Voyage en Égypte et en Syrie - Tome 1
CHAPITRE VIII.
État du commerce.
DANS cette barbarie générale, on pourra s'étonner que le commerce ait conservé l'activité qu'il déploie encore au Kaire; mais l'examen attentif des sources d'où il la tire donne la solution du problème.
Deux causes principales font du Kaire le siége d'un grand commerce: la première est la réunion de toutes les consommations de l'Égypte dans l'enceinte de cette ville. Tous les grands propriétaires, c'est-à-dire les Mamlouks et les gens de loi, y sont rassemblés, et ils y attirent leurs revenus, sans rien rendre au pays qui les fournit.
La seconde est la position qui en fait un lieu de passage, un centre de circulation dont les rameaux s'étendent par la mer Rouge dans l'Arabie et dans l'Inde; par le Nil, dans l'Abissinie et l'intérieur de l'Afrique; et par la Méditerranée, dans l'Europe et l'empire turk. Chaque année il arrive au Kaire une caravane d'Abissinie, qui apporte 1,000 à 1,200 esclaves noirs, et des dents d'éléphant, de la poudre d'or, des plumes d'autruche, des gommes, des perroquets et des singes[105]. Une autre, formée aux extrémités de Maroc, et destinée pour la Mekke, appelle les pèlerins, même des rives du Sénégal[106]. Elle côtoie la Méditerranée en recueillant ceux d'Alger, de Tunis, de Tripoli, etc., et arrive par le désert à Alexandrie, forte de 3 à 4,000 chameaux. De là elle va au Kaire, où elle se joint à la caravane d'Égypte. Toutes deux de concert partent ensuite pour la Mekke, d'où elles reviennent 100 jours après. Mais les pèlerins de Maroc, qui ont encore 600 lieues à faire, n'arrivent chez eux qu'après une absence totale de plus d'un an. Le chargement de ces caravanes consiste en étoffes de l'Inde, en châles, en gommes, en parfums, en perles, et surtout en cafés de l'Yémen. Ces mêmes objets arrivent par une autre voie à Suez, où les vents de sud amènent en mai 26 à 28 voiles parties du port de Djedda. Le Kaire ne garde pas la somme entière de ces marchandises; mais, outre la portion qu'il en consomme, il profite encore des droits de passage et des dépenses des pèlerins. D'autre part, il vient de temps en temps de Damas de petites caravanes qui apportent des étoffes de soie et de coton, des huiles et des fruits secs. Dans la belle saison la rade de Damiât a toujours quelques vaisseaux qui débarquent les tabacs à pipe de Lataqîé. La consommation de cette denrée est énorme en Égypte. Ces vaisseaux prennent du riz en échange, pendant que d'autres se succèdent sans cesse à Alexandrie, et apportent de Constantinople des vêtements, des armes, des fourrures, des passagers et des merceries. D'autres encore arrivent de Marseille, de Livourne et de Venise, avec des draps, des cochenilles, des étoffes et des galons de Lyon, des épiceries, du papier, du fer, du plomb, des sequins de Venise, et des dahlers d'Allemagne. Tous ces objets, transportés par mer à Rosette sur des bateaux qu'on appelle djerm[107], y sont d'abord déposés, puis rembarqués sur le Nil et envoyés au Kaire. D'après ce tableau, il n'est pas étonnant que le commerce offre un spectacle imposant dans cette capitale[108]; mais si l'on examine en quels canaux se versent ces richesses, si l'on considère qu'une grande partie des marchandises de l'Inde, et du café, passe à l'étranger; que la dette en est acquittée avec des marchandises d'Europe et de Turkie; que la consommation du pays consiste presque toute en objets de luxe qui ont reçu leur dernier travail; enfin, que les produits donnés en retour sont, en grande partie, des matières brutes, l'on jugera que tout ce commerce s'exécute sans qu'il en résulte beaucoup d'avantages pour la richesse de l'Égypte et le bien-être de la nation.
CHAPITRE IX.
De l'isthme de Suez, et de la jonction de la Mer Rouge
à la Méditerranée.
J'AI parlé du commerce que le Kaire entretient avec l'Arabie et l'Inde par la voie de Suez; ce sujet rappelle une question dont on s'occupe assez souvent en Europe: savoir, s'il ne serait pas possible de couper l'isthme qui sépare la mer Rouge de la Méditerranée, afin que les vaisseaux pussent se rendre dans l'Inde par une route plus courte que celle du cap de Bonne-Espérance. On est porté à croire cette opération praticable, à raison du peu de largeur de l'isthme. Mais dans un voyage que j'ai fait à Suez, il m'a semblé voir des raisons de penser le contraire.
1º Il est bien vrai que l'espace qui sépare les deux mers n'est pas de plus de 18 à 19 lieues communes; il est bien vrai encore que ce terrain n'est point traversé par des montagnes, et que du haut des terrasses de Suez l'on ne découvre avec la lunette d'approche sur une plaine nue et rase, à perte de vue, qu'un seul rideau dans la partie du nord-ouest: ainsi ce n'est point la différence des niveaux qui s'oppose à la jonction[109]; mais le grand obstacle est que dans toute la partie où la Méditerranée et la mer Rouge se répondent, le rivage de part et d'autre est un sol bas et sablonneux, où les eaux forment des lacs et des marais semés de grèves; en sorte que les vaisseaux ne peuvent s'approcher de la côte qu'à une grande distance. Or, comment pratiquer dans les sables mouvants un canal durable? D'ailleurs la plage manque de ports, et il faudrait les construire de toutes pièces; enfin le terrain manque absolument d'eau douce, et il faudrait pour une grande population la tirer de fort loin, c'est-à-dire du Nil.
Le meilleur et le seul moyen de jonction est donc celui qu'on a déja pratiqué plusieurs fois avec succès; savoir, de faire communiquer les deux mers par l'intermède du fleuve même: le terrain s'y prête sans effort; car le mont Moqattam, s'abaissant tout à coup à la hauteur du Kaire, ne forme plus qu'une esplanade basse et demi-circulaire, autour de laquelle règne une plaine d'un niveau égal depuis le bord du Nil jusqu'à la pointe de la mer Rouge. Les anciens, qui saisirent de bonne heure l'état de ce local, en prirent l'idée de joindre les deux mers par un canal conduit au fleuve. Strabon observe que le premier fut construit sous Sésostris, qui régnait du temps de la guerre de Troie[110]; et cet ouvrage avait fait assez de sensation pour qu'on eût noté qu'il avait 100 coudées (ou 170 pieds de large) sur une profondeur suffisante à un grand vaisseau. Après l'invasion des Grecs, les Ptolémées le rétablirent. Sous l'empire des Romains, Trajan le renouvela. Enfin il n'y a pas jusqu'aux Arabes qui n'aient suivi ces exemples. Du temps d'Omar ebn-el Kattab (en 640), dit l'historien el-Makin, les villes de la Mekke et de Médine souffrant de la disette, ce kalife ordonna au gouverneur d'Égypte, Amrou, de tirer un canal du Nil à Qolzoum, afin de faire passer désormais par cette voie les contributions de blé et d'orge destinées à l'Arabie. Cent trente-quatre ans après, le kalife Abou-Djafar-al-Mansor le fit obstruer par le motif inverse de couper les vivres à un descendant d'Ali révolté à Médine; et depuis ce temps il n'a pas été rouvert. Ce canal est le même qui, de nos jours, passe au Kaire, et qui va se perdre dans la campagne au nord-est de Berket-el-Hadj, ou lac des Pèlerins. Qolzoum, le Clysma des Grecs, où il aboutissait, est ruiné depuis plusieurs siècles; mais le nom et l'emplacement subsistent encore dans un monticule de sable, de briques et de pierres, situé à 300 pas au nord de Suez, sur le bord de la mer, en face du gué qui conduit à la source d'el-Nabâ. J'ai vu cet endroit comme Niebuhr, et les Arabes m'ont dit, comme à lui, qu'il s'appelait Qolzoum; ainsi d'Anville s'est trompé lorsque, sur une indication vicieuse de Ptolémée, il a rejeté Clysma 8 lieues plus au sud. Je le crois également en erreur dans l'application qu'il fait de Suez à l'ancienne Arsinoé. Cette ville ayant été, selon les Grecs et les Arabes, au nord de Clysma, on doit en chercher les traces, d'après l'indication de Strabon[111], tout au fond du golfe, en tirant vers l'Égypte, sans aller néanmoins, comme Savary, jusqu'à Adjeroud, qui est trop dans l'ouest: l'on doit se borner au terrain bas qui s'étend environ 2 lieues au bout du golfe actuel, cet espace étant tout ce qu'on peut accorder de retraite à la mer depuis 17 siècles. Jadis ces cantons étaient peuplés de villes qui ont disparu avec l'eau du Nil; les canaux qui l'apportaient se sont détruits, parce que dans ce terrain mouvant ils s'encombrent rapidement, et par l'action du vent, et par la cavalerie des Arabes bedouins. Aujourd'hui le commerce du Kaire avec Suez ne s'exerce qu'au moyen des caravanes qui ont lieu lors de l'arrivée et du départ des vaisseaux, c'est-à-dire sur la fin d'avril, ou au commencement de mai, et dans le cours de juillet et d'août. Celle que j'accompagnai en 1783 était composée d'environ 3,000 chameaux et de 5 à 6,000 hommes[112]. Le chargement consistait en bois, voiles et cordages pour les vaisseaux de Suez; en quelques ancres portées chacune par 4 chameaux; en barres de fer, en étain, en plomb; en quelques ballots de draps et barils de cochenille; en blés, orges, fèves, etc.; en piastres de Turkie, sequins de Venise, et dahlers de l'Empire. Toutes ces marchandises étaient destinées pour Djedda, la Mekke et Moka, où elles acquittent la dette des marchandises venues de l'Inde et du café d'Arabie, qui fait la base des retours. Il y avait en outre une grande quantité de pèlerins, qui préféraient la route de mer à celle de terre, et enfin les provisions nécessaires, telles que le riz, la viande, le bois, et même l'eau; car Suez est l'endroit du monde le plus dénué de tout. Du haut des terrasses, la vue portée sur la plaine sablonneuse du nord et de l'ouest, ou sur les rochers blanchâtres de l'Arabie à l'est, ou sur la mer et le Moqattam dans le sud, ne rencontre pas un arbre, pas un brin de verdure où se reposer. Des sables jaunes, ou une plaine d'eau verdâtre, voilà tout ce qu'offre le séjour de Suez; l'état de ruine des maisons en augmente la tristesse. La seule eau potable des environs vient de el-Nabâ, c'est-à-dire la source, située à 3 heures de marche sur le rivage d'Arabie; elle est si saumâtre qu'il n'y a qu'un mélange de rum qui puisse la rendre supportable à des Européens. La mer pourrait fournir quantité de poissons et de coquillages; mais les Arabes pêchent peu et mal: aussi, lorsque les vaisseaux sont partis, ne reste-t-il à Suez que le Mamlouk qui en est le gouverneur, et 12 à 15 personnes qui forment sa maison et la garnison. Sa forteresse est une masure sans défense, que les Arabes regardent comme une citadelle, à cause de 6 canons de bronze de 4 livres de balle, et de 2 canonniers grecs qui tirent en détournant la tête. Le port est un mauvais quai, où les plus petits bateaux ne peuvent aborder que dans la marée haute: c'est là néanmoins qu'on prend les marchandises pour les conduire, à travers les bancs de sable, aux vaisseaux qui mouillent dans la rade. Cette rade, située à une lieue de la ville, en est séparée par une plage découverte au temps du reflux; elle n'a aucune protection, en sorte qu'on y attaquerait impunément les 28 bâtiments que j'y ai comptés. Ces bâtiments, par eux-mêmes, sont incapables de résistance, n'ayant chacun pour toute artillerie que 4 pierriers rouillés. Chaque année leur nombre diminue, parce que, naviguant terre à terre sur une côte pleine d'écueils, il en périt toujours au moins 1 sur 9. En 1783, l'un d'eux ayant relâché à el-Tor pour faire de l'eau, il fut surpris par les Arabes pendant que l'équipage dormait à terre. Après en avoir débarqué 1,500 fardes de café, ils abandonnèrent le navire au vent, qui le jeta sur la côte. Le chantier de Suez est peu propre à réparer ces pertes; on y bâtit à peine une cayasse en 3 ans. D'ailleurs, la mer, qui, par son flux et reflux, accumule les sables sur cette plage, finira par encombrer le chenal, et il arrivera à Suez ce qui est arrivé à Qolzoum et à Arsinoé. Si l'Égypte avait alors un bon gouvernement, il profiterait de cet accident pour élever une autre ville dans la rade même, où l'on pourrait l'exploiter par une chaussée de 7 à 8 pieds d'élévation seulement, attendu que la marée ne monte pas à plus de 3 et demi à l'ordinaire. Il réparerait ou recreuserait le canal du Nil, et il économiserait les 500,000 livres que coûte chaque année l'escorte des Arabes Haouatât et Ayaïdi. Enfin, pour éviter la barre si dangereuse du Bogâz de Rosette, il rendrait navigable le canal d'Alexandrie, d'où les marchandises se verseraient immédiatement dans le port. Mais de tels soins ne seront jamais ceux du gouvernement actuel. Le peu de faveur qu'il accorde au commerce n'est pas même fondé sur des motifs raisonnables; s'il le tolère, ce n'est que parce qu'il y trouve un moyen de satisfaire sa rapacité, une source où il puise sans s'embarrasser de la tarir. Il ne sait pas même profiter du grand intérêt que les Européens mettent à communiquer avec l'Inde. En vain les Anglais et les Français ont essayé de prendre des arrangements avec lui pour s'ouvrir cette route, il s'y est refusé, ou il les a rendus inutiles. L'on se flatterait à tort de succès durables; car, lors même qu'on aurait conclu des traités, les révolutions, qui du soir au matin changent le Kaire, en annuleraient l'effet, comme il est arrivé au traité que le gouverneur du Bengale avait conclu en 1775 avec Mohammad-bek. Telle est d'ailleurs l'avidité et la mauvaise foi des Mamlouks, qu'ils trouveront toujours des prétextes pour vexer les négociants, ou qu'ils augmenteront, contre leur parole, les droits de douane. Ceux du café sont énormes en ce moment. La balle ou farde de cette denrée, pesant 370 à 375 livres, et coûtant à Moka 45 pataques[113], ou 236 livres tournois, paie à Suez en droit de bahr ou de mer 147 livres: plus, une addition de 69 livres, imposée en 1783[114]; en sorte que, si l'on y joint les 6 pour 100 perçus à Djedda, on trouvera que les droits égalent presque le prix d'achat[115].
CHAPITRE X.
Des douanes et des impôts.
LA régie des douanes forme en Égypte, comme par toute la Turquie, un des principaux emplois du gouvernement. L'homme qui l'exerce est tout à la fois contrôleur et fermier général. Tous les droits d'entrée, de sortie et de circulation dépendent de lui. Il nomme tous les subalternes qu'il lui plaît pour les percevoir. Il y joint les paltes ou priviléges exclusifs des natrons de Terâné, des soudes d'Alexandrie, de la casse de Thébaïde, et des sénés de Nubie; en un mot, il est le despote du commerce, qu'il règle à son gré. Son bail n'est jamais que pour un an. Le prix de sa ferme, en 1783, était de 1,000 bourses, qui, à raison de 500 piastres la bourse, et de 2 livres 10 sous la piastre, font 1,250,000 livres. Il est vrai qu'on y peut joindre un casuel d'avanies, ou de demandes accidentelles; c'est-à-dire, que lorsque Mourâd-bek ou Ibrahim ont besoin de 500,000 livres, ils font venir le douanier, qui ne se dispense jamais de les compter. Mais sur le rescrit qu'ils lui délivrent, il a la faculté de reverser l'avanie sur le commerce, dont il taxe à l'amiable les divers corps ou nations, tels que les Francs, les Barbaresques, les Turks, etc., et il arrive souvent que cela même devient une aubaine pour lui. Dans quelques provinces de Turkie, le douanier est aussi chargé de la perception du miri, espèce d'impôt qui porte uniquement sur les terres. Mais en Égypte cette régie est confiée aux écrivains coptes, qui l'exercent sous la direction du secrétaire du commandant. Ces écrivains ont les registres de chaque village, et sont chargés de recevoir les paiements, et de les compter au trésor; souvent ils profitent de l'ignorance des paysans pour ne point porter en reçu les à-compte, et les font payer deux fois: souvent ils font vendre les bœufs, les buffles, et jusqu'à la natte de ces malheureux: l'on peut dire qu'ils sont en tout des agents dignes de leurs maîtres. La taxe ordinaire devrait revenir à 33 piastres par feddân, c'est-à-dire, à près de 83 livres par couple de bœufs; mais elle se trouve quelquefois portée, par abus, jusqu'à 200 livres. On estime que la somme totale du miri, perçue tant en argent qu'en blés, orges, fèves, riz, etc., peut se monter de 46 à 50 millions de France, lorsque le pain se vend un fadda le rotle, c'est-à-dire 5 liards la livre de 14 onces.
Pour en revenir aux douanes, elles étaient ci-devant exercées, selon l'ancien usage, par les Juifs; mais Ali-bek les ayant complètement ruinés en 1769, par une avanie énorme, la douane a passé aux mains des chrétiens de Syrie, qui la conservent encore. Ces chrétiens, venus de Damas au Kaire il y a environ 50 ans, n'étaient d'abord que 2 ou 3 familles; leurs bénéfices en attirèrent d'autres, et le nombre s'en est multiplié jusqu'à près de 500. Leur modestie et leur économie les mirent à portée de s'emparer d'une branche de commerce, puis d'une autre; enfin ils se trouvèrent en état d'affermer la douane lors du désastre des Juifs; et de ce moment ils ont acquis une opulence et pris des prétentions qui pourront finir par le sort des Juifs. On en crut le moment venu, lorsque leur chef, Antoine Farâouan, déserta furtivement l'Égypte (en 1784), et vint à Livourne chercher la sûreté nécessaire pour jouir d'une fortune de 3 millions; mais cet événement, qui n'avait pas d'exemple[116], n'a pas eu de suites.
Du commerce des Francs au Kaire.
Après ces chrétiens, le corps des négociants le plus considérable est celui des Européens, connus dans le Levant sous le nom de Francs. Dès long-temps les Vénitiens ont eu au Kaire des établissements où ils avaient des sailles, des étoffes de soie, des glaces, des merceries, etc. Les Anglais y ont aussi participé en envoyant des draps, des armes et quincailleries qui ont conservé jusqu'à ce jour une réputation de supériorité. Mais les Français, en fournissant des objets semblables à bien meilleur marché, ont depuis 20 ans obtenu la préférence et donné l'exclusion à leurs rivaux. Le pillage de la caravane qui voulut passer de Suez au Kaire en 1779[117] a porté le dernier coup aux Anglais; et depuis cette époque on n'a pas vu dans ces deux villes, même un seul facteur de cette nation. La base du commerce des Français en Egypte consiste, comme dans tout le Levant, en draps légers de Languedoc, appelés londrins premiers et londrins seconds. Ils en débitent, année commune, entre 900 et 1,000 ballots. Le bénéfice est de 35 et 40 pour cent; mais les retraits qu'ils font leur donnant une perte de 20 et 25, le produit net reste de 15 pour cent. Les autres objets d'importation sont du fer, du plomb, des épiceries, 120 barils de cochenille, quelques galons, des étoffes de Lyon, divers articles de mercerie, enfin des dahlers et des sequins.
En échange, ils prennent des cafés d'Arabie, des gommes d'Afrique, des toiles grossières de coton fabriquées à Manouf, et qu'on envoie en Amérique; des cuirs crus, du safranon, du sel ammoniac et du riz[118]. Ces objets acquittent rarement la dette, et l'on est toujours embarrassé pour les retours; ce n'est pas cependant faute de productions variées, puisque l'Égypte rend du blé, du riz, du doura[119], du millet, du sésame, du coton, du lin, du séné, de la casse, des cannes à sucre, du nitre, du natron, du sel ammoniac, du miel et de la cire. L'on pourrait avoir des soies et du vin; mais l'industrie et l'activité manquent, parce que l'homme qui cultiverait n'en jouirait pas. On estime que l'importation des Français peut s'élever de 2 millions et demi à 3 millions de livres. La France avait entretenu un consul jusqu'en 1777; mais à cette époque, les dépenses qu'il causait engagèrent à le retirer: on le transféra à Alexandrie, et les négociants, qui le laissèrent partir sans réclamer d'indemnités, sont demeurés au Kaire à leur risques et fortune. Leur situation, qui n'a pas changé, est à peu près celle des Hollandais à Nangazaki, c'est-à-dire que, renfermés dans un grand cul-de-sac, ils vivent entre eux sans beaucoup de communications au dehors; ils les craignent même, et ne sortent que le moins qu'il est possible, pour ne pas s'exposer aux insultes du peuple, qui hait le nom des Francs, ou aux outrages des Mamlouks, qui les forcent dans les rues de descendre de leurs ânes. Dans cette espèce de détention habituelle, ils tremblent à chaque instant que la peste ne les oblige de se clore dans leurs maisons, ou que quelque émeute n'expose leur contrée au pillage, ou que le commandant ne fasse quelque demande d'argent[120], ou qu'enfin des beks ne les forcent à des fournissements toujours dangereux. Leurs affaires ne leur causent pas moins de soucis. Obligés de vendre à crédit, rarement sont-ils payés aux termes convenus. Les lettres de change même n'ont aucune police, aucun recours en justice, parce que la justice est un mal pire qu'une banqueroute: tout se fait sur conscience, et cette conscience depuis quelque temps s'altère de plus en plus: on leur diffère des payements pendant des années entières; quelquefois on n'en fait pas du tout, presque toujours on les tronque. Les chrétiens, qui sont leur principaux correspondants, sont à cet égard plus infidèles que les Turks mêmes; et il est remarquable que, dans tout l'empire, le caractère des chrétiens est très-inférieur à celui des musulmans; cependant on s'est réduit à faire tout par leurs mains. Ajoutez qu'on ne peut jamais réaliser les fonds, parce que l'on ne recouvre sa dette qu'en s'engageant d'une créance plus considérable. Par toutes ces raisons, le Kaire est l'échelle la plus précaire et la plus désagréable de tout le Levant: il y a 15 ans, l'on y comptait 9 maisons françaises; en 1785, elles étaient réduites à 3, et bientôt peut-être n'en restera-t-il pas une seule. Les chrétiens qui se sont établis depuis quelque temps à Livourne, portent une atteinte fatale à cet établissement par la correspondance immédiate qu'ils entretiennent avec leurs compatriotes; et le grand-duc de Toscane, qui les traite comme ses sujets, concourt de tout son pouvoir à l'augmentation de leur commerce.
CHAPITRE XI.
De la ville du Kaire.
