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Voyage en Orient, Volume 1: Les femmes de Caire; Druses et Maronites

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The Project Gutenberg eBook of Voyage en Orient, Volume 1: Les femmes de Caire; Druses et Maronites

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Title: Voyage en Orient, Volume 1: Les femmes de Caire; Druses et Maronites

Author: Gérard de Nerval

Release date: September 22, 2014 [eBook #46931]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Annemie Arnst, Madeleine Fournier and Marc D'Hooghe (Images generously made available by the Internet Archive.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGE EN ORIENT, VOLUME 1: LES FEMMES DE CAIRE; DRUSES ET MARONITES ***

VOYAGE EN ORIENT

PAR

GÉRARD DE NERVAL


I

LES FEMMES DU CAIRE—DRUSES ET MARONITES

SEULE ÉDITION COMPLÈTE


PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, RUE AUBER, 3
1884
(ŒUVRES COMPLÈTES DE GÉRARD DE NERVAL II)

Table des matières

VOYAGE EN ORIENT


INTRODUCTION

A UN AMI


I—L'ARCHIPEL

Nous avions quitté Malte depuis deux jours, et aucune terre nouvelle n'apparaissait à l'horizon. Des colombes—venues peut-être du mont Éryx—avaient pris passage avec nous pour Cythère ou pour Chypre, et reposaient, la nuit, sur les vergues et dans les hunes.

Le temps était beau, la mer calme, et l'on nous avait promis qu'au matin du troisième jour, nous pourrions apercevoir les côtes de Morée. Faut-il l'avouer? l'aspect de ces îles, réduites à leurs seuls rochers, dépouillées par des vents terribles du peu de terre sablonneuse qui leur restât depuis des siècles, ne répond guère à l'idée que j'en avais encore hier en m'éveillant. Pourtant, j'étais sur le pont dès cinq heures, cherchant la terre absente, épiant, à quelque bord de cette roue d'un bleu sombre que tracent les eaux sous la coupole azurée du ciel, attendant la vue du Taygète lointain comme l'apparition d'un dieu. L'horizon était obscur encore; mais l'étoile du matin rayonnait d'un feu clair dont la mer était sillonnée. Les roues du navire chassaient l'écume éclatante, qui laissait bien loin derrière nous sa longue traînée de phosphore. «Au delà de cette mer, disait Corinne en se tournant vers l'Adriatique, il y a la Grèce.... Cette idée ne suffit-elle pas pour émouvoir?» Et moi, plus heureux qu'elle, plus heureux que Winckelmann, qui la rêva toute sa vie, et que le moderne Anacréon, qui voudrait y mourir,—j'allais la voir enfin, lumineuse, sortir des eaux avec le soleil!

Je l'ai vue ainsi, je l'ai vue, ma journée a commencé comme un chant d'Homère! C'était vraiment l'Aurore aux doigts de rose qui m'ouvrait les portes de l'Orient! Et ne parlons plus des aurores de nos pays, la déesse ne va pas si loin. Ce que nous autres barbares appelons l'aube ou le point du jour, n'est qu'un pâle reflet, terni par l'atmosphère impure de nos climats déshérités. Voyez déjà, de cette ligne ardente qui s'élargit sur le cercle des eaux, partir des rayons roses épanouis en gerbe, et ravivant l'azur de l'air qui plus haut reste sombre encore. Ne dirait-on pas que le front d'une déesse et ses bras étendus soulèvent peu à peu le voile des nuits étincelant d'étoiles? Elle vient, elle approche, elle glisse amoureusement sur les flots divins qui ont donné le jour à Cythérée.... Mais que dis-je! devant nous, là-bas, à l'horizon, cette côte vermeille, ces collines empourprées qui semblent des nuages, c'est l'île même de Vénus, c'est l'antique Cythère aux rochers de porphyre: Κυθήρη πορφυροῦσσα.... Aujourd'hui, cette île s'appelle Cérigo, et appartient aux Anglais.

Voilà mon rêve ... et voici mon réveil! Le ciel et la mer sont toujours là; le ciel d'Orient, la mer d'Ionie se donnent chaque matin le saint baiser d'amour; mais la terre est morte, morte sous la main de l'homme, et les dieux se sont envolés!

«Je t'apprendrai la vérité sur les oracles de Delphes et de Claros, disait Apollon à son prêtre. Autrefois, il sortit du sein de la terre et des bois une infinité d'oracles et des exhalaisons qui inspiraient des fureurs divines. Mais la terre, par les changements continuels que le temps amène, a repris et fait rentrer en elle fontaines, exhalaisons et oracles.» Voilà ce qu'a rapporté Porphyre, selon Eusèbe.

Ainsi les dieux s'éteignent eux-mêmes ou quittent la terre, vers qui l'amour des hommes ne les appelle plus! Leurs bocages ont été coupés, leurs sources taries, leurs sanctuaires profanés; par où leur serait-il possible de se manifester encore? O Vénus Uranie! reine de cette île et de cette montagne, d'où tes traits menaçaient le monde; Vénus Armée! qui régnas depuis au Capitole, où j'ai salué (dans le musée) ta statue encore debout, pourquoi n'ai-je pas le courage de croire en toi et de t'invoquer, déesse! comme l'ont fait si longtemps nos pères, avec ferveur et simplicité? N'es-tu pas la source de tout amour et de toute noble ambition, la seconde des mères saintes qui trônent au centre du monde, gardant et protégeant les types éternels des femmes créées contre le double effort de la mort qui les change, ou du néant qui les attire?... Mais vous êtes là toutes encore, sur vos astres étincelants; l'homme est forcé de vous reconnaître au ciel, et la science de vous nommer. O vous, les trois grandes déesses, pardonnez-vous à la terre ingrate d'avoir oublié vos autels?

Pour rentrer dans la prose, il faut avouer que Cythère n'a conservé, de toutes ses beautés, que ses rocs de porphyre, aussi tristes à voir que de simples rochers de grès. Pas un arbre sur la côte que nous avons suivie, pas une rose, hélas! pas un coquillage le long de ce bord où les néréides avaient choisi la conque de Cypris. Je cherchais les bergers et les bergères de Watteau, leurs navires ornés de guirlandes abordant des rives fleuries; je rêvais ces folles bandes de pèlerins d'amour aux manteaux de satin changeant.... Je n'ai aperçu qu'un gentleman qui tirait aux bécasses et aux pigeons, et des soldats écossais blonds et rêveurs, cherchant peut-être à l'horizon les brouillards de leur patrie.

Nous nous arrêtâmes bientôt au port San-Nicolo, à la pointe orientale de l'île, vis-à-vis du cap Saint-Ange, qu'on apercevait à quatre lieues en mer. Le peu de durée de notre séjour n'a permis à personne de visiter Capsali, la capitale de l'île; mais on apercevait au midi le rocher qui domine la ville, et d'où l'on peut découvrir toute la surface de Cérigo, ainsi qu'une partie de la Morée, et les côtes mêmes de Candie quand le temps est pur. C'est sur cette hauteur, couronnée aujourd'hui d'un château militaire, que s'élevait le temple de Vénus Céleste. La déesse était vêtue en guerrière, armée d'un javelot, et semblait dominer la mer et garder les destins de l'archipel grec connue ces figures cabalistiques des contes arabes, qu'il faut abattre pour détruire le charme attaché à leur présence. Les Romains, issus de Vénus par leur aïeul Énée, purent seuls enlever de ce rocher superbe sa statue de bois de myrte, dont les contours puissants, drapés de voiles symboliques, rappelaient l'art primitif des Pélasges. C'était bien la grande déesse génératrice, Aphrodite Mélænia ou la Noire, portant sur la tête le polos hiératique, ayant les fers aux pieds, comme enchaînée par force aux destins de la Grèce, qui avait vaincu sa chère Troie.... Les Romains la transportèrent au Capitole, et bientôt la Grèce, étrange retour des destinées! appartint aux descendants régénérés des vaincus d'Ilion.

Qui cependant reconnaîtrait, dans la statue cosmogonique que nous venons de décrire, la Vénus frivole des poëtes, la mère des Amours, l'épouse légère du boiteux Vulcain?

On l'appelait la prévoyante, la victorieuse, la dominatrice des mers,—Euplœa, Pontia;—Apostrophia, qui détourne des passions criminelles; et encore, l'aînée des Parques, sombre idéalisation. Aux deux cotés de l'idole peinte et dorée, se tenaient les deux amours Éros et Antéros, consacrant à leur mère des pavots et des grenades. Le symbole qui la distinguait des autres déesses était le croissant surmonté d'une étoile à huit rayons; ce signe, brodé sur la pourpre, règne encore sur l'Orient, mais c'est bien chez ceux qui l'arborent que Vénus a toujours le voile sur la tête et les chaînes aux pieds.

Voilà quelle était l'austère déesse adorée à Sparte, à Corinthe et dans une partie de Cythère aux âpres rochers; celle-là était bien la fille des mères fécondées par le sang divin d'Uranus, et se dégageant froide encore des flancs engourdis de la nature et du chaos.

L'autre Vénus—car beaucoup de poëtes et de philosophes, particulièrement Platon, reconnaissaient deux Vénus différentes—était la fille de Jupiter et de Dionée; on l'appelait Vénus Populaire, et elle avait, dans une autre partie de l'île de Cythère, des autels et des sectateurs tout différents de ceux de Vénus Uranie. Les poëtes ont pu s'occuper librement de celle-là, qui n'était point, comme l'autre, protégée par les lois, d'une théogonie sévère, et ils lui prêtèrent toutes leurs fantaisies galantes, qui nous ont transmis une très-fausse image du culte sérieux des païens. Que dirait-on dans l'avenir des mystères du catholicisme, si l'on était réduit à les juger au travers des interprétations ironiques de Voltaire ou de Parny? Lucien, Ovide, Apulée, appartiennent à des époques non moins sceptiques, et ont seuls influé sur nos esprits superficiels, peu curieux d'étudier les vieux poëmes cosmogoniques dérivés des sources chaldéennes ou syriaques.


II—LA MESSE DE VÉNUS

L'Hypnérotomachie nous donne quelques détails curieux sur le culte de la Vénus Céleste dans l'île de Cythère, et, sans admettre comme une autorité ce livre où l'imagination a coloré bien des pages, on peut y rencontrer souvent le résultat d'études ou d'impressions fidèles.

Deux amants, Polyphile et Polia, se préparent au pèlerinage de Cythère.

Ils se rendent sur la rive de la mer, au temple somptueux de Vénus Physisoé? Là, des prêtresses, dirigées par une prieuse mitrée, adressent d'abord pour eux des oraisons aux dieux Foricule, Limentin, et à la déesse Cardina. Les religieuses étaient vêtues d'écarlate, et portaient, en outre, des surplis de coton clair un peu plus courts; leurs cheveux pendaient sur leurs épaules. La première tenait le livre des cérémonies; la seconde, une aumusse de fine soie; les autres, une châsse d'or, le cécespite ou couteau du sacrifice, et le préféricule, ou vase de libation; la septième portait une mitre d'or avec ses pendants; une plus petite tenait un cierge de cire vierge; toutes étaient couronnées de fleurs. L'aumusse que portait la prieuse s'attachait devant le front à un fermoir d'or incrusté d'une ananchite, pierre talismanique par laquelle on évoquait les figures des dieux.

La prieuse fit approcher les amants d'une citerne située au milieu du temple, et en ouvrit le couvercle avec une clef d'or; puis, en lisant dans le saint livre à la clarté du cierge, elle bénit l'huile sacrée, et la répandit dans la citerne; ensuite elle prit le cierge, et en fit tourner le flambeau près de l'ouverture, disant à Polia: «Ma fille, que demandez-vous?—Madame, dit-elle, je demande grâce pour celui qui est avec moi, et désire que nous puissions aller ensemble au royaume de la grande Mère divine pour boire en sa sainte fontaine.» Sur quoi, la prieuse, se tournant vers Polyphile, lui fit une demande pareille, et l'engagea à plonger tout à fait le flambeau dans la citerne. Ensuite elle attacha avec une cordelle le vase nommé lépaste, qu'elle fit descendre jusqu'à l'eau sainte, et en puisa pour la faire boire à Polia. Enfin, elle referma la citerne, et adjura la déesse d'être favorable aux deux amants.

Après ces cérémonies, les prêtresses se rendirent dans une sorte de sacristie ronde, où l'on apporta deux cygnes blancs et un vase plein d'eau marine, ensuite deux tourterelles attachées sur une corbeille garnie de coquilles et de roses, qu'on posa sur la table des sacrifices; les jeunes filles s'agenouillèrent autour de l'autel, et invoquèrent les très-saintes Grâces, Aglaïa, Thalia et Euphrosine, ministres de Cythérée, les priant de quitter la fontaine Acidale, qui est à Orchomène, en Béotie, et où elles font résidence, et, comme Grâces divines, de venir accepter la profession religieuse faite à leur maîtresse en leur nom.

Après cette invocation, Polia s'approcha de l'autel couvert d'aromates et de parfums, y mit le feu elle-même, et alimenta la flamme de branches de myrte séché. Ensuite elle dut poser dessus les deux tourterelles, frappées du couteau cécespite, et plumées sur la table d'anclabre, le sang étant mis à part dans un vaisseau sacré. Alors commença le divin service, entonné par une chantresse, à laquelle les autres répondaient; deux jeunes religieuses placées devant la prieuse accompagnaient l'office avec des flûtes lydiennes en ton lydien naturel.

Chacune des prêtresses portait un rameau de myrte, et, chantant d'accord avec les flûtes, elles dansaient autour de l'autel pendant que le sacrifice se consumait.

Je viens de résumer, à l'intention des artistes, les principaux détails de cette sorte de messe de Vénus.

Nous verrons quelles autres cérémonies se faisaient à Cythère même, dans ce royaume de la maîtresse du monde,—κυποια κυθηπεκον και εανθου κοσμου,—aujourd'hui possédé par cette autre dominatrice charmante, la reine Victoria.


III—LE SONGE DE POLYPHILE

Je suis loin de vouloir citer Polyphile comme une autorité scientifique; Polyphile, c'est-à-dire Francesco Colonna, a beaucoup cédé sans doute aux idées et aux visions de son temps; mais cela n'empêche pas qu'il n'ait puisé certaines parties de son livre aux bonnes sources grecques et latines, et je pouvais faire de même, mais j'ai mieux aimé le citer.

Que Polyphile et Polia, ces saints martyrs d'amour, me pardonnent de toucher à leur mémoire! le hasard—s'il est un hasard—a remis en mes mains leur histoire mystique, et j'ignorais à cette heure-là même qu'un savant plus poëte, un poëte plus savant que moi avait fait reluire sur ces pages le dernier éclat du génie que recélait son front penché. Il fut comme eux un des plus fidèles apôtres de l'amour pur ... et, parmi nous, l'un des derniers.

Reçois aussi ce souvenir d'un de tes amis inconnus, bon Nodier, belle âme divine, qui les immortalisais en mourant[1]! Comme toi, je croyais en eux, et comme eux à l'amour céleste, dont Polia ranimait la flamme, et dont Polyphile reconstruisait en idée le palais splendide sur les rochers cythéréens. Vous savez aujourd'hui quels sont les vrais dieux, esprits doublement couronnés: païens par le génie, chrétiens par le cœur!

Et moi qui vais descendre dans cette île sacrée que Francesco a décrite sans l'avoir vue, ne suis-je pas toujours, hélas! le fils d'un siècle déshérité d'illusions, qui a besoin de toucher pour croire, et de rêver le passé ... sur ses débris? Il ne m'a pas suffi de mettre au tombeau mes amours de chair et de cendre, pour bien m'assurer que c'est nous, vivants, qui marchons dans un monde de fantômes.

Polyphile, plus sage, a connu la vraie Cythère pour ne l'avoir point visitée, et le véritable amour pour en avoir repoussé l'image mortelle. C'est une histoire touchante qu'il faut lire dans ce dernier livre de Nodier, quand on n'a pas été à même de la deviner sous les poétiques allégories du Songe de Polyphile.

Francesco Colonna, l'auteur de cet ouvrage, était un pauvre peintre du XVe siècle, qui s'éprit d'un fol amour pour la princesse Lucrétia Polia de Trévise. Orphelin recueilli par Giacopo Bellini, père du peintre plus illustre que nous connaissons, il n'osait lever les yeux sur l'héritière d'une des plus grandes maisons de l'Italie. Ce fut elle-même qui, profitant des libertés d'une nuit de carnaval, l'encouragea à tout lui dire et se montra touchée de sa peine. C'est une noble figure que Lucrétia Polia, sœur poétique de Juliette, de Léonore et de Bianca Capello. La distance des conditions rendait le mariage impossible; l'autel du Christ ... du Dieu de l'égalité!... leur était interdit; ils rêvèrent celui de dieux plus indulgents, ils invoquèrent l'antique Éros et sa mère Aphrodite, et leurs hommages allèrent frapper des cieux lointains désaccoutumés de nos prières.

Dès lors, imitant les chastes amours des croyants de Vénus Uranie, ils se promirent de vivre séparés pendant la vie pour être unis après la mort, et, chose bizarre, ce fut sous les formes de la foi chrétienne qu'ils accomplirent ce vœu païen. Crurent-ils voir dans la Vierge et son fils l'antique symbole de la grande Mère divine et de l'enfant céleste qui embrasent les cœurs? Osèrent-ils pénétrer à travers les ténèbres mystiques jusqu'à la primitive Isis, au voile éternel, au masque changeant, tenant d'une main la croix ansée, et sur ses genoux l'enfant Horus sauveur du monde?...

Aussi bien ces assimilations étranges étaient alors de grande mode en Italie. L'école néoplatonicienne de Florence triomphait du vieil Aristote, et la théologie féodale s'ouvrait comme une noire écorce aux frais bourgeons de la renaissance philosophique qui florissait de toutes parts. Francesco devint un moine, Lucrèce une religieuse, et chacun garda en son cœur la belle et pure image de l'autre, passant les jours dans l'étude des philosophies et des religions antiques, et les nuits à rêver son bonheur futur et à le parer des détails splendides que lui révélaient les vieux écrivains de la Grèce. O double existence heureuse et bénie, si l'on en croit le livre de leurs amours! quelquefois les fêtes pompeuses du clergé italien les rapprochaient dans une même église, le long des rues, sur les places où se déroulaient des processions solennelles, et seuls, à l'insu de la foule, ils se saluaient d'un doux et mélancolique regard: «Frère, il faut mourir!—Sœur, il faut mourir!» c'est-à-dire nous n'avons plus que peu de temps à traîner notre chaîne ... Ce sourire échangé ne disait que cela.

Cependant Polyphile écrivait et léguait à l'admiration des amants futurs la noble histoire de ces combats, de ces peines, de ces délices. Il peignait les nuits enchantées où, s'échappant de notre monde plein de la loi d'un Dieu sévère, il rejoignait en esprit la douce Polia aux saintes demeures de Cythérée. L'âme fidèle ne se faisait pas attendre, et tout l'empire mythologique s'ouvrait à eux de ce moment. Comme le héros d'un poëme plus moderne et non moins sublime[2], ils franchissaient dans leur double rêve l'immensité de l'espace et des temps; la mer Adriatique et la sombre Thessalie, où l'esprit du monde ancien s'éteignit aux champs de Pharsale! Les fontaines commençaient à sourdre dans leurs grottes, les rivières redevenaient fleuves, les sommets arides des monts se couronnaient de bois sacrés; le Pénée inondait de nouveau ses grèves altérées, et partout s'entendait le travail sourd des Cabires et des Dactyles reconstruisant pour eux le fantôme d'un univers. L'étoile de Vénus grandissait comme un soleil magique et versait des rayons dorés sur ces plages désertes, que leurs morts allaient repeupler; le faune s'éveillait dans son antre, la naïade dans sa fontaine, et des bocages reverdis s'échappaient les hamadryades. Ainsi la sainte aspiration de deux âmes pures rendait pour un instant au monde ses forces déchues et les esprits gardiens de son antique fécondité.

C'est alors qu'avait lieu et se continuait nuit par nuit ce pèlerinage, qui, à travers les plaines et les monts rajeunis de la Grèce, conduisait nos deux amants à tous les temples renommés de Vénus Céleste et les faisait arriver enfin au principal sanctuaire de la déesse, à l'île de Cythère, où s'accomplissait l'union spirituelle des deux religieux, Polyphile et Polia.

Le frère Francesco mourut le premier, ayant terminé son pèlerinage et son livre; il légua le manuscrit à Lucrèce, qui, grande dame et puissante comme elle était, ne craignit point de le faire imprimer par Alde Manuce, et le fît illustrer de dessins, fort beaux la plupart, représentant les principales scènes du songe, les cérémonies des sacrifices, les temples, figures et symboles de la grande Mère divine, déesse de Cythère. Ce livre d'amour platonique fut longtemps l'évangile des cœurs amoureux dans ce beau pays d'Italie, qui ne rendit pas toujours à la Vénus Céleste des hommages si épurés.

Pouvais-je faire mieux que de relire, avant de toucher à Cythère, le livre étrange de Polyphile, qui, comme Nodier l'a fait remarquer, présente une singularité charmante; l'auteur a signé son nom et son amour en employant en tête de chaque chapitre un certain nombre de lettres choisies pour former la légende suivante: Poliam frater Franciscus Columna peramavi[3]. Que sont les amours d'Abailard et d'Héloïse auprès de cela?


[1] Franciscus Columna, dernière nouvelle de Charles Nodier.

[2] Faust, seconde partie.

[3] «Le frère Francesco Colonna a aimé tendrement Polia.»


IV—SAN-NICOLO

En mettant le pied sur le sol de Cérigo, je n'ai pu songer sans peine que cette île, dans les premières années de notre siècle, avait appartenu à la France. Héritière des possessions de Venise, notre patrie s'est vue dépouillée à son tour par l'Angleterre, qui, là, comme à Malte, annonce en latin aux passants sur une tablette de marbre, que «l'accord de l'Europe et l'amour de ces îles lui en ont, depuis 1814, assuré la souveraineté.»—Amour! dieu des Cythéréens, est-ce bien toi qui as ratifié cette prétention?

Pendant que nous rasions la côte, avant de nous abriter à San-Nicolo, j'avais aperçu un petit monument, vaguement découpé sur l'azur du ciel, et qui, du haut d'un rocher, semblait la statue encore debout de quelque divinité protectrice.... Mais, en approchant davantage, nous avons distingué clairement l'objet qui signalait cette côte à l'attention des voyageurs. C'était un gibet, un gibet à trois branches, dont une seule était garnie. Le premier gibet réel que j'aie vu encore, c'est sur le sol de Cythère, possession anglaise, qu'il m'a été donné de l'apercevoir!

Je n'irai pas à Capsali; je sais qu'il n'existe plus rien du temple que Pâris fit élever à Vénus Dionée, lorsque le mauvais temps le força de séjourner seize jours à Cythère avec Hélène qu'il enlevait à son époux. On montre encore, il est vrai, la fontaine qui fournit de l'eau à l'équipage, le bassin où la plus belle des femmes lavait de ses mains ses robes et celles de son amant; mais une église a été construite sur les débris du temple, et se voit au milieu du port. Rien n'est resté non plus sur la montagne du temple de Vénus Uranie, qu'a remplacé le fort Vénitien, aujourd'hui gardé par une compagnie écossaise.

Ainsi la Vénus Céleste et la Vénus populaire, révérées, l'une sur les hauteurs et l'autre dans les vallées, n'ont point laissé de traces dans la capitale de l'île, et l'on s'est occupé à peine de fouiller les ruines de l'ancienne ville de Scandie, près du port d'Avlémona, profondément cachées dans le sein de la terre; là, peut-être, on retrouverait quelques monuments de la troisième Vénus, l'aînée des Parques, l'antique reine du mystérieux Hadès.

Car, il faut bien le remarquer,—pour sortir du dédale où nous ont égarés les derniers poëtes latins et les mythologues modernes,—chacun des grands dieux avait trois corps et était adoré sous les trois formes: du ciel, de la terre et des enfers; cette triplicité ne peut avoir, d'ailleurs, rien de bizarre au jugement des esprits chrétiens, qui admettent trois personnes en Dieu.

Le port de San-Nicolo n'offrait à nos yeux que quelques masures le long d'une baie sablonneuse où coulait un ruisseau et où l'on avait tiré à sec quelques barques de pêcheurs; d'autres épanouissaient à l'horizon leurs voiles latines sur la ligne sombre que traçait la mer au delà du cap Spati, dernière pointe de l'île, et du cap Malée, qu'on apercevait clairement du côté de la Grèce. Personne ne vint, au moment où nous débarquions, nous demander nos papiers; les îles anglaises n'abusent pas des lois de police, et, si leur législation aboutit encore à un fouet par en bas, et par en haut à un gibet, les étrangers du moins n'ont rien à craindre de ces modes de répression.

J'étais avide de goûter les vins de la Grèce, au lieu de l'épais et sombre vin de Malte qu'on nous servait depuis deux jours à bord du bateau à vapeur. Je ne dédaignai donc pas d'entrer dans l'humble taverne qui, à d'autres heures, servait de rendez-vous commun aux garde-côtes anglais et aux mariniers grecs. La devanture peinte étalait, comme à Malte, des noms de bières et de liqueurs anglaises inscrits en or. Me voyant vêtu d'un makintosh acheté à Livourne, l'hôte se hâta de m'aller chercher un verre de wiskey; je tâchai, quant à moi, de me souvenir du nom que les grecs donnaient au vin, et je le prononçai si bien, qu'on ne me comprit nullement.—A quoi donc me sert-il d'avoir été reçu bachelier par MM. Villemain, Cousin et Guizot réunis, et d'avoir dérobé à la France vingt minutes de leur existence pour faire constater tout mon savoir? Le collége a fait de moi un si grand helléniste, que me voilà dans un cabaret de Cérigo à demander du vin, et aussitôt, remportant le wiskey refusé, l'hôte vient servir un pot de porter. Alors, je parviens à réunir trois mots d'italien, et, comme personne ne m'a jamais appris cette langue, je réussis facilement à me faire apporter une bouteille empaillée du liquide cythéréen.

