Voyage en Égypte et en Syrie - Tome 1
J'ai dit que ces nuages ne nous apportaient point de rosée; et j'ai souvent remarqué que lorsque le temps était ainsi couvert, il y en avait moins que lorsque le soleil était clair. En tout temps la rosée est moins abondante sur ces montagnes qu'à la côte et dans l'Égypte: et cela s'explique très-bien, en disant que l'air ne peut élever à cette hauteur l'excès d'humidité dont il se charge; car la rosée est, comme l'on sait, cet excès d'humide que l'air échauffé dissout pendant le jour, et qui, se condensant par la fraîcheur du soir, retombe avec d'autant plus d'abondance, que le lieu est plus voisin de la mer[198]: de là les rosées excessives dans le Delta, moindres dans la Thébaïde et dans l'intérieur du désert, selon ce que l'on m'en a dit; et si l'humidité ne tombe point lorsque le ciel est voilé, c'est parce qu'elle a pris la forme de nuages, ou que ces nuages l'interceptent.
Dans d'autres cas, le ciel étant serein, l'on voit des nuages se dissiper et se dissoudre comme de la fumée; d'autres fois se former à vue d'œil, et d'un point premier, devenir des masses immenses. Cela arrive surtout sur la pointe du Liban, et les marins ont éprouvé que l'apparition d'un nuage sur ce pic était un présage infaillible du vent d'ouest. Souvent au coucher du soleil, j'ai vu de ces fumées s'attacher aux flancs des rochers de Nahr-el-Kelb, et s'accroître si rapidement, qu'en une heure la vallée n'était qu'un lac. Les habitants disent que ce sont des vapeurs de la vallée; mais cette vallée étant toute de pierre et presque sans eau, il est impossible que ce soient des émanations; il est plus naturel de dire que ce sont les vapeurs de l'atmosphère, qui, condensées à l'approche de la nuit, tombent en une pluie imperceptible, dont l'entassement forme le lac fumeux que l'on voit. Les brouillards s'expliquent par les mêmes principes; il n'y en a point dans les pays chauds loin de la mer, ni pendant les sécheresses de l'été, parce qu'en ces cas l'air n'a point d'humide excédent. Mais ils se montrent dans l'automne après des pluies, et même en été après les ondées d'orages, parce qu'alors la terre a reçu une matière d'évaporation, et pris un degré de fraîcheur convenable à la condensation. Dans nos climats ils commencent toujours à la surface des prairies, de préférence aux champs labourés. Souvent au coucher du soleil on voit se former sur l'herbe une nappe de fumée, qui bientôt croît en hauteur et en étendue. La raison en est que les lieux humides et frais réunissent, plus que les lieux poudreux, les qualités nécessaires à condenser les vapeurs qui tombent. Il y a d'ailleurs une foule de considérations à faire sur la formation et la nature de ces vapeurs, qui, quoique les mêmes, prennent à terre le nom de brouillards, et dans l'air, celui de nuages. En combinant leurs divers accidents, on s'aperçoit qu'ils suivent ces lois de combinaison, de dissolution, de précipitation, et de saturation, dont la physique moderne, sous le nom de chimie, s'occupe à développer la théorie. Pour en traiter ici, il faudrait entrer dans des détails qui m'écarteraient trop de mon sujet: je me bornerai à une dernière observation relative au tonnerre.
Le tonnerre a lieu dans le Delta comme dans la Syrie; mais il y a cette différence entre ces deux pays, que dans le Delta et la plaine de Palestine, il est infiniment rare l'été, et plus fréquent l'hiver; dans les montagnes, au contraire, il est plus commun l'été, et infiniment rare l'hiver. Dans les deux contrées, sa vraie saison est celle des pluies, c'est-à-dire le temps des équinoxes, et surtout de celui d'automne; il est encore remarquable qu'il ne vient jamais des parties du continent, mais de celles de la mer: c'est toujours de la Méditerranée que les orages arrivent sur le Delta[199] et la Syrie. Leurs instants de préférence dans la journée sont le soir et le matin;[200] ils sont accompagnés d'ondées violentes et quelquefois de grêle qui couvrent une heure de temps la campagne de petits lacs. Ces circonstances, et surtout cette association perpétuelle des nuages au tonnerre, donnent lieu au raisonnement suivant: si le tonnerre se forme constamment avec les nuages, s'il a un besoin absolu de leur intermède pour se manifester, il est donc le produit de quelques-uns de leurs éléments. Or, comment se forment les nuages? Par l'évaporation des eaux. Comment se fait l'évaporation? Par la présence de l'élément du feu. L'eau par elle-même n'est point volatile; il lui faut un agent pour l'élever: cet agent est le feu, et de là ce fait déja observé, que l'évaporation est toujours en raison de la chaleur appliquée à l'eau. Chaque molécule d'eau est rendue volatile par une molécule de feu, et sans doute aussi par une molécule d'air qui s'y combine. On peut regarder cette combinaison comme un sel neutre, et la comparant au nitre, l'on peut dire que l'eau y représente l'alkali, et le feu l'acide nitreux. Les nuages ainsi composés, flottent dans l'air, jusqu'à ce que des circonstances propres viennent les dissoudre; s'il se présente un agent qui ait la faculté de rompre subitement la combinaison des molécules, il arrive une détonation, accompagnée, comme dans le nitre, de bruit et de lumière; par cet effet, la matière du feu et de l'air se trouvant tout à coup dissipée, l'eau qui y était combinée, rendue à sa pesanteur naturelle, tombe précipitamment de la hauteur où elle s'était élevée: de là, ces ondées violentes qui suivent les grands coups de tonnerre, et qui arrivent de préférence à la fin des orages, parce qu'alors la matière du feu n'étant combinée qu'avec l'air seul, elle fuse à la manière du nitre; et c'est sans doute ce qui produit ces éclairs qu'on appelle feux d'horizon. Mais cette matière du feu est-elle distincte de la matière électrique? Suit-elle, dans ses combinaisons et ses détonations, des affinités et des lois particulières? C'est ce que je n'entreprendrai pas d'examiner. Ces recherches ne peuvent convenir à une relation de voyage: je dois me borner aux faits, et c'est déja beaucoup d'y avoir joint quelques explications qui en découlaient naturellement.[201]
ÉTAT POLITIQUE
DE
LA SYRIE.
CHAPITRE PREMIER.
Des habitants de la Syrie.
AINSI que l'Égypte, la Syrie a dès long-temps subi des révolutions qui ont mélangé les races de ses habitants. Depuis 2500 ans, l'on peut compter dix invasions qui ont introduit et fait succéder des peuples étrangers. D'abord ce furent les Assyriens de Ninive qui, ayant passé l'Euphrate vers l'an 750 avant notre ère, s'emparèrent en soixante années de presque tous le pays qui est au nord de la Judée. Les Chaldéens de Babylone ayant détruit cette puissance dont ils dépendaient, succédèrent comme par droit d'héritage à ses possessions, et achevèrent de conquérir la Syrie, la seule île de Tyr exceptée. Aux Chaldéens succédèrent les Perses de Cyrus, et aux Perses les Macédoniens d'Alexandre. Alors il sembla que la Syrie allait cesser d'être vassale de puissances étrangères, et que, selon le droit naturel de chaque pays, elle aurait un gouvernement propre; mais les peuples, qui ne trouvèrent dans les Séleucides que des despotes durs et oppresseurs, réduits à la nécessité de porter un joug, choisirent le moins pesant, et la Syrie devint, par les armes de Pompée, province de l'empire de Rome.
Cinq siècles après, lorsque les enfants de Théodose se partagèrent leur immense patrimoine, elle changea de métropole sans changer de maître, et elle fut annexée à l'empire de Constantinople. Telle était sa condition, lorsque l'an 622 les tribus de l'Arabie, rassemblées sous l'étendard de Mahomet, vinrent la posséder ou plutôt la dévaster. Depuis ce temps, déchirée par les guerres civiles des Fâtmites et des Ommiades, soustraite aux kalifes par leurs lieutenants rebelles, ravie à ceux-ci par les milices turkmanes, disputée par les Européens croisés, reprise par les Mamlouks d'Égypte, ravagée par Tamerlan et ses Tartares, elle est enfin restée aux mains des Turks ottomans, qui, depuis 268 années, en sont les maîtres.
Du trouble de tant de vicissitudes est resté un dépôt de population, varié comme les parties dont il s'est formé; en sorte qu'il ne faut pas regarder les habitants de la Syrie comme une même nation, mais comme un alliage de nations diverses.
On peut en faire trois classes principales:
1º La postérité du peuple conquis par les Arabes, c'est-à-dire, les Grecs du Bas-Empire.
2º La postérité des Arabes conquérants.
3º Le peuple dominant aujourd'hui, les Turks ottomans.
De ces trois classes, les deux premières exigent des subdivisions à raison des distinctions qui y sont survenues. Ainsi il faut diviser les Grecs:
1º En Grecs propres, dits vulgairement schismatiques, ou séparés de la communion de Rome.
2º En Grecs latins, réunis à cette communion.
3º En Maronites ou Grecs de la secte du moine Maron, ci-devant indépendants des deux communions, aujourd'hui réunis à la dernière.
Il faut diviser les Arabes, 1º en descendants propres des conquérants, lesquels ont beaucoup mêlé leur sang, et qui sont la portion la plus considérable.
2º En Motouâlis, distincts de ceux-ci par des opinions religieuses.
3º En Druzes, également distincts par une raison semblable.
4º Enfin en Ansârié, qui sont aussi dérivés des Arabes.
A ces peuples, qui sont les habitants agricoles et sédentaires de la Syrie, il faut encore ajouter trois autres peuples errants et pasteurs: savoir, 1º les Turkmans; 2º les Kourdes; et 3º les Arabes bedouins.
Telles sont les races qui sont répandues sur le terrain compris entre la mer et le désert, depuis Gaze jusqu'à Alexandrette.
Dans cette énumération, il est remarquable que les peuples anciens n'ont pas de représentants sensibles; leurs caractères se sont tous confondus dans celui des Grecs, qui, en effet, par un séjour continué depuis Alexandre, ont bien eu le temps de s'identifier l'ancienne population: la terre seule, et quelques traits de mœurs et d'usages, conservent des vestiges des siècles reculés.
La Syrie n'a pas, comme l'Égypte, refusé d'adopter les races étrangères. Toutes s'y naturalisent également bien; le sang y suit à peu près les mêmes lois que dans le midi de l'Europe, en observant les différences qui résultent de la nature du climat. Ainsi, les habitants des plaines du midi sont plus basanés que ceux du nord, et ceux-là beaucoup plus que les habitants des montagnes. Dans le Liban et le pays des Druzes, le teint ne diffère pas de celui de nos provinces du milieu de la France. On vante les femmes de Damas et de Tripoli pour leur blancheur, et même pour la régularité des traits: sur ce dernier article il faut en croire la renommée, puisque le voile qu'elles portent sans cesse ne permet à personne de faire des observations générales. Dans plusieurs cantons, les paysannes sont moins scrupuleuses, sans être moins chastes. En Palestine, par exemple, on voit presque à découvert les femmes mariées; mais la misère et la fatigue n'ont point laissé d'agréments à leur figure; les yeux seuls sont presque toujours beaux partout; la longue draperie qui fait l'habillement général, permet dans les mouvements du corps d'en démêler la forme; elle manque quelquefois d'élégance, mais du moins ses proportions ne sont pas altérées. Je ne me rappelle pas avoir vu en Syrie et même en Égypte, deux sujets bossus ou contrefaits; il est vrai que l'on y connaît peu ces tailles étranglées que parmi nous on recherche: elles ne sont pas estimées en Orient; et les jeunes filles, d'accord avec leurs mères, emploient de bonne heure jusqu'à des recettes superstitieuses pour acquérir de l'embonpoint: heureusement la nature, en résistant à nos fantaisies, a mis des bornes à nos travers, et l'on ne s'aperçoit pas qu'en Syrie, où l'on ne se serre pas la taille, les corps deviennent plus gros qu'en France, où on l'étrangle.
Les Syriens sont en général de stature moyenne. Ils sont, comme dans tous les pays chauds, moins replets que les habitants du Nord. Cependant on trouve dans les villes quelques individus dont le ventre prouve, par son ampleur, que l'influence du régime peut, jusqu'à un certain point, balancer celle du climat.
Du reste, la Syrie n'a de maladie qui lui soit particulière, que le bouton d'Alep, dont je parlerai en traitant de cette ville. Les autres maladies sont les dyssenteries, les fièvres inflammatoires, les intermittentes, qui viennent à la suite des mauvais fruits dont le peuple se gorge. La petite-vérole y est quelquefois très-meurtrière. L'incommodité générale et habituelle est le mal d'estomac; et l'on en conçoit aisément les raisons, quand on considère que tout le monde y abuse de fruits non mûrs, de légumes crus, de miel, de fromage, d'olives, d'huile forte, de lait aigre et de pain mal fermenté. Ce sont là les aliments ordinaires de tout le monde; et les sucs acides qui en résultent, donnent des âcretés, des nausées, et même des vomissements de bile assez fréquents. Aussi la première indication en toute maladie est-elle presque toujours l'émétique, qui cependant n'y est connu que des médecins français. La saignée, comme je l'ai déja dit, n'est jamais bien nécessaire ni fort utile. Dans les cas moins urgents, la crème de tartre et les tamarins ont le succès le plus marqué.
L'idiome général de la Syrie est la langue arabe. Niebuhr rapporte, sur un ouï-dire, que le syriaque est encore usité dans quelques villages des montagnes; mais quoique j'aie interrogé à ce sujet des religieux qui connaissent le pays dans le plus grand détail, je n'ai rien appris de semblable: seulement on m'a dit que les bourgs de Maloula et de Sidnâïa, près de Damas, avaient un idiome si corrompu, que l'on avait beaucoup de peine à l'entendre. Mais cette difficulté ne prouve rien, puisque dans la Syrie, comme dans tous les pays arabes, les dialectes varient et changent à chaque endroit. On peut donc regarder le syriaque comme une langue morte pour ces cantons. Les Maronites, qui l'ont conservé dans leur liturgie et dans leur messe, ne l'entendent pas pour la plupart en le récitant. Le grec est dans le même cas. Parmi les moines et les prêtres schismatiques ou catholiques, il en est très-peu qui le comprennent; il faut qu'ils en aient fait une étude particulière dans les îles de l'Archipel: on sait d'ailleurs que le grec moderne est tellement corrompu, qu'il ne suffit pas plus pour entendre Démosthènes, que l'italien pour lire Cicéron. La langue turke n'est usitée en Syrie que par les gens de guerre et du gouvernement, et par les hordes turkmanes[202]. Quelques naturels l'apprennent pour le besoin de leurs affaires, comme les Turks apprennent l'Arabe; mais la prononciation et l'accent de ces deux langues ont si peu d'analogie, qu'elles demeurent toujours étrangères l'une à l'autre. Les bouches turkes, habituées à une prosodie nasale et pompeuse, parviennent rarement à imiter les sons âcres et les aspirations fortes de l'arabe. Cette langue fait un usage si répété de voyelles et de consonnes gutturales, que lorsqu'on l'entend pour la première fois, on dirait des gens qui se gargarisent. Ce caractère la rend pénible à tous les Européens; mais telle est la puissance de l'habitude, que lorsque nous nous plaignons aux Arabes de son aspérité, ils nous taxent de manquer d'oreille, et rejettent l'inculpation sur nos propres idiomes. L'italien est celui qu'ils préfèrent, et ils comparent avec quelque raison le français au turk, et l'anglais au persan. Entre eux ils ont presque les mêmes différences. L'arabe de Syrie est beaucoup plus rude que celui de l'Égypte; la prononciation des gens de loi au Kaire passe pour un modèle de facilité et d'élégance. Mais, selon l'observation de Niebuhr, celle des habitants de l'Yemen et de la côte du sud est infiniment plus douce, et donne à l'arabe un coulant dont on ne l'eût pas cru susceptible. On a voulu quelquefois établir des analogies entre les climats et les prononciations des langues; l'on a dit, par exemple, que les habitants du nord parlaient plus des lèvres et des dents que les habitants du midi. Cela peut être vrai pour quelques parties de notre continent; mais pour en faire une application générale, il faudrait des observations plus détaillées et plus étendues. L'on doit être réservé dans ces jugements généraux sur les langues et sur leurs caractères, parce que l'on raisonne toujours d'après la sienne, et par conséquent d'après un préjugé d'habitude qui nuit beaucoup à la justesse du raisonnement.
Parmi le peuple de la Syrie dont j'ai parlé, les uns sont répandus indifféremment dans toutes les parties, les autres sont bornés à des emplacements particuliers qu'il est à propos de déterminer.
Les Grecs propres, les Turks et les Arabes paysans sont dans le premier cas; avec cette différence, que les Turks ne se trouvent que dans les villes, où ils exercent les emplois de guerre et de magistrature, et les arts. Les Arabes et les Grecs peuplent les villages, et forment la classe des laboureurs à la campagne, et le bas peuple dans les villes. Le pays qui a le plus de villages grecs, est le pachalic de Damas.
Les Grecs de la communion de Rome, bien moins nombreux que les schismatiques, sont tous retirés dans les villes, où ils exercent les arts et le négoce. La protection des Francs leur a valu, dans ce dernier genre, une supériorité marquée partout où il y a des comptoirs d'Europe.
Les Maronites forment un corps de nation qui occupe presque exclusivement tous les pays compris entre Nahr-el-kelb (rivière du chien) et Nahr-el-bared (rivière froide), depuis le sommet des montagnes à l'orient, jusqu'à la Méditerranée à l'occident.
Les Druzes leur sont limitrophes, et s'étendent depuis Nahr-el-kelb jusque près de Sour (Tyr), entre la vallée de Beqââ et la mer.
Le pays des Motouâlis comprenait ci-devant la vallée de Beqââ jusqu'à Sour. Mais ce peuple, depuis quelque temps, a essuyé une révolution qui l'a presque anéanti.
A l'égard des Ansârié, ils sont répandus dans les montagnes, depuis Nahr-âqqar jusqu'à Antâkié: on les distingue en diverses peuplades, telles que les Kelbié, les Qadmousié, les Chamsié, etc.
Les Turkmans, les Kourdes et les Bedouins n'ont pas de demeures fixes, mais ils errent sans cesse avec leurs tentes et leurs troupeaux dans des districts limités dont ils se regardent comme les propriétaires: les hordes turkmanes campent de préférence dans la plaine d'Antioche; les Kourdes, dans les montagnes, entre Alexandrette et l'Euphrate; et les Arabes sur toute la frontière de la Syrie adjacente à leurs déserts, et même dans les plaines de l'intérieur, telles que celles de Palestine, de Beqââ et de Galilée.
CHAPITRE II.
Des peuples pasteurs ou errants de la Syrie.
§ I.
Des Turkmans.
LES Turkmans sont du nombre de ces peuplades tartares qui, lors des grandes révolutions de l'empire des kalifes, émigrèrent de l'orient de la mer Caspienne, et se répandirent dans les plaines de l'Arménie et de l'Asie mineure. Leur langue est la même que celle des Turks. Leur genre de vie est assez semblable à celui des Arabes-Bedouins; comme eux, ils sont pasteurs, et par conséquent obligés de parcourir de grands espaces pour faire subsister leurs nombreux troupeaux. Mais il y a cette différence, que les pays fréquentés par les Turkmans étant riches en pâturages, ils peuvent en nourrir davantage, et se disperser moins que les tribus du désert. Chacun de leurs ordous ou camps reconnaît un chef, dont le pouvoir n'est point déterminé par des statuts, mais seulement dirigé par l'usage et par les circonstances; il est rarement abusif, parce que la société est resserrée, et que la nature des choses maintient assez d'égalité entre les membres. Tout homme en état de porter les armes, s'empresse de les porter, parce que c'est de sa force individuelle que dépendent sa considération et sa sûreté. Tous les biens consistent en bestiaux, tels que les chameaux, les buffles, les chèvres et surtout les moutons. Les Turkmans se nourrissent de laitage, de beurre et de viande qui abondent chez eux. Ils en vendent le superflu dans les villes et dans les campagnes, et ils suffisent presque seuls à fournir les boucheries. Ils prennent en retour des armes, des habits, de l'argent et des grains. Leurs femmes filent des laines, et font des tapis dont l'usage existe dans ces contrées de temps immémorial, et par-là indique l'existence d'un état toujours le même. Quant aux hommes, toute leur occupation est de fumer la pipe et de veiller à la conduite des troupeaux: sans cesse à cheval, la lance sur l'épaule, le sabre courbe au côté, le pistolet à la ceinture, ils sont cavaliers vigoureux et soldats infatigables. Souvent ils ont des discussions avec les Turks, qui les redoutent; mais comme ils sont divisés entre eux de camp à camp, ils ne prennent pas la supériorité que leur assureraient leurs forces réunies. On peut compter environ 30,000 Turkmans errants dans le pachalic d'Alep et celui de Damas, qui sont les seuls qu'ils fréquentent dans la Syrie. Une grande partie de ces tribus passe en été dans l'Arménie et la Caramanie, où elle trouve des herbes plus abondantes, et revient l'hiver dans ses quartiers accoutumés. Les Turkmans sont censés musulmans, et ils en portent assez communément le signe principal, la circoncision. Mais les soins de religion les occupent peu, et ils n'ont ni les cérémonies ni le fanatisme des peuples sédentaires. Quant à leurs mœurs, il faudrait avoir vécu parmi eux pour en parler sciemment. Seulement ils ont la réputation de n'être point voleurs comme les Arabes, quoiqu'ils ne soient ni moins généreux qu'eux ni moins hospitaliers; et quand on considère qu'ils sont aisés sans être riches, exercés par la guerre, et endurcis par les fatigues et l'adversité, on juge que ces circonstances doivent éloigner d'eux la corruption des habitants des villes et l'avilissement de ceux des campagnes.