LE Kaire, dont j'ai déja beaucoup parlé, est une ville si célèbre, qu'il convient de la faire encore mieux connaître par quelques détails. Cette capitale de l'Égypte ne porte point dans le pays le nom d'el-Qâhera, que lui donna son fondateur; les Arabes ne la connaissent que sous celui de Masr, qui n'a pas de sens connu, mais qui paraît l'ancien nom oriental de la basse Égypte[121]. Cette ville est située sur la rive orientale du Nil, à un quart de lieue de ce fleuve, ce qui la prive d'un grand avantage. Le canal qui l'y joint ne saurait l'en dédommager, puisqu'il n'a d'eau courante que pendant l'inondation. A entendre parler du grand Kaire, il semblerait que ce dût être une capitale au moins semblable aux nôtres; mais si l'on observe que chez nous-mêmes les villes n'ont commencé à se décorer que depuis 100 ans, on jugera que dans un pays où tout est encore au 10e siècle, elles doivent participer à la barbarie commune. Aussi le Kaire n'a-t-il pas de ces édifices publics ou particuliers, ni de ces places régulières, ni de ces rues alignées, où l'architecture déploie ses beautés. Les environs sont masqués par des collines poudreuses, formées des décombres qui s'accumulent chaque jour[122]; et près d'elles la multitude des tombeaux et l'infection des voiries choquent à la fois l'odorat et les yeux. Dans l'intérieur, les rues sont étroites et tortueuses; et comme elles ne sont point pavées, la foule des hommes, des chameaux, des ânes et des chiens qui s'y pressent, élève une poussière incommode; souvent les particuliers arrosent devant leurs portes, et à la poussière succèdent la boue et des vapeurs mal odorantes. Contre l'usage ordinaire de l'Orient, les maisons sont à deux et trois étages, terminés par une terrasse pavée ou glaisée; la plupart sont en terre et en briques mal cuites; le reste est en pierres molles d'un beau grain, que l'on tire du mont Moqattam, qui est voisin; toutes ces maisons ont un air de prison, parce qu'elles manquent de jour sur la rue. Il est trop dangereux en pareil pays d'être éclairé; l'on a même la précaution de faire la porte d'entrée fort basse; l'intérieur est mal distribué; cependant chez les grands on trouve quelques ornements et quelques commodités; on doit surtout y priser de vastes salles où l'eau jaillit dans des bassins de marbre. Le pavé, formé d'une marqueterie de marbre et de faïence colorés, est couvert de nattes, de matelas, et, par-dessus le tout, d'un riche tapis sur lequel on s'assied jambes croisées. Autour du mur règne une espèce de sofa chargé de coussins mobiles propres à appuyer le dos ou les coudes. A 7 ou 8 pieds de hauteur, est un rayon de planches garnies de porcelaines de la Chine et du Japon. Les murs, d'ailleurs nus, sont bigarrés de sentences tirées du Qôran, et d'arabesques en couleurs, dont on charge aussi le portail des beks. Les fenêtres n'ont point de verres ni de châssis mobiles, mais seulement un treillage à jour, dont la façon coûte quelquefois plus que nos glaces. Le jour vient des cours intérieures, d'où les sycomores renvoient un reflet de verdure qui plaît à l'œil. Enfin, une ouverture au nord ou au sommet du plancher, procure un air frais, pendant que, par une contradiction assez bizarre, on s'environne de vêtements et de meubles chauds, tels que les draps de laine et les fourrures. Les riches prétendent; par ces précautions, écarter les maladies, mais le peuple, avec sa chemise bleue et ses nattes dures, s'enrhume moins et se porte mieux.
Population du Kaire et de l'Égypte.
On fait souvent des questions sur la population du Kaire: si l'on en veut croire le douanier Antoun Farâoun, cité par le baron de Tott, elle approche de 700,000 ames, y compris Boulâq, faubourg et port détaché de la ville; mais tous les calculs de population en Turkie sont arbitraires, parce qu'on n'y tient point de registres de naissances, de morts ou de mariages. Les musulmans ont même des préjugés superstitieux contre les dénombrements. Les seuls chrétiens pourraient être recensés au moyen des billets de leur capitation[123]. Tout ce qu'on peut dire de certain, c'est que, d'après le plan géométrique de Niebuhr, levé en 1761, le Kaire a 3 lieues de circuit, c'est-à-dire à peu près le circuit de Paris, pris par la ligne des boulevards. Dans cette enceinte il y a quantité de jardins, de cours, de terrains vides et de ruines. Or, si Paris, dans l'enceinte des boulevards, ne donne pas plus de 700,000 ames, quoique bâti à cinq étages, il est difficile de croire que le Kaire, qui n'en a que deux, tienne plus de 250,000 ames. Il est également impossible d'apprécier au juste la population de l'Égypte entière. Néanmoins, puisqu'il est connu que le nombre des villes et des villages ne passe pas 2,300[124], le nombre des habitants de chaque lieu, ne pouvant s'évaluer l'un portant l'autre à plus de 1,000 âmes, même en y confondant le Kaire, la population totale ne doit s'élever qu'à 2,300,000 ames. La consistance des terres cultivables est, selon d'Anville, de 2,000 et 100 lieues carrées: de là résulte, par chaque lieue carrée, 1,142 habitants. Ce rapport, plus fort que celui de France même, pourra faire croire que l'Égypte n'est pas si dépeuplée qu'on l'imagine; mais si l'on observe que les terres ne se reposent jamais, et qu'elles sont toutes fécondes, on conviendra que cette population est très-faible en comparaison de ce qu'elle a été, et de ce qu'elle pourrait être.
Parmi les singularités qui frappent un étranger au Kaire, on peut citer la quantité prodigieuse de chiens hideux qui vaguent dans les rues, et de milans, qui planent sur les maisons, en jetant des cris importuns et lugubres. Les musulmans ne tuent ni les uns ni les autres, quoiqu'ils les réputent également immondes[125]; au contraire, ils leur jettent souvent les débris des tables, et les dévots font pour les chiens des fondations d'eau et de pain. Ces animaux ont d'ailleurs la ressource des voiries, qui, à la vérité, n'empêche pas qu'ils n'endurent quelquefois la faim et la soif; mais ce qui doit étonner, c'est que ces extrémités ne sont jamais suivies de la rage. Prosper Alpin en a déja fait la remarque dans son Traité de la médecine des Égyptiens. La rage est également inconnue en Syrie; cependant le nom de cette maladie existe dans la langue arabe, et n'y a point une origine étrangère.
CHAPITRE XII.
Des maladies de l'Égypte.
§ I.
De la perte de la vue.
CE phénomène dans le genre des maladies n'est pas le seul remarquable en Égypte; il en est plusieurs autres qui méritent d'être rapportés.
Le plus frappant de tous est la quantité prodigieuse des vues perdues ou gâtées; elle est au point que, marchant dans les rues du Kaire, j'ai souvent rencontré, sur 100 personnes, 20 aveugles, 18 borgnes, et 20 autres dont les yeux étaient rouges, purulents ou tachés. Presque tout le monde porte des bandeaux, indice d'une ophthalmie naissante ou convalescente; ce qui ne m'a pas moins étonné est le sang-froid ou l'apathie avec laquelle on supporte un si grand malheur. C'était écrit, dit le musulman; louange à Dieu! Dieu l'a voulu, dit le chrétien; qu'il soit béni! Cette résignation est sans doute ce qu'il y a de mieux à faire quand le mal est arrivé; mais par un abus funeste, en empêchant de rechercher les causes, elle en devient une elle-même. Parmi nous, quelques médecins ont traité cette question; mais n'ayant point connu toutes les circonstances du fait, ils n'en ont pu parler que vaguement. J'en vais faire un tableau général, afin que l'on puisse en tirer la solution du problème.
1º Les fluxions des yeux et leurs suites ne sont point particulières à l'Égypte; on les retrouve également en Syrie, avec cette différence qu'elles y sont moins répandues; et il est remarquable que la côte de la mer y est seule sujette.
2º La ville du Kaire, toujours pleine d'immondices, y est plus sujette que tout le reste de l'Égypte[126]; le peuple, plus que les gens aisés; les naturels, plus que les étrangers: rarement les Mamlouks en sont-ils attaqués. Enfin, les paysans du Delta y sont plus sujets que les Arabes bedouins.
3º Les fluxions n'ont pas de saison bien marquée, quoi qu'en ait dit Prosper Alpin; c'est une endémie commune à tous les mois et à tous les âges.
En raisonnant sur ces éléments, il m'a semblé que l'on ne pouvait pas admettre pour cause principale les vents du midi, parce qu'alors l'épidémie devrait être propre au mois d'avril, et que les bedouins en seraient affectés comme les paysans: on ne peut admettre non plus la poussière fine répandue dans l'air, parce que les paysans y sont plus exposés que les habitants de la ville: l'habitude de dormir sur les terrasses a plus de réalité, mais cette cause n'est point unique ni simple; car dans les pays intérieurs et loin de la mer, tels que la vallée du Balbek, le Diarbekr, les plaines de Haurân et dans les montagnes, on dort sur les terrasses, sans que la vue en soit affectée. Si donc au Kaire, dans tout le Delta et sur les côtes de la Syrie, il est dangereux de dormir à l'air, il faut que cet air prenne du voisinage de la mer une qualité nuisible: cette qualité, sans doute, est l'humidité jointe à la chaleur, qui devient alors un principe premier de maladies. La salinité de cet air, si marquée dans le Delta, y contribue encore par l'irritation et les démangeaisons qu'elle cause aux yeux, ainsi que je l'ai éprouvé; enfin, le régime des Égyptiens me paraît lui-même un agent puissant. Le fromage, le lait aigre, le miel, le raisiné, les fruits verts, les légumes crus, qui sont la nourriture ordinaire du peuple, produisent dans le bas-ventre un trouble qui, selon l'observation des praticiens, se porte sur la vue; les oignons crus surtout, dont ils abusent, ont pour l'échauffer une vertu que les moines de Syrie m'ont fait remarquer sur moi-même. Des corps ainsi nourris abondent en humeurs corrompues qui cherchent sans cesse un écouloir. Détournées des voies internes par la sueur habituelle, elles viennent à l'extérieur, et s'établissent où elles trouvent moins de résistance. Elles doivent préférer la tête, parce que les Égyptiens, en la rasant toutes les semaines, et en la couvrant d'une coiffure prodigieusement chaude, en font un foyer principal de sueur. Or, pour peu que cette tête reçoive une impression de froid en se découvrant, la transpiration se supprime et se jette sur les dents, ou plus volontiers sur les yeux, comme partie moins résistante. A chaque fluxion l'organe s'affaiblit et il finit par se détruire. Cette disposition, transmise par la génération, devient une nouvelle cause de maladie: de là vient que les naturels y sont plus exposés que les étrangers. L'excessive transpiration de la tête est un agent d'autant plus probable, que les anciens Égyptiens, qui la portaient nue, n'ont point été cités par les médecins pour être si affligés d'ophthalmies[127]; et les Arabes du désert qui se la couvrent peu, surtout dans le bas âge, en sont de même exempts.
§ II.
De la petite-vérole.
Une grande partie des cécités en Égypte est causée par les suites de la petite-vérole. Cette maladie, qui y est très-meurtrière, n'y est point traitée selon une bonne méthode: dans les 3 premiers jours on y donne aux malades du debs ou raisiné, du miel et du sucre; et dès le 7e on leur permet le laitage et le poisson salé, comme en pleine santé: dans la dépuration, on ne les purge jamais, et l'on évite surtout de leur laver les yeux, encore qu'ils les aient pleins de pus, et que les paupières soient collées par la sérosité desséchée: ce n'est qu'au bout de 40 jours que l'on fait cette opération, et alors le séjour du pus, en irritant le globe, y a déterminé un cautère qui ronge l'œil entier. Ce n'est pas que l'inoculation y soit inconnue, mais on s'en sert peu. Les Syriens et les habitants de l'Anadolie, qui la connaissent depuis long-temps, n'en usent guère davantage[128].
L'on doit regarder ces vices de régime comme des agents plus pernicieux que le climat, qui n'a rien de malsain[129]; c'est à la mauvaise nourriture surtout que l'on doit attribuer et les hideuses formes des mendiants, et l'air misérable et avorté des enfants du Kaire. Ces petites créatures n'offrent nulle part ailleurs un extérieur si affligeant; l'œil creux, le teint hâve et bouffi, le ventre gonflé d'obstructions, les extrémités maigres et la peau jaunâtre, ils ont l'air de lutter sans cesse contre la mort. Leurs mères ignorantes prétendent que c'est le regard malfaisant de quelque envieux qui les ensorcelle, et ce préjugé ancien[130] est encore général et enraciné dans la Turkie; mais la vraie cause est dans la mauvaise nourriture. Aussi, malgré les talismans[131], en périt-il une quantité incroyable; et cette ville possède, plus qu'aucune capitale, la funeste propriété d'engloutir la population.
Une incommodité particulière au climat d'Égypte, est une éruption à la peau, qui revient toutes les années. Vers la fin de juin ou le commencement de juillet, le corps se couvre de rougeurs et de boutons dont la cuisson est très-importune. Les médecins, qui se sont aperçus que cet effet venait constamment à la suite de l'eau nouvelle, lui en ont rapporté la cause. Plusieurs ont pensé qu'elle dépendait des sels dont ils ont supposé cette eau chargée; mais l'existence de ces sels n'est point démontrée, et il paraît que cet accident a une raison plus simple. J'ai dit que les eaux du Nil se corrompaient vers la fin d'avril dans le lit du fleuve. Les corps qui s'en abreuvent depuis ce moment forment des humeurs d'une mauvaise qualité. Lorsque l'eau nouvelle arrive, il se fait dans le sang une espèce de fermentation, dont l'issue est de séparer les humeurs vicieuses et de les chasser vers la peau, où la transpiration les appelle: c'est une vraie dépuration purgative, et toujours salutaire.
Un autre mal encore trop commun au Kaire est une enflure de bourses, qui souvent devient une énorme hydrocèle. On observe qu'il attaque de préférence les Grecs et les Coptes; et par là, le soupçon de sa cause tombe sur l'abus de l'huile dont ils usent plus des deux tiers de l'année. L'on soupçonne aussi que les bains chauds y concourent, et leur usage immodéré a d'autres effets qui ne sont pas moins nuisibles[132]. Je remarquerai, à cette occasion, que, dans la Syrie comme dans l'Égypte, une expérience constante a prouvé que l'eau-de-vie tirée des figues ordinaires, ou de celles des sycomores, ainsi que l'eau-de-vie des dattes et des fruits de nopal, a un effet très-prompt sur les bourses, qu'elle rend douloureuses et dures dès le 3e ou 4e jour que l'on a commencé d'en boire; et si l'on n'en cesse pas l'usage, le mal dégénère en hydrocèle complète.
L'eau-de-vie des raisins secs n'a pas le même inconvénient; elle est toujours anisée et très-violente, parce qu'on la distille jusqu'à 3 fois. Les chrétiens de Syrie et les coptes d'Égypte en font beaucoup d'usage; ces derniers, surtout, en boivent des pintes entières à leur souper: j'avais taxé ce fait d'exagération; mais il a fallu me rendre aux preuves de l'évidence, sans cesser néanmoins de m'étonner que de pareils excès ne tuent pas sur-le-champ, ou ne procurent pas du moins les symptômes de la profonde ivresse.
Le printemps, qui dans l'Égypte est l'été de nos climats, amène des fièvres malignes dont l'issue est toujours très-prompte. Un médecin français qui en a traité beaucoup a remarqué que le kina, donné dans les rémissions à la dose de 2 et 3 onces, a fréquemment sauvé des malades aux portes de la mort[133]. Sitôt que le mal se déclare, il faut s'astreindre rigoureusement au régime végétal acide; on s'interdit la viande, le poisson, et surtout les œufs; ils sont une espèce de poison en Égypte. Dans ce pays comme en Syrie, les observations constatent que la saignée est toujours plus nuisible qu'avantageuse, même lorsqu'elle paraît le mieux indiquée: la raison en est que les corps nourris d'aliments malsains, tels que les fruits verts, les légumes crus, le fromage, les olives, ont peu de sang et beaucoup d'humeurs; leur tempérament est généralement bilieux, ainsi que l'annoncent leurs yeux et leurs soucils noirs, leur teint brun, et leurs corps maigres. Leur maladie habituelle est le mal d'estomac; presque tous se plaignent d'âcretés à la gorge et de nausées acides; aussi l'émétique et la crême de tartre ont-ils du succès dans presque tous les cas.
Les fièvres malignes deviennent quelquefois épidémiques, et alors on les prendrait volontiers pour la peste, dont il me reste à parler.
§ III.
De la peste.
Quelques personnes ont voulu établir parmi nous l'opinion que la peste était originaire d'Égypte; mais cette opinion, fondée sur des préjugés vagues, paraît démentie par les faits. Nos négociants établis depuis longues années à Alexandrie assurent, de concert avec les Égyptiens, que la peste ne vient jamais de l'intérieur du pays[134], mais qu'elle paraît d'abord sur la côte à Alexandrie; d'Alexandrie elle passe à Rosette, de Rosette au Kaire, du Kaire à Damiât et dans le reste du Delta. Ils observent encore qu'elle est toujours précédée de l'arrivée de quelque bâtiment venant de Smyrne ou de Constantinople, et que si la peste a été violente dans l'une de ces villes pendant l'été, le danger est plus grand pour la leur pendant l'hiver qui suit. Il paraît constant que son vrai foyer est Constantinople; qu'elle s'y perpétue par l'aveugle négligence des Turks; elle est au point que l'on vend publiquement les effets des morts pestiférés. Les vaisseaux qui viennent ensuite à Alexandrie, ne manquent jamais d'apporter des fournitures et des habits de laine qui sortent de ces ventes, et ils les débitent au bazar de la ville, où ils jettent d'abord la contagion. Les Grecs, qui font ce commerce, en sont presque toujours les premières victimes. Peu à peu l'épidémie gagne Rosette, et enfin le Kaire, en suivant la route journalière des marchandises. Aussitôt qu'elle est constatée, les négociants européens s'enferment dans leur kan ou contrée, eux et leurs domestiques, et ils ne communiquent plus au dehors. Leurs vivres, déposés à la porte du kan, y sont reçus par un portier, qui les prend avec des tenailles de fer, et les plonge dans une tonne d'eau destinée à cet usage. Si l'on veut leur parler, ils observent toujours une distance qui empêche tout contact de vêtements ou d'haleine; par ce moyen ils se préservent du fléau, à moins qu'il n'arrive quelque infraction à la police. Il y a quelques années qu'un chat, passé par les terrasses chez nos négociants du Kaire, porta la peste à deux d'entre eux, dont l'un mourut.
L'on conçoit combien cet emprisonnement est ennuyeux: il dure jusqu'à 3 et 4 mois, pendant lesquels les amusements se réduisent à se promener le soir sur les terrasses, et à jouer aux cartes.
La peste offre plusieurs phénomènes très-remarquables. A Constantinople, elle règne pendant l'été, et s'affaiblit ou se détruit pendant l'hiver. En Égypte, au contraire, elle règne pendant l'hiver, et juin ne manque jamais de la détruire. Cette bizarrerie apparente s'explique par un même principe. L'hiver détruit la peste à Constantinople, parce que le froid y est très-rigoureux. L'été l'allume, parce que la chaleur y est humide, à raison des mers, des forêts et des montagnes voisines. En Égypte, l'hiver fomente la peste, parce qu'il est humide et doux; l'été la détruit, parce qu'il est chaud et sec. Il agit sur elle comme sur les viandes, qu'il ne laisse pas pourrir. La chaleur n'est malfaisante qu'autant qu'elle se joint à l'humidité[135]. L'Égypte est affligée de la peste tous les 4 ou 5 ans; les ravagés qu'elle y cause devraient la dépeupler, si les étrangers qui y affluent sans cesse de tout l'empire ne réparaient une grande partie de ses pertes.
En Syrie, la peste est beaucoup plus rare: il y a 25 ans qu'on ne l'y a ressentie. La raison en est sans doute la rareté des vaisseaux venant en droiture de Constantinople. D'ailleurs on observe qu'elle ne se naturalise pas aisément dans cette province. Transportée de l'Archipel, ou même de Damiât, dans les rades de Lataqîé, Saïd ou Acre, elle n'y prend point racine; elle veut des circonstances préliminaires et une route combinée: il faut qu'elle passe du Kaire, en droiture à Damiât: alors toute la Syrie est sûre d'en être infectée.
L'opinion enracinée du fatalisme, et bien plus encore la barbarie du gouvernement, ont empêché jusqu'ici les Turks de se mettre en garde contre ce fléau meurtrier: cependant le succès des soins qu'ils ont vu prendre aux Francs a fait depuis quelque temps impression sur plusieurs d'entre eux. Les chrétiens du pays qui traitent avec nos négociants seraient disposés à s'enfermer comme eux; mais il faudrait qu'ils y fussent autorisés par la Porte. Il paraît qu'en ce moment elle s'occupe de cet objet, s'il est vrai qu'elle ait publié l'année dernière un édit pour établir un lazaret à Constantinople, et 3 autres dans l'empire; savoir, à Smyrne, en Candie et à Alexandrie. Le gouvernement de Tunis a pris ce sage parti depuis quelques années; mais la police turke est partout si mauvaise, qu'on doit espérer peu de succès de ces établissements, malgré leur extrême importance pour le commerce, et pour la sûreté des états de la Méditerranée[136].
CHAPITRE XIII.
Tableau résumé de l'Égypte.
L'ÉGYPTE fournirait encore matière à beaucoup d'autres observations; mais comme elles sont étrangères à mon objet, ou qu'elles rentrent dans celles que j'aurai occasion de faire sur la Syrie, je ne m'étendrai pas davantage.