C'était un bon petit vin rouge, sentant un peu l'outre où il avait séjourné, et un peu le goudron, mais plein de chaleur et rappelant assez le goût du vin asciuto d'Italie;—ô généreux sang de la grappe!... comme t'appelle George Sand, à peine es-tu en moi, que je ne suis plus le même; n'es-tu pas vraiment le sang d'un dieu? et peut-être, comme le disait l'évêque de Cloyne, le sang des esprits rebelles qui luttèrent aux anciens temps sur la terre, et qui, vaincus, anéantis sous leur forme première, reviennent, dans le vin, nous agiter de leurs passions, de leurs colères et de leurs étranges ambitions!...

Mais non, celui qui sort des veines saintes de cette île, de la terre porphyreuse et longtemps bénie où régnait la Vénus Céleste, ne peut inspirer que de bonnes et douces pensées. Aussi n'ai-je plus songé dès lors qu'à rechercher pieusement les traces des temples ruinés de la déesse de Cythère; j'ai gravi les rochers du cap Spati, où Achille en fit bâtir un, à son départ pour Troie; j'ai cherché des yeux Cranaé, située de l'autre côté du golfe et qui fut le lieu de l'enlèvement d'Hélène; mais l'île de Cranaé se confondait au loin avec les côtes de la Laconie, et le temple n'a pas laissé même une pierre sur les rocs, du haut desquels on ne découvre, en se tournant vers l'île, que des moulins à eau mis en jeu par une petite rivière qui se jette dans la baie de San-Nicolo.

En descendant, j'ai trouvé quelques-uns de nos voyageurs qui formaient le projet d'aller jusqu'à une petite ville située à deux lieues de là et plus considérable même que Capsali. Nous avons monté sur des mulets, et, sous la conduite d'un Italien qui connaissait le pays, nous avons cherché notre route entre les montagnes. On ne croirait jamais, à voir de la mer les abords hérissés des rocs de Cérigo, que l'intérieur contienne encore tant de plaines fertiles; c'est, après tout, une terre qui a soixante-six milles de circuit et dont les portions cultivées sont couvertes de cotonniers, d'oliviers et de mûriers semés parmi les vignes. L'huile et la soie sont les principales productions qui fassent vivre les habitants, et les Cythéréennes—je n'aime pas à dire Cérigotes—trouvent, à préparer cette dernière, un travail assez doux pour leurs belles mains; la culture du coton a été frappée, an contraire, par la possession anglaise....

Mais n'admirez-vous pas tout ce beau détail fait en style itinéraire? C'est que la Cythère moderne, n'étant pas sur le passage habituel des voyageurs, n'a jamais été longuement décrite, et j'aurai du moins le mérite d'en avoir dit même plus que les touristes anglais.

Le but de la promenade de mes compagnons était Potamo, petite ville à l'aspect italien, mais pauvre et délabrée; le mien était la colline d'Aplunori, située à peu de distance et où l'on m'avait dit que je pourrais rencontrer les restes d'un temple. Mécontent de ma course du cap Spati, j'espérais me dédommager dans celle-ci et pouvoir, comme le bon abbé Delille, remplir mes poches de débris mythologiques. O bonheur! je rencontre, en approchant d'Aplunori, un petit bois de mûriers et d'oliviers où quelques pins plus rares étendaient çà et là leurs sombres parasols; l'aloès et le cactus se hérissaient parmi les broussailles, et sur la gauche s'ouvrait de nouveau le grand œil bleu de la mer que nous avions quelque temps perdue de vue. Un mur de pierre semblait clore en partie le bois, et, sur un marbre, débris d'une ancienne arcade qui surmontait une porte carrée, je pus distinguer ces mots: ΚΑΡΔΙΩΝ ΘΕΡΑΠΙΑ (guérison des cœurs).

Cette légende m'a fait soupirer.


V—APLUNORI

La colline d'Aplunori ne présente que peu de ruines, mais elle a gardé les restes plus rares de la végétation sacrée qui jadis parait le front des montagnes; des cyprès toujours verts et quelques oliviers antiques dont le tronc crevassé est le refuge des abeilles, ont été conservés par une sorte de vénération traditionnelle qui s'attache à ces lieux célèbres. Les restes d'une enceinte de pierre protègent, seulement du coté de la mer, ce petit bois qui est l'héritage d'une famille; la porte a été surmontée d'une pierre voûtée, provenant des ruines et dont j'ai signalé déjà l'inscription. Au delà de l'enceinte est une petite maison entourée d'oliviers, habitation de pauvres paysans grecs, qui ont vu se succéder depuis cinquante ans les drapeaux vénitiens, français et anglais sur les tours du fort qui protège San-Nicolo, et qu'on aperçoit à l'autre extrémité de la baie. Le souvenir de la république française et du général Bonaparte, qui les avait affranchis en les incorporant à la république des Sept-Iles, est encore présent à l'esprit des vieillards.

L'Angleterre a rompu ces frêles libertés depuis 1815, et les habitants de Cérigo ont assisté sans joie au triomphe de leurs frères de la Morée. L'Angleterre ne fait pas des Anglais des peuples qu'elle conquiert, je veux dire qu'elle acquiert, elle en fait des ilotes, quelquefois des domestiques; tel est le sort des Maltais, tel serait celui des Grecs de Cérigo, si l'aristocratie anglaise ne dédaignait comme séjour cette île poudreuse et stérile. Cependant il est une sorte de richesse dont nos voisins ont encore pu dépouiller l'antique Cythère: je veux parler de quelques bas-reliefs et statues qui indiquaient encore les lieux dignes de souvenir. Ils ont enlevé d'Aplunori une frise de marbre sur laquelle on pouvait lire, malgré quelques abréviations, ces mots, qui furent recueillis en 1798 par des commissaires de la république française: Ναὸς Ἁφροδίτης θεᾶς κυρίας Κυθηρίων, και Παντὸς κὸσμου (temple de Vénus, déesse maîtresse des Cythéréens et du monde entier).

Cette inscription ne peut laisser de doute sur le caractère des ruines; mais, en outre, un bas-relief enlevé aussi par les Anglais avait servi longtemps de pierre à un tombeau dans le bois d'Aplunori. On y distinguait les images de deux amants venant offrir des colombes à la déesse, et s'avançant au delà de l'autel, près duquel était déposé le vase des libations. La jeune fille, vêtue d'une longue tunique, présentait les oiseaux sacrés, tandis que le jeune homme, appuyé d'une main sur son bouclier, semblait de l'autre aider sa compagne à déposer son présent aux pieds de la statue; Vénus était vêtue à peu près comme la jeune fille, et ses cheveux, tressés sur les tempes, lui descendaient en boucles sur le cou.

Il est évident que le temple situé sur cette colline n'était pas consacré à Vénus Uranie, ou Céleste, adorée dans d'autres quartiers de l'île, mais à cette seconde Vénus, Populaire ou Terrestre, qui présidait aux mariages. La première, apportée par des habitants de la ville d'Ascalon en Syrie, divinité sévère, au symbole complexe, au sexe douteux, avait tous les caractères des images primitives surchargées d'attributs et d'hiéroglyphes, telles que la Diane d'Ephèse ou la Cybèle de Phrygie; elle fut adoptée par les Spartiates, qui, les premiers, avaient colonisé l'île; la seconde, plus riante, plus humaine, et dont le culte, introduit par les Athéniens vainqueurs, fut le sujet de guerres civiles entre les habitants, avait une statue renommée dans toute la Grèce comme une merveille de l'art, elle était nue et tenait à sa main droite une coquille marine; ses fils Eros et Antéros l'accompagnaient, et devant elle était un groupe de trois Grâces dont deux la regardaient, et dont la troisième était tournée du côté opposé. Dans la partie orientale du temple, on remarquait la statue d'Hélène; ce qui est cause probablement que les habitants du pays donnent à ces ruines le nom de palais d'Hélène.

Deux jeunes gens se sont offerts à me conduire aux ruines de l'ancienne ville de Cythère, dont l'entassement poudreux s'apercevait le long de la mer entre la colline d'Aplunori et le port de San-Nicolo; je les avais donc dépassées en me rendant à Potamo par l'intérieur des terres; mais la route n'était praticable qu'à pied, et il fallut renvoyer le mulet au village. Je quittai à regret ce peu d'ombrage plus riche en souvenirs que les quelques débris de colonnes et de chapiteaux dédaignés par les collectionneurs anglais. Hors de l'enceinte du bois, trois colonnes tronquées subsistaient debout encore au milieu d'un champ cultivé; d'autres débris ont servi à la construction d'une maisonnette à toit plat, située au point le plus escarpé de la montagne, mais dont une antique chaussée de pierre garantit la solidité. Ce reste des fondations du temple sert de plus à former une sorte de terrasse qui retient la terre végétale nécessaire aux cultures et si rare dans l'île depuis la destruction des forêts sacrées.

On trouve encore sur ce point une excavation provenant de fouilles; une statue de marbre blanc drapée à l'antique, et très-mutilée, en avait été retirée; mais il a été impossible d'en déterminer les caractères spéciaux. En descendant à travers les rochers poudreux, variés parfois d'oliviers et de vignes, nous avons traversé un ruisseau qui descend vers la mer en formant des cascades, et qui coule parmi des lentisques, des lauriers-roses et des myrtes. Une chapelle grecque s'est élevée sur les bords de cette eau bienfaisante, et parait avoir succédé à un monument plus ancien.


VI—PALÆOCASTRO

Nous suivons dès lors le bord de la mer en marchant sur les sables et en admirant de loin en loin des cavernes où les flots vont s'engouffrer dans les temps d'orage; les cailles de Cérigo, fort appréciées des chasseurs, sautelaient çà et là sur les rochers voisins, dans les touffes de sauge aux feuilles cendrées. Parvenus au fond de la baie, nous avons pu embrasser du regard toute la colline de Palæocastro couverte de débris, et que dominent encore les tours et les murs ruinés de l'antique ville de Cythère. L'enceinte en est marquée sur le penchant tourné vers la mer, et les restes des bâtiments sont cachés en partie sous le sable marin qu'amoncelle l'embouchure d'une petite rivière. Il semble que la plus grande partie de la ville ait disparu peu à peu sous l'effort de la mer croissante, à moins qu'un tremblement de terre, dont tous ces lieux portent les traces, n'ait changé l'assiette du terrain. Selon les habitants, lorsque les eaux sont très-claires, on distingue au fond de la mer les restes de constructions considérables.

En traversant la petite rivière, on arrive aux anciennes catacombes pratiquées dans un rocher qui domine les ruines de la ville et où l'on monte par un sentier taillé dans la pierre. La catastrophe qui apparaît dans certains détails de cette plage désolée a fendu dans toute sa hauteur cette roche funéraire et ouvert au grand jour les hypogées qu'elle renferme. On distingue par l'ouverture les côtés correspondants de chaque salle séparés comme par prodige; c'est après avoir gravi le rocher qu'on parvient à descendre dans ces catacombes qui paraissent avoir été habitées récemment par des pâtres; peut-être ont-elles servi de refuge pendant les guerres, ou à l'époque de la domination des Turcs.

Le sommet même du rocher est une plate-forme oblongue, bordée et jonchée de débris qui indiquent la ruine d'une construction beaucoup plus élevée; sans doute, c'était un temple dominant les sépulcres et sous l'abri duquel reposaient des cendres pieuses. Dans la première chambre que l'on rencontre ensuite, on remarque deux sarcophages taillés dans la pierre et couverts d'une arcade cintrée; les dalles qui les fermaient et dont on ne voit plus que les débris étaient seules d'un autre morceau; aux deux côtés, des niches ont été pratiquées dans le mur, soit pour placer des lampes ou des vases lacrymatoires, soit encore pour contenir des urnes funéraires. Mais, s'il y avait ici des urnes, à quoi bon plus loin des cercueils? Il est certain que l'usage des anciens n'a pas toujours été de brûler les corps, puisque, par exemple, l'un des Ajax fut enseveli dans la terre; mais, si la coutume a pu varier selon les temps, comment l'un et l'autre mode aurait-il été indiqués dans le même monument? Se pourrait-il encore que ce qui nous semble des tombeaux ne fût que des cuves d'eau lustrale multipliées pour le service des temples? Le doute est ici permis. L'ornement de ces chambres paraît avoir été fort simple comme architecture; aucune sculpture, aucune colonne n'en vient varier l'uniforme construction; les murs sont taillés carrément, le plafond est plat; seulement, l'on s'aperçoit que primitivement les parois ont été revêtues d'un mastic où apparaissent des traces d'anciennes peintures exécutées en rouge et en noir à la manière des Étrusques.

Des curieux ont déblayé l'entrée d'une salle plus considérable pratiquée dans le massif de la montagne; elle est vaste, carrée et entourée de cabinets ou cellules, séparés par des pilastres et qui peuvent avoir été soit des tombeaux, soit des chapelles; car, selon bien des gens, cette excavation immense serait la place d'un temple consacré aux divinités souterraines.


VII—LES TROIS VÉNUS

Il est difficile de dire si c'est sur ce rocher qu'était bâti le temple de Vénus Céleste, indiqué par Pausanias comme dominant Cythère, ou si ce monument s'élevait sur la colline encore couverte des ruines de cette cité, que certains auteurs appellent aussi la Ville de Ménélas. Toujours est-il que la disposition singulière de ce rocher m'a rappelé celle d'un autre temple d'Uranie que l'auteur grec décrit ailleurs comme étant placé sur une colline hors des murs de Sparte. Pausanias lui-même, Grec de la décadence, païen d'une époque où l'on avait perdu le sens des vieux symboles, s'étonne de la construction toute primitive des deux temples superposés consacrés à la déesse. Dans l'un, celui d'en bas, on la voit couverte d'armures, telle que Minerve (ainsi que la peint une épigramme d'Ausone); dans l'autre, elle est représentée couverte entièrement d'un voile, avec des chaînes aux pieds. Cette dernière statue, taillée en bois de cèdre, avait été, dit-on, érigée par Tyndare et s'appelait Morpho, autre surnom de Vénus. Est-ce la Vénus souterraine, celle que les Latins appelaient Libitina, celle qu'on représentait aux enfers, unissant Pluton à la froide Perséphonè, et qui, encore sous le surnom d'aînée des Parques, se confond parfois avec la belle et pâle Némésis?

On a souri des préoccupations de ce poétique voyageur «qui s'inquiétait tant de la blancheur des marbres;» peut-être s'étonnera-t-on dans ce temps-ci de me voir dépenser tant de recherches à constater la triple personnalité de la déesse de Cythère. Certes, il n'était pas difficile de trouver, dans ses trois cents surnoms et attributs, la preuve qu'elle appartenait à la classe de ces divinités panthées, qui présidaient à toutes les forces de la nature dans les trois régions du ciel, de la terre et des lieux souterrains. Mais j'ai voulu surtout montrer que le culte des Grecs s'adressait principalement à la Vénus austère, idéale et mystique, que les néoplatoniciens d'Alexandrie purent opposer, sans honte, à la Vierge des chrétiens. Cette dernière, plus humaine, plus facile à comprendre pour tous, a vaincu désormais la philosophique Uranie. Aujourd'hui, la Panagia grecque a succédé, sur ces mêmes rivages, aux honneurs de l'antique Aphrodite; l'église ou la chapelle se rebâtit des ruines du temple et s'applique à en couvrir les fondements; les mêmes superstitions s'attachent presque partout à des attributs tout semblables; la Panagia, qui tient à la main un éperon de navire, a pris la place de Vénus Pontia; une autre reçoit, comme la Vénus Calva, un tribut de chevelures que les jeunes filles suspendent aux murs de sa chapelle. Ailleurs s'élevait la Vénus des flammes, ou la Vénus des abîmes; la Vénus Apostrophia, qui détournait des pensées impures, ou la Vénus Péristéria, qui avait la douceur et l'innocence des colombes: la Panagia suffit encore à réaliser tons ces emblèmes. Ne demandez pas d'autres croyances aux descendants des Achéens: le christianisme ne les a pas vaincus, ils l'ont plié à leurs idées; le principe féminin, et, comme dit Gœthe, le féminin céleste régnera toujours sur ce rivage. La Diane sombre et cruelle du Bosphore, la Minerve prudente d'Athènes, la Vénus Armée de Sparte, telles étaient leurs plus sincères religions: la Grèce d'aujourd'hui remplace par une seule vierge tous ces types de vierges saintes, et compte pour bien peu de chose la trinité masculine et tous les saints de la légende, à l'exception de saint Georges, le jeune et brillant cavalier.

En quittant ce rocher bizarre, tout percé de salles funèbres, et dont la mer ronge assidûment la base, nous sommes arrivés à une grotte que les stalactites ont décorée de piliers et de franges merveilleuses; des bergers y avaient abrité leurs chèvres contre les ardeurs du jour; mais le soleil commença bientôt à décliner vers l'horizon en jetant sa pourpre au rocher lointain de Cérigotto, vieille retraite des pirates; la grotte était sombre et mal éclairée à cette heure, et je ne fus pas tenté d'y pénétrer avec des flambeaux; cependant tout y révèle encore l'antiquité de cette terre aimée des cieux. Des pétrifications, des fossiles, des amas même d'ossements antédiluviens ont été extraits de cette grotte, ainsi que de plusieurs autres points de l'île. Ainsi ce n'est pas sans raison que les Pélasges avaient placé là le berceau de la fille d'Uranus, de cette Vénus si différente de celle des peintres et des poëtes, qu'Orphée invoquait en ces termes: «Vénérable déesse, qui aime les ténèbres ... visible et invisible ... dont toutes choses émanent, car tu donnes des lois au monde entier, et tu commandes même aux Parques, souveraine de la nuit!»


VIII—LES CYCLADES

Cérigo et Cérigotto montraient encore à l'horizon leurs contours anguleux; bientôt nous tournâmes la pointe du cap Malée, passant si près de la Morée, que nous distinguions tous les détails du paysage. Une habitation singulière attira nos regards; cinq ou six arcades de pierre soutenaient le devant d'une sorte de grotte précédée d'un petit jardin. Les matelots nous dirent que c'était la demeure d'un ermite, qui depuis longtemps vivait et priait sur ce promontoire isolé. C'est un lieu magnifique, en effet, pour rêver au bruit des flots comme un moine romantique de Byron! Les vaisseaux qui passent envoient quelquefois une barque porter des aumônes à ce solitaire, qui probablement est en proie à la curiosité des Anglais. Il ne se montra pas pour nous: peut-être est-il mort.

A deux heures du matin, le bruit de la chaîne laissant tomber l'ancre nous éveillait tous, et nous annonçait entre deux rêves que, ce jour-là même, nous foulerions le sol de la Grèce véritable et régénérée. La vaste rade de Syra nous entourait comme un croissant.

Je vis depuis ce matin dans un ravissement complet. Je voudrais m'arrêter tout à fait chez ce bon peuple hellène, au milieu de ces îles aux noms sonores, et d'où s'exhale comme un parfum du Jardin des Racines grecques. Ah! que je remercie à présent mes bons professeurs, tant de fois maudits, de m'avoir appris de quoi pouvoir déchiffrer, à Syra, l'enseigne d'un barbier, d'un cordonnier on d'un tailleur. Eh quoi! voici bien les mêmes lettres rondes et les mêmes majuscules ... que je savais si bien lire du moins, et que je me donne le plaisir d'épeler tout haut dans la rue.

—Καλιμέρα (bonjour), me dit le marchand d'un air affable, en me faisant l'honneur de ne pas me croire Parisien.

—Πόσα (combien)? dis-je en choisissant quelque bagatelle.

—Δέκα δράγμαι (dix drachmes), me répond-il d'un ton classique.

Heureux homme pourtant, qui sait le grec de naissance, et ne se doute pas qu'il parle en ce moment comme un personnage de Lucien.

Cependant le batelier me poursuit encore sur le quai et me crie comme Caron à Ménippe:

—Ἀπόδος, ὦ κατὰρατε, τὰ πορθμεῖα (paye-moi, gredin, le prix du passage!)

Il n'est pas satisfait d'un demi-franc que je lui ai donné; il veut une drachme (quatre-vingt-dix centimes): il n'aura pas même une obole. Je lui réponds vaillamment avec quelques phrases des Dialogues des Morts. Il se retire en grommelant des jurons d'Aristophane.

Il me semble que je marche au milieu d'une comédie. Le moyen de croire à ce peuple en veste brodée, en jupon plissé à gros tuyaux (fustanelle), coiffé de bonnets rouges, dont l'épais flocon de soie retombe sur l'épaule, avec des ceintures hérissées d'armes éclatantes, des jambières et des babouches! C'est encore le costume exact de l'Ile des Pirates ou du Siège de Missolonghi. Chacun passe pourtant sans se douter qu'il a l'air d'un comparse, et c'est mon hideux vêtement de Paris qui provoque seul, parfois, un juste accès d'hilarité.

Oui, mes amis! c'est moi qui suis un barbare, un grossier fils du Nord, et qui fais tache dans votre foule bigarrée. Comme le Scythe Anacharsis.... Oh! pardon, je voudrais bien me tirer de ce parallèle ennuyeux.

Mais c'est bien le soleil d'Orient et non le pâle soleil du lustre qui éclaire cette jolie ville de Syra, dont le premier aspect produit l'effet d'une décoration impossible. Je marche en pleine couleur locale, unique spectateur d'une scène étrange, où le passé renaît sous l'enveloppe du présent.

Tenez, ce jeune homme aux cheveux bouclés, qui passe en portant sur l'épaule le corps difforme d'un chevreau noir.... Dieux puissants! c'est une outre de vin, une outre homérique, ruisselante et velue. Le garçon sourit de mon étonnement, et m'offre gracieusement de délier l'une des pattes de sa bête, afin de remplir ma coupe d'un vin de Samos emmiellé.

—O jeune Grec! dans quoi me verseras-tu ce nectar? car je ne possède point de coupe, je te l'avouerai.

—Πίθι (bois)? me dit-il en tirant de sa ceinture une corne tronquée garnie de cuivre et faisant jaillir de la patte de foutre un flot du liquide écumeux.

J'ai tout avalé sans grimace et sans rien rejeter, par respect pour le sol de l'antique Scyros que foulèrent les pieds d'Achille enfant!

Je puis dire aujourd'hui que cela sentait affreusement le cuir, la mélasse et la colophane; mais assurément c'est bien là le même vin qui se buvait aux noces de Pélée, et je bénis les dieux qui m'ont fait l'estomac d'un Lapithe sur les jambes d'un Centaure.

Ces dernières ne m'ont pas été inutiles non plus dans cette ville bizarre, bâtie en escalier, et divisée en deux cités, l'une bordant la mer (la neuve), et l'autre (la cité vieille) couronnant la pointe d'une montagne en pain de sucre, qu'il faut gravir aux deux tiers avant d'y arriver.

Me préservent les chastes Piérides de médire aujourd'hui des monts rocailleux de la Grèce! ce sont les os puissants de cette vieille mère (la nôtre à tous) que nous foulons d'un pied débile. Ce gazon rare où fleurit la triste anémone rencontre à peine assez de terre pour étendre sur elle un reste de manteau jauni. O Muses! ô Cybèle!... Quoi! pas même une broussaille, une touffe d'herbe plus haute indiquant la source voisine!... Hélas! j'oubliais que, dans la ville neuve où je viens de passer, l'eau pure se vend au verre, et que je n'ai rencontré qu'un porteur de vin.

Me voici donc enfin dans la campagne, entre les deux villes. L'une, au bord de la mer, étalant son luxe de favorite des marchands et des matelots, son bazar à demi turc, ses chantiers de navires, ses magasins et ses fabriques neuves, sa grande rue bordée de merciers, de tailleurs et de libraires; et, sur la gauche, tout un quartier de négociants, de banquiers et d'armateurs, dont les maisons, déjà splendides, gravissent et couvrent peu à peu le rocher, qui tourne à pic sur une mer bleue et profonde. L'autre, qui, vue du port, semblait former la pointe d'une construction pyramidale, se montre maintenant détachée de sa base apparente par un large pli de terrain, qu'il faut traverser avant d'atteindre la montagne, dont elle coiffe bizarrement le sommet.

Qui ne se souvient de la ville de Laputa du bon Swift, suspendue dans les airs par une force magique et venant de temps à autre se poser quelque part sur notre terre pour y faire provision de ce qui lui manque. Voilà exactement le portrait de Syra la vieille, moins la faculté de locomotion. C'est bien elle encore qui «d'étage en étage escalade la nue,» avec vingt rangées de petites maisons à toits plats, qui diminuent régulièrement jusqu'à l'église de Saint-Georges, dernière assise de cette pointe pyramidale. Deux autres montagnes plus hautes élèvent derrière celle-ci leur double piton, entre lequel se détache de loin cet angle de maisons blanchies à la chaux. Cela forme un coup d'œil tout particulier.


