulait la tête de Dâher même. Ali, trompé, rejeta le parricide, et abandonna la ville aux Égyptiens; ils la pillèrent complètement: à peine les négociants français furent-ils épargnés; bientôt même ils se virent dans un danger affreux. Mohammad, instruit qu'ils étaient dépositaires des richesses d'Ybrahim, Kiâya de Dâher, leur déclara que s'ils ne les restituaient, il les ferait tous égorger. Le dimanche suivant était assigné pour cette terrible recherche, quand le hasard vint les délivrer, eux et la Syrie, de ce fléau. Mohammad, saisi d'une fièvre maligne, périt en 2 jours à la fleur de l'âge[89]. Les chrétiens de Syrie sont persuadés que cette mort fut une punition du prophète Élie, dont il viola l'église sur le Carmel. Ils racontent même que, dans son agonie, il le vit plusieurs fois sous la forme d'un vieillard, et qu'il s'écriait sans cesse: Otez-moi ce vieillard qui m'assiége et m'épouvante. Mais ceux qui approchèrent de ce général dans ses derniers moments, ont rapporté au Kaire, à des personnes dignes de foi, que cette vision, effet du délire, avait son origine dans le souvenir de meurtres particuliers, et que la mort de Mohammad fut due aux causes bien naturelles d'un climat connu pour malsain, d'une chaleur excessive, d'une fatigue immodérée et des soucis cuisants que lui avait causés le siége de Yâfa. Il n'est pas hors de propos de remarquer à ce sujet, que si l'on écrivait l'histoire des chrétiens de Syrie et d'Égypte, elle serait aussi remplie de prodiges et d'apparitions qu'au temps passé.

Cette mort ne fut pas plus tôt connue, que toute cette armée, par une déroute semblable à celle de Damas, prit en tumulte le chemin de l'Égypte. Mourâd-bek, à qui la faveur de Mohammad avait acquis un grand crédit, se hâta de regagner le Kaire, pour y disputer le commandement à Ybrahim-bek. Celui-ci, également affranchi et favori du mort, n'eut pas plus tôt appris l'état des affaires, qu'il prit des mesures pour s'assurer une autorité dont il était dépositaire depuis l'absence de son patron. Tout annonçait une guerre ouverte; mais les deux rivaux, mesurant chacun leurs moyens, se trouvèrent une égalité qui leur fit craindre l'issue d'un combat. Ils prirent le parti de la paix, et ils passèrent un accord, par lequel l'autorité resta indivise, à condition cependant qu'Ybrahim conserverait le titre de chaik-el-beled, ou de commandant: l'intérêt de leur sûreté commune décida surtout cet arrangement. Depuis la mort d'Ali-bek, les beks et les kachefs, issus de sa maison[90], frémissaient en secret de voir la puissance passée aux mains d'une faction nouvelle; la supériorité de Mohammad, ci-devant leur égal, avait blessé leurs prétentions; celle de ses esclaves leur parut encore plus insupportable: ils résolurent de s'en affranchir; et ils commencèrent des intrigues et des cabales qui aboutirent à former une ligue contre Ybrahim et Mourâd. Elle eut pour chef cet Ismaël-bek qui avait trahi Ali-bek, et qui restait seul bek de la création d'Ybrahim Kiâfa. Il se conduisit avec tant d'artifice, que Mourâd et Ybrahim furent obligés d'évacuer le Kaire de leur propre mouvement; ils se réfugièrent sous la protection du château; mais Ismaël les y ayant assiégés, ils prirent le parti de passer au Saïd. Peu après, la conduite tyrannique de ce chef leur procura une foule de transfuges avec lesquels ils revinrent l'attaquer, et ils le chassèrent à leur tour. Ismaël dépossédé s'enfuit à Gaze, d'où il passa par mer à Derné à l'ouest d'Alexandrie, et se rendit par le désert au Saïd. D'autre part, Hasan-bek, ci-devant gouverneur de Djedda, ayant été exilé du Kaire et s'étant pareillement réfugié au Saïd, ces deux chefs s'unirent d'intérêts, et formèrent un parti qui subsiste encore. Mourâd et Ybrahim, inquiets de sa durée, ont tenté plusieurs fois de le détruire, sans en pouvoir venir à bout. Ils avaient fini par accorder aux rebelles un district au-dessus de Djirdjé; mais ces Mamlouks, qui ne soupirent qu'après les délices du Kaire, ayant fait quelques mouvements en 1783, Mourâd-bek crut devoir faire une tentative pour les exterminer: j'arrivai dans le temps qu'il en faisait les préparatifs. Ses gens, répandus sur le Nil, arrêtaient tous les bateaux qu'ils rencontraient, et, le bâton à la main, forçaient les malheureux patrons de les suivre au Kaire; chacun fuyait pour se dérober à une corvée qui ne devait rapporter aucun salaire. Dans la ville, on avait imposé une contribution de 500,000 dahlers[91] sur le commerce; on forçait les boulangers et les divers marchands à fournir leurs denrées au-dessous du prix qu'elles leur coûtaient, et toutes ces extorsions, si abhorrées en Europe, étaient des choses d'usage. Tout fut prêt dans les premiers jours d'avril, et Mourâd partit pour le Saïd. Les nouvelles de Constantinople et celles d'Europe qui les répètent, peignirent dans le temps cette expédition comme une guerre considérable, et l'armée de Mourâd comme une puissante armée; elle l'était relativement à ses moyens et à l'état de l'Égypte; mais il n'en est pas moins vrai qu'elle ne passait pas 2,000 cavaliers. A voir l'altération habituelle des nouvelles de Constantinople, il faut croire, ou que les Turks de la capitale n'entendent rien aux affaires de l'Égypte et de la Syrie, ou qu'ils veulent en imposer aux Européens. Le peu de communication qu'il y a entre ces parties éloignées de l'empire, rend le premier cas plus probable que le second. D'un autre côté, il semblerait que la résidence de nos négociants dans les diverses échelles dût nous éclaircir; mais les négociants, renfermés dans leurs kans comme dans des prisons, ne s'embarrassent que peu de tout ce qui est étranger à leur commerce, et ils se contentent de rire des gazettes qu'on leur envoie d'Europe. Quelquefois ils ont voulu les redresser; mais on a fait un si mauvais emploi de leurs renseignements, qu'ils ont renoncé à un soin onéreux et sans profit.

Mourâd, parti du Kaire, conduisit ses cavaliers à grandes journées le long du fleuve; les équipages, les munitions, suivaient dans les bateaux, et le vent du nord, qui règne le plus souvent, favorisait leur diligence. Les exilés, au nombre d'environ 500, étaient placés au-dessus de Djirdjé. Lorsqu'ils apprirent l'arrivée de l'ennemi, la division se mit parmi eux: quelques-uns voulaient combattre, d'autres voulaient capituler; plusieurs prirent ce dernier parti, et se rendirent à Mourâd-bek; mais Hasan et Ismaël, toujours inébranlables, remontèrent vers Asouan, suivis d'environ 250 cavaliers. Mourâd les poursuivit jusque vers la cataracte, où ils s'établirent sur des lieux escarpés si avantageux, que les Mamlouks, toujours ignorants dans la guerre de poste, tinrent pour impossible de les forcer. D'ailleurs, craignant qu'une trop longue absence du Kaire n'y fît éclore des nouveautés contre lui-même, Mourâd se hâta d'y revenir, et les exilés, sortis d'embarras, revinrent prendre possession de leur poste au Saïde, comme ci-devant.