§ II.
Des Kourdes.
Les Kourdes sont un autre corps de nation dont les tribus divisées se sont également répandues dans la basse Asie, et ont pris surtout depuis cent ans, une assez grande extension. Leur pays originel est la chaîne des montagnes d'où partent les divers rameaux du Tigre, laquelle enveloppant le cours supérieur du grand Zab, passe au midi jusqu'aux frontières de l'Irak-Adjami ou Persan[203]. Dans la géographie moderne, ce pays est désigné sous le nom de Kourd-estan. Il est très-fertile en grains, en lin, en sésame, en riz, en excellents pâturages, en noix de galle et même en soie. L'on y recueille un gland doux, long de 2 ou 3 pouces, dont on fait une espèce de pain. Les plus anciennes traditions et histoires de l'Orient en ont fait mention, et y ont placé le théâtre de plusieurs événements mythologiques. Le Chaldéen Bérose, et l'Arménien Mariaba, cités par Moïse de Chorène, rapportent que ce fut dans les monts Gord-ouées[204] qu'aborda Xisuthrus, échappé du déluge; et les circonstances de position qu'ils ajoutent, prouvent l'identité, d'ailleurs sensible, de Gord et Kourd. Ce sont ces mêmes Kourdes que Xénophon cite sous le nom de Kard-uques, qui s'opposèrent à la retraite des 10,000. Cet historien observe que, quoique enclavés de toutes parts dans l'empire des Perses, ils avaient toujours bravé la puissance du grand roi, et les armes de ses satrapes. Ils ont peu changé dans leur état moderne; et quoiqu'en apparence tributaires des Ottomans, ils portent peu de respect aux ordres du grand-seigneur et de ses pachas. Niebuhr, qui passa en 1769 dans ces cantons, rapporte qu'ils observent dans leurs montagnes une espèce de gouvernement féodal qui me paraît semblable à ce que nous verrons chez les Druzes. Chaque village a son chef; toute la nation est partagée en trois factions principales et indépendantes. Les brouilleries naturelles à cet état d'anarchie ont séparé de la nation un grand nombre de tribus et de familles, qui ont pris la vie errante des Turkmans et des Arabes. Elles se sont répandues dans le Diarbekr, dans les plaines d'Arzroum, d'Érivan, de Sivas, d'Alep et de Damas: on estime que toutes leurs peuplades réunies passent 140,000 tentes, c'est-à-dire, 140,000 hommes armés. Comme les Turkmans, ces Kourdes sont pasteurs et vagabonds; mais ils en diffèrent par quelques points de mœurs. Les Turkmans dotent leurs filles pour les marier: les Kourdes ne les livrent qu'à prix d'argent. Les Turkmans ne font aucun cas de cette ancienneté d'extraction qu'on appelle noblesse: les Kourdes la prisent par-dessus tout. Les Turkmans ne volent point: les Kourdes passent presque partout pour des brigands. On les redoute à ce titre dans le pays d'Alep et d'Antioche, où ils occupent, sous le nom de Bagdachlié, les montagnes à l'est de Beilam, jusque vers Klés. Dans ce pachalic et dans celui de Damas, leur nombre passe 20,000 tentes et cabanes, car ils ont aussi des habitations sédentaires; ils sont censés musulmans, mais ils ne s'occupent ni de dogmes ni de rites. Plusieurs parmi eux, distingués par le nom de Yazdié, honorent le Chaitân ou Satan, c'est-à-dire, le génie ennemi (de Dieu): cette idée, conservée surtout dans le Diarbekr et sur les frontières de la Perse, est une trace de l'ancien système des deux principes du bien et du mal, qui, sous des formes tour à tour persanes, juives, chrétiennes et musulmanes, n'a cessé de régner dans ces contrées. L'on a coutume de regarder Zoroastre comme son premier auteur; mais long-temps avant ce prophète, l'Égypte connaissait Ormuzd et Ahrimane sous les noms d'Osiris et de Typhon. On a tort également de croire que ce système ne fut répandu qu'au temps de Darius, fils d'Hystaspe, puisque Zoroastre, qui en fut l'apôtre, vécut en Médie dans un temps parallèle au règne de Salomon.
La langue, qui est le principal indice de fraternité des peuples, a chez les Kourdes quelques diversités de dialecte, mais le fond en est persan, mêlé de quelques mots arabes et chaldéens. Leurs lettres alphabétiques sont purement persanes; la propagande en a fait imprimer à Rome un vocabulaire composé par Maurice Garzoni, qui fournit des renseignements satisfaisants sur cet objet. Il est à désirer que les gouvernements encouragent cette branche de recherches. Depuis quelque temps le docteur Pallas a publié un grand nombre de vocabulaires comparés: malheureusement ils sont en caractères russes, et il est difficile de croire que la nation russe amène toute l'Europe à admettre ses caractères, de préférence aux romains.
§ III.
Des Arabes-Bedouins.
Un troisième peuple errant dans la Syrie sont ces Arabes-Bedouins que nous avons déja trouvés en Égypte. Je n'en ai parlé que légèrement à l'occasion de cette province, parce que ne les ayant vus qu'en passant et sans savoir leur langue, leur nom ne me rappelait que peu d'idées; mais les ayant mieux connus en Syrie, ayant même fait un voyage à un de leurs camps près de Gaze, et vécu plusieurs jours avec eux, ils me fournissent maintenant des faits et des observations que je vais développer avec quelque détail.
En général, lorsqu'on parle des Arabes, on doit distinguer s'ils sont cultivateurs, ou s'ils sont pasteurs; car cette différence dans le genre de vie en établit une si grande dans les mœurs et le génie, qu'ils se deviennent presque étrangers les uns aux autres. Dans le premier cas, vivant sédentaires, attachés à un même sol, et soumis à des gouvernements réguliers, ils ont un état social qui les rapproche beaucoup de nous. Tels sont les habitants de l'Yemen; et tels encore les descendants des anciens conquérants, qui forment, en tout ou en partie, la population de la Syrie, de l'Égypte et des états barbaresques. Dans le second cas, ne tenant à la terre que par un intérêt passager, transportant sans cesse leurs tentes d'un lieu à l'autre, n'étant contraints par aucunes lois, ils ont une manière d'être qui n'est ni celle des peuples policés, ni celle des sauvages, et qui par cela même mérite d'être étudiée. Tels sont les Bedouins ou habitants des vastes déserts qui s'étendent depuis les confins de la Perse jusqu'aux rivages de Maroc. Quoique divisés par sociétés ou tribus indépendantes, souvent même ennemies, on peut cependant les considérer tous comme un même corps de nation. La ressemblance de leurs langues est un indice évident de cette fraternité. La seule différence qui existe entre eux, est que les tribus d'Afrique sont d'une formation plus récente, étant postérieures à la conquête de ces contrées par les kalifes ou successeurs de Mahomet; pendant que les tribus du désert propre de l'Arabie remontent, par une succession non interrompue, aux temps les plus reculés. C'est de celles-ci spécialement que je vais traiter, comme appartenant de plus près à mon sujet: c'est à elles que l'usage de l'Orient approprie le nom d'Arabes, comme en étant la race la plus ancienne et la plus pure. On y joint en synonyme celui de Bedâoui, qui, ainsi que je l'ai observé, signifie homme du désert; et ce synonyme me paraît d'autant plus exact, que dans les anciennes langues de ces contrées, le terme Arab désigne proprement une solitude, un désert.
Ce n'est pas sans raison que les habitants du désert se vantent d'être la race la plus pure et la mieux conservée des peuples arabes: jamais en effet ils n'ont été conquis; ils ne se sont pas même mélangés en conquérant; car les conquêtes dont on fait honneur à leur nom en général, n'appartiennent réellement qu'aux tribus de l'Hedjâz et de l'Yemen: celles de l'intérieur des terres n'émigrèrent point lors de la révolution de Mahomet; ou si elles y prirent part, ce ne fut que par quelques individus que des motifs d'ambition en détachèrent: aussi le prophète, dans son Qôran, traite-t-il les Arabes du désert de rebelles, d'infidèles; et le temps les a peu changés. On peut dire qu'ils ont conservé à tous égards leur indépendance et leur simplicité premières. Ce que les plus anciennes histoires rapportent de leurs usages, de leurs mœurs, de leurs langues et même de leurs préjugés, se trouve encore presque en tout le même; et si l'on y joint que cette unité de caractère conservée dans l'éloignement des temps, subsiste aussi dans l'éloignement des lieux, c'est-à-dire que les tribus les plus distantes se ressemblent infiniment, on conviendra qu'il est curieux d'examiner les circonstances qui accompagnent un état moral si particulier.
Dans notre Europe, et surtout dans notre France, où nous ne voyons point de peuples errants, nous avons peine à concevoir ce qui peut déterminer des hommes à un genre de vie qui nous rebute. Nous concevons même difficilement ce que c'est qu'un désert, et comment un terrain a des habitants s'il est stérile, ou n'est pas mieux peuplé s'il est cultivable. J'ai éprouvé ces difficultés comme tout le monde, et, par cette raison, je crois devoir insister sur les détails qui m'ont rendu ces faits palpables.
La vie errante et pastorale que mènent plusieurs peuples de l'Asie, tient à deux causes principales. La première est la nature du sol, lequel se refusant à la culture, force de recourir aux animaux qui se contentent des herbes sauvages de la terre. Si ces herbes sont clair-semées, un seul animal épuisera beaucoup de terrain, et il faudra parcourir de grands espaces. Tel est le cas des Arabes dans le désert propre de l'Arabie et dans celui de l'Afrique.
La seconde cause pourrait s'attribuer aux habitudes, puisque le terrain est cultivable et même fécond en plusieurs lieux, tels que la frontière de Syrie, le Diarbekr, l'Anadoli, et la plupart des cantons fréquentés par les Kourdes et les Turkmans. Mais en analysant ces habitudes, il m'a paru qu'elles n'étaient elles-mêmes qu'un effet de l'état politique de ces pays; en sorte qu'il faut en rapporter la cause première au gouvernement lui-même. Des faits journaliers viennent à l'appui de cette opinion; car toutes les fois que les hordes et les tribus errantes trouvent dans un canton la paix et la sécurité jointes à la suffisance, elles s'y habituent, et passent insensiblement à l'état cultivateur et sédentaire. Dans d'autres cas, au contraire, lorsque la tyrannie du gouvernement pousse à bout les habitants d'un village, les paysans désertent leurs maisons, se retirent avec leurs familles dans les montagnes, ou errent dans les plaines, avec l'attention de changer souvent de domicile pour n'être pas surpris. Souvent même il arrive que des individus, devenus voleurs pour se soustraire aux lois ou à la tyrannie, se réunissent et forment de petits camps qui se maintiennent à main armée, et deviennent, en se multipliant, de nouvelles hordes ou de nouvelles tribus. On peut donc dire que dans les terrains cultivables, la vie errante n'a pour cause que la dépravation du gouvernement, et il paraît que la vie sédentaire et cultivatrice est celle à laquelle les hommes sont le plus naturellement portés.
A l'égard des Arabes, ils semblent condamnés d'une manière spéciale à la vie vagabonde par la nature de leurs déserts. Pour se peindre ces déserts, que l'on se figure, sous un ciel presque toujours ardent et sans nuages, des plaines immenses et à perte de vue, sans maisons, sans arbres, sans ruisseaux, sans montagnes; quelquefois les yeux s'égarent sur un horizon ras et uni comme la mer. En d'autres endroits le terrain se courbe en ondulations, ou se hérisse de rocs et de rocailles. Presque toujours également nue, la terre n'offre que des plantes ligneuses clair-semées, et des buissons épars, dont la solitude n'est que rarement troublée par des gazelles, des lièvres, des sauterelles et des rats. Tel est presque tout le pays qui s'étend depuis Alep jusqu'à la mer d'Arabie, et depuis l'Égypte jusqu'au golfe Persique, dans un espace de six cents lieues de longueur sur trois cents de large.
Dans cette étendue cependant il ne faut pas croire que le sol ait partout la même qualité; elle varie par veines et par cantons. Par exemple, sur la frontière de Syrie, la terre est en général grasse, cultivable, même féconde: elle est encore telle sur les bords de l'Euphrate; mais en s'avançant dans l'intérieur et vers le midi, elle devient crayeuse et blanchâtre, comme sur la ligne de Damas; puis rocailleuse, comme dans le Tîh et l'Hédjâz; puis enfin un pur sable, comme à l'orient de l'Yemen. Cette différence dans les qualités du sol produit quelques nuances dans l'état des Bedouins. Par exemple, dans les cantons stériles, c'est-à-dire mal garnis de plantes, les tribus sont faibles et très-distantes: tels sont le désert de Suez, celui de la mer Rouge, et la partie intérieure du grand désert, qu'on appelle le Nadjd.[205] Quand le sol est mieux garni, comme entre Damas et l'Euphrate, les tribus sont moins rares, moins écartées; enfin, dans les cantons cultivables, tels que le pachalic d'Alep, le Haurân et le pays de Gaze, les camps sont nombreux et rapprochés. Dans les premiers cas, les Bédouins sont purement pasteurs, et ne vivent que du produit des troupeaux, de quelques dattes et de chair fraîche ou séchée au soleil, que l'on réduit en farine. Dans le dernier, ils ensemencent quelques terrains, et joignent le froment, l'orge et même le riz, à la chair et au laitage.
Quand on se rend compte des causes de la stérilité et de l'inculture du désert, on trouve qu'elles viennent surtout du défaut de fontaines, de rivières, et en général du manque d'eau. Ce manque d'eau lui-même vient de la disposition du terrain, c'est-à-dire, qu'étant plan et privé de montagnes, les nuages glissent sur sa surface échauffée, comme sur l'Égypte: ils ne s'y arrêtent qu'en hiver, lorsque le froid de l'atmosphère les empêche de s'élever, et les résout en pluie. La nudité de ce terrain est aussi une cause de sécheresse, en ce que l'air le couvre, s'échauffe plus aisément, et force les nuages de s'élever. Il est probable que l'on produirait un changement dans le climat, si l'on plantait tout le désert en arbres, par exemple, en sapins.
L'effet des pluies qui tombent en hiver, est d'occasioner dans le lieu où le sol est bon, comme sur la frontière de Syrie, une culture assez semblable à celle de l'intérieur même de cette province; mais comme ces pluies n'établissent ni sources, ni ruisseaux durables, les habitants éprouvent l'inconvénient d'être sans eau pendant l'été. Pour y obvier, il a fallu employer l'art, et construire des puits, des réservoirs et des citernes, où l'on en amasse une provision annuelle. De tels ouvrages exigent des avances de fonds et de travail, et sont encore exposés à bien des risques. La guerre peut détruire en un jour le travail de plusieurs mois, et la ressource de l'année. Un cas de sécheresse, qui n'est que trop fréquent, peut faire avorter une récolte, et réduire à la disette même de l'eau. Il est vrai qu'en creusant la terre, on en trouve presque partout depuis 6 jusqu'à 20 pieds de profondeur; mais cette eau est saumâtre, comme dans tout le désert d'Arabie et d'Afrique[206], souvent même elle tarit: alors la soif et la famine surviennent; et si le gouvernement ne prête pas des secours, les villages se désertent. On sent qu'un tel pays ne peut avoir qu'une agriculture précaire, et que sous un régime comme celui des Turks, il est plus sûr de vivre pasteur errant, que laboureur sédentaire.
Dans les cantons où le sol est rocailleux et sablonneux, comme dans le Tîh, l'Hedjâh et le Nadj, ces pluies font germer les graines des plantes sauvages, raniment les buissons, les renoncules, les absinthes, les qalis, etc., et forment dans les bas-fonds des lagunes où croissent des roseaux et des herbes: alors la plaine prend un aspect assez riant de verdure; c'est la saison de l'abondance pour les troupeaux et pour leurs maîtres; mais au retour des chaleurs, tout se dessèche, et la terre, poudreuse et grisâtre, n'offre plus que des tiges sèches et dures comme le bois, que ne peuvent brouter ni les chevaux, ni les bœufs, ni même les chèvres. Dans cet état, le désert deviendrait inhabitable, et il faudrait le quitter, si la nature n'y eût attaché un animal d'un tempérament aussi dur et aussi frugal que le sol est ingrat et stérile, si elle n'y eût placé le chameau. Aucun animal ne présente une analogie si marquée et si exclusive à son climat: on dirait qu'une intention préméditée s'est plu à régler les qualités de l'un sur celles de l'autre. Voulant que le chameau habitât un pays où il ne trouverait que peu de nourriture, la nature a économisé la matière dans toute sa construction. Elle ne lui a donné la plénitude des formes ni du bœuf, ni du cheval, ni de l'éléphant; mais le bornant au plus étroit nécessaire, elle lui a placé une petite tête sans oreilles, au bout d'un long cou sans chair. Elle a ôté à ses jambes et à ses cuisses tout muscle inutile à les mouvoir; enfin elle n'a accordé à son corps desséché que les vaisseaux et les tendons nécessaires pour en lier la charpente. Elle l'a muni d'une forte mâchoire pour broyer les plus durs aliments; mais de peur qu'il n'en consommât trop, elle a rétréci son estomac, et l'a obligé à ruminer. Elle a garni son pied d'une masse de chair qui, glissant sur la boue, et n'étant pas propre à grimper, ne lui rend praticable qu'un sol sec, uni et sablonneux comme celui de l'Arabie; enfin elle l'a destiné visiblement à l'esclavage, en lui refusant toutes défenses contre ses ennemis. Privé des cornes du taureau, du sabot du cheval, de la dent de l'éléphant et de la légèreté du cerf, que peut le chameau contre les attaques du lion, du tigre, ou même du loup? Aussi, pour en conserver l'espèce, la nature le cacha-t-elle au sein des vastes déserts, où la disette des végétaux n'attirait nul gibier, et d'où la disette du gibier repoussait les animaux voraces. Il a fallu que le sabre des tyrans chassât l'homme de la terre habitable, pour que le chameau perdît sa liberté. Passé à l'état domestique, il est devenu le moyen d'habitation de la terre la plus ingrate. Lui seul subvient à tous les besoins de ses maîtres. Son lait nourrit la famille arabe, sous les diverses formes de caillé, de fromage et de beurre; souvent même on mange sa chair. On fait des chaussures et des harnais de sa peau, des vêtements et des tentes de son poil. On transporte par son moyen de lourds fardeaux; enfin, lorsque la terre refuse le fourrage au cheval si précieux au Bedouin, le chameau subvient par son lait à la disette, sans qu'il en coûte, pour tant d'avantages, autre chose que quelques tiges de ronces ou d'absinthes, et des noyaux de dattes pilés. Telle est l'importance du chameau pour le désert, que si on l'en retirait, on en soustrairait toute la population, dont il est l'unique pivot[207].
Voilà les circonstances dans lesquelles la nature a placé les Bedouins, pour en faire une race d'hommes singulière au moral et au physique. Cette singularité est si tranchante, que leurs voisins, les Syriens mêmes, les regardent comme des hommes extraordinaires. Cette opinion a lieu surtout pour les tribus du fond du désert, telles qu'Anazé, Kaibar, Taï et autres, qui ne s'approchent jamais des villes. Lorsque, du temps de Dâher, il en vint des cavaliers jusqu'à Acre, ils y firent la même sensation que feraient parmi nous des sauvages de l'Amérique. On considérait avec surprise ces hommes plus petits, plus maigres et plus noirs qu'aucuns Bedouins connus: leurs jambes sèches n'avaient que des tendons sans mollets; leur ventre était collé à leur dos; leurs cheveux étaient crêpés presque autant que ceux des nègres. De leur côté, tout les étonnait; ils ne concevaient ni comment les maisons et les minarets pouvaient se tenir debout, ni comment on osait habiter dessous, et toujours au même endroit; mais surtout ils s'extasiaient à la vue de la mer, et ils ne pouvaient comprendre ce désert d'eau. On leur parla de mosquées, de prières, d'ablutions; et ils demandèrent ce que cela signifiait, ce que c'était que Moïse, Jésus-Christ et Mahomet, et pourquoi les habitants, n'étant pas de tribus séparées, suivaient des chefs opposés.
On sent que les Arabes des frontières ne sont pas si novices; il en est même plusieurs petites tribus, qui vivant au sein du pays, comme dans la vallée de Beqââ, dans celle du Jourdain, et dans la Palestine, se rapprochent de la condition des paysans; mais ceux-là sont méprisés des autres, qui les regardent comme des Arabes bâtards, et des rayas ou esclaves des Turks.
