Voyage en Orient, Volume 1: Les femmes de Caire; Druses et Maronites
[1] Les traditions des Arabes et des Persans supposent que, pendant de longues séries d'années, la terre fut peuplée par des races dites preadamites, dont le dernier empereur fut vaincu par Adam.
V—L'INCENDIE DU CAIRE
Par une étrange raillerie dont l'esprit du mal pouvait seul concevoir l'idée, il arriva qu'un jour le Moristan reçut la visite de la sultane Sétalmulc, qui venait, selon l'usage des personnes royales, apporter des secours et des consolations aux prisonniers. Après avoir visité la partie de la maison consacrée aux criminels, elle voulut aussi voir l'asile de la démence. La sultane était voilée; mais Hakem la reconnut à sa voix, et ne put retenir sa fureur en voyant près d'elle le ministre Argévan, qui, souriant et calme, lui faisait les honneurs du lieu.
—Voici, disait-il, des malheureux abandonnés à mille extravagances. L'un se dit prince des génies, un autre prétend qu'il est le même qu'Adam; mais le plus ambitieux, c'est celui que vous voyez là, dont la ressemblance avec le calife votre frère est frappante.
—Cela est extraordinaire en effet, dit Sétalmulc.
—Eh bien, reprit Argévan, cette ressemblance seule a été cause de son malheur. A force de s'entendre dire qu'il était l'image même du calife, il s'est figuré être le calife, et, non content de cette idée, il a prétendu qu'il était dieu. C'est simplement un misérable fellah qui s'est gâté l'esprit comme tant d'autres par l'abus des substances enivrantes.... Mais il serait curieux de voir ce qu'il dirait en présence du calife lui-même....
—Misérable! s'écria Hakem, tu as donc créé un fantôme qui me ressemble et qui tient ma place?
Il s'arrêta, songeant tout à coup que sa prudence l'abandonnait et que peut-être il allait livrer sa vie à de nouveaux dangers; heureusement, le bruit que faisaient les fous empêcha que l'on n'entendit ses paroles. Tous ces malheureux accablaient Argévan d'imprécations, et le roi des dives surtout lui portait des défis terribles.
—Sois tranquille! lui criait-il. Attends que je sois mort seulement; nous nous retrouverons ailleurs.
Argévan haussa les épaules et sortit avec la sultane.
Hakem n'avait pas même essayé d'invoquer les souvenirs de cette dernière. En y réfléchissant, il voyait la trame trop bien tissée pour espérer de la rompre d'un seul effort. Ou il était réellement méconnu au profit de quelque imposteur, ou sa sœur et son ministre s'étaient entendus pour lui donner une leçon de sagesse en lui faisant passer quelques jours au Moristan. Peut-être voulaient profiter plus tard de la notoriété qui résulterait de cette situation pour s'emparer du pouvoir et le maintenir lui-même en tutelle. Il y avait bien sans doute quelque chose de cela: ce qui pouvait encore le donner à penser, c'est que la sultane, en quittant le Moristan, promit à l'iman de la mosquée de consacrer une somme considérable à faire agrandir et magnifiquement réédifier le local destiné aux fous,—au point, disait-elle, que leur habitation paraîtra digne d'un calife[1].
Hakem, après le départ de sa sœur et de son ministre, dit seulement:
—Il fallait qu'il en fût ainsi!
Et il reprit sa manière de vivre, ne démentant pas la douceur et la patience dont il avait fait preuve jusque-là. Seulement, il s'entretenait longuement avec ceux de ses compagnons d'infortune qui avaient des instants lucides, et aussi avec des habitants de l'autre partie du Moristan qui venaient souvent aux grilles formant la séparation des cours, pour s'amuser des extravagances de leurs voisins. Hakem les accueillait alors avec des paroles telles, que ces malheureux se pressaient là des heures entières, le regardant comme un inspiré (melbous). N'est-ce pas une chose étrange que la parole divine trouve toujours ses premiers fidèles parmi les misérables? Ainsi, mille ans auparavant, le Messie voyait son auditoire composé surtout de gens de mauvaise vie, de péagers et de publicains.
Le calife, une fois établi dans leur confiance, les appelait les uns après les autres, leur faisait raconter leur vie, les circonstances de leurs fautes ou de leurs crimes, et recherchait profondément les premiers motifs de ces désordres: ignorance et misère, voilà ce qu'il trouvait au fond de tout. Ces hommes lui racontaient aussi les mystères de la vie sociale, les manœuvres des usuriers, des monopoleurs, des gens de loi, des chefs de corporation, des collecteurs et des plus hauts négociants du Caire, se soutenant tous, se tolérant les uns les autres, multipliant leur pouvoir et leur influence par des alliances de famille, corrupteurs, corrompus, augmentant ou baissant à volonté les tarifs du commerce, maîtres de la famine ou de l'abondance, de l'émeute ou de la guerre, opprimant sans contrôle un peuple en proie aux premières nécessités de la vie. Tel avait été le résultat de l'administration d'Argévan le vizir, pendant la longue minorité de Hakem.
De plus, des bruits sinistres couraient dans la prison; les gardiens eux-mêmes ne craignaient pas de les répandre: on disait qu'une armée étrangère s'approchait de la ville et campait déjà dans la plaine de Gizèh, que la trahison lui soumettrait le Caire sans résistance, et que les seigneurs, les ulémas et les marchands, craignant pour leurs richesses le résultat d'un siège, se préparaient à livrer les portes et avaient séduit les chefs militaires de la citadelle. On s'attendait à voir le lendemain même le général ennemi faire son entrée dans la ville par la porte de Bab-el-Hadyd. De ce moment, la race des Fatimites était dépossédée du trône; les califes Abassides régnaient désormais au Caire comme à Bagdad, et les prières publiques allaient se faire en leur nom.
—Voilà ce qu'Argévan m'avait préparé! se dit le calife; voilà ce que m'annonçait le talisman disposé par mon père, et ce qui faisait pâlir dans le ciel l'étincelant Pharoüis (Saturne)! Mais le moment est venu de voir ce que peut ma parole, et si je me laisserai vaincre comme autrefois le Nazaréen.
Le soir approchait; les prisonniers étaient réunis dans les cours pour la prière accoutumée. Hakem prit la parole, s'adressant à la fois à cette double population d'insensés et de malfaiteurs que séparait une porte grillée; il leur dit ce qu'il était et ce qu'il voulait d'eux avec une telle autorité et de telles preuves, que personne n'osa douter. En un instant, l'effort de cent bras avait rompu les barrières intérieures, et les gardiens, frappés de crainte, livraient les portes donnant sur la mosquée. Le calife y entra bientôt, porté dans les bras de ce peuple de malheureux que sa voix enivrait d'enthousiasme et de confiance.
—C'est le calife! le véritable prince des croyants! s'écriaient les condamnés judiciaires.
—C'est Allah qui vient juger le monde! hurlait la troupe des insensés.
Deux d'entre ces derniers avaient pris place à la droite et à la gauche de Hakem, criant:
—Venez tous aux assises que tient notre seigneur Hakem.
Les croyants réunis dans la mosquée ne pouvaient comprendre que la prière fut ainsi troublée; mais l'inquiétude répandue par l'approche des ennemis disposait tout le monde aux événements extraordinaires. Quelques-uns fuyaient, semant l'alarme dans les rues; d'autres criaient:
—C'est aujourd'hui le jour du dernier jugement!
Et cette pensée réjouissait les plus pauvres et les plus souffrants, qui disaient:
—Enfin, Seigneur! enfin voici ton jour!
Quand Hakem se montra sur les marches de la mosquée, un éclat surhumain environnait sa face, et sa chevelure, qu'il portait toujours longue et flottante contre l'usage des musulmans, répandait ses longs anneaux sur un manteau de pourpre dont ses compagnons lui avaient couvert les épaules. Les juifs et les chrétiens, toujours nombreux dans cette rue Soukarieh qui traverse les bazars, se prosternaient eux-mêmes, disant:
—C'est le véritable Messie, ou bien c'est l'Antéchrist annoncé par les Écritures pour paraître mille ans après Jésus!
Quelques personnes aussi avaient reconnu le souverain; mais on ne pouvait s'expliquer comment il se trouvait au milieu de la ville, tandis que le bruit général était qu'à cette heure-là même, il marchait à la tête des troupes contre les ennemis campés dans la plaine qui entoure les pyramides.
—O vous, mon peuple! dit Hakem aux malheureux qui l'entouraient, vous, mes fils véritables, ce n'est pas mon jour, c'est le vôtre qui est venu. Nous sommes arrivés à cette époque qui se renouvelle chaque fois que la parole du ciel perd de son pouvoir sur les âmes, moment où la vertu devient crime, où la sagesse devient folie, où la gloire devient honte, tout ainsi marchant au rebours de la justice et de la vérité. Jamais alors la voix d'en haut n'a manqué d'illuminer les esprits, ainsi que l'éclair avant la foudre; c'est pourquoi il a été dit tour à tour: «Malheur à Énochia, ville des enfants de Caïn, ville d'impuretés et de tyrannie! malheur à toi, Gomorrhe! malheur à vous, Ninive et Babylone! et malheur à toi, Jérusalem!» Cette voix, qui ne se lasse pas, retentit ainsi d'âge en âge, et toujours, entre la menace et la peine, il y a eu du temps pour le repentir. Cependant le délai se raccourcit de jour en jour; quand l'orage se rapproche, le feu suit déplus près l'éclair! Montrons que désormais la parole est armée, et que sur la terre va s'établir enfin le règne annoncé par les prophètes! A vous, enfants, cette ville enrichie par la fraude, par l'usure, par les injustices et la rapine; à vous ces trésors pillés, ces richesses volées. Faites justice de ce luxe qui trompe, de ces vertus fausses, de ces mérites acquis à prix d'or, de ces trahisons parées qui, sous prétexte de paix, vous ont vendus à l'ennemi. Le feu, le feu partout à cette ville que mon aïeul Moëzzeldin avait fondée sous les auspices de la victoire (kahira), et qui deviendrait le monument de votre lâcheté!
Était-ce comme souverain, était-ce comme dieu que le calife s'adressait ainsi à la foule? Certainement il avait en lui cette raison suprême qui est au-dessus de la justice ordinaire; autrement, sa colère eût frappé au hasard comme celle des bandits qu'il avait déchaînés. En peu d'instants, la flamme avait dévoré les bazars au toit de cèdre et les palais aux terrasses sculptées, aux colonnettes frèles; les plus riches habitations du Caire livraient au peuple leurs intérieurs dévastés. Nuit terrible, où la puissance souveraine prenait les allures de la révolte, où la vengeance du ciel usait des armes de l'enfer!
L'incendie et le sac de la ville durèrent trois jours; les habitants des plus riches quartiers avaient pris les armes pour se défendre, et une partie des soldats grecs et des kétamis, troupes barbaresques dirigées par Argévan, luttaient contre les prisonniers et la populace qui exécutaient les ordres de Hakem. Argévan répandait le bruit que Hakem était un imposteur, que le véritable calife était avec l'armée dans les plaines de Gizèh, de sorte qu'un combat terrible aux lueurs des incendies avait lieu sur les grandes places et dans les jardins. Hakem s'était retiré sur les hauteurs de Karafah, et tenait en plein air ce tribunal sanglant où, selon les traditions, il apparut comme assisté des anges, ayant près de lui Adam et Salomon, l'un témoin pour les hommes, l'autre pour les génies. On amenait là tous les gens signalés par la haine publique, et leur jugement avait lieu en peu de mots; les têtes tombaient aux acclamations de la foule; il en périt plusieurs milliers dans ces trois jours. La mêlée au centre de la ville n'était pas moins meurtrière; Argévan fut enfin frappé d'un coup de lance entre les épaules par un nommé Reïdan, qui apporta sa tête aux pieds du calife; de ce moment, la résistance cessa. On dit qu'à l'instant même où ce vizir tomba en poussant un cri épouvantable, les hôtes du Moristan, doués de cette seconde vue particulière aux insensés, s'écrièrent qu'ils voyaient dans l'air Éblis (Satan), qui, sorti de la dépouille mortelle d'Argévan, appelait à lui et ralliait dans l'air les démons incarnés jusque-là dans les corps de ses partisans. Le combat commencé sur terre se continuait dans l'espace; les phalanges de ces éternels ennemis se reformaient et luttaient encore avec les forces des éléments. C'est à ce propos qu'un poëte arabe a dit:
«Égypte! Égypte! tu les connais, ces luttes sombres des bons et des mauvais génies, quand Typhon à l'haleine étouffante absorbe l'air et la lumière; quand la peste décime tes populations laborieuses; quand le Nil diminue ses inondations annuelles; quand les sauterelles en épais nuages dévorent dans un jour toute la verdure des champs.