IX—SAINT-GEORGES

On monte assez longtemps encore à travers les cultures; de petits murs en pierres sèches indiquent la borne des champs; puis la montée devient plus rapide et l'on marche sur le rocher nu; enfin l'on touche aux premières maisons; la rue étroite s'avance en spirale vers le sommet de la montagne; des boutiques pauvres, des salles de rez-de-chaussée où les femmes causent ou filent, des bandes d'enfants à la voix rauque, aux traits charmants, courant çà et là ou jouant sur le seuil des masures, des jeunes filles se voilant à la hâte, tout effarées de voir dans la rue quelque chose d'aussi rare qu'un passant; des cochons de lait et des volailles troublés, dans la paisible possession de la voie publique, refluant vers les intérieurs; çà et là d'énormes matrones rappelant ou cachant leurs enfants pour les garder du mauvais œil: tel est le spectacle assez vulgaire qui frappe partout l'étranger.

Étranger! mais le suis-je donc tout à fait sur cette terre du passé? Oh! non, déjà quelques voix bienveillantes ont salué mon costume, dont tout à l'heure j'avais honte.

Καθολικός! Tel est le mot que des enfants répètent autour de moi.

Et l'on me guide à grands cris vers l'église de Saint-Georges, qui domine la ville et la montagne. Catholique! Vous êtes bien bons, mes amis; catholique, vraiment je l'avais oublié. Je tâchais de penser aux dieux immortels, qui ont inspiré tant de nobles génies, tant de hautes vertus! J'évoquais de la mer déserte et du sol aride les fantômes riants que rêvaient vos pères, et je m'étais dit, en voyant si triste et si nu tout cet archipel des Cyclades, ces côtes dépouillées, ces baies inhospitalières, que la malédiction de Neptune avait frappé la Grèce oublieuse.... La verte naïade est morte épuisée dans sa grotte, les dieux des bocages ont disparu de cette terre sans ombre, et toutes ces divines animations de la matière se sont retirées peu à peu comme la vie d'un corps glacé. Oh! n'a-t-on pas compris ce dernier cri jeté par un monde mourant, quand de pâles navigateurs s'en vinrent raconter qu'en passant, la nuit, près des côtes de Thessalie, ils avaient entendu une grande voix qui criait: «Pan est mort!» Mort, eh quoi! lui, le compagnon des esprits simples et joyeux, le dieu qui bénissait l'hymen fécond de l'homme et de la terre! il est mort, lui par qui tout avait coutume de vivre! mort sans lutte au pied de l'Olympe profané, mort comme un dieu peut seulement mourir, faute d'encens et d'hommages, et frappé au cœur comme un père par l'ingratitude et l'oubli! Et maintenant ... arrêtez-vous, enfants, que je contemple encore cette pierre ignorée qui rappelle son culte et qu'on a scellée par hasard dans le mur de la terrasse qui soutient votre église; laissez-moi toucher ces attributs sculptés représentant un cistre, des cimbales, et, au milieu, une coupe couronnée de lierre; c'est le débris de son autel rustique, que vos aïeux ont entouré avec ferveur, en des temps où la nature souriait au travail, où Syra s'appelait Syros....

Ici, je ferme une période un peu longue pour ouvrir une parenthèse utile. J'ai confondu plus haut Syros avec Scyros. Faute d'un c, cette île aimable perdra beaucoup dans mon estime; car c'est ailleurs décidément que le jeune Achille fut élevé parmi les filles de Lycomède, et, si j'en crois mon itinéraire, Syra ne peut se glorifier que d'avoir donné le jour à Phérécyde, le maître de Pythagore et l'inventeur de la boussole.... Que les itinéraires sont savants!

On est allé chercher le bedeau pour ouvrir l'église; et je m'assieds, en attendant, sur le rebord de la terrasse, au milieu d'une troupe d'enfants bruns et blonds comme partout, mais beaux comme ceux des marbres antiques, avec des yeux que le marbre ne peut rendre et dont la peinture ne peut fixer l'éclat mobile. Les petites filles vêtues comme de petites sultanes, avec un turban de cheveux tressés, les garçons ajustés en filles, grâce à la jupe grecque plissée et à la longue chevelure tordue sur les épaules, voilà ce que Syra produit toujours à défaut de fleurs et d'arbustes; cette jeunesse sourit encore sur le sol dépouillé.... N'ont-ils pas dans leur langue aussi quelque chanson naïve correspondant à cette ronde de nos jeunes filles, qui pleure les bois déserts et les lauriers coupés? Mais Syra répondrait que ses bois sillonnent les eaux et que ses lauriers se sont épuisés à couronner le front de ses marins!... N'as-tu pas été aussi le grand nid des pirates, ô vertueux rocher! deux fois catholique, latin sur la montagne et grec sur le rivage: et n'es-tu pas toujours celui des usuriers?

Mon itinéraire ajoute que la plupart des riches négociants de la ville basse ont fait fortune pendant la guerre de l'indépendance par le commerce que voici: leurs vaisseaux, sous pavillon turc, s'emparaient de ceux que l'Europe avait envoyés porter des secours d'argent et d'armes à la Grèce; puis, sous pavillon grec, ils allaient revendre les armes et les provisions à leurs frères de Morée ou de Chio; quant à l'argent, ils ne le gardaient pas, mais le prêtaient aussi sous bonne garantie à la cause de l'indépendance, et conciliaient ainsi leurs habitudes d'usuriers et de pirates avec leurs devoirs d'Hellènes. Il faut dire aussi qu'en général la ville haute tenait pour les Turcs par suite de son christianisme romain. Le général Fabvier, passant à Syra, et se croyant au milieu des Grecs orthodoxes, y faillit être assassiné.... Peut-être eût-on voulu pouvoir vendre aussi à la Grèce reconnaissante le corps illustre du guerrier.

Quoi! vos pères auraient fait cela, beaux enfants aux cheveux d'or et d'ébène, qui me voyez avec admiration feuilleter ce livre, plus ou moins véridique, en attendant le bedeau? Non! j'aime mieux en croire vos yeux si doux, ce qu'on reproche à votre race doit être attribué à ce ramas d'étrangers sans nom, sans culte et sans patrie, qui grouillent encore sur le port de Syra, ce carrefour de l'Archipel. Et, d'ailleurs, le calme de vos rues désertes, cet ordre et cette pauvreté.... Voici le bedeau portant les clefs de l'église Saint-Georges. Entrons: non ... je vois ce que c'est.

Une colonnade modeste, un autel de paroisse campagnarde, quelques vieux tableaux sans valeur, un saint Georges sur fond d'or, terrassant celui qui se relève toujours ... cela vaut-il la chance d'un refroidissement sous ces voûtes humides, entre ces murs massifs qui pèsent sur les ruines d'un temple des dieux abolis? Non! pour un jour que je passe en Grèce, je ne veux pas braver la colère d'Apollon! Je n'exposerai pas à l'ombre mon corps tout échauffé des feux divins qui ont survécu à sa gloire. Arrière, souffle du tombeau!

D'autant plus qu'il y a dans ce livre que je tiens un passage qui m'a fortement frappé: «Avant d'arriver à Delphes, on trouve, sur la route de Livadie, plusieurs tombeaux antiques. L'un d'eux, dont l'entrée a la forme d'une porte colossale, a été fendu par un tremblement de terre, et de la fente sort le tronc d'un laurier sauvage. Dodwel nous apprend qu'il règne dans le pays une tradition rapportant qu'à l'instant de la mort de Jésus-Christ, un prêtre d'Apollon offrait un sacrifice dans ce lieu même, quand, s'arrêtant tout à coup, il s'écria qu'un nouveau dieu venait de naître, dont la puissance égalerait celle d'Apollon, mais qui finirait pourtant par lui céder. A peine eut-il prononcé ce blasphème, que le rocher se fendit, et il tomba mort, frappé par une main invisible.»

Et moi, fils d'un siècle douteur, n'ai-je pas bien fait d'hésiter à franchir le seuil, et de m'arrêter plutôt encore sur la terrasse à contempler Tina prochaine, et Naxos, et Paros, et Mycone, éparses sur les eaux, et plus loin cette côte basse et déserte, visible encore au bord du ciel, qui fut Délos, l'île d'Apollon!...


X—LES MOULINS DE SYRA

Je n'ai plus à parler beaucoup de la Grèce. Encore un seul mot. J'ai entraîné le lecteur avec moi sur le sommet de cette montagne en pain de sucre couronnée de maisons, que je comparais à la ville suspendue en l'air de Laputa;—il faut bien l'en faire redescendre; autrement, son esprit resterait perché pour toujours sur la terrasse de l'église du grand Saint-Georges, qui domine la vieille ville de Syra. Je ne connais rien de plus triste qu'un voyage inachevé.—J'ai souffert plus que personne de la mort du pauvre Jacquemont, qui m'a laissé un pied en l'air sur je ne sais quelle cime de l'Himalaya, et cela me contrarie fortement toutes les fois que je pense à l'Inde. Le bon Yorick lui-même n'a pas craint de nous condamner volontairement à l'éternelle et douloureuse curiosité de savoir ce qui s'est passé entre le révérend et la dame piémontaise dans cette fameuse chambre à deux lits que l'on sait. Cela est au nombre des petites misères si grosses de la vie humaine:—il semble que l'on ait affaire à ces enchanteurs malencontreux qui vous prennent dans une conjuration magique dont ils ne savent plus vous tirer et qui vous y laissent, transformés—en quoi?—en point d'interrogation.

Ce qui m'arrêtait, il faut bien le dire, c'était le désir de raconter —et la crainte de ne pouvoir énoncer convenablement une certaine aventure qui m'est arrivée en descendant la montagne—dans un de ces moulins à six ailes qui décorent si bizarrement les hauteurs de toutes les îles grecques.

Un moulin à vent à six ailes qui battent joyeusement l'air, comme les longues ailes membraneuses des cigales, cela gâte beaucoup moins la perspective que nos affreux moulins de Picardie; pourtant cela ne fait qu'une figure médiocre auprès des ruines solennelles de l'antiquité. N'est-il pas triste de songer que la côte de Délos en est couverte? Les moulins sont le seul ombrage de ces lieux stériles, autrefois couverts de bois sacrés. En descendant de Syra la vieille à Syra la nouvelle, bâtie au bord de la mer sur les ruines de l'antique Hermopolis, il a bien fallu me reposer à l'ombre de ces moulins, dont le rez-de-chaussée est généralement un cabaret. Il y a des tables devant la porte, et l'on vous sert, dans des bouteilles empaillées, un petit vin rougeâtre qui sent le goudron et le cuir. Une vieille femme s'approche de la table où j'étais assis et me dit:

—Κοκόνιτζα! καλὶ!

On sait déjà que le grec moderne s'éloigne beaucoup moins qu'on ne le croit de l'ancien. Ceci est vrai à ce point que les journaux, la plupart écrits en grec ancien, sont cependant compris de tout le monde.... Je ne me donne pas pour un helléniste de première force; mais je voyais bien, par le second mot, qu'il s'agissait de quelque chose de beau. Quant au substantif Κοκόνιτζα, j'en cherchais en vain la racine dans ma mémoire, meublée seulement des dizains classiques de Lancelot.

—Après tout, me dis-je, cette femme reconnaît en moi un étranger; elle veut peut-être me montrer quelque ruine, me faire voir quelque curiosité. Peut-être est-elle chargée d'un galant message, car nous sommes dans le Levant, pays d'aventures.

Comme elle me faisait signe de la suivre, je la suivis. Elle me conduisit plus loin à un autre moulin. Ce n'était plus un cabaret: une sorte de tribu farouche, de sept ou huit drôles mal vêtus, remplissait l'intérieur de la salle basse. Les uns dormaient, d'autres jouaient aux osselets. Ce tableau d'intérieur n'avait rien de gracieux. La vieille m'offrit d'entrer. Comprenant à peu près la destination de l'établissement, je fis mine de vouloir retourner à l'honnête taverne où la vieille m'avait rencontré. Elle me retint par la main en criant de nouveau:

—Κοκόνιτζα! Κοκόνιτζα!

Et, sur ma répugnance à pénétrer dans la maison, elle me fit signe de rester seulement à l'endroit où j'étais.

Elle s'éloigna de quelques pas et se mit comme à l'affût derrière une haie de cactus qui bordait un sentier conduisant à la ville. Des filles de la campagne passaient de temps en temps, portant de grands vases de cuivre sur la hanche quand ils étaient vides, sur la tête quand il étaient pleins. Elles allaient à une fontaine située près de là, ou en revenaient. J'ai su depuis que c'était l'unique fontaine de l'île. Tout à coup la vieille se mit à siffler, l'une des paysannes s'arrêta et passa précipitamment par une des ouvertures de la haie. Je compris tout de suite la signification du mot Κοκόνιτζα! Il s'agissait d'une sorte de chasse aux jeunes filles. La vieille sifflait ... le même air sans doute que siffla le vieux serpent sous l'arbre du mal ... et une pauvre paysanne venait de se faire prendre à l'appeau.

Dans les îles grecques, toutes les femmes qui sortent sont voilées comme si l'on était en pays turc. J'avouerai que je n'étais pas fâché, pour un jour que je passais en Grèce, de voir au moins un visage de femme. Et pourtant, cette simple curiosité de voyageur n'était-elle pas déjà une sorte d'adhésion au manège de l'affreuse vieille? La jeune femme paraissait tremblante et incertaine; peut être était-ce la première fois qu'elle cédait à la tentation embusquée derrière cette haie fatale! La vieille leva le pauvre voile bleu de la paysanne. Je vis une figure pâle, régulière, avec des yeux assez sauvages; deux grosses tresses de cheveux noirs entouraient la tête comme un turban. Il n'y avait rien là du charme dangereux de l'antique hétaïre; de plus, la paysanne se tournait à chaque instant avec inquiétude du côté de la campagne en disant:

—Ὦ ἀνδρός μου! ὦ ἀνδρός μου! (Mon mari! mon mari!)

La misère, plus que l'amour, apparaissait dans toute son attitude. J'avoue que j'eus peu de mérite à résister à la séduction. Je lui pris la main, où je mis deux ou trois drachmes, et je lui fis signe qu'elle pouvait redescendre dans le sentier.

Elle parut hésiter un instant; puis, portant la main à ses cheveux, elle tira d'entre les nattes tordues autour de sa tête, une de ces amulettes que portent tontes les femmes des pays orientaux, et me la donna en disant un mot que je ne pus comprendre.

C'était un petit fragment de vase on de lampe antique, qu'elle avait sans doute ramassé dans les champs, entortillé dans un morceau de papier rouge, et sur lequel j'ai cru distinguer une petite figure de génie monté sur un char ailé entre deux serpents. Au reste, le relief est tellement fruste, qu'on peut y voir tout ce que l'on veut.... Espérons que cela me portera bonheur dans mon voyage.

Triste spectacle, en somme, que celui de cette corruption des pays orientaux où un faux esprit de morale a supprimé la courtisane joyeuse et insouciante des poëtes et des philosophes.—Ici, c'est la passion de Corydon qui succède à celle d'Alcibiade;—là, c'est le sexe entier qu'on déprave pour éviter un moindre mal peut-être; la tache s'élargit sans s'effacer; la misère réalise un gain furtif qui la corrompt sans l'enrichir. Ce n'est plus même la pâle image de l'amour, ce n'en est que le spectre fatal et douloureux.—On va voir jusqu'où s'étend le préjugé social si maladroit et si impuissant à la fois. Les Grecs aiment le théâtre comme jadis; on trouve des salles de spectacle dans les plus petites villes. Seulement, tous les rôles de femmes sont joués par des hommes.

En redescendant au port, j'ai vu des affiches qui portaient le titre d'une tragédie de Marco Bodjari, par Aleko Soudzo, suivie d'un ballet, le tout imprimé en italien pour la commodité des étrangers. Après avoir dîné à l'hôtel d'Angleterre, dans une grande salle ornée d'un papier peint à personnages, je me suis fait conduire au Casino, où avait lieu la représentation. On déposait, avant d'entrer, les longues chibonques de cerisier à une sorte de bureau des pipes: les gens du pays ne fument plus au théâtre pour ne pas incommoder les touristes anglais qui louent les plus belles loges. Il n'y avait guère que des hommes, sauf quelques femmes étrangères à la localité. J'attendais avec impatience le lever du rideau pour juger de la déclamation. La pièce a commencé par une scène d'exposition entre Bodjari et un Palikare, son confident. Leur débit emphatique et guttural m'eût dérobé le sens des vers, quand même j'aurais été assez savant pour les comprendre; de plus, les Grecs prononcent l'êta comme un i, le thêta comme un th anglais, le bêta comme un v, l'upsilon comme un y, ainsi de suite. Il est probable que c'était là la prononciation antique, mais l'Université nous enseigne autrement.

Au second acte, je vis paraître Moustaï-Pacha, au milieu des femmes de son sérail, lesquelles n'étaient que des hommes vêtus en odalisques; on sait qu'en Grèce, on ne permet pas aux femmes de paraître sur le théâtre. Quelle moralité! Moustaï-Pacha était flanqué d'un confident comme le héros grec;—il paraissait aussi Turc que le farouche Aconnat représenté par Son Altesse. En suivant la pièce, j'ai fini par comprendre peu à peu que Marco-Bodjari était un Léonidas moderne renouvelant, avec trois cents Palikares, la résistance des trois cents Spartiates. On applaudissait vivement ce drame hellénique, qui, après s'être développé selon les règles classiques, se terminait par des coups de fusil.

En retournant au bateau à vapeur, j'ai joui du spectacle unique de cette ville pyramidale éclairée jusqu'à ses plus hautes maisons. C'était vraiment babylonian, comme dirait un Anglais.

J'ai quitté à Syra le paquebot autrichien pour m'embarquer sur le Léonidas, vaisseau français qui part pour Alexandrie, c'est une traversée de trois jours.

L'Égypte est un vaste tombeau; c'est l'impression qu'elle m'a faite en abordant sur cette plage d'Alexandrie, qui, avec ses ruines et ses monticules, offre aux yeux des tombeaux épars sur une terre de cendres.

Des ombres drapées de linceuls bleuâtres circulent parmi ces débris. Je suis allé voir la colonne de Pompée et les bains de Cléopâtre. La promenade du Mahmoudieh et ses palmiers toujours verts rappellent seuls la nature vivante....

Je ne parle pas d'une grande place tout européenne formée par les palais des consuls et par les maisons des banquiers, ni des églises byzantines ruinées, ni des constructions modernes du pacha d'Égypte, accompagnées de jardins qui semblent des serres. J'aurais mieux aimé les souvenirs de l'antiquité grecque; mais tout cela est détruit, rasé, méconnaissable.

Je m'embarque ce soir sur le canal d'Alexandrie à l'Atfé; ensuite je prendrai une cange à voile pour remonter jusqu'au Caire: c'est un voyage de cinquante lieues que l'on fait en six jours.


LES FEMMES DU CAIRE


I

LES MARIAGES COPHTES


I—LE MASQUE ET LE VOILE

Le Caire est la ville du Levant où les femmes sont encore le plus hermétiquement voilées. A Constantinople, à Smyrne, une gaze blanche ou noire laisse quelquefois deviner les traits des belles musulmanes, et les édits les plus rigoureux parviennent rarement à leur faire épaissir ce frêle tissu. Ce sont des nonnes gracieuses et coquettes qui, se consacrant à un seul époux, ne sont pas fâchées toutefois de donner des regrets au monde. Mais l'Égypte, grave et pieuse, est toujours le pays des énigmes et des mystères; la beauté s'y entoure, comme autrefois, de voiles et de bandelettes, et cette morne attitude décourage aisément l'Européen frivole. Il abandonne le Caire après huit jours, et se hâte d'aller vers les cataractes du Nil chercher d'autres déceptions que lui réserve la science, et dont il ne conviendra jamais.

La patience était la plus grande vertu des initiés antiques. Pourquoi passer si vite? Arrêtons-nous, et cherchons à soulever un coin du voile austère de la déesse de Saïs. D'ailleurs, n'est-il pas encourageant de voir qu'en des pays où les femmes passent pour être prisonnières, les bazars, les rues et les jardins nous les présentent par milliers, marchant seules à l'aventure, ou deux ensemble, ou accompagnées d'un enfant? Réellement, les Européennes n'ont pas autant de liberté: les femmes de distinction sortent, il est vrai, juchées sur des ânes et dans une position inaccessible; mais, chez nous, les femmes du même rang ne sortent guère qu'en voiture. Reste le voile ... qui, peut-être, n'établit pas une barrière aussi farouche que l'on croit.

Parmi les riches costumes arabes et turcs que la réforme épargne, l'habit mystérieux des femmes donne à la foule qui remplit les rues l'aspect joyeux d'un bal masqué; la teinte des dominos varie seulement du bleu au noir. Les grandes dames voilent leur taille sous le habbarah de taffetas léger, tandis que les femmes du peuple se drapent gracieusement dans une simple tunique bleue de laine ou de coton (khamiss), comme des statues antiques. L'imagination trouve son compte à cet incognito des visages féminins, qui ne s'étend pas à tous leurs charmes. De belles mains ornées de bagues talismaniques et de bracelets d'argent, quelquefois des bras de marbre pâle s'échappant tout entiers de leurs larges manches relevées au-dessus de l'épaule, des pieds nus chargés d'anneaux que la babouche abandonne à chaque pas, et dont les chevilles résonnent d'un bruit argentin, voilà ce qu'il est permis d'admirer, de deviner, de surprendre, sans que la foule s'en inquiète ou que la femme elle-même semble le remarquer. Parfois les plis flottants du voile quadrillé de blanc et de bleu qui couvre la tête et les épaules se dérangent un peu, et l'éclaircie qui se manifeste entre ce vêtement et le masque allongé qu'on appelle borghot laisse voir une tempe gracieuse où des cheveux bruns se tortillent en boucles serrées, comme dans les bustes de Cléopâtre, une oreille petite et ferme secouant sur le col et la joue des grappes de sequins d'or ou quelque plaque ouvragée de turquoises et de filigrane d'argent. Alors, on sent le besoin d'interroger les yeux de l'Égyptienne voilée, et c'est là le plus dangereux. Le masque est composé d'une pièce de crin noir étroite et longue qui descend de la tête aux pieds, et qui est percée de deux trous comme la cagoule d'un pénitent; quelques annelets brillants sont enfilés dans l'intervalle qui joint le front à la barbe du masque, et c'est derrière ce rempart que des yeux ardents vous attendent, armés de toutes les séductions qu'ils peuvent emprunter à l'art. Le sourcil, l'orbite de l'œil, la paupière même, en dedans des cils, sont avivés par la teinture, et il est impossible de mieux faire valoir le peu de sa personne qu'une femme a le droit de faire voir ici.

Je n'avais pas compris tout d'abord ce qu'a d'attrayant ce mystère dont s'enveloppe la plus intéressante moitié du peuple d'Orient; mais quelques jours ont suffi pour m'apprendre qu'une femme qui se sent remarquée trouve généralement le moyen de se laisser voir, si elle est belle. Celles qui ne le sont pas savent mieux maintenir leurs voiles, et l'on ne peut leur en vouloir. C'est bien là le pays des rêves et des illusions! La laideur est cachée comme un crime, et l'on peut toujours entrevoir quelque chose de ce qui est forme, grâce, jeunesse et beauté.

La ville elle-même, comme ses habitantes, ne dévoile que peu à peu ses retraites les plus ombragées, ses intérieurs les plus charmants. Le soir de mon arrivée au Caire, j'étais mortellement triste et découragé. En quelques heures de promenade sur un âne et avec la compagnie d'un drogman, j'étais parvenu à me démontrer que j'allais passer là les six mois les plus ennuyeux de ma vie, et tout cependant était arrangé d'avance pour que je n'y pusse rester un jour de moins.

—Quoi! c'est là, me disais-je, la ville des Mille et une Nuits, la capitale des califes fatimites et des soudans?...

Et je me plongeais dans l'inextricable réseau des rues étroites et poudreuses, à travers la foule en haillons, l'encombrement des chiens, des chameaux et des ânes, aux approches du soir dont l'ombre descend vite, grâce à la poussière qui ternit le ciel et à la hauteur des maisons.

Qu'espérer de ce labyrinthe confus, grand peut-être comme Paris ou Rome, de ces palais et de ces mosquées que l'on compte par milliers? Tout cela a été splendide et merveilleux sans doute, mais trente générations y ont passé; partout la pierre croule, et le bois pourrit. Il semble que l'on voyage en rêve dans une cité du passé, habitée seulement par des fantômes, qui la peuplent sans l'animer. Chaque quartier, entouré de murs à créneaux, fermé de lourdes portes comme au moyen âge, conserve encore la physionomie qu'il avait sans doute à l'époque de Saladin; de longs passages voûtés conduisent çà et là d'une rue à l'autre; plus souvent on s'engage dans une voie sans issue, il faut revenir. Peu à peu tout se ferme; les cafés seuls sont éclairés encore, et les fumeurs assis sur des cages de palmier, aux vagues lueurs de veilleuses nageant dans l'huile, écoutent quelque longue histoire débitée d'un ton nasillard. Cependant les moucharabys s'éclairent: ce sont des grilles de bois, curieusement travaillées et découpées, qui s'avancent sur la rue et font office de fenêtres; la lumière qui les traverse ne suffit pas à guider la marche du passant; d'autant plus que bientôt arrive l'heure du couvre-feu; chacun se munit d'une lanterne, et l'on ne rencontre guère dehors que des Européens ou des soldats faisant la ronde.