En général, les Bedouins sont petits, maigres et hâlés, plus cependant au sein du désert, moins sur la frontière du pays cultivé, mais là même, toujours plus que les laboureurs du voisinage: un même camp offre aussi cette différence, et j'ai remarqué que les chaiks, c'est-à-dire les riches et leurs serviteurs, étaient toujours plus grands et plus charnus que le peuple. J'en ai vu qui passaient 5 pieds 5 et 6 pouces, pendant que la taille générale n'est que de 5 pieds 2 pouces. On n'en doit attribuer la raison qu'à la nourriture, qui est plus abondante pour la première classe que pour la dernière[208]. On peut même dire que le commun des Bedouins vit dans une misère et une famine habituelles. Il paraîtra peu croyable parmi nous, mais il n'en est pas moins vrai que la somme ordinaire des aliments de la plupart d'entre eux ne passe pas 6 onces par jour: c'est surtout chez les tribus du Nadj et de l'Hedjâz, que l'abstinence est portée à son comble. Six ou sept dattes trempées dans du beurre fondu, quelque peu de lait doux ou caillé, suffisent à la journée d'un homme. Il se croit heureux, s'il y joint quelques pincées de farine grossière ou une boulette de riz. La chair est réservée aux plus grands jours de fête; et ce n'est que pour un mariage ou une mort que l'on tue un chevreau; ce n'est qu'aux chaiks riches et généreux qu'il appartient d'égorger de jeunes chameaux, de manger du riz cuit avec de la viande. Dans sa disette, le vulgaire, toujours affamé, ne dédaigne pas les plus vils aliments: de là l'usage où sont les Bedouins de manger des sauterelles, des rats, des lézards et des serpents grillés sur des broussailles; de là leurs rapines dans les champs cultivés, et leurs vols sur les chemins; de là aussi leur constitution délicate, et leur corps petit et maigre, plutôt agile que vigoureux. Il y a ceci de remarquable pour un médecin, dans leur tempérament, que leurs déperditions en tout genre, même en sueurs, sont très-faibles; leur sang est si dépouillé de sérosité, qu'il n'y a que la grande chaleur qui puisse le maintenir dans sa fluidité. Cela n'empêche pas qu'ils ne soient d'ailleurs assez sains, et que les maladies ne soient plus rares parmi eux que parmi les habitants du pays cultivé.
D'après ces faits, on ne jugera point que la frugalité des Arabes soit une vertu purement de choix, ni même de climat. Sans doute l'extrême chaleur dans laquelle ils vivent, facilite leur abstinence, en ôtant à l'estomac l'activité que le froid lui donne. Sans doute aussi l'habitude de la diète, en empêchant l'estomac de se dilater, devient un moyen de la supporter; mais le motif principal et premier de cette habitude, est, comme pour tous les autres hommes, la nécessité des circonstances où ils se trouvent, soit de la part du sol, comme je l'ai expliqué, soit de la part de leur état social qu'il faut développer.
J'ai déja dit que les Arabes-Bedouins étaient divisés par tribus, qui constituent autant de peuples particuliers. Chacune de ces tribus s'approprie un terrain qui forme son domaine; elles ne diffèrent à cet égard des nations agricoles, qu'en ce que ce terrain exige une étendue plus vaste, pour fournir à la subsistance des troupeaux pendant toute l'année. Chacune de ces tribus compose un ou plusieurs camps qui sont répartis sur le pays, et qui en parcourent successivement les parties à mesure que les troupeaux les épuisent: de là il arrive que sur un grand espace il n'y a jamais d'habités que quelques points qui varient d'un jour à l'autre; mais comme l'espace entier est nécessaire à la subsistance annuelle de la tribu, quiconque y empiète, est censé violer la propriété; ce qui ne diffère point encore du droit public des nations. Si donc une tribu ou ses sujets entrent sur un terrain étranger, ils sont traités en voleurs, en ennemis, et il y a guerre. Or, comme les tribus ont entre elles des affinités par alliance de sang ou par conventions, il s'ensuit des ligues qui rendent les guerres plus ou moins générales. La manière d'y procéder est très-simple. Le délit connu, l'on monte à cheval, l'on cherche l'ennemi, l'on se rencontre, on parlemente; souvent on se pacifie, sinon l'on s'attaque par pelotons ou par cavaliers; on s'aborde ventre à terre, la lance baissée; quelquefois on la darde, malgré sa longueur, sur l'ennemi qui fuit: rarement la victoire se dispute; le premier choc la décide; les vaincus fuient à bride abattue sur la plaine rase du désert. Ordinairement la nuit les dérobe au vainqueur. La tribu qui a du dessous lève le camp, s'éloigne à marche forcée, et cherche un asile chez les alliés. L'ennemi satisfait pousse les troupeaux plus loin, et les fuyards reviennent à leur domaine. Mais, du meurtre de ces combats, il reste des motifs de haine qui perpétuent les dissensions. L'intérêt de la sûreté commune à dès long-temps établi chez les Arabes une loi générale, qui veut que le sang de tout homme tué soit vengé par celui de son meurtrier; c'est ce qu'on appelle le târ ou talion: le droit en est dévolu au plus proche parent du mort. Son honneur devant tous les Arabes y est tellement compromis, que s'il néglige de prendre son talion, il est à jamais deshonoré. En conséquence, il épie l'occasion de se venger; si son ennemi périt par des causes étrangères, il ne se tient point satisfait, et sa vengeance passe sur le plus proche parent. Ces haines se transmettent comme un héritage du père aux enfants, et ne cessent que par l'extinction de l'une des races, à moins que les familles ne s'accordent en sacrifiant le coupable, ou en rachetant le sang pour un prix convenu en argent ou en troupeaux. Hors cette satisfaction, il n'y a ni paix, ni trève, ni alliance entre elles, ni même quelquefois entre les tribus réciproques: Il y a du sang entre nous, se dit-on en toute affaire; et ce mot est une barrière insurmontable. Les accidents s'étant multipliés par le laps de temps, il est arrivé que la plupart des tribus ont des querelles, et qu'elles vivent dans un état habituel de guerre; ce qui, joint à leur genre de vie, fait des Bedouins un peuple militaire, sans qu'ils soient néanmoins avancés dans la pratique de cet art. La disposition de leurs camps est un rond assez irrégulier, formé par une seule ligne de tentes plus ou moins espacées. Ces tentes, tissues de poil de chèvre ou de chameau, sont noires ou brunes, à la différence de celles des Turkmans, qui sont blanchâtres. Elles sont tendues sur 3 ou 5 piquets de 5 à 6 pieds de hauteur seulement, ce qui leur donne un air très-écrasé; dans le lointain, un tel camp ne paraît que comme des taches noires; mais l'œil perçant des Bedouins ne s'y trompe pas. Chaque tente, habitée par une famille, est partagée par un rideau en deux portions, dont l'une n'appartient qu'aux femmes. L'espace vide du grand rond sert à parquer chaque soir les troupeaux. Jamais il n'y a de retranchement; les seules gardes avancées et les patrouilles sont des chiens; les chevaux restent sellés, et prêts à monter à la première alarme; mais comme il n'y a ni ordre ni distribution, ces camps, déja faciles à surprendre, ne seraient d'aucune défense en cas d'attaque: aussi arrive-t-il chaque jour des accidents, des enlèvements de bestiaux; et cette guerre de maraude est une de celles qui occupent davantage les Arabes.
Les tribus qui vivent dans le voisinage des Turks, ont une position encore plus orageuse: en effet, ces étrangers s'arrogeant, à titre de conquête, la propriété de tout le pays, ils traitent les Arabes comme des vassaux rebelles, ou des ennemis inquiets et dangereux. Sur ce principe, ils ne cessent de leur faire une guerre sourde ou déclarée. Les pachas se font une étude de profiter de toutes les occasions de les troubler. Tantôt ils leur contestent un terrain qu'ils leur ont loué; tantôt ils exigent un tribut dont on n'est pas convenu. Si l'ambition ou l'intérêt divise une famille de chaiks, ils secourent tour à tour l'un et l'autre parti, et finissent par les ruiner tous les deux. Souvent ils font empoisonner ou assassiner les chefs dont ils redoutent le courage ou l'esprit, fussent-ils même leurs alliés. De leur côté, les Arabes regardant les Turks comme des usurpateurs et des traîtres, ne cherchent que les occasions de leur nuire. Malheureusement le fardeau tombe plus sur les innocents que sur les coupables: ce sont presque toujours les paysans qui paient les délits des gens de guerre. A la moindre alarme, on coupe leurs moissons, on enlève leurs troupeaux, on intercepte les communications et le commerce: les paysans crient aux voleurs, et ils ont raison; mais les Bedouins réclament le droit de la guerre, et peut-être n'ont-ils pas tort. Quoi qu'il en soit, ces déprédations établissent entre les Bédouins et les habitants du pays cultivé, une mésintelligence qui les rend mutuellement ennemis.
Telle est la situation des Arabes à l'extérieur. Elle est sujette à de grandes vicissitudes, selon la bonne ou mauvaise conduite des chefs. Quelquefois une tribu faible s'élève et s'agrandit, pendant qu'une autre, d'abord puissante, décline ou même s'anéantit; non que tous ses membres périssent, mais parce qu'ils s'incorporent à une autre; et ceci tient à la constitution intérieure des tribus. Chaque tribu est composée d'une ou de plusieurs familles principales, dont les membres portent le titre de chaiks ou seigneurs. Ces familles représentent assez bien les patriciens de Rome, et les nobles de l'Europe. L'un de ces chaiks commande en chef à tous les autres; c'est le général de cette petite armée. Quelquefois il prend le titre d'émir, qui signifie commandant et prince. Plus il a de parens, d'enfants et d'alliés, plus il est fort et puissant. Il y joint des serviteurs qu'il s'attache d'une manière spéciale, en fournissant à tous leurs besoins. Mais en outre, il se range autour de ce chef de petites familles qui, n'étant point assez fortes pour vivre indépendantes, ont besoin de protection et d'alliance. Cette réunion s'appelle qâbilé ou tribu. On la distingue d'une autre par le nom de son chef, ou par celui de la famille commandante. Quand on parle de ses individus en général, on les appelle enfants d'un tel, quoiqu'ils ne soient pas réellement tous de son sang, et que lui-même soit un homme mort depuis long-temps. Ainsi l'on dit: beni Temîn, oulâd Taï; les enfants de Temîn et de Taï. Cette façon de s'exprimer est même passée par métaphore aux noms de pays; la phrase ordinaire pour en désigner les habitants, est de dire les enfants de tel lieu. Ainsi les Arabes disent oulâd Masr, les Égyptiens; oulâd Châm, les Syriens; ils diraient oulâd Fransa, les Français; oulâd Mosqou, les Russes; ce qui n'est pas sans importance pour l'histoire ancienne.
Le gouvernement de cette société est tout à la fois républicain, aristocratique et même despotique, sans être décidément aucun de ces états. Il est républicain, parce que le peuple y a une influence première dans toutes les affaires, et que rien ne se fait sans un consentement de majorité. Il est aristocratique, parce que les familles des chaiks ont quelques-unes des prérogatives que la force donne partout. Enfin il est despotique, parce que le chaik principal a un pouvoir indéfini et presque absolu. Quand c'est un homme de caractère, il peut porter son autorité jusqu'à l'abus; mais dans cet abus même il est des bornes que l'état des choses rend assez étroites. En effet, si un chef commettait une grande injustice; si, par exemple, il tuait un Arabe, il lui serait presque impossible d'en éviter la peine: le ressentiment de l'offense n'aurait nul respect pour son titre; il subirait le talion; et s'il ne payait pas le sang, il serait infailliblement assassiné; ce qui serait facile, vu la vie simple et privée des chaiks dans le camp. S'il fatigue ses sujets par sa dureté, ils l'abandonnent, et passent dans une autre tribu. Ses propres parents profitent de ses fautes, pour le déposer et s'établir à sa place. Il n'a point contre eux la ressource des troupes étrangères; ses sujets communiquent entre eux trop aisément, pour qu'il puisse les diviser d'intérêt et se faire une faction subsistante. D'ailleurs, comment la soudoyer, puisqu'il ne retire de la tribu aucune espèce d'impôt; que la plupart de ses sujets sont bornés au plus juste nécessaire, et qu'il est réduit lui-même à des propriétés assez médiocres et déja chargées de grosses dépenses?
En effet, c'est le chaik principal qui, dans toute tribu, est chargé de défrayer les allants et les venants; c'est lui qui reçoit les visites des alliés et de quiconque a des affaires. Sur le prolongement de sa tente, est un grand pavillon qui sert d'hospice à tous les étrangers et aux passants. C'est là que se tiennent les assemblées fréquentes des chaiks et des notables, pour décider des campements, des décampements, de la paix, de la guerre, des démêlés avec les gouverneurs turks et les villages, des procès et querelles des particuliers, etc. A cette foule qui se succède, il faut donner le café, le pain cuit sous la cendre, le riz et quelquefois le chevreau ou le chameau rôti; en un mot, il faut tenir table ouverte; et il est d'autant plus important d'être généreux, que cette générosité porte sur des objets de nécessité première. Le crédit et la puissance dépendent de là: l'Arabe affamé place avant toute vertu la libéralité qui le nourrit; et ce préjugé n'est pas sans fondement; car l'expérience a prouvé que les chaiks avares n'étaient jamais des hommes à grandes vues: de là ce proverbe, aussi juste que précis: Main serrée, cœur étroit. Pour subvenir à ces dépenses, le chaik n'a que ses troupeaux, quelquefois des champs ensemencés, le casuel des pillages avec les péages des chemins; et tout cela est borné. Celui chez qui je me rendis sur la fin de 1784, dans le pays de Gaz, passait pour le plus puissant des cantons: cependant il ne m'a pas paru que sa dépense fût supérieure à celle d'un gros fermier: son mobilier, consistant en quelques pelisses, en tapis, en armes, en chevaux et en chameaux, ne peut s'évaluer à plus de 50,000 livres; et il faut observer que dans ce compte, quatre juments de race sont portées à 6,000 livres, et chaque tête de chameau à 10 louis. On ne doit donc pas, lorsqu'il s'agit des Bedouins, attacher nos idées ordinaires aux mots de prince et de seigneur: on se rapprocherait beaucoup plus de la vérité en les comparant aux bons fermiers des pays de montagnes, dont ils ont la simplicité dans les vêtements comme dans la vie domestique et dans les mœurs. Tel chaik qui commande à 500 chevaux, ne dédaigne pas de seller et de brider le sien, de lui donner l'orge et la paille hachée. Dans sa tente, c'est sa femme qui fait le café, qui bat la pâte, qui fait cuire la viande. Ses filles et ses parentes lavent le linge, et vont, la cruche sur la tête et le voile sur le visage, puiser l'eau à la fontaine: c'est précisément l'état dépeint par Homère, et par la Genèse dans l'histoire d'Abraham. Mais il faut avouer qu'on a de la peine à s'en faire une juste idée, quand on ne l'a pas vu de ses propres yeux.
La simplicité, ou, si l'on veut, la pauvreté du commun des Bedouins, est proportionnée à celle de leurs chefs. Tous les biens d'une famille consistent en un mobilier, dont voici à peu près l'inventaire: quelques chameaux mâles et femelles, des chèvres, des poules, une jument et son harnais, une tente, une lance de treize pieds de long, un sabre courbe, un fusil rouillé à pierre ou à rouet, une pipe, un moulin portatif, une marmite, un seau de cuir, une poêlette à griller le café, une natte, quelques vêtements, un manteau de laine noire; enfin, pour tous bijoux, quelques anneaux de verre ou d'argent que la femme porte aux jambes et au bras. Si rien de tout cela ne manque, le ménage est riche. Ce qui manque au pauvre, et ce qu'il désire le plus, est la jument: en effet, cet animal est le grand moyen de fortune; c'est avec la jument que le Bedouin va en course contre les tribus ennemies, ou en maraude dans les campagnes et sur les chemins. La jument est préférée au cheval, parce qu'elle ne hennit point, parce qu'elle est plus docile, et qu'elle a du lait qui, dans l'occasion, apaise la soif et même la faim de son maître.
Ainsi restreints au plus étroit nécessaire, les Arabes ont aussi peu d'industrie que de besoins; tous leurs arts se réduisent à ourdir des tentes grossières, à faire des nattes et du beurre. Tout leur commerce consiste à échanger des chameaux, des chevreaux, des chevaux mâles et des laitages, contre des armes, des vêtements, quelque peu de riz ou de blé, et contre de l'argent qu'ils enfouissent. Leurs sciences sont absolument nulles; ils n'ont aucune idée ni de l'astronomie, ni de la géométrie, ni de la médecine. Ils n'ont aucun livre, et rien n'est si rare, même parmi les chaiks, que de savoir lire. Toute leur littérature consiste à réciter des contes et des histoires, dans le genre des Mille et une nuits. Ils ont une passion particulière pour ces narrations; elles remplissent une grande partie de leurs loisirs, qui sont très-longs. Le soir ils s'asseyent à terre à la porte des tentes, ou sous leur couvert, s'il fait froid, et là, rangés en cercle autour d'un petit feu de fiente, la pipe à la bouche, et les jambes croisées, ils commencent d'abord par rêver en silence, puis, à l'improviste, quelqu'un débute par un il y avait au temps passé, et il continue jusqu'à la fin les aventures d'un jeune chaik et d'une jeune Bedouine: il raconte comment le jeune homme aperçut d'abord sa maîtresse à la dérobée, et comme il en devint éperdument amoureux; il dépeint trait par trait la jeune beauté, vante ses yeux noirs, grands et doux comme ceux d'une gazelle; son regard mélancolique et passionné; ses sourcils courbés comme deux arcs d'ébène; sa taille droite et souple comme une lance: il n'omet ni sa démarche légère comme celle d'une jeune pouline, ni ses paupières noircies de kohl, ni ses lèvres peintes de bleu, ni ses ongles teints de henné couleur d'or, ni sa gorge semblable à une couple de grenades, ni ses paroles douces comme le miel. Il conte le martyre du jeune amant, qui se consume tellement de désirs et d'amour, que son corps ne donne plus d'ombre. Enfin, après avoir détaillé ses tentatives pour voir sa maîtresse, les obstacles des parents, les enlèvements des ennemis, la captivité survenue aux deux amants, etc., il termine, à la satisfaction de l'auditoire, par les ramener unis et heureux à la tente paternelle; et chacun de payer à son éloquence le ma cha allah[209] qu'il a mérité. Les Bedouins ont aussi des chansons d'amour, qui ont plus de naturel et de sentiment que celles des Turks et des habitants des villes; sans doute parce que ceux-là ayant des mœurs chastes, connaissent l'amour; pendant que ceux-ci, livrés à la débauche, ne connaissent que la jouissance.
En considérant que la condition des Bedouins, surtout dans l'intérieur du désert, ressemble à beaucoup d'égards à celle des sauvages de l'Amérique, je me suis quelquefois demandé pourquoi ils n'avaient point la même férocité; pourquoi, éprouvant de grandes disettes, l'usage de la chair humaine était inouï parmi eux; pourquoi, en un mot, leurs mœurs sont plus douces et plus sociables. Voici les raisons que me donne l'analyse des faits.
Il semblerait d'abord que l'Amérique étant riche en pâturages, en lacs et en forêts, ses habitants dussent avoir plus de facilité pour la vie pastorale que pour toute autre. Mais si l'on observe que ces forêts, en offrant un refuge aisé aux animaux, les soustraient au pouvoir de l'homme, on jugera que le sauvage a été conduit par la nature du sol, à être chasseur, et non pasteur. Dans cet état, toutes ses habitudes ont concouru à lui donner un caractère violent. Les grandes fatigues de la chasse ont endurci son corps; les faims extrêmes, suivies tout-à-coup de l'abondance du gibier, l'ont rendu vorace. L'habitude de verser du sang et de déchirer sa proie, l'a familiarisé avec le meurtre et avec le spectacle de la douleur. Si la faim l'a persécuté, il a désiré la chair; et trouvant à sa portée celle de son semblable, il a dû en manger; il a pu se résoudre à le tuer pour s'en repaître. La première épreuve faite, il s'en est fait une habitude; il est devenu anthropophage, sanguinaire, atroce; et son ame a pris l'insensibilité de tous ses organes.
La position de l'Arabe est bien différente. Jeté sur de vastes plaines rases, sans eau, sans forêts, il n'a pu, faute de gibier et de poisson, être chasseur ou pêcheur. Le chameau a déterminé sa vie au genre pastoral, et tout son caractère s'en est composé. Trouvant sous sa main une nourriture légère, mais suffisante et constante, il a pris l'habitude de la frugalité; content de son lait et de ses dattes, il n'a point désiré la chair, il n'a point versé le sang: ses mains ne se sont point accoutumées au meurtre, ni ses oreilles aux cris de la douleur: il a conservé un cœur humain et sensible.