Dans une société où les passions des particuliers ne sont point dirigées vers un but général; où chacun, ne pensant qu'à soi, ne voit dans l'incertitude du lendemain que l'intérêt du moment; où les chefs, n'imprimant aucun sentiment de respect, ne peuvent maintenir la subordination: dans une pareille société, un état fixe et constant est une chose impossible; le choc tumultueux des parties incohérentes doit donner une mobilité perpétuelle à la machine entière: c'est ce qui ne cesse d'arriver dans la société des Mamlouks au Kaire. A peine Mourâd fut-il de retour, que de nouvelles combinaisons d'intérêts excitèrent de nouveaux troubles; outre sa faction et celles d'Ybrahim et de la maison d'Ali-bek, il y avait encore au Kaire divers beks sortis d'autres maisons étrangères à celles-là. Ces beks, que leur faiblesse particulière faisait négliger par les factions dominantes, s'avisèrent, au mois de juillet 1783, de réunir leurs forces, jusqu'alors isolées, et de former un parti qui eût aussi ses prétentions au commandement. Le hasard voulut que cette ligue fût éventée, et leurs chefs, au nombre de 5, se virent condamnés à l'improviste à passer en exil dans le Delta. Ils feignirent de se soumettre; mais à peine furent-ils sortis de la ville, qu'ils prirent la route du Saïde, refuge ordinaire et commode de tous les mécontents: on les poursuivit inutilement pendant une journée dans le désert des pyramides; ils échappèrent aux Mamlouks et aux Arabes, et ils arrivèrent sans accident à Minié, où ils s'établirent. Ce village, situé 40 lieues au-dessus du Kaire, et placé sur le bord du Nil qu'il domine, était très-propre à leur dessein. Maîtres du fleuve, ils pouvaient arrêter tout ce qui descendait du Saïde: ils surent en profiter; l'envoi de blé que cette province fait chaque année en cette saison était une circonstance favorable; ils la saisirent; et le Kaire, frustré de son approvisionnement, se vit menacé de la famine. D'autre part, les beks et les propriétaires dont les terres étaient dans le Faïoum et au-delà perdirent leurs revenus, parce que les exilés les mirent à contribution. Ce double désordre exigeait une nouvelle expédition. Mourâd-bek, fatigué de la précédente, refusa d'en faire une autre; Ybrahim-bek s'en chargea. Dès le mois d'août, malgré le Ramâdan, on en fit les préparatifs: comme à l'autre, on saisit tous les bateaux et leurs patrons; on imposa des contributions; on contraignit les fournisseurs. Enfin, dans les premiers jours d'octobre, Ybrahim partit avec une armée qui passait pour formidable, parce qu'elle était d'environ 3,000 cavaliers. La marche se fit par le Nil, attendu que les eaux de l'inondation n'avaient pas encore évacué tout le pays, et que le terrain restait fangeux. En peu de jours on fut en présence. Ybrahim, qui n'a pas l'humeur si guerrière que Mourâd, n'attaqua point les confédérés; il entra en négociation, et il conclut un traité verbal, dont les conditions furent le retour des beks et leur rétablissement. Mourâd, qui soupçonna quelque trame contre lui dans cet accord, en fut très-mécontent: la défiance s'établit plus que jamais entre lui et son rival. L'arrogance que les exilés montrèrent dans un divan général acheva de l'alarmer: il se crut trahi; et, pour en prévenir l'effet, il sortit du Kaire avec ses agents, et il se retira au Saïde. On crut qu'il y avait une guerre ouverte; mais Ybrahim temporisa. Au bout de 4 mois, Mourâd vint à Djizé, comme pour décider la querelle par une bataille: pendant 25 jours, les deux partis, séparés par le fleuve, restèrent en présence sans rien faire. On pourparla; mais Mourâd, mécontent des conditions, et ne se trouvant pas assez fort pour en dicter de vive force, retourna au Saïde. Il y fut suivi par des envoyés qui, après 4 mois de négociations, parvinrent enfin à le ramener au Kaire: les conditions furent qu'il continuerait de partager l'autorité avec Ybrahim, et que les 5 beks seraient dépouillés de leurs biens. Ces beks, se voyant sacrifiés par Ybrahim, prirent la fuite; Mourâd les poursuivit, et, les ayant fait prendre par les Arabes du désert, il les ramena au Kaire pour les y garder à vue. Alors la paix sembla rétablie; mais ce qui s'était passé entre les deux commandants leur avait trop dévoilé à chacun leurs véritables intentions, pour qu'ils pussent désormais vivre comme amis. Chacun d'eux, bien convaincu que son rival n'épiait que l'occasion de le perdre, veilla pour éviter une surprise, ou la préparer. Cette guerre sourde en vint au point d'obliger Mourâd-bek de quitter le Kaire en 1784; mais, en se campant aux portes, il y tint une si bonne contenance, qu'Ybrahim, effrayé à son tour, s'enfuit avec ses gens au Saïde. Il y resta jusqu'en mars 1785, que, par un nouvel accord, il est revenu au Kaire. Il y partage comme ci-devant l'autorité avec son rival, en attendant que quelque nouvelle intrigue lui fournisse l'occasion de prendre sa revanche. Tel est le sommaire des révolutions qui ont agité l'Égypte dans ces dernières années. Je n'ai point détaillé la foule d'incidents dont les événements ont été compliqués, parce que, outre leur incertitude, ils ne portent ni intérêt ni instruction: ce sont toujours des cabales, des intrigues, des trahisons, des meurtres, dont la répétition finit par ennuyer; c'en est assez si le lecteur saisit la chaîne des faits principaux, et en tire des idées générales sur les mœurs et l'état politique du pays qu'il étudie. Il nous reste à joindre sur ces deux objets de plus grands éclaircissements.


CHAPITRE V.

État présent de L'Égypte.

DEPUIS la révolution d'Ybrahim Kiâya, et surtout depuis celle d'Ali-bek, le pouvoir des Ottomans en Égypte est devenu plus précaire que dans aucune autre province. Il est bien vrai que la Porte y conserve toujours un pacha; mais ce pacha, resserré et gardé à vue dans le château du Kaire, est plutôt le prisonnier des Mamlouks que le substitut du sultan. On le dépose, on l'exile, on le chasse à volonté; et, sur la simple sommation d'un héraut vêtu de noir[92], il descend de son palais comme le plus simple particulier. Quelques pachas, choisis à dessein par la Porte, ont tenté, par des manéges secrets, de rétablir les pouvoirs de leur dignité; mais les beks ont rendu ces intrigues si dangereuses, qu'ils se bornent maintenant à passer tranquillement les trois ans que doit durer leur captivité, et à manger en paix la pension qu'on leur alloue.