Pour moi, je ne voyais plus trop ce que j'aurais fait dans les rues passé cette heure, c'est-à-dire dix heures du soir, et je m'étais couché fort tristement, me disant qu'il en serait sans doute ainsi tous les jours, et désespérant des plaisirs de cette capitale déchue.... Mon premier sommeil se croisait d'une manière inexplicable avec les sons vagues d'une cornemuse et d'une viole enrouée, qui agaçaient sensiblement mes nerfs. Cette musique obstinée répétait toujours sur divers tons la même phrase mélodique, qui réveillait en moi l'idée d'un vieux noël bourguignon ou provençal. Cela appartenait-il au songe ou à la vie? Mon esprit hésita quelque temps avant de s'éveiller tout à fait. Il me semblait qu'on me portait en terre d'une manière à la fois grave et burlesque, avec des chantres de paroisse et des buveurs couronnés de pampre; une sorte de gaieté patriarcale et de tristesse mythologique mélangeait ses impressions dans cet étrange concert, où de lamentables chants d'église formaient la base d'un air bouffon propre à marquer les pas d'une danse de corybantes. Le bruit se rapprochant et grandissant de plus en plus, je m'étais levé tout engourdi encore, et une grande lumière, pénétrant le treillage extérieur de ma fenêtre, m'apprit enfin qu'il s'agissait d'un spectacle tout matériel. Cependant ce que j'avais cru rêver se réalisait en partie: des hommes presque nus, couronnés comme des lutteurs antiques, combattaient au milieu de la foule avec des épées et des boucliers; mais ils se bornaient à frapper le cuivre avec l'acier en suivant le rhythme de la musique, et, se remettant en route, recommençaient plus loin le même simulacre de lutte. De nombreuses torches et des pyramides de bougies portées par des enfants éclairaient brillamment la rue et guidaient un long cortège d'hommes et de femmes, dont je ne pus distinguer tous les détails. Quelque chose comme un fantôme rouge portant une couronne de pierreries avançait lentement entre deux matrones au maintien grave, et un groupe confus de femmes en vêtements bleus fermait la marche en poussant à chaque station un gloussement criard du plus singulier effet.

C'était un mariage, il n'y avait plus à s'y tromper. J'avais vu à Paris, dans les planches gravées du citoyen Cassas, un tableau complet de ces cérémonies; mais ce que je venais d'apercevoir à travers les dentelures de la fenêtre ne suffisait pas à éteindre ma curiosité, et je voulus, quoi qu'il arrivât, poursuivre le cortége et l'observer plus à loisir. Mon drogman Abdallah, à qui je communiquai cette idée, fit semblant de frémir de ma hardiesse, se souciant peu de courir les rues au milieu de la nuit, et me parla du danger d'être assassiné ou battu. Heureusement, j'avais acheté un de ces manteaux de poil de chameau nommés machlah qui couvrent un homme des épaules aux pieds; avec ma barbe déjà longue et un mouchoir tordu autour de la tête, le déguisement était complet.


II—UNE NOCE AUX FLAMBEAUX

La difficulté fut de rattraper le cortége, qui s'était perdu dans le labyrinthe des rues et des impasses. Le drogman avait allumé une lanterne de papier, et nous courions au hasard, guidés ou trompés de temps en temps par quelques sons lointains de cornemuse ou par des éclats de lumière reflétés aux angles des carrefours. Enfin nous atteignons la porte d'un quartier différent du nôtre; les maisons s'éclairent, les chiens hurlent, et nous voilà dans une longue rue toute flamboyante et retentissante, garnie de monde jusque sur les maisons.

Le cortége avançait fort lentement, au son mélancolique d'instruments imitant le bruit obstiné d'une porte qui grince ou d'un chariot qui essaye des roues neuves. Les coupables de ce vacarme marchaient au nombre d'une vingtaine, entourés d'hommes qui portaient des lances à feu. Ensuite venaient des enfants chargés d'énormes candélabres dont les bougies jetaient partout une vive clarté. Les lutteurs continuaient à s'escrimer pendant les nombreuses haltes du cortége; quelques-uns, montés sur des échasses et coiffés de plumes, s'attaquaient avec de longs bâtons; plus loin, des jeunes gens portaient des drapeaux et des hampes surmontés d'emblèmes et d'attributs dorés, comme on en voit dans les triomphes romains; d'autres promenaient de petits arbres décorés de guirlandes et de couronnes, resplendissant en outre de bougies allumées et de lames de clinquant, comme des arbres de Noël. De larges plaques de cuivre doré, élevées sur des perches et couvertes d'ornements repoussés et d'inscriptions, reflétaient çà et là l'éclat des lumières. Ensuite marchaient les chanteuses (oualems) et les danseuses (ghawasies), vêtues de robes de soie rayées, avec leur tarbouch à calotte dorée et leurs longues tresses ruisselantes de sequins. Quelques-unes avaient le nez percé de longs anneaux, et montraient leur visage fardé de rouge et de bleu, tandis que d'autres, quoique chantant en dansant, restaient soigneusement voilées. Elles s'accompagnaient en général de cymbales, de castagnettes et de tambours de basque. Deux longues files d'esclaves venaient ensuite, portant des coffres et des corbeilles où brillaient les présents faits à la mariée par son époux et par sa famille; puis le cortége des invités, les femmes au milieu, soigneusement drapées de leurs longues mantilles noires et voilées de masques blancs, comme des personnes de qualité, les hommes richement vêtus; car, ce jour-là, me disait le drogman, les simples fellahs eux-mêmes savent se procurer des vêtements convenables. Enfin, au milieu d'une éblouissante clarté de torches, de candélabres et de pots à feu, s'avançait lentement le fantôme rouge que j'avais entrevu déjà, c'est-à-dire la nouvelle épouse (el arouss), entièrement voilée d'un long cachemire dont les palmes tombaient à ses pieds, et dont l'étoffe assez légère permettait sans doute qu'elle pût voir sans être vue. Rien n'est étrange comme cette longue figure qui s'avance sous son voile à plis droits, grandie encore par une sorte de diadème pyramidal éclatant de pierreries. Deux matrones vêtues de noir la soutiennent sous les coudes, de façon qu'elle a l'air de glisser lentement sur le sol; quatre esclaves tendent sur sa tête un dais de pourpre, et d'autres accompagnent sa marche avec le bruit des cymbales et des tympanons.

Cependant une halte nouvelle s'est faite au moment où j'admirais cet appareil, et des enfants ont distribué des sièges pour que l'épouse et ses parents puissent se reposer. Les oualems, revenant sur leurs pas, ont fait entendre des improvisations et des chœurs accompagnés de musique et de danses, et tous les assistants répétaient quelques passages de leurs chants. Quant à moi, qui dans ce moment-là me trouvais en vue, j'ouvrais la bouche comme les autres, imitant autant que possible les éleyson ou les amen qui servent de répons aux couplets les plus profanes; mais un danger plus grand menaçait mon incognito. Je n'avais pas fait attention que, depuis quelques moments, des esclaves parcouraient la foule en versant un liquide clair dans de petites tasses qu'ils distribuaient à mesure. Un grand Égyptien vêtu de rouge, et qui probablement faisait partie de la famille, présidait à la distribution et recevait les remercîments des buveurs. Il n'était plus qu'à deux pas de moi, et je n'avais nulle idée du salut qu'il fallait lui faire. Heureusement, j'eus le temps d'observer tous les mouvements de mes voisins, et, quand ce fut mon tour, je pris la tasse de la main gauche et m'inclinai en portant ma main droite sur le cœur, sur le front, et enfin sur la bouche. Ces mouvements sont faciles, et cependant il faut prendre garde d'en intervertir l'ordre ou de ne point les reproduire avec aisance. J'avais dès ce moment le droit d'avaler le contenu de la tasse; mais, là, ma surprise fut grande. C'était de l'eau-de-vie, ou plutôt une sorte d'anisette. Comment comprendre que des mahométans fassent distribuer de telles liqueurs à leurs noces? Je ne m'étais, dans le fait, attendu qu'à une limonade ou à un sorbet. Il était cependant facile de voir que les almées, les musiciens et baladins du cortége avaient plus d'une fois pris part à ces distributions.

Enfin la mariée se leva et reprit sa marche; les femmes fellahs, vêtues de bleu, se remirent en foule à sa suite avec leurs gloussements sauvages, et le cortége continua sa promenade nocturne jusqu'à la maison des nouveaux époux.

Satisfait d'avoir figuré comme un véritable habitant du Caire et de m'être assez bien comporté à cette cérémonie, je lis un signe pour appeler mon drogman, qui était allé un peu plus loin se remettre sur le passage des distributeurs d'eau-de-vie; mais il n'était pas pressé de rentrer et prenait goût à la fête.

—Suivons-les dans la maison, me dit-il tout bas.

—Mais que répondrai-je, si l'on me parle?

—Vous direz seulement: Tayeb! c'est une réponse à tout.... Et, d'ailleurs, je suis là pour détourner la conversation.

Je savais déjà qu'en Égypte tayeb était le fond de la langue. C'est un mot qui, selon l'intonation qu'on y apporte, signifie toute sorte de choses; on ne peut toutefois le comparer au goddam des Anglais, à moins que ce ne soit pour marquer la différence qu'il y a entre un peuple certainement fort poli et une nation tout au plus policée. Le mot tayeb veut dire tour à tour: Très-bien, ou voilà qui va bien, ou cela est parfait, ou à votre service, le ton et surtout le geste y ajoutant des nuances infinies. Ce moyen me paraissait beaucoup plus sûr, au reste, que celui dont parle un voyageur célèbre, Belzoni, je crois. Il était entré dans une mosquée, déguisé admirablement et répétant tous les gestes qu'il voyait faire à ses voisins; mais, comme il ne pouvait répondre à une question qu'on lui adressait, son drogman dit aux curieux: «Il ne comprend pas: c'est un Turc anglais!»

Nous étions entrés, par une porte ornée de fleurs et de feuillages, dans une fort belle cour tout illuminée de lanternes de couleur. Les moucharabys découpaient leur frêle menuiserie sur le fond orange des appartements éclairés et pleins de monde. Il fallut s'arrêter et prendre place sous les galeries intérieures. Les femmes seules montaient dans la maison, où elles quittaient leurs voiles, et l'on n'apercevait plus que la forme vague, les couleurs et le rayonnement de leurs costumes et de leurs bijoux, à travers les treillis de bois tourné.

Pendant que les dames se voyaient accueillies et fêtées à l'intérieur par la nouvelle épouse et par les femmes des deux familles, le mari était descendu de son âne; vêtu d'un habit rouge et or, il recevait les compliments des hommes et les invitait à prendre place aux tables basses dressées en grand nombre dans les salles du rez-de-chaussée et chargées de plats disposés en pyramides. Il suffisait de se croiser les jambes à terre, de tirer à soi une assiette ou une tasse et de manger proprement avec ses doigts. Chacun, du reste, était le bienvenu. Je n'osai me risquer à prendre part au festin, dans la crainte de manquer d' usage. D'ailleurs, la partie la plus brillante de la fête se passait dans la cour, où les danses se démenaient à grand bruit. Une troupe de danseurs nubiens exécutaient des pas étranges au centre d'un vaste cercle formé par les assistants; ils allaient et venaient, guidés par une femme voilée et vêtue d'un manteau à larges raies, qui, tenant à la main un sabre recourbé, semblait tour à tour menacer les danseurs et les fuir. Pendant ce temps, les oualems ou almées accompagnaient la danse de leurs chants en frappant avec les doigts sur des tambours de terre cuite (tarabouki) qu'un de leurs bras tenait suspendus à la hauteur de l'oreille. L'orchestre, composé d'une foule d'instruments bizarres, ne manquait pas de faire sa partie dans cet ensemble, et les assistants s'y joignaient, en outre, en battant la mesure avec les mains. Dans les intervalles des danses, on faisait circuler des rafraîchissements, parmi lesquels il y en eut un que je n'avais pas prévu. Des esclaves noires, tenant en main de petits flacons d'argent, les secouaient çà et là sur la foule. C'était de l'eau parfumée, dont je ne reconnus la suave odeur de rose qu'en sentant ruisseler sur mes joues et sur ma barbe les gouttes lancées au hasard.

Cependant un des personnages les plus apparents de la noce s'était avancé vers moi et me dit quelques mots d'un air fort civil; je répondis par le victorieux tayeb, qui parut le satisfaire pleinement; il s'adressa à mes voisins, et je pus demander au drogman ce que cela voulait dire.

—Il vous invite, me dit ce dernier, à monter dans sa maison pour voir l'épousée.

Sans nul doute, ma réponse avait été un assentiment; mais, comme, après tout, il ne s'agissait que d'une promenade de femmes hermétiquement voilées autour des salles remplies d'invités, je ne jugeai pas à propos de pousser plus loin l'aventure. Il est vrai que la mariée et ses amies se montrent alors avec les brillants costumes que dissimulait le voile noir qu'elles ont porté dans les rues; mais je n'étais pas encore assez sûr de la prononciation du mot tayeb pour me hasarder dans le sein des familles. Nous parvînmes, le drogman et moi, à regagner la porte extérieure, qui donnait sur la place de l'Esbekieh.

—C'est dommage, me dit le drogman, vous auriez vu ensuite le spectacle.

—Comment?

—Oui, la comédie.

Je pensai tout de suite à l'illustre Caragueuz, mais ce n'était pas cela. Caragueuz ne se produit que dans les fêtes religieuses; c'est un mythe, c'est un symbole de la plus haute gravité; le spectacle en question devait se composer simplement de petites scènes comiques jouées par des hommes, et que l'on peut comparer à nos proverbes de société. Ceci est pour faire passer agréablement le reste de la nuit aux invités, pendant que les époux se retirent avec leurs parents dans la partie de la maison réservée aux femmes.

Il parait que les fêtes de cette noce duraient déjà depuis huit jours. Le drogman m'apprit qu'il y avait eu, le jour du contrat, un sacrifice de moutons sur le seuil de la porte avant le passage de l'épousée; il parla aussi d'une autre cérémonie dans laquelle on brise une boule de sucrerie où sont enfermés deux pigeons; on tire un augure du vol de ces oiseaux. Tous ces usages se rattachent probablement aux traditions de l'antiquité.

Je suis rentré tout ému de cette scène nocturne. Voilà, ce me semble, un peuple pour qui le mariage est une grande chose, et, bien que les détails de celui-là indiquassent quelque aisance chez les époux, il est certain que les pauvres gens eux-mêmes se marient avec presque autant d'éclat et de bruit. Ils n'ont pas à payer les musiciens, les bouffons et les danseurs, qui sont leurs amis, ou qui font des quêtes dans la foule. Les costumes, on les leur prête; chaque assistant tient à la main sa bougie ou son flambeau, et le diadème de l'épouse n'est pas moins chargé de diamants et de rubis que celui de fille d'un pacha. Où chercher ailleurs une égalité plus réelle? Cette jeune Égyptienne, qui n'est peut-être ni belle sous son voile ni riche sous ses diamants, a son jour de gloire où elle s'avance radieuse à travers la ville qui l'admire et lui fait cortége, étalant la pourpre et les joyaux d'une reine, mais inconnue à tous, et mystérieuse sous son voile comme l'antique déesse du Nil. Un seul homme aura le secret de cette beauté ou de cette grâce ignorée; un seul peut tout le jour poursuivre en paix son idéal et se croire le favori d'une sultane ou d'une fée; le désappointement même laisse à couvert son amour-propre; et, d'ailleurs, tout homme n'a-t-il pas le droit, dans cet heureux pays, de renouveler plus d'une fois cette journée de triomphe et d'illusion?


III—LE DROGMAN ABDALLAH

Mon drogman est un homme précieux; mais j'ai peur qu'il ne soit un trop noble serviteur pour un aussi petit seigneur que moi. C'est à Alexandrie, sur le pont du bateau à vapeur le Léonidas, qu'il m'était apparu dans toute sa gloire. Il avait accosté le navire avec une barque à ses ordres, ayant un petit noir pour porter sa longue pipe et un drogman plus jeune pour faire cortége. Une longue tunique blanche couvrait ses habits et faisait ressortir le ton de sa figure, où le sang nubien colorait un masque emprunté aux têtes de sphinx de l'Égypte: c'était sans doute le produit de deux races mélangées; de larges anneaux d'or pesaient à ses oreilles, et sa marche indolente dans ses longs vêtements achevait d'en faire pour moi le portrait idéal d'un affranchi du Bas-Empire.

Il n'y avait pas d'Anglais parmi les passagers; notre homme, un peu contrarié, s'attache à moi faute de mieux. Nous débarquons; il loue quatre ânes pour lui, pour sa suite et pour moi, et me conduit tout droit à l'hôtel d' Angleterre, où l'on veut bien me recevoir moyennant soixante piastres par jour; quant à lui-même, il bornait ses prétentions à la moitié de cette somme, sur laquelle il se chargeait d'entretenir le second drogman et le petit noir.

Après avoir promené tout le jour cette escorte imposante, je m'avisai de l'inutilité du second drogman, et même du petit garçon. Abdallah (c'est ainsi que s'appelait le personnage) ne vit aucune difficulté à remercier son jeune collègue; quant au petit noir, il le gardait à ses frais, en réduisant d'ailleurs le total de ses propres honoraires à vingt piastres par jour, environ cinq francs.

Arrivés au Caire, les ânes nous portaient tout droit à l'hôtel anglais de la place de l'Esbekieh; j'arrête cette belle ardeur en apprenant que le séjour en était aux mêmes conditions qu'à celui d'Alexandrie.

—Vous préférez donc aller à l'hôtel Waghorn, dans le quartier franc? me dit l'honnête Abdallah.

—Je préférerais un hôtel qui ne fût pas anglais.

—Eh bien, vous avez l'hôtel français de Domergue.

—Allons-y.

—Pardon, je veux bien vous y accompagner; mais je n'y resterai pas.

—Pourquoi?

—Parce que c'est un hôtel qui ne coûte par jour que quarante piastres; je ne puis aller là.

—Mais j'irai très-bien, moi.

—Vous êtes inconnu; moi, je suis de la ville; je sers ordinairement MM. les Anglais; j'ai mon rang à garder.

Je trouvais pourtant le prix de cet hôtel fort honnête encore dans un pays où tout est environ six fois moins cher qu'en France, et où la journée d'un homme se paye une piastre, ou cinq sous de notre monnaie.

—Il y a, reprit Abdallah, un moyen d'arranger les choses. Vous logerez deux ou trois jours à l'hôtel Domergue, où j'irai vous voir comme ami; pendant ce temps-là, je vous louerai une maison dans la ville, et je pourrai ensuite y rester à votre service sans difficulté.

Il parait qu'en effet beaucoup d'Européens louent des maisons au Caire, pour peu qu'ils y séjournent, et, informé de cette circonstance, je donnai tout pouvoir à Abdallah.

L'hôtel Domergue est situé au fond d'une impasse qui donne dans la principale rue du quartier franc; c'est, après tout, un hôtel fort convenable et fort bien tenu. Les bâtiments entourent à l'intérieur une cour carrée peinte à la chaux, couverte d'un léger treillage où s'entrelace la vigne; un peintre français, très-aimable, quoique un peu sourd, et plein de talent, quoique très-fort sur le daguerréotype, a fait son atelier d'une galerie supérieure. Il y amène de temps en temps des marchandes d'oranges et de cannes à sucre de la ville qui veulent bien lui servir de modèles. Elles se décident sans difficulté à laisser étudier les formes des principales races de l'Égypte; mais la plupart tiennent à conserver leur figure voilée; c'est là le dernier refuge de la pudeur orientale.

L'hôtel français possède, en outre, un jardin assez agréable; sa table d'hôte lutte avec bonheur contre la difficulté de varier les mets européens dans une ville où manquent le bœuf et le veau. C'est cette circonstance qui explique surtout la cherté des hôtels anglais, dans lesquels la cuisine se fait avec des conserves de viandes et de légumes, comme sur les vaisseaux. L'Anglais, en quelque pays qu'il soit, ne change jamais son ordinaire de rosbif, de pommes de terre, et de porter ou d'ale.

Je rencontrai à la table d'hôte un colonel, un évêque in partibus, des peintres, une maîtresse de langues et deux Indiens de Bombay, dont l'un servait de gouverneur à l'autre. Il paraît que la cuisine toute méridionale de l'hôte leur semblait fade, car ils tirèrent de leur poche des flacons d'argent contenant un poivre et une moutarde à leur usage dont ils saupoudraient tous leurs mets. Ils m'en ont offert. La sensation qu'on doit éprouver à mâcher de la braise allumée donnerait une idée exacte du haut goût de ces condiments.

On peut compléter le tableau du séjour de l'hôtel français en se représentant un piano au premier étage et un billard au rez-de-chaussée, et se dire qu'autant vaudrait n'être point parti de Marseille. J'aime mieux, pour moi, essayer de la vie orientale tout à fait. On a une fort belle maison de plusieurs étages, avec cours et jardins, pour trois cents piastres (soixante-quinze francs environ) par année, Abdallah m'en a fait voir plusieurs dans le quartier cophte et dans le quartier grec. C'étaient des salles magnifiquement décorées avec des pavés de marbre et des fontaines, des galeries et des escaliers comme dans les palais de Gènes ou de Venise, des cours entourées de colonnes et des jardins ombragés d'arbres précieux; il y avait de quoi mener l'existence d'un prince, sous la condition de peupler de valets et d'esclaves ces superbes intérieurs. Et dans tout cela, du reste, pas une chambre habitable, à moins de frais énormes, pas une vitre à ces fenêtres si curieusement découpées, ouvertes au vent du soir et à l'humidité des nuits. Hommes et femmes vivent ainsi au Caire; mais l'ophthalmie les punit souvent de leur imprudence, qu'explique le besoin d'air et de fraîcheur. Après tout, j'étais peu sensible au plaisir de vivre campé, pour ainsi dire, dans un coin d'un palais immense; il faut dire encore que beaucoup de ces bâtiments, ancien séjour d'une aristocratie éteinte, remontent au règne des sultans mamelouks et menacent sérieusement ruine.

Abdallah finit par me trouver une maison beaucoup moins vaste, niais plus sûre et mieux fermée. Un Anglais, qui l'avait récemment habitée, y avait fait poser des fenêtres vitrées, et cela passait pour une curiosité. Il fallut aller chercher le cheik du quartier pour traiter avec une veuve cophte, qui était la propriétaire. Cette femme possédait plus de vingt maisons, mais par procuration et pour des étrangers, ces derniers ne pouvant être légalement propriétaires en Égypte. Au fond, la maison appartenait à un chancelier du consulat anglais.

On rédigea l'acte en arabe; il fallut le payer, faire des présents au cheik, à l'homme de loi et au chef du corps de garde le plus voisin, puis donner des batchis (pourboires) aux scribes et aux serviteurs; après quoi, le cheik me remit la clef. Cet instrument ne ressemble pas aux nôtres et se compose d'un simple morceau de bois pareil aux tailles des boulangers, au bout duquel cinq ou six clous sont plantés comme au hasard; mais il n'y a point de hasard: on introduit cette clef singulière dans une échancrure de la porte, et les clous se trouvent répondre à de petits trous intérieurs et invisibles au delà desquels on accroche un verrou de bois qui se déplace et livre passage.

Il ne suffit pas d'avoir la clef de bois de sa maison ... qu'il serait impossible de mettre dans sa poche, mais que l'on peut se passer dans la ceinture: il faut encore un mobilier correspondant au luxe de l'intérieur; mais ce détail est, pour toutes les maisons du Caire, de la plus grande simplicité. Abdallah m'a conduit à un bazar où nous avons fait peser quelques ocques de coton; avec cela et de la toile de Perse, des cardeurs établis chez vous exécutent en quelques heures des coussins de divan, qui deviennent, la nuit, des matelas. Le corps du meuble se compose d'une cage longue qu'un vannier construit sous vos veux avec des bâtons de palmier; c'est léger, élastique et plus solide qu'on ne croirait. Une petite table ronde, quelques tasses, de longues pipes ou des narghilés, à moins que l'on ne veuille emprunter tout cela au café voisin, et l'on peut recevoir la meilleure société de la ville. Le pacha seul possède un mobilier complet, des lampes, des pendules; mais cela ne lui sert en réalité qu'à se montrer ami du commerce et des progrès européens.

Il faut encore des nattes, des tapis, et même des rideaux pour qui veut afficher le luxe. J'ai rencontré dans les bazars un juif qui s'est entremis fort obligeamment entre Abdallah et les marchands pour me prouver que j'étais volé des deux parts. Le juif a profité de l'installation du mobilier pour s'établir en ami sur l'un des divans; il a fallu lui donner une pipe et lui faire servir du café. Il s'appelle Yousef, et se livre à l'élève des vers à soie pendant trois mois de l'année. Le reste du temps, me dit-il, il n'a d'autre occupation que d'aller voir si les feuilles des mûriers poussent et si la récolte sera bonne. Il semble, du reste, parfaitement désintéressé, et ne recherche la compagnie des étrangers que pour se former le goût et se fortifier dans la langue française.

Ma maison est située dans une rue du quartier cophte qui conduit à la porte de la ville correspondant aux allées de Sehoubrah. Il y a un café en face, un peu plus loin une station d'âniers, qui louent leurs bêtes à raison d'une piastre l'heure; plus loin encore, une petite mosquée accompagnée d'un minaret. Le premier soir que j'entendis la voix lente et sereine du muezzin, au coucher du soleil, je me sentis pris d'une indicible mélancolie.

—Qu'est-ce qu'il dit? demandai-je au drogman.

La Alla ila Allah!... Il n'y a d'autre Dieu que Dieu!

—Je connais cette formule; mais ensuite?

—«O vous qui allez dormir, recommandez vos âmes à Celui qui ne dort jamais!»