Lorsque ce sauvage pasteur connut l'usage du cheval, son état changea un peu de forme. La facilité de parcourir rapidement de grands espaces le rendit vagabond: il était avide par disette, il devint voleur par cupidité; et tel est resté son caractère. Pillard plutôt que guerrier, l'Arabe n'a point un courage sanguinaire; il n'attaque que pour dépouiller; et si on lui résiste, il ne juge pas qu'un peu de butin vaille la peine de se faire tuer. Il faut verser son sang pour l'irriter; mais alors on le trouve aussi opiniâtre à se venger, qu'il a été prudent à se compromettre.
On a souvent reproché aux Arabes cet esprit de rapine; mais, sans vouloir l'excuser, on ne fait point assez d'attention qu'il n'a lieu que pour l'étranger réputé ennemi, et par conséquent il est fondé sur le droit public de la plupart des peuples. Quant à l'intérieur de leur société, il y règne une bonne foi, un désintéressement, une générosité qui feraient honneur aux hommes les plus civilisés. Quoi de plus noble que ce droit d'asile établi chez toutes les tribus! Un étranger, un ennemi même, a-t-il touché la tente du Bedouin, sa personne devient, pour ainsi dire, inviolable. Ce serait une lâcheté, une honte éternelle, de satisfaire même une juste vengeance aux dépens de l'hospitalité. Le Bedouin a-t-il consenti à manger le pain et le sel avec son hôte, rien au monde ne peut le lui faire trahir. La puissance du sultan ne serait pas capable de retirer un réfugié[210] d'une tribu, à moins de l'exterminer tout entière. Ce Bedouin, si avide hors de son camp, n'y a pas plus tôt remis le pied, qu'il devient libéral et généreux. Quelque peu qu'il ait, il est toujours prêt à le partager. Il a même la délicatesse de ne pas attendre qu'on le lui demande: s'il prend son repas, il affecte de s'asseoir à la porte de sa tente, afin d'inviter les passants; sa générosité est si vraie, qu'il ne la regarde pas comme un mérite, mais comme un devoir: aussi prend-il sur le bien des autres le droit qu'il leur donne sur le sien. A voir la manière dont en usent les Arabes entre eux, on croirait qu'ils vivent en communauté de biens. Cependant ils connaissent la propriété; mais elle n'a point chez eux cette dureté que l'extension des faux besoins du luxe lui a donnée chez les peuples agricoles. On pourra dire qu'ils doivent cette modération à l'impossibilité de multiplier beaucoup leurs jouissances; mais si les vertus de la foule des hommes ne sont dues qu'à la nécessité des circonstances, peut-être les Arabes n'en sont-ils pas moins dignes d'estime: ils sont du moins heureux que cette nécessité établisse chez eux un état de choses qui a paru aux plus sages législateurs la perfection de la police, je veux dire une sorte d'égalité ou de rapprochement dans le partage des biens et l'ordre des conditions. Privé d'une multitude de jouissances que la nature a prodiguées à d'autres pays, ils ont moins de moyens de se corrompre et de s'avilir. Il est moins facile à leurs chaiks de se former une faction qui asservisse et appauvrisse la masse de la nation. Chaque individu pouvant se suffire à lui-même, en garde mieux son caractère, son indépendance; et la pauvreté particulière devient la cause et le garant de la liberté publique.
Cette liberté s'étend jusque sur les choses de religion: il y a cette différence remarquable entre les Arabes des villes et ceux du désert, que pendant que les premiers portent le double joug du despotisme politique et du despotisme religieux, ceux-là vivent dans une franchise absolue de l'un et de l'autre: il est vrai que sur les frontières des Turks, les Bedouins gardent par politique des apparences musulmanes; mais elles sont si peu rigoureuses, et leur dévotion est si relâchée, qu'ils passent généralement pour des infidèles, sans loi et sans prophètes. Ils disent même assez volontiers que la religion de Mahomet n'a point été faite pour eux: «Car, ajoutent-ils, comment faire des ablutions, puisque nous n'avons point d'eau? Comment faire des aumônes, puisque nous ne sommes pas riches? Pourquoi jeûner le ramadan, puisque nous jeûnons toute l'année? Et pourquoi aller à la Mekke, si Dieu est partout?» Du reste, chacun agit et pense comme il veut, et il règne chez eux la plus parfaite tolérance. Elle se peint très-bien dans un propos que me tenait un jour un de leurs chaiks, nommé Ahmed, fils de Bâhir, chef de la tribu des Ouahidié. «Pourquoi, me disait ce chaik, veux-tu retourner chez les Francs? Puisque tu n'as pas d'aversion pour nos mœurs, puisque tu sais porter la lance et courir un cheval comme un Bedouin, reste parmi nous. Nous te donnerons des pelisses, une tente, une honnête et jeune Bédouine, et une bonne jument de race. Tu vivras dans notre maison.... Mais ne sais-tu pas, lui répondis-je, que né parmi les Francs, j'ai été élevé dans leur religion? Comment les Arabes verront-ils un infidèle, ou que penseront-ils d'un apostat?.... Et toi-même, répliqua-t-il, ne vois-tu pas que les Arabes vivent sans soucis du prophète et du livre (le Qôran)? Chacun parmi nous suit la route de sa conscience. Les actions sont devant les hommes; mais la religion est devant Dieu.» Un autre chaik, conversant un jour avec moi, m'adressa par mégarde la formule triviale: Écoute, et prie sur le prophète; au lieu de la réponse ordinaire, J'ai prié; je répondis en souriant: J'écoute. Il s'aperçut de sa méprise, et sourit à son tour. Un Turk de Jérusalem qui était présent, prit la chose plus sérieusement. «O chaik, lui dit-il, comment peux-tu adresser les paroles des vrais croyants à un infidèle? La langue est légère, répondit le chaik, encore que le cœur soit blanc (pur); mais toi qui connais les coutumes des Arabes, comment peux-tu offenser un étranger avec qui nous avons mangé le pain et le sel? Puis se tournant vers moi: Tous ces peuples du Frankestan dont tu m'as parlé, qui sont hors de la loi du prophète, sont-ils plus nombreux que les musulmans? On pense, lui répondis-je, qu'ils sont 5 ou 6 fois plus nombreux, même en comptant les Arabes.... Dieu est juste, reprit-il, il pèsera dans ses balances[211].»
Il faut l'avouer, il est peu de nations policées qui aient une morale aussi généralement estimable que les Arabes bedouins; et il est remarquable que les mêmes vertus se retrouvent presque également chez les hordes turkmanes, et chez les Kourdes; en sorte qu'elles semblent attachées à la vie pastorale. Il est d'ailleurs singulier que ce soit chez ce genre d'hommes que la religion a le moins déformes extérieures, au point que l'on n'a jamais vu chez les Bedouins, les Turkmans, ou les Kourdes, ni prêtres, ni temples, ni culte régulier. Mais il est temps de continuer la description des autres peuples de la Syrie, et de porter nos considérations sur un état social tout différent de celui que nous quittons, sur l'état des peuples agricoles et sédentaires.
CHAPITRE III.
Des peuples agricoles de la Syrie.
§ I.
Des Ansârié.
LE premier peuple agricole qu'il faut distinguer dans la Syrie du reste de ses habitants, est celui que l'on appelle dans le pays du nom pluriel d'Ansârié, rendu sur les cartes de Delisle par celui d'Ensyriens, et sur celles de d'Anville par celui de Nassaris. Le terrain qu'occupent ces Ansârié, est la chaîne de montagnes qui s'étend depuis Antâkié, jusqu'au ruisseau dit Nahr-el-Kébir, ou la Grande rivière. Leur origine est un fait historique peu connu, et cependant assez instructif. Je vais le rapporter tel que le cite un écrivain qui a puisé aux sources primitives[212].
»L'an des Grecs 1202 (c'est-à-dire, 891 de J-C.), il y avait dans les environs de Koufa, au village de Nasar, un vieillard que ses jeûnes, ses prières assidues et sa pauvreté faisaient passer pour un saint: plusieurs gens du peuple s'étant déclarés ses partisans, il choisit parmi eux 12 sujets pour répandre sa doctrine. Mais le commandant du lieu, alarmé de ses mouvements, fit saisir le vieillard, et le fit mettre en prison. Dans ce revers, son état toucha une fille esclave du geôlier, et elle se proposa de le délivrer. Il s'en présenta bientôt une occasion qu'elle ne manqua pas de saisir. Un jour que le geôlier s'était couché ivre, et dormait d'un profond sommeil, elle prit tout doucement les clefs qu'il tenait sous son oreiller, et après avoir ouvert la porte au vieillard, elle vint les remettre en place, sans que son maître s'en aperçut: le lendemain, lorsque le geolier vint pour visiter son prisonnier, il fut d'autant plus étonné de trouver le lieu vide, qu'il ne vit aucune trace de violence. Il crut alors que le vieillard avait été délivré par un ange, et il s'empressa de répandre ce bruit pour éviter la répréhension qu'il méritait. De son côté, le vieillard raconta la même chose à ses disciples, et il se livra plus que jamais à la prédication de ses idées. Il écrivit même un livre dans lequel on lit entre autres choses: Moi un tel, du village de Nasar, j'ai vu Christ, qui est la parole de Dieu, qui est Ahmad, fils de Mohammad, fils de Hanafa, de la race d'Ali, qui est aussi Gabriel; et il m'a dit: Tu es celui qui lit (avec intelligence); tu es l'homme qui dit vrai; tu es le chameau qui préserve les fidèles de la colère; tu es la bête de charge qui porte leur fardeau; tu es l'esprit (saint), et Jean, fils de Zacharie. Va, et prêche aux hommes qu'ils fassent 4 génuflexions en priant; à savoir, deux avant le lever du soleil, et deux avant son coucher, en tournant le visage vers Jérusalem; et qu'ils disent trois fois: Dieu tout-puissant, Dieu très-haut, Dieu très-grand; qu'ils n'observent plus que la 2e et 3e fête; qu'ils ne jeûnent que deux jours par an; qu'ils ne se lavent point le prépuce, et qu'ils ne boivent point de bière, mais du vin tant qu'il en voudront; enfin, qu'ils s'abstiennent de la chair des bêtes carnassières. Ce vieillard étant passé en Syrie, répandit ces opinions chez les gens de la campagne et du peuple, qui le crurent en foule; et après quelques années, il s'évada, sans qu'on ait su ce qu'il devint».
Telle fut l'origine de ce Ansâriens, qui se trouvèrent, pour la plupart, être des habitants de ces montagnes dont nous avons parlé. Un peu plus d'un siècle après cette époque, les Croisés portant la guerre dans ces cantons, et marchant de Marrah par l'Oronte vers le Liban, rencontrèrent de ces Nasiréens, dont ils tuèrent un grand nombre. Guillaume de Tyr[213], qui rapporte ce fait, les confond avec les assassins, et peut-être ont-ils eu des traits communs. Quant à ce qu'il ajoute que le terme assassins avait cours chez les Francs comme chez les Arabes, sans pouvoir en expliquer l'origine, il est facile d'en résoudre le problème. Dans l'usage vulgaire de la langue arabe, Hassâsin[214] signifie des voleurs de nuit, des gens qui tuent en guet-apens; on emploie ce terme encore aujourd'hui dans ce sens au Kaire et dans la Syrie: par cette raison il convint aux Bâténiens, qui tuaient par surprise; les Croisés qui le trouvèrent en Syrie au moment que cette secte faisait le plus de bruit, durent en adopter l'usage. Ce qu'ils ont raconté du vieux de la Montagne, est une mauvaise traduction de la phrase Chaik-el-Djebal, qu'il faut expliquer seigneur des montagnes; et par-là, les Arabes ont désigné le chef des Bâténiens, dont le siége principal était à l'orient du Kourdestan, dans les montagnes de l'ancienne Médie.
Les Ansârié sont, comme je l'ai dit, divisés en plusieurs peuplades ou sectes; on y distingue les Chamsiés, ou adorateurs du soleil; les Kelbîé, ou adorateurs du chien; et les Quadmousié, qu'on assure rendre un culte particulier à l'organe qui, dans les femmes, correspond à Priape[215]. Niebuhr, à qui l'on a fait les mêmes récits qu'à moi, n'a pu les croire, parce que, dit-il, il n'est pas probable que des hommes se dégradent à ce point; mais cette manière de raisonner est démentie, et par l'histoire de tous les peuples, qui prouve que l'esprit humain est capable des écarts les plus extravagants, et même par l'état actuel de la plupart des pays, et surtout de ceux de l'Orient, où l'on trouve un degré d'ignorance et de crédulité propre à recevoir ce qu'il y a de plus absurde. Les cultes bizarres dont nous parlons, sont d'autant plus croyables chez les Ansârié, qu'ils paraissent s'y être conservés par une transmission continue des siècles anciens où ils régnèrent. Les historiens[216] remarquent que malgré le voisinage d'Antioche, le christianisme ne pénétra qu'avec la plus grande peine dans ces cantons; il y comptait peu de prosélytes, même après le règne de Julien: de là, jusqu'à l'invasion des Arabes, il eut peu le temps de s'établir; car il n'en est pas toujours des révolutions d'opinions dans les campagnes comme dans les villes. Dans celles ci, la communication facile et continue répand plus promptement les idées, et décide en peu de temps de leur sort par une chute ou un triomphe marqué. Les progrès que cette religion put faire chez ces montagnards grossiers, ne servirent qu'à aplanir les routes au mahométisme, plus analogue à leurs goûts; et il résulta des dogmes anciens et modernes, un mélange informe auquel le vieillard de Nasar dut son succès. Cent cinquante ans après lui, Mohammad-el-Dourzi ayant à son tour fait une secte, les Ansâriens n'en admirent point le principal article, qui était la divinité du kalife Hakem: par cette raison, ils sont demeurés distincts des Druzes, quoiqu'ils aient d'ailleurs divers traits de ressemblance avec eux. Plusieurs des Ansârié croient à la métempsycose; d'autres rejettent l'immortalité de l'ame; et en général, dans l'anarchie civile et religieuse, dans l'ignorance et la grossièreté qui règnent chez eux, ces paysans se font telles idées qu'ils jugent à propos, et suivent la secte qui leur plaît, ou n'en suivent point du tout.
Leurs pays est divisé en 3 districts principaux, tenus à ferme par des chefs appelés Moqaddamim. Ils reportent leur tribut au pacha de Tripoli, dont ils reçoivent leur titre chaque année. Leurs montagnes sont communément moins escarpées que celles du Liban; elles sont en conséquence plus propres à la culture, mais aussi elles sont plus ouvertes aux Turks; et c'est par cette raison sans doute qu'avec une plus grande fécondité en grain, en tabac à fumer, en vigne et en olives, elles sont cependant moins peuplées que celles de leurs voisins les Maronites et les Druzes, dont il faut nous occuper.
§ II.
Des Maronites.
Entre les Ansârié au nord, et les Druzes au midi, habite un petit peuple connu dès long-temps sous le nom de Maouârné, ou Maronites. Leur origine première, et la nuance qui les distingue des Latins, dont ils suivent la communion, ont été longuement discutées par des écrivains ecclésiastiques; ce qu'il y a de plus clair et de plus intéressant dans ces questions, peut se réduire à ce qui suit.
Sur la fin du sixième siècle de l'église, lorsque l'esprit érémitique était encore dans la ferveur de la nouveauté, vivait sur les bords de l'Oronte un nommé Mâroun, qui, par ses jeûnes, sa vie solitaire et ses austérités, s'attira la considération du peuple d'alentour. Il paraît que dans les querelles qui déja régnaient entre Rome et Constantinople, il employa son crédit en faveur des Occidentaux. Sa mort, loin de refroidir ses partisans, donna une nouvelle force à leur zèle: le bruit se répandit qu'il se faisait des miracles près de son corps: et sur ce bruit, il s'assembla de Kinésrin, d'Aouâsem et autres lieux, des gens qui lui dressèrent, dans Hama, une chapelle et un tombeau; bientôt même il s'y forma un couvent qui prit une grande célébrité dans toute cette partie de la Syrie. Cependant les querelles des deux métropoles s'échauffèrent, et tout l'empire partagea les dissensions des prêtres et des princes. Les affaires en étaient à ce point, lorsque sur la fin du 7e siècle, un moine du couvent de Hama, nommé Jean le Maronite, parvint, par son talent pour la prédication, à se faire considérer comme un des plus fermes appuis de la cause des Latins ou partisans du pape. Leurs adversaires, les partisans de l'empereur, nommés par cette raison melkites, c'est-à-dire royalistes, faisaient alors de grands progrès dans le Liban. Pour s'y opposer avec succès, les Latins résolurent d'y envoyer Jean le Maronite; en conséquence, ils le présentèrent à l'agent du pape, à Antioche, lequel, après l'avoir sacré évêque de Djebail, l'envoya prêcher dans ces contrées. Jean ne tarda pas à rallier ses partisans et à en augmenter le nombre; mais traversé par les intrigues et même par les attaques ouvertes des melkites, il jugea nécessaire d'opposer la force à la force; il rassembla tous les Latins, et il s'établit avec eux dans le Liban, où ils formèrent une société indépendante pour l'état civil comme pour l'état religieux. C'est ce qu'indiqué un historien du Bas-Empire[217], en ces termes: «L'an 8 de Constantin Pogonat (676 de Jésus-Christ), les Mardaïtes s'étant attroupés, s'emparèrent du Liban, qui devint le refuge des vagabonds, des esclaves et de toute sorte de gens. Ils s'y renforcèrent au point qu'ils arrêtèrent les progrès des Arabes, et qu'ils contraignirent le kalife Moâouia à demander aux Grecs une trêve de 30 ans, sous l'obligation d'un tribut de 50 chevaux de race, de 100 esclaves, et de 10,000 pièces d'or.»
Le nom de mardaïtes qu'emploie ici l'auteur, est un terme syriaque qui signifie rebelle, et par son opposition à melkite ou royaliste, il prouve à la fois que le syriaque était encore usité à cette époque, et que le schisme qui déchirait l'empire était autant civil que religieux. D'ailleurs, il paraît que l'origine de ces deux factions et l'existence d'une insurrection dans ces contrées, sont antérieures à l'époque alléguée; car dès les premiers temps du mahométisme (622 de Jésus-Christ) on fait mention de deux petits princes particuliers, dont l'un, nommé Youseph, commandait à Djebail; et l'autre, nommé Kesrou, gouvernait l'intérieur du pays, qui prit de lui le nom de Kesraouân. On en cite encore après eux un autre qui fit une expédition contre Jérusalem, et qui mourut très-âgé à Beskonta[218], où il faisait sa résidence. Ainsi, dès avant Constantin Pogonat, ces montagnes étaient devenues l'asile des mécontents ou des rebelles, qui fuyaient l'intolérance des empereurs et de leurs agents. Ce fut sans doute par cette raison, et par une analogie d'opinions, que Jean et ses disciples s'y réfugièrent; et ce fut par l'ascendant qu'ils y prirent, ou qu'ils y avaient déja, que toute la nation se donna le nom de maronites, qui n'était point injurieux comme celui de mardaïtes. Quoi qu'il en soit, Jean ayant établi chez ces montagnards un ordre régulier et militaire, leur ayant donné des armes et des chefs, ils employèrent leur liberté à combattre les ennemis communs de l'empire et de leur petit état; bientôt ils se rendirent maîtres de presque toutes les montagnes jusqu'à Jérusalem. Le schisme qui arriva chez les musulmans à cette époque, facilita leurs succès: Moâouia révolté à Damas contre Ali, kalife à Koufa, se vit obligé, pour n'avoir pas deux guerres ensemble, de faire (en 678) un traité onéreux avec les Grecs. Sept ans après, Abd-el-Malek le renouvela avec Justinien II, en exigeant toutefois que l'empereur le délivrât des Maronites. Justinien eut l'imprudence d'y consentir, et il y ajouta la lâcheté de faire assassiner leur chef par un envoyé que cet homme trop généreux avait reçu dans sa maison sous des auspices de paix. Après ce meurtre, cet agent employa la séduction et l'intrigue si heureusement, qu'il emmena 12,000 hommes du pays; ce qui laissa une libre carrière aux progrès des musulmans. Peu après, une autre persécution menaça les Maronites d'une ruine entière; car le même Justinien envoya contre eux des troupes, sous la conduite de Marcien et de Maurice, qui détruisirent le monastère de Hama, et y égorgèrent 500 moines. De là ils vinrent porter la guerre jusque dans le Kesraouân; mais heureusement que sur ces entrefaites Justinien fut déposé, à la veille de faire exécuter un massacre général dans Constantinople; et les Maronites, autorisés par son successeur, ayant attaqué Maurice, taillèrent son armée en pièces dans un combat où il périt lui-même. Depuis cette époque, on les perd de vue jusqu'à l'invasion des Croisés, avec qui ils eurent tantôt des alliances et tantôt des démêlés: dans cet intervalle, qui fut de plus de trois siècles, une partie de leurs possessions leur échappa, et ils furent restreints, vers le Liban, aux bornes actuelles; sans doute même ils payèrent des tributs lorsqu'il se trouva des gouverneurs arabes ou turkmans assez forts pour les exiger. Ils étaient dans ce cas vis-à-vis du kalife d'Égypte Hakem-B'amr-Ellah, lorsque vers l'an 1014 il céda leur côte à un prince turkman d'Alep. Deux cents ans après, Selah-eldîn ayant chassé les Européens de ces cantons, il fallut plier sous sa puissance, et acheter la paix par des contributions. Ce fut alors, c'est-à-dire vers l'an 1215, que les Maronites effectuèrent avec Rome une réunion dont ils n'avaient jamais été éloignés, et qui subsiste encore. Guillaume de Tyr, qui rapporte le fait, observe qu'ils avaient 40,000 hommes en état de porter les armes. Leur état, assez paisible sous les Mamlouks, fut troublé par Sélim II; mais ce prince, occupé par de plus grands soins, ne se donna pas la peine de les assujettir. Cette négligence les enhardit; et de concert avec les Druzes et leur émir, le célèbre Fakr-el-dîn, ils empiétèrent de jour en jour sur les Ottomans; mais ces mouvements eurent une issue malheureuse; car Amurat III ayant envoyé contre eux Ibrahim, pacha du Kaire, ce général les réduisit en 1588 à l'obéissance, et les soumit à un tribut annuel qu'ils paient encore.