Cependant les beks, dans la crainte de porter le divan à quelque parti violent, n'osent déclarer leur indépendance. Tout continue de se faire au nom du sultan: ses ordres sont reçus, comme l'on dit, sur la tête et sur les yeux, c'est-à-dire avec le plus grand respect; mais cette apparence illusoire n'est jamais suivie de l'exécution. Le tribut est souvent suspendu, et il subit toujours des défalcations. On passe en compte des dépenses, telles que le curage des canaux, le transport des décombres du Kaire à la mer, le paiement des troupes, la réparation des mosquées, etc., etc., qui sont autant de dépenses fausses et simulées. On trompe sur le degré de l'inondation des terres: la crainte seule des caravelles qui, chaque année, viennent à Damiât et à Alexandrie, fait acquitter la contribution des riz et des blés; encore trouve-t-on le moyen d'altérer les fournissements effectifs en capitulant avec ceux qui les reçoivent. De son côté, la Porte, fidèle à sa politique ordinaire, ferme les yeux sur tous ces abus; elle sent que, pour les réprimer, il faudrait des efforts coûteux, et peut-être même une guerre ouverte qui compromettrait sa dignité: d'ailleurs, depuis plusieurs années, des intérêts plus pressants l'obligent de rassembler vers le nord toutes ses forces; occupée de sa propre sûreté dans Constantinople, elle laisse aux circonstances le soin de rétablir son pouvoir dans les provinces éloignées: elle fomente les divisions des divers partis, pour empêcher qu'aucun ne prenne consistance; et cette méthode, qui ne l'a point encore trompée, est également avantageuse à ses grands officiers, qui se font de gros revenus en vendant aux rebelles leur protection et leur influence. L'amiral actuel, Hasan-Pacha, a su plus d'une fois s'en prévaloir vis-à-vis de Mourâd et d'Ybrahim, de manière à en obtenir des sommes considérables.


CHAPITRE VI.

Constitution de la Milice des Mamlouks.

EN s'emparant du gouvernement de l'Égypte, les Mamlouks ont pris des mesures qui semblent leur en assurer la possession. La plus efficace, sans doute, est l'a précaution qu'ils ont eue d'avilir les corps militaires des azâbs et des janissaires. Ces deux corps, qui jadis étaient la terreur du pacha, ne sont plus que des simulacres aussi vains que lui-même. La Porte a encore cette faute à se reprocher: car, dès avant l'instruction d'Ybrahim Kiâya, le nombre des troupes turkes, qui devait être de 40,000 hommes, partie cavalerie, avait été réduit à plus de moitié par l'avarice des commandants, qui détournaient les payes à leur profit; après Ybrahim, Ali-bek compléta ce désordre. D'abord il se défit de tous les chefs qui pouvaient lui faire ombrage; il laissa vaquer les places sans les remplir; il ôta aux commandants toute influence, et il avilit toutes les troupes turkes, au point qu'aujourd'hui les janissaires, les azâbs et les 5 autres corps ne sont qu'un ramas d'artisans, de goujats et de vagabonds qui gardent les portes de qui les paie, et qui tremblent devant les Mamlouks comme la populace du Kaire. C'est véritablement dans le corps de ces Mamlouks que consiste toute la force militaire de l'Égypte: parmi eux, quelques centaines sont répandues dans le pays et les villages pour y maintenir l'autorité, y percevoir les tributs, et veiller aux exactions; mais la masse est rassemblée au Kaire. D'après les supputations de personnes instruites, leur nombre ne doit pas excéder 8,500 hommes, tant beks, kâchefs, que simples affranchis et Mamlouks encore esclaves; dans ce nombre, il y a une foule de jeunes gens qui n'ont pas atteint 20 et 22 ans. La plus forte maison est celle d'Ybrahim-bek, qui a environ 600 Mamlouks: après lui vient Mourâd, qui n'en a pas plus de 400, mais qui, par son audace et sa prodigalité, fait contre-poids à l'opulence avare de son rival; le reste des beks, au nombre de 18 à 20, en a depuis 50 jusqu'à 200. Il y a en outre un grand nombre de Mamlouks que l'on pourrait appeler vagues, en ce qu'étant issus de maisons éteintes, ils s'attachent à l'une ou à l'autre, selon leur intérêt, prêts à changer pour qui leur donnera davantage. Il faut encore compter quelques Serrâdjes, espèce de domestiques à cheval, qui portent les ordres des beks, et remplissent les fonctions d'huissiers: le tout ensemble ne va pas à 10,000 cavaliers. On ne doit point compter d'infanterie: elle n'est point estimée en Turkie, et surtout dans les provinces d'Asie. Les préjugés des anciens Perses et des Tartares règnent encore dans ces contrées: la guerre n'y étant que l'art de fuir ou de poursuivre, l'homme de cheval qui remplit le mieux ce double but est réputé le seul homme de guerre; et comme chez les barbares, l'homme de guerre est le seul homme distingué, il en est résulté, pour la marche à pied, quelque chose d'avilissant qui l'a fait réserver au peuple. C'est à ce titre que les Mamlouks ne permettent aux habitants de l'Égypte que les mulets et les ânes, et qu'eux seuls ont le privilége d'aller à cheval; ils en usent dans toute son étendue: à la ville, à la campagne, en visite, même de porte en porte, on ne les voit jamais qu'à cheval. Leur habillement est venu se joindre aux préjugés pour leur en imposer l'obligation. Cet habillement, qui, pour la forme, ne diffère point de celui de tous les gens aisés en Turkie, mérite d'être décrit.

§ I.

Vêtements des Mamlouks.

D'abord c'est une ample chemise de toile de coton claire et jaunâtre, par-dessus laquelle on revêt une espèce de robe de chambre en toile des Indes, ou en étoffes légères de Damas et d'Alep. Cette robe appelée antari, tombe du cou aux chevilles, et croise sur le devant du corps jusque vers les hanches, où elle se fixe par 2 cordons. Sur cette première enveloppe vient une seconde, de la même forme, de la même ampleur, et dont les larges manches tombent également jusqu'au bout des doigts. Celle-ci s'appelle coftân; elle se fait ordinairement d'étoffes de soie plus riches que la première. Une longue ceinture serre ces deux vêtements à la taille, et partage le corps en deux paquets. Par-dessus ces deux pièces en vient une 3e, que l'on appelle djoubé; elle est de drap sans doublure, elle a la même forme générale, excepté que ses manches sont coupées au coude. Dans l'hiver, et souvent même dans l'été, ce djoubé est garni d'une fourrure, et devient pelisse. Enfin on met par-dessus ces 3 enveloppes une dernière, que l'on appelle beniche. C'est le manteau ou l'habit de cérémonie. Son emploi est de couvrir exactement tout le corps, même le bout des doigts, qu'il serait très-indécent de laisser paraître devant les grands. Sous ce beniche, le corps a l'air d'un long sac d'où sortent un cou nu et une tête sans cheveux, couverte d'un turban. Celui des Mamlouks, appelé qâouq, est un cylindre jaune, garni en dehors d'un rouleau de mousseline artistement compassé. Leurs pieds sont couverts d'un chausson de cuir jaune qui remonte jusqu'aux talons, et d'une pantoufle sans quartier, toujours prête à rester en chemin. Mais la pièce la plus singulière de cet habillement est une espèce de pantalon dont l'ampleur est telle, que dans sa hauteur, il arrive au menton, et que chacune de ses jambes pourrait recevoir le corps entier: ajoutez que les Mamlouks le font de ce drap de Venise qu'on appelle saille, qui, quoique aussi moelleux que l'elbeuf, est plus épais que la bure; et que, pour marcher plus à l'aise, ils y renferment, sous une ceinture à coulisse, toute la partie pendante des vêtements dont nous avons parlé. Ainsi emmaillotés, on conçoit que les Mamlouks ne sont pas des piétons agiles; mais ce que l'on ne conçoit qu'après avoir vu les hommes de divers pays, est qu'ils regardent leur habillement comme très-commode. En vain leur objecte-t-on qu'à pied il empêche de marcher, qu'à cheval il charge inutilement, et que tout cavalier démonté est un homme perdu; ils répondent: C'est l'usage, et ce mot répond à tout.