»Ce n'est donc pas assez que l'enfer agisse par ces redoutables fléaux, il peut aussi peupler la terre d'âmes cruelles et cupides, qui, sous la forme humaine, cachent la nature perverse des chacals et des serpents!»
Cependant, quand arriva le quatrième jour, la ville étant à moitié brûlée, les chérifs se rassemblèrent dans les mosquées, levant en l'air les Alcorans et s'écriant:
—O Hakem! ô Allah!
Mais leur cœur ne s'unissait pas à leur prière. Le vieillard qui avait déjà salué dans Hakem la divinité, se présenta devant ce prince et lui dit:
—Seigneur, c'est assez; arrête la destruction au nom de ton aïeul Moëzzeldin.
Hakem voulut questionner cet étrange personnage qui n'apparaissait qu'à des heures sinistres; mais le vieillard avait disparu déjà dans la mêlée des assistants.
Hakem prit sa monture ordinaire, un âne gris, et se mit à parcourir la ville, semant des paroles de réconciliation et de clémence. C'est à dater de ce moment qu'il réforma les édits sévères prononcés contre les chrétiens et les juifs, et dispensa les premiers de porter sur les épaules une lourde croix de bois, les autres de porter au col un billot. Par une tolérance égale envers tous les cultes, il voulait amener les esprits à accepter peu à peu une doctrine nouvelle. Des lieux de conférences furent établis, notamment dans un édifice qu'on appela maison de sagesse, et plusieurs docteurs commencèrent à soutenir publiquement la divinité de Hakem. Toutefois, l'esprit humain est tellement rebelle aux croyances que le temps n'a pas consacrées, qu'on ne put inscrire au nombre des fidèles qu'environ trente mille habitants du Caire. Il y eut un nommé Almoschadiar qui dit aux sectateurs de Hakem:
—Celui que vous invoquez à la place de Dieu ne pourrait créer une mouche, ni empêcher une mouche de l'inquiéter.
Le calife, instruit de ces paroles, lui fit donner cent pièces d'or, pour preuve qu'il ne voulait pas forcer les consciences. D'autres disaient:
—Ils ont été plusieurs dans la famille des Fatimites atteints de cette illusion. C'est ainsi que le grand-père de Hakem, Moëzzeldin, se cachait pendant plusieurs jours et disait avoir été enlevé au ciel; plus tard, il s'est retiré dans un souterrain, et on a dit qu'il avait disparu de la terre sans mourir comme les autres hommes.
Hakem recueillait ces paroles, qui le jetaient dans de longues méditations.
[1] C'est depuis, en effet, qu'a été construit le bâtiment actuel, l'un des plus magnifiques du Caire.
VI—LES DEUX CALIFES
La calife était rentré dans son palais des bords du Nil et avait repris sa vie habituelle, reconnu désormais de tous et débarrassé d'ennemis. Depuis quelque temps déjà, les choses avaient repris leur cours accoutumé. Un jour, il entra chez sa sœur Sétalmulc et lui dit de préparer tout pour leur mariage, qu'il désirait faire secrètement, de peur de soulever l'indignation publique, le peuple n'étant pas encore assez convaincu de la divinité de Hakem pour ne pas se choquer d'une telle violation des lois établies. Les cérémonies devaient avoir pour témoins seulement les eunuques et les esclaves, et s'accomplir dans la mosquée du palais; quant aux fêtes, suite obligatoire de cette union, les habitants du Caire, accoutumés à voir les ombrages du sérail s'étoiler de lanternes et à entendre des bruits de musique emportés par la brise nocturne de l'autre côté du fleuve, ne les remarqueraient pas ou ne s'en étonneraient en aucune façon. Plus tard, Hakem, lorsque les temps seraient venus et les esprits favorablement disposés, se réservait de proclamer hautement ce mariage mystique et religieux.
Quand le soir vint, le calife, s'étant déguisé suivant sa coutume, sortit et se dirigea vers son observatoire du Mokattam, afin de consulter les astres. Le ciel n'avait rien de rassurant pour Hakem: des conjonctions sinistres de planètes, des nœuds d'étoiles embrouillés lui présageaient un péril de mort prochaine. Ayant comme Dieu la conscience de son éternité, il s'alarmait peu de ces menaces célestes, qui ne regardaient que son enveloppe périssable. Cependant il se sentit le cœur serré par une tristesse poignante, et, renonçant à sa tournée habituelle, il revint au palais dans les premières heures de la nuit.
En traversant le fleuve dans sa cange, il vit avec surprise les jardins du palais illuminés comme pour une fête: il entra. Des lanternes pendaient à tous les arbres comme des fruits de rubis, de saphir et d'émeraude; des jets de senteur lançaient sous les feuillages leurs fusées d'argent; l'eau courait dans les rigoles de marbre, et du pavé d'albâtre découpé à jour des kiosques s'exhalait, en légères spirales, la fumée bleuâtre des parfums les plus précieux, qui mêlaient leurs arômes à celui des fleurs. Des murmures harmonieux de musiques cachées alternaient avec les chants des oiseaux, qui, trompés par ces lueurs, croyaient saluer l'aube nouvelle, et, dans le fond flamboyant, au milieu d'un embrasement de lumière, la façade du palais, dont les lignes architecturales se dessinaient en cordons de feu.
L'étonnement de Hakem était extrême; il se demandait:
—Qui donc ose donner une fête chez moi lorsque je suis absent? De quel hôte inconnu célèbre-t-on l'arrivée à cette heure? Ces jardins devraient être déserts et silencieux. Je n'ai cependant point pris de hachich cette fois, et je ne suis pas le jouet d'une hallucination.
Il pénétra plus loin. Des danseuses, revêtues de costumes éblouissants, ondulaient comme des serpents, au milieu de tapis de Perse entourés de lampes, pour qu'on ne perdit rien de leurs mouvements et de leurs poses. Elles ne parurent pas apercevoir le calife. Sous la porte du palais, il rencontra tout un monde d'esclaves et de pages portant des fruits glacés et des confitures dans des bassins d'or, des aiguières d'argent pleines de sorbets. Quoiqu'il marchât à côté deux, les coudoyât et en fût coudoyé, personne ne fit à lui la moindre attention. Cette singularité commença à le pénétrer d'une inquiétude secrète. Il se sentait passer à l'état d'ombre, d'esprit invisible, et il continua d'avancer de chambre en chambre, traversant les groupes comme s'il eût eu au doigt l'anneau magique possédé par Gygès.
Lorsqu'il fut arrivé au seuil de la dernière salle, il fut ébloui par un torrent de lumière: des milliers de cierges, posés sur des candélabres d'argent, scintillaient comme des bouquets de feu, croisant leurs auréoles ardentes. Les instruments des musiciens cachés dans les tribunes tonnaient avec une énergie triomphale. Le calife s'approcha chancelant et s'abrita derrière les plis étoffés d'une énorme portière de brocart. Il vit alors au fond de la salle, assis sur le divan à côté de Sétalmulc, un homme ruisselant de pierreries, constellé de diamants qui étincelaient au milieu d'un fourmillement de bluettes et de rayons prismatiques. On eût dit que, pour revêtir ce nouveau calife, les trésors d'Haroun-al-Rashid avaient été épuisés.
On conçoit la stupeur de Hakem à ce spectacle inouï: il chercha son poignard à sa ceinture pour s'élancer sur cet usurpateur; mais une force irrésistible le paralysait. Cette vision lui semblait un avertissement céleste, et son trouble augmenta encore lorsqu'il reconnut ou crut reconnaître ses propres traits dans ceux de l'homme assis près de sa sœur. Il crut que c'était son ferouer ou son double, et, pour les Orientaux, voir son propre spectre est un signe du plus mauvais augure. L'ombre force le corps à la suivre dans le délai d'un jour.
Ici l'apparition était d'autant plus menaçante, que le ferouer accomplissait d'avance un dessein conçu par Hakem. L'action de ce calife fantastique, épousant Sétalmulc, que le vrai calife avait résolu d'épouser lui-même, ne cachait elle pas un sens énigmatique, un symbole mystérieux et terrible? N'était-ce pas quelque divinité jalouse, cherchant à usurper le ciel en enlevant Sétalmulc à son frère, en séparant le couple cosmogonique et providentiel? La race des dives tâchait-elle, par ce moyen, d'interrompre la filiation des esprits supérieurs et d'y substituer son engeance impie? Ces pensées traversèrent à la fois la tête de Hakem: dans son courroux, il eût voulu produire un tremblement de terre, un déluge, une pluie de feu ou un cataclysme quelconque; mais il se ressouvint que, lié à une statue d'argile terrestre, il ne pouvait employer que des mesures humaines.
Ne pouvant se manifester d'une manière si victorieuse, Hakem se retira lentement et regagna la porte qui donnait sur le Nil; un banc de pierre se trouvait là, il s'y assit et resta quelque temps abîmé dans ses réflexions à chercher un sens aux scènes bizarres qui venaient de se passer devant lui. Au bout de quelques minutes, la poterne se rouvrît, et, à travers l'obscurité, Hakem vit sortir vaguement deux ombres dont l'une faisait sur la nuit une tache plus sombre que l'autre. A l'aide de ces vagues reflets de la terre, du ciel et des eaux qui, en Orient, ne permettent jamais aux ténèbres d'être complètement opaques, il discerna que le premier était un jeune homme de race arabe, et le second un Éthiopien gigantesque.
Arrivé sur un point de la berge qui s'avançait dans le fleuve, le jeune homme se mit à genoux, le noir se plaça près de lui, et l'éclair d'un damas étincela dans l'ombre comme un filon de foudre. Cependant, à la grande surprise du calife, la tête ne tomba pas, et le noir, s'étant incliné vers l'oreille du patient, parut murmurer quelques mots après lesquels celui-ci se releva, calme, tranquille, sans empressement joyeux, comme s'il se fût agi de tout autre que lui-même. L'Éthiopien remit son damas dans le fourreau, et le jeune homme se dirigea vers le bord du fleuve, précisément du coté de Hakem, sans doute pour aller reprendre la barque qui l'avait amené. Là, il se trouva face à face avec le calife, qui fit mine de se réveiller, et lui dit:
—La paix soit avec toi, Yousouf! Que fais-tu par ici?
—A toi aussi la paix! répondit Yousouf, qui ne voyait toujours dans son ami qu'un compagnon d'aventures et ne s'étonnait pas de l'avoir rencontré endormi sur la berge, comme font les enfants du Nil dans les nuits brûlantes de l'été.
Yousouf le fit monter dans la cange, et ils se laissèrent aller au courant du fleuve, le long du bord oriental. L'aube teignait déjà d'une bande rougeâtre la plaine voisine, et dessinait le profil des ruines encore existantes d'Héliopolis, au bord du désert. Hakem paraissait rêveur, et, examinant avec attention les traits de son compagnon que le jour accusait davantage, il lui trouvait avec lui-même une certaine ressemblance qu'il n'avait jamais remarquée jusque-là, car il l'avait toujours rencontré dans la nuit ou vu à travers les enivrements de l'orgie. Il ne pouvait plus douter que ce ne fût là le ferouer, le double, l'apparition de la veille, celui peut-être à qui l'on avait fait jouer le rôle de calife pendant son séjour au Moristan. Cette explication naturelle lui laissait encore un sujet d'étonnement.
—Nous nous ressemblons comme des frères, dit-il à Yousouf; quelquefois, il suffit, pour justifier un semblable hasard, d'être issu des mêmes contrées. Quel est le lieu de ta naissance, ami?
—Je suis né au pied de l'Atlas, à Kétama, dans le Maghreb, parmi les Berbères et les Kabyles. Je n'ai pas connu mon père, qui s'appelait Dawas, et qui fut tué dans un combat peu de temps après ma naissance; mon aïeul, très-avancé en âge, était l'un des cheiks de ce pays perdu dans les sables.
—Mes aïeux sont aussi de ce pays, dit Hakem; peut-être sommes-nous issus de la même tribu.... Mais qu'importe? notre amitié n'a pas besoin des liens du sang pour être durable et sincère. Raconte-moi pourquoi je ne t'ai pas vu depuis plusieurs jours.