Si l'on se rappelle ce que j'ai exposé de la nature et de l'aspect du sol; si l'on se peint un pays plat, coupé de canaux, inondé pendant 3 mois, fangeux et verdoyant pendant 3 autres, poudreux et gercé le reste de l'année; si l'on se figure sur ce terrain des villages de boue et de briques ruinés, des paysans nus et hâlés, des buffles, des chameaux, des sycomores, des dattiers clair-semés, des lacs, des champs cultivés, et de grands espaces vides; si l'on y joint un soleil étincelant sur l'azur d'un ciel presque toujours sans nuages, des vents plus ou moins forts, mais perpétuels: l'on aura pu se former une idée rapprochée de l'état physique du pays[137]. On a pu juger de l'état civil des habitants, par leurs divisions en races, en sectes, en conditions; par la nature d'un gouvernement qui ne connaît ni propriété, ni sûreté de personnes, et par l'image d'un pouvoir illimité confié à une soldatesque licencieuse et grossière: enfin l'on peut apprécier la force de ce gouvernement en résumant son état militaire, la qualité de ses troupes; en observant que dans toute l'Égypte et sur les frontières il n'y a ni fort, ni redoute, ni artillerie, ni ingénieurs, et que, pour la marine, on ne compte que les 28 vaisseaux et cayasses de Suez, armés chacun de 4 pierriers rouillés, et montés par des marins qui ne connaissent pas la boussole. C'est au lecteur à établir sur ces faits l'opinion qu'il doit prendre d'un tel pays. S'il trouvait, par hasard, que je le lui présente sous un point de vue différent de quelques autres relations, cette diversité ne devrait point l'étonner. Rien de moins unanime que les jugements des voyageurs sur les pays qu'ils ont vus: souvent contradictoires entre eux, celui-ci déprime ce que celui-là vante; et tel peint comme un lieu de délices ce qui pour tel autre n'est qu'un lieu fort ordinaire. On leur reproche cette contradiction; mais ils la partagent avec leurs censeurs mêmes, puisqu'elle est dans la nature des choses. Quoi que nous puissions faire, nos jugements sont biens moins fondés sur les qualités réelles des objets, que sur les affections que nous recevons, ou que nous portons déja en les voyant. Une expérience journalière prouve qu'il s'y mêle toujours des idées étrangères, et de là vient que le même pays qui nous a paru beau dans un temps nous paraît quelquefois désagréable dans un autre. D'ailleurs, le préjugé des habitudes premières est tel, que jamais l'on ne peut s'en dégager. L'habitant des montagnes hait les plaines; l'habitant des plaines déprise les montagnes. L'Espagnol veut un ciel ardent; le Danois un temps brumeux. Nous aimons la verdure des forêts; le Suédois préfère la blancheur des neiges: le Lapon, transporté de sa chaumière enfumée dans les bosquets de Chantilly, y est mort de chaleur et de mélancolie. Chacun a ses goûts, et juge en conséquence. Je conçois que, pour un Égyptien, l'Égypte est et sera toujours le plus beau pays du monde, quoiqu'il n'ait vu que celui-là. Mais, s'il m'est permis d'en dire mon avis comme témoin oculaire, j'avoue que je n'en ai pas pris une idée si avantageuse. Je rends justice à son extrême fertilité, à la variété de ses produits, à l'avantage de sa position pour le commerce: je conviens que l'Égypte est peu sujette aux intempéries qui font manquer nos récoltes; que les ouragans de l'Amérique y sont inconnus; que les tremblements qui de nos jours ont dévasté le Portugal et l'Italie y sont très-rares, quoique non pas sans exemples[138]; je conviens même que la chaleur qui accable les Européens n'est pas un inconvénient pour les naturels: mais c'en est un grave que ces vents meurtriers de sud; c'en est un autre que ce vent de nord-est qui donne des maux de tête violents; c'en est encore un que cette multitude de scorpions, de cousins, et surtout de mouches, telle que l'on ne peut manger sans courir risque d'en avaler. D'ailleurs, nul pays d'un aspect plus monotone; toujours une plaine nue à perte de vue; toujours un horizon plat et uniforme[139]; des dattiers sur leur tige maigre, ou des huttes de terre sur des chaussées: jamais cette richesse de paysages, où la variété des objets, où la diversité des sites occupent l'esprit et les yeux par des scènes et des sensations renaissantes: nul pays n'est moins pittoresque, moins propre aux pinceaux des peintres et des poètes: on n'y trouve rien de ce qui fait le charme et la richesse de leurs tableaux; et il est remarquable que ni les Arabes ni les anciens ne font mention des poètes d'Égypte. En effet, que chanterait l'Égyptien sur le chalumeau de Gessner et de Théocrite? Il n'a ni clairs ruisseaux, ni frais gazons, ni antres solitaires; il ne connaît ni les vallons, ni les coteaux, ni les roches pendantes. Thompson n'y trouverait ni le sifflement des vents dans les forêts, ni les roulements du tonnerre dans les montagnes, ni la paisible majesté des bois antiques, ni l'orage imposant, ni le calme touchant qui lui succède: un cercle éternel des mêmes opérations ramène toujours les gras troupeaux, les champs fertiles, le fleuve boueux, la mer d'eau douce, et les villages semblables aux îles. Que si la pensée se porte à l'horizon qu'embrasse la vue, elle s'effraie de n'y trouver que des déserts sauvages, où le voyageur égaré, épuisé de soif et de fatigue, se décourage devant l'espace immense qui le sépare du monde; il implore en vain la terre et le ciel; ses cris, perdus sur une plaine rase, ne lui sont pas même rendus par des échos: dénué de tout, et seul dans l'univers, il périt de rage et de désespoir devant une nature morne, sans la consolation même de voir verser une larme sur son malheur. Ce contraste si voisin est sans doute ce qui donne tant de prix au sol de l'Égypte. La nudité du désert rend plus saillante l'abondance du fleuve, et l'aspect des privations ajoute au charme des jouissances: elles ont pu être nombreuses dans les temps passés, et elles pourraient renaître sous l'influence d'un bon gouvernement; mais, dans l'état actuel, la richesse de la nature y est sans effet et sans fruit. En vain célèbre-t-on les jardins de Rosette et du Kaire; l'art des jardins, cet art si cher aux peuples policés, est ignoré des Turks, qui méprisent les champs et la culture. Dans tout l'empire les jardins ne sont que des vergers sauvages où les arbres, jetés sans soin, n'ont pas même le mérite du désordre. En vain se récrie-t-on sur les orangers et les cédrats qui croissent en plein air: on fait illusion à notre esprit, accoutumé d'allier à ces arbres les idées d'opulence et de culture qui chez nous les accompagnent. En Égypte, arbres vulgaires, ils s'associent à la misère des cabanes qu'ils couvrent, et ne rappellent que l'idée de l'abandon et de la pauvreté. En vain peint-on le Turk mollement couché sous leur ombre, heureux de fumer sa pipe sans penser: l'ignorance et la sottise ont sans doute leurs jouissances, comme l'esprit et le savoir; mais, je l'avoue, je n'ai pu envier le repos des esclaves, ni appeler bonheur l'apathie des automates. Je ne concevrais pas même d'où peut venir l'enthousiasme que des voyageurs témoignent pour l'Égypte, si l'expérience ne m'en eût dévoilé les causes secrètes.
Des exagérations des voyageurs.
On a dès long-temps remarqué dans les voyageurs une affectation particulière à vanter le théâtre de leurs voyages, et les bons esprits, qui souvent ont reconnu l'exagération de leurs récits, ont averti, par un proverbe, de se tenir en garde contre leur prestige[140]; mais l'abus subsiste, parce qu'il tient à des causes renaissantes. Chacun de nous en porte le germe; et souvent le reproche appartient à ceux mêmes qui l'adressent. En effet, qu'on examine un arrivant de pays lointains, dans une société oisive et curieuse: la nouveauté de ses récits attire l'attention sur lui; elle mène jusqu'à la bienveillance pour sa personne; on l'aime parce qu'il amuse, et parce que ses prétentions sont d'un genre qui ne peut choquer. De son côté, il ne tarde pas de sentir qu'il n'intéresse qu'autant qu'il excite des sensations nouvelles. Le besoin de soutenir, l'envie même d'augmenter l'intérêt, l'engagent à donner des couleurs plus fortes à ses tableaux; il peint les objets plus grands pour qu'ils frappent davantage: les succès qu'il obtient l'encouragent; l'enthousiasme qu'il produit se réfléchit sur lui-même; et bientôt il s'établit entre ses auditeurs et lui une émulation et un commerce par lequel il rend en étonnement ce qu'on lui paie en admiration. Le merveilleux de ce qu'il a vu rejaillit d'abord sur lui-même; puis, par une seconde gradation, sur ceux qui l'ont entendu, et qui à leur tour le racontent: ainsi la vanité, qui se mêle à tout, devient une des causes de ce penchant que nous avons tous, soit pour croire, soit pour raconter les prodiges. D'ailleurs, nous voulons moins être instruits qu'amusés, et c'est par ces raisons que les faiseurs de contes, en tout genre, ont toujours occupé un rang distingué dans l'estime des hommes et dans la classe des écrivains.
Il est pour les voyageurs une autre cause d'enthousiasme: loin des objets dont elle a joui, l'imagination privée s'enflamme; l'absence rallume les désirs, et la satiété de ce qui nous environne prête un charme à ce qui est hors de notre portée. On regrette un pays d'où l'on désira souvent de sortir, et l'on se peint en beau les lieux dont la présence pourrait être encore à charge. Les voyageurs qui ne font que passer en Égypte ne sont pas dans cette classe, parce qu'ils n'ont pas le temps de perdre l'illusion de la nouveauté; mais quiconque y séjourne peut y être rangé. Nos négociants le savent, et ils ont fait à ce sujet une observation qu'on doit citer: ils ont remarqué que ceux même d'entre eux qui ont le plus senti les désagréments de cette demeure ne sont pas plus tôt retournés en France, que tout s'efface de leur mémoire; leurs souvenirs prennent de riantes couleurs; en sorte que 2 ans après on n'imaginerait pas qu'ils y eussent jamais été. «Comment pensez-vous encore à nous?» m'écrivait dernièrement un résident au Kaire; «comment conservez-vous les idées vraies de ce lieu de misère[141], lorsque nous avons éprouvé que tous ceux qui repassent les oublient au point de nous étonner nous-mêmes?» Je l'avoue, des causes si générales et si puissantes n'eussent pas été sans effet sur moi-même; mais j'ai pris un soin particulier de m'en défendre, et de conserver mes impressions premières, pour donner à mes récits le seul mérite qu'ils pussent avoir, celui de la vérité. Il est temps de les reporter sur des objets d'un intérêt plus vaste; mais comme le lecteur ne me pardonnerait pas de quitter l'Égypte sans parler des ruines et des pyramides, j'en dirai deux mots.
CHAPITRE XIV.
Des ruines et des pyramides[142].
J'AI déja exposé comment la difficulté habituelle des voyages en Égypte, devenue plus grande en ces dernières années, s'opposait aux recherches sur les antiquités. Faute de moyens, et surtout de circonstances propres, on est réduit à ne voir que ce que d'autres ont vu, et à ne dire que ce qu'ils ont déja publié. Par cette raison, je ne répéterai pas ce qui se trouve déja répété plus d'une fois dans Paul Luca, Maillet, Siccard, Pocoke, Graves, Norden, Niebuhr, et récemment dans les Lettres de Savary. Je me bornerai à quelques considérations générales.
Les pyramides de Djizé sont un exemple frappant de cette difficulté d'observer dont j'ai fait mention. Quoique situées à 4 lieues seulement du Kaire, où il réside des Francs, quoique visitées par une foule de voyageurs, on n'est point encore d'accord sur leurs dimensions. On a mesuré plusieurs fois leur hauteur par les procédés géométriques, et chaque opération a donné un résultat différent[143]. Pour décider la question, il faudrait une nouvelle mesure solennelle, faite par des personnes connues; mais en attendant, on doit taxer d'erreur tous ceux qui donnent à la grande pyramide autant d'élévation que de base, attendu que son triangle est très-sensiblement écrasé. La connaissance de cette base me paraît d'autant plus intéressante, que je lui crois du rapport à l'une des mesures carrées des Égyptiens; et dans la coupe des pierres, si l'on trouvait des dimensions revenant souvent les mêmes, peut-être en pourrait-on déduire leurs autres mesures.
On se plaint ordinairement de ne point comprendre la description de l'intérieur de la pyramide; et en effet, à moins d'être versé dans l'art des plans, on a peine à se reconnaître sur la gravure. Le meilleur moyen de s'en faire une idée, serait d'exécuter en terre crue ou cuite, une pyramide dans des proportions réduites, par exemple, d'un pouce par toise. Cette masse aurait 8 pieds 4 pouces de base, et à peu près 7 et demi de hauteur: en la coupant en 2 portions de haut en bas, on y pratiquerait le premier canal qui descend obliquement, la galerie qui remonte de même, et la chambre sépulcrale qui est à son extrémité. Norden fournirait les meilleurs détails; mais il faudrait un artiste habitué à ce genre d'ouvrages.
La ligne du rocher sur lequel sont assises les pyramides ne s'élève pas au-dessus du niveau de la plaine de plus de 40 à 50 pieds. La pierre dont il est formé, est, comme je l'ai dit, une pierre calcaire blanchâtre, d'un grain pareil au beau moellon, ou à cette pierre connue dans quelques provinces sous le nom de rairie. Celle des pyramides est d'une nature semblable. Au commencement du siècle, on croyait, sur l'autorité d'Hérodote, que les matériaux en avaient été transportés d'ailleurs; mais des voyageurs, observant la ressemblance dont nous parlons, ont trouvé plus naturel de les faire tirer du rocher même; et l'on traite aujourd'hui de fable le récit d'Hérodote, et d'absurdité cette translation de pierres. On calcule que l'aplanissement du rocher en a dû fournir la majeure partie; et, pour le reste, on suppose des souterrains invisibles, que l'on agrandit autant qu'il est besoin. Mais si l'opinion ancienne a des invraisemblances, la moderne n'a que des suppositions. Ce n'est point un motif suffisant de juger, que de dire: Il est incroyable que l'on ait transporté des carrières éloignées; il est absurde d'avoir multiplié des frais qui deviennent énormes, etc. Dans les choses qui tiennent aux opinions et aux gouvernements des peuples anciens, la mesure des probabilités est délicate à saisir: aussi, quelque invraisemblable que paraisse le fait dont il s'agit, si l'on observe que l'historien qui le rapporte a puisé dans les archives originales; qu'il est très-exact dans tous ceux que l'on peut vérifier; que le rocher libyque n'offre en aucun endroit des élévations semblables à celles qu'on veut supposer, et que les souterrains sont encore à connaître; si l'on se rappelle les immenses carrières qui s'étendent de Saouâdi à Manfalout, dans un espace de 25 lieues; enfin, si l'on considère que leurs pierres, qui sont de la même espèce, n'ont aucun autre emploi apparent[144]; on sera porté tout au moins à suspendre son jugement, en attendant une évidence qui le détermine. Pareillement quelques écrivains se sont lassés de l'opinion que les pyramides étaient des tombeaux, et ils en ont voulu faire des temples ou des observatoires; ils ont regardé comme absurde qu'une nation sage et policée fît une affaire d'état du sépulcre de son chef, et comme extravagant qu'un monarque écrasât son peuple de corvées, pour enfermer un squelette de 5 pieds dans une montagne de pierres: mais, je le répète, on juge mal les peuples anciens, quand on prend pour terme de comparaison nos opinions, nos usages. Les motifs qui les ont animés peuvent nous paraître extravagants, peuvent l'être même aux yeux de la raison, sans avoir été moins puissants, moins efficaces. On se donne des entraves gratuites de contradictions, en leur supposant une sagesse conforme à nos principes; nous raisonnons trop d'après nos idées, et pas assez d'après les leurs. En suivant ici, soit les unes, soit les autres, on jugera que les pyramides ne peuvent avoir été des observatoires d'astronomie[145]; parce que le mont Moqattam en offrait un plus élevé, et qui borne ceux-là; parce que tout observatoire élevé est inutile en Égypte, où le sol est très-plat, et où les vapeurs dérobent les étoiles plusieurs degrés au-dessus de l'horizon; parce qu'il est impossible de monter sur la plupart des pyramides; enfin, parce qu'il était inutile de rassembler 11 observatoires aussi voisins que le sont les pyramides, grandes et petites, que l'on découvre du local de Djizé. D'après ces considérations, on pensera que Platon, qui a fourni l'idée en question, n'a pu avoir en vue que des cas accidentels; ou qu'il n'a ici que son mérite ordinaire d'éloquent orateur. Si, d'autre part, on pèse les témoignages des anciens et les circonstances des lieux, si l'on fait attention qu'auprès des pyramides il se trouve 30 à 40 moindres monuments, offrant des ébauches de la même figure pyramidale; que ce lieu stérile, écarté de la terre cultivable, a la qualité requise des Égyptiens pour être un cimetière, et que près de là était celui de toute la ville de Memphis, la plaine des Momies; on sera persuadé que les pyramides ne sont que des tombeaux. L'on croira que les despotes d'un peuple superstitieux ont pu mettre de l'importance et de l'orgueil à bâtir pour leur squelette une demeure impénétrable, quand on saura que, dès avant Moïse, il était de dogme à Memphis que les ames reviendraient au bout de 6,000 ans habiter les corps qu'elles avaient quittés: c'était par cette raison que l'on prenait tant de soin de préserver ces mêmes corps de la dissolution, et que l'on s'efforçait d'en conserver les formes au moyen des aromates, des bandelettes et des sarcophages. Celui qui est encore dans la chambre sépulcrale de la grande pyramide est précisément dans les dimensions naturelles; et cette chambre, si obscure et si étroite[146], n'a jamais pu convenir qu'à loger un mort. On veut trouver du mystère à ce conduit souterrain qui descend perpendiculairement dans le dessous de la pyramide; mais on oublie que l'usage de toute l'antiquité fut de ménager des communications avec l'intérieur des tombeaux, pour y pratiquer, aux jours prescrits par la religion, les cérémonies funèbres, telles que les libations et les offrandes d'aliments aux morts. Il faut donc revenir à l'opinion, toute vieille qu'elle peut être, que les pyramides sont des tombeaux[147]; et cet emploi, indiqué par toutes les circonstances locales, l'est encore par un usage des Hébreux, qui, comme l'on sait, ont presque en tout imité les Égyptiens, et qui, à ce titre, donnèrent la forme pyramidale aux tombeaux d'Absalon et de Zakarie, que l'on voit encore dans la vallée de Josaphat: enfin, il est constaté par le nom même de ces monuments, qui, selon une analyse conforme à tous les principes de la science, me donne mot à mot, chambre ou caveau du mort[148].
La grande pyramide n'est pas la seule qui ait été ouverte. Il y en a une autre à Saqâra qui offre les mêmes détails intérieurs. Depuis quelques années, un bek a tenté d'ouvrir la 3e en grandeur du local de Djizé, pour en tirer le trésor supposé. Il l'a attaquée par le même côté et à la même hauteur que la grande est ouverte; mais après avoir arraché 2 ou 300 pierres, avec des peines et une dépense considérable, il a quitté sans succès son avaricieuse entreprise. L'époque de la construction de la plupart des pyramides n'est pas connue; mais celle de la grande est si évidente, qu'on n'eût jamais dû la contester. Hérodote l'attribue à Cheops, avec un détail de circonstances qui prouve que ses auteurs étaient bien instruits[149]. Or ce Cheops, dans sa liste, la meilleure de toutes, se trouve le second roi après Protée[150], qui fut contemporain de la guerre de Troie; et il en résulte, par l'ordre des faits, que sa pyramide fut construite vers les années 140 et 160 de la fondation du temple de Salomon, c'est-à-dire, 850 ans avant Jésus-Christ.
La main du temps, et plus encore celle des hommes, qui ont ravagé tous les monuments de l'antiquité, n'ont rien pu jusqu'ici contre les pyramides. La solidité de leur construction, et l'énormité de leur masse, les ont garanties de toute atteinte, et semblent leur assurer une durée éternelle. Les voyageurs en parlent tous avec enthousiasme, et cet enthousiasme n'est point exagéré. L'on commence à voir ces montagnes factices 10 lieues avant d'y arriver. Elles semblent s'éloigner à mesure qu'on s'en approche; on en est encore à une lieue, et déja elles dominent tellement sur la terre, qu'on croit être à leur pied; enfin l'on y touche, et rien ne peut exprimer la variété des sensations qu'on y éprouve[151]: la hauteur de leur sommet, la rapidité de leur pente; l'ampleur de leur surface, le poids de leur assiette, la mémoire des temps qu'elles rappellent; le calcul du travail qu'elles ont coûté, l'idée que ces immenses rochers sont l'ouvrage de l'homme si petit et si faible, qui rampe à leurs pieds; tout saisit à la fois le cœur et l'esprit d'étonnement, de terreur, d'humiliation, d'admiration, de respect: mais, il faut l'avouer, un autre sentiment succède à ce premier transport. Après avoir pris une si grande opinion de la puissance de l'homme, quand on vient à méditer l'objet de son emploi, on ne jette plus qu'un œil de regret sur son ouvrage; on s'afflige de penser que, pour construire un vain tombeau, il a fallu tourmenter 20 ans une nation entière; on gémit sur la foule d'injustices et de vexations qu'ont dû coûter les corvées onéreuses et du transport, et de la coupe, et de l'entassement de tant de matériaux. On s'indigne contre l'extravagance des despotes qui ont commandé ces barbares ouvrages; ce sentiment revient plus d'une fois en parcourant les monuments de l'Égypte: ces labyrinthes, ces temples, ces pyramides, dans leur massive structure, attestent bien moins le génie d'un peuple opulent et ami des arts, que la servitude d'une nation tourmentée par le caprice de ses maîtres. Alors on pardonne à l'avarice, qui, violant leurs tombeaux, a frustré leur espoir; on en accorde moins de pitié à ces ruines; et tandis que l'amateur des arts s'indigne dans Alexandrie de voir scier les colonnes des palais, pour en faire des meules de moulin, le philosophe, après cette première émotion que cause la perte de toute belle chose, ne peut s'empêcher de sourire à la justice secrète du sort, qui rend au peuple ce qui lui coûta tant de peines, et qui soumet au plus humble de ses besoins l'orgueil d'un luxe inutile.
C'est l'intérêt de ce peuple, sans doute, plus que celui des monuments, qui doit dicter le souhait de voir passer en d'autres mains l'Égypte; mais, ne fût-ce que sous cet aspect, cette révolution serait toujours très-désirable. Si l'Égypte était possédée par une nation amie des beaux-arts, on y trouverait, pour la connaissance de l'antiquité, des ressources que désormais le reste de la terre nous refuse; peut-être y découvrirait-on même des livres. Il n'y a pas 3 ans qu'on déterra près de Damiât plus de 100 volumes écrits en langue inconnue[152]; ils furent incontinent brûlés sur la décision des chaiks du Kaire. A la vérité le Delta n'offre plus de ruines bien intéressantes, parce que les habitants ont tout détruit par besoin ou par superstition. Mais le Saïd moins peuplé, mais la lisière du désert moins fréquentée en ont encore d'intactes. On en doit surtout espérer dans les Oasis; dans ces îles séparées du monde par une mer de sable, où nul voyageur connu n'a pénétré depuis Alexandre. Ces cantons, qui jadis avaient des villes et des temples, n'ayant point subi les dévastations des barbares, ont dû garder leurs monuments, par cela même que leur population a dépéri ou s'est anéantie; et ces monuments, enfouis dans les sables, s'y conservent comme en dépôt pour la génération future. C'est à ce temps, moins éloigné peut-être qu'on ne pense, qu'il faut remettre nos souhaits et notre espoir. C'est alors qu'on pourra fouiller de toutes parts la terre du Nil et les sables de la Libye; qu'on pourra ouvrir la petite pyramide de Djizé, qui, pour être démolie de fond en comble, ne coûterait pas 50,000 livres: c'est peut-être encore à cette époque qu'il faut remettre la solution des hiéroglyphes, quoique les secours actuels me paraissent suffisants pour y arriver.