§ II.

Équipage des Mamlouks.

Voyons si l'équipage de leur cheval est mieux raisonné. Depuis que l'on a pris en Europe le bon esprit de se rendre compte des motifs de chaque chose, on a senti que le cheval, pour exécuter ses mouvements sous le cavalier, avait besoin d'être le moins chargé qu'il est possible, et l'on a allégé son harnais autant que le permettait la solidité. Cette révolution, que le 18e siècle a vu éclore parmi nous, est encore bien loin des Mamlouks, dont l'esprit est resté au 12e siècle. Toujours guidés par l'usage, ils donnent au cheval une selle dont la charpente grossière est chargée de fer, de bois et de cuir. Sur cette selle s'élève un troussequin de 8 pouces de hauteur, qui couvre le cavalier jusqu'aux reins, pendant que, sur le devant, un pommeau, saillant de 4 à 5 pouces, menace sa poitrine quand il se penche. Sous la selle, au lieu de coussins, ils étendent 3 épaisses couvertures de laine: le tout est fixé par une sangle qui passe sur la selle, et s'attache, non par des boucles à ardillon, mais par des nœuds de courroies peu solides et très-compliqués. D'ailleurs, ces selles ont un large poitrail et manquent de croupière, ce qui les jette trop sur les épaules du cheval. Les étriers sont une plaque de cuivre plus longue et plus large que le pied, et dont les côtés, relevés d'un pouce, viennent mourir à l'anse d'où ils pendent. Les angles de cette plaque sont tranchants, et servent, au lieu d'éperon, à ouvrir les flancs par de longues blessures. Le poids ordinaire d'une paire de ces étriers est de 9 à 10 livres, et souvent ils passent 12 et 13. La selle et les couvertures n'en pèsent pas moins de 25; ainsi le cheval porte d'abord un poids de 36 livres, ce qui est d'autant plus ridicule, que les chevaux d'Égypte sont très-petits. La bride est aussi mal conçue dans son genre; elle est de l'espèce qu'on appelle à la genette, sans articulation. La gourmette, qui n'est qu'un anneau de fer, serre le menton, au point d'en couper la peau; aussi tous ces chevaux ont les barres brisées, et manquent absolument de bouche: c'est un effet nécessaire des pratiques des Mamlouks, qui, au lieu de la ménager comme nous, la détruisent par des saccades violentes; ils les emploient surtout pour une manœuvre qui leur est particulière: elle consiste à lancer le cheval à bride abattue, puis à l'arrêter subitement au plus fort de la course; saisi par le mords, le cheval roidit les jambes, plie les jarrets, et termine sa carrière en glissant d'une seule pièce, comme un cheval de bois: on conçoit combien cette manœuvre répétée perd les jambes et la bouche; mais les Mamlouks lui trouvent de la grace, et elle convient à leur manière de combattre. Du reste, malgré leurs jambes en crochets, et les perpétuels mouvements de leurs corps, on ne peut nier qu'ils ne soient des cavaliers fermes et vigoureux, et qu'ils n'aient quelque chose de guerrier qui flatte l'œil même d'un étranger; il faut convenir aussi qu'ils ont mieux raisonné le choix de leurs armes.

§ III.

Armes des Mamlouks.

La première est une carabine anglaise d'environ 30 pouces de longueur, et d'un calibre tel, qu'elle peut lancer à la fois 10 à 12 balles, dont l'effet, même sans adresse, est toujours meurtrier. En second lieu, ils portent à la ceinture 2 grands pistolets qui tiennent au vêtement par un cordon de soie. A l'arçon pend quelquefois une masse d'armes dont ils se servent pour assommer; enfin, sur la cuisse gauche pend à une bandoulière un sabre courbe, d'une espèce peu connue en Europe; sa lame, prise en ligne droite, n'a pas plus de 24 pouces, mais, mesurée dans sa courbure, elle en a 30. Cette forme, qui nous paraît bizarre, n'a pas été adoptée sans motifs; l'expérience apprend que l'effet d'une lame droite est borné au lieu et au moment de sa chute, parce qu'elle ne coupe qu'en appuyant: une lame courbe, au contraire, présentant le tranchant en retraite, glisse par l'effort du bras, et continue son action dans un long espace. Les barbares, dont l'esprit s'exerce de préférence sur les arts meurtriers, n'ont pas manqué cette observation, et de là l'usage des cimeterres, si général et si ancien dans l'Orient. Le commun des Mamlouks tire les siens de Constantinople et d'Europe; mais les beks se disputent les lames de Perse et des anciennes fabriques de Damas[93], qu'ils paient jusqu'à 40 et 50 louis. Les qualités qu'ils en estiment sont la légèreté, la trempe égale et bien sonnante, les ondulations du fer, et surtout la finesse du tranchant: il faut avouer qu'elle est exquise; mais ces lames ont le défaut d'être fragiles comme le verre.

§ IV.

Éducation et exercices des Mamlouks.