—Que me demandes-tu! dit Yousouf; ces jours, ou plutôt ces nuits, car, les jours, je les consacrais au sommeil, ont passé comme des rêves délicieux et pleins de merveilles. Depuis que la justice nous a surpris dans l'okel et séparés, j'ai de nouveau rencontré sur le Nil la vision charmante dont je ne puis plus révoquer en doute la réalité. Souvent, me mettant la main sur les yeux, pour m'empêcher de reconnaître la porte, elle m'a fait pénétrer dans des jardins magnifiques, dans des salles d'une splendeur éblouissante, où le génie de l'architecte avait dépassé les constructions fantastiques qu'élève dans les nuages la fantaisie du hachich. Étrange destinée que la mienne! ma veille est encore plus remplie de rêves que mon sommeil. Dans ce palais, personne ne semblait s'étonner de ma présence, et, quand je passais, tous les fronts s'inclinaient respectueusement devant moi. Puis cette femme étrange, me faisant asseoir à ses pieds, m'enivrait de sa parole et de son regard. Chaque fois qu'elle soulevait sa paupière frangée de longs cils, il me semblait voir s'ouvrir un nouveau paradis. Les inflexions de sa voix harmonieuse me plongeaient dans d'ineffables extases. Mon âme, caressée par cette mélodie enchanteresse, se fondait en délices. Des esclaves apportaient des collations exquises, des conserves de roses, des sorbets à la neige qu'elle touchait à peine du bout des lèvres; car une créature si céleste et si parfaite ne doit vivre que de parfums, de rosée, de rayons. Une fois, déplaçant par des paroles magiques une dalle du pavé couverte de sceaux mystérieux, elle m'a fait descendre dans les caveaux où sont renfermés ses trésors et m'en a détaillé les richesses en me disant qu'ils seraient à moi si j'avais de l'amour et du courage. J'ai vu là plus de merveilles que n'en renferme la montagne de Kaf, où sont cachés les trésors des génies: des éléphants de cristal de roche, des arbres d'or sur lesquels chantaient, en battant des ailes, des oiseaux de pierreries, des paons ouvrant en forme de roue leur queue étoilée de soleils en diamants, des masses de camphre taillées en melon et entourées d'une résille de filigrane, des tentes de velours et de brocart avec leurs mâts d'argent massif; puis, dans des citernes, jetés comme du grain dans un silo, des monceaux de pièces d'or et d'argent, des tas de perles et d'escarboucles.
Hakem, qui avait écouté attentivement cette description, dit à son ami Yousouf:
—Sais-tu, frère, que ce que tu as vu là, ce sont les trésors d'Haroun-al-Raschid enlevés par les Fatimites, et qui ne peuvent se trouver que dans le palais du calife?
—Je l'ignorais; mais déjà, à la beauté et à la richesse de mon inconnue, j'avais deviné qu'elle devait être du plus haut rang: que sais-je? peut-être une parente du grand vizir, la femme ou la fille d'un puissant seigneur. Mais qu'avais-je besoin d'apprendre son nom? Elle m'aimait; n'était-ce pas assez? Hier, lorsque j'arrivai au lieu ordinaire du rendez vous, je trouvai des esclaves qui me baignèrent, me parfumèrent et me revêtirent d'habits magnifiques et tels que le calife Hakem lui-même ne pourrait en porter de plus splendides. Le jardin était illuminé, et tout avait un air de fête comme si une noce s'apprêtait. Celle que j'aime me permit de prendre place à ses côtés sur le divan, et laissa tomber sa main dans la mienne en me lançant un regard chargé de langueur et de volupté. Tout à coup elle pâlit comme si une apparition funeste, une vision sombre, perceptible pour elle seule, fût venue faire tache dans la fête. Elle congédia les esclaves d'un geste, et me dit d'une voix haletante: «Je suis perdue! Derrière le rideau de la porte, j'ai vu briller les prunelles d'azur qui ne pardonnent pas. M'aimes-tu assez pour mourir?» Je l'assurai de mon dévouement sans bornes. «Il faut, continua-t-elle, que tu n'aies jamais existé, que ton passage sur la terre ne laisse aucune trace, que tu sois anéanti, que ton corps soit divisé en parcelles impalpables, et qu'on ne puisse retrouver un atome de toi; autrement, celui dont je dépends saurait inventer pour moi des supplices à épouvanter la méchanceté des dives, à faire frissonner d'épouvante les damnés au fond de l'enfer. Suis ce nègre; il disposera de ta vie comme il convient.» En dehors de la poterne, le nègre me fit mettre à genoux comme pour trancher la tête; il balança deux ou trois fois sa lame; puis, voyant ma fermeté, il me dit que tout cela n'était qu'un jeu, une épreuve, et que la princesse avait voulu savoir si j'étais réellement aussi brave et aussi dévoué que je le prétendais. «Aie soin de te trouver demain au Caire vers le soir, à la fontaine des Amants, et un nouveau rendez-vous te sera assigné,» ajouta-t-il avant de rentrer dans le jardin.
Après tous ces éclaircissements, Hakem ne pouvait plus douter des circonstances qui avaient renversé ses projets. Il s'étonnait seulement de n'éprouver aucune colère soit de la trahison de sa sœur, soit de l'amour inspiré par un jeune homme de basse extraction à la sœur du calife. Était-ce qu'après tant d'exécutions sanglantes, il se trouvait las de punir, ou bien la conscience de sa divinité lui inspirait-elle cette immense affection paternelle qu'un dieu doit ressentir à l'égard des créatures? Impitoyable pour le mal, il se sentait vaincu par les grâces toutes puissantes de la jeunesse et de l'amour. Sétalmulc était-elle coupable d'avoir repoussé une alliance où ses préjugés voyaient un crime? Yousouf l'était-il davantage d'avoir aimé une femme dont il ignorait la condition? Aussi le calife se promettait d'apparaître, le soir même, au nouveau rendez-vous qui était donné à Yousouf, mais pour pardonner et pour bénir ce mariage. Il ne provoquait plus que dans cette pensée les confidences de Yousouf. Quelque chose de sombre traversait encore son esprit; mais c'était sa propre destinée qui l'inquiétait désormais.
—Les événements tournent contre moi, se dit-il, et ma volonté elle-même ne me défend plus.
Il dit à Yousouf en le quittant:
—Je regrette nos bonnes soirées de l'okel. Nous y retournerons, car le calife vient de retirer les ordonnances contre le hachich et les liqueurs fermentées. Nous nous reverrons bientôt, ami.
Hakem, rentré dans son palais, fit venir le chef de sa garde, Abou-Arous, qui faisait le service de nuit avec un corps de mille hommes, et rétablit la consigne interrompue pendant les jours de trouble, voulant que toutes les portes du Caire fussent fermées à l'heure où il se rendait à son observatoire, et qu'une seule se rouvrit à un signal convenu quand il lui plairait de rentrer lui-même. Il se fit accompagner, ce soir-là, jusqu'au bout de la rue nommée Derb-al-Siba, monta sur l'âne que ses gens tenaient prêt chez l'eunuque Nésim, huissier de la porte, et sortit dans la campagne, suivi seulement d'un valet de pied et du jeune esclave qui l'accompagnait d'ordinaire. Quand il eut gravi la montagne, sans même être encore monté dans la tour de l'observatoire, il regarda les astres, frappa ses mains l'une contre l'autre, et s'écria:
—Tu as donc paru, funeste signe!
Ensuite il rencontra des cavaliers arabes qui le reconnurent et lui demandèrent quelques secours; il envoya son valet avec eux chez l'eunuque Nésim pour qu'on leur donnât une gratification; puis, au lieu de se rendre à la tour, il prit le chemin de la nécropole située à gauche du Mokattam, et s'avança jusqu'au tombeau de Fokkaï, près de l'endroit nommé Maksaba à cause des joncs qui y croissaient. Là, trois hommes tombèrent sur lui à coups de poignard; mais à peine était-il frappé, que l'un d'eux, reconnaissant ses traits à la clarté de la lune, se retourna contre les deux autres et les combattit jusqu'à ce qu'il fût tombé lui-même auprès du calife en s'écriant:
—O mon frère!
Tel fut du moins le récit de l'esclave échappé à cette boucherie, qui s'enfuit vers le Caire et alla avertir Abou-Arous; mais, quand les gardes arrivèrent au lieu du meurtre, ils ne trouvèrent plus que des vêtements ensanglantés et l'âne gris du calife, nommé Kamar, qui avait les jarrets coupés.
VII—LE DÉPART
L'histoire du calife Hakem était terminée.
Le cheik s'arrêta et se mit à réfléchir profondément. J'étais ému moi-même au récit de cette passion, moins douloureuse sans doute que celle du Golgotha, mais dont j'avais vu récemment le théâtre, ayant gravi souvent, pendant mon séjour au Caire, ce Mokattam, qui a conservé les ruines de l'observatoire de Hakem. Je me disais que, dieu ou homme, ce calife Hakem, tant calomnié par les historiens cophtes et musulmans, avait voulu sans doute amener le règne de la raison et de la justice; je voyais sous un nouveau jour tous les événements rapportés par El-Macin, par Makrisi, par Novaïri et autres auteurs que j'avais lus au Caire, et je déplorais ce destin qui condamne les prophètes, les réformateurs, les messies, quels qu'ils soient, à la mort violente, et, plus tard, à l'ingratitude humaine.
—Mais vous ne m'avez pas dit, fis-je observer au cheik, par quels ennemis le meurtre de Hakem avait été ordonné?
—Vous avez lu les historiens, me dit-il; ne savez-vous pas que Yousouf, fils de Dawas, se trouvant au rendez-vous fixé à la fontaine des Amants, y rencontra des esclaves qui le conduisirent dans une maison où l'attendait la sultane Sétalmulc, qui s'y était rendue déguisée; qu'elle le fit consentir à tuer Hakem, lui disant que ce dernier voulait la faire mourir, et lui promit de l'épouser ensuite? Elle prononça en finissant ces paroles conservées par l'histoire: «Rendez-vous sur la montagne, il y viendra sans faute et y restera seul, ne gardant avec lui que l'homme qui lui sert de valet. Il entrera dans la vallée; courez alors sur lui et tuez-le; tuez aussi le valet et le jeune esclave, s'il est avec lui.» Elle lui donna un de ces poignards dont la pointe a forme de lance, et que l'on nomme yafours, et arma aussi les deux esclaves, qui avaient ordre de le seconder, et de le tuer s'il manquait à son serment. Ce fut seulement après avoir porté le premier coup au calife, que Yousouf le reconnut pour le compagnon de ses courses nocturnes, et se tourna contre les deux esclaves, ayant dès lors horreur de son action; mais il tomba à son tour frappé par eux.
—Et que devinrent les deux cadavres, qui, selon l'histoire, ont disparu, puisqu'on ne retrouva que l'âne et les sept tuniques de Hakem, dont les boutons n'avaient point été défaits?
—Vous ai-je dit qu'il y eût des cadavres? Telle n'est pas notre tradition. Les astres promettaient au calife quatre-vingts ans de vie, s'il échappait au danger de cette nuit du 27 schawal 411 de l'hégire. Ne savez-vous pas que, pendant seize ans après sa disparition, le peuple du Caire ne cessa de dire qu'il était vivant[1]?
—On m'a raconté, en effet, bien des choses semblables, dis-je; mais on attribuait les fréquentes apparitions de Hakem à des imposteurs, tels que Schérout, Sikkin et d'autres, qui avaient avec lui quelque ressemblance et jouaient ce rôle. C'est ce qui arrive pour tous ces souverains merveilleux dont la vie devient le sujet des légendes populaires. Les Cophtes prétendent que Jésus-Christ apparut à Hakem, qui demanda pardon de ses impiétés et fit pénitence pendant de longues années dans le désert.
—Voici la vérité selon nos livres, dit le cheik. Après la scène sanglante qui eut lieu près des tombeaux, les deux esclaves chargés des ordres de Sétalmulc s'enfuirent et gagnèrent la ville. Un vieillard passa suivi d'une troupe armée, fit examiner par l'un des siens les blessures du calife et de Yousouf, fils de Dawas, et y fit verser une liqueur précieuse. Ensuite on transporta ces corps dans le tombeau des Fatimites, nécropole immense construite par Moëzzeldin, le fondateur du Caire. Les deux amis, l'un calife, l'autre pêcheur, furent placés dans des tombeaux pareils; ils étaient tous deux princes, tous deux petits-fils de Moëzzeldin. Ce dernier vivait encore.
—Pardon, dis-je au cheik, j'ai eu déjà peine à distinguer dans votre récit ce qui est merveilleux de ce qui est réel, c'est le défaut pour nous de toutes vos histoires arabes...