Il est certain que le sommeil est une autre vie dont il faut tenir compte. Depuis mon arrivée au Caire, toutes les histoires des Mille et une Nuits me repassent par la tête, et je vois en rêve tous les dives et les géants déchaînés depuis Salomon. On rit beaucoup en France des démons qu'enfante le sommeil, et l'on n'y reconnaît que le produit de l'imagination exaltée; mais cela en existe-t-il moins relativement à nous, et n'éprouvons-nous pas dans cet état toutes les sensations de la vie réelle? Le sommeil est souvent lourd et pénible dans un air aussi chaud que celui d'Égypte, et le pacha, dit-on, a toujours un serviteur debout à son chevet pour l'éveiller chaque fois que ses mouvements ou son visage trahissent un sommeil agité. Mais ne suffit-il pas de se recommander simplement, avec ferveur et confiance ... à Celui qui ne dort jamais!


IV—INCONVÉNIENTS DU CÉLIBAT

J'ai raconté plus haut l'histoire de ma première nuit, et l'on comprend que j'aie ensuite dû me réveiller un peu plus tard. Abdallah m'annonce la visite du cheik de mon quartier, lequel était venu déjà une fois dans la matinée. Ce bon vieillard à barbe blanche attendait mon réveil au café d'en face avec son secrétaire et le nègre portant sa pipe. Je ne m'étonnai pas de sa patience; tout Européen qui n'est ni industriel ni marchand est un personnage en Égypte. Le cheik s'assit sur un des divans; on bourra sa pipe et on lui servit du café. Alors, il commença son discours, qu'Abdallah me traduisit à mesure:

—Il vient vous rapporter l'argent que vous avez donné pour louer la maison.

—Et pourquoi? Quelle raison donne-t-il?

—Il dit que l'on ne sait pas votre manière de vivre, qu'on ne connaît pas vos mœurs.

—A-t-il observé qu'elles fussent mauvaises?

—Ce n'est pas cela qu'il entend; il ne sait rien là-dessus.

—Mais, alors, il n'en a donc pas une bonne opinion?

—Il dit qu'il avait pensé que vous habiteriez la maison avec une femme.

—Mais je ne suis pas marié.

—Cela ne le regarde pas, que vous le soyez ou non; mais il dit que vos voisins ont des femmes, et qu'ils seront inquiets si vous n'en avez pas. D'ailleurs, c'est l'usage ici.

—Que veut-il donc que je fasse?

—Que vous quittiez la maison, ou que vous choisissiez une femme pour y demeurer avec vous.

—Dites-lui que, dans mon pays, il n'est pas convenable de vivre avec une femme sans être marié.

La réponse du vieillard à cette observation morale était accompagnée d'une expression toute paternelle que les paroles traduites ne peuvent rendre qu'imparfaitement.

—Il vous donne un conseil, me dit Abdallah: il dit qu'un monsieur (un effendi) comme vous ne doit pas vivre seul, et qu'il est toujours honorable de nourrir une femme et de lui faire quelque bien. Il est encore mieux, ajoute-t-il, d'en nourrir plusieurs, quand la religion que l'on suit le permet.

Le raisonnement de ce Turc me toucha; cependant ma conscience européenne luttait contre ce point de vue, dont je ne compris la justesse qu'en étudiant davantage la situation des femmes dans ce pays. Je fis répondre au cheik pour le prier d'attendre que je me fusse informé auprès de mes amis de ce qu'il conviendrait de faire.

J'avais loué la maison pour six mois, je l'avais meublée, je m'y trouvais fort bien, et je voulais seulement m'informer des moyens de résister aux prétentions du cheik à rompre notre traité et à me donner congé pour cause de célibat. Après bien des hésitations, je me décidai à prendre conseil du peintre de l'hôtel Domergue, qui avait bien voulu déjà m'introduire dans son atelier et m'initier aux merveilles de son daguerréotype. Ce peintre avait l'oreille dure à ce point qu'une conversation par interprète eût été amusante et facile au prix de la sienne.

Cependant je me rendais chez lui en traversant la place de l'Esbekieh, lorsqu'à l'angle d'une rue qui tourne vers le quartier franc, j'entends des exclamations de joie parties d'une vaste cour où l'on promenait dans ce moment-là de fort beaux chevaux. L'un des promeneurs de chevaux s'élance à mon cou et me serre dans ses bras; c'était un gros garçon vêtu d'une saye bleue, coiffé d'un turban de laine jaunâtre, et que je me souvins d'avoir remarqué sur le bateau à vapeur, à cause de sa figure, qui rappelait beaucoup les grosses têtes peintes qu'on voit sur les couvercles de momies.

Tayeb! tayeb! (fort bien! fort bien!) dis-je à ce mortel expansif en me débarrassant de ses étreintes et en cherchant derrière moi mon drogman Abdallah.

Mais ce dernier s'était perdu dans la foule, ne se souciant pas sans doute d'être vu faisant cortège à l'ami d'un simple palefrenier. Ce musulman gâté par les touristes d'Angleterre ne se souvenait pas que Mahomet avait été conducteur de chameaux.

Cependant l'Égyptien me tirait par la manche et m'entraînait dans la cour, qui était celle des haras du pacha d'Égypte, et, là, au fond d'une galerie, à demi couché sur un divan de bois, je reconnais un autre de mes compagnons de voyage, un peu plus avouable dans la société, Soliman-Aga, dont j'ai parlé déjà, et que j'avais rencontré sur le bateau autrichien, le Francisco-Primo. Soliman-Aga me reconnaît aussi, et, quoique plus sobre en démonstrations que son subordonné, il me fait asseoir près de lui, m'offre une pipe et demande du café.... Ajoutons, comme trait de mœurs, que le simple palefrenier, se jugeant digne momentanément de notre compagnie, s'assit en croisant les jambes à terre et reçut comme moi une longue pipe et une de ces petites tasses pleines d'un moka brûlant que l'on tient dans une sorte de coquetier doré pour ne pas se brûler les doigts. Un cercle ne tarda pas à se former autour de nous.

Abdallah, voyant la reconnaissance prendre une tournure plus convenable, s'était montré enfin, et daignait favoriser notre conversation. Je savais déjà Soliman-Aga un convive fort aimable, et, bien que nous n'eussions eu, pendant notre commune traversée, que des relations de pantomime, notre connaissance était assez avancée pour que je pusse, sans indiscrétion, l'entretenir de mes affaires et lui demander conseil.

Machallah! s'écria-t-il tout d'abord, le cheik a bien raison; un jeune homme de votre âge devrait s'être déjà marié plusieurs fois!

—Vous savez, observai-je timidement, que, dans ma religion, l'on ne peut épouser qu'une femme, et il faut ensuite la garder toujours, de sorte qu'ordinairement l'on prend le temps de réfléchir, on veut choisir le mieux possible.

—Ah! je ne parle pas, dit-il en se frappant le front, de vos femmes roumis (européennes); elles sont à tout le monde et non à vous; ces pauvres folles créatures montrent leur visage entièrement nu, non-seulement à qui veut le voir, mais à qui ne le voudrait pas.... Imaginez-vous, ajouta-t-il en pouffant de rire et se tournant vers d'autres Turcs qui écoutaient, que toutes, dans les rues, me regardaient avec les yeux de la passion, et quelques-unes même poussaient l'impudeur jusqu'à vouloir m'embrasser.

Voyant les auditeurs scandalisés au dernier point, je crus devoir leur dire, pour l'honneur des Européennes, que Soliman-Aga confondait sans doute l'empressement intéressé de certaines femmes avec la curiosité honnête du plus grand nombre.

—Encore, ajoutait Soliman-Aga, sans répondre à mon observation, qui parut seulement dictée par l'amour-propre national, si ces belles méritaient qu'un croyant leur permit de baiser sa main! mais ce sont des plantes d'hiver, sans couleur et sans goût, des figures maladives que la famine tourmente, car elles mangent à peine, et leur corps tiendrait entre mes mains. Quant à les épouser, c'est autre chose; elles ont été élevées si mal, que ce seraient la guerre et le malheur dans la maison. Chez nous, les femmes vivent ensemble et les hommes ensemble, c'est le moyen d'avoir partout la tranquillité.

—Mais ne vivez-vous pas, dis-je, au milieu de vos femmes dans vos harems?

—Dieu puissant! s'écria-t-il, qui n'aurait la tête cassée de leur babil? Ne voyez-vous pas qu'ici les hommes qui n'ont rien à faire passent leur temps à la promenade, au bain, au café, à la mosquée, ou dans les audiences, ou dans les visites qu'on se fait les uns aux autres? N'est-il pas plus agréable de causer avec des amis, d'écouter des histoires et des poëmes, ou de fumer en rêvant, que de parler à des femmes préoccupées d'intérêts grossiers, de toilette ou de médisance?

—Mais vous supportez cela nécessairement aux heures où vous prenez vos repas avec elles.

—Nullement. Elles mangent ensemble ou séparément à leur choix, et nous mangeons tout seuls, ou avec nos parents et nos amis. Ce n'est pas qu'un petit nombre de fidèles n'agissent autrement, mais ils sont mal vus et mènent une vie lâche et inutile. La compagnie des femmes rend l'homme avide, égoïste et cruel; elle détruit la fraternité, et la charité entre nous; elle cause les querelles, les injustices et la tyrannie. Que chacun vive avec ses semblables! c'est assez que le maître, à l'heure de la sieste, ou quand il rentre le soir dans son logis, trouve pour le recevoir des visages souriants, d'aimables formes richement parées,... et, si des almées qu'on fait venir dansent et chantent devant lui, alors il peut rêver le paradis d'avance et se croire au troisième ciel, où sont les véritables beautés pures et sans tache, celles qui seront seules dignes d'être les épouses éternelles des vrais croyants.

Est-ce là l'opinion de tous les musulmans ou d'un certain nombre d'entre eux? On doit y voir peut-être moins le mépris de la femme qu'un certain reste du platonisme antique, qui élève l'amour pur au-dessus des objets périssables. La femme adorée n'est elle-même que le fantôme abstrait, que l'image incomplète d'une femme divine, fiancée au croyant de toute éternité. Ce sont ces idées qui ont fait penser que les Orientaux niaient l'âme des femmes; mais on sait aujourd'hui que les musulmanes vraiment pieuses ont l'espérance elles-mêmes de voir leur idéal se réaliser dans le ciel. L'histoire religieuse des Arabes a ses saintes et ses prophétesses, et la fille de Mahomet, l'illustre Fatime, est la reine de ce paradis féminin.

Seyd Aga avait fini par me conseiller d'embrasser le mahométisme; je le remerciai en souriant et lui promis d'y réfléchir. Me voilà, cette fois, plus embarrassé que jamais. Il me restait pourtant encore à aller consulter le peintre sourd de l'hôtel Domergue, comme j'en avais eu primitivement l'idée.


V—LE MOUSKY

Lorsqu'on a tourné la rue en laissant à gauche le bâtiment des haras, on commence à sentir l'animation de la grande ville. La chaussée qui fait le tour de la place de l'Esbekieh n'a qu'une maigre allée d'arbres pour vous protéger du soleil; mais déjà de grandes et hautes maisons de pierre découpent en zigzags les rayons poudreux qu'il projette sur un seul côté de la rue. Le lieu est d'ordinaire très-frayé, très-bruyant, très-encombré de marchandes d'oranges, de bananes et de cannes à sucre encore vertes, dont le peuple mâche avec délices la pulpe sucrée. Il y a aussi des chanteurs, des lutteurs et des psylles qui ont de gros serpents roulés autour du cou; là enfin se produit un spectacle qui réalise certaines images des songes drolatiques de Rabelais. Un vieillard jovial fait danser avec le genou de petites figures dont le corps est traversé d'une ficelle comme celles que montrent nos Savoyards, mais qui se livrent à des pantomimes beaucoup moins décentes. Ce n'est pourtant pas là l'illustre Caragueuz, qui ne se produit d'ordinaire que sous forme d'ombre chinoise. Un cercle émerveillé de femmes, d'enfants et de militaires applaudit naïvement ces marionnettes éhontées. Ailleurs, c'est un montreur de singes qui a dressé un énorme cynocéphale à répondre avec un bâton aux attaques des chiens errants de la ville, que les enfants excitent contre lui. Plus loin, la voie se rétrécit et s'assombrit par l'élévation des édifices. Voici à gauche le couvent des derviches tourneurs, lesquels donnent publiquement une séance tous les mardis; puis une vaste porte cochère, au-dessus de laquelle on admire un grand crocodile empaillé, signale la maison d'où partent les voitures qui traversent le désert du Caire à Suez. Ce sont des voitures très-légères, dont la forme rappelle celle du prosaïque coucou; les ouvertures, largement découpées, livrent tout passage au vent et à la poussière, c'est une nécessité sans doute; les roues de fer présentent un double système de rayons, partant de chaque extrémité du moyeu pour aller se rejoindre sur le cercle étroit qui remplace les jantes. Ces roues singulières coupent le sol plutôt qu'elles ne s'y posent.

Mais passons. Voici à droite un cabaret chrétien, c'est-à-dire un vaste cellier où l'on donne à boire sur des tonneaux. Devant la porte se tient habituellement un mortel à face enluminée et à longues moustaches, qui représente avec majesté le Franc autochthone, la race, pour mieux dire, qui appartient à l'Orient. Qui sait s'il est Maltais, Italien, Espagnol ou Marseillais d'origine? Ce qui est sûr, c'est que son dédain pour les costumes du pays et la conscience qu'il a de la supériorité des modes européennes l'ont induit en des raffinements qui donnent une certaine originalité à sa garde-robe délabrée. Sur une redingote bleue dont les anglaises effrangées ont depuis longtemps fait divorce avec leurs boutons, il a eu l'idée d'attacher des torsades de ficelles qui se croisent comme des brandebourgs. Son pantalon rouge s'emboîte dans un reste de bottes fortes armées d'éperons. Un vaste col de chemise et un chapeau blanc bossué à retroussis verts adoucissent ce que ce costume aurait de trop martial et lui restituent son caractère civil. Quant au nerf de bœuf qu'il tient à la main, c'est encore un privilège des Francs et des Turcs, qui s'exerce trop souvent aux dépens des épaules du pauvre et patient fellah.

Presque en face du cabaret, la vue plonge dans une impasse étroite où rampe un mendiant aux pieds et aux mains coupés; ce pauvre diable implore la charité des Anglais, qui passent à chaque instant, car l'hôtel Waghorn est situé dans cette ruelle obscure qui, de plus, conduit au théâtre du Caire et au cabinet de lecture de M. Bonhomme, annoncé par un vaste écriteau peint en lettres françaises. Tous les plaisirs de la civilisation se résument là, et ce n'est pas de quoi causer grande envie aux Arabes. En poursuivant notre route, nous rencontrons à gauche une maison à face architecturale, sculptée et brodée d'arabesques peintes, unique réconfort jusqu'ici de l'artiste et du poëte. Ensuite la rue forme un coude, et il faut lutter pendant vingt pas contre un encombrement perpétuel d'ânes, de chiens, de chameaux, de marchands de concombres, et de femmes vendant du pain. Les ânes galopent, les chameaux mugissent, les chiens se maintiennent obstinément rangés en espaliers le long des portes de trois bouchers. Ce petit coin ne manquerait pas de physionomie arabe, si l'on n'apercevait en face de soi l'écriteau d'une trattoria remplie d'Italiens et de Maltais.

C'est qu'en face de nous voici dans tout son luxe la grande rue commerçante du quartier franc, vulgairement nommée le Mousky. La première partie, à moitié couverte de toiles et de planches, présente deux rangées de boutiques bien garnies, où toutes les nations européennes exposent leurs produits les plus usuels. L'Angleterre domine pour les étoffes et la vaisselle; l'Allemagne, pour les draps; la France, pour les modes; Marseille, pour les épiceries, les viandes fumées et les menus objets d'assortiment. Je ne cite point Marseille avec la France, car, dans le Levant, on ne tarde pas à s'apercevoir que les Marseillais forment une nation à part; ceci soit dit dans le sens le plus favorable d'ailleurs.

Parmi les boutiques où l'industrie européenne attire de son mieux les plus riches habitants du Caire, les Turcs réformistes, ainsi que les Cophtes et les Grecs, plus facilement accessibles à nos habitudes, il y a une brasserie anglaise où l'on peut aller contrarier, à l'aide du madère, du porter ou de l'ale, l'action parfois émolliente des eaux du Nil. Un autre lieu de refuge contre la vie orientale est la pharmacie Castagnol, où très-souvent les beys, les muchirs et les nazirs originaires de Paris viennent s'entretenir avec les voyageurs et retrouver un souvenir de la patrie. On n'est pas étonné de voir les chaises de l'officine, et même les bancs extérieurs, se garnir d'Orientaux douteux, à la poitrine chargée d'étoiles en brillants, qui causent en français et lisent les journaux, tandis que des sais tiennent tout prêts à leur disposition des chevaux fringants, aux selles brodées d'or. Cette affluence s'explique aussi par le voisinage de la poste franque, située dans l'impasse qui aboutit à l'hôtel Domergue. On vient attendre tous les jours la correspondance et les nouvelles, qui arrivent de loin en loin, selon l'état des routes ou la diligence des messagers. Le bateau à vapeur anglais ne remonte le Nil qu'une fois par mois.

Je touche au bout de mon itinéraire, car je rencontre à la pharmacie Castagnol mon peintre de l'hôtel français, qui fait préparer du chlorure d'or pour son daguerréotype. Il me propose de venir avec lui prendre un point de vue dans la ville; je donne donc congé au drogman, qui se hâte d'aller s'installer dans la brasserie anglaise, ayant pris, je le crains bien, du contact de ses précédents maîtres, un goût immodéré pour la bière forte et le wiskey.

En acceptant la promenade proposée, je complotais une idée plus belle encore: c'était de me faire conduire au point le plus embrouillé de la ville, d'abandonner le peintre à ses travaux, et puis d'errer à l'aventure, sans interprète et sans compagnon. Voilà ce que je n'avais pu obtenir jusque-là, le drogman se prétendant indispensable, et tous les Européens que j'avais recontrés me proposant de me faire voir «les beautés de la ville.» Il faut avoir un peu parcouru le Midi pour connaître toute la portée de cette hypocrite proposition. Vous croyez que l'aimable résident se fait guide par bonté d'âme. Détrompez-vous; il n'a rien à faire, il s'ennuie horriblement, il a besoin de vous pour l'amuser, pour le distraire, pour «lui faire la conversation;» mais il ne vous montrera rien que vous n'eussiez trouvé du premier coup: même il ne connaît point la ville, il n'a pas d'idée de ce qui s'y passe; il cherche un but de promenade et un moyen de vous ennuyer de ses remarques et de s'amuser des vôtres. D'ailleurs, qu'est-ce qu'une belle perspective, un monument, un détail curieux, sans le hasard, sans l'imprévu?

Un préjugé des Européens du Caire, c'est de ne pouvoir faire dix pas sans monter sur un âne escorté d'un ânier. Les ânes sont fort beaux, j'en conviens, trottent et galopent à merveille; l'ânier vous sert de cavasse et fait écarter la foule en criant: Ha! ha! iniglac! smalac! ce qui veut dire: «A droite! à gauche!» Les femmes ayant l'oreille ou la tête plus dure que les autres passants, l'ânier crie à tout moment: Ia bent! (hé! femme!) d'un ton impérieux qui fait bien sentir la supériorité du sexe masculin.


VI—UNE AVENTURE AU BÉSESTAIN

Nous chevauchions ainsi, le peintre et moi, suivis d'un âne qui portait le daguerréotype, machine compliquée et fragile qu'il s'agissait d'établir quelque part de manière à nous faire honneur. Après la rue que j'ai décrite, on rencontre un passage couvert en planches, où le commerce européen étale ses produits les plus brillants. C'est une sorte de bazar où se termine le quartier franc. Nous tournons à droite, puis à gauche, au milieu d'une foule toujours croissante; nous suivons une longue rue très-régulière, qui offre à la curiosité, de loin en loin, des mosquées, des fontaines, un couvent de derviches, et tout un bazar de quincaillerie et de porcelaine anglaise. Puis, après mille détours, la voie devient plus silencieuse, plus poudreuse, plus déserte; les mosquées tombent en ruine, les maisons s'écroulent çà et là, le bruit et le tumulte ne se reproduisent plus que sous la forme d'une bande de chiens criards, acharnés après nos ânes, et poursuivant surtout nos affreux vêtements noirs d'Europe. Heureusement, nous passons sous une porte, nous changeons de quartier, et ces animaux s'arrêtent en grognant aux limites extrêmes de leurs possessions. Toute la ville est partagée en cinquante-trois quartiers entourés de murailles, dont plusieurs appartiennent aux nations cophte, grecque, turque, juive et française. Les chiens eux-mêmes, qui pullulent en paix dans la ville sans appartenir à personne, reconnaissent ces divisions, et ne se hasarderaient pas au delà sans danger. Une nouvelle escorte canine remplace bientôt celle qui nous a quittés, et nous conduit jusqu'aux casins situés sur le bord d'un canal qui traverse le Caire, et qu'on appelle le Calish.

Nous voici dans une espèce de faubourg séparé par le canal des principaux quartiers de la ville; des cafés ou casinos nombreux bordent la rive intérieure, tandis que l'autre présente un assez large boulevard égayé de quelques palmiers poudreux. L'eau du canal est verte et quelque peu stagnante; mais une longue suite de berceaux et de treillages festonnés de vignes et de lianes, servant d'arrière-salle aux cafés, présente un coup d'œil des plus riants, tandis que l'eau plate qui les cerne reflète avec amour les costumes bigarrés des fumeurs. Les flacons d'huile des lustres s'allument aux seuls feux du jour, les narghilés de cristal jettent des éclairs, et la liqueur ambrée nage dans les tasses légères que des noirs distribuent avec leurs coquetiers de filigrane doré.

Après une courte station à l'un de ces cafés, nous nous transportons sur l'autre rive du Calish, et nous installons sur des piquets l'appareil où le dieu du jour s'exerce si agréablement au métier de paysagiste. Une mosquée en ruine au minaret curieusement sculpté, un palmier svelte s'élançant d'une touffe de lentisques, c'est, avec tout le reste, de quoi composer un tableau digne de Marilhat. Mon compagnon est dans le ravissement, et, pendant que le soleil travaille sur ses plaques fraîchement polies, je crois pouvoir entamer une conversation instructive en lui faisant au crayon des demandes auxquelles son infirmité ne l'empêche pas de répondre de vive voix.

—Ne vous mariez pas, s'écrie-t-il, et surtout ne prenez point le turban. Que vous demande-t-on? D'avoir une femme chez vous. La belle affaire! J'en fais venir tant que je veux. Ces marchandes d'oranges en tunique bleue, avec leurs bracelets et leurs colliers d'argent, sont fort belles. Elles ont exactement la forme des statues égyptiennes, la poitrine développée, les épaules et les bras superbes, la hanche peu saillante, la jambe fine et sèche. C'est de l'archéologie; il ne leur manque qu'une coiffure à tête d'épervier, des bandelettes autour du corps, et une croix ansée à la main, pour représenter Isis ou Athor.

—Mais vous oubliez, dis-je, que je ne suis point artiste; et, d'ailleurs, ces femmes ont des maris ou des familles. Elles sont voilées: comment deviner si elles sont belles?... Je ne sais encore qu'un seul mot arabe. Comment les persuader?

—La galanterie est sévèrement défendue au Caire; mais l'amour n'est interdit nulle part. Vous rencontrez une femme dont la démarche, dont la taille, dont la grâce à draper ses vêtements, dont quelque chose qui se dérange dans le voile ou dans la coiffure indique la jeunesse ou l'envie de paraître aimable. Suivez-la seulement, et, si elle vous regarde en face au moment où elle ne se croira pas remarquée de la foule, prenez le chemin de votre maison; elle vous suivra. En fait de femmes, il ne faut se fier qu'à soi-même. Les drogmans vous adresseraient mal. Il faut payer de votre personne, c'est plus sûr.

—Mais, au fait, me disais-je en quittant le peintre et le laissant à son œuvre, entouré d'une foule respectueuse qui le croyait occupé d'opérations magiques, pourquoi donc aurais-je renoncé à plaire? Les femmes sont voilées; mais je ne le suis pas. Mon teint d'Européen peut avoir quelque charme dans le pays. Je passerais en France pour un cavalier ordinaire; mais au Caire je deviens un amiable enfant du Nord. Ce costume franc, qui ameute les chiens, me vaut du moins d'être remarqué; c'est beaucoup.

En effet, j'étais rentré dans les rues populeuses, et je fendais la foule étonnée de voir un Franc à pied et sans guide dans la partie arabe de la ville. Je m'arrêtais aux portes des boutiques et des ateliers, examinant tout d'un air de flânerie inoffensive qui ne m'attirait que des sourires. On se disait: «Il a perdu son drogman, il manque peut-être d'argent pour prendre un âne...;» on plaignait l'étranger fourvoyé dans l'immense cohue des bazars, dans le labyrinthe des rues. Moi, je m'étais arrêté à regarder trois forgerons au travail qui semblaient des hommes de cuivre. Ils chantaient une chanson arabe dont le rhythme les guidait dans les coups successifs qu'ils donnaient à des pièces de métal qu'un enfant apportait tour à tour sur l'enclume. Je frémissais en songeant que, si l'un d'eux eût manqué la mesure d'un demi-temps, l'enfant aurait eu la main broyée. Deux femmes s'étaient arrêtées derrière moi et riaient de ma curiosité. Je me retourne, et je vois bien, à leur mantille de taffetas noir, à leur pardessus de levantine verte, qu'elles n'appartenaient pas à la classe des marchandes d'oranges du Mousky. Je m'élance au-devant d'elles, mais elles baissent leur voile et s'échappent. Je les suis, et j'arrive bientôt dans une longue rue, entrecoupée de riches bazars, qui traverse toute la ville. Nous nous engageons sous une voûte à l'aspect grandiose, formée de charpentes sculptées d'un style antique, où le vernis et la dorure rehaussent mille détails d'arabesques splendides. C'est là peut-être le bésestain des Circassiens où s'est passée l'histoire racontée par le marchand cophte au sultan de Kachgar. Me voilà en pleines Mille et une Nuits. Que ne suis-je un des jeunes marchands auxquels les deux dames font déployer leurs étoffes, ainsi que faisait la fille de l'émir devant la boutique de Bedreddin! Je leur dirais comme le jeune homme de Bagdad: «Laissez-moi voir votre visage pour prix de cette étoffe à fleurs d'or, et je me trouverai payé avec usure!» Mais elles dédaignent les soieries de Beyrouth, les étoffes brochées de Damas, les mandilles de Brousse, que chaque vendeur étale à l'envi.... Il n'y a point là de boutiques: ce sont de simples étalages dont les rayons s'élèvent jusqu'à la voûte, surmontés d'une enseigne couverte de lettres et d'attributs dorés. Le marchand, les jambes croisées, fume sa longue pipe ou son narghilé sur une estrade étroite, et les femmes vont ainsi de marchand en marchand, se contentant, après avoir tout fait déployer chez l'un, de passer à l'autre, en saluant d'un regard dédaigneux.