L'art de se servir de ces armes fait le sujet de l'éducation des Mamlouks, et l'occupation de toute leur vie. Chaque jour, de grand matin, la plupart se rendent dans une plaine hors du Kaire; et là, courant à toute bride, ils s'exercent à sortir prestement la carabine de la bandoulière, à la tirer juste, à la jeter sous la cuisse, pour saisir un pistolet qu'ils tirent et jettent par-dessus l'épaule: puis un second, dont ils font de même, se fiant au cordon qui les attache, sans perdre de temps à les replacer. Les beks présents les encouragent; et quiconque brise le vase de terre qui sert de but reçoit des éloges et de l'argent. Ils s'exercent aussi à bien manier le sabre, et surtout à donner le coup de revers, qui prend de bas en haut, et qui est le plus difficile à parer. Leurs tranchants sont si bons, et leurs mains si adroites, que plusieurs coupent une tête de coton mouillé, comme un pain de beurre. Ils tirent aussi l'arc, quoiqu'ils l'aient banni des combats; mais leur exercice favori est celui du Djerid: ce nom, qui signifie proprement roseau, se donne en général à tout bâton qu'on lance à la main selon des principes qui ont dû être ceux des Romains pour le pilum; au lieu de bâton, les Mamlouks emploient des branches fraîches de palmier effeuillées. Ces branches, qui ont la forme d'une tige d'artichaut, ont 4 pieds de longueur, et pèsent 5 à 6 livres. Armés de ce trait, les cavaliers entrent en lice, et courant à toute bride, ils se le lancent d'assez loin. Sitôt lancé, l'agresseur tourne bride, et celui qui fuit poursuit et jette à son tour. Les chevaux, dressés par l'habitude, secondent si bien leurs maîtres, qu'on dirait qu'ils y prennent autant de plaisir; mais ce plaisir est dangereux, car il y a des bras qui lancent avec tant de roideur, que souvent le coup blesse, et même devient mortel. Malheur à qui n'esquivait pas le djerid d'Ali-bek! Ces jeux, qui nous semblent barbares, tiennent de près à l'état politique des nations. Il n'y a pas 3 siècles qu'ils existaient parmi nous, et leur extinction est bien moins due à l'accident de Henri II, ou à un esprit philosophique, qu'à un état de paix intérieure qui les a rendus inutiles. Chez les Turks, au contraire, et chez les Mamlouks, ils se sont conservés, parce que l'anarchie de leur société a continué de faire un besoin de tout ce qui est relatif à la guerre. Voyons si leurs progrès dans cette partie sont proportionnés à leur pratique.

§ V.

Art Militaire des Mamlouks.

Dans notre Europe, quand on parle de troupes et de guerre, on se figure sur-le-champ une distribution d'hommes par compagnies, par bataillons, par escadrons; des uniformes de tailles et de couleurs, des formations par rangs et lignes, des combinaisons de manœuvres particulières ou d'évolutions générales; en un mot, tout un système d'opérations fondées sur des principes réfléchis. Ces idées sont justes par rapport à nous; mais quand on les transporte aux pays dont nous traitons, elles deviennent autant d'erreurs. Les Mamlouks ne connaissent rien de notre art militaire; ils n'ont ni uniformes, ni ordonnance, ni formation, ni discipline, ni même de subordination. Leur réunion est un attroupement, leur marche est une cohue, leur combat est un duel, leur guerre est un brigandage; ordinairement elle se fait dans la ville même du Kaire: au moment qu'on y pense le moins, une cabale éclate, des beks montent à cheval, l'alarme se répand, leurs adversaires paraissent: on se charge dans la rue le sabre à la main; quelques meurtres décident la querelle, et le plus faible ou le plus timide est exilé. Le peuple n'est pour rien dans ces combats; que lui importe que les tyrans s'égorgent? Mais on ne doit pas le croire spectateur tranquille, au milieu des balles et des coups de cimeterre; ce rôle est toujours dangereux: chacun fuit du champ de bataille, jusqu'au moment où le calme se rétablit. Quelquefois la populace pille les maisons des exilés, et les vainqueurs n'y mettent pas d'obstacle. A ce sujet, il est bon d'observer que ces phrases usitées dans les nouvelles d'Europe: les beks ont fait des recrues, les beks ont ameuté le peuple, le peuple a favorisé un parti, sont peu propres à donner des idées exactes. Dans les démêlés des Mamlouks, le peuple n'est jamais qu'un acteur passif.

Quelquefois la guerre est transportée à la campagne, et les combattants n'y déploient pas plus d'art. Le parti le plus fort ou le plus audacieux poursuit l'autre; s'ils sont égaux en courage, ils s'attendent ou se donnent un rendez-vous; et là, sans égard pour les avantages de position, les deux troupes s'approchent en peloton, les plus hardis marchent en tête; on s'aborde, on se défie, on s'attaque; chacun choisit son homme: on tire, si l'on peut, et l'on passe vite au sabre; c'est là que se déploient l'art du cavalier et la souplesse du cheval. Si celui-ci tombe, l'autre est perdu. Dans les déroutes, les valets, toujours présents, relèvent leur maître; et, s'il n'y a pas de témoins, ils l'assomment pour prendre la ceinture de sequins qu'il a soin de porter. Souvent la bataille se décide par la mort de 2 ou 3 personnes. Depuis quelque temps surtout, les Mamlouks ont compris que leurs patrons, étant les principaux intéressés, devaient courir les plus grands risques, et ils leur en laissent l'honneur. S'ils ont l'avantage, tant mieux pour tout le monde; s'ils sont vaincus, l'on capitule avec le vainqueur, qui souvent a fait ses conditions d'avance. Il n'y a que profit à rester tranquille; on est sûr de trouver un maître qui paie, et l'on revient au Kaire vivre à ses dépens jusqu'à nouvelle fortune.

§ VI.

Discipline des Mamlouks.

Ce caractère, qui cause la mobilité de cette milice, est une suite nécessaire de sa constitution. Le jeune paysan vendu en Mingrelie ou en Géorgie n'a pas plus tôt mis le pied en Égypte, que ses idées subissent une révolution. Une carrière immense s'ouvre à ses regards. Tout se réunit pour éveiller son audace et son ambition; encore esclave, il se sent destiné à devenir maître, et déja il prend l'esprit de sa future condition. Il calcule le besoin qu'a de lui son patron, et il lui fait acheter ses services et son zèle: il les mesure sur le salaire qu'il en reçoit, ou sur celui qu'il en attend. Or, comme cette société ne connaît pas d'autre mobile que l'argent, il en résulte que le soin principal des maîtres est de satisfaire l'avidité de leurs serviteurs pour maintenir leur attachement. De là cette prodigalité des beks, ruineuse à l'Égypte qu'ils pillent; de là cette insubordination des Mamlouks, fatale à leurs chefs qu'ils dépouillent; de là ces intrigues qui ne cessent d'agiter les grands et les petits. A peine un esclave est-il affranchi, qu'il porte déja ses regards sur les premiers emplois. Qui pourrait arrêter ses prétentions? Rien dans ceux qui commandent ne lui offre cette supériorité de talents qui imprime le respect. Il n'y voit que des soldats comme lui, parvenus à la puissance par les décrets du sort; et s'il plaît au sort de le favoriser, il parviendra de même, et il ne sera pas moins habile dans l'art de gouverner, puisque cet art ne consiste qu'à prendre de l'argent et à donner des coups de sabre. De cet ordre de choses est encore né un luxe effréné qui, levant les barrières à tous les besoins, a donné à la rapacité des grands une étendue sans bornes. Ce luxe est tel, qu'il n'y a point de Mamlouk dont l'entretien ne coûte par an 2,500 livres, et il en est beaucoup qui coûtent le double. A chaque ramâdan, il faut un habillement neuf, il faut des draps de France, des sailles de Venise, des étoffes de Damas et des Indes. Il faut souvent renouveler les chevaux, les harnais. On veut des pistolets et des sabres damasquinés, des étriers dorés d'or moulu, des selles et des brides plaquées d'argent. Il faut aux chefs, pour les distinguer du vulgaire, des bijoux, des pierres précieuses, des chevaux arabes de 2 et 300 louis, des châles de Kachemire[94] de 25 et 50 louis, et une foule de pelisses, dont les moindres coûtent 500 livres[95]. Les femmes ont rejeté, comme trop simple, l'ancien usage des garnitures de sequins sur la tête et sur la poitrine; elles y ont substitué les diamants, les émeraudes, les rubis, les perles fines; et, à la passion des châles et des fourrures, elles ont joint celle des étoffes et des galons de Lyon. Quand de tels besoins se trouvent dans une classe qui a en main toute l'autorité, et qui ne connaît de droits ni de propriété, ni de vie, qu'on juge des conséquences qu'ils doivent avoir, et pour les classes obligées d'y fournir, et pour les mœurs mêmes de ceux qui les ont.