Depuis ce temps, les pachas, jaloux d'étendre leur autorité et leurs rapines, ont souvent tenté d'introduire dans les montagnes des Maronites leurs garnisons et leurs agas; mais toujours repoussés, ils ont été forcés de s'en tenir à la première capitulation. La sujétion des Maronites se borne donc à payer un tribut au pacha de Tripoli dont leur pas relève; chaque année il en donne la ferme à un ou plusieurs chaiks[219], c'est-à-dire, à des notables qui en font la répartition par districts et par villages. Cet impôt est assis presque entier sur les mûriers et les vignes, qui sont les principaux et presque les seuls objets de culture. Il varie en plus et en moins, selon la résistance que l'on peut opposer au pacha. Il y a aussi des douanes établies aux bords maritimes, tels que Djebail et Bâtroun; mais cet objet n'est pas considérable.
La forme du gouvernement n'est point fondée sur des conventions expresses, mais seulement sur les usages et les coutumes. Cet inconvénient eût eu sans doute des long-temps de fâcheux effets, s'ils n'eussent été prévenus par plusieurs circonstances heureuses. La première est la religion, qui mettant une barrière insurmontable entre les Maronites et les musulmans, a empêché les ambitieux de se liguer avec les étrangers pour asservir leur nation. La deuxième est la nature du pays, qui offrant partout de grandes défenses, a donné à chaque village, et presque à chaque famille, le moyen de résister par ses propres forces, et par conséquent d'arrêter l'extension d'un seul pouvoir; enfin l'on doit compter pour une troisième raison, la faiblesse même de cette société, qui depuis son origine, environnée d'ennemis puissants, n'a pu leur résister qu'en maintenant l'union entre ses membres; et cette union n'a lieu, comme l'on sait, qu'autant qu'ils s'abstiennent de l'oppression les uns des autres, et qu'ils jouissent réciproquement de la sûreté de leurs personnes et de leurs propriétés. C'est ainsi que le gouvernement s'est maintenu de lui-même dans un équilibre naturel, et que les mœurs tenant lieu de lois, les Maronites ont été préservés jusqu'à ce jour de l'oppression du despotisme et des désordres de l'anarchie.
On peut considérer la nation comme partagée en deux classes, le peuple et les chaiks. Par ce mot, on entend les plus notables des habitants, à qui l'ancienneté de leurs familles et l'aisance de leur fortune donnent un état plus distingué que celui de la foule. Tous vivent répandus dans les montagnes par villages, par hameaux, même par maisons isolées; ce qui n'a pas lieu dans la plaine. La nation entière est agricole; chacun fait valoir de ses mains le petit domaine qu'il possède ou qu'il tient à ferme. Les chaiks même vivent ainsi, et ils ne se distinguent du peuple que par une mauvaise pelisse, un cheval, et quelques légers avantages dans la nourriture et le logement: tous vivent frugalement, sans beaucoup de jouissances, mais aussi sans beaucoup de privations, attendu qu'ils connaissent peu d'objets de luxe. En général, la nation est pauvre, mais personne n'y manque du nécessaire; et si l'on y voit des mendiants, ils viennent plutôt des villes de la côte que du pays même. La propriété y est aussi sacrée qu'en Europe, et l'on n'y voit point ces spoliations ni ces avanies si fréquentes chez les Turks. On voyage de nuit et de jour avec une sécurité inconnue dans le reste de l'empire. L'étranger y trouve l'hospitalité comme chez les Arabes; cependant l'on observe que les Maronites sont moins généreux, et qu'ils ont un peu le défaut de la lésine. Conformément aux principes du christianisme, ils n'ont qu'une femme, qu'ils épousent souvent sans l'avoir vue, toujours sans l'avoir fréquentée. Contre les préceptes de cette même religion, ils ont admis ou conservé l'usage arabe du talion, et le plus proche parent de tout homme assassiné doit le venger. Par une habitude fondée sur la défiance et l'état politique du pays, tous les hommes, chaiks ou paysans, marchent sans cesse armés du fusil et du poignard; c'est peut-être un inconvénient; mais il en résulte cet avantage, qu'ils ne sont pas novices à l'usage des armes dans les circonstances nécessaires, telles que la défense de leur pays contre les Turcs. Comme le pays n'entretient point de troupes régulières, chacun est obligé de marcher lorsqu'il y a guerre; et si cette milice était bien conduite, elle vaudrait mieux que bien des troupes d'Europe. Les recensements que l'on a eu occasion de faire dans les dernières années, portent à trente-cinq mille le nombre des hommes en état de manier le fusil. Dans les rapports ordinaires, ce nombre supposerait une population totale d'environ 105,000 ames. Si l'on y ajoute un nombre de prêtres, de moines et de religieuses, répartis dans plus de 200 couvents; plus, le peuple des villes maritimes, telles que Djebail, Bâtroun, etc, l'on pourra porter le tout à 115,000 ames.
Cette quantité, comparée à la surface du pays, qui est d'environ 150 lieues carrées, donne 760 habitants par lieue carrée, ce qui ne laisse pas d'être considérable, attendu qu'une grande partie du Liban est composée de rochers incultivables, et que le terrain, même aux lieux cultivés, est rude et peu fertile.
Pour la religion, les Maronites dépendent de Rome. En reconnaissant la suprématie du pape, leur clergé a continué, comme par le passé, d'élire un chef qui a le titre de batraq ou patriarche d'Antioche. Leurs prêtres se marient comme aux premiers temps de l'église; mais leur femme doit être vierge et non veuve, et ils ne peuvent passer à de secondes noces. Ils célèbrent la messe en syriaque, dont la plupart ne comprennent pas un mot. L'évangile seul se lit à haute voix en arabe, afin que le peuple l'entende. La communion se pratique sous les deux espèces. L'hostie est un petit pain rond, non levé, épais du doigt, et un peu plus large qu'un écu de six livres. Le dessus porte un cachet qui est la portion du célébrant. Le reste se coupe en petits morceaux, que le prêtre met dans le calice avec le vin, et qu'il administre à chaque personne, au moyen d'une cuiller qui sert à tout le monde. Ces prêtres n'ont point, comme parmi nous, de bénéfices ou de rentes assignées; mais ils vivent en partie du produit de leurs messes, des dons de leurs auditeurs, et du travail de leurs mains. Les uns exercent des métiers; d'autres cultivent un petit domaine; tous s'occupent pour le soutien de leur famille et l'édification de leur troupeau. Ils sont un peu dédommagés de leur détresse par la considération dont ils jouissent; ils en éprouvent à chaque instant des effets flatteurs pour la vanité: quiconque les aborde, pauvre ou riche, grand ou petit, s'empresse de leur baiser la main: ils n'oublient pas de la présenter; et ils ne voient pas avec plaisir les Européens s'abstenir de cette marque de respect, qui répugne à nos mœurs, mais qui ne coûte rien aux naturels accoutumés dès l'enfance à la prodiguer. Du reste, les cérémonies de la religion ne sont pas pratiquées en Europe avec plus de publicité et de liberté que dans le Kesraouân. Chaque village a sa chapelle, son desservant, et chaque chapelle a sa cloche; chose inouïe dans le reste de la Turkie. Les Maronites en tirent vanité; et pour s'assurer la durée de ces franchises, ils ne permettent à aucun musulman d'habiter parmi eux. Ils s'arrogent aussi le privilége de porter le turban vert, qui, hors de leurs limites, coûterait la vie à un chrétien.
L'Italie ne compte pas plus d'évêques que ce petit canton de la Syrie; ils y ont conservé la modestie de leur état primitif: on en rencontre souvent dans les routes, montés sur une mule, suivis d'un seul sacristain. La plupart vivent dans les couvents, où ils sont vêtus et nourris comme les simples moines. Leur revenu le plus ordinaire ne passe pas 1,500 livres; et dans ce pays, où tout est à bon marché, cette somme suffit pour leur procurer même l'aisance. Ainsi que les prêtres, ils sont tirés de la classe des moines; leur titre, pour être élus, est communément une prééminence de savoir: elle n'est pas difficile à acquérir, puisque le vulgaire des religieux et des prêtres ne connaît que le catéchisme et la Bible. Cependant il est remarquable que ces deux classes subalternes sont plus édifiantes par leurs mœurs et par leur conduite; qu'au contraire les évêques et le patriarche, toujours livrés aux cabales et aux disputes de prééminence et de religion, ne cessent de répandre le scandale et le trouble dans le pays, sous prétexte d'exercer, selon l'ancien usage, la correction ecclésiastique: ils s'excommunient mutuellement eux et leurs adhérents; ils suspendent les prêtres, interdisent les moines, infligent des pénitences publiques aux laïques; en un mot, ils ont conservé l'esprit brouillon et tracassier qui a été le fléau du Bas-Empire. La cour de Rome, souvent importunée de leurs débats, tâche de les pacifier, pour maintenir en ces contrées le seul asile qu'y conserve sa puissance. Il y a quelque temps qu'elle fut obligée d'intervenir dans une affaire singulière, dont le tableau peut donner une idée de l'esprit des Maronites.
Vers l'an 1755, il y avait dans le voisinage de la mission des jesuites, une fille maronite, nommée Hendîé, dont la vie extraordinaire commença de fixer l'attention du peuple. Elle jeûnait, elle portait le cilice, elle avait le don des larmes; en un mot, elle avait tout l'extérieur des anciens ermites, et bientôt elle en eut la réputation. Tout le monde la regardait comme un modèle de piété, et plusieurs la réputèrent pour sainte: de là aux miracles le passage est court; et bientôt en effet le bruit courut qu'elle faisait des miracles. Pour bien concevoir l'impression de ce bruit, il ne faut pas oublier que l'état des esprits dans le Liban est presque le même qu'aux premiers siècles. Il n'y eut donc ni incrédules ni plaisans, pas même de douteurs. Hendîé profita de cet enthousiasme pour l'exécution de ses projets; et se modelant en apparence sur ses prédécesseurs dans la même carrière, elle désira d'être fondatrice d'un ordre nouveau. Le cœur humain a beau faire; sous quelque forme qu'il déguise ses passions, elles sont toujours les mêmes: pour le conquérant comme pour le cénobite, c'est toujours également l'ambition du pouvoir; et l'orgueil de la prééminence se montre même dans l'excès de l'humilité. Pour bâtir le couvent, il fallait des fonds; la fondatrice sollicita la piété de ses partisans, et les aumônes abondèrent; elles furent telles, que l'on put élever en peu d'années deux vastes maisons en pierre de taille, dont la construction a dû coûter quarante mille écus. Le lieu, nommé le Kourket, est un dos de colline au nord-ouest d'Antoura, dominant à l'ouest, sur la mer qui en est très-voisine, et découvrant au sud jusqu'à la rade de Baîrout, éloignée de quatre lieues. Le Kourket ne tarda pas de se peupler de moines et de religieuses. Le patriarche actuel fut le directeur-général; d'autres emplois, grands et petits, furent conférés à divers prêtres ou candidats, que l'on établit dans l'une des maisons. Tout réussissait à souhait: il est vrai qu'il mourait beaucoup de religieuses; mais on en rejetait la faute sur l'air, et il était difficile d'en imaginer la vraie cause. Il y avait près de vingt ans que Hendîé régnait dans ce petit empire, quand un accident, impossible à prévoir, vint tout renverser. Dans des jours d'été, un commissionnaire venant de Damas à Baîrout, fut surpris par la nuit près de ce couvent: les portes étaient fermées, l'heure indue; il ne voulut rien troubler; et content d'avoir pour lit un monceau de paille, il se coucha dans la cour extérieure en attendant le jour. Il y dormait depuis quelques heures, lorsqu'un bruit clandestin de portes et de verrous vint l'éveiller. De cette porte, sortirent trois femmes qui tenaient en main des pioches et des pelles; deux hommes les suivaient, portant un long paquet blanc, qui paraissait fort lourd. La troupe s'achemina vers un terrain voisin plein de pierres et de décombres. Là, les hommes déposèrent leur fardeau, creusèrent un trou où ils le mirent, recouvrirent le trou de terre qu'ils foulèrent, et après cette opération, rentrèrent avec les femmes qui les suivirent. Des hommes avec des religieuses, une sortie faite de nuit avec mystère, un paquet déposé dans un trou caché, tout cela donna à penser au voyageur. La surprise l'avait d'abord retenu en silence; bientôt les réflexions firent naître l'inquiétude et la peur, et il se déroba dès l'aube du jour pour se rendre à Baîrout. Il connaissait dans la ville un marchand qui depuis quelques mois avait placé ses deux filles au Kourket, avec une dot de 10,000 livres. Il alla le trouver hésitant encore, et cependant brûlant d'impatience de raconter son aventure. L'on s'assit jambes croisées, l'on alluma la longue pipe, et l'on prit le café. Le marchand fait des questions sur le voyage; l'homme répond qu'il a passé la nuit près du Kourket. On demande des détails; il en donne: enfin il s'épanche, et conte ce qu'il a vu à l'oreille de son hôte. Les premiers mots étonnent celui-ci; le paquet en terre l'inquiète; bientôt la réflexion vient l'alarmer. Il sait qu'une de ses filles est malade; il observe qu'il meurt beaucoup de religieuses. Ces pensées le tourmentent; il n'ose admettre des soupçons trop graves, et il ne peut les rejeter; il monte à cheval avec un ami; ils vont ensemble au couvent; ils demandent à voir les deux novices: elles sont malades. Le marchand insiste, et veut qu'on les apporte; on le refuse avec humeur: il s'opiniâtre; on s'obstine: alors ses soupçons se tournent en certitude. Il part le désespoir dans le cœur, et va trouver à Dair-el-Qamar, Saad, kiâya[220] du prince Yousef, commandant de la montagne. Il lui expose le fait et tous ses accessoires. Le kiâya en est frappé; il lui donne des cavaliers et un ordre d'ouvrir de gré ou de force: le qâdi se joint au marchand, et l'affaire devient juridique; d'abord l'on fouille la terre, et l'on trouve que le paquet déposé est un corps mort, que l'infortuné père reconnaît pour sa fille cadette: on pénètre dans le couvent et l'on trouve l'autre en prison et près d'expirer. Elle révéla des abominations qui firent frémir, et dont elle allait, comme sa sœur, devenir la victime. On saisit la sainte, qui soutint son rôle avec constance; l'on actionna les prêtres et le patriarche. Ses ennemis se réunirent pour le perdre et profiter de sa dépouille: il fut suspendu, déposé. L'affaire a été porté en 1776 à Rome; la Propagande a informé, et l'on a découvert des infamies de libertinage, et des horreurs de cruauté. Il a été constaté que Hendîé faisait périr ses religieuses, tantôt pour profiter de leurs dépouilles, tantôt parce qu'elle les trouvait rebelles à ses volontés; que cette femme non-seulement communiait, mais même consacrait et disait la messe; qu'elle avait sous son lit des trous par lesquels on introduisait des parfums, au moment qu'elle prétendait avoir des extases et des visites du Saint-Esprit; qu'elle avait une faction qui la prônait et publiait qu'elle était la mère de Dieu, revenue en terre, et mille autres extravagances. Malgré cela, elle a conservé un parti assez puissant pour s'opposer à la rigueur du traitement qu'elle méritait: on l'a renfermée dans divers couvents, d'où elle s'est souvent évadée. En 1783, elle était à la visitation d'Antoura, et le frère de l'émir des Druzes voulait la délivrer. Grand nombre de personnes croient encore à sa sainteté; et sans l'accident du voyageur, ses ennemis actuels y croiraient de même. Que penser des réputations, s'il en est qui tiennent à si peu de chose?
Dans le petit espace qui compose le pays des Maronites, on compte plus de 200 couvents d'hommes ou de femmes. Leur règle est celle de saint Antoine; ils la pratiquent avec une exactitude qui rappelle les temps passés. Le vêtement des moines est une étoffe de laine brune et grossière, assez semblable à la robe des capucins. Leur nourriture est celle des paysans, avec cette exception, qu'ils ne mangent jamais de viande. Ils ont des jeûnes fréquents, et de longues prières de jour et de nuit; le reste de leur temps est employé à cultiver la terre, à briser les rochers pour former les murs des terrasses qui soutiennent les plants des vignes et des mûriers. Chaque couvent a un frère cordonnier, un frère tailleur, un frère tisserand, un frère boulanger; en un mot, un artiste de chaque métier nécessaire: on trouve presque toujours un couvent de femmes à côté d'un couvent d'hommes; et cependant il est rare d'entendre parler de scandales. Ces femmes elles-mêmes mènent une vie très-laborieuse; et cette activité est sans doute ce qui les garantit de l'ennui et des désordres qui accompagnent l'oisiveté: aussi, loin de nuire à la population, on peut dire que ces couvents y ont contribué, en multipliant par la culture les denrées dans une proportion supérieure à leur consommation. La plus remarquable des maisons des moines maronites, est Qoz-haîé, à 6 heures à l'est de Tripoli. C'est là qu'on exorcise, comme aux premiers temps de l'église, les possédés du diable. Il s'en trouve encore dans ces cantons: il y a peu d'années que nos négociants de Tripoli en virent un qui exerça la patience et le savoir des religieux. Cet homme, sain à l'extérieur, avait des convulsions subites qui le faisaient entrer dans une fureur, tantôt sourde, et tantôt éclatante. Il déchirait, il mordait, il écumait; sa phrase ordinaire était: Le soleil est ma mère, laissez-moi l'adorer. On l'inonda d'ablutions, on le tourmenta de jeûnes et de prières, et l'on parvint, dit-on, à chasser le diable; mais d'après ce qu'en rapportent des témoins éclairés, il paraît que ces possédés ne sont pas autre chose que des hommes frappés de folie, de manie et d'épilepsie; et il est très-remarquable que le même mot arabe désigne à la fois l'épilepsie et l'obsession[221].
La cour de Rome, en s'affiliant des Maronites, leur a donné un hospice dans Rome, où ils peuvent envoyer plusieurs jeunes gens que l'on y élève gratuitement. Il semblerait que ce moyen eût dû introduire parmi eux les arts et les idées de l'Europe; mais les sujets de cette école, bornés à une éducation purement monastique, ne rapportent dans leur pays que l'italien, qui leur devient inutile, et un savoir théologique qui ne les conduit à rien; aussi ne tardent-ils pas à rentrer dans la classe générale. Trois ou quatre missionnaires que les capucins de France entretiennent à Gâzir, à Tripoli et à Baîrout, n'ont pas opéré plus de changements dans les esprits. Leur travail consiste à prêcher dans leur église, à enseigner aux enfants le catéchisme, l'Imitation et les Psaumes, et à leur apprendre à lire et à écrire. Ci-devant les jésuites en avaient deux à leur maison d'Antoura; les lazaristes ont pris leur place et continué leur mission. L'avantage le plus solide qui ait résulté de ces travaux apostoliques, est que l'art d'écrire s'est rendu plus commun chez les Maronites, et qu'à ce titre, ils sont devenus dans ces cantons ce que sont les Coptes en Égypte, c'est-à-dire qu'ils se sont emparés de toutes les places d'écrivains, d'intendants et de kiâyas chez les Turks, et surtout chez les Druzes, leur alliés et leurs voisins.
§ III.
Des Druzes.
Les Druzes ou Derouz, dont le nom fit quelque bruit en Europe sur la fin du 16e siècle, sont un petit peuple qui, pour le genre de vie, la forme du gouvernement, la langue et les usages, ressemble infiniment aux Maronites. La religion forme leur principale différence. Long-temps celle des Druzes fut un problême; mais enfin l'on a percé le mystère, et désormais l'on peut en rendre un compte assez précis, ainsi que de leur origine, à laquelle elle est liée. Pour en bien saisir l'histoire, il convient de reprendre les faits jusque dans leurs premières sources.