Mes belles rieuses veulent absolument des étoffes de Constantinople. Constantinople donne la mode au Caire. On leur fait voir d'affreuses mousselines imprimées, en criant: Istamboldan (c'est de Stamboul)! Elles poussent des cris d'admiration. Les femmes sont les mêmes partout.

Je m'approche d'un air de connaisseur; je soulève le coin d'une étoffe jaune à ramages lie de vin, et je m'écrie: Tayeb (cela est beau)! Mon observation paraît plaire; c'est à ce choix qu'on s'arrête. Le marchand aune avec une sorte de demi-mètre qui s'appelle un pic, et l'on charge un petit garçon de porter l'étoffe roulée.

Pour le coup, il me semble bien que l'une des jeunes dames m'a regardé en face; d'ailleurs, leur marche incertaine, les rires qu'elles étouffent en se retournant et me voyant les suivre, la mantille noire (habbarah) soulevée de temps en temps pour laisser voir un masque blanc, signe d'une classe supérieure, enfin toutes ces allures indécises que prend au bal de l'Opéra un domino qui veut vous séduire, semblent m'indiquer qu'on n'a pas envers moi des sentiments bien farouches. Le moment paraît donc venu de passer devant et de prendre le chemin de mon logis; mais le moyen de le retrouver? Au Caire, les rues n'ont pas d'écriteau, les maisons pas de numéro, et chaque quartier, ceint de murs, est en lui-même un labyrinthe des plus complets. Il y a dix impasses pour une rue qui aboutit. Dans le doute, je suivais toujours. Nous quittons les bazars pleins de tumulte et de lumière, où tout reluit et papillote, où le luxe des étalages fait contraste au grand caractère d'architecture et de splendeur des principales mosquées, peintes de bandes horizontales jaunes et rouges; voici maintenant des passages voûtés, des ruelles étroites et sombres, où surplombent les cages de fenêtres en charpente, comme dans nos rues du moyen âge. La fraîcheur de ces voies presque souterraines est un refuge contre les ardeurs du soleil d'Égypte, et donne à la population beaucoup des avantages d'une latitude tempérée. Cela explique la blancheur mate qu'un grand nombre de femmes conservent sous leur voile, car beaucoup d'entre elles n'ont jamais quitté la ville que pour aller se réjouir sous les ombrages de Schoubrah.

Mais que penser de tant de tours et détours qu'on me fait faire? Me fuit-on en réalité, ou se guide-t-on, tout en me précédant, sur ma marche aventureuse? Nous entrons pourtant dans une rue que j'ai traversée la veille, et que je reconnais surtout à l'odeur charmante que répandent les fleurs jaunes d'un arbousier. Cet arbre aimé du soleil projette au-dessus du mur ses branches revêtues de houppes parfumées. Une fontaine basse forme encoignure, fondation pieuse destinée à désaltérer les animaux errants. Voici une maison de belle apparence, décorée d'ornements sculptés dans le plâtre; l'une des dames introduit dans la porte une de ces clefs rustiques dont j'ai déjà l'expérience. Je m'élance à leur suite dans le couloir sombre, sans balancer, sans réfléchir, et me voilà dans une cour vaste et silencieuse, entourée de galeries, dominée par les mille dentelures des moucharabys.


VII—UNE MAISON DANGEREUSE

Les dames ont disparu dans je ne sais quel escalier sombre de l'entrée; je me retourne avec l'intention sérieuse de regagner la porte; un esclave abyssinien, grand et robuste, est en train de la refermer. Je cherche un mot pour le convaincre que je me suis trompé de maison, que je croyais rentrer chez moi; mais le mot tayeb, si universel qu'il soit, ne me paraît pas suffisant à exprimer tontes ces choses. Pendant ce temps, un grand bruit se fait entendre dans le fond de la maison, des saïs étonnés sortent des écuries, des bonnets rouges se montrent aux terrasses du premier étage, et un Turc des plus majestueux s'avance du fond de la galerie principale.

Dans ces moments-là, le pis est de rester court. Je songe que beaucoup de musulmans entendent la langue franque, laquelle, au fond, n'est qu'un mélange de toute sorte de mots des patois méridionaux, qu'on emploie au hasard jusqu'à ce qu'on se soit fait comprendre; c'est la langue des Turcs de Molière. Je ramasse donc tout ce que je puis savoir d'italien, d'espagnol, de provençal et de grec, et je compose avec le tout un discours fort captieux.

—Au demeurant, me disais-je, mes intentions sont pures; l'une au moins des femmes peut bien être sa fille ou sa sœur. J'épouse, je prends le turban; aussi bien il y a des choses qu'on ne peut éviter. Je crois au destin.

D'ailleurs, ce Turc avait l'air d'un bon diable, et sa figure bien nourrie n'annonçait pas la cruauté. Il cligna de l'œil avec quelque malice en me voyant accumuler les substantifs les plus baroques qui eussent jamais retenti dans les échelles du Levant, et me dit, tendant vers moi une main potelée chargée de bagues:

—Mon cher monsieur, donnez-vous la peine d'entrer ici; nous causerons plus commodément.

O surprise! ce brave Turc était un Français comme moi!

Nous entrons dans une fort belle salle dont les fenêtres se découpaient sur des jardins; nous prenons place sur un riche divan. On apporte du café et des pipes. Nous causons. J'explique de mon mieux comment j'étais entré chez lui, croyant m'engager dans un des nombreux passages qui traversent au Caire les principaux massifs de maisons; mais je comprends à son sourire que mes belles inconnues avaient eu le temps de me trahir. Cela n'empêcha pas notre conversation de prendre en peu de temps un caractère d'intimité. En pays turc, la connaissance se fait vite entre compatriotes. Mon hôte voulut bien m'inviter à sa table, et, quand l'heure fut arrivée, je vis entrer deux fort belles personnes, dont l'une était sa femme, et l'autre la sœur de sa femme. C'étaient mes inconnues du bazar des Circassiens, et toutes deux Françaises.... Voilà ce qu'il y avait de plus humiliant! On me fit la guerre sur ma prétention à parcourir la ville sans drogman et sans ânier; on s'égaya touchant ma poursuite assidue de deux dominos douteux, qui évidemment ne révélaient aucune forme, et pouvaient cacher des vieilles ou des négresses. Ces dames ne me savaient pas le moindre gré d'un choix aussi hasardeux, où aucun de leurs charmes n'était intéressé, car il faut avouer que le habbarah noir, moins attrayant que le voile des simples filles fellahs, fait de toute femme un paquet sans forme, et, quand le vent s'y engouffre, lui donne l'aspect d'un ballon à demi gonflé.

Après le dîner, servi entièrement à la française, on me fit entrer dans une salle beaucoup plus riche, aux murs revêtus de porcelaines peintes, aux corniches de cèdre sculptées. Une fontaine de marbre lançait dans le milieu ses minces filets d'eau; des tapis et des glaces de Venise complétaient l'idéal du luxe arabe; mais la surprise qui m'attendait là concentra bientôt toute mon attention. C'étaient huit jeunes filles placées autour d'une table ovale, et travaillant à divers ouvrages. Elles se levèrent, me firent un salut, et les deux plus jeunes vinrent me baiser la main, cérémonie à laquelle je savais qu'on ne pouvait se refuser au Caire. Ce qui m'étonnait le plus dans cette apparition séduisante, c'est que le teint de ces jeunes personnes, vêtues à l'orientale, variait du bistre à l'olivâtre, et arrivait, chez la dernière, au chocolat le plus foncé. Il eût été inconvenant peut-être de citer devant la plus blanche le vers de Gœthe:

Connais-tu la contrée où les citrons mûrissent ...

Cependant elles pouvaient passer toutes pour des beautés de race mixte. La maîtresse de la maison et sa sœur avaient pris place sur le divan en riant aux éclats de mon admiration. Les deux petites filles nous apportèrent des liqueurs et du café.

Je savais un gré infini à mon hôte de m'avoir introduit dans son harem; mais je me disais en moi-même qu'un Français ne ferait jamais un bon Turc, et que l'amour-propre de montrer ses maîtresses ou ses épouses devait dominer toujours la crainte de les exposer aux séductions. Je me trompais encore sur ce point. Ces charmantes fleurs aux couleurs variées étaient non pas les femmes, mais les filles de la maison. Mon hôte appartenait à cette génération militaire qui voua son existence au service de Napoléon. Plutôt que de se reconnaître sujets de la Restauration, beaucoup de ces braves allèrent offrir leurs services aux souverains de l'Orient. L'Inde et l'Égypte en accueillirent un grand nombre; il y avait dans ces deux pays de beaux souvenirs de la gloire française. Quelques-uns adoptèrent la religion et les mœurs des peuples qui leur donnaient asile. Le moyen de les blâmer? La plupart, nés pendant la Révolution, n'avaient guère connu de culte que celui des théophilanthropes ou des loges maçonniques. Le mahométisme, vu dans les pays où il règne, a des grandeurs qui frappent l'esprit le plus sceptique. Mon hôte s'était livré jeune encore à ces séductions d'une patrie nouvelle. Il avait obtenu le grade de bey par ses talents, par ses services; son sérail s'était recruté en partie des beautés du Sennaar, de l'Abysinnie, de l'Arabie même, car il avait concouru à délivrer des villes saintes du joug des sectaires musulmans. Plus tard, plus avancé en âge, les idées de l'Europe lui étaient revenues: il s'était marié à une aimable fille de consul, et, comme le grand Soliman épousant Roxelane, il avait congédié tout son sérail, mais les enfants lui étaient restés. C'étaient les filles que je voyais là; les garçons étudiaient dans les écoles militaires.

Au milieu de tant de filles à marier, je sentis que l'hospitalité qu'on me donnait dans cette maison présentait certaines chances dangereuses, et je n'osai trop exposer ma situation réelle avant de plus amples informations.

On me fit reconduire chez moi le soir, et j'ai emporté de toute cette aventure le plus gracieux souvenir.... Mais, en vérité, ce ne serait pas la peine d'aller au Caire pour me marier dans une famille française.

Le lendemain, Abdallah vint me demander la permission d'accompagner des Anglais jusqu'à Suez. C'était l'affaire d'une semaine, et je ne voulus pas le priver de cette course lucrative. Je le soupçonnai de n'être pas très satisfait de ma conduite de la veille. Un voyageur qui se passe de drogman toute une journée, qui rôde à pied dans les rues du Caire, et dîne ensuite on ne sait où, risque de passer pour un être bien fallacieux. Abdallah me présenta, du reste, pour tenir sa place, un barbarin de ses amis, nommé Ibrahim. Le barbarin (c'est ici le nom des domestiques ordinaires) ne sait qu'un peu de patois maltais.


VIII—LE WÉKIL

Le juif Yousef, ma connaissance du bazar aux cotons, venait tous les jours s'asseoir sur mon divan et se perfectionner dans la conversation.

—J'ai appris, me dit-il, qu'il vous fallait une femme, et je vous ai trouvé un wékil.

—Un wékil?

—Oui, cela veut dire envoyé, ambassadeur; mais, dans le cas présent, c'est un honnête homme chargé de s'entendre avec les parents des filles à marier. Il vous en amènera, ou vous conduira chez elles.

—Oh! oh! mais quelles sont donc ces filles-là?

—Ce sont des personnes très-honnêtes, et il n'y en a que de celles-là au Caire, depuis que Son Altesse a relégué les autres à Esné, un peu au-dessous de la première cataracte.

—Je veux le croire. Eh bien, nous verrons; amenez-moi ce wékil.

—Je l'ai amené; il est en bas.

Le wékil était un aveugle, que son fils, homme grand et robuste, guidait de l'air le plus modeste. Nous montons à âne tous les quatre, et je riais beaucoup intérieurement en comparant l'aveugle à l'Amour, et son fils au dieu de l'hyménée. Le juif, insoucieux de ces emblèmes mythologiques, m'instruisait chemin faisant.

—Vous pouvez, me disait-il, vous marier ici de quatre manières. La première, c'est d'épouser une fille cophte devant le Turc.

—Qu'est-ce que le Turc?

—C'est un brave santon à qui vous donnez quelque argent, qui dit une prière, vous assiste devant le cadi, et remplit les fonctions d'un prêtre: ces hommes-là sont saints dans le pays, et tout ce qu'ils font est bien fait. Ils ne s'inquiètent pas de votre religion, si vous ne songez pas à la leur; mais ce mariage-là n'est pas celui des filles très-honnêtes.

—Bon! passons à un autre.

—Celui-là est un mariage sérieux. Vous êtes chrétien, et les Cophtes le sont aussi; il y a des prêtres cophtes qui vous marieront, quoique schismatique, sous la condition de consigner un douaire à la femme, pour le cas où vous divorceriez plus tard.

—C'est très-raisonnable; mais quel est le douaire?...

—Oh! cela dépend des conventions. Il faut toujours donner an moins deux cents piastres.

—Cinquante francs! ma foi, je me marie, et ce n'est pas cher.

—Il y a encore une autre sorte de mariage pour les personnes très-scrupuleuses; ce sont les bonnes familles. Vous êtes fiancé devant le prêtre cophte, il vous marie selon son rite, et ensuite vous ne pouvez plus divorcer.

—Oh! mais cela est très-grave: un instant!

—Pardon; il faut aussi, auparavant, constituer un douaire, pour le cas où vous quitteriez le pays.

—Alors, la femme devient donc libre?

—Certainement, et vous aussi; mais, tant que vous restez dans le pays, vous êtes lié.

—Au fond, c'est encore assez juste; mais quelle est la quatrième sorte de mariage?

—Celle-là, je ne vous conseille pas d'y penser. On vous marie deux fois: à l'église cophte et au couvent des Franciscains.

—C'est un mariage mixte?

—Un mariage très-solide: si vous partez, il vous faut emmener la femme; elle peut vous suivre partout et vous mettre les enfants sur les bras.

—Alors, c'est fini, on est marié sans rémission?

—Il y a bien des moyens encore de glisser des nullités dans l'acte.... Mais surtout gardez-vous d'une chose, c'est de vous laisser conduire devant le consul!

—Mais, cela, c'est le mariage européen.

—Tout à fait. Vous n'avez qu'une seule ressource alors; si vous connaissez quelqu'un au consulat, c'est d'obtenir que les bans ne soient pas publiés dans votre pays.

Les connaissances de cet éleveur de vers à soie sur la question des mariages me confondaient, mais il m'apprit qu'on l'avait souvent employé dans ces sortes d'affaires. Il servait de truchement au wékil, qui ne savait que l'arabe. Tous ces détails, du reste, m'intéressaient au dernier point.

Nous étions arrivés presque à l'extrémité de la ville, dans la partie du quartier cophte qui fait retour sur la place de l'Esbekieh du côté de Boulaq. Une maison d'assez pauvre apparence au bout d'une rue encombrée de marchands d'herbes et de fritures, voilà le lieu on la présentation devait se faire. On m'avertit que ce n'était point la maison des parents, mais un terrain neutre.

—Vous allez en voir deux, me dit le juif, et, si vous n'êtes pas content, on en fera venir d'autres.

—C'est parfait; mais, si elles restent voilées, je vous préviens que je n'épouse pas.

—Oh! soyez tranquille, ce n'est pas ici comme chez les Turcs.

—Les Turcs ont l'avantage de pouvoir se rattraper sur le nombre.

—C'est, en effet, tout différent.

La salle basse de la maison était occupée par trois ou quatre hommes en sarrau bleu, qui semblaient dormir; pourtant, grâce au voisinage de la porte de la ville et d'un corps de garde situé auprès, cela n'avait rien d'inquiétant. Nous montâmes par un escalier de pierre sur une terrasse intérieure. La chambre où l'on entrait ensuite donnait sur la rue, et la large fenêtre, avec tout son grillage de menuiserie, s'avançait, selon l'usage, d'un demi-mètre en dehors de la maison. Une fois assis dans cette espèce de garde-manger, le regard plonge sur les deux extrémités de la rue; on voit les passants à travers les dentelures latérales. C'est d'ordinaire la place des femmes, d'où, comme sous le voile, elles observent tout sans être vues. On m'y fit asseoir, tandis que le wékil, son fils et le juif prenaient place sur les divans. Bientôt arriva une femme cophte voilée, qui, après avoir salué, releva son borghot noir au-dessus de sa tête, ce qui, avec le voile rejeté en arrière, composait une sorte de coiffure israélite. C'était la khatbé, ou wékil, des femmes. Elle me dit que les jeunes personnes achevaient de s'habiller. Pendant ce temps, on avait apporté des pipes et du café à tout le monde. Un homme à barbe blanche, en turban noir, avait aussi augmenté notre compagnie. C'était le prêtre cophte. Deux femmes voilées, les mères sans doute, restaient debout à la porte.

La chose prenait du sérieux, et mon attente était, je l'avoue, mêlée de quelque anxiété. Enfin, deux jeunes filles entrèrent, et successivement vinrent me baiser la main. Je les engageai par signes à prendre place près de moi.

-Laissez-les debout, me dit le juif, ce sont vos servantes.

Mais j'étais encore trop Français pour ne pas insister. Le juif parla et fit comprendre sans doute que c'était une coutume bizarre des Européens de faire asseoir les femmes devant eux. Elles prirent enfin place à mes côtés.

Elles étaient vêtues d'habits de taffetas à fleurs et de mousseline brodée. C'était fort printanier. La coiffure, composée du tarbouch rouge entortillé de gazillons, laissait échapper un fouillis de rubans et de tresses de soie; des grappes de petites pièces d'or et d'argent, probablement fausses, cachaient entièrement les cheveux. Pourtant il était aisé de reconnaître que l'une était brune et l'autre blonde; on avait prévu toute objection. La première «était svelte comme un palmier et avait l'œil noir d'une gazelle,» avec un teint légèrement bistré; l'autre, plus délicate, plus riche de contours, et d'une blancheur qui m'étonnait en raison de la latitude, avait la mine et le port d'une jeune reine éclose au pays du matin.

Cette dernière me séduisait particulièrement, et je lui faisais dire toute sorte de douceurs, sans cependant négliger entièrement sa compagne. Toutefois le temps se passait sans que j'abordasse la question principale; alors, la khatbé les fit lever et leur découvrit les épaules, qu'elle frappa de la main pour en montrer la fermeté. Un instant, je craignis que l'exhibition n'allât trop loin, et j'étais moi-même un peu embarrassé devant ces pauvres filles, dont les mains recouvraient de gaze leurs charmes à demi trahis. Enfin le juif me dit: —Quelle est votre pensée?

—Il y en a une qui me plaît beaucoup, mais je voudrais réfléchir: on ne s'enflamme pas tout d'un coup. Nous les reviendrons voir.

Les assistants auraient certainement voulu quelque réponse plus précise. La khatbé et le prêtre cophte me firent presser de prendre une décision. Je finis par me lever en promettant de revenir; mais je sentais qu'on n'avait pas grande confiance.

Les deux jeunes filles étaient sorties pendant cette négociation. Quand je traversai la terrasse pour gagner l'escalier, celle que j'avais remarquée particulièrement semblait occupée à arranger des arbustes. Elle se releva en souriant, et, faisant tomber son tarbouch, elle secoua sur ses épaules de magnifiques tresses dorées, auxquelles le soleil donnait un vif reflet rougeâtre. Ce dernier effort d'une coquetterie, d'ailleurs bien légitime, triompha presque de ma prudence, et je fis dire à la famille que j'enverrais certainement des présents.

—Ma foi, dis-je en sortant au complaisant israélite, j'épouserais bien celle-là devant le Turc.

—La mère ne voudrait pas, elles tiennent au prêtre cophte. C'est une famille d'écrivains: le père est mort; la jeune fille que vous avez préférée n'a encore été mariée qu'une fois, et pourtant elle a seize ans.

—Comment! elle est veuve?

—Non, divorcée.

—Oh! mais cela change la question!

J'envoyai toujours une petite pièce d'étoffe comme présent.

L'aveugle et son fils se remirent en quête et me trouvèrent d'autres fiancées. C'étaient toujours à peu près les mêmes cérémonies, mais je prenais goût à cette revue du beau sexe cophte, et, moyennant quelques étoffes et menus bijoux, on ne se formalisait pas trop de mes incertitudes. Il y eut une mère qui amena sa fille dans mon logis: je crois bien que celle-là aurait volontiers célébré l'hymen devant le Turc; mais, tout bien considéré, cette fille était d'âge à avoir été déjà épousée plus que de raison.


IX—LE JARDIN DE ROSETTE

Le barbarin qu'Abdallah avait mis à sa place, un peu jaloux peut-être de l'assiduité du juif et de son wékil, m'amena un jeune homme fort bien vêtu, parlant italien et nommé Mahomet, qui avait à me proposer un mariage tout à fait relevé.

—Pour celui-là, me dit-il, c'est devant le consul. Ce sont des gens riches, et la fille n'a que douze ans.

—Elle est un peu jeune pour moi; mais il parait qu'ici c'est le seul âge où l'on ne risque pas de les trouver veuves ou divorcées.

Signor, è vero! ils sont très-impatients de vous voir, car vous occupez une maison où il y a eu des Anglais; on a donc une bonne opinion de votre rang. J'ai dit que vous étiez un général.

—Mais je ne suis pas général.

—Allons donc! vous n'êtes pas un ouvrier, ni un négociant. Vous ne faites rien?

—Pas grand'chose.

—Eh bien, cela représente ici au moins le grade d'un myrliva (général).

Je savais déjà qu'en effet au Caire, comme en Russie, on classait toutes les positions d'après les grades militaires. Il est à Paris des écrivains pour qui c'eût été une mince distinction que d'être assimilés à un général égyptien; moi, je ne pouvais voir là qu'une amplification orientale. Nous montons sur des ânes et nous nous dirigeons vers le Mousky. Mahomet frappe à une maison d'assez bonne apparence. Une négresse ouvre la porte et pousse des cris de joie; une autre esclave noire se penche avec curiosité sur la balustrade de l'escalier, frappe des mains en riant très-haut, et j'entends retentir des conversations où je devinais seulement qu'il était question du myrliva annoncé.

Au premier étage, je trouve un personnage proprement vêtu, ayant un turban de cachemire, qui me fait asseoir et me présente un grand jeune homme comme son fils. C'était le père. Dans le même instant entre une femme d'une trentaine d'années encore jolie; on apporte du café et des pipes, et j'apprends par l'interprète qu'ils étaient de la Haute Égypte, ce qui donnait au père le droit d'avoir un turban blanc. Un instant après, la jeune fille arrive suivie des négresses qui se tiennent en dehors de la porte; elle leur prend des mains un plateau, et nous sert des confitures dans un pot de cristal où l'on puise avec des cuillers de vermeil. Elle était si petite et si mignonne, que je ne pouvais concevoir qu'on songeât à la marier. Ses traits n'étaient pas encore bien formés; mais elle ressemblait tellement à sa mère, qu'on pouvait se rendre compte, d'après la figure de cette dernière, du caractère futur de sa beauté. On l'envoyait aux écoles du quartier franc, et elle savait déjà quelques mots d'italien. Toute cette famille me semblait si respectable, que je regrettais de m'y être présenté sans intentions tout à fait sérieuses. Ils me firent mille honnêtetés, et je les quittai en promettant une réponse prompte. Il y avait de quoi mûrement réfléchir.

Le surlendemain était le jour de la Pâque juive, qui correspond à notre dimanche des Rameaux. Au lieu de buis, comme en Europe, tous les chrétiens portaient le rameau biblique, et les rues étaient pleines d'enfants qui se partageaient la dépouille des palmiers. Je traversais, pour me rendre au quartier franc, le jardin de Rosette, qui est la plus charmante promenade du Caire. C'est une verte oasis au milieu des maisons poudreuses, sur la limite du quartier cophte et du Mousky. Deux maisons de consuls et celle du docteur Clot-Bey ceignent un côté de cette retraite; les maisons franques qui bordent l'impasse Waghorn s'étendent à l'autre extrémité; l'intervalle est assez considérable pour présenter à l'œil un horizon touffu de dattiers, d'orangers et de sycomores.