Mais c'en est assez sur des sujets de conjectures: il est temps de passer à l'examen d'une autre contrée qui, sous les rapports de l'état ancien et de l'état moderne, n'est pas moins intéressante que l'Égypte elle-même.
NOTE.
Le premier des deux manuscrits arabes dont j'ai parlé, page 85, est numéroté 786. Il paraît avoir été composé vers l'an 1620, par un homme de loi, le chaik Merèï, fils de Yousef le Hanbalite.
C'est une espèce de chronique à la manière des Orientaux, qui trace de suite, mais sans cohérence de discours, les événements saillants des règnes des princes, leur avénement au trône, leurs guerres, leurs fondations pieuses, leur mort et quelques traits de leur caractère. L'auteur en conduit la série depuis les premiers kalifes, sous qui se fit la conquête de l'Égypte, jusqu'au pacha turk qui de son temps y était vice-roi du sultan de Constantinople. Un extrait détaillé de cet ouvrage serait à la fois étranger à mon sujet et trop long. Il me suffira d'en donner les résultats principaux qui sont—que, depuis l'invasion d'Amrou, lieutenant du kalife Omar, l'Égypte fut gouvernée par les vice-rois des kalifes ses successeurs, dont le siége fut d'abord à Damas, puis à Bagdad.—Que l'un de ces kalifes (Maimoun) s'étant composé une garde d'esclaves turkmans, cette soldatesque finit par envahir tous les emplois militaires de l'empire, et le gouvernement des provinces.—Qu'un fils de ces soldats esclaves, nommé Ahmed-Ben-Touloun, se rendit indépendant en Égypte vers 872, et forma un empire qui s'étendit depuis Rahbé, près de Moussel, jusqu'en Barbarie.—(Le tribut de l'Égypte passait 41,111,111 tournois, et il y avait 7,000 juments de race dans les haras d'Ahmed)—Qu'après 30 ans, l'Égypte retourna aux kalifes, qui ne furent pas plus prudents.—Qu'en 934, un soldat de fortune, nommé Akchid, se déclara encore indépendant, et entretint jusqu'à 400,000 hommes.—Qu'à sa mort, un esclave noir, appelé Kafour, saisit le sceptre et régna avec un talent transcendant.—Qu'après lui, en 968, les descendants de Fatime et d'Ali, reconnus pour kalifes en Barbarie, s'emparèrent de l'Égypte, où ils régnèrent sous le nom de fatimites.—Que l'un d'eux fonda en 969 la ville du Kaire actuel.—Que cette famille régna jusqu'en 1200 dans une suite de princes qui, selon la remarque de Merèï, furent tous des fous furieux ou stupides.—Sous eux, l'Égypte tomba dans un gouffre de calamités, de pestes et de famines, dont une dura 7 ans. L'auteur à cette occasion recense les famines et les pestes, et en trouve 21 depuis 635 jusqu'en 1440.
Les kalifes d'Égypte, comme ceux de Bagdad, s'étant formé une garde d'étrangers, en devinrent comme eux la victime. Selah-el-din, Kourde d'extraction, vizir du dernier fatimite, dépose son maître, et fonde la dynastie dite d'Aïoub, du nom de son père.—Ce fut lui qui fit construire le puits à escalier en limaçon, appelé puits de Josef. Son armée était surtout composée de cavaliers nommés en arabe serrâdjin, dont les croisés firent leur mot Sarrazins. Cette dynastie régna 85 ans sous 10 sultans.
L'armée, alors composée de Mamlouks turkmans, ayant tué le dernier aïoubite, un Turkman, nommé Ibek, saisit le sceptre, et établit la dynastie des Mamlouks turkmans.—Sous le court règne du fils d'Ibek, Holagou-Kan et ses Mogols détruisent Bagdad et le kalifat en 1258.—Le dixième sultan turkman, Qalaoun, s'étant formé une garde de 12,000 Mamlouks tcherkasses, achetés dans les marchés de l'Asie, cette milice devient la maîtresse, élit les princes, les dépose, les étrangle, etc.—Un chef de ce corps, nommé Barqouq, est élu et ouvre la dynastie des Mamlouks tcherkasses; il laissa en monnaie 25,000,000 tournois et 14,000,000 en meubles.—Le 23e de cette dynastie fut attaqué par Sélim II, qui, l'ayant tué dans une bataille livrée près d'Alep, poursuivit en Égypte son successeur Toumâmbek, en qui finit le premier empire des Mamlouks.—Résumant la série de ces princes, il se trouve que 48 sultans, dont 24 Turkmans et 24 Tcherkasses, n'ont régné que 263 ans: que, sur les 24 Turkmans, 11 furent assassinés et 6 déposés: que sur les 24 Tcherkasses, 6 furent assassinés et 11 déposés, et que nombre d'entre eux n'ont régné que quelques mois: que tous ces princes ne surent que faire la guerre, piller, ravager, et faire ensuite des fondations pieuses de mosquées, d'écoles, etc.: que, sous le 11e de la race turkmane, on fut au moment de détourner le Nil dans la mer Rouge, par le pied du mont Moqattam, et que les frais furent évalués 2,250,000 fr. Enfin Merèï donne la série des pachas, qui est de peu d'intérêt, et termine par les principes du gouvernement musulman, qui sont purement le despotisme de droit divin.
Le second manuscrit, numéroté 695, est un miroir ou tableau de l'empire des Mamlouks, sultans d'Égypte, composé par Kalil, fils de Châhin el Zâher, vizir du sultan Malek-el-acheraf (8e de la dynastie tcherkasse).
Cet ouvrage, d'un genre dont je ne connais aucun exemple parmi les Arabes, est une espèce de statistique de l'empire des Mamlouks, au temps de l'écrivain; on dirait, en le lisant, qu'il a décrit la cour de Louis XIV. La table seule des chapitres en donnera une idée capable de le faire apprécier, et j'y joindrai quelques-uns des détails qui m'ont paru les plus curieux et les plus instructifs.
Après une préface très-emphatique, selon l'usage musulman, après avoir attesté qu'il n'y a qu'un Dieu, que Mahomet est son seul prophète, Châhin décrit les qualités éminentes qui doivent composer le caractère de tout mortel à qui la plume du destin a tracé sur ses tables indélébiles une carrière glorieuse; il prévient qu'ayant d'abord fait un gros livre, il a ensuite trouvé plus sage de le réduire et de le faire très-petit (ce qui est digne d'imitation), et il procède à la table méthodique des chapitres.
Chapitre Ier. Des titres qui assurent à l'Égypte la supériorité sur les autres empires de la terre.—De ses lieux de dévotion et de pèlerinage.—De ses monuments merveilleux, tant anciens que modernes.—De ses limites.—De ses villes.—De ses frontières.—Des provinces et des pays où s'étend sa domination.
Chapitre II. Du pouvoir souverain.—Des qualités nécessaires à un sultan.—De ses devoirs.—Des jours de gala et de cérémonies publiques.—Des habits d'uniforme de chaque classe d'officiers attachés au sultan.
Chapitre III. Du commandant des fidèles; de son rang; de son état.—Des grands qâdis (juges) auxquels appartient de lier et de délier.—Des imâms.—Des gens de loi et des qâdis particuliers.
Chapitre IV. Du vizir, à la fois premier ministre et surintendant des finances de la maison du sultan.—Du trésor du sultan et de ses administrateurs.—Des secrétaires d'état, ayant le département de la chambre et des dépêches.—De l'inspecteur général des armées.—Du parleur (ou grand avocat) du divan (conseil).—Du premier maître de la bouche (maître d'hôtel) du sultan, ayant l'administration du trésor particulier et du domaine, et généralement de tous les bureaux établis pour l'administration des finances.
Chapitre V. Des enfants du sultan régnant, et des princes du sang royal.—Du régent.—Du vicaire de l'empire.—Du maître des écuries (ou connétable).—Des émirs commandant à 1,000 Mamlouks.—Des émirs de la musique guerrière, commandant à 40 Mamlouks; et des émirs inférieurs, commandant à 20, à 10 et à 5 Mamlouks.
Chapitre VI. Des grands officiers de la couronne, et généralement de tous ceux qui remplissent des fonctions publiques et particulières auprès du sultan.—Des officiers kavanis et des officiers khassekis, tirés des Mamlouks affranchis, et faisant dans le palais l'office de chambellans et de gardes du corps.—De leurs services et des places de garnison où ils sont établis.—Des colombiers affectés à l'entretien des pigeons messagers.—Du transport de la neige de la Syrie en Égypte, et des postes royales établies dans tout l'empire.
Chapitre VII. Des maisons des princesses, et du sous-intendant des harems.—Des eunuques et des domestiques libres, faisant le service du sérail.—Du garde-meuble de la couronne.—De la salle d'armes.—Des magasins du sultan.—Des deux grands greniers royaux, et de tout ce qui est relatif à cette administration, tant pour l'entrée que pour la sortie des grains.
Chapitre VIII. Des officiers du palais.—De la cuisine.—Des écuries.—De la fauconnerie.—Des parties de chasse du sultan, et des lieux affectés à l'entrepôt des filets et au logement des oiseleurs pour la chasse des oiseaux aquatiques.
Chapitre IX. Des inspecteurs du terrain, chargés de faire construire et réparer les ponts, creuser les canaux, élever les digues et les chaussées, et de présider à tous les travaux publics pendant la crue et la diminution des eaux du Nil.—Des gouverneurs des provinces de l'Égypte.—Des commandants particuliers.—Des gens en place dans les villes et dans les villages, et du régime établi pour la perception des impôts.
Chapitre X. Des vice-rois préposés au gouvernement des 8 provinces de Syrie.—Des grands qâdis.—Des émirs.—Des administrateurs et des autres officiers employés dans les capitales de ces provinces.—Du nombre des giundis et halqâ qui y sont en garnison, et des commandants particuliers des villes et des châteaux répandus dans cet empire.
Chapitre XI. Des émirs et des cheiks arabes.—Des émirs turkmans et curdes, au service de l'état.—Des expéditions militaires.—Des camps volants.—De la conquête de l'Yemen, du Diarbekr et de l'île de Cypre, sous le règne du sultan Malek-el-Acheraf.
Chapitre XII. Recueil de quelques faits historiques qu'il convient à chacun de connaître et de méditer, pour en tirer des principes de conduite. Ce chapitre est terminé par quelques morceaux de poésie morale, composés par Malek-el-Kiâmel, prince souverain de la forteresse de Heifa; et par une réponse de Malek-el-Acheraf à Mirza-Chah-Rok (fils de Tamerlan.)
Chapitre Ier. Section V. Limites de l'Égypte.—Au sud, les limites de l'Égypte partent des rives de la mer de Qolzoum (mer Rouge), près de la ville d'Aidab, et embrassant le pays des Haribs de Nubie, lequel commence à la grande Cataracte, derrière le mont Djenadel, elles s'étendent jusqu'aux monts d'Aden et aux rochers de Habeche (Abissinie). A l'est, ses bornes sont la mer Rouge, dont la côte est aride et pleine de rochers. Depuis Suez, cette côte s'élargit vers l'est. Sa plus grande largeur est depuis l'étang de Gorandel jusqu'au Tih. Là est la frontière de Syrie.
Au nord, elle est bornée par la mer, depuis les villes de Zàqat, de Refah et d'Amedj, plus connue sous le nom d'el-Arich, frontière de Syrie sur le golfe de Gaze.
A l'ouest, elle comprend le territoire d'Alexandrie, le pays de Loïounet et d'el-Amidain, jusqu'à l'Acabé inclusivement (jadis Catabathmus magnus, ou la grande descente); là, se détournant et resserrant les deux Oasis, la ligne se rapproche du Saïd (haute Égypte), pour se joindre aux frontières du sud.
Le Nil prend sa source au pied des monts de la Lune.—Pendant 60 journées de marche, il coule en des pays habités.—Pendant 10 autres, en des terres stériles.—Arrivé en Nubie, il y coule 60 journées, puis il passe en des déserts 120 journées; enfin il rentre dans une terre fertile jusqu'à la mer, où il se jette par les deux embouchures de Damiette et de Rosette.
Section VII. Du Kaire et de ses faubourgs.—Le nouveau Kaire (Masr-el-Qâhera) a 12 milles (ou 4 lieues) de long, depuis Târ-el-nabi, jusqu'à Sebààt-oudjouh. Cet espace comprend le vieux Kaire (Masr-el-Qadim), et 7 grands faubourgs. L'auteur entre dans de longs détails de colléges, de mosquées, de palais, de parcs, et il compare chaque faubourg à une grande ville de l'empire; l'un équivaut à Alep; un autre, à Alexandrie; un troisième, à Hems; un quatrième, à Acre: et il conclut 700,000 ames de population (ce qui me paraît l'origine de l'opinion qui a subsisté depuis; mais les temps sont bien changés.)
Le vieux Kaire est le port de la haute Égypte. Sous le sultan Nadjm-el-din, l'on y compta 1,800 bateaux.
Section IX. Division de l'Égypte.—L'Égypte se divise en 14 provinces: 7 au midi, et 7 au nord. Chaque province a 360 villages et plusieurs villes.
Miniet est le nom général des ports et abords du Nil.
Monfalout, territoire détaché de la province d'Ousiout, avec 30 villages, fait de l'indigo superbe (en 1442). L'on y dépose le tribut de cette province, qui se monte à 1,150,000 ardeb de grains (l'ardeb de 192 livres.)
A 3 journées ouest d'Ousiout, par un désert sablonneux et pierreux, est el-Ouah (oasis), ainsi nommé de son chef-lieu.
Une autre oasis du milieu a 2 villages, appelés el-Qasr, et el-Hindan.
Une troisième oasis, plus voisine de la haute Égypte, s'appelle Dakilé (intérieure), et a 2 villages dont les habitants vivent d'orge, de maïs et de dattes.
Section XI. De la ville d'Alexandrie.—Alexandrie est le port le plus fréquenté des étrangers; les nations franques y ont des consuls, gens distingués, qui servent d'otages au sultan. Lorsqu'une de ces nations fait tort à l'islamisme, on prend à partie son représentant, et on l'oblige de réparer le mal.—La douane rend 1,000 dinars. Hors de la ville se voit la fameuse colonne appelée el-Saouâri, ou le grand mât. (Abulfeda a dit la même chose; et c'est ce mot Saouâri que quelques-uns ont pris pour Sévère, empereur.) J'ai ouï dire qu'une personne avait trouvé le moyen de monter dessus et de s'asseoir sur son chapiteau.
Chapitre IV. Du vizir ou grand ministre.—Le vizir est un ministre qui a la prééminence sur tous les grands officiers.—Il est d'institution divine. Aaron fut le vizir de Moïse.
Le vizir surveille toutes les parties du gouvernement, tous les agents de l'administration; il les établit et les dépose; les punit et les récompense.
Il tient le registre des recettes et des dépenses de l'état; il en accroît le revenu, non par tyrannie, mais par sagesse et économie.
Les revenus de l'empire consistent en revenus fixes, en revenus casuels, et en droits seigneuriaux sur les cultivateurs. Les revenus fixes sont la taxe en deniers comptants sur les terres productives; la douane, de 10 pour 100 en nature, sur le commerce d'importation et exportation; le tribut des peuples conquis, la capitation des non-musulmans dite karadje; les fermes de monopoles, dits paltes; les dîmes sur les fruits de la terre; les impositions sur les fabriques et boutiques, et la 5e partie du butin légal.
Les revenus casuels sont le 20e sur les héritages collatéraux; les amendes; le prix du sang versé; les impôts extraordinaires et les investitures; le droit d'aubaine; les épaves; les trésors découverts; la dîme sur les troupeaux paissants et passants, et non sur les animaux domestiques.
Les droits seigneuriaux sur les cultivateurs sont: 1º droit d'arpentage; 2º droit de partage d'une terre léguée à divers cohéritiers; 3º droit d'accroissement des terres et pâturages par l'effet du Nil; 4º droit de bornage, ou limites de propriétés; 5º droit sur les machines à eau, élevées sur le Nil pour les arrosages.
Voilà les revenus légaux: on les lève selon des usages fixes, et ils ont une destination utile à l'état, de manière que le sultan n'en est que le dépositaire.
De même que le vizir surveille les officiers, le sultan doit surveiller le vizir; et le vizir conseiller le sultan, l'avertir et même le reprendre.
Section II. Le trésor royal est un département chargé d'une foule de recettes grosses et petites.
1º Droits sur la frontière d'Égypte vers la Syrie.
2º Droits d'entrée sur tout ce qui entre au Kaire et en Égypte, excepté sur ce qui est attribué au trésor privé.
3º Aubaine sur les successions des étrangers.
4º Régies et fermes du Kaire, telles que les boucheries, les cuirs, les moulins à huile, à sucre; droits sur l'entrée des comestibles.
Droits sur les natrons de Terrâné.
Droit de Monfalout.
Droits d'investiture, et redevances des fiefs affermés ou des pays protégés.
Droit de curage des canaux que doivent faire plusieurs provinces.
Produit des cannes à sucre et des colqâz, cultivées pour le compte du sultan.
Produit des métairies et jardins du sultan, enrichis par les puits à roue.
Sur ces revenus le trésor paie et défraie:
1º L'orge des écuries du sultan.
2º La nourriture des écuries des courriers.
3º La table du palais.
4º Les réparations des maisons royales.
5º La viande et toute la cuisine des Mamlouks du sultan; celle de tout son domestique.
6º L'entretien de ses offices.
7º Les pensions de charité assignées sur l'aubaine.
8º L'entretien des bœufs des métairies.—Le transport des trèfles et pailles pour les écuries.
Sous le sultan Barqoûq, tous ces frais se montaient par mois à 50,000 dinars ou sequins de 7 livres.
Le trésor est régi par un chef et une quantité de subalternes. Ce département a pour huissiers et sbires une compagnie de Maures qui portent les ordres et les exécutent.
Section III. Du premier secrétaire d'état, chef des dépêches et de la chancellerie.—C'est un officier important, qui a toute la confiance du sultan; il doit savoir citer le Qoran, les anecdotes des rois, les sentences des sages, les beaux vers des poètes, etc.
Son art est de faire parler dans tous ses écrits le sultan avec noblesse, grandeur, esprit, grace; il doit faire des phrases rimées et pompeuses; il expédie les actes d'alliance des kalifes et sultans; l'installation des qâdis et des gouverneurs, les commissions de bénéfices militaires en faveur des émirs et djondis, etc., et enfin les lettres du sultan.
Ces lettres ont un formulaire plein d'art, selon le rang des personnes. Celles aux sujets s'appellent mokâtebât; celles aux étrangers, morâselât.
Le plus haut titre pour les étrangers est el maqâm, el àâli.
Le moindre est el madjlas ou megeles, el àâli.
Pour les sujets, le plus haut titre est el-maqarr, el-karim (votre grace).
Puis maqarr-el-àâli (excellence).
Puis djenâb-el-kerim (cour magnifique).
Puis djenâb-el-àâli (cour très-haute); enfin sadr-el-adjal (présence auguste); hadrat (présence simple).
Section VI. Trésor privé. Le trésor privé est régi par un grand officier qui administre les terres affectées à la solde des Mamlouks du sultan, et plusieurs branches de revenus, dont la masse se nomme trésor privé. Ces officiers ont souvent acquis d'immenses richesses.
De ce département dépendent 160 villages, auxquels il faut ajouter plusieurs pays de protection et de fermes. Les seuls villages de Menzalé et de Faraskout, près Damiette, rendent chacun par an 30,000 dinars: plus, les droits d'investiture des gouverneurs de province, des inspecteurs du terrain, des commandants de bourgs et villages, des commissaires de police.—Des gens instruits m'ont assuré que tout ce trésor se montait à 400,000 dinars, et à 300,000 ardebs de blé, orge et fèves.
La dépense consiste en solde et entretien des Mamlouks du sultan; en orge pour leurs chevaux; entretien des princesses et du harem; solde et entretien de tout le service du palais, etc.
Section VII. Du Domaine. Le domaine est le revenu propre du sultan; il comprend:
1º La douane d'Alexandrie sur le commerce des Francs.
2º Les droits sur les épiceries venant des Indes.
3º La vente des muges et poutargues de Damiette.
4º Les droits sur les arts, métiers, cabarets, danseuses et filles publiques.
5º Droits sur les courtiers et interprètes.
6º Produit des briqueteries.
7º Ferme des chameaux pour le transport d'Alexandrie à Rosette.
8º Douane des marchandises de l'Inde, placée à el Tor.
9º Droits à Damiette sur beaucoup d'objets, et entre autres sur la raffinerie du sucre.
10º Le quint du butin légal.
11º Ferme du lac Semanaoui et autres étangs.
12º Droits sur Foua, entrepôt des Francs quand le canal d'Alexandrie était navigable, ce qui a cessé depuis 120 ans (1320).
13º Droits sur les terres de Broulos, de Nesterouh, du port de Rosette.
14º Douanes du Saïd (haute Égypte) sur les Abissins qui apportent des esclaves noirs, de la poudre d'or, etc., et paltes (monopoles) du sené et de la casse.
15º Droits des pays protégés et des pays affermés aux Arabes.
Produit des nombreuses métairies et terres du domaine, arrosées par des roues.
Le loyer de Fondouq-el-Kerim, situé au vieux Kaire.
Succession de tous les grands qui, dans l'Égypte, meurent sans héritiers légitimes.
Bénéfices de l'Hôtel des monnaies.
Droit de la ville de Bairout.
Douanes des marchandises de l'Inde, voiturées à Bedr, à Honain, à Bouaib-el-aqabé.
Voici maintenant les charges:
1º Munitions de guerre pour toute expédition.
2º Dépenses de la caravane et de la fête du sacrifice.
3º Distribution des victimes aux grands et petits officiers.
4º Dépenses de la fête pascale, du banquet et des réjouissances.
5º Renouvellement de la garde-robe et des meubles du harem.
6º Idem, du vêtement des Mamlouks.
7º Veste d'honneur aux grands officiers, aux qâdis, aux émirs de 1re classe, aux kâchefs. (Au Bairam, tous les musulmans s'habillent à neuf, eux et leur maison; cela s'appelle kesoué.)
8º Entretien complet des employés pour l'impôt.
9º Fourniture du harem et seraï, en sucreries, confitures, sorbets, fruits, etc.
10º Présents à faire aux souverains.
11º Veste d'honneur (ou caftan annuel) à tous les gens en place de l'empire (dans tout l'Islamisme les places ne sont que pour l'année courante; le revêtu paie un don ou prix de babouches: le plus riche l'emporte). Chacune de ces vestes diffère de forme, de couleur, de richesse, selon le rang (en général le vêtement est très-dispendieux, surtout pour les pelisses.)
Section V. Le grand avocat du conseil.—Lorsque pour une affaire majeure le sultan assemble le conseil (diouân), il mande le prince des croyants, les 4 grands qâdis, le vizir, les émirs de 1,000 cavaliers, et le connétable.