Vingt-trois ans après la mort de Mahomet, la querelle d'Ali son gendre, et de Moâouia, gouverneur de Syrie, avait causé dans l'empire arabe un premier schisme qui subsiste encore; mais à le bien prendre, la scission ne portait que sur la puissance; et les musulmans, partagés d'avis sur les représentants du prophète, demeuraient d'accord sur les dogmes[222]. Ce ne fut que dans le siècle suivant que la lecture des livres grecs suscita parmi les Arabes un esprit de discussion et de controverse, jusqu'alors étranger à leur ignorance. Les effets en furent tels que l'on devait les attendre; c'est-à-dire, que raisonnant sur des matières qui n'étaient susceptibles d'aucune démonstration, et se guidant par les principes abstraits d'une logique inintelligible, ils se partagèrent en une foule d'opinions et de sectes. Dans le même temps, la puissance civile tomba dans l'anarchie; et la religion, qui en tire les moyens de garder son unité, suivit son sort: alors il arriva aux musulmans ce qu'avaient déja éprouvé les chrétiens. Les peuples qui avaient adopté le système de Mahomet, y joignirent leurs préjugés, et les anciennes idées répandues dans l'Asie, se remontrèrent sous de nouvelles formes: on vit renaître chez les musulmans, et la métempsycose, et les transmigrations, et les deux principes du bien et du mal, et la résurrection au bout de 6,000 ans, telle que l'avait enseignée Zoroastre: dans le désordre politique et religieux de l'état, chaque inspiré se fit apôtre, chef de secte. On en compta plus de 60, remarquables par le nombre de leurs partisans; toutes différant sur quelques points de dogme, toutes s'inculpant d'hérésie et d'erreurs. Les choses en étaient à ce point, lorsque dans le commencement du 11e siècle, l'Égypte devint le théâtre de l'un des plus bizarres spectacles que l'histoire offre en ce genre. Écoutons les écrivains originaux[223]. «L'an de l'hedjire 386 (996 de Jésus-Christ), dit El-Makin, parvint au trône d'Égypte, à l'âge de 11 ans, le 3e calife de la race des Fâtmites, nommé Hakem-b'amr-ellah. Ce prince fut l'un des plus extravagants dont la mémoire des hommes ait gardé le souvenir. D'abord il fit maudire dans les mosquées les premiers kalifes, compagnons de Mahomet; puis il révoqua l'anathème: il força les juifs et les chrétiens d'abjurer leur culte; puis il leur permit de le reprendre. Il défendit de faire des chaussures aux femmes, afin qu'elles ne pussent sortir de leurs maisons. Pour se désennuyer, il fit brûler la moitié du Kaire, pendant que ses soldats pillaient l'autre. Non content de ces fureurs, il interdit le pèlerinage de la Mekke, le jeûne, les 5 prières; enfin, il porta la folie au point de vouloir se faire passer pour Dieu. Il fit dresser un registre de ceux qui le reconnurent pour tel, et il s'en trouva jusqu'au nombre de 16,000: cette idée fut appuyée par un faux prophète qui était alors venu de la Perse en Égypte. Cet imposteur, nommé Mohammad-ben-Ismaël, enseignait qu'il était inutile de pratiquer le jeûne, la prière, la circoncision, le pèlerinage, et d'observer les fêtes; que les prohibitions du porc et du vin étaient absurdes; que le mariage des frères, des sœurs, des pères et des enfants était licite. Pour être bien venu de Hakem, il soutint que ce kalife était Dieu lui-même incarné; et au lieu de son nom Hakem-b'amr-ellah, qui signifie gouvernant par l'ordre de Dieu, il l'appela Hakem-b'amr-eh, qui signifie gouvernant par son propre ordre. Par malheur pour le prophète, son nouveau Dieu n'eut pas le pouvoir de le garantir de la fureur de ses ennemis: ils le tuèrent dans un émeute aux pieds même du kalife, qui peu après fut aussi massacré sur le mont Moqattam, où il entretenait, disait-il, commerce avec les anges.»
La mort de ces deux chefs n'arrêta point les progrès de leurs opinions: un disciple de Mohammad-ben-Ismaël, nommé Hamz-ben-Ahmad, les répandit avec un zèle infatigable dans l'Égypte, dans la Palestine et sur la côte de Syrie, jusqu'à Sidon et Béryte. Il paraît que ses prosélytes éprouvèrent le même sort que les Maronites, c'est-à-dire que, persécutés par la communion régnante, ils se réfugièrent dans les montagnes du Liban, où ils pouvaient mieux se défendre; du moins est-il certain que peu après cette époque, on les y trouve établis et formant une société indépendante comme leurs voisins. Il semblerait que la différence de leurs cultes eût dû les rendre ennemis; mais l'intérêt pressant de leur sûreté commune les força de se tolérer mutuellement; et depuis lors, ils se montrèrent presque toujours réunis, tantôt contre les Croisés ou contre les sultans d'Alep, tantôt contre les Mamlouks et les Ottomans. La conquête de la Syrie par ces derniers, ne changea point d'abord leur état. Sélim I, qui au retour de l'Égypte ne méditait pas moins que la conquête de l'Europe, ne daigna pas s'arrêter devant les rochers du Liban. Soliman II, son successeur, sans cesse occupé de guerres importantes, tantôt contre les chevaliers de Rhodes, les Persans ou l'Yemen, tantôt contre les Hongrois, les Allemands et Charles-Quint, Soliman II n'eut pas davantage le temps de songer aux Druzes. Ces distractions les enhardirent; et non contents de leur indépendance, ils descendirent souvent de leurs montagnes pour piller les sujets des Turks. Les pachas voulurent en vain réprimer leurs incursions: leurs troupes furent toujours battues ou repoussées. Ce ne fut qu'en 1588, qu'Amurat III, fatigué des plaintes qu'on lui portait, résolut, à quelque prix que ce fût, de réduire ces rebelles, et eut le bonheur d'y réussir. Son général Ybrahim Pacha, parti du Kaire, attaqua les Druzes et les Maronites avec tant d'adresse ou de vigueur, qu'il parvint à les forcer dans leurs montagnes. La discorde survint parmi les chefs, et il en profita pour tirer une contribution de plus d'un million de piastres, et pour imposer un tribut qui a continué jusqu'à ce jour.
Il paraît que cette expédition fut l'époque d'un changement dans la constitution même des Druzes. Jusqu'alors ils avaient vécu dans une sorte d'anarchie, sous le commandement de divers chaiks ou seigneurs. La nation était surtout partagée en deux factions, que l'on retrouve chez tous les peuples arabes, et que l'on appelle parti Qaîsi, et parti Yamâni.[224] Pour simplifier la régie, Ybrahim voulut qu'il n'y eût qu'un seul chef qui fût responsable du tribut, et chargé de la police. Par la nature même de son emploi, cet agent ne tarda pas d'obtenir une grande prépondérance, et sous le nom de gouverneur, il devint presque le roi de la république; mais comme ce gouverneur fut tiré de la nation, il en résulta un effet que les Turks n'avaient pas prévu et qui manqua de leur être funeste. Cet effet fut que le gouverneur rassemblant dans ses mains tous les pouvoirs de la nation, put donner à ses forces une direction unanime qui en rendit l'action bien plus puissante. Elle fut naturellement tournée contre les Turks, parce que les Druzes, en devenant leurs sujets, ne cessèrent pas d'être leurs ennemis. Seulement ils furent obligés de prendre dans leurs attaques les détours qui sauvassent des apparences, et ils firent une guerre sourde, plus dangereuse peut-être qu'une guerre déclarée.
Ce fut alors, c'est-à-dire dans les premières années du XVIIe siècle, que la puissance des Druzes acquit son plus grand développement: elle le dut aux talents et à l'ambition du célèbre émir Fakr-el-dîn, vulgairement appelé Fakar-dîn. A peine ce prince se vit-il chef et gouverneur de la nation, qu'il appliqua tous ses soins à diminuer l'ascendant des Ottomans, à s'agrandir même à leurs dépens; et il y mit un art dont peu de commandants en Turquie ont offert l'exemple. D'abord il gagna la confiance de la Porte par toutes les démonstrations du dévouement et de la fidélité. Les Arabes infestaient la plaine de Balbek, et les pays de Sour et d'Acre; il leur fit la guerre, en délivra les habitants, et prépara ainsi les esprits à désirer son gouvernement. La ville de Baîrout était à sa bienséance en ce qu'elle lui ouvrait une communication avec les étrangers, et entre autres avec les Vénitiens, ennemis naturels des Turks. Fakr-el-dîn se prévalut des malversations de l'aga, et l'expulsa: il fit plus; il sut se faire un mérite de cette hostilité auprès du divan, en payant un tribut plus considérable. Il en usa de la même manière à l'égard de Saïde, de Balbek et de Sour; enfin, dès 1613, il se vit maître du pays jusqu'à Adjaloun et Safad. Les pachas de Damas et de Tripoli ne voyaient pas d'un œil tranquille ces empiètements. Tantôt ils s'y opposaient à force ouverte, sans pouvoir arrêter Fakr-el-dîn; tantôt ils essayaient de le perdre à la Porte par des instigations secrètes; mais l'émir qui y entretenait aussi des espions et des protecteurs, en éludait toujours l'effet. Cependant le divan finit par s'alarmer des progrès des Druzes, et fit les préparatifs d'une expédition capable de les écraser. Soit politique, soit frayeur, Fakr-el-dîn ne jugea pas à propos d'attendre cet orage. Il entretenait en Italie des relations, sur lesquelles il fondait de grandes espérances: il résolut d'aller lui-même solliciter les secours qu'on lui promettait, persuadé que sa présence échaufferait le zèle de ses amis, pendant que son absence refroidirait la colère de ses ennemis: en conséquence, il s'embarqua à Baîrout, et après avoir remis les affaires dans les mains de son fils Ali, il se rendit à la cour des Médicis à Florence. L'arrivée d'un prince d'Orient en Italie ne manqua pas d'éveiller l'attention publique: l'on demanda quelle était sa nation, et l'on rechercha l'origine des Druzes. Les faits historiques et les caractères de religion se trouvèrent si équivoques, que l'on ne sut si l'on en devait faire des musulmans ou des chrétiens. L'on se rappela les croisades, et l'on supposa qu'un peuple réfugié dans les montagnes et ennemi des naturels, devait être une race de Croisés. Ce préjugé était trop favorable à Fakr-el-dîn, pour qu'il le décréditât; il eut l'adresse au contraire de réclamer de prétendues alliances avec la maison de Lorraine: il fut secondé par les missionnaires et les marchands, qui se promettaient un nouveau théâtre de conversions et de commerce. Dans la vogue d'une opinion, chacun renchérit sur les preuves. Des savants à origines, frappés de la ressemblance des noms, voulurent que Druzes et Dreux ne fussent qu'une même chose, et ils bâtirent sur ce fondement le système d'une prétendue colonie de croisés français, qui, sous la conduite d'un comte de Dreux, se serait établie dans le Liban. La remarque que l'on a faite ensuite, que Benjamin de Tudèle cite le nom de Druzes avant le temps des croisades, a porté coup à cette hypothèse. Mais un fait qui eût dû la ruiner dès son origine, est l'idiome dont se servent les Druzes. S'ils fussent descendus des Francs, ils eussent conservé au moins quelques traces de nos langues; car une société retirée dans un canton séparé où elle vit isolée, ne perd point son langage. Cependant celui des Druzes est un arabe très-pur et qui n'a pas un mot d'origine européenne. La véritable étymologie du nom de ce peuple était depuis long-temps dans nos mains sans qu'on pût s'en douter. Il vient du fondateur même de la secte, de Mohammad-ben-Ismaël qui s'appelait en surnom el-Dorzi, et non pas el-Darari, comme le portent nos imprimés. La confusion de ces deux mots, si divers dans notre écriture, tient à la figure des deux lettres arabes r et z, lesquelles ne diffèrent qu'en ce que le z porte un point, qu'on a très-souvent omis ou effacé dans les manuscrits[225].
Après neuf ans de séjour en Italie, Fakr-el-dîn revint reprendre le gouvernement de son pays. Pendant son absence, Ali son fils avait repoussé les Turks, calmé les esprits, et maintenu les affaires en assez bon ordre. Il ne restait plus à l'émir qu'à employer les lumières qu'il avait dû acquérir, à perfectionner l'administration intérieure et à augmenter le bien-être de sa nation; mais au lieu de l'art sérieux et utile de gouverner, il se livra tout entier aux arts frivoles et dispendieux dont il avait pris la passion en Italie. Il bâtit de toutes parts des maisons de plaisance; il construisit des bains et des jardins. Il osa même, sans égard pour les préjugés du pays, les orner de peintures et de sculptures qu'a proscrites le Qôran. Les effets de cette conduite ne tardèrent pas à se manifester. Les Druzes, dont le tribut continuait comme en pleine guerre, s'indisposèrent. La faction Yamâni se réveilla; l'on murmura contre les dépenses du prince: le faste qu'il étalait ralluma la jalousie des pachas. Ils voulurent augmenter les contributions: ils recommencèrent les hostilités. Fakr-el-dîn les repoussa: ils prirent occasion de sa résistance pour le rendre odieux et suspect au sultan même. Le violent Amurat IV s'offensa qu'un de ses sujets osât entrer en comparaison avec lui, et il résolut de le perdre. En conséquence, le pacha de Damas reçut ordre de marcher avec toutes ses forces contre Baîrout, résidence ordinaire de Fakr-el-dîn. D'autre part, quarante galères durent investir cette ville par mer, pour lui interdire tout secours. L'émir, qui comptait sur sa fortune et sur un secours d'Italie, résolut d'abord de faire tête à cet orage. Son fils Ali, qui commandait à Safad, fut chargé d'arrêter l'armée turke; et en effet, il osa lutter contre elle, malgré une grande disproportion de forces; mais après deux combats où il eut l'avantage, ayant été tué dans une troisième attaque, les affaires changèrent tout à coup de face, et tournèrent à la décadence. Fakr-el-dîn, effrayé de la perte de ses troupes, affligé de la mort de son fils, amolli même par l'âge et par une vie voluptueuse, Fakr-el-dîn perdit le conseil et le courage. Il ne vit plus de ressource que dans la paix; il envoya son second fils la solliciter à bord de l'amiral turk, essayant de le séduire par des présents; mais l'amiral retenant les présents et l'envoyé, déclara qu'il voulait la personne même du prince. Fakr-el-dîn épouvanté prit la fuite; les Turks, maîtres de la campagne, le poursuivirent; il se réfugia sur le lieu escarpé de Niha; ils l'y assiégèrent. Après un an, voyant leurs efforts inutiles, ils le laissèrent libre; mais peu de temps après, les compagnons de son adversité, las de leurs disgrâces, le trahirent et le livrèrent aux Turks. Fakr-el-dîn, dans les mains de ses ennemis, conçut un espoir de pardon, et se laissa conduire à Constantinople. Amurat, flatté de voir à ses pieds un prince aussi célèbre, eut d'abord pour lui cette bienveillance que donne l'orgueil de la supériorité; mais bientôt revenu au sentiment plus durable de la jalousie, il se rendit aux instigations de ses courtisans; et dans un accès de son humeur violente, il le fit étrangler vers 1632.
Après la mort de Fakr-el-dîn, la postérité de ce prince ne continua pas moins de posséder le commandement, sous le bon plaisir et la suzeraineté des Turks: cette famille étant venue à manquer de lignée mâle au commencement de ce siècle, l'autorité fut déférée, par l'élection des chaiks, à la maison de Chebak, qui gouverne encore aujourd'hui. Le seul émir de cette maison qui mérite quelque souvenir, est l'émir Melhem, qui a régné depuis 1740 jusqu'en 1759. Dans cet intervalle, il est parvenu à réparer les pertes que les Druzes avaient essuyées à l'intérieur, et à leur rendre à l'extérieur la considération dont ils étaient déchus depuis le revers de Fakr-el-dîn. Sur la fin de sa vie, c'est-à-dire vers 1745, Melhem se dégoûta des soucis du gouvernement, et il abdiqua pour vivre dans une retraite religieuse, à la manière des Oqqâls. Mais les troubles qui survinrent le rappelèrent aux affaires jusqu'en 1759, qu'il mourut généralement regretté. Il laissa 3 fils en bas âge: l'aîné, nommé Yousef, devait, selon la coutume, lui succéder; mais comme il n'avait encore que onze ans, le commandement fut dévolu à son oncle Mansour, par une disposition assez générale du droit public de l'Asie, qui veut que les peuples soient gouvernés par un homme en âge de raison. Le jeune prince était peu propre à soutenir ses prétentions; mais un Maronite nommé Sad-el-Kouri, à qui Melhem avait confié son éducation, se chargea de ce soin. Aspirant à voir son pupille un prince puissant, pour être un puissant visir, il travailla de tout son pouvoir à élever sa fortune. D'abord il se retira avec lui à Djebail, au Kesraouân, où l'émir Yousef possédait de grands domaines; et là il prit à tâche de s'affectionner les Maronites, en saisissant toutes les occasions de servir les particuliers et la nation. Les gros revenus de son pupille, et la modicité de ses dépenses, lui en fournirent de puissants moyens. La ferme du Kesraouân était divisée entre plusieurs chaiks dont on était peu content; Sad en traita avec le pacha de Tripoli, et s'en rendit le seul adjudicataire. Les Motouâlis de la vallée de Balbek avaient fait, depuis quelques années, des empiétements sur le Liban, et les Maronites s'alarmaient du voisinage de ces musulmans intolérants. Sad acheta du pacha de Damas la permission de leur faire la guerre, et il les expulsa en 1763. Les Druzes étaient toujours divisés en deux factions[226]: Sad lia ses intérêts à celle qui contrariait Mansour, et il prépara sourdement la trame qui devait perdre l'oncle, pour élever le neveu.