—Rien de ce que je vous ai raconté, dit le cheik, ne s'éloigne des probabilités humaines. Je n'ai pas dit que Hakem eût fait des prodiges; je n'ai analysé que les sensations de son âme, dont son prophète Hamza nous a transmis les mystères. Pour nous, Hakem est dieu; vous avez le droit, vous autres chrétiens, de ne voir en lui qu'un insensé.
—Et son grand-père, était-il aussi un dieu?
—Non; mais il était, comme vous savez, grand cabaliste, et sa piété singulière le mettait en communication d'esprit avec Albar (nom céleste de Hakem). Albar lui dit un jour: «Le temps approche où je descendrai sur la terre; alors, je paraîtrai sous forme d'homme et je participerai à toutes les misères de l'existence. Je naîtrai comme ton petit-fils et comme toi-même; tu ne me connaîtras pas.» Or, Moëzzeldin eut deux petits-fils dont le premier naquit héritier du trône; l'autre fut élevé comme un simple fellah dans le pays de Kétama (près de la province de Constantine). Moëzzeldin, fatigué du trône, parvint, grâce aux soins d'Avicenne, son médecin, à se faire passer pour mort. Il ignorait dans lequel de ses deux petits-fils était la divinité, et voulut les éprouver dans ces conditions diverses. Retiré dans un monastère de derviches, il assistait inconnu à toutes les actions du règne de Hakem, et, n'en comprenant pas les motifs (ô aveuglement des hommes!), il préparait en secret l'autre à le remplacer sur le trône. Ce fut, dit-on, lui-même qui arrangea le guet-apens du Mokattam. Les deux frères n'avaient été qu'étourdis par des coups de masse; ils reprirent leurs sens dans le tombeau de leur famille, où l'aïeul apparut comme un fantôme et leur demanda compte de leur vie passée. Dans ce sépulcre, voisin des hypogées et des pyramides, Hakem semblait un pharaon jugé par des rois ses ancêtres. Il parla, il expliqua ses actions et ses doctrines. Son aïeul et son frère tombèrent à ses pieds et le reconnurent pour dieu. Mais Hakem ne voulut plus retourner au Caire. Il se rendit avec Moëzzeldin dans le désert d'Ammon et constitua sa doctrine, que son frère répandit plus tard sous le nom d'Hamza. Depuis, il se montra sur divers points de la terre et se retira en dernier lieu sur le Liban, où le peuple crut en lui.
Une autre version moins dt taillée dit seulement que Hakem n'était pas mort des coups qui lui avaient été portés. Recueilli par un vieillard inconnu, il survécut à la nuit fatale où sa sœur l'avait fait assassiner; mais, fatigué du trône, il se retira dans le désert d'Ammon, et formula sa doctrine, qui fut publiée depuis par son disciple Hamza. Ses sectateurs, chassés du Caire après sa mort, se retirèrent sur le Liban, où ils ont formé la nation des Druses.
Toute cette légende me tourbillonnait dans la tête, et je me promettais bien de venir demander au chef druse de nouveaux détails sur la religion de Hakem; mais la tempête qui me retenait à Beyrouth s'était apaisée, et je dus partir pour Saint-Jean-d'Acre, où j'espérais intéresser le pacha en faveur du prisonnier. Je ne revis donc le cheik que pour lui faire mes adieux sans oser lui parler de sa fille, et sans lui apprendre que je l'avais vue déjà chez madame Carlès.
[1] Tous ces détails, ainsi que les données générales de la légende, sont racontés par les historiens cités plus haut, et reproduits la plupart dans l'ouvrage de Silvestre de Sacy sur la religion des Druses. Il est probable que, dans ce récit, fait au point de vue particulier des Druses, on assiste à une de ces luttes millénaires entre les bons et les mauvais esprits incarnés dans une forme humaine, dont nous avons donné un aperçu pages 370-372.
IV
LES AKKALS—L'ANTILIBAN
I—LE PAQUEBOT
Il faut s'attendre, sur les navires arabes et grecs, à ces traversées capricieuses qui renouvellent les destins errants d'Ulysse et de Télémaque; le moindre coup de veut les emporte à tous les coins de la Méditerranée; aussi l'Européen qui veut aller d'un point à l'autre des côtes de Syrie est-il forcé d'attendre le passage du paquebot anglais qui fait seul le service des échelles de la Palestine. Tous les mois, un simple brick, qui n'est pas même un vapeur, remonte et descend ces échelons de cités illustres qui s'appelaient Béryte, Sidon, Tyr, Ptolémaïs et Césarée, et qui n'ont conservé ni leurs noms ni même leurs ruines. A ces reines des mers et du commerce dont elle est l'unique héritière, l'Angleterre ne fait pas seulement l'honneur d'un steamboat. Cependant les divisions sociales si chères à cette nation libre sont strictement observées sur le pont, comme s'il s'agissait d'un vaisseau de premier ordre. Les first places sont interdites aux passagers inférieurs, c'est-à-dire à ceux dont la bourse est la moins garnie, et cette disposition étonne parfois les Orientaux quand ils voient des marchands aux places d'honneur, tandis que des cheiks, des chérifs ou même des émirs se trouvent confondus avec les soldats et les valets. En général, la chaleur est trop grande pour que l'on couche dans les cabines, et chaque voyageur, apportant son lit sur son dos comme le paralytique de l'Evangile, choisit une place sur le pont pour le sommeil et pour la sieste; le reste du temps, il se tient accroupi sur son matelas ou sur sa natte, le dos appuyé contre le bordage et fumant sa pipe ou son narghilé. Les Francs seuls passent la journée à se promener sur le pont, à la grande surprise des Levantins, qui ne comprennent rien à cette agitation d'écureuil. Il est difficile d'arpenter ainsi le plancher sans accrocher les jambes de quelque Turc ou Bédouin, qui fait un soubresaut farouche, porte la main à son poignard et lâche des imprécations, se promettant de vous retrouver ailleurs. Les musulmans qui voyagent avec leur sérail, et qui n'ont pas assez payé pour obtenir un cabinet séparé, sont obligés de laisser leurs femmes dans une sorte de parc formé à l'arrière par des balustrades, et où elles se pressent comme des agneaux. Quelquefois, le mal de mer les gagne, et il faut alors que chaque époux s'occupe d'aller chercher ses femmes, de les faire descendre et de les ramener ensuite au bercail. Rien n'égale la patience d'un Turc pour ces mille soins de famille qu'il faut accomplir sous l'œil railleur des infidèles. C'est lui-même qui, matin et soir, s'en va remplir à la tonne commune les vases de cuivre destinés aux ablutions religieuses, qui renouvelle l'eau des narghilés, soigne les enfants incommodés du roulis, toujours pour soustraire le plus possible ses femmes ou ses esclaves au contact dangereux des Francs. Ces précautions n'ont pas lieu sur les vaisseaux où il ne se trouve que des passagers levantins. Ces derniers, bien qu'ils soient de religions diverses, observent entre eux une sorte d'étiquette, surtout en ce qui se rapporte aux femmes.
L'heure du déjeuner sonna pendant que le missionnaire anglais, embarqué avec moi pour Acre, me faisait remarquer un point de la côte qu'on suppose être le lieu même où Jonas s'élança du ventre de la baleine. Une petite mosquée indique la piété des musulmans pour cette tradition biblique, et, à ce propos, j'avais entamé avec le révérend une de ces discussions religieuses qui ne sont plus de mode en Europe, mais qui naissent si naturellement entre voyageurs dans ces pays où l'on sent que la religion est tout.
—Au fond, lui disais-je, le Coran n'est qu'un résumé de l'Ancien et du Nouveau Testament rédigé en d'autres termes et augmenté de quelques prescriptions particulières au climat. Les musulmans honorent le Christ comme prophète, sinon comme dieu; ils levèrent la Kadra Myriam (la Vierge Marie), et aussi nos anges, nos prophètes et nos saints; d'où vient donc l'immense préjugé qui les sépare encore des chrétiens et qui rend toujours entre eux les relations mal assurées?
—Je n'accepte pas cela pour ma croyance, disait le révérend, et je pense que les protestants et les Turcs finiront un jour par s'entendre. Il se formera quelque secte intermédiaire, une sorte de christianisme oriental....
—Ou d'islamisme anglican, lui dis-je. Mais pourquoi le catholicisme n'opérerait-il pas cette fusion?
—C'est qu'aux yeux des Orientaux, les catholiques sont idolâtres. Vous avez beau leur expliquer que vous ne rendez pas un culte à la figure peinte ou sculptée, niais à la personne divine qu'elle représente; que vous honorez, mais que vous n'adorez pas les anges et les saints: ils ne comprennent pas cette distinction. Et, d'ailleurs, quel peuple idolâtre a jamais adoré le bois ou le métal lui-même? Vous êtes donc pour eux à la fois des idolâtres et des polythéistes, tandis que les diverses communions protestantes....
Notre discussion, que je résume ici, continuait encore après le déjeuner, et ces dernières paroles avaient frappé l'oreille d'un petit homme à l'œil vif, à la barbe noire, vêtu d'un caban grec dont le capuchon, relevé sur sa tête, dissimulait la coiffure, seul indice en Orient des conditions et des nationalités.
Nous ne restâmes pas longtemps dans l'indécision.
—Eh! sainte Vierge! s'écria-t-il, les protestants n'y feront pas plus que les autres. Les Turcs seront toujours les Turcs!
Il prononçait Turs.
L'interruption indiscrète et l'accent provençal de ce personnage ne me rendirent pas insensible au plaisir de rencontrer un compatriote. Je me tournai donc de son côté, et je lui répondis quelques paroles auxquelles il répliqua avec volubilité.
—Non, monsieur, il n'y a rien à faire avec le Tur (Turc); c'est un peuple qui s'en va!... Monsieur, je fus ces temps derniers à Constantinople; je me disais: «Où sont les Turs?...» Il n'y en a plus!
Le paradoxe se réunissait à la prononciation pour signaler de plus en plus un enfant de la Cannebière. Seulement, ce mot Tur, qui revenait à tout moment, m'agaçait un peu.
—Vous allez loin! lui répliquai-je; j'ai moi-même vu déjà un assez bon nombre de Turcs....
J'affectais de dire ce mot en appuyant sur la désinence; le Provençal n'acceptait pas cette leçon.
—Vous croyez que ce sont des Turs que vous avez vus? disait-il en prononçant la syllabe d'une voix encore plus flûtée; ce ne sont pas de vrais Turs: j'entends le Tur Osmanli ... tous les musulmans ne sont pas des Turs!
Après tout, un Méridional trouve sa prononciation excellente et celle d'un Parisien fort ridicule; je m'habituais à celle de mon voisin mieux qu'à son paradoxe.
—Êtes-vous bien sûr, lui dis-je, que cela soit ainsi?
—Eh! monsieur, j'arrive de Constantinople; ce sont tous là des Grecs, des Arméniens, des Italiens, des gens de Marseille. Tous les Turs que l'on peut trouver, on en fait des cadis, des ulémas, des pachas; ou bien on les envoie en Europe pour les faire voir. Que voulez-vous! tous leurs enfants meurent; c'est une race qui s'en va!
—Mais, lui dis-je, ils savent encore assez bien garder leurs provinces, cependant.
—Eh! monsieur, qu'est-ce qui les maintient? C'est l'Europe, ce sont les gouvernements qui ne veulent rien changer à ce qui existe, qui craignent les révolutions, les guerres, et dont chacun veut empêcher que l'autre prenne la part la plus forte; c'est pourquoi ils restent en échec à se regarder le blanc des yeux, et, pendant ce temps, ce sont les populations qui en souffrent! On vous parle des armées du sultan; qu'y voyez-vous? Des Albanais, des Bosniaques, des Circassiens, des Kurdes; les marins, ce sont des Grecs; les officiers seuls sont de la race turque. On les met en campagne; tout cela se sauve au premier coup de canon, ainsi que nous avons vu maintes fois..., à moins que les Anglais ne soient là pour leur tenir la baïonnette au dos, comme dans les affaires de Syrie.
Je me tournai du côté du missionnaire anglais; mais il s'était éloigné de nous et se promenait sur l'arrière.
—Monsieur, me dit le Marseillais en me prenant le bras, qu'est-ce que vous croyez que les diplomates feront quand les rayas viendront leur dire: «Voilà le malheur qui nous arrive; il n'y a plus un seul Tur dans tout l'empire.... Nous ne savons que faire, nous vous apportons les clefs de tout!»