Avant la séance, le sultan explique ses intentions à un homme de confiance et éloquent, qui est chargé de présenter l'affaire et de répondre à toutes les objections. Le sultan garde le silence.
On a imaginé cet officier, afin que le sultan ne soit jamais compromis, et qu'on puisse faire des objections librement, toute erreur tombant sur l'avocat ou rapporteur.
Chapitre V. Les enfants des sultans sont élevés avec soin dans le harem. C'est un usage ancien de faire enfermer tous ceux qui existent à l'avénement d'un prince. Malek-el-acheraf donna la liberté à 40; mais ils moururent dans la peste de l'an 1429, qui enleva jusqu'à 10,500 têtes par jour.
Quand un prince est mineur, il y a un régent que l'on nomme nezâm-el-molk (celui qui met l'ordre dans le royaume). Quand le sultan s'absente, il y a un vicaire nâïeb-el-molk.
Le chef des émirs, ou àtabek-el-àsâker, est une espèce de connétable.
Les émirs sont divisés en plusieurs classes.
Ceux de la 1re possèdent 100 Mamlouks, et commandent à 1,000: ils devraient être 24.
Ceux de la 2e possèdent 40 Mamlouks: ils devraient être 40. La musique guerrière joue à la porte de leurs hôtels à l'âsr (ou heure de la 3e prière); elle est composée de timbales, tambours et clarinettes. Ces derniers instruments sont de date récente.
Les émirs de 3e classe devraient être au nombre de 20: ils ont chacun 20 Mamlouks.
Les émirs de 4e classe devraient être 50, et avoir chacun 10 Mamlouks.
Enfin la 5e et dernière classe est de 30 émirs, qui ont chacun 5 Mamlouks pour cortége.
Parmi ces émirs, les uns ont de l'emploi dans l'état, d'autres n'ont que leur titre et grade.
L'armée se divise en plusieurs corps. Karabal Couli, prince tartare, ayant, il y a plusieurs années, envoyé demander un tribut, sous peine d'envoyer contre l'Égypte 20 toumans de cavaliers (200,000), le sultan d'alors lui envoya pour toute réponse l'état suivant de ses troupes:
Arabes sujets.
| Tribu Bâli-fadl, enfants de Nouèïr. | 24,000 | |
| Arabes de Hedjaz. | 24,000 | |
| Tribu d'el-Aâli. | 2,000 | |
| Arabes d'Irâq. | 2,000 | |
| —d'Yemen. | 2,000 | |
| —de Djezire. | 2,000 | |
| —de Metrouq. | 1,000 | |
| —de Djarm. | 1,000 | |
| —Beni-oqbé et Beni-mehdi. | 1,000 | |
| —el-Omara. | 1,000 | |
| —de Hindam. | 1,000 | |
| —Aâïd. | 1,000 | |
| —Fezàrât. | 1,000 | |
| —Mohârib. | 1,000 | |
| —Qarîl. | 1,000 | |
| —Qattâb. | 1,000 | |
| —d'Égypte ensemble. | 3,000 | |
| —Haouâra. | 24,000 | |
| Turkmans répandus en hordes ou camps sur les terres de Syrie et de Diarbekr, portés sur les registres au nombre de | 180,000 | |
| Les Ochrân (l'on ne sait ce que c'est, sinon d'autres Turkmans) divisés en 35 districts, à chacun 1,000 cavaliers. | 35,000 | |
| Kourdes. | 20,000 | |
| Milices de l'Égypte, à raison de 33,000 villages et de 2 cavaliers par village: | ||
| total | 66,000 | |
| En tout | 526,000 | cavaliers. |
Des magasins et greniers du sultan.—Le sultan a des magasins où s'entreposent tous les produits en nature de ses douanes, le poivre, la cannelle, les épiceries, les sucres, les bois de construction.
Il a aussi 2 greniers qui sont des merveilles.
Dans l'un, nommé Chiouân, s'entreposent les grains, blés, riz, bois, pailles, etc., pour l'usage du palais.
Dans l'autre, nommé Hirâ, se déposent des grains auxquels on ne touche qu'en cas de nécessité; quelquefois on prohibe la sortie. Ce grenier se remplit et subvient aux disettes. C'est de là que se tirent les aumônes. Dans une année le bénéfice de la vente se monta à 300,000 dinars (de 10 liv. 3 s.).
Il y a eu en Égypte 26 pestes et famines en 800 ans; quelquefois 3 en 25 ans; et cela toujours en temps de trouble et de mauvais gouvernement.
Chapitre IX. § 1er. Des inspecteurs du terrain labourable, Kochâf-el-Torâb.—Les inspecteurs du terrain sont choisis parmi les émirs de la 1re classe; ils sont expédiés tous les ans au commencement du printemps, dans toutes les provinces de l'Égypte, pour faire exécuter les travaux nécessaires à l'entretien des canaux, à l'élévation des digues et chaussées, et tout ce qui est relatif à la hausse et à la baisse des eaux du Nil.
Le département du trésor royal est chargé, sur les droits qu'il perçoit, de faire creuser certains canaux publics, qui facilitent l'écoulement des eaux. Mais tout ce qui tient aux digues et chaussées nécessaires à la solidité des ponts, se doit faire par corvées et contributions réparties sur chaque village, en raison de l'étendue et de la fertilité de son territoire. Lorsque le Nil commence à déborder, l'on ne saurait trop veiller à la conservation des digues, chaussées et ponts, jusqu'à ce que les terres soient assez abreuvées; car s'ils étaient emportés, les eaux, s'écoulant de suite, laisseraient sans arrosement des contrées entières.
Quand le Nil décroît, il faut au contraire faciliter l'écoulement, afin d'ensemencer les terres à temps.
Quant aux ponts établis pour l'utilité locale de certains villages, c'est aux possédant-biens de les entretenir. Les inspecteurs n'ont rien à y voir.
§ II. Des kâchefs, ou inspecteurs des provinces.—Les gouverneurs, dits kâchefs, de l'Égypte, étaient autrefois au nombre de 3.
L'un commandait des confins de Gizah exclusivement jusqu'à Genadel. Il nommait 7 émirs, qui administraient sous ses ordres immédiats les 7 provinces méridionales (Heptanomis et Thébaïs).
Le second gouvernait la partie nord (Delta), ayant aussi sous lui 7 émirs.
Le troisième gouvernait la province de Gizah seulement. Celui-ci était quelquefois un émir de la 1re classe, chef de 1,000 cavaliers, comme les 2 premiers; quelquefois un émir de la musique guerrière.
Depuis quelque temps l'on a établi trois kâchefs pour le sud; l'un au Faïoum, l'autre au Saïd inférieur, le troisième au Saïd supérieur. De même on a divisé le nord en 3 kâchefliks. L'un contient les provinces de l'est (Charqié); l'autre celle de l'ouest (Garbîe); le troisième, la Béhiré, ou province du Lac, qui de tout temps a été un gouvernement particulier.
Mais, s'il m'est permis d'en dire mon avis, ces dispositions sont moins favorables au bon ordre.
En divisant les places, l'on a atténué la puissance et l'influence qui, ci-devant réunies en peu de mains, permettaient aux commandants de déployer cet appareil et cette magnificence toujours si imposants à la multitude.
Ci-devant, lorsqu'un kâchef du Saïd ou du nord faisait sa tournée, le calme devançait ses pas, et sa suite de 1,000 cavaliers occasionait une circulation d'espèces qui vivifiait le commerce et l'agriculture.
Parmi les émirs subalternes, quelques-uns sont encore nommés par les kâchefs; mais le grand nombre est tombé à la nomination de l'administrateur du trésor privé (oustadar), qui vend ces places et paralyse le pouvoir des kâchefs.
§ III. Des fonctionnaires en chaque village et de la perception de l'impôt.—Dans chaque ville et village principal il y a un qâdi, un percepteur des droits pour le trésor royal, un autre pour le trésor privé, un autre pour le domaine; plus, un commissaire royal de la navigation (du Nil), un officier militaire pour la police, un fermier adjudicataire, un inspecteur des canaux, et des syndics ou vieillards bourgmestres.
Autrefois l'impôt ne se levait qu'en nature, maintenant et depuis long-temps tout est affermé, et les fermiers adjudicataires des villages tiennent un état de maison si opulent, que beaucoup de petits souverains d'Asie vivent avec moins d'éclat.
Les fermiers de Menzalé et de Faraskour, rendent au domaine chacun 36,000 dinars[153].
Les autres villages, dont plusieurs rendent 12 à 20,000 dinars, sont également affermés pour des sommes qui ne varient point[154].
Les terres affectées à l'apanage des djendis sont divisées par kirâts; et chaque kirât est évalué à 1,000 dinars, environ 11,000 livres.
Chapitre X. Administration des provinces.
1º Province de Damas.
2º Karak.
3º Halab (Alep.)
4º Tarâbolos (Tripoli.)
5º Homs (Hems.)
6º Safad.
7º Gazzah (Gaze.)
La première et la plus considérable province de la Syrie est celle de Damas.
Son vice-roi (kafil) a un appareil égal au sultan qu'il représente. Il dispose à son gré de toutes les places civiles et militaires de son gouvernement.
Les grands officiers militaires sont l'émir généralissime des troupes, le chef des portiers, 12 émirs de 1re classe, 20 émirs de 2e classe, et 60 émirs à 10 et à 5 Mamlouks.
Le tribunal de justice est composé de 4 grands qâdis des 4 écoles ou sectes orthodoxes, et chacun d'eux nomme des substituts dans Damas et dans les autres villes de la province, pour juger au civil et au criminel.
Les grands officiers de plume (mobâcherin) sont le secrétaire des dépêches, le grand inspecteur de l'armée, l'oustadar ou chef du trésor privé, celui du domaine, celui du trésor royal, et le vizir.
Les agents exécutifs (arbâb-el-ouazaïef) sont 2 inspecteurs titrés kâchefs faisant leur tournée à tour de rôle; les émirs des généralités, les commandants de places, le grand maréchal des logis, le tribun de l'armée, etc., presque comme au Kaire.
Le château de Damas est confié au lieutenant du sultan et à 7 officiers-portiers (capidjis).
Quant aux djendis de garnison dans la province, ils devraient être 12,000, dont 2,000 près du vice-roi; le reste près des émirs, par escadron de 500 hommes et non de 1,000 hommes, comme en Égypte.
Karak tient le second rang de province. L'on écrit à son vice-roi sur du papier rouge, parce que l'un des successeurs de Selâheldin, ayant donné à ses 3 enfants son empire, savoir: à l'un l'Égypte; à l'autre la Syrie, depuis Bisan jusqu'au Diarbekr; au 3e le reste de la Syrie et Karak, l'étiquette de ces sultans a passé à leurs vice-rois.
Depuis quelque temps Karak n'a plus pour gouverneur que 2 capidjis; pour tribunal, que 2 qâdis; pour garnison, que quelques Mamlouks et Babrites (gens de la marine), avec un prince arabe qui commande à toutes les tribus du ressort.
Les 5 autres gouvernements sont administrés sur le même plan que celui de Damas, mais avec moins de faste et de dépense: celui de Hama était dès-lors ruiné.
Il y a des forts et des châteaux qui ont des émirs particuliers. Leur garnison est composée d'un lieutenant du sultan, d'un corps d'affranchis-babrites, d'un chef de ronde, d'un tribun de l'armée, de quelques Mamlouks du sultan, des portiers, et de quelques soldats du pays qui montent la garde.
L'auteur ne sait s'il doit regarder Malatié comme un château ou comme le chef-lieu d'une province. C'est là que commandait Doqmaq, de qui fut esclave Malek-el-acheraf sultan (maître du vizir auteur).
Chapitre XI. Des émirs et chaiks, arabes, turkmans et kourdes.—Les Arabes répandus sur les terres d'Égypte et de Syrie sont divisés par tribus, dont chacune a son émir. Cet émir a sous lui des chaiks chargés du maintien de l'ordre et de la levée des contributions dont ils sont fermiers, chacun dans leur district respectif.
§ I. Des expéditions militaires.—On distingue 2 espèces d'expéditions (tedjârid), l'une contre l'étranger, l'autre contre le sujet rebelle. Dans l'un et l'autre cas, l'armée est composée de cavaliers et d'archers à pied, en nombre capable d'écraser l'ennemi qui ose se mesurer.
On fait des camps volants, soit pour renforcer une place, soit pour garder un poste, observer un ennemi, etc.
L'ordre invariable des camps est que la tente du supérieur soit toujours postée derrière celle de son subordonné, de manière que celle du sultan est à la queue de toutes les autres.
(Suivent ici 2 articles sur la conquête de l'Yemen par ordre de Malek-el-acheraf, et de l'île de Cypre, qui la suivit peu de temps après. Dans tous ces faits on ne voit que des boucheries d'hommes, sans raison, et sans instruction pour le lecteur).
Chapitre XII. Il contient, en 3 sections, des anecdotes historiques et des maximes arabes qui se résument à dire, 1º que les princes sont renversés par ceux qu'ils élèvent; 2º que la fatalité régit tout, et qu'il faut être patient et résigné; 3º que l'inconstance et la mauvaise foi sont la base du cœur humain. Et la conclusion est une lettre de Malek-el-acheraf à Châh Rok, fils de Timour (Tamerlan), dans laquelle le sultan égyptien répond des injures grossières au sultan tatar.
Des ouqâfs, ou fondations en Égypte.—Les kalifes Ommiades et Abbasides ont souvent fait des aumônes; mais ils prenaient les sommes sur leur trésor; et il ne me paraît pas qu'ils aient jamais affecté des terres à perpétuité.
En Égypte ce fut Malek-el-Sâhêl, 16e qualaounide, qui le premier affecta 2 villages à l'entretien des Mahmals, fondés par Bibars.
Aujourd'hui les rentes foncières en faveur de la Mekke et de Médine sont si multipliées en Turkie, que, sans le gaspillage des régies, ces 2 villes seraient les plus riches du globe. La raison en est que l'on lègue souvent son bien à ces villes pour le conserver en usufruit à sa race, en le préservant de la rapacité du gouvernement. D'autre part, les princes et les riches font des legs pieux et expiatifs aux desservants des riches et pauvres de ces villes. L'Égypte seule en est grevée, selon Mohammad-ben-eshâq, savoir, de 6 grands legs principaux, appelés dechîchet-el-kobra, ou grosse semoule.
| 1º Le legs de Djaqmaq, 10e sultan circassien. |
| 2º Le legs de Qâiet-baï[155], 17e circassien. |
| 3º De Tenâm, } émirs riches du temps des Tcherkasses. |
| 4º De Kâouend, } émirs riches du temps des Tcherkasses. |
| 5º De Sélim 1er. |
| 6º De Soliman son fils. |
Les terres affectées par ces legs sont, savoir:
| Pour le premier, 6 villages dans le Kalioûb. |
| Pour le second, 5 villages dans le Monoûf. |
| Pour le troisième, 6 villages et une île dans le Garbié. |
| Pour le quatrième, 9 villages dans le Daq-Halié, près de la Charqîé. |
| Pour le cinquième, 2 villages dans la Béhairé. |
| Pour le sixième, 5 villages dans le district de Foua. |
| 7º Dans celui de Djizah, 3 villages. |
| 8º Dans le Faïoum, 2 villages. |
| 9º Dans le Behensaoûîé, 7 villages. |
| 10º Dans le Saïd, 7 villages: total, 52 villages et l'île. |
Année commune, le produit de toutes ces terres, en froment, orge, fèves, lentilles, pois-chiches, riz, est de 48,880 ardeb (l'ardeb pesant 192 livres).
Les mêmes terres donnent de plus en redevances pécuniaires 70 bourses (87,000 fr.).
A cette somme se joignent d'autres parties de rentes foncières, fondées en divers endroits par des sultans, des pachas, des particuliers, tant sur des terres que sur des maisons et boutiques; c'est ce que l'on appelle el sourer. Ces aumônes s'élèvent, selon Mohammad-ben-ezhâq, à 164 bourses (205,000 fr.). Mais les détails des comptes n'en offrent que 141.
A quoi il faut ajouter de semblables legs faits en Natolie (Roum-ili), Alep, Damas, et tous les autres pays musulmans; ce qui constitue une énorme richesse pour la Mekke et Médine.
Soliman a d'ailleurs fondé 80 chameaux pour des pauvres qui veulent faire le pèlerinage.
Colombiers des pigeons de message.—Ces colombiers sont établis dans des tours construites de distance en distance sur toute l'étendue de l'empire, dans l'intention de surveiller à la sûreté et à la tranquillité publique.
C'est à Moussel que l'on a commencé de se servir de pigeons pour porter des lettres[156]. Lorsque les Fâtmîtes envahirent l'Égypte, ils y établirent ces postes aériennes, et ils y attachèrent un si vif intérêt, qu'ils assignèrent des fonds propres à une régie spéciale à cet objet. Parmi les registres de ce bureau en était un où se trouvaient classées les races de pigeons reconnus les plus propres. Le vertueux Madj-el-dîn Abd-el-Dâher a composé sur cette matière un livre curieux, intitulé Tamâîm-el-Hàmâïm, Amulettes des pigeons.
Depuis long-temps les colombiers du Saïd sont détruits par suite des troubles qui ont ruiné le pays; mais ceux de la basse Égypte subsistent (en 1450), et en voici l'état ainsi que pour la Syrie.
N. B. Les distances ont été ajoutées par le traducteur, d'après d'Anville et d'après ses propres connaissances.
| § Ier. Correspondance du Kaire avec Alexandrie. | ||
| COLOMBIERS. | ||
| Château de la Montagne (au Kaire) | 0 | |
| Monouf-el-ouliâ | 39 | |
| Damanhour-el-ouâhech | 45 | |
| Skanderié (Alexandrie) | 36 | |
| 120 | milles. | |
| § II. Du Kaire à Damiette. | ||
| Château de la Montagne | 0 | |
| Tour de Beni òbaid | 36 | |
| Echmoun-el-rommân | 36 | |
| Doumiât | 30 | |
| 102 | milles. | |
| § III. Du Kaire à Gazzah. | ||
| Du Kaire à Bilbais | 27 | |
| De Bilbais à Saléhié | 27 | |
| De Saléhié à Qâtia | 42 | |
| De Qâtia à Ouarrâdé | 48 | |
| De Ouarrâdé à Gazzé[157] | 81 | |
| 225 | milles. | |
| § IV. De Gazzé à Jérusalem, 1 colombier | 81 | |
| à Nablous, 1 colombier | 36 | |
| 117 | milles. | |
| De Gazzé à Habroun | 30 | |
| à Sâfié, sur un ruisseau de ce nom | 45 | |
| à Karak | 48 | |
| 123 | milles. | |
| § V. De Gazzé à Safad. | ||
| à El-qods (Jérusalem) | 48 | |
| à Djenîn | 30 | |
| à Bisan | 24 | |
| à Safad | 24 | |
| 126 | milles. | |
| § VI. De Gazzé à Damas, 7 colombiers. | ||
| De Gazzé à Jérusalem, 1 colombier | 48 | |
| à Genin | 30 | |
| à Bisân | 24 | |
| à Tâfés. | 30 | |
| à el-Sânemain | 24 | |
| à Damas. | 30 | |
| 186 | milles. | |
| De Damas à Balbek, 1 colombier | 48 | milles. |
| De Damas à Halab, 7 colombiers. | ||
| à Damas, 1 colombier. | ||
| à Cara. | 45 | |
| à Hems. | 36 | |
| à Hama | 24 | |
| à Màrra. | 30 | |
| à Kan-tounâm. | 30 | |
| à Halab. | 28 | |
| 193 | milles. | |
| De Halab à Behesna, 4 colombiers. | ||
| à Halab. | ||
| à el-Biré, sur la rive est de l'Euphrate. | 66 | |
| à Qalàt-el-Roum. | 27 | |
| à Behesna. | 45 | |
| 138 | milles. | |
| De Halab à Rahâbé, 4 colombiers. | ||
| à Halab. | ||
| à Qàbâqib. | 75 | |
| à Tadmour (Palmyre). | 75 | |
| à el-Rahâbé. | 108 | |
| 258 | milles. | |
| De Damas à Tarâbolos (Tripoli), 5 colombiers. | ||
| à Damas[158] | ||
| à Saida. | 63 | |
| à Bairout | 24 | |
| à Terbelé. | 30 | |
| à Tarâbolos. | 24 | |
| 141 | milles. | |
Tels sont les colombiers entretenus dans l'empire pour la célérité des dépêches. Chaque colombier a son directeur et ses veilleurs, qui attendent à tour de rôle l'arrivée des pigeons: il y a en outre des domestiques et des mules à chaque colombier pour les échanges respectifs des pigeons. La dépense totale ne laisse pas que d'être considérable.
Du transport de la neige, et des relais de hedjin pour cet effet.
Avant le sultan Barqouq, la neige venait de Damas au Kaire par des bateaux qui partaient de Saïd et Bairout pour Damiet, où des bateaux plus petits les relayaient jusqu'à Boulâq. Là, des chameaux la transportaient au château, où on la déposait dans des citernes. Sous Barqouq, et depuis lui, on l'a expédiée par des hedjines (chameaux coureurs) dont il se fait 70 départs depuis le 1er juin jusqu'au 30 novembre.... un toutes les 54 heures.
Tous les 2 jours il part de Damas 5 hedjines chargés, et guidés par un homme expert et par un courrier porteur d'ordres au relais. Dans chaque relais on entretient 6 hedjines.
Les relais sont comme il suit:
Postes à cheval, dites barîd.
Le gouvernement a établi des postes sur les principaux chemins de l'empire, les voici:
(Il faut savoir que par barîd (course) on entend un espace de 2 à 4 lieues (un relais).
La lieue est de 3 milles; le mille de 3,000 coudées, mesure d'el-Hachîm, l'une des premières tribus arabes.
La coudée est de 24 doigts; le doigt de 6 grains d'orge par le travers; et le grain de 6 crins de la queue d'un mulet.
Route du Kaire au Saïd.
Là finissent les relais. Pour aller plus loin on loue les chevaux chez des particuliers.
D'Esna l'on se rend à Aïdab sur la mer Rouge, entrepôt de l'Yémen et de Habach (Abissinie).