§ VII.

Mœurs des Mamlouks.

Les mœurs des Mamlouks sont telles, qu'il est à craindre, en conservant les simples traits de la vérité, d'encourir le soupçon d'une exagération passionnée. Nés la plupart dans le rit grec, et circoncis au moment qu'on les achète, ils ne sont aux yeux des Turks mêmes que des renégats, sans foi ni religion. Étrangers entre eux, ils ne sont point liés par ces sentiments naturels qui unissent les autres hommes. Sans parents, sans enfants, le passé n'a rien fait pour eux; ils ne font rien pour l'avenir. Ignorants et superstitieux par éducation, ils deviennent farouches par les meurtres, séditieux par les tumultes, perfides par les cabales, lâches par la dissimulation, et corrompus par toute espèce de débauche. Ils sont surtout adonnés à ce genre honteux qui fut de tout temps le vice des Grecs et des Tartares; c'est la première leçon qu'ils reçoivent de leur maître d'armes. On ne sait comment expliquer ce goût, quand on considère qu'ils ont tous des femmes, à moins de supposer qu'ils recherchent dans un sexe le piquant des refus dont ils ont dépouillé l'autre; mais il n'en est pas moins vrai qu'il n'y a pas un seul Mamlouk sans tache; et leur contagion a dépravé les habitants du Kaire, même les chrétiens de Syrie qui y demeurent.

§ VIII.

Gouvernement des Mamlouks.

Telle est l'espèce d'hommes qui fait en ce moment le sort de l'Égypte; ce sont des esprits, de cette trempe qui sont à la tête du gouvernement: quelques coups de sabre heureux, plus d'astuce ou d'audace mènent à cette prééminence; mais on conçoit qu'en changeant de fortune, les parvenus ne changent point de caractère, et qu'ils portent l'ame des esclaves dans la condition des rois. La souveraineté n'est pas pour eux l'art difficile de diriger vers un but commun les passions diverses d'une société nombreuse, mais seulement un moyen d'avoir plus de femmes, de bijoux, de chevaux, d'esclaves, et de satisfaire leurs fantaisies. L'administration, à l'intérieur et à l'extérieur, est conduite dans cet esprit. D'un côté, elle se réduit à manœuvrer vis-à-vis de la cour de Constantinople, pour éluder le tribut ou les menaces du sultan; de l'autre, à acheter beaucoup d'esclaves, à multiplier les amis, à prévenir les complots, à détruire les ennemis secrets par le fer ou le poison; toujours dans les alarmes, les chefs vivent comme les anciens tyrans de Syracuse. Mourâd et Ybrahim ne dorment qu'au milieu des carabines et des sabres. Du reste, nulle idée de police ni d'ordre public[96]. L'unique affaire est de se procurer de l'argent; et le moyen employé comme le plus simple est de le saisir partout où il se montre, de l'arracher par violence à quiconque en possède, d'imposer à chaque instant des contributions arbitraires sur les villages et sur la douane, qui les reverse sur le commerce.


CHAPITRE VII.

§ I.

État du peuple en Égypte.

ON jugera aisément que, dans un tel pays, tout est analogue à un tel régime. Là où le cultivateur ne jouit pas du fruit de ses peines, il ne travaille que par contrainte, et l'agriculture est languissante: là où il n'y a point de sûreté dans les jouissances, il n'y a point de cette industrie qui les crée, et les arts sont dans l'enfance: là où les connaissances ne mènent à rien, l'on ne fait rien pour les acquérir, et les esprits sont dans la barbarie. Tel est l'état de l'Égypte. La majeure partie des terres est aux mains des beks, des Mamlouks, des gens de loi; le nombre des autres propriétaires est infiniment borné, et leur propriété est sujette à mille charges. A chaque instant c'est une contribution à payer, un dommage à réparer; nul droit de succession ni d'héritage pour les immeubles; tout rentre au gouvernement, dont il faut tout racheter. Les paysans y sont des manœuvres à gages, à qui l'on ne laisse pour vivre que ce qu'il faut pour ne pas mourir. Le riz et le blé qu'ils cueillent passent à la table des maîtres, pendant qu'eux ne se réservent que le doura, dont ils font un pain sans levain et sans saveur quand il est froid. Ce pain, cuit à un feu formé de la fiente séchée des buffles et des vaches[97], est, avec l'eau et les ognons crus, leur nourriture de toute l'année: ils sont heureux s'ils y peuvent ajouter de temps en temps du miel, du fromage, du lait aigre et des dattes. La viande et la graisse, qu'ils aiment avec passion, ne paraissent qu'aux plus grands jours de fête, et chez les plus aisés. Tout leur vêtement consiste en une chemise de grosse toile bleue, et en un manteau noir d'un tissu clair et grossier. Leur coiffure est une toque d'une espèce de drap, sur laquelle ils roulent un long mouchoir de laine rouge. Les bras, les jambes, la poitrine sont nus, et la plupart ne portent pas de caleçon. Leurs habitations sont des huttes de terre, où l'on étouffe de chaleur et de fumée, et où les maladies causées par la malpropreté, l'humidité et les mauvais aliments, viennent souvent les assiéger: enfin, pour combler la mesure, viennent se joindre à ces maux physiques des alarmes habituelles, la crainte des pillages des Arabes, des visites des Mamlouks, des vengeances des familles, et tous les soucis d'une guerre civile continue. Ce tableau, commun à tous les villages, n'est guère plus riant dans les villes. Au Kaire même, l'étranger qui arrive est frappé d'un aspect général de ruine et de misère; la foule qui se presse dans les rues n'offre à ses regards que des haillons hideux et des nudités dégoûtantes. Il est vrai qu'on y rencontre souvent des cavaliers richement vêtus; mais ce contraste de luxe ne rend que plus choquant le spectacle de l'indigence. Tout ce que l'on voit ou que l'on entend annonce que l'on est dans le pays de l'esclavage et de la tyrannie. On ne parle que de troubles civils, que de misère publique, que d'extorsions d'argent, que de bastonnades et de meurtres. Nulle sûreté pour la vie ou la propriété. On verse le sang d'un homme comme celui d'un bœuf. La justice même le verse sans formalité. L'officier de nuit dans ses rondes, l'officier de jour dans ses tournées, jugent, condamnent et font exécuter en un clin d'œil et sans appel. Des bourreaux les accompagnent, et au premier ordre la tête d'un malheureux tombe dans le sac de cuir, où on la reçoit de peur de souiller la place. Encore si l'apparence seule du délit exposait au danger de la peine! mais souvent, sans autre motif que l'avidité d'un homme puissant et la délation d'un ennemi, on cite devant un bek un homme soupçonné d'avoir de l'argent; on exige de lui une somme; et s'il la dénie, on le renverse sur le dos, on lui donne 2 et 300 coups de bâton sur la plante des pieds, et quelquefois on l'assomme. Malheur à qui est soupçonné d'avoir de l'aisance! Cent espions sont toujours prêts à le dénoncer. Ce n'est que par les dehors de la pauvreté qu'il peut échapper aux rapines de la puissance.