L'audace de cette supposition me fit rire de tout mon cœur. Le Marseillais continua imperturbablement:
—L'Europe dira: «Il doit y en avoir encore quelque part, cherchons bien!... Est-ce possible? Plus de pachas, plus de vizirs, plus de muchirs, plus de nazirs?... Cela va déranger toutes les relations diplomatiques. A qui s'adresser? Comment ferons-nous pour continuer à payer les drogmans?»
—Ce sera embarrassant en effet.
—Le pape, de son côté, dira: «Eh! mon Dieu! comment faire? Qu'est-ce qui va donc garder le saint sépulcre à présent? Voilà qu'il n'y a plus de Turs[1]!...
Un Marseillais développant un paradoxe ne vous en tient pas quitte facilement. Celui-là semblait heureux d'avoir pris le contre-pied du mot naïf d'un de ses concitoyens: «Vous allez à Constantinople?... Vous y verrez bien des Turs!»
Ce tableau, plein d'exagération sans doute, me frappait par quelques traits de vérité. Que le nombre des Turcs ait diminué beaucoup, cela n'est pas douteux; les races d'hommes s'altèrent et se perdent sous certaines influences, comme celles des animaux. Déjà depuis longtemps, la principale force de l'empire turc reposait dans l'énergie de milices étrangères d'origine à la race d'Othman, telles que les mamelouks et les janissaires. Aujourd'hui, c'est à l'aide de quelques légions d'Albanais que la Porte maintient sous la loi du croissant vingt millions de Grecs, de catholiques et d'Arméniens. Le pourrait-elle encore sans l'appui moral de la diplomatie européenne et sans les secours armés de l'Angleterre? Quand on songe que cette Syrie, dont les canons anglais ont bombardé tous les ports en 1840, et cela, au profit des Turcs, est la même terre où toute l'Europe féodale s'est ruée pendant six siècles, et que nos religions d'État tiennent pour sacrée, on peut croire que le sentiment religieux est tombé bien bas en Europe. Les Anglais n'ont pas même eu l'idée de réserver aux chrétiens l'héritage envahi de Richard Cœur-de-lion.
Je voulais communiquer ces réflexions au révérend; mais, quand je revins près de lui, il m'accueillit d'un air très-froid. Je compris qu'étant aux premières places, il trouvait inconvenant que je me fusse entretenu avec quelqu'un des secondes. Désormais je n'avais plus droit à faire partie de sa société; il regrettait sans doute amèrement d'avoir entamé quelques relations avec un homme qui ne se conduisait pas en gentleman. Peut-être m'avait-il pardonné, à cause de mon costume levantin, de ne point porter de gants jaunes et de bottes vernies; mais se prêter à la conversation du premier venu, c'était décidément improper! Il ne me reparla plus.
[1] On ne doit certainement pas prendre au sérieux cette plaisanterie méridionale, qui se rapporte aux circonstances d'une autre époque. Si jadis la force de l'empire turc reposait sur l'énergie de milices étrangères d'origine à la race d'Othiman, la Porte a su se débarrasser enfin de cet élément dangereux, et reconquérir une puissance dont l'exécution sincère des idées de la Réforme lui assurera durée.
II—LE POPE ET SA FEMME
N'ayant désormais rien à ménager, je voulus jouir entièrement de la compagnie du Marseillais, qui, vu les occasions rares d'amusement qu'on peut rencontrer sur un paquebot anglais, devenait un compagnon précieux. Cet homme avait beaucoup voyagé, beaucoup vu; son commerce le forçait à s'arrêter d'échelle en échelle, et le conduisait naturellement à entamer des relations avec tout le monde.
—L'Anglais ne veut plus causer? me dit-il. C'est peut-être qu'il a le mal de mer (il prononçait merre). Ah! oui, le voilà qui fait un plongeon dans la cajute. Il aura trop déjeuné sans doute....
Il s'arrêta et reprit après un éclat de rire:
—C'est comme un député de chez nous, qui aimait fort les grosses pièces. Un jour, dans un plat de grives, on te lui campe une chouette (il prononçait souette). «Ah! dit-il, en voilà une qu'elle est grosse!» Quand il eut fini; nous lui apprîmes ce que c'était qu'il avait mangé.... Monsieur, cela lui fit un effet comme le roulis!... C'est très-indigeste, la chouette!
Décidément, mon Provençal n'appartenait pas à la meilleure compagnie, mais j'avais franchi le Rubicon La limite qui sépare les first places des second places était dépassée, je n'appartenais plus au monde comme il faut; il fallait se résigner à ce destin. Peut-être, hélas! le révérend qui m'avait si imprudemment admis dans son intimité me comparait-il en lui-même aux anges déchus de Milton. J'avouerai que je n'en conçus pas de longs regrets; l'avant du paquebot était infiniment plus amusant que l'arrière. Les haillons les plus pittoresques, les types de races les plus variés se pressaient sur des nattes, sur des matelas, sur des tapis troués, rayonnants de l'éclat de ce soleil splendide qui les couvrait d'un manteau d'or. L'œil étincelant, les dents blanches, le rire insouciant des montagnards, l'attitude patriarcale des pauvres familles kurdes, çà et là groupées à l'ombre des voiles, comme sous les tentes du désert, l'imposante gravité de certains émirs ou chérifs plus riches d'ancêtres que de piastres, et qui, comme don Quichotte, semblaient se dire: «Partout où je m'assieds, je suis à la place d'honneur,» tout cela sans doute valait bien la compagnie de quelques touristes taciturnes et d'un certain nombre d'Orientaux cérémonieux.
Le Marseillais m'avait conduit en causant jusqu'à une place où il avait étendu son matelas auprès d'un autre occupé par un prêtre grec et sa femme qui faisaient le pèlerinage de Jérusalem. C'étaient deux vieillards de fort bonne humeur, qui avaient lié déjà une étroite amitié avec le Marseillais. Ces gens possédaient un corbeau qui sautelait sur leurs genoux et sur leurs pieds et partageait leur maigre déjeuner. Le Marseillais me fit asseoir près de lui et tira d'une caisse un énorme saucisson et une bouteille de forme européenne.
—Si vous n'aviez pas déjeuné tout à l'heure, me dit-il, je vous offrirais de ceci; mais vous pouvez bien en goûter: c'est du saucisson d'Arles, monsieur! cela rendrait l'appétit à un mort!... Voyez ce qu'ils vous ont donné à manger aux premières, toutes leurs conserves de rosbif et de légumes qu'ils tiennent dans des boîtes de fer-blanc ... si cela vaut une bonne rondelle de saucisson, que la larme en coule sur le couteau!... Vous pouvez traverser le désert avec cela dans votre poche, et vous ferez encore bien des politesses aux Arabes, qui vous diront qu'ils n'ont jamais rien mangé de meilleur!
Le Marseillais, pour prouver son assertion, découpa deux tranches et les offrit au pope grec et à sa femme, qui ne manquèrent pas de faire honneur à ce régal.
—Par exemple, cela pousse toujours à boire, reprit-il. Voilà du vin de la Camargue qui vaut mieux que le vin de Chypre, s'entend comme ordinaire.... Mais il faudrait une tasse; moi, quand je suis seul, je bois à même la bouteille.
Le pope tira de dessous ses habits une sorte de coupe en argent couverte d'ornements repoussés d'un travail ancien, et qui portait à l'intérieur des traces de dorure; peut être était-ce un calice d'église. Le sang de la grappe perlait joyeusement dans le vermeil. Il y avait si longtemps que je n'avais bu de vin rouge, et j'ajouterai même de vin français, que je vidai la tasse sans faire de façons. Le pope et sa femme n'en étaient pas à faire connaissance avec le vin du Marseillais.
—Voyez-vous ces braves gens-là, me dit celui-ci, ils ont peut-être à eux deux un siècle et demi, et ils ont voulu voir la terre sainte avant de mourir. Ils vont célébrer la cinquantaine de leur mariage à Jérusalem; ils avaient des enfants, qui sont morts, ils n'ont plus à présent que ce corbeau! eh bien, c'est égal, ils s'en vont remercier le bon Dieu!
Le pope, qui comprenait que nous parlions de lui, souriait d'un air bienveillant sous son toquet noir; la bonne vieille, dans ses longues draperies bleues de laine, me faisait songer au type austère de Rébecca.
La marche du paquebot s'était ralentie, et quelques passagers debout se montraient un point blanchâtre sur le rivage; nous étions arrivés devant le port de Saïda, l'ancienne Sidon. La montagne d'Élie (Mar-Elias), sainte pour les Turcs comme pour les chrétiens et les Druses, se dessinait à gauche de la ville, et la masse imposante du khan français ne tarda pas à attirer nos yeux. Les murs et les tours portent les traces du bombardement anglais de 1840, qui a démantelé toutes les villes maritimes du Liban. De plus, tous leurs ports, depuis Tripoli jusqu'à Saint-Jean-d'Acre, avaient été, comme on sait, comblés jadis d'après les ordres de Fakardin, prince des Druses, afin d'empêcher la descente des troupes turques, de sorte que ces villes illustres ne sont que ruine et désolation. La nature pourtant ne s'associe pas à ces effets si longtemps renouvelés des malédictions bibliques. Elle se plaît toujours à encadrer ces débris d'une verdure délicieuse. Les jardins de Sidon fleurissent encore comme au temps du culte d'Astarté. La ville moderne est bâtie à un mille de l'ancienne, dont les ruines entourent un mamelon surmonté d'une tour carrée du moyen âge, autre ruine elle-même.
Beaucoup de passagers descendaient à Saïda, et, comme le paquebot s'y arrêtait pour quelques heures, je me fis mettre à terre en même temps que le Marseillais. Le pope et sa femme débarquèrent aussi, ne pouvant plus supporter la mer et ayant résolu de continuer par terre leur pèlerinage.
Nous longeons dans un caïque les arches du pont maritime qui joint à la ville le fort bâti sur un îlot; nous passons au milieu des frêles tartanes qui seules trouvent assez de fond pour s'abriter dans le port, et nous abordons à une ancienne jetée dont les pierres énormes sont en partie semées dans les flots. La vague écume sur ces débris, et l'on ne peut débarquer à pied sec qu'en se faisant porter par des hamals presque nus. Nous rions un peu de l'embarras des deux Anglaises, compagnes du missionnaire, qui se tordent dans les bras de ces tritons cuivrés, aussi blondes, mais plus vêtues que les néréides du Triomphe de Galatée. Le corbeau commensal du pauvre ménage grec, bat des ailes et pousse des cris; une tourbe de jeunes drôles, qui se sont fait des machlahs rayés avec des sacs en poil de chameau, se précipitent sur les bagages; quelques-uns se proposent comme cicérones en hurlant deux ou trois mots français. L'œil se repose avec plaisir sur des bateaux chargés d'oranges, de figues et d'énormes raisins de la terre promise; plus loin, une odeur pénétrante d'épiceries, de salaisons et de fritures signale le voisinage des boutiques. En effet, on passe entre les bâtiments de la marine et ceux de la douane, et l'on se trouve dans une rue bordée d'étalages qui aboutit à la porte du khan français. Nous voilà sur nos terres. Le drapeau tricolore flotte sur l'édifice, qui est le plus considérable de Saïda. La vaste cour carrée, ombragée d'acacias avec un bassin au centre, est entourée de deux rangées de galeries qui correspondent en bas à des magasins, en haut à des chambres occupées par des négociants. On m'indique le logement consulaire situé dans l'angle gauche, et, pendant que j'y monte, le Marseillais se rend avec le pope au couvent des franciscains, qui occupe le bâtiment du fond. C'est une ville que ce khan français, nous n'en avons pas de plus important dans toute la Syrie. Malheureusement, notre commerce n'est plus en rapport avec les proportions de son comptoir.
Je causais tranquillement avec M. Conti, notre vice-consul, lorsque le Marseillais nous arriva tout animé, se plaignant des franciscains et les accablant d'épithètes voltairiennes. Ils avaient refusé de recevoir le pope et sa femme.
—C'est, dit M. Conti, qu'ils ne logent personne qui ne leur ait été adressé avec une lettre de recommandation.
—Eh bien, c'est fort commode, dit le Marseillais; mais je les connais tous, les moines, ce sont là leurs manières; quand ils voient de pauvres diables, ils ont toujours la même chose à dire. Les gens à leur aise donnent huit piastres (deux francs) par jour dans chaque couvent; on ne les taxe pas, mais c'est le prix, et avec cela ils sont sûrs d'être bien accueillis partout.
—Mais on recommande aussi de pauvres pèlerins, dit M. Conti, et les pères les accueillent gratuitement.