C'était alors le temps que l'Arabe Dâher, maître de la Galilée, et résidant à Acre, inquiétait la Porte par ses progrès et ses prétentions: pour y opposer un obstacle puissant, elle venait de réunir les pachalics de Damas, de Saïde et de Tripoli, dans les mains d'Osman et de ses enfants, et l'on voyait clairement qu'elle avait le dessein d'une guerre ouverte et prochaine. Mansour, qui craignait les Turks sans oser les braver, usa de la politique ordinaire en pareil cas; il feignit de les servir, et favorisa leur ennemi. Ce fut pour Sad une raison de prendre la route opposée: il s'appuya des Turks contre la faction de Mansour, et il manœuvra avec assez d'adresse ou de bonheur, pour faire déposer cet émir en 1770, et porter Yousef à sa place. L'année suivante éclata la guerre d'Ali-Bek contre Damas. Yousef, appelé par les Turks, entra dans leur querelle; cependant il n'eut point le crédit de faire sortir les Druzes de leurs montagnes, pour aller grossir l'armée ottomane. Outre la répugnance qu'ils ont en tout temps à combattre hors de leur pays, ils étaient en cette occasion trop divisés à l'intérieur pour quitter leurs foyers, et ils eurent lieu de s'en applaudir. La bataille de Damas se donna, et les Turks, comme nous l'avons vu, furent complètement défaits. Le pacha de Saïde, échappé de la déroute, ne se crut pas en sûreté dans sa ville, et vint chercher un asile dans la maison même de l'émir Yousef. Le moment était peu favorable; mais la fuite de Mohammad-Bek changea la face des affaires. L'émir croyant Ali-Bek mort, et ne jugeant pas Dâher assez fort pour soutenir seul sa querelle, se décida ouvertement contre lui. Saïde était menacée d'un siége; il y détacha 1,500 hommes de sa faction pour l'en garantir. Lui-même, déterminant les Druzes et les Maronites à le suivre, descendit avec 25,000 paysans dans la vallée de Beqâa; et dans l'absence des Motouâlis qui servaient chez Dâher, il mit tout à feu et à sang, depuis Balbek jusqu'à Sour (Tyr). Pendant que les Druzes, fiers de cet exploit, marchaient en désordre vers cette dernière ville, 500 Motouâlis, informés de ce qui se passait, accoururent d'Acre, saisis de fureur et de désespoir, et fondirent si brusquement sur cette armée, qu'ils la jetèrent dans la déroute la plus complète: telles furent la surprise et la confusion des Druzes, que se croyant attaqués par Dâher lui-même, et trahis les uns par les autres, ils s'entre-tuèrent mutuellement dans leur fuite. Les pentes rapides de Djezîn, et les bois de sapins qui se trouvèrent sur la route des fuyards, furent jonchés de morts, dont très-peu périrent de la main des Motouâlis. L'émir Yousef, honteux de cet échec, se sauva à Dair-el-Qamar. Peu après, il voulut prendre sa revanche; mais ayant encore été battu dans la plaine qui règne entre Saïde et Sour, il fut contraint de remettre à son oncle Mansour l'anneau, qui, chez les Druzes, est le symbole du commandement. En 1773, une nouvelle révolution le replaça; mais ce ne fut qu'au prix d'une guerre civile qu'il put maintenir sa puissance. Ce fut alors que pour s'assurer Baîrout contre la faction adverse, il invoqua le secours des Turks, et demanda au pacha de Damas un homme de tête qui sût défendre cette ville. Le choix tomba sur un aventurier qui, par sa fortune subséquente, et le rôle qu'il joue aujourd'hui, mérite qu'on le fasse connaître. Cet homme, nommé Ahmad, est né en Bosnie, et a pour langue naturelle le sclavon, ainsi que l'assurent les capitaines de Raguse, avec qui il converse de préférence à tous les autres. On prétend qu'il s'est banni de son pays à l'âge de 16 ans, pour éviter les suites d'un viol qu'il voulut commettre sur sa belle-sœur; il vint à Constantinople; et là ne sachant comment vivre, il se vendit aux marchands d'esclaves, pour être transporté en Égypte. Arrivé au Kaire, Ali-Bek l'acheta, et le plaça au rang de ses Mamlouks. Abmad ne tarda pas à se distinguer par son courage et son adresse. Son patron l'employa en plusieurs occasions à des coups de main dangereux, tels que les assassinats des beks et des kâchefs qu'il suspectait. Ahmad s'acquitta si bien de ces commissions, qu'il en acquit le surnom de Djezzâr, qui signifie égorgeur. Il jouissait à ce titre de la faveur d'Ali, quand un accident la troubla. Ce bek ombrageux ayant jugé à propos de proscrire un de ses bienfaiteurs, nommé Sâléh-Bek, chargea Djezzâr de lui couper la tête. Soit remords, soit intérêt secret, Djezzâr répugna; il fit même des représentations. Mais apprenant le lendemain que Mohammad-Bek avait rempli la commission, et qu'Ali tenait des propos, il se jugea perdu; et pour éviter le sort de Sâléh-Bek, il s'échappa clandestinement, et gagna Constantinople. Il y sollicita des emplois proportionnés au rang qu'il avait tenu; mais y trouvant cette affluence de concurrents qui assiégent toutes les capitales, il se traça un autre plan, et vint à titre de simple soldat chercher du service en Syrie. Le hasard le fit passer chez les Druzes, et il reçut l'hospitalité dans la maison même du kiâya de l'émir Yousef. De là il se rendit à Damas, où il obtint bientôt le titre d'Aga, avec un commandement de 5 drapeaux, c'est-à-dire de 50 hommes: ce fut dans ce poste que le sort vint le chercher pour en faire le commandant de Baîrout. Djezzâr ne s'y vit pas plus tôt établi, qu'il s'en empara pour les Turks. Yousef fut confondu de ce revers. Il demanda justice à Damas; mais voyant qu'on se moquait même de ses plaintes, il traita par dépit avec Dâher, et conclut avec lui une alliance offensive et défensive à Râs-el-aên, près de Sour. Aussitôt Dâher uni aux Druzes, vint assiéger Baîrout par terre, pendant que deux frégates russes, dont on acheta le service pour 600 bourses, vinrent la canonner par mer. Il fallut céder à la force. Après une résistance assez vigoureuse, Djezzâr rendit sa personne et sa ville. Le chaik charmé de son courage, et flatté de la préférence qu'il lui avait donnée sur l'émir, l'emmena à Acre, et le traita avec toutes sortes de bontés. Il crut même pouvoir lui confier une petite expédition en Palestine; mais Djezzâr arrivé près de Jérusalem, repassa chez les Turks, et s'en retourna à Damas. La guerre de Mohammad-Bek survint: Djezzâr se présenta au capitan-pacha, et gagna sa confiance. Il l'accompagna au siége d'Acre; et lorsque l'amiral eut détruit Dâher, ne voyant personne, plus propre que Djezzâr à remplir les vues de la Porte dans ces contrées, il le nomma pacha de Saïde. Devenu par cette révolution suzerain de l'émir Yousef, Djezzâr a d'autant moins oublié son injure, qu'il a lieu de s'accuser d'ingratitude. Par une conduite vraiment turke, feignant tour à tour la reconnaissance et le ressentiment, il s'est tour à tour brouillé et réconcilié avec lui, en exigeant toujours de l'argent pour prix de la paix ou pour indemnité de la guerre. Ce manége lui a si bien réussi, qu'en un espace de 5 années, il a tiré de l'émir environ 4,000,000 de France, somme d'autant plus étonnante, que la ferme du pays des Druzes ne se montait pas alors à 100,000 francs. En 1784, il lui fit la guerre, le déposa, et mit à sa place l'émir du pays de Hasbêya, appelé Ismaël. Yousef ayant de nouveau racheté ses bonnes graces, rentra sur la fin de l'année à Dair-el-Qamar. Il poussa même la confiance jusqu'à l'aller trouver à Acre, d'où l'on ne croyait pas qu'il revînt; mais Djezzâr est trop habile pour verser le sang, quand il y a encore espoir d'argent: il a fini par relâcher le prince, et le renvoyer même avec des démonstrations d'amitié. Depuis lors, la Porte l'a nommé pacha de Damas, où il réside aujourd'hui. Là, conservant la suzeraineté du pachalic d'Acre et du pays des Druzes, il a saisi Sâd, kiâya de l'émir, et sous le prétexte qu'il est l'auteur des derniers troubles, il a menacé de les lui faire payer de sa tête. Les Maronites, alarmés pour cet homme qu'ils révèrent, ont offert 900 bourses pour sa rançon. Le pacha marchande, et en aura 1,000; mais si, comme il est probable, l'or s'épuise par tant de contributions, malheur au ministre et au prince! Le sort de tant d'autres les attend; et l'on pourra dire qu'ils l'ont mérité; car c'est l'impéritie de l'un et l'ambition de l'autre, qui, en mêlant les Turks aux affaires des Druzes, ont porté à la tranquillité et à la sûreté de leur nation, une atteinte dont elle sera long-temps à se relever, si elle ne suit que le cours naturel des événements.
Revenons à la religion des Druzes. Ce qu'on a vu des opinions de Mahommad-ben-Ismaël, peut en être regardé comme la définition. Ils ne pratiquent ni circoncision, ni prières, ni jeûne; ils n'observent ni prohibitions, ni fêtes. Ils boivent du vin, mangent du porc, et se marient de sœur à frère. Seulement on ne voit plus chez eux d'alliance publique entre les enfants et les pères. D'après ceci, l'on conclura avec raison que les Druzes n'ont pas de culte: cependant il faut en excepter une classe qui a des usages religieux marqués. Ceux qui la composent, sont au reste de la nation ce qu'étaient les initiés aux profanes, ils se donnent le nom d'Oqqâls, qui veut dire spirituels, par opposé au vulgaire qu'ils appellent Djâhel (ignorant). Ils ont divers grades d'initiation, dont le plus élevé exige le célibat. On les reconnaît au turban blanc qu'ils affectent de porter, comme un symbole de leur pureté; et ils mettent tant d'orgueil à cette pureté, qu'ils se croient souillés par l'attouchement de tout profane. Si l'on mange dans leur plat, si l'on boit dans leur vase, ils les brisent, et de là l'usage assez répandu dans le pays, d'une espèce de vase à robinet d'où l'on boit sans y porter les lèvres. Toutes leurs pratiques sont enveloppées de mystères: ils ont des oratoires toujours isolés, toujours placés sur des lieux hauts, et ils y tiennent des assemblées secrètes, où les femmes sont admises. On prétend qu'ils y pratiquent quelques cérémonies en présence d'une petite statue qui représente un bœuf ou un veau; et l'on a voulu déduire de là qu'ils descendaient des Samaritains. Mais outre que ce fait n'est pas avéré, le culte du bœuf pourrait avoir d'autres origines. Ils ont un ou deux livres qu'ils cachent avec le plus grand soin; mais le hasard a trompé leur jalousie; car dans une guerre civile qui arriva il y a six à sept ans, l'émir Yousef, qui est Djâhel, en trouva un dans le pillage d'un de leurs oratoires. Des personnes qui l'ont lu, assurent qu'il ne contient qu'un jargon mystique, dont l'obscurité fait sans doute le prix pour les adeptes. On y parle du Hakem B'amr-eh, par lequel ils désignent Dieu incarné dans la personne du kalife: on y fait mention d'une autre vie, d'un lieu de peines et d'un lieu de bonheur, où les Oqqâls auront, comme de raison, la première place. On y distingue divers degrés de perfection auxquels on arrive par des épreuves successives. Du reste, ces sectaires ont toute la morgue et tous les scrupules de la superstition: ils sont incommuniquants, parce qu'ils sont faibles; mais il est probable que s'ils étaient puissants, ils seraient promulgateurs et intolérants. Le reste des Druzes, étranger à cet esprit, est tout-à-fait insouciant des choses religieuses. Les chrétiens qui vivent dans leur pays, prétendent que plusieurs admettent la métempsycose; que d'autres adorent le soleil, la lune, les étoiles: tout cela est possible; car, ainsi que chez les Ansârié, chacun livré à son sens suit la route qui lui plaît; et ces opinions sont celles qui se présentent le plus naturellement aux esprits simples. Lorsqu'ils vont chez les Turks, ils affectent des dehors musulmans; ils entrent dans les mosquées et font les ablutions et la prière. Passent-ils chez les Maronites, ils les suivent à l'église et prennent l'eau bénite comme eux. Plusieurs, importunés par les missionnaires, se sont fait baptiser; puis sollicités par des Turks, ils se sont laissé circoncire, et ont fini par mourir sans être ni chrétiens, ni musulmans; ils ne sont pas si inconséquents en matières politiques.
§ IV.
Du gouvernement des Druzes.
Ainsi que les Maronites, les Druzes peuvent se partager en deux classes: le peuple, et les notables désignés par le nom de chaiks et par celui d'émirs, c'est-à-dire descendants des princes. La condition générale est celle de cultivateur. Soit comme fermier, soit comme propriétaire, chacun vit sur son héritage, travaillant à ses mûriers et à ses vignes: en quelques cantons l'on y joint les tabacs, les cotons et quelques grains, mais ces objets sont peu considérables. Il paraît que dans l'origine, toutes les terres furent, comme jadis parmi nous, aux mains d'un petit nombre de familles. Mais pour les mettre en valeur, il a fallu que les grands propriétaires fissent des ventes et des arrentements; cette subdivision est devenue le principal mobile de la force de l'état, en ce qu'elle a multiplié le nombre des intéressés à la chose publique; cependant il subsiste des traces de l'inégalité première, qui ont encore aujourd'hui des effets pernicieux. Les grands biens que conservent quelques familles, leur donnent trop d'influence sur toutes les démarches de la nation. Leurs intérêts particuliers ont trop de poids dans la balance des intérêts publics. Ce qui s'est passé dans ces derniers temps en a donné des exemples faits pour servir de leçon. Toutes les guerres civiles ou étrangères qui ont troublé le pays, ont été suscitées par l'ambition et les vues personnelles de quelques maisons principales, telles que les Lesbeks, les Djambelâts, les Ismaëls de Solyma, etc. Les chaiks de ces maisons, qui possèdent à eux seuls le 10e du pays, se sont fait des créatures par leur argent, et ils ont fini par entraîner le reste des Druzes dans leurs dissensions. Il est vrai que c'est peut-être à ce conflit de partis divers, que la nation entière a dû l'avantage de n'être point asservie par son chef.
Ce chef, appelé hâkem ou gouverneur, et aussi émir ou prince, est une espèce de roi ou général qui réunit en sa personne les pouvoirs civils et militaires. Sa dignité passe tantôt du père aux enfants, tantôt du frère au frère, selon le droit de la force bien plus que selon des lois convenues. Les femmes, dans aucun cas, ne peuvent y former des prétentions à titre d'héritage. Elles sont déja exclues de la succession dans l'état civil; à plus forte raison le seront-elles dans l'état politique. En général les états de l'Asie sont trop orageux, et l'administration y exige trop nécessairement les talents militaires, pour que les femmes osent s'en mêler. Chez les Druzes, lorsque la lignée mâle manque dans la famille régnante, c'est à l'homme de la nation qui réunit le plus de suffrages et de moyens, que passe l'autorité. Mais avant tout, il doit obtenir l'agrément des Turks dont il devient le vassal et le tributaire. Il arrive même qu'à raison de leur suzeraineté, ils peuvent nommer le hâkem contre le gré de la nation, ainsi que l'a pratiqué Djezzâr dans la personne d'Ismaël de Hasbêya; mais cet état de contrainte ne dure qu'autant qu'il est maintenu par la violence qui l'établit. Les fonctions du gouverneur sont de veiller à l'ordre public, d'empêcher les émirs, les chaiks et les villages de se faire la guerre; il a droit de les réprimer par la force, s'ils désobéissent. Il est aussi chef de la justice, et nomme les qâdis, en se réservant toutefois à lui seul le droit de vie et de mort; il perçoit le tribut, dont il paie au pacha une somme convenue chaque année. Ce tribut varie selon que la nation sait se faire redouter: au commencement du siècle, il était de 160 bourses (200,000 livres). Melhem força les Turks de le réduire à 60. En 1784, l'émir Yousef en payait 80, et en promettait 90. Ce tribut, que l'on appelle miri, est imposé sur les mûriers, sur les vignes, sur les cotons et sur les grains. Tout terrain ensemencé paie à raison de son étendue; chaque pied de mûrier est taxé 3 medins, c'est-à-dire 3 sous 9 deniers. Le cent de pieds de vigne paie une piastre ou 40 medins. Souvent l'on refait à neuf les rôles de dénombrement; afin de conserver l'égalité dans l'imposition. Les chaiks et émirs n'ont aucun privilége à cet égard, et l'on peut dire qu'ils contribuent aux fonds publics à raison de leur fortune. La perception se fait presque sans frais; chacun paie son contingent à Dair-el-Qamar, s'il lui plaît, ou à des collecteurs du prince qui parcourent le pays après la récolte des soies. Le bénéfice du tribut est pour le prince, en sorte qu'il est intéressé à réduire les demandes des Turks: il le serait aussi à augmenter l'impôt; mais cette opération exige le consentement des notables, qui ont le droit de s'y opposer. Leur consentement est également nécessaire pour la guerre et pour la paix. Dans ces cas, l'émir doit convoquer des assemblées générales, et leur exposer l'état des affaires. Tout chaik et tout paysan qui, par son esprit ou son courage, a quelque crédit, a droit d'y donner sa voix; en sorte que l'on peut regarder le gouvernement comme un mélange tempéré d'aristocratie, de monarchie et de démocratie. Tout dépend des circonstances: si le gouverneur est homme de tête, il est absolu; s'il en manque, il n'est rien. La raison de cette vicissitude est qu'il n'y a point de lois fixes; et ce cas, qui est commun à toute l'Asie, est la cause radicale de tous les désordres de ses gouvernements.
Ni l'émir principal, ni les émirs particuliers n'entretiennent de troupes: ils n'ont que des gens attachés au service domestique de leur maison, et quelques esclaves noirs. S'il s'agit de faire la guerre, tout homme, chaik ou paysan, en état de porter les armes, est appelé à marcher. Chacun alors prend un petit sac de farine, un fusil, quelques balles, quelque peu de poudre fabriquée dans le village, et il se rend au lieu désigné par le gouverneur. Si c'est une guerre civile, comme il arrive quelquefois, les serviteurs, les fermiers, les amis s'arment chacun pour leur patron, ou pour leur chef de famille, et se rangent autour de lui. Souvent en pareil cas l'on croirait que les partis échauffés vont se porter aux derniers désordres; mais rarement passent-ils aux voies de fait, et surtout au meurtre: il intervient toujours des médiateurs, et la querelle s'apaise d'autant plus vite, que chaque patron est obligé d'entretenir ses partisans de vivres et de munitions. Ce régime, qui a d'heureux effets dans les troublés civils, n'est pas sans abus pour les guerres du dehors: celle de 1784 en a fait preuve. Djezzâr, qui savait que toute l'armée vivait aux frais de l'émir Yousef, affecta de temporiser; les Druzes qui trouvaient doux d'être nourris sans rien faire, prolongèrent les opérations; mais l'émir s'ennuya de payer, et il conclut un traité dont les conditions ont été fâcheuses et pour lui, et par contrecoup pour la nation, puisqu'il est constant que les vrais intérêts du prince et des sujets sont toujours inséparables.
Les usages dont j'ai été témoin dans ces circonstances, représentent assez bien ceux des temps anciens. Lorsque l'émir et les chaiks eurent décidé la guerre à Dair-el-Qamar, des crieurs montèrent le soir sur les sommets de la montagne; et là ils commencèrent à crier à haute voix: A la guerre, à la guerre; prenez le fusil, prenez les pistolets; nobles chaiks, montez à cheval; armez-vous de la lance et du sabre; rendez-vous demain à Dair-el-Qamar. Zèle de Dieu! zèle des combats! Cet appel, entendu des villages voisins, y fut répété; et comme tout le pays n'est qu'un entassement de hautes montagnes et de vallées profondes, les cris passèrent en peu d'heures jusqu'aux frontières. Dans le silence de la nuit, l'accent des cris et le long retentissement des échos, joints à la nature du sujet, avaient quelque chose d'imposant et de terrible. Trois jours après, il y avait 15,000 fusils à Dair-el-Qamar, et l'on eût pu sur-le-champ entamer les opérations.
L'on conçoit aisément que des troupes de ce genre ne ressemblent en rien à notre militaire d'Europe; elles n'ont ni uniformes, ni ordonnance, ni distribution; c'est un attroupement de paysans en casaque courte, les jambes nues et le fusil à la main. A la différence des Turks et des Mamlouks, ils sont tous à pied; les émirs seuls et les chaiks ont des chevaux d'assez peu de service, vu la nature âpre et raboteuse du terrain. La guerre qu'on y peut faire est purement une guerre de poste. Jamais les Druzes ne se risquent en plaine; et ils ont raison: ils y supporteraient d'autant moins le choc de la cavalerie, qu'ils n'ont pas même de baïonnettes à leurs fusils. Tout leur art consiste à gravir sur les rochers, à se glisser parmi les broussailles et les blocs de pierre, et à faire de là un feu assez dangereux, en ce qu'ils sont à couvert, qu'ils tirent à leur aise, et qu'ils ont acquis par la chasse et des jeux d'émulation, l'habitude de tirer juste. Ils entendent assez bien les irruptions à l'improviste, les surprises de nuit, les embuscades et tous les coups de main où l'on peut aborder l'ennemi promptement et corps à corps. Ardents à pousser leurs succès, prompts à se décourager et à reprendre courage, hardis jusqu'à la témérité, quelquefois même féroces, ils ont surtout deux qualités qui font les excellentes troupes: ils obéissent exactement à leurs chefs, et sont d'une sobriété et d'une vigueur de santé désormais inconnues chez les nations civilisées. Dans la campagne de 1784, ils passèrent trois mois en plein air, sans tentes, et n'ayant pour tout meuble qu'une peau de mouton; cependant il n'y eut pas plus de malades et de morts que s'ils eussent été dans leurs maisons. Leurs vivres consistaient, comme en tout autre temps, en petits pains cuits sous la cendre ou sur une brique, en oignons crus, en fromage, en olives, en fruit et quelque peu de vin. La table des chefs était presque aussi frugale, et l'on peut assurer qu'ils ont vécu 100 jours, où un même nombre de Français et d'anglais ne vivrait pas 10. Ils ne connaissent ni la science des fortifications, ni l'artillerie, ni les campements, en un mot, rien de ce qui fait l'art de la guerre. Mais s'il se trouvait parmi eux quelques hommes qui en eussent l'idée, ils en prendraient facilement le goût, et deviendraient une milice redoutable. Elle serait d'autant plus aisée à former, que les mûriers et les vignes ne suffisent pas pour les occuper toute l'année, et qu'il leur reste beaucoup de temps[227] que l'on pourrait employer aux exercices militaires. Dans les derniers recensements des hommes armés, on en a compté près de 40,000; ce qui suppose pour le total de la population environ 120,000 ames: il y a peu à y ajouter, parce qu'il n'y a point de Druzes dans les villes de la côte. La surface du pays étant de 110 lieues carrées, il en résulte pour chaque lieue, 1,090 ames; ce qui égale la population de nos meilleures provinces. Pour sentir combien est forte cette proportion, l'on observera que le sol est rude, qu'il reste encore beaucoup de sommets incultes, que l'on ne recueille pas en grains de quoi se nourrir 3 mois par an, qu'il n'y a aucune manufacture, que toutes les exportations se bornent aux soies et aux cotons, dont la balance surpasse de bien peu l'entrée du blé de Haurân, des huiles de Palestine, du riz et du café que l'on tire de Baîrout. D'où vient donc cette affluence d'hommes sur un si petit espace? Toute analyse faite, je n'en puis voir de cause, que le rayon de liberté qui y luit. Là, à là différence du pays turk, chacun jouit, dans la sécurité, de sa propriété et de sa vie. Le paysan n'y est pas plus aisé qu'ailleurs; mais il est tranquille: il ne craint point, comme je l'ai entendu dire plusieurs fois, que l'aga, le quâiemmaquâm, ou le bacha envoient des djendis[228] piller la maison, enlever la famille, donner la bastonnade, etc. Ces excès sont inouis dans la montagne. La sécurité y a donc été un premier moyen de population, par l'attrait que tous les hommes trouvent à se multiplier partout où il y a de l'aisance. La frugalité de la nation, qui consomme peu en tout genre, a été un second moyen aussi puissant. Enfin un troisième est l'émigration d'une foule de familles chrétiennes qui désertent journellement les provinces turkes pour venir s'établir dans le Liban; elles y sont accueillies des Maronites par fraternité de religion, et des Druzes par tolérance et par l'intérêt bien entendu de multiplier dans leur pays le nombre des cultivateurs, des consommateurs et des alliés. Tous vivent en paix; mais je dois dire que les Chrétiens montrent souvent un zèle indiscret et tracassier, propre à la troubler.