Il n'est pas facile de trouver le chemin de cet Éden mystérieux, qui n'a point de porte publique. On traverse la maison du consul de Sardaigne en donnant à ses gens quelques paras, et l'on se trouve au milieu de vergers et de parterres dépendant des maisons voisines. Un sentier qui les divise aboutit à une sorte de petite ferme entourée de grillages où se promènent plusieurs girafes que le docteur Clot-Bey fait élever par des Nubiens. Un bois d'orangers fort épais s'étend plus loin à gauche de la route; à droite sont plantés des mûriers entre lesquels on cultive du maïs. Ensuite le chemin tourne, et le vaste espace qu'on aperçoit de ce côté se termine par un rideau de palmiers entremêlés de bananiers, avec leurs longues feuilles d'un vert éclatant. Il y a là un pavillon soutenu par de hauts piliers, qui recouvre un bassin carré autour duquel des compagnies de femmes viennent souvent se reposer et chercher la fraîcheur. Le vendredi, ce sont des musulmanes, toujours voilées le plus possible; le samedi, des juives; le dimanche, des chrétiennes. Ces deux derniers jours, les voiles sont un peu moins discrets; beaucoup de femmes font étendre des tapis près du bassin par leurs esclaves, et se font servir des fruits et des pâtisseries. Le passant peut s'asseoir dans le pavillon même sans qu'une retraite farouche l'avertisse de son indiscrétion, ce qui arrive quelquefois le vendredi, jour des Turques.

Je passais près de là, lorsqu'un garçon de bonne mine vient à moi d'un air joyeux; je reconnais le frère de ma dernière prétendue. J'étais seul. Il me fait quelques signes que je ne comprends pas, et finit par m'engager, au moyen d'une pantomime plus claire, à l'attendre dans le pavillon. Dix minutes après, la porte de l'un des petits jardins bordant les maisons s'ouvre et donne passage à deux femmes que le jeune homme amène, et qui viennent prendre place près du bassin en levant leurs voiles. C'étaient sa mère et sa sœur. Leur maison donnait sur la promenade du côté opposé à celui où j'y étais entré l'avant-veille. Après les premiers saluts affectueux, nous voilà à nous regarder et à prononcer des mots au hasard en souriant de notre mutuelle ignorance. La petite fille ne disait rien, sans doute par réserve; mais, me souvenant qu'elle apprenait l'italien, j'essaye quelques mots de cette langue, auxquels elle répond avec l'accent guttural des Arabes, ce qui rend l'entretien fort peu clair.

Je tâchais d'exprimer ce qu'il y avait de singulier dans la ressemblance des deux femmes. L'une était la miniature de l'autre. Les traits vagues encore de l'enfant se dessinaient mieux chez la mère; on pouvait prévoir entre ces deux âges une saison charmante qu'il serait doux de voir fleurir. Il y avait près de nous un tronc de palmier renversé depuis peu de jours par le vent, et dont les rameaux trempaient dans l'extrémité du bassin. Je le montrai du doigt en disant:

Oggi è il giornodelle palme.

Or, les fêtes cophtes, se réglant sur le calendrier primitif de l'Église, ne tombent pas en même temps que les nôtres. Toutefois la petite fille alla cueillir un rameau qu'elle garda à la main, et dit:

Io cosi sono Roumi. (Moi, comme cela, je suis Romaine!)

Au point de vue des Égyptiens, tous les Francs sont des Romains. Je pouvais donc prendre cela pour un compliment et pour une allusion au futur mariage.... O Hymen, Hyménée! je t'ai vu ce jour-là de bien près! Tu ne dois être sans doute, selon nos idées européennes, qu'un frère puiné de l'Amour. Pourtant ne serait il pas charmant de voir grandir et se développer près de soi l'épouse que l'on s'est choisie, de remplacer quelque temps le père avant d'être l'amant!... Mais pour le mari quel danger!

En sortant du jardin, je sentais le besoin de consulter mes amis du Caire. J'allai voir Soliman-Aga.

—Mariez-vous donc de par Dieu! me dit-il, comme Pantagruel à Panurge.

J'allai de là chez le peintre de l'hôtel Domergue, qui me cria de toute sa voix de sourd:

—Si c'est devant le consul,... ne vous mariez pas!

Il y a, quoi qu'on fasse, un certain préjugé religieux qui domine l'Européen en Orient, du moins dans les circonstances graves. Faire un mariage à la cophte, comme on dit au Caire, ce n'est rien que de fort simple; mais le faire avec une toute jeune enfant, qu'on vous livre pour ainsi dire, et qui contracte un lien illusoire pour vous-même, c'est une grave responsabilité morale assurément.

Comme je m'abandonnais à ces sentiments délicats, je vis arriver Abdallah revenu de Suez; j'exposai ma situation.

—Je m'étais bien douté, s'écria-t-il, qu'on profiterait de mon absence pour vous faire faire des sottises. Je connais la famille. Vous êtes-vous inquiété de la dot?

—Oh! peu m'importe; je sais qu'ici ce doit être peu de chose.

—On parle de vingt mille piastres (cinq mille francs).

—Eh bien, c'est toujours cela.

—Comment donc! mais c'est vous qui devez les payer.

—Ah! c'est bien différent.... Ainsi, il faut que j'apporte une dot, au lieu d'en recevoir une?

—Naturellement. Ignorez-vous que c'est l'usage ici?

—Comme on me parlait d'un mariage à l'européenne....

—Le mariage, oui; mais la somme se paye toujours. C'est un petit dédommagement pour la famille.

Je comprenais dès lors l'empressement des parents dans ce pays à marier les petites filles. Rien n'est plus juste d'ailleurs, à mon avis, que de reconnaître, en payant, la peine que de braves gens se sont donnée de mettre au monde et d'élever pour vous une jeune enfant gracieuse et bien faite. Il paraît que la dot, ou pour mieux dire le douaire, dont j'ai indiqué plus haut le minimum, croit en raison de la beauté de l'épouse et de la position des parents. Ajoutez à cela les frais de la noce, et vous verrez qu'un mariage à la cophte devient encore une formalité assez coûteuse. J'ai regretté que le dernier qui m'était proposé fût en ce moment-là au-dessus de mes moyens. Du reste, l'opinion d'Abdallah était que, pour le même prix, on pouvait acquérir tout un sérail au bazar des esclaves.


II

LES ESCLAVES


I—UN LEVER DE SOLEIL

Que notre vie est quelque chose d'étrange! Chaque matin, dans ce demi-sommeil où la raison triomphe peu à peu des folles images du rêve, je sens qu'il est naturel, logique et conforme à mon origine parisienne de m'éveiller aux clartés d'un ciel gris, au bruit des roues broyant les pavés, dans quelque chambre d'un aspect triste, garnie de meubles anguleux, où l'imagination se heurte aux vitres comme un insecte emprisonné, et c'est avec un étonnement toujours vif que je me retrouve à mille lieues de ma patrie, et que j'ouvre mes sens peu à peu aux vagues impressions d'un monde qui est la parfaite antithèse du nôtre. La voix du Turc qui chante au minaret voisin, la clochette et le trot lourd du chameau qui passe, et quelquefois son hurlement bizarre, les bruissements et les sifflements indistincts qui font vivre l'air, le bois et la muraille, l'aube hâtive dessinant au plafond les mille découpures des fenêtres, une brise matinale chargée de senteurs pénétrantes, qui soulève le rideau de ma porte et me fait apercevoir au-dessus des murs de la cour les têtes flottantes des palmiers; tout cela me surprend, me ravit ... ou m'attriste, selon les jours; car je ne veux pas dire qu'un éternel été fasse une vie toujours joyeuse. Le soleil noir de la mélancolie, qui verse des rayons obscurs sur le front de l'ange rêveur d'Albert Durer, se lève aussi parfois aux plaines lumineuses du Nil, comme sur les bords du Rhin, dans un froid paysage d'Allemagne. J'avouerai même qu'à défaut de brouillard, la poussière est un triste voile aux clartés d'un jour d'Orient.

Je monte quelquefois sur la terrasse de la maison que j'habite dans le quartier cophte, pour voir les premiers rayons qui embrasent au loin la plaine d'Héliopolis et les versants du Mokattam, où s'étend la Ville des Morts, entre le Caire et Matarée. C'est d'ordinaire un beau spectacle, quand l'aube colore peu à peu les coupoles et les arceaux grêles des tombeaux consacrés aux trois dynasties de califes, de soudans et de sultans qui, depuis l'an 1000, ont gouverné l'Égypte. L'un des obélisques de l'ancien temple du soleil est resté seul debout, dans cette plaine, comme une sentinelle oubliée; il se dresse au milieu d'un bouquet touffu de palmiers et de sycomores, et reçoit toujours le premier regard du dieu que l'on adorait jadis à ses pieds.

L'aurore, en Égypte, n'a pas ces belles teintes vermeilles qu'on admire dans les Cyclades ou sur les côtes de Candie; le soleil éclate tout à coup au bord du ciel, précédé seulement d'une vague lueur blanche; quelquefois il semble avoir peine à soulever les longs plis d'un linceul grisâtre, et nous apparaît pâle et privé de rayons, comme l'Osiris souterrain; son empreinte décolorée attriste encore le ciel aride, qui ressemble alors, à s'y méprendre, au ciel couvert de notre Europe, mais qui, loin d'amener la pluie, absorbe toute humidité. Cette poudre épaisse qui charge l'horizon ne se découpe jamais en frais nuages comme nos brouillards: à peine le soleil, au plus haut point de sa force, parvient-il à percer l'atmosphère cendreuse sous la forme d'un disque rouge, qu'on croirait sorti des forges libyques du dieu Phtha. On comprend alors cette mélancolie profonde de la vieille Égypte, cette préoccupation fréquente de la souffrance et des tombeaux que les monuments nous transmettent. C'est Typhon qui triomphe pour un temps des divinités bienfaisantes; il irrite les yeux, dessèche les poumons, et jette des nuées d'insectes sur les champs et sur les vergers.

Je les ai vus passer comme des messagers de mort et de famine, l'atmosphère en était chargée, et, regardant au-dessus de ma tête, faute de point de comparaison, je les prenais d'abord pour des nuées d'oiseaux. Abdallah, qui était monté en même temps que moi sur la terrasse, fit un cercle dans l'air avec le long tuyau de son chibouque, et il en tomba deux ou trois sur le plancher. Il secoua la tête en regardant ces énormes cigales vertes et roses, et me dit:

—Vous n'en avez jamais mangé?

Je ne pus m'empêcher de faire un geste d'éloignement pour une telle nourriture, et cependant, si on leur ôte les ailes et les pattes, elles doivent ressembler beaucoup aux crevettes de l'Océan.

—C'est une grande ressource dans le désert, me dit Abdallah; on les fume, on les sale, et elles ont, à peu de choses près, le goût du hareng saur; avec de la pâte de dourah, cela forme un mets excellent.

—Mais, à ce propos, dis-je, ne serait-il pas possible de me faire ici un peu de cuisine égyptienne? Je trouve ennuyeux d'aller deux fois par jour prendre mes repas à l'hôtel.

—Vous avez raison, dit Abdallah; il faudra prendre à votre service un cuisinier.

—Eh bien, est-ce que le barbarin ne sait rien faire?

—Oh! rien. Il est ici pour ouvrir la porte et tenir la maison propre, voilà tout.

—Et vous-même, ne seriez-vous pas capable de mettre au feu un morceau de viande, de préparer quelque chose enfin?

—C'est de moi que vous parlez? s'écria Abdallah d'un ton profondément blessé. Non, monsieur, je ne sais rien de semblable.

—C'est fâcheux, repris-je en ayant l'air de continuer une plaisanterie; nous aurions pu, en outre, déjeuner avec des sauterelles ce matin; mais, sérieusement, je voudrais prendre mes repas ici. Il y a des bouchers dans la ville, des marchands de fruits et de poisson.... Je ne vois pas que ma prétention soit si extraordinaire.

—Rien n'est plus simple, en effet: prenez un cuisinier. Seulement, un cuisinier européen vous coûtera un talari par jour. Encore les beys, les pachas et les hôteliers eux-mêmes ont-ils de la peine à s'en procurer.

—J'en veux un qui soit de ce pays-ci, et qui me prépare les mets que tout le monde mange.

—Fort bien, nous pourrons trouver cela chez M. Jean. C'est un de vos compatriotes qui tient un cabaret dans le quartier cophte, et chez lequel se réunissent les gens sans place.


II—M. JEAN

M. Jean est un débris glorieux de notre armée d'Égypte. Il a été l'un des trente-trois Français qui prirent du service dans les mamelouks après la retraite de l'expédition. Pendant quelques années, il a eu comme les autres un palais, des femmes, des chevaux, des esclaves: à l'époque de la destruction de cette puissante milice, il fut épargné comme Français; mais, rentré dans la vie civile, ses richesses se fondirent en peu de temps. Il imagina de vendre publiquement du vin, chose alors nouvelle en Égypte, où les chrétiens et les juifs ne s'enivraient que d'eau-de-vie, d'arack, et d'une certaine bière nommée bouza. Depuis lors, les vins de Malte, de Syrie et de l'Archipel firent concurrence aux spiritueux, et les musulmans du Caire ne parurent pas s'offenser de cette innovation.

M. Jean admira la résolution que j'avais prise d'échapper à la vie des hôtels.

—Mais, me dit-il, vous aurez de la peine à vous monter une maison. Il faut, au Caire, prendre autant de serviteurs qu'on a de besoins différents. Chacun d'eux met son amour-propre à ne faire qu'une seule chose; et, d'ailleurs, ils sont si paresseux, qu'en peut douter que ce soit un calcul. Tout détail compliqué les fatigue ou leur échappe, et ils vous abandonnent même, pour la plupart, dès qu'ils ont gagné de quoi passer quelques jours sans rien faire.

—Mais comment font les gens du pays?

—Oh! ils les laissent s'en donner à leur aise, et prennent deux ou trois personnes pour chaque emploi. Dans tous les cas, un effendi a toujours avec lui son secrétaire (khatibessir), son trésorier (khazindar), son porte-pipe (tchiboukji), le selikdar pour porter ses armes, le seradjbachi pour tenir son cheval, le kahwedji-bachi pour faire son café partout où il s'arrête, sans compter les yamaks pour aider tout ce monde. A l'intérieur, il en faut bien d'autres; car le portier ne consentirait pas à prendre soin des appartements, ni le cuisinier à faire le café; il faut avoir jusqu'à un certain porteur d'eau à ses gages. Il est vrai qu'en leur distribuant une piastre ou une piastre et demie, c'est-à-dire de vingt-cinq à trente centimes par jour, on est regardé par chacun de ces fainéants comme un patron très-magnifique.

—Eh bien, dis-je, tout ceci est encore loin des soixante piastres qu'il faut payer journellement dans les hôtels.

—Mais c'est un tracas auquel nul Européen ne peut résister.

—J'essayerai, cela m'instruira.

—Ils vous feront une nourriture abominable.

—Je ferai connaissance avec les mets du pays.

—Il faudra tenir un livre de comptes et discuter les prix de tout.

—Cela m'apprendra la langue.

—Vous pouvez essayer, du reste; je vous enverrai les plus honnêtes, vous choisirez.

—Est-ce qu'ils sont très voleurs?

Carotteurs tout au plus, me dit le vieux soldat, par un ressouvenir du langage militaire. Voleurs! des Égyptiens?... Ils n'ont pas assez de courage.

Je trouve qu'en général ce pauvre peuple d'Égypte est trop méprisé par les Européens. Le Franc du Caire, qui partage aujourd'hui les privilèges de la race turque, en prend ainsi les préjugés. Ces gens sont pauvres, ignorants sans nul doute, et la longue habitude de l'esclavage les maintient dans une sorte d'abjection. Ils sont plus rêveurs qu'actifs, et plus intelligents qu'industrieux; mais je les crois bons et d'un caractère analogue à celui des Hindous, ce qui peut-être tient aussi à leur nourriture presque exclusivement végétale. Nous autres carnassiers, nous respectons fort le Tartare et le Bédouin, nos pareils, et nous sommes portés à abuser de notre énergie à l'égard des populations moutonnières.

Après avoir quitte M. Jean, je traversai la place de l'Esbekieb, pour me rendre à l'hôtel Domergue. C'est, comme on sait, un vaste champ situé entre l'enceinte de la ville et la première ligne des maisons du quartier cophte et du quartier franc. Il y a là beaucoup de palais et d'hôtels splendides. On distingue surtout la maison où fut assassiné Kléber, et celle où se tenaient les séances de l'Institut d'Égypte. Un petit bois de sycomores et de figuiers de Pharaon se rattache au souvenir de Bonaparte, qui les fit planter. A l'époque de l'inondation, toute cette place est couverte d'eau et sillonnée par des canges et des djermes peintes et dorées appartenant aux propriétaires des maisons voisines. Cette transformation annuelle d'une place publique en lac d'agrément n'empêche pas qu'on n'y trace des jardins et qu'on n'y creuse des canaux dans les temps ordinaires. Je vis là un grand nombre de fellahs qui travaillaient à une tranchée; les hommes piochaient la terre, et les femmes en emportaient de lourdes charges dans des couffes de paille de riz. Parmi ces dernières, il y avait plusieurs jeunes filles, les unes en chemise bleue, et celles de moins de huit ans entièrement nues, comme on les voit du reste dans les villages aux bords du Nil. Des inspecteurs armés de bâtons surveillaient le travail, et frappaient de temps en temps les moins actifs. Le tout était sous la direction d'une sorte de militaire coiffé d'un tarbouch rouge, chaussé de bottes fortes à éperons, traînant un sabre de cavalerie, et tenant à la main un fouet en peau d'hippopotame roulée. Cela s'adressait aux nobles épaules des inspecteurs, comme le bâton de ces derniers à l'omoplate des fellahs.

Le surveillant, me voyant arrêté à regarder les pauvres jeunes filles qui pliaient sous les sacs de terre, m'adressa la parole en français. C'était encore un compatriote. Je n'eus pas trop l'idée de m'attendrir sur les coups de bâton distribués aux hommes, assez mollement du reste; l'Afrique a d'autres idées que nous sur ce point.

—Mais pourquoi, dis-je, faire travailler ces femmes et ces enfants?

—Ils ne sont pas forcés à cela, me dit l'inspecteur français; ce sont leurs pères ou leurs maris qui aiment mieux les faire travailler sous leurs yeux que de les laisser dans la ville. On les paye depuis vingt paras jusqu'à une piastre, selon leur force. Une piastre (vingt-cinq centimes) est généralement le prix de la journée d'un homme.

—Mais pourquoi y en a-t-il quelques-uns qui sont enchaînés? Sont-ce des forçats?

—Ce sont des fainéants; ils aiment mieux passer leur temps à dormir ou à écouter des histoires dans les cafés que de se rendre utiles.

—Comment vivent-ils dans ce cas-là?

—On vit de si peu de chose ici! Au besoin, ne trouvent-ils pas toujours des fruits ou des légumes à voler dans les champs? Le gouvernement a bien de la peine à faire exécuter les travaux les plus nécessaires; mais, quand il le faut absolument, on fait cerner un quartier ou barrer une rue par des troupes, on arrête les gens qui passent, on les attache et on nous les amène; voilà tout.

—Quoi! tout le monde sans exception?

—Oh! tout le monde; cependant, une fois arrêtés, chacun s'explique. Les Turcs et les Francs se font reconnaître. Parmi les autres, ceux qui ont de l'argent se rachètent de la corvée; plusieurs se recommandent de leurs maîtres ou patrons. Le reste est embrigadé et travaille pendant quelques semaines ou quelques mois, selon l'importance des choses à exécuter.

Que dire de tout cela? L'Égypte en est encore au moyen âge. Ces corvées se faisaient jadis au profit des beys mamelouks. Le pacha est aujourd'hui le seul suzerain; la chute des mamelouks a supprimé le servage individuel, voilà tout.


III—LES KHOWALS

Après avoir déjeuné à l'hôtel, je suis allé m'asseoir dans le plus beau café du Mousky. J'y ai vu pour la première fois danser des almées en public. Je voudrais bien mettre un peu la chose en scène; mais véritablement la décoration ne comporte ni trèfles, ni colonnettes, ni lambris de porcelaine, ni œufs d'autruche suspendus. Ce n'est qu'à Paris que l'on rencontre des cafés si orientaux. Il faut plutôt imaginer une humble boutique carrée, blanchie à la chaux, où pour toute arabesque se répète plusieurs fois l'image peinte d'une pendule posée au milieu d'une prairie entre deux cyprès. Le reste de l'ornementation se compose de miroirs également peints, et qui sont censés se renvoyer l'éclat d'un bâton de palmier chargé de flacons d'huile où nagent des veilleuses, ce qui est, le soir, d'un assez bon effet.

Des divans d'un bois très-dur, qui règnent autour de la pièce, sont bordés de cages en palmier, servant de tabourets pour les pieds des fumeurs, auxquels on distribue de temps en temps les élégantes petites tasses (fines-janes) dont j'ai déjà parlé. C'est là que le fellah en blouse bleue, le Cophte au turban noir, ou le Bédouin au manteau rayé, prennent place le long du mur, et voient sans surprise et sans ombrage le Franc s'asseoir à leurs côtés. Pour ce dernier, le kahwedji sait bien qu'il faut sucrer la tasse, et la compagnie sourit de cette bizarre préparation. Le fourneau occupe un des coins de la boutique et en est d'ordinaire l'ornement le plus précieux. L'encoignure qui le surmonte, garnie de faïence peinte, se découpe en festons et en rocailles, et a quelque chose de l'aspect des poêles allemands. Le foyer est toujours garni d'une multitude de petites cafetières de cuivre rouge, car il faut faire bouillir une cafetière pour chacune de ces fines-Janes grandes comme des coquetiers.

Et maintenant voici les almées qui nous apparaissent dans un nuage de poussière et de fumée de tabac. Elles me frappèrent au premier abord par l'éclat des calottes d'or qui surmontaient leur chevelure tressée. Leurs talons qui frappaient le sol, pendant que les bras levés en répétaient la rude secousse, faisaient résonner des clochettes et des anneaux; les hanches frémissaient d'un mouvement voluptueux; la taille apparaissait nue sous la mousseline dans l'intervalle de la veste et de la riche ceinture relâchée et tombant très-bas, comme le ceston de Vénus. A peine, au milieu du tournoiement rapide, pouvait-on distinguer les traits de ces séduisantes personnes, dont les doigts agitaient de petites cymbales, grandes comme des castagnettes, et qui se démenaient vaillamment aux sons primitifs de la flûte et du tambourin. Il y en avait deux fort belles, à la mine fière, aux yeux arabes avivés par le cohel, aux joues pleines et délicates légèrement fardées; mais la troisième, il faut bien le dire, trahissait un sexe moins tendre avec une barbe de huit jours: de sorte qu'à bien examiner les choses, et quand, la danse étant finie, il me fut possible de distinguer mieux les traits des deux autres, je ne tardai pas à me convaincre que nous n'avions affaire là qu'à des aimées ... mâles.

O vie orientale, voilà de tes surprises! et moi, j'allais m'enflammer imprudemment pour ces êtres douteux, je me disposais à leur coller sur le front quelques pièces d'or, selon les traditions les plus pures du Levant.... On va me croire prodigue; je me hâte de faire remarquer qu'il y a des pièces d'or nommées ghazis, depuis cinquante centimes jusqu'à cinq francs. C'est naturellement avec les plus petites que l'on fait des masques d'or aux danseuses, quand après un pas gracieux elles viennent incliner leur front humide devant chacun des spectateurs; mais, pour de simples danseurs vêtus en femmes, on peut bien se priver de cette cérémonie en leur jetant quelques paras.

Sérieusement, la morale égyptienne est quelque chose de bien particulier. Il y a peu d'années, les danseuses parcouraient librement la ville, animaient les fêtes publiques et faisaient les délices des casinos et des cafés. Aujourd'hui, elles ne peuvent plus se montrer que dans les maisons et aux fêtes particulières, et les gens scrupuleux trouvent beaucoup plus convenables ces danses d'hommes aux traits efféminés, aux longs cheveux, dont les bras, la taille et le col nu parodient si déplorablement les attraits demi-voilés des danseuses.

J'ai parlé de ces dernières sous le nom d'almées en cédant, pour être plus clair, au préjugé européen. Les danseuses s'appellent ghawasies; les almées sont des chanteuses; le pluriel de ce mot se prononce oualems. Quant aux danseurs autorisés par la morale musulmane, ils s'appellent khowals.

En sortant du café, je traversai de nouveau l'étroite rue qui conduit au bazar franc pour entrer dans l'impasse Waghorn et gagner le jardin de Rosette. Des marchands d'habits m'entourèrent, étalant sous mes yeux les plus riches costumes brodés, des ceintures de drap d'or, des armes incrustées d'argent, des tarbouchs garnis d'un flot soyeux à la mode de Constantinople, choses fort séduisantes qui excitent chez l'homme un sentiment de coquetterie tout féminin. Si j'avais pu me regarder dans les miroirs du café, qui n'existaient, hélas! qu'en peinture, j'aurais pris plaisir à essayer quelques-uns de ces costumes; mais assurément je ne veux pas tarder à prendre l'habit oriental. Avant tout, il faut songer encore à constituer mon intérieur.


IV—LE KHANOUN

Je rentrai chez moi plein de ces réflexions, ayant depuis longtemps renvoyé le drogman pour qu'il m'y attendit, car je commence à ne plus me perdre dans les rues; je trouvai la maison pleine de monde. Il y avait d'abord des cuisiniers envoyés par M. Jean, qui fumaient tranquillement sous le vestibule, où ils s'étaient fait servir du café; puis le juif Yousef, au premier étage, se livrant aux délices du narghilé, et d'autres gens encore menant grand bruit sur la terrasse. Je réveillai le drogman qui faisait son kief (sa sieste) dans la chambre du fond. Il s'écria comme un homme au désespoir:

—Je vous l'avais bien dit, ce matin!