—Sans doute, et puis, au bout de trois jours, on les met à la porte, dit le Marseillais. Et combien en reçoivent-ils, de ces pauvres-là, par année? Vous savez bien qu'en France on n'accorde de passeport pour l'Orient qu'aux gens qui prouvent qu'ils ont de quoi faire le voyage.
—Ceci est très-exact, dis-je à M. Conti, et rentre dans les maximes d'égalité applicables à tous les Français ... quand ils ont de l'argent dans leur poche.
—Vous savez sans doute, répondit-il, que, d'après les capitulations avec la Porte, les consuls sont forcés de rapatrier ceux de leurs nationaux qui manqueraient de ressources pour retourner en Europe. C'est une grosse dépense pour l'État.
—Ainsi, dis-je, plus de croisades volontaires, plus de pèlerinages possibles, et nous avons une religion d'État!
—Tout cela, s'écria le Marseillais, ne nous donne pas un logement pour ces braves gens.
—Je les recommanderais bien, dit M. Conti; mais vous comprenez que, dans tous les cas, un couvent catholique ne peut pas recevoir un prêtre grec avec sa femme. Il y a ici un couvent grec où ils peinent aller.
-Eh! que voulez-vous! dit le Marseillais, c'est encore une affaire pire. Ces pauvres diables sont des Grecs schismatiques; dans toutes les religions, plus les croyances se rapprochent, plus les croyants se détestent; arrangez cela.... Ma foi, je vais frapper à la porte d'un Turc. Ils ont cela de bon, au moins, qu'ils donnent l'hospitalité à tout le monde.
M. Conti eut beaucoup de peine à retenir le Marseillais; il voulut bien se charger lui-même d'héberger le pope, sa femme et le corbeau, qui s'unissait à l'inquiétude de ses maîtres en poussant des croacs plaintifs.
C'est un homme excellent que notre consul, et aussi un savant orientaliste; il m'a fait voir deux ouvrages traduits de manuscrits qui lui avaient été prêtés par un Druse. On comprend ainsi que la doctrine n'est plus tenue aussi secrète qu'autrefois. Sachant que ce sujet m'intéressait, M. Conti voulut bien en causer longuement avec moi pendant le dîner. Nous allâmes ensuite voir les ruines, auxquelles on arrive à travers des jardins délicieux, qui sont les plus beaux de toute la côte de Syrie. Quant aux ruines situées au nord, elles ne sont plus que fragments et poussière: les seuls fondements d'une muraille paraissent remonter à l'époque phénicienne; le reste est du moyen âge: on sait que saint Louis fit reconstruire la ville et réparer un château carré, anciennement construit par les Ptolémées. La citerne d'Élie, le sépulcre de Zabulon et quelques grottes sépulcrales avec des restes de pilastres et de peintures complètent le tableau de tout ce que Saïda doit au passé.
M. Conti nous a fait voir, en revenant, une maison située au bord de la mer, qui fut habitée par Bonaparte à l'époque de la campagne de Syrie. La tenture en papier peint, ornée d'attributs guerriers, a été posée à son intention, et deux bibliothèques, surmontées de vases chinois, renfermaient les livres et les plans que consultait assidûment le héros. On sait qu'il s'était avancé jusqu'à Saïda pour établir des relations avec des émirs du Liban. Un traité secret mettait à sa solde six mille Maronites et six mille Druses destinés à arrêter l'armée du pacha de Damas, marchant sur Acre. Malheureusement, les intrigues des souverains de l'Europe et d'une partie des couvents, hostiles aux idées de la Révolution, arrêtèrent l'élan des populations; les princes du Liban, toujours politiques, subordonnaient leur concours officiel au résultat du siège de Saint-Jean-d'Acre. Au reste, des milliers de combattants indigènes s'étaient réunis déjà à l'armée française en haine des Turcs; mais le nombre ne pouvait rien faire en cette circonstance. Les équipages de siège que l'on attendait furent saisis par la flotte anglaise, qui parvint à jeter dans Acre ses ingénieurs et ses canonniers. Ce fut un Français, nommé Phélippeaux, ancien condisciple de Napoléon, qui, comme on sait, dirigea la défense. Une vieille haine d'écolier a peut-être décidé du sort d'un monde!
III—UN DÉJEUNER A SAINT-JEAN-D'ACRE
Le paquebot avait remis à la voile; la chaîne du Liban s'abaissait et reculait de plus en plus, à mesure que nous approchions d'Acre; la plage devenait sablonneuse et se dépouillait de verdure. Cependant nous ne tardâmes pas à apercevoir le port de Sour, l'ancienne Tyr, où l'on ne s'arrêta que pour prendre quelques passagers. La ville est beaucoup moins importante encore que Saïda. Elle est bâtie sur le rivage, et l'îlot où s'élevait Tyr à l'époque du siége qu'en fit Alexandre n'est plus couvert que de jardins et de pâturages. La jetée que fit construire le conquérant, tout empâtée par les sables, ne montre plus les traces du travail humain; c'est un isthme d'un quart de lieue simplement. Mais, si l'antiquité ne se révèle plus sur ces bords que par des débris de colonnes rouges et grises, l'âge chrétien a laissé des vestiges plus imposants. On distingue encore les fondations de l'ancienne cathédrale, bâtie dans le goût syrien, qui se divisait en trois nefs semi-circulaires, séparées par des pilastres, et où fut le tombeau de Frédéric Barberousse, noyé près de Tyr, dans le Kasamy. Les fameux puits d'eau vive de Ras-el-Aïn, célébrés dans la Bible, et qui sont de véritables puits artésiens, dont on attribue la création à Salomon, existent encore à une lieue de la ville, et l'aqueduc qui en amenait les eaux à Tyr découpe toujours sur le ciel plusieurs de ses arches immenses. Voilà tout ce que Tyr a conservé: ses vases transparents, sa pourpre éclatante, ses bois précieux étaient jadis renommés par toute la terre. Ces riches exportations ont fait place à un petit commerce de grains récoltés par les Métualis, et vendus par les Grecs, très-nombreux dans la ville.
La nuit tombait lorsque nous entrâmes dans le port de Saint-Jean-d'Acre. Il était trop tard pour débarquer; mais, à la clarté si nette des étoiles, tous les détails du golfe, gracieusement arrondi entre Acre et Kaïffa, se dessinait à l'aide du contraste de la terre et des eaux. Au delà d'un horizon de quelques lieues se découpent les cimes de l'Antiliban qui s'abaissent à gauche, tandis qu'à droite s'élève et s'étage en croupes hardies la chaîne du Carmel, qui s'étend vers la Galilée. La ville endormie ne se révélait encore que par ses murs à créneaux, ses tours carrées et les dômes d'étain de sa mosquée, indiquée de de loin par un seul minaret. A part ce détail musulman, on peut rêver encore la cité féodale des templiers, le dernier rempart des croisades.
Le jour vint dissiper cette illusion en trahissant l'amas de ruines informes qui résultent de tant de sièges et de bombardements accomplis jusqu'à ces dernières années. Au point du jour, le Marseillais m'avait réveillé pour me montrer l'étoile du matin levée sur le village de Nazareth, distant seulement de huit lieues. On ne peut échapper à l'émotion d'un tel souvenir. Je proposai au Marseillais de faire ce petit voyage.
—C'est dommage, dit-il, qu'il ne s'y trouve plus la maison de la Vierge; mais vous savez que les anges l'ont transportée en une nuit à Lorette, près de Venise. Ici, on en montre la place, voilà tout. Ce n'est pas la peine d'y aller pour voir qu'il n'y a plus rien!
Au reste, je songeais surtout pour le moment à faire ma visite au pacha. Le Marseillais, par son expérience des mœurs turques, pouvait me donner des conseils quant à la manière de me présenter, et je lui appris comment j'avais fait à Paris la connaissance de ce personnage.
—Pensez-vous qu'il me reconnaîtra? lui dis-je.
—Eh! sans doute, répondit-il; seulement, il faut reprendre le costume européen; sans cela, vous seriez obligé d'attendre votre tour d'audience, et il ne serait peut-être pas pour aujourd'hui.
Je suivis ce conseil, gardant toutefois le tarbouch, à cause de mes cheveux rasés à l'orientale.
—Je connais bien votre pacha, disait le Marseillais pendant que je changeais de costume. On l'appelle à Constantinople Guezluk, ce qui veut dire l'homme aux lunettes.
—C'est juste, lui dis-je, il portait des lunettes quand je l'ai connu.
—Eh bien, voyez ce que c'est chez les Turs: ce sobriquet est devenu son nom, et cela restera dans sa famille; on appellera son fils Guezluh-Oglou, ainsi de tous ses descendants. La plupart des noms propres ont des origines semblables.... Cela indique, d'ordinaire, que, l'homme s'étant élevé par son mérite, ses enfants acceptent l'héritage d'un surnom souvent ironique, car il rappelle ou un ridicule, ou un défaut corporel, ou l'idée d'un métier que le personnage exerçait avant son élévation.
—C'est encore, dis-je, un des principes de l'égalité musulmane. On s'honore par l'humilité. N'est-ce pas aussi un principe chrétien?
—Écoutez, dit le Marseillais, puisque le pacha est votre ami, il faut que vous fassiez quelque chose pour moi. Dites-lui que j'ai à lui vendre une pendule à musique qui exécute tous les opéras italiens. Il y a dessus des oiseaux qui battent des ailes et qui chantent. C'est une petite merveille.... Ils aiment cela, les Turs!
Nous ne tardâmes pas à être mis à terre, et j'en eus bientôt assez de parcourir des rues étroites et poudreuses en attendant l'heure convenable pour me présenter au pacha. A part le bazar voûté en ogive et la mosquée de Djezzar-Pacha, fraîchement restaurée, il reste peu de chose à voir dans la ville; il faudrait une vocation d'architecte pour relever les plans des églises et des couvents de l'époque des croisades. L'emplacement est encore marqué par les fondations; une galerie qui longe le port est seule restée debout, comme débris du palais des grands maîtres de Saint-Jean-de-Jérusalem.
Le pacha demeurait hors de la ville, dans un kiosque d'été situé près des jardins d'Abdallah, au bout d'un aqueduc qui traverse la plaine. En voyant dans la cour les chevaux et les esclaves des visiteurs, je reconnus que le Marseillais avait eu raison de me faire changer de costume. Avec l'habit levantin, je devais paraître un mince personnage; avec l'habit noir, tous les regards se fixaient sur moi.
Sous le péristyle, au bas de l'escalier, était un amas immense de babouches, laissées à mesure par les entrants. Le serdarbachi qui me reçut voulut me faire ôter mes bottes; mais je m'y refusai, ce qui donna une haute opinion de mon importance. Aussi ne restai-je qu'un instant dans la salle d'attente. On avait, du reste, remis au pacha la lettre dont j'étais chargé, et il donna ordre de me faire entrer, bien que ce ne fût pas mon tour.
Ici l'accueil devint plus cérémonieux. Je m'attendais déjà à une réception européenne; mais le pacha se borna à me faire asseoir près de lui sur un divan qui entourait une partie de la salle. Il affecta de ne parler qu'italien, bien que je l'eusse entendu parler français à Paris, et, m'ayant adressé la phrase obligée: «Ton kief est-il bon?» c'est-à-dire: «Te trouves-tu bien?» il me fit apporter la chibouk et le café. Notre conversation s'alimenta encore de lieux communs. Puis le pacha me répéta: «Ton kief est-il bon?» et fit servir une autre tasse de café. J'avais couru les rues d'Acre toute la matinée et traversé la plaine sans rencontrer la moindre trattoria; j'avais refusé même un morceau de pain et de saucisson d'Arles offerts par le Marseillais, comptant un peu sur l'hospitalité musulmane; mais le moyen de faire fond sur l'amitié des grands! La conversation se prolongeait sans que le pacha m'offrît autre chose que du café sans sucre et de la fumée de tabac. Il répéta une troisième fois: «Ton kief est-il bon?» Je me levai pour prendre congé. En ce moment là, midi sonna à une pendule placée au-dessus de ma tête, elle commença un air; une seconde sonna presque aussitôt et commença un air différent; une troisième et une quatrième débutèrent à leur tour, et il en résulta le charivari que l'on peut penser. Si habitué que je fusse aux singularités des Turcs, je ne pouvais comprendre que l'on réunît tant de pendules dans la même salle. Le pacha paraissait enchanté de cette harmonie et fier sans doute de montrer à un Européen son amour du progrès. Je songeais en moi-même à la commission dont le Marseillais m'avait chargé. La négociation me paraissait d'autant plus difficile, que les quatre pendules occupaient chacune symétriquement une des faces de la salle. Où placer la cinquième? Je n'en parlai pas.