Du Kaire à Scanderié, il y a deux routes; l'une par le Delta au milieu des villages, l'autre par le désert à gauche du fleuve;
| Par le Delta, il y a du Kaire | 0 | |
| à Kalioub | 9 | |
| à Monouf | 18 | |
| à Mohallet-el-Marhoum | 24 | |
| à N'hararîé | 24 | |
| à Turkmânié | 24 | |
| à Scanderié | 24 | |
| 123 | milles. |
| Par le désert ou chemin sec, il y a du Kaire à Djaziret-el-Qît | 18 | |
| à Ouardan | 12 | |
| à Terrâné | 12 | |
| à Zàouiet-el-Mobarek | 12 | |
| à Damanhour | 21 | |
| à Louqîn | 18 | |
| à Skanderié | 24 | |
| 117 | milles. |
| Du Kaire à Doumiât. | ||
| Du Kaire à Kalioub. | 9 | |
| à Bilbais | 18 | |
| à Salehîé | 24 | |
| à Sadîé | 12 | |
| à Bainounet | 12 | |
| à Achmoun-el-Roumman | 12 | |
| à Faraskour | 21 | |
| à Doumiât | 9 | |
| 117 | milles. | |
| Du Kaire à Gazzé. | ||
| Du Kaire à Sâdié ci-dessus | 63 | |
| à Gorâbi | 18 | |
| à Qâtié | 12 | |
| à Màân | 12 | |
| à Motâilem | 12 | |
| à Seouâdé | 12 | |
| à Ouarrâdé | 12 | |
| à Bir-el-Qâdi | 12 | |
| à el-Arich | 12 | |
| à Karrîobé | 12 | |
| à Sâàqa | 12 | |
| à Refah | 9 | |
| à Salqa | 12 | |
| à Gazzé | 12 | |
| 222 | milles. | |
| De Gazzé a Karak. | ||
| De Gazzé à Belaqis | 12 | |
| á Habroun | 18 | |
| a Djenba | 12 | |
| à Zouair | 18 | |
| à Safié | 15 | |
| à Kafar | 24 | |
| à Karak | 21 | |
| 120 | milles. | |
De Karak à Choubak, extrémité nord de l'Arabie pétrée, il n'y a que 3 relais pour environ 90.
| De Damas à Djabar, boulevard de l'empire sur l'Euphrate. | ||
| De Damas à Homs; voyez ci-dessus | 81 | |
| De Homs vers l'est à Masnà | 24 | |
| à Qarnain | 18 | |
| à el-Baida | 24 | |
| à Tadmour | 24 | |
| à Kerbe | 24 | |
| à Sakné | 18 | |
| à Qabqab | 18 | |
| à Kaouamel | 24 | |
| à Rahàbé | 24 | |
| à Djabar | 110 | |
| 389 | milles. | |
| De Damas à Safad. | |||
| De Damas à Bouraid, nord-ouest | 12 | ||
| à Qoulous | 12 | ||
| à Orainbé | 18 | ||
| à Nouran | 12 | ||
| à Djabb Yousef | 18 | ||
| à Safad | 12 | ||
| 84 | milles. | ||
| De Damas à Bairout. | |||
| De Damas à Kan-Maiseloun | 12 | ||
| à Harin, sur la Qasmîe | 18 | ||
| à Saïd, par le Liban | 33 | ||
| à Bairout | 24 | ||
| 87 | milles. | ||
| De Damas à Balbek. | |||
| à Zebdani | 15 | ||
| à Boura | 12 | ||
| à Balbek | 13 | ||
| 40 | milles. | ||
| De Damas à Tarâbolos. | |||
| De Damas à Gazoubé. (Voyez route de Halab) | 55 | ||
| à Qadis | 18 | ||
| à Aqmar | 21 | ||
| à el-Akra | 18 | ||
| à el-Arqâ | 12 | ||
| à Tarâbolos | 15 | ||
| 139 | milles. | ||
| De Damas à Karak. | |||
| De Damas à el-Qatibé | 12 | ||
| à Barâdié | 18 | ||
| à Bordj el-Abiad | 18 | ||
| à Hosbân | 18 | ||
| à Qanbes | 24 | ||
| à Dibiân | 24 | ||
| à Qâtè-el-Modjeb | 24 | ||
| à Safra | 24 | ||
| à Karak | 24 | ||
| 186 | milles. | ||
| De Halab à Behesna et à Qaïsarié (Cézarée), frontière de l'empire en Arménie. | |||
| De Halab à el-Semoûqa | 12 | ||
| à Istidra | 12 | ||
| à Bait-el-Fâr | 18 | ||
| à Antab | 12 | ||
| à Dair-Koûn | 9 | ||
| à Qoûna | 12 | ||
| à Arban | 12 | ||
| à Behesna | 9 | ||
| à el-Qaïsarïé | 120 | ||
| 216 | milles. | ||
Depuis l'an 1412, le gouvernement a cessé d'entretenir des relais de Behesna à Qaïsarïé.
L'auteur traite ensuite de la Syrie dans les sections XII et XIII, d'une manière étendue et intéressante, mais qu'il serait trop long de copier: il suffira de dire qu'il divise, avec les géographes musulmans, la Syrie en 5 contrées:
1º La Palestine, depuis el-Ariche jusqu'à Lajdoun, près le Qarmel.
2º Le Haurân, pays varié de plaines et de montagnes dont la capitale est Tabarié.
3º Le Goutâh (ou pays creux) dont les principales villes sont Damas, Tripoli, Safad, Balbek.
4º Le pays des Hems, où l'on ne voit ni scorpions ni serpents.
5º Le Kinesrin, qui a pour capitale Halab, et pour dépendances Antioche, Ama, Serbin, etc.
Dans l'administration de l'empire, la Syrie est divisée en 6 provinces qui tirent leurs noms de leurs capitales.
La première s'appelle province de Gaza, ville située en une plaine fertile. Le district de Karak, dit aussi Moab, en est détaché, et s'étend depuis Oula, dans l'Arabie pétrée, jusqu'au ruisseau Zizalé, qui tombe dans le Jourdain: c'est un espace de 20 journées de chameaux (à 6 lieues la journée). Le pays a beaucoup de villages; mais il y a disette d'eau sur les routes, et une grande quantité de défilés entre des rocs où un seul homme peut arrêter 100 cavaliers.—Karak est une des plus fortes citadelles connues; on ne l'a jamais prise de force.
La seconde est appelée province de Safad, et contient plus de 1,200 villages. La ville est située très-agréablement sur le lac Tabarié, et a une excellente forteresse. Sour (Tyr), qui en dépend, n'est qu'un hameau.
La troisième, dite province de Damas, est la plus riche en tout genre de productions et en villages. L'auteur en compte plus de dix-huit cents, et omet ceux de divers districts.
La quatrième, dite province de Tripoli, contient plus de 3000 villages: Hesn-el-akrad, château fort, forme sa limite à l'est.
La cinquième, dite province de Hama, est riche en villages et en châteaux forts: celui de Hama fut détruit par Tamerlan.
La sixième, dite province de Halab, est très-étendue et très-riche. Le château de Halab est fait de main d'homme, (il veut dire le monticule qui porte le château).
De Halab dépendent Antioche sur l'Oronte; Djabar sur l'Euphrate; Rahbé au sud de Djabar, sur la rive orientale du même fleuve; Sis en Arménie, peuplé de chrétiens; Tarsous au bord de la mer en face de Cypre; Biré sur l'Euphrate, où il y a un pont de bateaux et un très-grand nombre de châteaux et villes importantes que l'auteur décrit en détail. (En sorte qu'à cette époque l'on ne peut pas évaluer la Syrie à moins de 20,000 villes et villages: et en les supposant, l'un portant l'autre, contenir 300 têtes, ce serait 6,000,000 d'habitants; état bien différent de l'actuel, et je pense très-inférieur à l'ancien, du temps de Titus et de Vespasien.
(Je termine cette notice par quelques idées du vizir Châhin sur les principes de la souveraineté).
Chapitre II. Section Ire.—De la puissance souveraine. La puissance souveraine est un rayon de la divinité. C'est par un effet miraculeux du caractère sacré imprimé sur le front du despote (sultan, maître absolu), que le bon ordre subsiste, que la révolte et la licence sont châtiées, etc.
Le but du pouvoir suprême est la conservation des particuliers et l'accroissement du bien public par un gouvernement juste. Le sultan doit user avec sagesse du sabre que Dieu a remis en ses mains pour défendre l'empire, pour faire fleurir la religion, et faire observer les lois divines et humaines.
(Merèï, l'historien homme de loi ci-devant cité, répète souvent que les principes de la loi sont de faire la guerre aux infidèles.—Que dans les villes conquises l'on ne doit point leur permettre de bâtir ou réparer leurs temples.—Que même il faudrait les détruire sans exception).
En même temps que Dieu ordonne au sultan de travailler au bonheur des sujets, il ordonne aux sujets d'obéir aveuglément au sultan, d'exécuter ses ordres sans examen, parce qu'il est dépositaire de la loi de Dieu et du prophète.
Le prophète a reçu de Dieu l'empire universel du monde; sa puissance, quant aux lois et au sacerdoce, a été transmise à ses successeurs de main en main jusqu'à ce jour et à l'émir el-Moumenin, qui donne au sultan l'investiture du consentement des grands juges, des docteurs de la loi, des grands officiers de la couronne et des commandants de l'armée (ce qui modifie la grace de Dieu, presque comme en Europe).
Par cette sanction le souverain élu devient le maître du trésor de l'état, le généralissime des troupes, le gouverneur des places, l'administrateur de toutes les affaires de l'empire; et chacun doit placer sa gloire à lui obéir.
Section II. Des devoirs du despote.—(Ce chapitre est un vrai traité de morale chrétienne. Le sultan doit être pieux, pratiquer les actes de la religion devant le peuple; il doit repousser l'orgueil, la présomption, l'avarice, le mensonge; réprimer sa colère, avoir un maintien digne, silencieux, imposant; être patient, juste, et en un mot avoir les bonnes qualités d'esprit et de cœur qui, dans toute espèce de gouvernement composent l'art un de gouverner, quant à l'individu, mais non quant aux bases du contrat social.)
Section IV. Devoirs des sujets.—Les devoirs des sujets consistent dans le profond respect pour le sultan, dans l'exécution aveugle de ses ordres, le dévouement à son service, les bons conseils pour ses succès.
Le grand point du gouvernement est que chaque classe, chaque individu, se tiennent dans les bornes qui leur sont assignées.
ÉTAT PHYSIQUE
DE
LA SYRIE.
CHAPITRE PREMIER.
Géographie et Histoire Naturelle de la Syrie.
EN sortant de l'Égypte par l'isthme qui sépare l'Afrique de l'Asie, si l'on suit le rivage de la Méditerranée, l'on entre dans une seconde province des Turks, connue parmi nous sous le nom de Syrie. Ce nom, qui, comme tant d'autres, nous a été transmis par les Grecs, est une altération de celui d'Assyrie, introduite chez les Ioniens, qui en fréquentaient les côtes, après que les Assyriens de Ninive eurent réduit cette contrée en province de leur empire[159]. Par cette raison, le nom de Syrie n'eut pas d'abord l'extension qu'il a prise ensuite. On n'y comprenait ni la Phénicie ni la Palestine. Les habitants actuels, qui, selon l'usage constant des Arabes, n'ont point adopté la nomenclature grecque, méconnaissent le nom de Syrie[160]; ils le remplacent par celui de Barr-el-Châm[161], qui signifie pays de la gauche; et par là ils désignent tout l'espace compris entre deux lignes tirées, l'une d'Alexandrette à l'Euphrate, l'autre de Gaze dans le désert d'Arabie, ayant pour bornes à l'est ce même désert, et à l'ouest la Méditerranée. Cette dénomination de pays de la gauche, par son contraste à celle de l'Yamîn ou pays de la droite, indique pour chef-lieu un local intermédiaire, qui doit être la Mekke; et par son allusion au culte du soleil[162], elle prouve à la fois une origine antérieure à Mahomet, et l'existence déja connue de ce culte au temple de la Kîabé.
§ I.
Aspect de la Syrie.
Quand on jette les yeux sur la carte de la Syrie, on observe que ce pays n'est en quelque sorte qu'une chaîne de montagnes, qui d'un rameau principal se distribuent à droite et à gauche en divers sens: la vue du terrain est analogue à cet exposé. En effet, soit que l'on aborde par la mer, soit que l'on arrive par les immenses plaines du désert, on commence toujours à découvrir de très-loin l'horizon bordé d'un rempart nébuleux qui court nord et sud, tant que la vue peut s'étendre: à mesure que l'on approche, on distingue des entassements gradués de sommets, qui, tantôt isolés, et tantôt réunis en chaînes, vont se terminer à une ligne principale qui domine sur tout. On suit cette ligne sans interruption, depuis son entrée par le nord jusque dans l'Arabie. D'abord elle serre la mer entre Alexandrette et l'Oronte; puis, après avoir cédé passage à cette rivière, elle reprend sa route au midi en s'écartant un peu du rivage, et par une suite de sommets continus, elle se prolonge jusqu'aux sources du Jourdain, où elle se divise en deux branches, pour enfermer, comme en un bassin, ce fleuve et ses trois lacs. Pendant ce trajet, il se détache de cette ligne, comme d'un tronc principal, une infinité de rameaux qui vont se perdre, les uns dans le désert, où ils forment divers bassins, tels que celui de Damas, de Haurân, etc., les autres vers la mer, où ils se terminent quelquefois par des chutes rapides, comme il arrive au Carmel, à la Nakoure, au cap Blanc, et à presque tout le terrain entre Bairout[163] et Tripoli. Plus communément ils conservent des pentes douces qui se terminent en plaines, telles que celles d'Antioche, de Tripoli, de Tyr, d'Acre, etc.
§ II.
Des montagnes.
Ces montagnes, en changeant de niveaux et de lieux, changent aussi beaucoup de formes et d'aspect. Entre Alexandrette et l'Oronte, les sapins, les mélèzes, les chênes, les buis, les lauriers, les ifs et les myrtes qui les couvrent, leur donnent un air de vie qui déride le voyageur attristé de la nudité de Cypre[164]. Il rencontre même sur quelques pentes des cabanes environnées de figuiers et de vignes; et cette vue adoucit la fatigue d'une route qui, par des sentiers raboteux, le conduit sans cesse du fond des ravins à la cime des hauteurs, et de la cime des hauteurs le ramène au fond des ravins. Les rameaux inférieurs, qui vont dans le nord d'Alep, n'offrent au contraire que des rochers nus, sans verdure et sans terre. Au midi d'Antioche et sur la mer, les coteaux se prêtent à porter des oliviers, des tabacs et des vignes[165]; mais du côté du désert, le sommet et la pente de cette chaîne ne sont qu'une suite presque continue de roches blanches. Vers le Liban, les montagnes s'élèvent, et cependant se couvrent en beaucoup d'endroits d'autant de terre qu'il en faut pour devenir cultivables à force d'industrie et de travail. Là, parmi les rocailles, se présentent les restes peu magnifiques des cèdres si vantés[166], et plus souvent des sapins, des chênes, des ronces, des mûriers, des figuiers et des vignes. En quittant le pays des Druzes, les montagnes perdent de leur hauteur, de leur aspérité, et deviennent plus propres au labourage; elles se relèvent dans le sud-est du Carmel, et se revêtent de futaies qui forment d'assez beaux paysages; mais en avançant vers la Judée, elles se dépouillent, resserrent leurs vallées, deviennent sèches, raboteuses, et finissent par n'être plus sur la mer Morte qu'un entassement de roches sauvages, pleines de précipices et de cavernes[167]; pendant qu'à l'est du Jourdain et du lac, une autre chaîne de rocs plus hauts et plus hérissés offre une perspective encore plus lugubre, et annonce dans le lointain l'entrée du désert et la fin de la terre habitable.
La vue des lieux atteste que le point le plus élevé de toute la Syrie est le Liban, au sud-est de Tripoli. A peine sort-on de Larneca, en Cypre, que déja, à 30 lieues de distance, on voit à l'horizon sa pointe nébuleuse. D'ailleurs, le même fait s'indique sensiblement sur les cartes, par le cours des rivières. L'Oronte, qui des montagnes de Damas va se perdre sous Antioche; la Qâsmie, qui du nord de Balbek se rend vers Tyr; le Jourdain, que sa pente verse au midi, prouvent que le sommet général est au local indiqué. Après le Liban, le point le plus saillant est le mont Aqqar: on le voit dès la sortie de Marra dans le désert, comme un énorme cône écrasé, que l'on ne cesse pendant 2 journées d'avoir devant les yeux. Personne jusqu'à ce jour n'a eu le loisir ou la faculté de porter le baromètre sur ces montagnes pour en connaître la hauteur; mais on peut la déduire d'une mesure naturelle, la neige: dans l'hiver, tous les sommets en sont couverts depuis Alexandrette jusqu'à Jérusalem; mais dès mars, elle fond partout, le Liban excepté: cependant elle n'y persiste toute l'année que dans les sinuosités les plus élevées, et au nord-est, où elle est à l'abri des vents de mer et de l'action du soleil. C'est ainsi que je l'ai vue à la fin d'août 1784, lorsque j'étouffais de chaleur dans la vallée de Balbek. Or, étant connu que la neige à cette latitude exige une élévation de 15 à 1600 toises, on en doit conclure que le Liban atteint cette hauteur, et qu'il est par conséquent bien inférieur aux Alpes, et même aux Pyrénées[168].
Le Liban, dont le nom doit s'étendre à toute la chaîne du Kesraouân et du pays des Druzes, présente tout le spectacle des grandes montagnes. On y trouve à chaque pas ces scènes où la nature déploie, tantôt de l'agrément ou de la grandeur, tantôt de la bizarrerie, toujours de la variété. Arrive-t-on par la mer, et descend-on sur le rivage: la hauteur et la rapidité de ce rempart, qui semble fermer la terre, le gigantesque des masses qui s'élancent dans les nues, inspirent l'étonnement et le respect. Si l'observateur curieux se transporte ensuite jusqu'à ces sommets qui bornaient sa vue, l'immensité de l'espace qu'il découvre devient un autre sujet de son admiration: mais pour jouir entièrement de la majesté de ce spectacle, il faut se placer sur la cime même du Liban ou du Sannine. Là, de toutes parts, s'étend un horizon sans bornes; là, par un temps clair, la vue s'égare et sur le désert qui confine au golfe Persique, et sur la mer qui baigne l'Europe: l'ame croit embrasser le monde. Tantôt les regards, errant sur la chaîne successive des montagnes, portent l'esprit, en un clin d'œil, d'Antioche à Jérusalem; tantôt, se rapprochant de ce qui les environne, ils sondent la lointaine profondeur du rivage. Enfin, l'attention, fixée par des objets distincts, examine avec détail les rochers, les bois, les torrents, les coteaux, les villages et les villes. On prend un plaisir secret à trouver petits ces objets qu'on a vus si grands. On regarde avec complaisance la vallée couverte de nuées orageuses, et l'on sourit d'entendre sous ses pas ce tonnerre qui gronda si long-temps sur la tête; on aime à voir à ses pieds ces sommets, jadis menaçants, devenus dans leur abaissement, semblables aux sillons d'un champ, ou aux gradins d'un amphithéâtre; on est flatté d'être devenu le point le plus élevé de tant de choses, et un sentiment d'orgueil les fait regarder avec plus de complaisance.
Lorsque le voyageur parcourt l'intérieur de ces montagnes, l'aspérité des chemins, la rapidité des pentes, la profondeur des précipices commencent par l'effrayer. Bientôt l'adresse des mulets qui le portent le rassure, et il examine à son aise les incidents pittoresques qui se succèdent pour le distraire. Là, comme dans les Alpes, il marche des journées entières, pour arriver dans un lieu qui, dès le départ, est en vue; il tourne, il descend; il côtoie, il grimpe; et dans ce changement perpétuel de sites, on dirait qu'un pouvoir magique varie à chaque pas les décorations de la scène. Tantôt ce sont des villages près de glisser sur des pentes rapides, et tellement disposés, que les terrasses d'un rang de maisons servent de rue au rang qui les domine. Tantôt c'est un couvent placé sur un cône isolé, comme Mar-Châiâ dans la vallée du Tigre. Ici, un rocher percé par un torrent est devenu une arcade naturelle, comme à Nahr-el-Leben[169]. Là, un autre rocher taillé à pic, ressemble à une haute muraille; souvent, sur les côteaux, les bancs de pierres, dépouillés et isolés par les eaux, ressemblent à des ruines que l'art aurait disposées. En plusieurs lieux, les eaux, trouvant des couches inclinées, ont miné la terre intermédiaire, et formé des cavernes, comme à Nahr-el-Kelb, près d'Antoura: ailleurs, elles se sont pratiqué des cours souterrains, où coulent des ruisseaux pendant une partie de l'année, comme à Mar-Eliâs-el-Roum, et à Mar-Hanna[170]; quelquefois ces incidents pittoresques sont devenus tragiques. On a vu par des dégels et des tremblements de terre, des rochers perdre leur équilibre, se renverser sur les maisons voisines, et en écraser les habitans; il y a environ 20 ans qu'un accident semblable ensevelit, près de Mardjordjôs, un village qui n'a laissé aucune trace. Plus récemment et près du même lieu, le terrain d'un coteau chargé de mûriers et de vignes s'est détaché par un dégel subit, et glissant sur le talus de roc qui le portait, est venu, semblable à un vaisseau qu'on lance du chantier, s'établir tout d'une pièce dans la vallée inférieure. Il en est résulté un procès bizarre, quoique juste, entre le propriétaire du fonds indigène et celui du fonds émigré, et il a été porté jusqu'au tribunal de l'émir Yousef, qui a compensé les pertes. Il semblerait que ces accidents dussent jeter du dégoût sur l'habitation de ces montagnes; mais, outre qu'ils sont rares, ils sont compensés par un avantage qui rend leur séjour préférable à celui des plus riches plaines; je veux dire par la sécurité contre les vexations des Turks. Cette sécurité a paru un bien si précieux aux habitants, qu'ils ont déployé dans ces rochers une industrie que l'on chercherait vainement ailleurs. A force d'art et de travail, ils ont contraint un sol rocailleux à devenir fertile. Tantôt, pour profiter des eaux, ils les conduisent par mille détours sur les pentes, ou ils les arrêtent dans les vallons par des chaussées; tantôt ils soutiennent les terres prêtes à s'écrouler, par des terrasses et des murailles. Presque toutes les montagnes ainsi travaillées, présentent l'aspect d'un escalier ou d'un amphithéâtre, dont chaque gradin est un rang de vignes ou de mûriers. J'en ai compté sur une même pente jusqu'à 100 et 120, depuis le fond du vallon jusqu'au faîte de la colline; j'oubliais alors que j'étais en Turkie, ou si je me le rappelais, c'était pour sentir plus vivement combien est puissante l'influence même la plus légère de la liberté.
§ III.
Structure des montagnes.