—Mais quoi?

—Que vous aviez tort de rester sur votre terrasse.

—Vous m'avez dit qu'il était bon de n'y monter que la nuit, pour ne pas inquiéter les voisins.

—Et vous y êtes resté jusqu'après le soleil levé.

—Eh bien?

—Eh bien, il y a là-haut des ouvriers qui travaillent à vos frais et que le cheik du quartier a envoyés depuis une heure.

Je trouvai, en effet, des treillageurs qui travaillaient à boucher la vue de tout un côté de la terrasse.

—De ce côté, me dit Abdallah, est le jardin d'une khanoun (dame principale d'une maison) qui s'est plainte de ce que vous avez regardé chez elle.

—Mais je ne l'ai pas vue ... malheureusement.

—Elle vous a vu, elle, cela suffit.

—Et quel âge a-t-elle, cette dame?

—Oh! c'est une veuve; elle a bien cinquante ans.

Cela me parut si ridicule, que j'enlevai et jetai au dehors les claies dont on commençait à entourer la terrasse; les ouvriers, surpris, se retirèrent sans rien dire, car personne au Caire, à moins d'être de race turque, n'oserait résister à un Franc. Le drogman et le juif secouèrent la tête sans trop se prononcer. Je fis monter les cuisiniers, et je retins celui d'entre eux qui me parut le plus intelligent. C'était un Arabe, à l'œil noir, qui s'appelait Mustafa; il parut très-satisfait d'une piastre et demie par journée que je lui fis promettre. Un des autres s'offrit à l'aider pour une piastre seulement; je ne jugeai pas à propos d'augmenter à ce point mon train de maison.

Je commençais à causer avec le juif, qui me développait ses idées sur la culture des mûriers et l'élève des vers à soie, lorsqu'on frappa à la porte. C'était le vieux cheik qui ramenait ses ouvriers. Il me fit dire que je le compromettais dans sa place, que je reconnaissais mal sa complaisance de m'avoir loué sa maison. Il ajouta que la khanoun était furieuse surtout de ce que j'avais jeté dans son jardin les claies posées sur ma terrasse, et qu'elle pourrait bien se plaindre au cadi.

J'entrevis une série de désagréments, et je tâchai de m'excuser sur mon ignorance des usages, l'assurant que je n'avais rien vu ni pu voir chez cette dame, ayant la vue très-basse....

—Vous comprenez, me dit-il encore, combien l'on craint ici qu'un œil indiscret ne pénètre dans l'intérieur des jardins et des cours, puisque l'on choisit toujours des vieillards aveugles pour annoncer la prière du haut des minarets.

—Je savais cela, lui dis-je.

—Il conviendrait, ajouta-t-il, que votre femme fit une visite à la khanoun, et lui portât quelque présent, un mouchoir, une bagatelle.

—Mais vous savez, repris-je embarrassé, que, jusqu'ici....

Machallah! s'écria-t-il en se frappant la tête, je n'y songeais plus! Ah! quelle fatalité d'avoir des frenguis dans ce quartier! Je vous avais donné huit jours pour suivre la loi. Fussiez-vous musulman, un homme qui n'a pas de femme ne peut habiter qu'à okel (khan ou caravansérail); vous ne pouvez rester ici.

Je le calmai de mon mieux; je lui représentai que j'avais encore deux jours sur ceux qu'il m'avait accordés; au fond, je voulais gagner du temps et m'assurer s'il n'y avait pas dans tout cela quelque supercherie tendante à obtenir une somme en sus de mon loyer payé à l'avance. Aussi pris-je, après le départ du cheik, la résolution d'aller trouver le consul de France.


V—VISITE AU CONSUL DE FRANCE

Je me prive, autant que je puis, en voyage, de lettres de recommandation. Du jour où l'on est connu dans une ville, il n'est plus possible de rien voir. Nos gens du monde, même en Orient, ne consentiraient pas à se montrer hors de certains endroits reconnus convenables, ni à causer publiquement avec des personnes d'une classe inférieure, ni à se promener en négligé à certaines heures du jour. Je plains beaucoup ces gentlemen toujours coiffés, bridés, gantés, qui n'osent se mêler au peuple pour voir un détail curieux, une danse, une cérémonie, qui craindraient d'être vus dans un café, dans une taverne, de suivre une femme, de fraterniser même avec un Arabe expansif qui vous offre cordialement le bouquin de sa longue pipe, ou vous fait servir du café sur sa porte, pour peu qu'il vous voie arrêté par la curiosité ou par la fatigue. Les Anglais surtout sont parfaits, et je n'en vois jamais passer sans m'amuser de tout mon cœur. Imaginez un monsieur monté sur un âne, avec ses longues jambes qui traînent presque à terre. Son chapeau rond est garni d'un épais revêtement de coton blanc piqué. C'est une invention contre l'ardeur des rayons du soleil, qui s'absorbent, dit-on, dans cette coiffure moitié matelas, moitié feutre. Le gentleman a sur les yeux deux espèces de coques de noix en treillis d'acier bleu, pour briser la réverbération lumineuse du sol et des murailles; il porte par-dessus tout cela un voile de femme vert contre la poussière. Son paletot de caoutchouc est recouvert encore d'un surtout de toile cirée pour le garantir de la peste et du contact fortuit des passants. Ses mains gantées tiennent un long bâton qui écarte de lui tout Arabe suspect, et généralement il ne sort que flanqué à droite et à gauche de son groom et de son drogman.

On est rarement exposé à faire connaissance avec de pareilles caricatures, l'Anglais ne parlant jamais à qui ne lui est pas présenté; mais nous avons bien des compatriotes qui vivent jusqu'à un certain point à la manière anglaise, et, du moment que l'on a rencontré un de ces aimables voyageurs, on est perdu, la société vous envahit.

Quoi qu'il en soit, j'ai fini par me décider à retrouver au fond de ma malle une lettre de recommandation pour notre consul général, qui habitait momentanément le Caire. Le soir même, je dînai chez lui sans accompagnement de gentlemen anglais ou autres. Il y avait là seulement le docteur Clot-Bey, dont la maison était voisine, et M. Lubbert, l'ancien directeur de l'Opéra, devenu historiographe du pacha d'Égypte.

Ces deux messieurs, ou, si vous voulez, ces deux effendis, c'est le titre de tout personnage distingué dans la science, dans les lettres ou dans les fonctions civiles, portaient avec aisance le costume oriental. La plaque étincelante du nichan décorait leur poitrine, et il eût été difficile de les distinguer des musulmans ordinaires. Les cheveux rasés, la barbe et ce hâle léger de la peau qu'on acquiert dans les pays chauds, transforment bien vite l'Européen en un Turc très-passable.

Je parcourus avec empressement les journaux français étalés sur le divan du consul. Faiblesse humaine! lire les journaux dans le pays du papyrus et des hiéroglyphes! ne pouvoir oublier, comme madame de Staël aux bords du Léman, le ruisseau de la rue du Bac!

L'Égypte ne possédait encore que deux journaux à elle, une sorte de Moniteur arabe, qui s'imprime à Boulaq, et le Phare d'Alexandrie. A l'époque de sa lutte contre la Porte, le pacha fit venir à grands frais un rédacteur français, qui lutta pendant quelques mois contre les journaux de Constantinople et de Smyrne. Le journal était une machine de guerre comme une autre; sur ce point-là aussi, l'Égypte a désarmé; ce qui ne l'empêche pas de recevoir encore souvent les bordées des feuilles publiques du Bosphore.

On s'entretint pendant le dîner d'une affaire qui était jugée très-grave et faisait grand bruit dans la société franque. Un pauvre diable de Français, un domestique, avait résolu de se faire musulman, et ce qu'il y avait de plus singulier, c'est que sa femme aussi voulait embrasser l'islamisme. On s'occupait des moyens d'empêcher ce scandale: le clergé franc avait pris à cœur la chose, mais le clergé musulman mettait de l'amour-propre à triompher de son côté. Les uns offraient au couple infidèle de l'argent, une bonne place et différents avantages; les autres disaient au mari: «Tu auras beau faire, en restant chrétien, tu seras toujours ce que tu es: ta vie est clouée là; on n'a jamais vu en Europe un domestique devenir seigneur. Chez nous, le dernier des valets, un esclave, un marmiton, devient émir, pacha, ministre; il épouse la fille du sultan: l'âge n'y fait rien; l'espérance du premier rang ne nous quitte qu'à la mort.» Le pauvre diable, qui peut-être avait de l'ambition, se laissait aller à ces espérances. Pour sa femme aussi, la perspective n'était pas moins brillante; elle devenait tout de suite une cadine, l'égale des grandes dames, avec le droit de mépriser toute femme chrétienne ou juive, de porter le habbarah noir et les babouches jaunes; elle pouvait divorcer, chose peut-être plus séduisante encore, épouser un grand personnage, hériter, posséder la terre, ce qui est défendu aux yavours; sans compter les chances de devenir favorite d'une princesse ou d'une sultane mère gouvernant l'empire du fond d'un sérail.

Voilà la double perspective qu'on ouvrait à de pauvres gens, et il faut avouer que cette possibilité des personnages de bas étage d'arriver, grâce au hasard ou à leur intelligence naturelle, aux plus hautes positions, sans que leur passé, leur éducation ou leur condition première y puissent faire obstacle, réalise assez bien ce principe d'égalité qui, chez nous, n'est écrit que dans les codes. En Orient, le criminel lui-même, s'il a payé sa dette à la loi, ne trouve aucune carrière fermée: le préjugé moral disparaît devant lui.

—Eh bien, il faut le dire, malgré toutes ces séductions de la loi turque, les apostasies sont très-rares. L'importance qu'on attachait à l'affaire dont je parle en est une preuve. Le consul avait l'idée de faire enlever l'homme et la femme pendant la nuit, et de les faire embarquer sur un vaisseau français; mais le moyen de les transporter du Caire à Alexandrie? Il faut cinq jours pour descendre le Nil. En les mettant dans une barque fermée, on risquait que leurs cris fussent entendus sur la route. En pays turc, le changement de religion est la seule circonstance où cesse le pouvoir des consuls sur les nationaux.

—Mais pour quoi faire enlever ces pauvres gens? dis-je au consul; en auriez-vous le droit au point de vue de la loi française?

—Parfaitement; dans un port de mer, je n'y verrais aucune difficulté.

—Mais si l'on suppose chez eux une conviction religieuse?

—Allons donc, est-ce qu'on se fait Turc?

—Vous avez quelques Européens qui ont pris le turban.

—Sans doute; de hauts employés du pacha, qui autrement n'auraient pas pu parvenir aux grades qu'on leur a conférés, ou qui n'auraient pu se faire obéir des musulmans.

—J'aime à croire que, chez la plupart, il y a un changement sincère; autrement, je ne verrais là que des motifs d'intérêt.

—Je pense comme vous; mais voici pourquoi, dans les cas ordinaires, nous nous opposons de tout notre pouvoir à ce qu'un sujet français quitte sa religion. Chez nous, la religion est isolée de la loi civile; chez les musulmans, ces deux principes sont confondus. Celui qui embrasse le mahométisme devient sujet turc en tout point, et perd sa nationalité. Nous ne pouvons plus agir sur lui en aucune manière; il appartient au bâton et au sabre; et, s'il retourne au christianisme, la loi turque le condamne à mort. En se faisant musulman, on ne perd pas seulement sa foi, on perd son nom, sa famille, sa patrie; on n'est plus le même homme, on est un Turc; c'est fort grave, comme vous voyez.

Cependant le consul nous faisait goûter un assez bel assortiment de vins de Grèce et de Chypre dont je n'appréciais que difficilement les diverses nuances, à cause d'une saveur prononcée de goudron, qui, selon lui, en prouvait l'authenticité. Il faut quelque temps pour se faire à ce raffinement hellénique, nécessaire sans doute à la conservation du véritable malvoisie, du vin de commanderie ou du vin de Ténédos.

Je trouvai dans le cours de l'entretien un moment pour exposer ma situation domestique; je racontai l'histoire de mes mariages manqués, de mes aventures modestes.

—Je n'ai aucunement l'idée, ajoutai-je, de faire ici le séducteur. Je viens au Caire pour travailler, pour étudier la ville, pour en interroger les souvenirs, et voilà qu'il est impossible d'y vivre à moins de soixante piastres par jour; ce qui, je l'avoue, dérange mes prévisions.

—Vous comprenez, me dit le consul, que, dans une ville où les étrangers ne passent qu'à de certains mois de l'année, sur la route des Indes, où se croisent les lords et les nababs, les trois ou quatre hôtels qui existent s'entendent facilement pour élever les prix et éteindre toute concurrence.

-Sans doute; aussi ai-je loué une maison pour quelques mois.

—C'est le plus sage.

—Eh bien, maintenant on veut me mettre dehors, sous prétexte que je n'ai pas de femme.

—On en a le droit: M. Clot-Bey a enregistré ce détail dans son livre. M. William Lane, le consul anglais, raconte dans le sien qu'il a été soumis lui-même à cette nécessité. Bien plus, lisez l'ouvrage de Maillet, le consul général de Louis XIV, vous verrez qu'il en était de même de son temps; il faut vous marier.

—J'y ai renoncé. La dernière femme qu'on m'a proposée m'a gâté les autres, et, malheureusement, je n'avais pas assez en mariage pour elle.

—C'est différent.

—Mais les esclaves sont beaucoup moins coûteuses: mon drogman m'a conseillé d'en acheter une, et de l'établir dans mon domicile.

—C'est une bonne idée.

—Serai-je ainsi dans les termes de la loi?

—Parfaitement.

La conversation se prolongea sur ce sujet. Je m'étonnais un peu de cette facilité donnée aux chrétiens d'acquérir des esclaves en pays turc: on m'expliqua que cela ne concernait que les femmes plus ou moins colorées; mais on peut avoir des Abyssiniennes presque blanches. La plupart des négociants établis au Caire en possèdent. M. Clot-Bey en élève plusieurs pour l'emploi de sages-femmes. Une preuve encore qu'on me donna que ce droit n'était pas contesté, c'est qu'une esclave noire, s'étant échappée récemment de la maison de M. Lubbert, lui avait été ramenée par la police.

J'étais encore tout rempli des préjugés de l'Europe, et je n'apprenais pas ces détails sans quelque surprise. Il faut vivre un peu en Orient pour s'apercevoir que l'esclavage n'est là en principe qu'une sorte d'adoption. La conclusion de l'esclave y est certainement meilleure que celle du fellah et du rayah libres. Je comprenais déjà en outre, d'après ce que j'avais appris sur les mariages, qu'il n'y avait pas grande différence entre l'Égyptienne vendue par ses parents et l'Abyssinienne exposée au bazar.

Les consuls du Levant diffèrent d'opinion touchant le droit des Européens sur les esclaves. Le code diplomatique ne contient rien de formel là-dessus. Notre consul m'affirma, du reste, qu'il tenait beaucoup à ce que la situation actuelle ne changeât pas à cet égard, et voici pourquoi. Les Européens ne peuvent pas être propriétaires fonciers en Égypte; mais, à l'aide de fictions légales, ils exploitent cependant des propriétés, des fabriques; outre la difficulté de faire travailler les gens du pays, qui, dès qu'ils ont gagné la moindre somme, s'en vont vivre au soleil jusqu'à ce qu'elle soit épuisée, ils ont souvent contre eux le mauvais vouloir des cheiks ou de personnages puissants, leurs rivaux en industrie, qui peuvent tout d'un coup leur enlever tous leurs travailleurs sous prétexte d'utilité publique. Avec des esclaves, du moins, ils peuvent obtenir un travail régulier et suivi, si toutefois ces derniers y consentent, car l'esclave mécontent d'un maître peut toujours le contraindre à le faire revendre au bazar. Ce détail est un de ceux qui expliquent le mieux la douceur de l'esclavage en Orient.


VI—LES DERVICHES

Quand je sortis de chez le consul, la nuit était déjà avancée; le barbarin m'attendait à la porte, envoyé par Abdallah, qui avait jugé à propos de se coucher; il n'y avait rien à dire: quand on a beaucoup de valets, ils se partagent la besogne, c'est naturel.... Au reste, Abdallah ne se fût pas laissé ranger dans cette dernière catégorie! Un drogman est à ses propres yeux un homme instruit, un philologue, qui consent à mettre sa science au service du voyageur; il veut bien encore remplir le rôle de cicérone, il ne repousserait pas même au besoin les aimables attributions du seigneur Pandarus de Troie; mais là s'arrête sa spécialité; vous en avez pour vos vingt piastres par jour!

Au moins faudrait-il qu'il fût toujours là pour vous expliquer toute chose obscure. Ainsi j'aurais voulu savoir le motif d'un certain mouvement dans les rues, qui m'étonnait à cette heure de la nuit. Les cafés étaient ouverts et remplis de monde; les mosquées, illuminées, retentissaient de chants solennels, et leurs minarets élancés portaient des bagues de lumière; des tentes étaient dressées sur la place de l'Esbekieh, et l'on entendait partout les sons du tambour et de la flûte de roseau. Après avoir quitté la place et nous être engagés dans les rues, nous eûmes peine à fendre la foule qui se pressait le long des boutiques, ouvertes comme en plein jour, éclairées chacune par des centaines de bougies, et parées de festons et de guirlandes en papier d'or et de couleur. Devant une petite mosquée située au milieu de la rue, il y avait un immense candélabre portant une multitude de petites lampes de verre en pyramide, et, à l'entour, des grappes suspendues de lanternes. Une trentaine de chanteurs, assis en ovale autour du candélabre, semblaient former le chœur d'un chant dont quatre autres, debout au milieu d'eux, entonnaient successivement les strophes; il y avait de la douceur et une sorte d'expression amoureuse dans cet hymne nocturne qui s'élevait au ciel avec ce sentiment de mélancolie consacré chez les Orientaux à la joie comme à la tristesse.

Je m'arrêtais à l'écouter, malgré les instances du barbarin, qui voulait m'entraîner hors de la foule, et, d'ailleurs, je remarquais que la majorité des auditeurs se composait de Cophtes, reconnaissables à leur turban noir; il était donc clair que les Turcs admettaient volontiers la présence des chrétiens à cette solennité.

Je songeai fort heureusement que la boutique de M. Jean n'était pas loin de cette rue, et je parvins à faire comprendre au barbarin que je voulais y être conduit. Nous trouvâmes l'ancien mamelouk fort éveillé et dans le plein exercice de son commerce de liquides. Une tonnelle, au fond de l'arrière-cour, réunissait des Cophtes et des Grecs, qui venaient se rafraîchir et se reposer de temps en temps des émotions de la fête.

M. Jean m'apprit que je venais d'assister à une cérémonie de chant, ou zihr, en l'honneur d'un saint derviche enterré dans la mosquée voisine. Cette mosquée étant située dans le quartier cophte, c'étaient des personnes riches de cette religion qui faisaient chaque année les frais de la solennité; ainsi s'expliquait le mélange des turbans noirs avec ceux des autres couleurs. D'ailleurs, le bas peuple chrétien fête volontiers certains derviches, ou santons religieux dont les pratiques bizarres n'appartiennent souvent à aucun culte déterminé, et remontent peut-être aux superstitions de l'antiquité.

En effet, lorsque je revins au lieu de la cérémonie, où M. Jean voulut bien m'accompagner, je trouvai que la scène avait pris un caractère plus extraordinaire encore. Les trente derviches se tenaient par la main avec une sorte de mouvement de tangage, tandis que les quatre coryphées ou zikhers entraient peu à peu dans une frénésie poétique moitié tendre, moitié sauvage; leur chevelure aux longues boucles, conservée contre l'usage arabe, flottait au balancement de leur tête, coiffée non du tarbouch, mais d'un bonnet de forme antique, pareil au pétase romain; leur psalmodie bourdonnante prenait par instants un accent dramatique; les vers se répondaient évidemment, et la pantomime s'adressait avec tendresse et plainte à je ne sais quel objet d'amour inconnu. Peut-être était-ce ainsi que les anciens prêtres de l'Égypte célébraient les mystères d'Osiris retrouvé ou perdu; telles sans doute étaient les plaintes des corybantes ou des cabires, et ce chœur étrange de derviches hurlant et frappant la terre en cadence obéissait peut-être encore à cette vieille tradition de ravissements et d'extases qui jadis résonnait sur tout ce rivage oriental, depuis les oasis d'Ammon jusqu'à la froide Samothrace. A les entendre seulement, je sentais mes yeux pleins de larmes, et l'enthousiasme gagnait peu à peu tous les assistants.

M. Jean, vieux sceptique de l'armée républicaine, ne partageait pas cette émotion; il trouvait cela fort ridicule, et m'assura que les musulmans eux-mêmes prenaient ces derviches en pitié.

—C'est le bas peuple qui les encourage, me disait-il; autrement, rien n'est moins conforme au mahométisme véritable, et même, dans toute supposition, ce qu'ils chantent n'a pas de sens.

Je le priai néanmoins de m'en donner l'explication.

—Ce n'est rien, me dit-il; ce sont des chansons amoureuses qu'ils débitent on ne sait à quel propos; j'en connais plusieurs en voici une qu'ils ont chantée:

«Mon cœur est troublé par l'amour;—ma paupière ne se ferme plus!—Mes yeux reverront-ils jamais le bien-aimé?

»Dans l'épuisement des tristes nuits, l'absence fait mourir l'espoir; —mes larmes roulent comme des perles,—et mon cœur est embrasé!

»O colombe, dis-moi—pourquoi tu te lamentes ainsi;—l'absence te fait-elle aussi gémir—ou tes ailes manquent-elles d'espace?

»Elle répond: Nos chagrins sont pareils;—je suis consumée par l'amour;—hélas! c'est ce mal aussi,—l'absence de mon bien-aimé, qui me fait gémir.»

Et le refrain dont les trente derviches accompagnent ces couplets est toujours le même: «Il n'y a de Dieu que Dieu!»

—Il me semble, dis-je, que cette chanson peut bien s'adresser en effet à la Divinité; c'est de l'amour divin qu'il est question sans doute.

—Nullement; on les entend, dans d'autres couplets, comparer leur bien-aimée à la gazelle de l'Yémen, lui dire qu'elle a la peau fraîche et qu'elle a passé à peine le temps de boire le lait.... C'est, ajouta-t-il, ce que nous appellerions des chansons grivoises.

Je n'étais pas convaincu; je trouvais bien plutôt aux autres vers qu'il me cita une certaine ressemblance avec le Cantique des cantiques.

—Du reste, ajouta M. Jean, vous les verrez encore faire bien d'autres folies après-demain, pendant la fête de Mahomet; seulement, je vous conseille alors de prendre un costume arabe, car la fête coïncide cette année avec le retour des pèlerins de la Mecque, et, parmi ces derniers, il y a beaucoup de moghrabins (musulmans de l'Ouest) qui n'aiment pas les habits francs, surtout depuis la conquête d'Alger.

Je me promis de suivre ce conseil, et je repris en compagnie du barbarin le chemin de mon domicile. La fête devait encore se continuer toute la nuit.


VII—CONTRARIÉTÉS DOMESTIQUES

Le lendemain au matin, j'appelai Abdallah pour commander mon déjeuner au cuisinier Mustafa. Ce dernier répondit qu'il fallait d'abord acquérir les ustensiles nécessaires. Rien n'était plus juste, et je dois dire encore que l'assortiment n'en fut pas compliqué. Quant aux provisions, les femmes fellahs stationnent partout dans les rues avec des cages pleines de poules, de pigeons et de canards; on vend même au boisseau les poulets éclos dans les fours à œufs si célèbres du pays, des Bédouins apportent le matin des coqs de bruyère et des cailles, dont ils tiennent les pattes serrées entre leurs doigts, ce qui forme une couronne autour de la main. Tout cela, sans compter les poissons du Nil, les légumes et les fruits énormes de cette vieille terre d'Égypte, se vend à des prix fabuleusement modérés.

En comptant, par exemple, les poules à vingt centimes et les pigeons à moitié moins, je pouvais me flatter d'échapper longtemps au régime des hôtels; malheureusement, il était impossible d'avoir des volailles grasses: c'étaient de petits squelettes emplumés. Les fellahs trouvent plus d'avantage à les vendre ainsi qu'à les nourrir longtemps de maïs. Abdallah me conseilla d'en acheter un certain nombre de cages, afin de pouvoir les engraisser. Cela fait, on mit en liberté les poules dans la cour et les pigeons dans une chambre, et Mustafa, ayant remarqué un petit coq moins osseux que les autres, se disposa, sur ma demande, à préparer un couscoussou.

Je n'oublierai jamais le spectacle qu'offrit cet Arabe farouche, tirant de sa ceinture son yatagan destiné au meurtre d'un malheureux coq. Le pauvre oiseau payait de bonne mine, et il y avait peu de chose sous son plumage, éclatant comme celui d'un faisan doré. En sentant le couteau, il poussa des cris enroués qui me fendirent l'âme. Mustafa lui coupa entièrement la tête, et le laissa ensuite se traîner encore en voletant sur la terrasse, jusqu'à ce qu'il s'arrêtât, roidît ses pattes, et tombât dans un coin. Ces détails sanglants suffirent pour m'ôter l'appétit. J'aime beaucoup la cuisine que je ne vois pas faire ... et je me regardais comme infiniment plus coupable de la mort du petit coq que s'il avait péri dans les mains d'un hôtelier. Vous trouverez ce raisonnement lâche; mais que voulez-vous! je ne pouvais réussir à m'arracher aux souvenirs classiques de l'Égypte, et dans certains moments je me serais fait scrupule de plonger moi-même le couteau dans le corps d'un légume, de crainte d'offenser un ancien dieu.

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