Ce n'était pas le moment non plus de parler de l'affaire du cheik druse prisonnier à Beyrouth. Je gardai ce point délicat pour une autre visite, où le pacha m'accueillerait peut-être moins froidement. Je me retirai en prétextant des affaires à la ville. Lorsque je fus dans la cour, un officier vint me prévenir que le pacha avait ordonné à deux cavas de m'accompagner partout où je voudrais aller. Je ne m'exagérai pas la portée de cette attention, qui se résout d'ordinaire en un fort bakchis à donner aux dits estafiers.
Lorsque nous fûmes entrés dans la ville, je demandai à l'un d'eux où l'on pouvait aller déjeuner. Ils se regardèrent avec des yeux très-étonnés en se disant que ce n'était pas l'heure. Comme j'insistais, ils me demandèrent une colonnate (piastre d'Espagne) pour acheter des poules et du riz.... Où auraient-ils fait cuire cela? Dans un corps de garde. Cela me parut une œuvre chère et compliquée. Enfin ils eurent l'idée de me mener au consulat français; mais j'appris là que notre agent résidait de l'autre côté du golfe, sur le revers du mont Carmel. A Saint-Jean-d'Acre, comme dans les villes du Liban, les Européens ont des habitations dans les montagnes, à des hauteurs où cessent l'impression des grandes chaleurs et l'effet des vents brûlants de la plaine. Je ne me sentis pas le courage d'aller demander à déjeuner si au-dessus du niveau de la mer. Quant à me présenter an couvent, je savais qu'on ne m'y aurait pas reçu sans lettres de recommandation. Je ne comptais donc plus que sur la rencontre du Marseillais, lequel probablement devait se trouver au bazar.
En effet, il était en train de vendre à un marchand grec un assortiment de ces anciennes montres de nos pères, en forme d'oignons, que les Turcs préfèrent aux montres plates. Les plus grosses sont les plus chères; les œufs de Nuremberg sont hors de prix. Nos vieux fusils d'Europe trouvent aussi leur placement dans tout l'Orient, car on n'y veut que des fusils à pierre.
—Voilà mon commerce, me dit le Marseillais; j'achète en France toutes ces anciennes choses à bon marché, et je les revends ici le plus cher possible. Les vieilles parures de pierres fines, les vieux cachemires, voilà ce qui se vend aussi fort bien. Cela est venu de l'Orient, et cela y retourne. En France, on ne sait pas le prix des belles choses; tout dépend de la mode. Tenez, la meilleure spéculation, c'est d'acheter en France les armes turques, les chibouks, les bouquins d'ambre et toutes les curiosités orientales rapportées en divers temps par les voyageurs, et puis de venir les revendre dans ces pays-ci. Quand je vois des Européens acheter ici des étoffes, des costumes, des armes, je dis en moi-même: «Pauvre dupe! cela te coûterait moins cher à Paris, chez un marchand de bric-à-brac.»
—Mon cher, lui dis-je, il ne s'agit pas de tout cela; avez-vous encore un morceau de votre saucisson d'Arles?
—Eh! je crois bien! cela dure longtemps. Je comprends votre affaire: vous n'avez pas déjeuné.... C'est bon. Nous allons entrer chez un cafedji; on ira vous chercher du pain.
Le plus triste, c'est qu'il n'y avait dans la ville que de ce pain sans levain, cuit sur des plaques de tôle, qui ressemble à de la galette ou à des crêpes de carnaval. Je n'ai jamais supporté cette indigeste nourriture qu'à condition d'en manger fort peu et de me rattraper sur les autres comestibles. Avec le saucisson, cela était plus difficile; je fis donc un pauvre déjeuner.
Nous offrîmes du saucisson aux cavas; mais ces derniers le refusèrent par un scrupule de religion.
—Les malheureux! dit le Marseillais, ils s'imaginent que c'est du porc!... ils ne savent pas que le saucisson d'Arles se fait avec de la viande de mulet....
IV—AVENTURE D'UN MARSEILLAIS
L'heure de la sieste était arrivée depuis longtemps; tout le monde dormait, et les deux cavas, pensant que nous allions en faire autant, s'étaient étendus sur les bancs du café. J'avais bien envie de laisser là ce cortège incommode et d'aller faire mon kief hors de la ville sous des ombrages; mais le Marseillais me dit que ce ne serait pas convenable, et que nous ne rencontrerions pas plus d'ombre et de fraîcheur au dehors qu'entre les gros murs du bazar où nous nous trouvions. Nous nous mîmes donc à causer pour passer le temps. Je lui racontai ma position, mes projets; l'idée que j'avais conçue de me fixer en Syrie, d'y épouser une femme du pays, et, ne pouvant pas choisir une musulmane, à moins de changer de religion, comment j'avais été conduit à me préoccuper d'une jeune fille druse qui me convenait sous tous les rapports. Il y a des moments où l'on sent le besoin, comme le barbier du roi Midas, de déposer ses secrets n'importe où. Le Marseillais, homme léger, ne méritait peut-être pas tant de confiance; mais, au fond, c'était un bon diable, et il m'en donna la preuve par l'intérêt que ma situation lui inspira.
—Je vous avouerai, lui dis-je, qu'ayant connu le pacha à l'époque de son séjour à Paris, j'avais espéré de sa part une réception moins cérémonieuse; je fondais même quelque espérance sur des services que cette circonstance m'aurait permis de rendre au cheik druse, père de la jolie fille dont je vous ai parlé.... Et maintenant, je ne sais trop ce que j'en puis attendre.
—Plaisantez-vous? me dit le Marseillais; vous allez vous donner tant de peine pour une petite fille des montagnes? Eh! quelle idée vous faites-vous de ces Druses? Un cheik druse, eh bien, qu'est-ce que c'est près d'un Européen, d'un Français qui est du beau monde? Voilà dernièrement le fils d'un consul anglais, M. Parker, qui a épousé une de ces femmes-là, une Ansarienne du pays de Tripoli; personne de sa famille ne veut plus le voir! C'était aussi la fille d'un cheik pourtant.
—Oh! les Ansariens ne sont pas les Druses.
—Voyez-vous, ce sont là des caprices de jeune homme. Moi, je suis resté longtemps à Tripoli; je faisais des affaires avec un de mes compatriotes qui avait établi une filature de soie dans la montagne; il connaissait bien tous ces gens-là; ce sont des peuples où les hommes, les femmes mènent une vie bien singulière.
Je me mis à rire, sachant bien qu'il ne s'agissait là que de sectes qui n'ont qu'un rapport d'origine avec les Druses, et je priai le Marseillais de me conter ce qu'il savait.
—Ce sont des drôles!... me dit-il à l'oreille avec cette expression comique des Méridionaux, qui entendent par ce terme quelque chose de particulièrement égrillard.
—C'est possible, dis-je; mais la jeune fille dont je vous parle n'appartient pas à des sectes pareilles, où peuvent exister quelques pratiques dégénérées du culte primitif des Druses. C'est ce qu'on appelle une savante, une akkalé.
—Eh! oui, c'est bien cela; ceux que j'ai vus nomment leurs prêtresses akkals; c'est le même mot varié par la prononciation locale. Eh bien, ces prêtresses, savez-vous à quoi elles s'emploient? On les fait monter sur la sainte table pour représenter la Kadra (la Vierge). Bien entendu qu'elles sont là dans la tenue la plus simple, sans robe ni rien sur elles, et le prêtre fait la prière en disant qu'il faut adorer l'image de la maternité. C'est comme une messe; seulement, il y a sur l'autel un grand vase de vin dont il boit, et qu'il fait passer ensuite à tous les assistants.
—Croyez-vous, dis-je, à ces bourdes inventées par les gens des autres cultes?
—Si j'y crois? J'y crois si bien, que j'ai vu, moi, dans le district de Kadmous, le jour de la fête de la Nativité, tous les hommes qui rencontraient des femmes sur les chemins se prosterner devant elles et embrasser leurs genoux.
—Eh bien, ce sont des restes de l'ancienne idolâtrie d'Astarté, qui se sont mélangés avec les idées chrétiennes.
—Et que dites-vous de leur manière de célébrer l'Épiphanie?
—La fête des Rois?
—Oui.... Mais, pour eux, cette fête est aussi le commencement de l'année. Ce jour-là, les akkals (initiés), hommes et femmes, se réunissent dans leurs khaloués, ce qu'ils appellent leurs temples: il y a un moment de l'office où l'on éteint toutes les lumières, et je vous laisse à penser ce qu'il peut arriver de beau.
—Je ne crois à rien de tout cela; on en a dit autant d'ailleurs des agapes des premiers chrétiens. Et quel est l'Européen qui a pu voir de pareilles cérémonies, puisque les initiés seuls peuvent entrer dans ces temples?
—Qui? Eh! tenez, simplement mon compatriote de Tripoli, le filateur de soie, qui faisait des affaires avec un de ces akkals. Celui-ci lui devait de l'argent, mon ami lui dit: «Je te tiens quitte, si tu veux t'arranger pour me conduire à une de vos assemblées.» L'autre fit bien des difficultés, disant que, s'ils étaient découverts, on les poignarderait tous les deux. N'importe, quand un Marseillais a mis une chose dans sa tête, il faut qu'elle aboutisse. Ils prennent rendez-vous le jour de la fête; l'akkal avait expliqué d'avance à mon ami toutes les momeries qu'il fallait faire, et, avec le costume, sachant bien la langue, il ne risquait pas grand'chose. Les voilà qui arrivent devant un de ces khaloués; c'est comme un tombeau de santon, une chapelle carrée avec un petit dôme, entourée d'arbres et adossée aux rochers. Vous en avez pu voir dans la montagne.
—J'en ai vu.
—Mais il y a toujours aux environs des gens armés pour empêcher les curieux d'approcher aux heures des prières.
—Et ensuite?
—Ensuite, ils ont attendu le lever d'une étoile qu'ils appellent Sockra; c'est l'étoile de Vénus. Ils lui font une prière.
—C'est encore un reste, sans doute, de l'adoration d'Astarté.
—Attendez. Ils se sont mis ensuite à compter les étoiles filantes. Quand cela est arrivé à un certain nombre, ils en ont tiré des augures, et puis, les trouvant favorables, ils sont entrés tous dans le temple et ont commencé la cérémonie. Pendant les prières, les femmes entraient une à une, et, au moment du sacrifice, les lumières se sont éteintes.
—Et qu'est devenu le Marseillais?
—On lui avait dit ce qu'il fallait faire, parce qu'il n'y a pas là à choisir; c'est comme un mariage qui se ferait les yeux fermés....
—Eh bien, c'est leur manière de se marier, voilà tout; et, du moment qu'il y a consécration, l'énormité du fait me semble beaucoup diminuée; c'est même une coutume très-favorable aux femmes laides.
—Vous ne comprenez pas! Ils sont mariés en outre, et chacun est tenu d'emmener sa femme. Le grand cheik lui-même, qu'ils appellent le mekkadam, ne peut se refuser à cette pratique égalitaire.
—Je commence à être inquiet du sort de votre ami.
—Mon ami se trouvait dans le ravissement du lot qui lui était échu. Il se dit: «Quel dommage de ne pas savoir qui l'on a aimé un instant!» Les idées de ces gens-là sont absurdes....
—Ils veulent sans doute que personne ne sache au juste quel est son père; c'est pousser un peu loin la doctrine de l'égalité. L'Orient est plus avancé que nous dans le communisme.
—Mon ami, reprit le Marseillais, eut une idée bien ingénieuse; il coupa un morceau de la robe de la femme qui était près de lui, se disant: «Demain matin, au grand jour, je saurai à qui j'ai eu affaire.»
—Oh! oh!
—Monsieur, continua le Marseillais, quand ce fut au point du jour, chacun sortit sans rien dire, après que les officiants eurent appelé la bénédiction du bon Dieu ... ou, qui sait? peut-être du diable, sur la postérité de tous ces mariages. Voilà mon ami qui se met à guetter les femmes, dont chacune avait repris son voile. Il reconnaît bientôt celle à qui il manquait un morceau de sa robe. Il la suit jusqu'à sa maison sans avoir l'air de rien, et puis il entre un peu plus tard chez elle comme quelqu'un qui passe. Il demande à boire: cela ne se refuse jamais dans la montagne, et voilà qu'il se trouve entouré d'enfants et de petits-enfants.... Cette femme était une vieille!
—Une vieille?
—Oui, monsieur! et vous jugez si mon ami fut content de son expédition.