La charpente de ces montagnes est formée d'un banc de pierre calcaire dure, blanchâtre et sonnante comme le grès, disposée par lits diversement inclinés. Cette pierre se représente presque la même dans toute l'étendue de la Syrie; tantôt elle est nue, et elle a l'aspect des rochers pelés de la côte de Provence: telle est la chaîne qui borde au nord le chemin d'Antioche à Alep, et qui sert de lit au cours supérieur du ruisseau qui coule en cette dernière ville. Ermenâz, village situé entre Serkin et Kaftin, a un défilé qui rassemble parfaitement à ceux qu'on passe en allant de Marseille à Toulon. Si l'on va d'Alep à Hama, l'on rencontre sans cesse les veines du même roc dans la plaine, tandis que les montagnes qui courent sur la droite, en offrent des entassements qui figurent de grandes ruines de villes et de châteaux. C'est encore cette même pierre qui, sous une forme plus régulière, compose la masse du Liban, de l'Anti-Liban, des montagnes des Druzes, de la Galilée, du Carmel, et se prolonge jusqu'au sud du lac Asphaltite; partout les habitants en construisent leurs maisons et en font de la chaux. Je n'ai jamais vu ni entendu dire que ces pierres tinssent des coquillages pétrifiés dans les parties hautes du Liban; mais il existe entre Bâtroun et Djebaîl au Kesrâouan, à peu de distance de la mer, une carrière de pierres schisteuses, dont les lames portent des empreintes de plantes, de poissons, de coquillages, et surtout d'ognons de mer. Le torrent d'Azqâlan, en Palestine, et aussi pavé d'une pierre lourde, poreuse et salée, qui contient beaucoup de petites volutes et de bivalves de la Méditerranée. Enfin Pocoke en a trouvé une quantité dans les rochers qui bordent la mer Morte.
En minéraux, le fer seul est abondant; les montagnes du Kesrâouan et des Druzes en sont remplies. Chaque année, les habitants en exploitent pendant l'été des mines qui sont simplement ocreuses. La Judée n'en doit pas manquer, puisque Moïse observait, il y a plus de 3,000 ans, que ses pierres étaient de fer. On parle d'une mine de cuivre à Antabès, au nord d'Alep; mais elle est abandonnée: on m'a dit aussi chez les Druzes, que dans l'éboulement de cette montagne dont j'ai parlé, on avait trouvé un minéral qui rendit du plomb et de l'argent; mais comme une pareille découverte aurait ruiné le canton, en y attirant l'attention des Turks, l'on s'est hâté d'en étouffer tous les indices.
§ IV.
Volcans et tremblements.
Le midi de la Syrie, c'est-à-dire le bassin du Jourdain, est un pays de volcans; les sources bitumineuses et soufrées du lac Asphaltite, les laves, les pierres-ponces jetées sur ces bords, et le bain chaud de Tabarié, prouvent que cette vallée a été le siége d'un feu qui n'est pas encore éteint. On observe qu'il s'échappe souvent du lac des trombons de fumée, et qu'il se fait de nouvelles crevasses sur ses rivages. Si les conjectures en pareille matière n'étaient pas sujettes à être trop vagues, on pourrait soupçonner que toute la vallée n'est due qu'à l'affaissement violent d'un terrain qui jadis versait le Jourdain dans la Méditerranée. Il paraît du moins certain que l'accident des 5 villes foudroyées, eut pour cause l'éruption d'un volcan alors embrasé. Strabon dit expressément[171], que la tradition des habitants du pays, c'est-à-dire des Juifs mêmes, était que jadis la vallée du lac était peuplée de 13 villes florissantes, et qu'elles furent englouties par un volcan. Ce récit semble confirmé par les ruines que les voyageurs trouvent encore en grand nombre sur le rivage occidental. Les éruptions ont cessé depuis long-temps; mais les tremblements de terre qui en sont le supplément se montrent encore quelquefois dans ce canton: la côte en général y est sujette, et l'histoire en cite plusieurs exemples qui ont changé la face d'Antioche, de Laodikée, de Tripoli, de Béryte, de Sidon, de Tyr, etc. De nos jours, en 1759, il en est arrivé un qui a causé les plus grands ravages: on prétend qu'il tua dans la vallée de Balbek plus de 20,000 ames, dont la perte ne s'est point réparée. Pendant 3 mois, ses secousses inquiétèrent les habitants du Liban, au point qu'ils abandonnèrent leurs maisons, et demeurèrent sous des tentes. Récemment (le 14 décembre 1783), lorsque j'étais à Alep, on ressentit dans cette ville une commotion qui fut si forte, qu'elle fit tinter la sonnette du consul de France. On a observé en Syrie que les tremblements n'arrivent presque jamais que dans l'hiver, après les pluies d'automne; et cette observation, conforme à celle du docteur Chá (Shaw), en Barbarie, semblerait indiquer que l'action des eaux sur la terre et les minéraux desséchés est la cause de ces mouvements convulsifs. Il n'est pas hors de propos de remarquer que l'Asie mineure y est également sujette.
§ V.
Des sauterelles.
La Syrie partage avec l'Égypte, la Perse et presque tout le midi de l'Asie, un autre fléau non moins redoutable, les nuées de sauterelles dont les voyageurs ont parlé. La quantité de ces insectes est une chose incroyable pour quiconque ne l'a pas vue par lui-même: la terre en est couverte sur un espace de plusieurs lieues. On entend de loin le bruit qu'elles font en broutant les herbes et les arbres comme d'une armée qui fourrage à la dérobée. Il vaudrait mieux avoir affaire à des Tartares qu'à ces petits animaux destructeurs: on dirait que le feu suit leurs traces. Partout où leurs légions se portent, la verdure disparaît de la campagne, comme un rideau que l'on plie; les arbres et les plantes, dépouillés de feuilles, et réduits à leurs rameaux et à leurs tiges, font succéder en un clin d'œil le spectacle hideux de l'hiver aux riches scènes du printemps. Lorsque ces nuées de sauterelles prennent leur vol pour surmonter quelque obstacle, ou traverser plus rapidement un sol désert, on peut dire, à la lettre, que le ciel en est obscurci. Heureusement que ce fléau n'est pas trop répété; car il n'en est point qui amène aussi sûrement la famine, et les maladies qui la suivent. Des habitants de la Syrie ont fait la double remarque que les sauterelles n'avaient lieu qu'à la suite des hivers trop doux, et qu'elles venaient toujours du désert d'Arabie. A l'aide de cette remarque, l'on explique très-bien comment le froid ayant ménagé les œufs de ces insectes, ils se multiplient si subitement, et comme les herbes venant à s'épuiser dans les immenses plaines du désert, il en sort tout à coup des légions si nombreuses. Quand elles paraissent sur la frontière du pays cultivé, les habitants s'efforcent de les détourner, en leur opposant des torrents de fumée; mais souvent les herbes et la paille mouillée leur manquent: ils creusent aussi des fosses où il s'en ensevelit beaucoup; mais les deux agents les plus efficaces contre ces insectes sont les vents de sud et de sud-est, et l'oiseau appelé samarmar: cet oiseau, qui ressemble bien au loriot, les suit en troupes nombreuses, comme celles des étourneaux; et non-seulement il en mange à satiété, mais il en tue tout ce qu'il en peut tuer: aussi les paysans le respectent-ils, et l'on ne permet en aucun temps de le tirer. Quant aux vents de sud et de sud-est, ils chassent violemment les nuages de sauterelles sur la Méditerranée; et ils les y noient en si grande quantité, que lorsque leurs cadavres sont rejetés sur le rivage, ils infectent l'air pendant plusieurs jours à une grande distance.
§ VI.
Qualités du sol.
On présume aisément que dans un pays aussi étendu que la Syrie, la qualité du sol n'est pas partout la même: en général la terre des montagnes est rude; celle des plaines est grasse, légère, et annonce la plus grande fécondité. Dans le territoire d'Alep, jusque vers Antioche, elle ressemble à de la brique pilée très-fine, ou à du tabac d'Espagne. L'Oronte cependant, qui traverse ce district, a ses eaux teintes en blanc; ce qui vient des terres blanches dont elles se sont chargées vers leur source. Presque partout ailleurs la terre est brune, et ressemble à un excellent terreau de jardin. Dans les plaines, telles que celles de Hauran, de Gaze et de Balbek, souvent on aurait peine à trouver un caillou. Les pluies d'hiver y font des boues profondes, et lorsque l'été revient, la chaleur y cause, comme en Égypte, des gerçures qui ouvrent la terre à plusieurs pieds de profondeur.
§ VII.
Des rivières et des lacs.
Les idées exagérées, ou, si l'on veut, les grandes idées que l'histoire et les relations aiment à donner des objets lointains, nous ont accoutumés à parler des eaux de la Syrie avec un respect qui flatte notre imagination. Nous aimons à dire le fleuve Jourdain, le fleuve Oronte, le fleuve Adonis. Cependant, si l'on voulait conserver aux noms le sens que l'usage leur assigne, nous ne trouverions guère en ce pays que des ruisseaux. A peine l'Oronte et le Jourdain, qui sont les plus considérables, ont-ils 60 pas de canal[172]; les autres ne méritent pas que l'on en parle. Si, pendant l'hiver, les pluies et la fonte des neiges leur donnent quelque importance, le reste de l'année on ne reconnaît leur place que par les cailloux roulés ou les blocs de roc dont leur lit est rempli. Ce ne sont que des torrents à cascades, et l'on conçoit que les montagnes qui les fournissent n'étant qu'à deux pas de la mer, leurs eaux n'ont pas le temps de s'assembler dans de longues vallées, pour former des rivières. Les obstacles que ces mêmes montagnes opposent en plusieurs lieux à leur issue, ont formé divers lacs, tels que celui d'Antioche, d'Alep, de Damas, de Houlé, de Tabarié, et celui que l'on a décoré du nom de mér Morte ou lac Asphaltite. Tous ces lacs, à la réserve du dernier, sont d'eau douce, et contiennent plusieurs espèces de poissons étrangères[173] aux nôtres.
Le seul lac Asphaltite ne contient rien de vivant ni même de végétant. On ne voit ni verdure sur ses bords, ni poisson dans ses eaux; mais il est faux que son air soit empesté au point que les oiseaux ne puissent le traverser impunément. Il n'est pas rare de voir des hirondelles voler à sa surface, pour y prendre l'eau nécessaire à bâtir leurs nids. La vraie cause de l'absence des végétaux et des animaux, est la salure âcre de ses eaux, infiniment plus forte que celle de la mer. La terre qui l'environne, également imprégnée de cette salure, se refuse à produire des plantes; l'air lui-même qui s'en charge par l'évaporation, et qui reçoit encore les vapeurs du soufre et du bitume, ne peut convenir à la végétation: de là cet aspect de mort qui règne autour du lac. Du reste, ses eaux ne présentent point un marécage; elles sont limpides et incorruptibles, comme il convient à une dissolution de sel. L'origine de ce minéral n'y est pas équivoque; car sur le rivage du sud-ouest il y a des mines de sel gemme, dont j'ai rapporté des échantillons. Elles sont situées dans le flanc des montagnes qui règnent de ce côté, et elles fournissent de temps immémorial à la consommation des Arabes de ces cantons, et même de la ville de Jérusalem. On trouve aussi sur ce rivage des morceaux de bitume et de soufre, dont les Arabes font un petit commerce; des fontaines chaudes, et des crevasses profondes, qui s'annoncent de loin par de petites pyramides qu'on a bâties sur le bord. On y rencontre encore une espèce de pierre qui exhale, en la frottant, une odeur infecte, brûle comme le bitume, se polit comme l'albâtre, et sert à paver les cours. Enfin l'on y voit, d'espace en espace, des blocs informes, que des yeux prévenus prennent pour des statues mutilées, et que les pèlerins ignorants et superstitieux regardent comme un monument de l'aventure de la femme de Loth, quoiqu'il ne soit pas dit que cette femme fût changée en pierre comme Niobé, mais en sel, qui a dû se fondre l'hiver suivant.
Quelques physiciens, embarrassés des eaux que le Jourdain ne cesse de verser dans le lac, ont supposé qu'il avait une communication souterraine avec la Méditerranée; mais, outre que l'on ne connaît aucun gouffre qui puisse confirmer cette idée, Hales a démontré par des calculs précis, que l'évaporation était plus que suffisante pour consommer les eaux du fleuve. Elle est en effet très-considérable; souvent elle devient sensible à la vue, par des brouillards dont le lac paraît tout couvert au lever du soleil, et qui se dissipent ensuite par la chaleur.
§ VIII.
Du climat.
On est assez généralement dans l'opinion que la Syrie est un pays très-chaud; mais cette idée, pour être exacte, demande des distinctions: 1º à raison des latitudes qui ne laissent pas que de différer de 150 lieues du fort au faible; en second lieu, à raison de la division naturelle du terrain en pays bas et plat, et en pays haut ou de montagnes: cette division cause des différences bien plus sensibles; car, tandis que le thermomètre de Réaumur atteint sur les bords de la mer 25 et 29 degrés, à peine dans les montagnes s'élève-t-il à 20 et 21[174]. Aussi dans l'hiver, toute la chaîne des montagnes se couvre de neige, pendant que les terrains inférieurs n'en ont jamais, ou ne la gardent qu'un instant. On devrait donc établir deux climats généraux: l'un très-chaud, qui est celui de la côte et des plaines intérieures, telles que celles de Balbek, Antioche, Tripoli, Acre, Gaze, Hauran, etc.; l'autre tempéré et presque semblable au nôtre, lequel règne dans les montagnes, surtout quand elles prennent une certaine élévation. L'été de 1784 a passé chez les Druzes pour un des plus chauds dont on eût mémoire; cependant je ne lui ai rien trouvé de comparable aux chaleurs de Saïde ou de Bairout.
Sous ce climat, l'ordre des saisons est presque le même qu'au milieu de la France: l'hiver, qui dure de novembre en mars, est vif et rigoureux. Il ne se passe point d'années sans neiges, et souvent elles y couvrent la terre de plusieurs pieds, et pendant des mois entiers; le printemps et l'automne y sont doux, et l'été n'y a rien d'insupportable. Dans les plaines, au contraire, dès que le soleil revient à l'équateur, on passe subitement à des chaleurs accablantes, qui ne finissent qu'avec octobre. En récompense, l'hiver est si tempéré, que les orangers, les dattiers, les bananiers et autres arbres délicats, croissent en pleine terre: c'est un spectacle pittoresque pour un Européen, dans Tripoli, de voir sous ses fenêtres, en janvier, des orangers chargés de fleurs et de fruits, pendant que sur sa tête le Liban est hérissé de frimas et de neiges. Il faut néanmoins remarquer que dans les parties du nord, et à l'est des montagnes, l'hiver est plus rigoureux, sans que l'été soit moins chaud. A Antioche, à Alep, à Damas, on a tous les hivers plusieurs semaines de glace et de neige; ce qui vient du gissement des terres, encore plus que des latitudes. En effet, toute la plaine à l'est des montagnes est un pays fort élevé au-dessus du niveau de la mer, ouvert aux vents secs de nord et de nord-est, et à l'abri des vents humides d'ouest et de sud-ouest. Enfin Antioche et Alep reçoivent des montagnes d'Alexandrette, qui sont en vue, un air que la neige dont elles sont long-temps couvertes, ne peut manquer de rendre très-piquant.
Par cette disposition, la Syrie réunit sous un même ciel des climats différents, et rassemble dans une enceinte étroite des jouissances que la nature a dispersées ailleurs à de grandes distances de temps et de lieux. Chez nous, par exemple, elle a séparé les saisons par des mois; là, on peut dire qu'elles ne le sont que par des heures. Est-on importuné dans Saïde ou Tripoli des chaleurs de juillet, six heures de marche transportent sur les montagnes voisines, à la température de mars. Par inverse, est-on tourmenté à Becharrai des frimas de décembre, une journée ramène au rivage parmi les fleurs de mai[175]. Aussi les poètes arabes ont-ils dit, que le Sannîne portait l'hiver sur sa tête, le printemps sur ses épaules, l'automne dans son sein, pendant que l'été dormait à ses pieds. J'ai connu par moi-même la vérité de cette image dans le séjour de huit mois que j'ai fait au monastère de Mar-Hanna[176], à sept lieues de Baîrout. J'avais laissé à Tripoli, sur la fin de février, les légumes nouveaux en pleine saison, et les fleurs écloses: arrivé à Antoura[177]; je trouvai les herbes seulement naissantes; et à Mar-Hanna, tout était encore sous la neige. Le Sannîne n'en fut dépouillé que sur la fin d'avril, et déja dans le vallon qu'il domine, on commençait à voir boutonner les roses. Les figues primes étaient passées à Baîrout, quand nous mangions les premières, et les vers à soie y étaient en cocons, lorsque parmi nous l'on n'avait effeuillé que la moitié des mûriers. A ce premier avantage, qui perpétue les jouissances par leur succession, la Syrie en joint un second, celui de les multiplier par la variété de ses productions. Si l'art venait au secours de la nature, on pourrait y rapprocher dans un espace de vingt lieues celles des contrées les plus distantes. Dans l'état actuel, malgré la barbarie d'un gouvernement ennemi de toute activité et de toute industrie, l'on est étonné de la liste que fournit cette province. Outre le froment, le seigle, l'orge, les fèves et le coton-plante qu'on y cultive partout, on y trouve encore une foule d'objets utiles ou agréables, appropriés à divers lieux. La Palestine abonde en sésame propre à l'huile, et en doura pareil à celui d'Égypte[178]. Le maïs prospère dans le sol léger de Balbek, et le riz même est cultivé avec succès sur les bords du marécage de Haoulé. On ne s'est avisé que depuis peu de planter des cannes à sucre dans les jardins de Saïde et de Baîrout; elles y ont égalé celle du Delta. L'indigo croît sans art sur les bords du Jourdain au pays de Bisân; et il ne demande que des soins pour acquérir de la qualité. Les coteaux de Lataqîé produisent des tabacs à fumer, qui font la base des relations de commerce avec Damiâ et le Kaire. Cette culture est répandue désormais dans toutes les montagnes. En arbres, l'olivier de Provence croît à Antioche et à Ramlé, à la hauteur des hêtres. Le mûrier blanc fait la richesse de tout le pays des Druzes, par les belles soies qu'il procure; et la vigne élevée en échalas, ou grimpant sur les chênes, y donne des vins rouges et blancs qui pourraient égaler ceux de Bordeaux. Avant le ravage des derniers troubles, Yâfa voyait dans ses jardins deux plants du coton-arbre de l'Inde, qui grandissaient à vue d'œil; et cette ville n'a pas perdu ses limons ni ses poncires énormes[179] ni ses pastèques, préférées à celles de Broulos[180] même. Gaze a des dattes comme la Mekke, et des grenades comme Alger. Tripoli produit des oranges comme Malte; Baîrout, des figues comme Marseille, et des bananes comme Saint-Domingue; Alep a le privilége exclusif des pistaches, et Damas se vante avec justice de réunir tous les fruits de nos provinces. Son sol pierreux convient également aux pommes de la Normandie; aux prunes de la Touraine, et aux pêches de Paris. On y compte vingt espèces d'abricots, dont l'une contient une amande qui la fait rechercher dans toute la Turkie. Enfin, la plante à cochenille qui croît sur toute la côte, nourrit peut-être déja cet insecte précieux comme au Mexique et à Saint-Domingue[181]; et si l'on fait attention que les montagnes de l'Yemen, qui produisent un café si précieux, sont une suite de celles de la Syrie, et que leur sol et leur température sont presque les mêmes[182], on sera porté à croire que la Judée, surtout pourrait s'approprier cette denrée de l'Arabie. Avec ces avantages nombreux de climat et de sol, il n'est pas étonnant que la Syrie ait passé de tout temps pour un pays délicieux, et que les Grecs et les Romains l'aient mise au rang de leurs plus belles provinces, à l'égal même de l'Égypte. Aussi, dans ces derniers temps, un pacha qui les connaît toutes les deux, étant interrogé à laquelle il donnait la préférence, répondit: L'Égypte, sans doute, est une excellente métairie; mais la Syrie est une charmante maison de campagne[183].
§ IX.
Qualités de l'air.
Je ne dois point oublier de parler des qualités de l'air et des eaux: ces éléments offrent en Syrie quelques phénomènes remarquables. Sur les montagnes, et dans toute la plaine élevée qui règne à leur orient, l'air est léger, pur et sec; sur la côte, au contraire, et surtout depuis Alexandrette jusqu'à Yâfa, il est humide et pesant: ainsi la Syrie est partagée dans toute sa longueur en deux régions différentes, dont la chaîne des montagnes est le terme de séparation, et même la cause; car en s'opposant par sa hauteur au libre passage des vents d'ouest, elle occasione dans la vallée l'entassement des vapeurs qu'ils apportent de la mer; et comme l'air n'est léger qu'autant qu'il est pur, ce n'est qu'après s'être déchargé de tout poids étranger, qu'il peut s'élever jusqu'au sommet de ce rempart, et le franchir. Les effets relatifs à la santé sont que l'air du désert et des montagnes, salubre pour les poitrines bien constituées, est dangereux pour les délicates, et l'on est obligé d'envoyer d'Alep à Lataqîé ou à Saïde les Européens menacés de la pulmonie. Cet avantage de l'air de la côte est compensé par de plus graves inconvénients, et l'on peut dire qu'en général il est malsain, qu'il fomente les fièvres intermittentes et putrides, et les fluxions des yeux dont j'ai parlé à l'occasion du Delta. Les rosées du soir et le sommeil sur les terrasses y sont suivis d'accidents qui ont d'autant moins lieu dans les montagnes et dans les terres, qu'on s'éloigne davantage de la mer; ce qui confirme ce que j'ai déja dit à cet égard.
§ X.
Qualités des eaux.
Les eaux ont une autre différence: dans les montagnes, celles des sources sont légères et de très-bonne qualité; mais dans la plaine, soit à l'est, soit à l'ouest, si l'on n'a pas une communication naturelle ou factice avec les sources, l'on n'a que de l'eau saumâtre. Elle le devient d'autant plus, qu'on s'avance davantage dans le désert, où il n'y en a pas d'autre. Cet inconvénient rend les pluies si précieuses aux habitants de la frontière, qu'ils se sont de tout temps appliqués à les recueillir dans des puits et des souterrains hermétiquement fermés; aussi, dans tous les lieux ruinés, les citernes sont-elles toujours le premier objet qui se présente.
L'état du ciel en Syrie, principalement sur la côte et dans le désert, est en général plus constant et plus régulier que dans nos climats: rarement le soleil s'y voile deux jours de suite; pendant tout l'été, l'on voit peu de nuages et encore moins de pluies: elles ne commencent à paraître que vers la fin d'octobre, et alors elles ne sont ni longues ni abondantes; les laboureurs les désirent pour ensemencer ce qu'ils appellent la récolte d'hiver, c'est-à-dire, le froment et l'orge[184]; elles deviennent plus fréquentes et plus fortes en décembre et janvier, où elles prennent souvent la forme de neige dans le pays élevé; il en paraît encore quelques-unes en mars et en avril; l'on en profite pour les semences d'été, qui sont le sésame, le doura, le tabac, le coton, les fèves et les pastèques. Le reste de l'année est uniforme, et l'on se plaint plus de sécheresse que d'humidité.
§ XI.
Des vents.