§ II.

Misère et famine des dernières années.

C'est surtout dans les trois dernières années que cette capitale et l'Égypte entière ont offert le spectacle de la misère la plus déplorable. Aux maux habituels d'une tyrannie effrénée, à ceux qui résultaient des troubles des années précédentes, se sont joints des fléaux naturels encore plus destructeurs. La peste, apportée de Constantinople au mois de novembre 1783, exerça pendant l'hiver ses ravages accoutumés; on compta jusqu'à 1,500 morts sortis dans un jour par les portes du Kaire[98]. Par un effet ordinaire dans ce pays, l'été vint la calmer. Mais à ce premier fléau en succéda bientôt un autre aussi terrible. L'inondation de 1783 n'avait pas été complète; une grande partie des terres n'avait pu être ensemencée faute d'arrosement; une autre ne l'avait pas été faute de semences: le Nil n'ayant pas encore atteint, en 1784, les termes favorables, la disette se déclara sur-le-champ. Dès la fin de novembre, la famine enlevait au Kaire presque autant de monde que la peste; les rues, qui d'abord étaient pleines de mendiants, n'en offrirent bientôt pas un seul: tout périt ou déserta. Les villages ne furent pas moins ravagés; un nombre infini de malheureux, qui voulurent échapper à la mort, se répandirent dans les pays voisins. J'en ai vu la Syrie inondée; en janvier 1785, les rues de Saïde, d'Acre, et la Palestine étaient pleines d'Égyptiens, reconnaissables partout à leur peau noirâtre; et il en a pénétré jusqu'à Alep et à Diarbekr. L'on ne peut évaluer précisément la dépopulation de ces 2 années, parce que les Turks ne tiennent pas des registres de morts, de naissances, ni de dénombrement[99]; mais l'opinion commune était que le pays avait perdu le sixième de ses habitants.

Dans ces circonstances, on a vu se renouveler tous ces tableaux dont le récit fait frémir, et dont la vue imprime un sentiment d'horreur et de tristesse qui s'efface difficilement. Ainsi que dans la famine arrivée au Bengale, il y a quelques années, les rues et les places publiques étaient jonchées de squelettes exténués et mourants; leurs voix défaillantes imploraient en vain la pitié des passants; la crainte d'un danger commun endurcissait les cœurs; ces malheureux expiraient adossés aux maisons des beks, qu'ils savaient être approvisionnés de riz et de blé, et souvent les Mamlouks, importunés par leurs cris, les chassaient à coups de bâton. Aucun des moyens révoltants d'assouvir la rage de la faim n'a été oublié; ce qu'il y a de plus immonde était dévoré; et je n'oublierai jamais que, revenant de Syrie en France, au mois de mars 1785, j'ai vu sous les murs de l'ancienne Alexandrie, deux malheureux assis sur le cadavre d'un chameau, et disputant aux chiens ses lambeaux putrides.

Il se trouve parmi nous des ames énergiques qui, après avoir payé le tribut de compassion dû à de si grands malheurs, passent, par un retour d'indignation, à en faire un crime aux hommes qui les endurent. Ils jugent dignes de la mort ces peuples qui n'ont pas le courage de la repousser, ou qui la reçoivent sans se donner la consolation de la vengeance. On va même jusqu'à prendre ces faits en preuve d'un paradoxe moral témérairement avancé; et l'on veut en appuyer ce prétendu axiome, que les habitants des pays chauds, avilis par tempérament et par caractère, sont destinés par la nature à n'être jamais que les esclaves du despotisme.

Mais a-t-on bien examiné si des faits semblables ne sont jamais arrivés dans les climats qu'on veut honorer du privilége exclusif de la liberté? A-t-on bien observé si les faits généraux dont on s'autorise, ne sont point accompagnés de circonstances et d'accessoires qui en dénaturent les résultats? Il en est de la politique comme de la médecine, où des phénomènes isolés jettent dans l'erreur sur les vraies causes du mal. On se presse trop d'établir en règles générales des cas particuliers: ces principes universels qui plaisent tant à l'esprit ont presque toujours le défaut d'être vagues. Il est si rare que les faits sur lesquels on raisonne soient exacts, et l'observation en est si délicate, que l'on doit souvent craindre d'élever des systèmes sur des bases imaginaires.