La comparaison que les Druzes ont souvent lieu de faire de leur sort, à celui des autres sujets turks, leur a donné une opinion avantageuse de leur condition, qui, par une gradation naturelle, a rejailli sur leurs personnes. Exempts de la violence et des insultes du despotisme, ils se regardent comme des hommes plus parfaits que leurs voisins, parce qu'ils ont le bonheur d'être moins avilis. De là s'est formé un caractère plus fier, plus énergique, plus actif, un véritable esprit républicain. On les cite dans tout le Levant pour être inquiets, entreprenants, hardis et braves jusqu'à la témérité: on les a vus en plein jour fondre dans Damas, au nombre de 300 seulement, et y répandre le désordre et le carnage. Il est remarquable qu'avec un régime presque semblable, les Maronites n'ont point ces qualités au même degré: j'en demandai un jour la raison dans une assemblée où l'on en faisait l'observation, au sujet de quelques faits passés récemment; après un moment de silence, un vieillard maronite écartant sa pipe de sa bouche, et roulant le bout de sa barbe dans ses doigts, me répondit: Peut-être les Druzes craindraient-ils plus la mort, s'ils croyaient à ce qui la suit. Ils n'admettent pas non plus la morale du pardon des injures. Personne n'est aussi ombrageux qu'eux sur le point d'honneur. Une insulte dite ou faite à ce nom et à la barbe, est sur-le-champ punie de coups de kandjar ou de fusil, pendant que chez le peuple des villes, elle n'aboutit qu'à des cris d'injures. Cette délicatesse a causé dans les manières et le propos une réserve ou, si l'on veut, une politesse que l'on est surpris de trouver chez les paysans. Elle passe même jusqu'à la dissimulation et à la fausseté, surtout dans les chefs, que de plus grands intérêts obligent à de plus grands ménagements. La circonspection est nécessaire à tous, par les conséquences redoutables du talion, dont j'ai parlé. L'usage peut nous en paraître barbare; mais il a le mérite de suppléer à la justice régulière, toujours incertaine et lente dans des états troublés et presque anarchiques.
Les Druzes ont un autre point d'honneur arabe, celui de l'hospitalité. Quiconque se présente à leur porte à titre de suppliant ou de passager est sûr de recevoir le logement et la nourriture de la manière la plus généreuse et la moins affectée. J'ai vu en plusieurs rencontres de simples paysans donner le dernier morceau de pain de leur maison au passant affamé; et lorsque je leur faisais l'observation qu'ils manquaient de prudence: Dieu est libéral et magnifique, répondaient-ils, et tous les hommes sont frères. Aussi personne ne s'avise de tenir auberge dans leur pays, non plus que dans le reste de la Turkie. Lorsqu'ils contractent avec leur hôte l'engagement sacré du pain et du sel, rien ne peut par la suite le leur faire violer: on en cite des traits qui font le plus grand honneur à leur caractère. Il y a quelques années qu'un aga de janissaires, coupable de rébellion, s'enfuit de Damas, et se retira chez les Druzes. Le pacha le sut et le demanda à l'émir, sous peine de guerre; l'émir le demanda au chaik Talhouq qui l'avait reçu; mais le chaik indigné répondit: Depuis quand a-t-on vu les Druzes livrer leurs hôtes? Dites à l'émir que tant que Talhouq gardera sa barbe, il ne tombera pas un cheveu de la tête de son réfugié. L'émir menaça de l'enlever de force; Talhouq arma sa famille. L'émir, craignant une émeute, prit une voie usitée comme juridique dans le pays; il déclara au chaik qu'il ferait couper 50 mûriers par jour, jusqu'à ce qu'il rendît l'aga. On en coupa 1,000, et Talhouq resta inébranlable. A la fin, les autres chaiks indignés prirent fait et cause, et le soulèvement allait devenir général, quand l'aga, se reprochant d'occasioner tant de désordres, s'évada à l'insu même de Talhouq[229].
Les Druzes ont aussi le préjugé des Bedouins sur la naissance: comme eux, ils attachent un grand prix à l'ancienneté des familles: cependant l'on ne peut pas dire qu'il en résulte des inconvénients essentiels. La noblesse des émirs et des chaiks ne les dispense pas de payer le tribut, en proportion de leurs revenus; elle ne leur donne aucune prérogative, ni dans la possession des biens-fonds, ni dans celle des emplois. On ne connaît dans le pays, non plus que dans toute la Turkie, ni droits de chasse, ni glèbe, ni dîmes seigneuriales ou ecclésiastiques, ni francs-fiefs, ni lods et ventes: tout est, comme l'on dit, en franc-aleu: chacun, après avoir payé son miri, sa ferme ou sa rente, est maître chez soi. Enfin, par un avantage particulier, les Druzes et les Maronites ne paient point le rachat des successions, et l'émir ne s'arroge pas, comme le sultan, la propriété foncière et universelle: néanmoins il existe dans la loi des héritages un abus qui a de fâcheux effets. Les pères ont, comme dans le droit romain, la faculté d'avantager tel de leurs enfants qu'il leur plaît; et de là il est arrivé, dans plusieurs familles de chaiks, que tous les biens se sont rassemblés sur un même sujet, qui s'en est servi pour intriguer et cabaler, pendant que ses parents sont demeurés, comme l'on dit, princes d'olives et de fromage; c'est-à-dire, pauvres comme des paysans.
Par une suite de leurs préjugés, les Druzes n'aiment pas à s'allier hors de leurs familles. Ils préfèrent toujours leur parent, fût-il pauvre, à un étranger riche; et l'on a vu plus d'une fois de simples paysans refuser leurs filles à des marchands de Saïde et de Baîrout, qui possédaient 12 et 15,000 piastres. Ils conservent aussi jusqu'à un certain point l'usage des Hébreux, qui voulait que le frère épousât la veuve du frère; mais il ne leur est pas particulier, et ils le partagent, ainsi que plusieurs autres de cet ancien peuple, avec les habitants de la Syrie, et en général avec les peuples arabes.
En résumé, le caractère propre et distinctif des Druzes est, comme je l'ai dit, une sorte d'esprit républicain qui leur donne plus d'énergie qu'aux autres sujets turks, et une insouciance de religion qui contraste beaucoup avec le zèle des musulmans et des chrétiens. Du reste, leur vie privée, leurs usages, leurs préjugés sont ceux des autres Orientaux. Ils peuvent épouser plusieurs femmes, et les répudier quand il leur plaît; mais, à l'exception de l'émir et de quelques notables, les cas en sont très-rares. Occupés de leurs travaux champêtres, ils n'éprouvent point ces besoins factices, ces passions exagérées que le désœuvrement donne aux habitants des villes. Le voile que portent leurs femmes est lui-même un préservatif de ces désirs qui troublent la société. Chaque homme ne connaît de visage de femme que celui de la sienne, de sa mère, de sa sœur et de sa belle-sœur. Chacun vit au sein de sa famille et se répand peu au dehors. Les femmes, celles même des chaiks, pétrissent le pain, brûlent le café, lavent le linge, font la cuisine, en un mot, vaquent à tous les ouvrages domestiques. Les hommes cultivent les vignes et les mûriers, construisent des murs d'appui pour les terres, creusent et conduisent, des canaux d'arrosement. Seulement le soir ils s'assemblent quelquefois dans la cour, l'aire ou la maison du chef du village ou de la famille; et là, assis en rond, les jambes croisées, la pipe à la bouche, le poignard à la ceinture, ils parlent de la récolte et des travaux, de la disette ou de l'abondance, de la paix ou de la guerre, de la conduite de l'émir, de la quantité de l'impôt, des faits du passé, des intérêts du présent, des conjectures de l'avenir. Souvent les enfants, las de leurs jeux, viennent écouter en silence; et l'on est étonné de les voir, à 10 ou 12 ans, raconter d'un air grave pourquoi Djezzâr a déclaré la guerre à l'émir Yousef, combien le prince a dépensé de bourses, de combien l'on augmentera le miri, combien il y avait de fusils au camp, et qui possédait la meilleure jument. Ils n'ont pas d'autre éducation: on ne leur fait lire ni les psaumes, comme chez les Maronites, ni le Qôran, comme chez les musulmans; à peine les chaiks savent-ils écrire un billet. Mais, si leur esprit est vide de connaissances utiles ou agréables, du moins n'est-il pas préoccupé d'idées fausses et nuisibles; et sans doute cette ignorance de la nature vaut bien la sottise de l'art. Il en est du moins résulté un avantage, qui est que les esprits étant tous à peu près égaux, l'inégalité des conditions ne s'est pas rendue aussi sensible. En effet, l'on ne voit point chez les Druzes cette grande distance entre les rangs qui, dans la plupart des sociétés, avilit les petits sans améliorer les grands. Chaiks ou paysans, tous se traitent avec cette familiarité raisonnable qui ne tient ni de la licence, ni de la servitude. Le grand émir lui-même n'est point un homme différent des autres: c'est un bon gentilhomme campagnard, qui ne dédaigne pas de faire asseoir à sa table le plus simple fermier. En un mot, ce sont les mœurs des temps anciens, c'est-à-dire les mœurs de la vie champêtre, par laquelle toute nation a été obligée de commencer; en sorte que l'on peut établir que tout peuple chez qui on les trouve n'est encore qu'à la première époque de son état social.
§ V.
Des Motouâlis.
A l'orient du pays des Druzes, dans la vallée profonde qui sépare leurs montagnes de celles du pays de Damas, habite un autre petit peuple connu en Syrie sous le nom de Motouâlis. Le caractère qui les distingue des autres habitants de la Syrie est qu'ils suivent le parti d'Ali, comme les Persans, pendant que tous les Turks suivent celui d'Omar ou de Moâouia. Cette distinction, fondée sur le schisme qui, l'an 36 de l'hedjire, partagea les Arabes sur les successeurs de Mahomet, entretient, comme je l'ai dit, une haine irréconciliable entre les deux partis. Les sectateurs d'Omar, qui se regardent comme seuls orthodoxes, se qualifient de Sonnites, qui a le même sens, et appellent leurs adversaires Chiites, c'est-à-dire sectateurs (d'Ali). Le mot de motouâli a la même signification dans le dialecte de Syrie. Les sectateurs d'Ali, qui prennent ce nom en mauvaise part, y substituent celui d'Adlié, qui veut dire partisans de la justice (littéralement justiciers); et ils ont pris cette dénomination en conséquence d'un point de doctrine qu'ils ont élevé contre la croyance des sonnites. Voici ce qu'en dit un petit ouvrage arabe, intitulé: Fragments théologiques sur les sectes et religions du monde[230].
«On appelle Adlié ou Justiciers, des sectaires qui prétendent que Dieu n'agit que par des principes de justice conformes à la raison des hommes. Dieu ne peut, disent-ils, proposer un culte impraticable, ni ordonner des actions impossibles, ni obliger à des choses hors de portée: mais en ordonnant l'obéissance, il donne la faculté, il éloigne la cause du mal, il permet le raisonnement; il demande ce qui est facile, et non ce qui est difficile; il ne rend point responsable de la faute d'autrui; il ne punit point d'une action étrangère; il ne trouve pas mauvais dans l'homme ce que lui-même a créé en lui, et il n'exige pas qu'il prévienne ce que la destinée a décrété sur lui, parce que cela serait une injustice et une tyrannie dont Dieu est incapable par la perfection de son être.» A cette doctrine, qui choque diamétralement celle des Sonnites, les Motouâlis ajoutent des pratiques exterieures qui entretiennent leur aversion mutuelle. Par exemple, ils maudissent Omar et Moâouia comme usurpateurs et rebelles: ils célèbrent Ali et Hosain comme saints et martyrs. Ils commencent les ablutions par le coude, au lieu de les commencer par le bout du doigt, comme les Turks; ils se réputent souillés par l'attouchement des étrangers; et, contre l'usage général du Levant, ils ne boivent ni ne mangent dans le vase qui a servi à une personne qui n'est pas de leur secte, ils ne s'asseyent même pas à la même table.
Ces principes et ces usages, en isolant les Motouâlis de leurs voisins, en ont fait une société distincte. On prétend qu'ils existent depuis long-temps en corps de nation dans cette contrée; cependant leur nom n'a point paru avant ce siècle dans les livres; il n'est pas même sur les cartes de d'Anville: La Roque, qui parlait de leur pays il y a moins de cent ans, ne les désigne que par celui d'Amédiens. Quoi qu'il en soit, ils ont dans ces derniers temps fixé l'attention de la Syrie par leurs guerres, leurs brigandages, leurs progrès et leurs revers. Avant le milieu du siècle, ils ne possédaient que Balbek, leur chef-lieu, et quelques cantons dans la vallée et dans l'Anti-Liban, d'où ils paraissent originaires. A cette époque on les trouve gouvernés comme les Druzes, c'est-à-dire partagés sous un nombre de chaiks ayant un chef principal, tiré de la famille de Harfouche. Après 1750, ils s'étendirent dans le haut du Beqââ, et s'introduisirent dans le Liban, où ils occupèrent des terrains appartenants aux Maronites jusque vers Becharrai. Ils les incommodèrent même par leurs brigandages, au point que l'émir Yousef se vit obligé de les attaquer à force ouverte et de les chasser. D'autre part, leurs progrès les avaient conduits le long de leur rivière jusqu'auprès de Sour (Tyr). Ce fut dans ces circonstances, en 1760, que Dâher eût l'adresse de se les attacher. Les pachas de Saïde et de Damas réclamaient des tributs qu'on négligeait de leur payer; ils se plaignaient de divers dégâts causés à leurs sujets par les Motouâlis: ils eussent voulu les châtier; mais la vengeance n'était ni sûre ni facile. Dâher intervint; il se rendit caution du tribut, promit de surveiller les déprédations, et par ce moyen, il s'acquit des alliés qui pouvaient, disait-on, armer dix mille cavaliers, tous gens résolus et redoutés. Peu de temps après, ils s'emparèrent de Sour (Tyr), et ils firent de ce village leur entrepôt maritime: en 1771, ils servirent utilement Ali-Bek et Dâher contré les Ottomans. Mais pendant leur absence, l'émir Yousef ayant armé les Druzes, vint saccager leur pays. Il était devant le château de Djezîn, quand les Motouâlis revenant de Damas, apprirent la nouvelle de cette invasion. Au récit des barbaries qu'avaient commises les Druzes, un corps avancé de 500 hommes seulement fut tellement saisi de rage, qu'il poussa sur-le-champ vers l'ennemi, résolu de périr en se vengeant. Mais la surprise et le désordre qu'ils jetèrent, et la discorde qui régnait entre les factions de Mansour et de Yousef, favorisèrent cette manœuvre désespérée, au point que toute l'armée, composée de vingt-cinq mille hommes, subit la déroute la plus complète. Dans les années suivantes, les affaires de Dâher ayant pris une fâcheuse tournure, les Motouâlis se refroidirent pour lui; enfin ils l'abandonnèrent dans la catastrophe où il perdit la vie. Mais ils ont porté la peine de leur imprudence sous l'administration du pacha qui lui a succédé. Depuis l'année 1777, Djezzâr, maître d'Acre et de Saïde, n'a cessé de travailler à leur perte. Sa persécution les força en 1784 de se réconcilier avec les Druzes et de faire cause commune avec l'émir Yousef, pour lui résister. Quoique réduits à moins de 700 fusils, ils firent plus dans cette campagne que 15 à 20,000 Druzes et Maronites rassemblés sous Dair-el-Qamar. Eux seuls enlevèrent le lieu fort de Mar-Djêbaa, et passèrent au fil du sabre 50 à 60 Arnautes[231] qui le gardaient. Mais la mésintelligence des chefs druzes ayant fait avorter toutes les opérations, le pacha a fini par s'emparer de toute la vallée et de la ville même de Balbek. A cette époque, on ne comptait pas plus de 500 familles de Motouâlis, qui se sont réfugiées dans l'Anti-Liban et dans le Liban des Maronites; et désormais proscrites de leur sol natal, il est probable qu'elles finiront par s'anéantir, et par emporter avec elles le nom même de cette nation.
Tels sont les peuples particuliers qui se trouvent compris dans l'enceinte de la Syrie. Le reste de la population qui forme la plus grande masse, est, comme je l'ai dit, composé de Turks, de Grecs, et de la race arabe. Il me reste à faire un tableau de la distribution géographique du pays, selon l'administration turke, et à y joindre quelques considérations générales sur le résultat des forces et des revenus, sur la forme du gouvernement, et enfin sur le caractère et les mœurs de ces peuples.
Mais avant de passer à ces objets, je crois devoir donner une idée des mouvements qui ont failli dans ces derniers temps causer une révolution importante, et susciter en Syrie une puissance indépendante: je veux parler de l'insurrection du chaik Daher, qui pendant plusieurs années a attiré les regards des politiques. Un exposé succinct de son histoire sera d'autant plus intéressant, qu'il est neuf, et que ce que l'on en a appris par les nouvelles publiques, a été peu propre à donner une idée juste de l'état des affaires dans ces pays éloignés.
FIN DU TOME PREMIER.
| TABLE DES MATIÈRES | |
|---|---|
| CONTENUES DANS CE VOLUME. | |
| ÉTAT PHYSIQUE DE L'ÉGYPTE. | |
| Page. | |
| Chapitre premier.—De l'Égypte en général, et de la ville d'Alexandrie | 1 |
| Chap. II.—Du Nil, et de l'extension du Delta | 14 |
| Chap. III.—De l'exhaussement du Delta | 27 |
| Chap. IV.—Des vents et de leurs phénomènes | 44 |
| Chap. V.—Du climat et de l'air | 54 |
| ÉTAT POLITIQUE DE L'ÉGYPTE. | |
| Chapitre Ier.—Des diverses races des habitants de l'Égypte | 59 |
| Chap. II.—Précis de l'histoire des Mamlouks | 80 |
| Chap. III.—Précis de l'histoire d'Ali-Bek | 92 |
| Chap. IV.—Précis des événements arrivés depuis la mort d'Ali-Bek jusqu'en 1785 | 114 |
| Chap. V.—État présent de l'Égypte | 129 |
| Chap. VI.—Constitution de la milice des Mamlouks | 131 |
| § I. Vêtements des Mamlouks | 134 |
| § II. Équipage des Mamlouks | 136 |
| § III. Armes des Mamlouks | 138 |
| § IV. Éducation et exercices des Mamlouks | 140 |
| § V. Art militaire des Mamlouks | 142 |
| § VI. Discipline des Mamlouks | 144 |
| § VII. Mœurs des Mamlouks | 146 |
| § VIII. Gouvernement des Mamlouks | 147 |
| Chap. VII | 149 |
| § I. État du peuple en Égypte | ibid. |
| § II. Misère et famine des dernières années | 152 |
| § III. État des arts et des esprits | 162 |
| Chap. VIII.—État du commerce | 163 |
| Chap. IX.—De l'isthme de Suez, et de la jonction de la mer Rouge à la Méditerranée | 166 |
| Chap. X.—Des douanes et des impôts. | 175 |
| Du commerce des Francs au Kaire | 178 |
| Chap. XI.—De la ville du Kaire | 183 |
| Population du Kaire et de l'Égypte | 186 |
| Chap. XII.—Des maladies de l'Égypte | 189 |
| § I. De la perte de la vue | ibid. |
| § II. De la petite-vérole | 193 |
| § III. De la peste | 199 |
| Chap. XIII.—Tableau résumé de l'Égypte | 203 |
| Des exagérations des voyageurs | 210 |
| Chap. XIV. Des ruines et des pyramides | 213 |
| Note | 226 |
| ÉTAT PHYSIQUE DE LA SYRIE. | |
| Chapitre Ier.—Géographie et histoire naturelle de la Syrie | 258 |
| § I. Aspect de la Syrie | 260 |
| § II. Des montagnes | 261 |
| § III. Structure des montagnes | 269 |
| § IV. Volcans et tremblements | 271 |
| § V. Des sauterelles | 273 |
| § VI. Qualités du sol | 275 |
| § VII. Des rivières et des lacs | 276 |
| § VIII. Du climat | 279 |
| § IX. Qualités de l'air | 286 |
| § X. Qualités des eaux | 288 |
| § XI. Des vents | 289 |
| Chap. II.—Considérations sur les phénomènes des vents, des nuages, des pluies, des brouillards et du tonnerre | 292 |
| ÉTAT POLITIQUE DE LA SYRIE. | |
| Chapitre Ier.—Des habitants de la Syrie | 314 |
| Chap. II.—Des peuples pasteurs ou errants de la Syrie. | 324 |
| § I. Des Turkmans | ibid. |
| § II. Des Kourdes | 326 |
| § III. Des Arabes-Bédouins | 330 |
| Chap. III.—Des peuples agricoles de la Syrie | 363 |
| § I. Des Ansârié | ibid. |
| § II. Des Maronites | 369 |
| § III. Des Druzes | 388 |
| § IV. Du gouvernement des Druzes | 411 |
| § V. Des Motouâlis | 427 |
| Notes | |
| FIN DE LA TABLE. | |