Ainsi qu'en Égypte, la marche des vents a quelque chose de périodique et d'approprié à chaque saison. Vers l'équinoxe de septembre, le nord-ouest commence à souffler plus souvent et plus fort; il rend l'air sec, clair, piquant; et il est remarquable que sur la côte il donne mal à la tête comme en Égypte le nord-est, et cela plus dans la partie du nord que dans celle du midi, nullement dans les montagnes. On doit encore remarquer qu'il dure le plus souvent trois jours de suite, comme le sud et le sud-est à l'autre équinoxe; il dure jusqu'en novembre, c'est-à-dire environ cinquante jours, alternant surtout avec le vent d'est. Ces vents sont remplacés par le nord-ouest, l'ouest et le sud-ouest, qui règnent de novembre en février. Ces deux derniers sont, pour me servir de l'expression des Arabes, les pères des pluies; en mars paraissent les pernicieux vents des parties du sud, avec les mêmes circonstances qu'en Égypte; mais ils s'affaiblissent en s'avançant dans le nord, et ils sont bien plus supportables dans les montagnes que dans le pays plat. Leur durée à chaque reprise est ordinairement de vingt-quatre heures ou de trois jours. Les vents d'est qui les relèvent, continuent jusqu'en juin, que s'établit un vent de nord qui permet d'aller et de revenir à la voile sur toute la côte; il arrive même en cette saison, que chaque jour le vent fait le tour de l'horizon, et passe avec le soleil de l'est au sud, et du sud à l'ouest, pour revenir par le nord recommencer le même cercle. Alors aussi règne pendant la nuit sur la côte un vent local, appelé vent de terre; il ne s'élève qu'après le coucher du soleil, il dure jusqu'à son lever, et ne s'étend qu'à deux ou trois lieues en mer.
Les raisons de tous ces phénomènes sont sans doute des problèmes intéressants pour la physique, et ils mériteraient qu'on s'occupât de leur solution. Nul pays n'est plus propre aux observations de ce genre que la Syrie. On dirait que la nature y a préparé tous les moyens d'étudier ses opérations. Nous autres, dans nos climats brumeux, enfoncés dans de vastes continents, nous pouvons rarement suivre les grands changements qui arrivent dans l'air; l'horizon étroit qui borne notre vue, borne aussi notre pensée; nous ne découvrons qu'une petite scène; et les effets qui s'y passent ne se montrent qu'altérés par mille circonstances. Là, au contraire, une scène immense est ouverte aux regards; les grands agens de la nature y sont rapprochés dans un espace qui rend faciles à saisir leurs jeux réciproques. C'est à l'ouest, la vaste plaine liquide de la Méditerranée; c'est à l'est, la plaine du désert, aussi vaste et absolument sèche: au milieu de ces deux plateaux s'élèvent des montagnes dont les pics sont autant d'observatoires d'où la vue porte à trente lieues. Quatre observateurs embrasseraient toute la longueur de la Syrie; et là, des sommets du Casius, du Liban et du Thabor, ils pourraient saisir tout ce qui se passe dans un horizon infini: ils pourraient observer comment, d'abord claire, la région de la mer se voile de vapeurs; comment ces vapeurs se coupent, se partagent, et, par un mécanisme constant, grimpent et s'élèvent sur les montagnes; comment, d'autre part, la région du désert, toujours transparente, n'engendre jamais de nuages, et ne porte que ceux qu'elle reçoit de la mer: ils répondraient à la question de Michaélis[185], si le désert produit des rosées, que le désert n'ayant d'eau qu'en hiver après les pluies, il ne peut donner de vapeurs qu'à cette époque. En voyant d'un coup d'œil la vallée de Balbek brûlée de chaleur, pendant que la tête du Liban blanchit de glace et de neige, ils sentiraient la vérité des axiomes désormais établis: que la chaleur est plus grande, à mesure qu'on se rapproche du plan de la terre, et moindre, à mesure que l'on s'en éloigne; en sorte qu'elle semble n'être qu'un effet de l'action des rayons du soleil sur la terre. Enfin ils pourraient tenter avec succès la solution de la plupart des problèmes qui tiennent à la météorologie du globe.
CHAPITRE II.
Considérations sur les phénomènes des vents, des nuages,
des pluies, des brouillards et du tonnerre.
EN attendant que quelqu'un entreprenne ce travail avec les détails qu'il mérite, je vais exposer en peu de mots quelques idées générales que la vue des objets m'a fait naître. J'ai parlé des rapports que les vents ont avec les saisons; et j'ai indiqué que le soleil, par l'analogie de sa marche annuelle avec leurs accidents, s'annonçait pour en être l'agent principal: son action sur l'air qui enveloppe la terre, paraît être la cause première de tous les mouvements qui se passent sur notre tête. Pour en concevoir clairement le mécanisme, il faut reprendre la chaîne des idées à son origine, et se rappeler les propriétés de l'élément mis en action.
1º L'air, comme l'on sait, est un fluide dont toutes les parties, naturellement égales et mobiles, tendent sans cesse à se mettre de niveau, comme l'eau; en sorte que si l'on suppose une chambre de six pieds en tous sens, l'air qu'on y introduira la remplira partout également.
2º Une seconde propriété de l'air est de se dilater ou de se resserrer, c'est-à-dire, d'occuper un espace plus grand ou plus petit, avec une même quantité donnée. Ainsi, dans l'exemple de la chambre supposée, si l'on vide les deux tiers de l'air qu'elle contient, le tiers restant s'étendra à leur place, et remplira encore toute la capacité; si, au lieu de vider l'air, on y en ajoute le double, le triple, etc., la chambre le contiendra également; ce qui n'arrive point à l'eau.
Cette propriété de se dilater est surtout mise en action par la présence du feu; et alors l'air échauffé rassemble dans un espace égal moins de parties que l'air froid; il devient plus léger que lui, et il en est poussé en haut. Par exemple, si dans la chambre supposée l'on introduit un réchaud plein de feu, sur-le-champ l'air qui en sera touché s'élèvera au plancher; et l'air qui était voisin prendra la place. Si cet air est encore échauffé, il suivra le premier, et il s'établira un courant de bas en haut,[186] par l'affluence de l'air latéral; en sorte que l'air plus chaud se répandra dans la partie supérieure, et le moins chaud dans l'inférieure, tous deux continuant de chercher à se mettre en équilibre par la première loi de la fluidité.[187]
Si maintenant on applique ce jeu à ce qui se passe en grand sur le globe, on trouvera qu'il explique la plupart des phénomènes des vents.
L'air qui enveloppe la terre, peut se considérer comme un océan très-fluide dont nous occupons le fond, et dont la surface est à une hauteur inconnue. Par la première loi, c'est-à-dire par sa fluidité, cet océan tend sans cesse à se mettre en équilibre et à rester stagnant; mais le soleil faisant agir la loi de la dilatation, y excite un trouble qui en tient toutes les parties dans une fluctuation perpétuelle. Ses rayons, appliqués à la surface de la terre, produisent précisément l'effet du réchaud supposé dans la chambre; ils y établissent une chaleur par laquelle l'air voisin se dilate et monte vers la région supérieure. Si cette chaleur était la même partout, le jeu général serait uniforme; mais elle se varie par une infinité de circonstances qui deviennent les raisons des agitations que nous remarquons.
D'abord, il est de fait que la terre s'échauffe d'autant plus qu'elle se rapproche davantage de la perpendiculaire du soleil: la chaleur est nulle au pôle; elle est extrême sous la ligne. C'est par cette raison que nos climats sont plus froids l'hiver, plus chauds l'été; et c'est encore par-là que dans un même lieu et sous une même latitude, la température peut être très-différente, selon que le terrain, incliné au nord ou au midi, présente sa surface plus ou moins obliquement aux rayons du soleil[188].
En second lieu, il est encore de fait que la surface des eaux produit moins de chaleur que celle de la terre: ainsi, sur la mer, sur les lacs et sur les rivières, l'air sera moins échauffé à même latitude que sur le continent; partout même l'humidité est un principe de fraîcheur, et c'est par cette raison qu'un pays couvert de forêts et rempli de marécages, est plus froid que lorsque les marais sont desséchés et les forêts abattues[189].
3º Enfin, une troisième considération également importante, est que la chaleur diminue à mesure que l'on s'élève au-dessus du plan général de la terre. Le fait en est démontré par l'observation des hautes montagnes, dont les pics, sous la ligne même, portent une neige éternelle, et attestent l'existence d'un froid permanent dans la région supérieure.
Si maintenant on se rend compte des effets combinés de ces diverses circonstances, on trouvera qu'ils remplissent les indications de la plupart des phénomènes que nous avons à expliquer.
Premièrement, l'air des régions polaires étant plus froid et plus pesant que celui de la zone équinoxiale, il en doit résulter, par la loi des équilibres, une pression qui tend sans cesse à faire courir l'air des deux pôles vers l'équateur. Et en ceci, le raisonnement est soutenu par les faits, puisque l'observation de tous les voyageurs constate que les vents les plus ordinaires dans les deux hémisphères, l'austral et le boréal, viennent du quart d'horizon dont le pôle occupe le milieu, c'est-à-dire, d'entre le nord-ouest et le nord-est. Ce qui se passe sur la Méditerranée en particulier est tout-à-fait analogue.
J'ai remarqué, en parlant de l'Égypte, que sur cette mer les rumbs de nord sont les plus habituels, en sorte que sur douze mois de l'année ils en règnent neuf. On explique ce phénomène d'une manière très-plausible, en disant: le rivage de la Barbarie, frappé des rayons du soleil, échauffe l'air qui le couvre; cet air dilaté s'élève, ou prend la route de l'intérieur des terres; alors l'air de la mer trouvant de ce côté une moindre résistance, s'y porte incontinent; mais comme il s'échauffe lui-même, il suit le premier, et de proche en proche la Méditerranée se vide; par ce mécanisme, l'air qui couvre l'Europe n'ayant plus d'appui de ce côté, s'y épanche, et bientôt le courant général s'établit. Il sera d'autant plus fort que l'air du nord sera plus froid; et de là cette impétuosité des vents plus grande l'hiver que l'été: il sera d'autant plus faible, qu'il y aura plus d'égalité entre l'air des diverses contrées; et de là cette marche des vents plus modérée dans la belle saison, et qui, même en juillet et août, finit par une espèce de calme général, parce qu'alors le soleil, plus voisin de nous, échauffe presque également tout l'hémisphère jusqu'au pôle. Ce cours uniforme et constant que le nord-ouest prend en juin, vient de ce que le soleil, rapproché jusqu'au parallèle d'Asouan et presque des Canaries, établit derrière l'Atlas une aspiration voisine et régulière. Ce retour périodique des vents d'est, à la suite de chaque équinoxe, a sans doute aussi une raison géographique; mais pour la trouver, il faudrait avoir un tableau général de ce qui se passe en d'autres lieux du continent; et j'avoue que par-là elle m'échappe. J'ignore également la raison de cette durée de trois jours, que les vents de sud et de nord affectent d'observer à chaque fois qu'ils paraissent dans le temps des équinoxes.
Il arrive quelquefois dans la marche générale d'un même vent, des différences qui viennent de la conformation des terrains; c'est-à-dire, que si un vent rencontre une vallée, il en prend la direction à la manière des courants de mer. De là sans doute vient que sur le golfe Adriatique l'on ne connaît presque que le nord-ouest et le sud-est, parce que telle est la direction de ce bras de mer: par une raison semblable, tous les vents deviennent sur la mer Rouge nord ou sud; et si dans la Provence le nord-ouest ou mistral est si fréquent, ce ne doit être que parce que les courants d'air qui tombent des Cévennes et des Alpes, sont forcés de suivre la direction de la vallée du Rhône.
Mais que devient la masse d'air pompée par la côte d'Afrique et la zone torride? C'est ce dont on peut rendre raison de deux manières:
1º L'air arrivé sous ces latitudes y forme un grand courant connu sous le nom de vent alizé d'est, lequel règne, comme l'on sait, des Canaries à l'Amérique[190]: parvenu là, il paraît qu'il y est rompu par les montagnes du continent, et que détourné de sa première direction, il revient dans un sens contraire former ce vent d'ouest qui règne sous le parallèle du Canada; en sorte que par ce retour, les pertes des régions polaires se trouvent réparées.
2º L'air qui afflue de la Méditerranée sur l'Afrique, s'y dilatant par la chaleur, s'élève dans la région supérieure; mais comme il se refroidit à une certaine hauteur, il arrive que son premier volume se réduit infiniment par la condensation. On pourrait dire qu'ayant alors repris son poids, il devrait retomber; mais outre qu'en se rapprochant de la terre, il se réchauffe et rentre en dilatation, il éprouve encore de la part de l'air inférieur un effort puissant et continu qui le soutient; ces deux couches de l'air supérieur refroidi et de l'air inférieur dilaté, sont dans un effort perpétuel l'une à l'égard de l'autre. Si l'équilibre se rompt, l'air supérieur obéissant à son poids, peut fondre dans la région inférieure jusqu'à terre: c'est à des accidents de ce genre que l'on doit ces torrents subits d'air glacé, connus sous le nom d'ouragans ou de grains qui semblent tomber du ciel, et qui apportent dans les saisons et les régions les plus chaudes, le froid des zones polaires. Si l'air environnant résiste, leur effet est borné à un court espace; mais s'ils rencontrent des courants déja établis, ils en accroissent leurs forces, et ils deviennent des tempêtes de plusieurs heures. Ces tempêtes sont sèches quand l'air est pur; mais s'il est chargé de nuages, elles s'accompagnent d'un déluge d'eau et de grêle que l'air froid condense en tombant. Il peut même arriver qu'il s'établisse à l'endroit de la rupture une chute d'eau continue, à laquelle viendront se résoudre les nuages environnants; et il en résultera ces colonnes d'eau, connues sous le nom de trombes et de typhons[191]; ces trombes ne sont pas rares sur la côte de Syrie, vers le cap Ouedjh et vers le Carmel; et l'on observe qu'elles ont lieu surtout au temps des équinoxes, et par un ciel orageux et couvert de nuages.
Les montagnes d'une certaine hauteur fournissent des exemples habituels de cette chute de l'air refroidi dans la région supérieure. Lorsqu'aux approches de l'hiver, leurs sommets se couvrent de nuages, il en émane des torrents impétueux que les marins appellent vents de neige. Ils disent alors que les montagnes se défendent, parce que ces vents en repoussent, de quelque côté que l'on veuille en approcher. Le golfe de Lyon et celui d'Alexandrette sont célèbres sur la Méditerranée par des circonstances de cette espèce.
On explique par les mêmes principes, les phénomènes de ces vents de côtes, vulgairement appelés vents de terre. L'observation des marins constate sur la Méditerranée, que pendant le jour ils viennent de la mer; pendant la nuit, de la terre; qu'ils sont plus forts près des côtes élevées, et plus faibles près des côtes basses. La raison en est que l'air, tantôt dilaté par la chaleur du jour, tantôt condensé par le froid de la nuit, monte et descend tour à tour de la terre sur la mer, et de la mer sur la terre. Ce que j'ai observé en Syrie rend cet effet palpable. La face du Liban qui regarde la mer, étant frappée du soleil pendant le cours de la journée, et surtout depuis midi, il s'y excite une chaleur qui dilate la couche d'air qui couvre la pente. Cet air devenant plus léger, cesse d'être en équilibre avec celui de la mer; il en est pressé, chassé en haut: mais le nouvel air qui le remplace s'échauffant à son tour, marche bientôt à sa suite; et de proche en proche il se forme un courant semblable à ce que l'on observe le long des tuyaux de poêle ou de cheminée[192]. Lorsque le soleil se couche, cette action cesse; la montagne se refroidit, l'air se condense; en se condensant, il devient plus lourd, il retombe, et dès lors forme un torrent qui coule le long de la pente à la mer: ce courant cesse le matin, parce que le soleil revenu sur l'horizon, recommence le jeu de la veille. Il ne s'avance en mer qu'à deux ou trois lieues, parce que l'impulsion de sa chute est détruite par la résistance de la masse d'air où il entre. C'est en raison de la hauteur et de la rapidité de cette chute, que le cours du vent de terre se prolonge; il est plus étendu au pied du Liban et de la chaîne du nord, parce que dans cette partie les montagnes sont plus élevées, plus rapides, plus voisines de la mer. Il a des rafales violentes et subites à l'embouchure de la Qâsmîé[193]; parce que la profonde vallée de Bèqâà rassemblant l'air dans son canal étroit, le lance comme par un tuyau. Il est moindre sur la côte de Palestine, parce que les montagnes y sont plus basses, et qu'entre elles et la mer il y a une plaine de quatre à cinq lieues. Il est nul à Gaze et sur le rivage d'Égypte, parce que ce terrain plat n'a point une pente assez marquée. Enfin, partout il est plus fort l'été, plus faible l'hiver, parce qu'en cette dernière saison, la chaleur et la dilatation sont bien moindres.
Cet état respectif de l'air de la mer et de l'air des continents, est la cause d'un phénomène observé dès long-temps: la propriété qu'ont les terres en général, et surtout les montagnes, d'attirer les nuages. Quiconque a vu diverses plages, a pu se convaincre que les nuages toujours créés sur la mer, s'élèvent ensuite par une marche constante vers les continents, et se dirigent de préférence vers les plus hautes montagnes qui s'y trouvent. Quelques physiciens ont voulu voir en ceci une vertu d'attraction; mais outre que cette cause occulte n'a rien de plus clair que l'ancienne horreur du vide, il est ici des agens matériels qui rendent une raison mécanique de ce phénomène; je veux dire les lois de l'équilibre des fluides, par lesquelles les masses de l'air lourd poussent en haut les masses de l'air léger. En effet, les continents étant toujours, à égalité de latitude et de niveau, plus échauffés que les mers, il en doit résulter un courant habituel qui porte l'air, et par conséquent les nuages, de la mer sur la terre. Ils s'y dirigeront d'autant plus que les montagnes seront plus échauffées, plus aspirantes: s'ils trouvent un pays plat et uni, ils glisseront dessus sans s'y arrêter, parce que ce terrain étant également échauffé, rien ne les y condense; c'est par cette raison qu'il ne pleut jamais, ou que très-rarement, pendant l'été, en Égypte et dans les déserts d'Arabie et d'Afrique. L'air de ces contrées échauffé et dilaté, repousse les nuages, parce qu'ils sont une vapeur, et que toute vapeur est constamment élevée par l'air chaud. Ils sont contraints de surnager dans la région moyenne, où le courant régnant les porte vers les parties élevées du continent, qui font en quelque sorte office de cheminée, ainsi que je l'ai déja dit. Là, plus éloignés du plan de la terre, qui est le grand foyer de la chaleur, ils sont refroidis, condensés, et, par un mécanisme semblable à celui des chapiteaux dans la dilatation, leurs particules se résolvent en pluies ou en neiges; en hiver, les effets changent avec les circonstances: alors que le soleil est éloigné des pays dont nous parlons, la terre n'étant plus si échauffée, l'air y prend un état rapproché de celui des hautes montagnes; il devient plus froid et plus dense; les vapeurs ne sont plus enlevées aussi haut; les nuages se forment plus bas; souvent même ils tombent jusqu'à terre, où nous les voyons sous le nom et la forme de brouillards. A cette époque, accumulés par les vents d'ouest, et par l'absence des courants qui les emportent pendant l'été, ils sont contraints de se résoudre sur la plaine; et de là l'explication de ce problème:[194]Pourquoi l'évaporation étant plus forte en été qu'en hiver, il y a cependant plus de nuages, de brouillards et de pluies en hiver qu'en été? De là encore la raison de cet autre fait commun à l'Égypte et à la Palestine:[195]Que s'il y a une pluie continue et douce, elle se fera plutôt de nuit que de jour. Dans ces pays, on observe en général que les nuages et les brouillards s'approchent de terre pendant la nuit, et s'en éloignent pendant le jour, parce que la présence du soleil excite encore une chaleur suffisante pour les repousser: j'en ai eu des preuves fréquentes au Kaire, dans les mois de juillet et d'août 1783. Souvent au lever du soleil nous avions du brouillard, le thermomètre étant à 17 degrés; 2 heures après, le thermomètre étant à 20, et montant jusqu'à 24 degrés, le ciel était couvert et parsemé de nuages qui couraient au sud. Revenant de Suez à la même époque, c'est-à-dire du 24 au 25 juillet, nous n'avions point eu de brouillard pendant les deux nuits que nous avions couché dans le désert; mais étant arrivé à l'aube du jour en vue de la vallée d'Égypte, je la vis couverte d'un lac de vapeurs qui me parurent stagnantes: à mesure que le jour parut, elles prirent du mouvement et de l'élévation; et il n'était pas 8 heures du matin, que la terre était découverte, et l'air n'avait plus que des nuages épars qui remontaient la vallée. L'année suivante, étant chez les Druzes, j'observai des phénomènes presque semblables. D'abord, sur la fin de juin il régna une suite de nuages que l'on attribua au débordement du Nil sur l'Égypte[196], et qui effectivement venaient de cette partie, et passaient au nord-est[197]. Après cette première irruption, il survint sur la fin de juillet et en août une seconde saison de nuages. Tous les jours, vers 11 heures ou midi, le ciel se couvrait, souvent le soleil ne paraissait pas de la soirée; le pic du Sannin se chargeait de nuages; et plusieurs grimpant sur les pentes, couraient parmi les vignes et les sapins: souvent étant à la chasse ils m'ont enveloppé d'un brouillard blanc, humide, tiède et opaque, au point de ne pas voir à 4 pas. Vers les 10 ou 11 heures de nuit, le ciel se démasquait, les étoiles étincelaient, la nuit se passait sereine, le soleil se levait brillant, et vers le midi l'effet de la veille recommençait. Cette répétition m'inquiéta d'autant plus, que je concevais moins ce que devenait toute cette somme de nuages. Une partie, à la vérité, passait la chaîne du Sannin, et je pouvais supposer qu'elle allait sur l'Anti-Liban ou dans le désert; mais celle qui était en route sur la pente, au moment où le soleil se couchait, que devenait-elle, surtout ne laissant ni rosée ni pluie capable de la consommer? Pour en découvrir la raison, j'imaginai de monter plusieurs jours de suite, à l'aube du matin, sur un sommet voisin, et là, plongeant sur la vallée et sur la mer par une ligne oblique d'environ cinq lieues, j'examinai ce qui se passait. D'abord je n'apercevais qu'un lac de vapeurs qui voilaient les eaux, et cet horizon maritime me paraissait obscur, pendant que celui des montagnes était très-clair: à mesure que le soleil l'éclairait, je distinguais des nuages par le reflet de ses rayons; ils me paraissaient d'abord très-bas, mais à mesure que la chaleur croissait, ils se séparaient, montaient, et prenaient toujours la route de la montagne, pour y passer le reste du jour, ainsi que je l'ai dit. Alors je supposai que ces nuages que je voyais ainsi monter, étaient en grande partie ceux de la veille qui, n'ayant pas achevé leur ascension, avaient été saisis par l'air froid, et rejetés à la mer par le vent de terre. Je pensai qu'ils y étaient retenus toute la nuit, jusqu'à ce que le vent de mer se levant, les reportât sur la montagne, et les fit passer en partie par-dessus le sommet, pour aller se résoudre de l'autre côté en rosée, ou abreuver l'air altéré du désert.