Dans le cas dont il s'agit, si l'on approfondit les causes de l'accablement des Égyptiens, on trouvera que ce peuple, maîtrisé par des circonstances cruelles, est bien plus digne de pitié que de mépris. En effet, il n'en est pas de l'état politique de ce pays comme de celui de notre Europe. Parmi nous, les traces des anciennes révolutions s'affaiblissant chaque jour, les étrangers vainqueurs se sont rapprochés des indigènes vaincus; et ce mélange a formé des corps de nations identiques, qui n'ont plus eu que les mêmes intérêts. Dans l'Égypte, au contraire, et dans presque toute l'Asie, les peuples indigènes, asservis par des révolutions encore récentes à des conquérants étrangers, ont formé des corps mixtes dont les intérêts sont tous opposés. L'état est proprement divisé en deux factions: l'une, celle du peuple vainqueur, dont les individus occupent tous les emplois de la puissance civile et militaire; l'autre, celle du peuple vaincu, qui remplit toutes les classes subalternes de la société. La faction gouvernante, s'attribuant à titre de conquête le droit exclusif de toute propriété, ne traite la faction gouvernée que comme un instrument passif de ses jouissances; et celle-ci à son tour, dépouillée de tout intérêt personnel, ne rend à l'autre que le moins qu'il lui est possible: c'est un esclave à qui l'opulence de son maître est à charge, et qui s'affranchirait volontiers de sa servitude, s'il en avait les moyens. Cette impuissance est un autre caractère qui distingue cette constitution des nôtres. Dans les états de l'Europe, les gouvernements, tirant du sein même des nations les moyens de les gouverner, il ne leur est ni facile ni avantageux d'abuser de leur puissance; mais si, par un cas supposé, ils se formaient des intérêts personnels et distincts, ils n'en pourraient porter l'usage qu'à la tyrannie. La raison en est qu'outre cette multitude qu'on appelle peuple, qui, quoique forte par sa masse, est toujours faible par sa désunion, il existe un ordre mitoyen, qui, participant des qualités du peuple et du gouvernement, fait en quelque sorte équilibre entre l'un et l'autre. Cet ordre est la classe de tous ces citoyens opulents et aisés, qui, répandus dans les emplois de la société, ont un intérêt commun qu'on respecte les droits de sûreté et de propriété dont ils jouissent. Dans l'Égypte, au contraire, point d'état mitoyen, point de ces classes nombreuses de nobles, de gens de robe ou d'église, de négociants, de propriétaires, etc., qui sont en quelque sorte un corps intermédiaire entre le peuple et le gouvernement. Là, tout est militaire ou homme de loi, c'est-à-dire homme du gouvernement; ou tout est laboureur, artisan, marchand, c'est-à-dire peuple; et le peuple manque surtout du premier moyen de combattre l'oppression, l'art d'unir et de diriger ses forces. Pour détruire ou réformer les Mamlouks, il faudrait une ligue générale des paysans, et elle est impossible à former: le système d'oppression est méthodique; on dirait que partout les tyrans en ont la science infuse. Chaque province, chaque district a son gouverneur, chaque village a son lieutenant[100] qui veille aux mouvements de la multitude. Seul contre tous, s'il paraît faible, la puissance qu'il représente le rend fort. D'ailleurs, l'expérience prouve que partout où un homme a le courage de se faire maître, il en trouve qui ont la bassesse de le seconder. Ce lieutenant communique de son autorité à quelques membres de la société qu'il opprime, et ces individus deviennent ses appuis: jaloux les uns des autres, ils se disputent sa faveur, et il se sert de chacun tour à tour pour les détruire tous également. Les mêmes jalousies, et des haines invétérées divisent aussi les villages; mais en supposant une réunion déja si difficile, que pourrait, avec des bâtons ou même des fusils, une troupe de paysans à pied et presque nus, contre des cavaliers exercés et armés de pied en cap? Je désespère surtout du salut de l'Égypte, quand je considère la nature du terrain trop propre à la cavalerie. Parmi nous, si l'infanterie la mieux constituée redoute encore la cavalerie en plaine, que sera-ce chez un peuple qui n'a pas les premières idées de la tactique, qui ne peut même les acquérir, parce qu'elles sont le fruit de la pratique, et que la pratique est impossible? Ce n'est que dans les pays de montagnes que la liberté a de grandes ressources; c'est là qu'à la faveur du terrain, une petite troupe supplée au nombre par l'habileté. Unanime, parce qu'elle est d'abord peu nombreuse, elle acquiert chaque jour de nouvelles forces par l'habitude de les employer. L'oppresseur moins actif, parce qu'il est déja puissant, temporise; et il arrive enfin que ces troupes de paysans ou de voleurs qu'il méprisait deviennent des soldats aguerris qui lui disputent dans les plaines l'art des combats et le prix de la victoire. Dans les pays plats, au contraire, le moindre attroupement est dissipé, et le paysan novice, qui ne sait pas même faire un retranchement, n'a de ressource que dans la pitié de son maître et la continuation de son servage. Aussi, s'il était un principe général à établir, nul ne serait plus vrai que celui-ci: que les pays de plaine sont le siége de l'indolence et de l'esclavage; et les montagnes, la patrie de l'énergie et de la liberté[101]. Dans la situation présente des Égyptiens, il pourrait encore se faire qu'ils ne montrassent point de courage, sans qu'on pût dire que le germe leur en manque, et que le climat le leur a refusé. En effet, cet effort continu de l'ame, qu'on appelle courage, est une qualité qui tient bien plus au moral qu'au physique. Ce n'est point le plus ou le moins de chaleur du climat, mais plutôt l'énergie des passions et la confiance en ses forces qui donnent l'audace d'affronter les dangers. Si ces deux conditions n'existent pas, le courage peut rester inerte; mais ce sont les circonstances qui manquent, et non la faculté. D'ailleurs, s'il est des hommes capables d'énergie, ce doit être ceux dont l'ame et le corps trempés, si j'ose dire, par l'habitude de souffrir, ont pris une roideur qui émousse les traits de la douleur; et tels sont les Égyptiens. On se fait illusion quand on se les peint comme énervés par la chaleur, ou amollis par le libertinage. Les habitants des villes et les gens aisés peuvent avoir cette mollesse, qui dans tout climat est leur apanage; mais les paysans si méprisés, sous le nom fellâhs, supportent des fatigues étonnantes. On les voit passer des jours entiers à tirer de l'eau du Nil, exposés nus à un soleil qui nous tuerait. Ceux d'entre eux qui servent de valets aux Mamlouks font tous les mouvements du cavalier. A la ville, à la campagne, à la guerre, partout ils le suivent, et toujours à pied; ils passent des journées entières à courir devant ou derrière les chevaux; et quand ils sont las, ils s'attachent à leur queue, plutôt que de rester en arrière. Des traits moraux fournissent des inductions analogues à ces traits physiques. L'opiniâtreté que ces paysans montrent dans leurs haines et leurs vengeances[102], leur acharnement dans les combats qu'ils se livrent quelquefois de village à village, le point d'honneur qu'ils mettent à souffrir la bastonnade sans déceler leur secret[103], leur barbarie même à punir dans leurs femmes et leurs filles le moindre échec à la pudeur[104], tout prouve que si le préjugé a su leur trouver de l'énergie sur certains points, cette énergie n'a besoin que d'être dirigée, pour devenir un courage redoutable. Les émeutes et les séditions que leur patience lassée excite quelquefois, surtout dans la province de Charqié, indiquent un feu couvert qui n'attend, pour faire explosion, que des mains qui sachent l'agiter.

§ III.

États des arts et des esprits.

Mais un obstacle puissant à toute heureuse révolution en Égypte c'est l'ignorance profonde de la nation; c'est cette ignorance qui, aveuglant les esprits sur les causes des maux et sur leurs remèdes, les aveugle aussi sur les moyens d'y remédier.

Me proposant de revenir à cet article qui, comme plusieurs des précédents, est commun à toute la Turkie, je n'insiste pas sur les détails. Il suffit d'observer que cette ignorance répandue sur toutes les classes étend ses effets sur tous les genres de connaissances morales et physiques, sur les sciences, sur les beaux-arts, même sur les arts mécaniques. Les plus simples y sont encore dans une sorte d'enfance. Les ouvrages de menuiserie, de serrurerie, d'arquebuserie, y sont grossiers. Les merceries, les quincailleries, les canons de fusil et de pistolet viennent tous de l'étranger. A peine trouve-t-on au Kaire un horloger qui sache raccommoder une montre, et il est européen. Les joailliers y sont plus communs qu'à Smyrne et Alep; mais ils ne savent pas monter proprement la plus simple rose. On y fait de la poudre à canon, mais elle est brute. Il y a des raffineries, mais le sucre est plein de mélasse, et celui qui est blanc devient trop coûteux. Les seuls objets qui aient quelque perfection sont les étoffes de soie; encore le travail en est bien moins fini, et le prix beaucoup plus fort qu'en Europe.


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