—Pourquoi vouloir tout approfondir? Ne valait-il pas mieux conserver l'illusion? Les mystères antiques ont eu une légende plus gracieuse, celle de Psyché.
—Vous croyez que c'est une fable que je vous conte; mais tout le monde sait cette histoire à Tripoli. Maintenant, que dites-vous de ces paroissiens-là et de leurs cérémonies?
—Votre imagination va trop loin, dis-je au Marseillais; la coutume dont vous parlez n'a lieu que dans une secte repoussée de toutes les autres. Il serait aussi injuste d'attribuer de pareilles mœurs aux Ansariens et aux Druses que de faire rentrer dans le christianisme certaines folies analogues attribuées aux anabaptistes on aux vaudois[1].
Notre discussion continua quelque temps ainsi. L'erreur de mon compagnon me contrariait dans les sympathies que je m'étais formées à l'égard des populations du Liban, et je ne négligeai rien pour le détromper, tout en accueillant les renseignements précieux que m'apportaient ses propres observations.
La plupart des voyageurs ne saisissent que les détails bizarres de la vie et des coutumes de certains peuples. Le sens général leur échappe et ne peut s'acquérir en effet que par des études profondes. Combien je m'applaudissais d'avoir pris d'avance une connaissance exacte de l'histoire et des doctrines religieuses de tant de populations du Liban, dont le caractère m'inspirait de l'estime! Dans le désir que j'avais de me fixer au milieu d'elles, de pareilles données ne m'étaient pas indifférentes, et j'en avais besoin pour résister à la plupart des préjugés européens.
En général, nous ne nous intéressons en Syrie qu'aux Maronites, catholiques comme nous, et tout au plus encore aux Grecs, aux Arméniens et aux juifs, dont les idées s'éloignent moins des nôtres que celles des musulmans; nous ne songeons pas qu'il existe une série de croyances intermédiaires capables de se rattacher aux principes de civilisation du Nord, et d'y amener peu à peu les Arabes.
La Syrie est certainement le seul point de l'Orient où l'Europe puisse poser solidement le pied pour établir des relations commerciales, ainsi que le fit l'ancienne Grèce. Partout ailleurs, il faudrait refouler les populations arabes ou craindre constamment leur rébellion, comme il arrive en Algérie. Une moitié au moins des populations syriennes se compose soit de chrétiens, soit de races disposées aux idées de réforme que font aujourd'hui prévaloir les musulmans éclairés. Il faudrait même ajouter à ce nombre une grande partie des Arabes du désert, qui, comme les Persans, appartiennent à la secte d'Ali.
[1] On sait que récemment des pratiques semblables ont été attribuées, en France, à la secte des béguins; mais il est probable que les sectaires d'Orient sont les seuls qui poussent si loin la frénésie religieuse.
V—LE DÎNER DU PACHA
La journée était avancée, et la fraîcheur amenée par la brise maritime mettait fin au sommeil des gens de la ville. Nous sortîmes du café et je commençais à m'inquiéter du dîner; mais les cavas, dont je ne comprenais qu'imparfaitement le baragouin plus turc qu'arabe, me répétaient toujours: Ti sabir? comme des Levantins de Molière.
—Demandez-leur donc ce que je dois savoir, dis-je enfin au Marseillais.
—Ils disent qu'il est temps de retourner chez le pacha.
—Pour quoi faire?
—Pour dîner avec lui.
—Ma foi, dis-je, je n'y comptais plus; le pacha ne m'avait pas invité.
—Du moment qu'il vous faisait accompagner, cela allait de soi-même.
—Mais, dans ces pays-ci, le dîner a lieu ordinairement vers midi.
—Non pas chez les Turcs, dont le repas principal se fait au coucher du soleil, après la prière.
Je pris congé du Marseillais et je retournai au kiosque du pacha. En traversant la plaine couverte d'herbes sauvages brûlées par le soleil, j'admirais l'emplacement de l'ancienne ville, si puissante et si magnifique, aujourd'hui réduite à cette langue de terre informe qui s'avance dans les flots et où se sont accumulés les débris de trois bombardements terribles depuis cinquante ans. On heurte à tout moment du pied dans la plaine des débris de bombes et des boulets dont le sol est criblé.
En rentrant au pavillon où j'avais été reçu le matin, je ne vis plus d'amas de chaussures au bas de l'escalier, plus de visiteurs encombrant le mabahim (pièce d'entrée); on me fit seulement traverser la salle aux pendules, et je trouvai dans la pièce suivante le pacha, qui fumait assis sur l'appui de la fenêtre, et qui, se levant sans façon, me donna une poignée de main à la française.
—Comment cela va-t-il? Vous êtes-vous bien promené dans notre belle ville? me dit-il en français; avez-vous tout vu?
Son accueil était si différent de celui du matin, que je ne pus m'empêcher d'en faire paraître quelque surprise.
—Ah! pardon, me dit-il, si je vous ai reçu ce matin en pacha. Ces braves gens qui se trouvaient dans la salle d'audience ne m'auraient point pardonné de manquer à l'étiquette en faveur d'un Frangui. A Constantinople, tout le monde comprendrait cela; mais, ici, nous sommes en province.
Après avoir appuyé sur ce dernier mot, le pacha voulut bien m'apprendre qu'il avait habité longtemps Metz en Lorraine, comme élève de l'École préparatoire d'artillerie. Ce détail me mit tout à fait à mon aise en me fournissant l'occasion de lui parler de quelques-uns de mes amis qui avaient été ses camarades. Pendant cet entretien, le coup de canon du port, saluant le coucher du soleil, retentit du côté de la ville. Un grand bruit de tambours et de fifres annonça l'heure de la prière aux Albanais répandus dans les cours. Le pacha me quitta un instant, sans doute pour aller remplir ses devoirs religieux; ensuite il revint et me dit:
—Nous allons dîner à l'européenne.
En effet, on apporta des chaises et une table haute, au lieu de retourner un tabouret et de poser dessus un plateau de métal et des coussins à l'entour, comme cela se fait d'ordinaire. Je sentis tout ce qu'il y avait d'obligeant dans le procédé du pacha, et toutefois, je l'avouerai, je n'aime pas ces coutumes de l'Europe envahissant peu à peu l'Orient; je me plaignis au pacha d'être traité par lui en touriste vulgaire.
—Vous venez bien me voir en habit noir!... me dit-il.
La réplique était juste; pourtant je sentais bien que j'avais eu raison. Quoi que l'on fasse, et si loin que l'on puisse aller dans la bienveillance d'un Turc, il ne faut pas croire qu'il puisse y avoir tout de suite fusion entre notre façon de vivre et la sienne. Les coutumes européennes qu'il adopte dans certains cas deviennent une sorte de terrain neutre où il nous accueille sans se livrer lui-même; il consent à imiter nos mœurs comme il use de notre langue, mais à l'égard de nous seulement. Il ressemble à ce personnage de ballet qui est moitié paysan et moitié seigneur; il montre à l'Europe le côté gentleman, il est toujours un pur Osmanli pour l'Asie.
Les préjugés des populations font, d'ailleurs, de cette politique une nécessité.
Au demeurant, je retrouvai dans le pacha d'Acre un très-excellent homme, plein de politesse et d'affabilité, attristé vivement de la situation que les puissances font à la Turquie. Il me racontait qu'il venait de quitter la haute position de pacha de Tophana à Constantinople, par ennui des tracasseries consulaires.
—Imaginez, me disait-il, une grande ville où cent mille individus échappent à l'action de la justice locale: il n'y a pas là un voleur, un assassin, un débauché qui ne parvienne à se mettre sous la protection d'un consulat quelconque. Ce sont vingt polices qui s'annulent les unes par les autres, et c'est le pacha qui est responsable pourtant!... Ici, nous ne sommes guère plus heureux, au milieu de sept ou huit peuples différents, qui ont leurs cheiks, leurs cadis et leurs émirs. Nous consentons à les laisser tranquilles dans leurs montagnes, pourvu qu'ils payent le tribut.... Eh bien, il y a trois ans que nous n'en avons reçu un para.
Je vis que ce n'était pas encore l'instant de parler en faveur du cheik druse prisonnier à Beyrouth, et je portai la conversation sur un autre sujet. Après le dîner, j'espérais que le pacha suivrait au moins l'ancienne coutume en me régalant d'une danse d'almées, car je savais bien qu'il ne pousserait pas la courtoisie française jusqu'à me présenter à ses femmes; mais je devais subir l'Europe jusqu'au bout. Nous descendîmes à une salle de billard où il fallut faire des carambolages jusqu'à une heure du matin. Je me laissai gagner tant que je pus, aux grands éclats de rire du pacha, qui se rappelait avec joie ses amusements de l'école de Metz.
—Un Français, un Français qui se laisse battre! s'écriait-il.
—Je conviens, disais-je, que Saint-Jean-d'Acre n'est pas favorable à nos armes; mais, ici, vous combattez seul, et l'ancien pacha d'Acre avait les canons de l'Angleterre.
Nous nous séparâmes enfin. On me conduisit dans une salle très-grande, éclairée par un cierge, placé à terre au milieu, dans un chandelier énorme. Ceci rentrait dans les coutumes locales. Les esclaves me firent un lit avec des coussins disposés à terre, sur lesquels on étendit des draps cousus d'un seul côté avec les couvertures; je fus, en outre, gratifié d'un grand bonnet de nuit en soie jaune matelassée, qui avait des côtes comme un melon.
VI—CORRESPONDANCE (FRAGMENTS)
J'interromps ici mon itinéraire, je veux dire ce relevé, jour par jour, heure par heure, d'impressions locales, qui n'ont de mérite qu'une minutieuse réalité. Il y a des moments où la vie multiplie ses pulsations en dépit des lois du temps, comme une horloge folle dont la chaîne est brisée; d'autres où tout se traîne en sensations inappréciables ou peu dignes d'être notées. Te parlerai-je de mes pérégrinations dans la montagne, parmi des lieux qui n'offriraient qu'une topographie aride, au milieu d'hommes dont la physionomie ne peut être saisie qu'à la longue, et dont l'attitude grave, la vie uniforme, prêtent beaucoup moins au pittoresque que les populations bruyantes et contrastées des villes? Il me semble, depuis quelque temps, que je vis dans un siècle d'autrefois ressuscité par magie; l'âge féodal m'entoure avec ses institutions immobiles comme la pierre du donjon qui les a gardées.
Après montagnes, noirs abîmes, où les feux de midi découpent des cercles de brume, fleuves et torrents, illustres comme des ruines, qui roulez encore les colonnes des temples et les idoles brisées des dieux; neiges éternelles qui couronnez des monts dont le pied s'allonge dans les champs de braise du désert; horizons lointains des vallées que la mer emplit à moitié de ses flots bleus; forêts odorantes de cèdre et de cinnamome; rochers sublimes où retentit la cloche des ermitages; fontaines célébrées par la muse biblique, où les jeunes filles se pressent le soir, portant sur le front leurs urnes élancées; oui, vous êtes pour l'Européen la terre paternelle et sainte, vous êtes encore la patrie! Laissons Damas, la ville arabe, s'épanouir au bord du désert et saluer le soleil levant du haut de ses minarets; mais le Liban et le Carmel sont l'héritage des croisades: il faut qu'ils appartiennent, sinon à la croix seule, du moins à ce que la croix symbolise, à la liberté.
Je résume pour toi les changements qui se sont accumulés depuis quelques mois dans mes destinées errantes. Tu sais avec quelle bonté le pacha d'Acre m'avait accueilli à mon passage. Je lui ai fait enfin la confidence entière du projet que j'avais formé d'épouser la fille du cheik Eschérazy, et de l'aide que j'attendais de lui en cette occasion. Il se mit à rire d'abord avec l'entraînement naïf des Orientaux en me disant:
—Ah çà! vous y tenez décidément?
—Absolument, répondis-je. Voyez-vous, on peut bien dire cela à un musulman; il y a dans cette affaire un enchaînement de fatalités. C'est en Égypte qu'on m'a donné l'idée du mariage: la chose y paraît si simple, si douce, si facile, si dégagée de toutes les entraves qui nuisent en Europe à cette institution, que j'en ai accepté et couvé amoureusement l'idée; mais je suis difficile, je l'avoue, et puis, sans doute, beaucoup d'Européens ne se font là-dessus aucun scrupule; ... cependant cet achat de filles à leurs parents m'a toujours semblé quelque chose de révoltant. Les Cophtes, les Grecs qui font de tels marchés avec les Européens, savent bien que ces mariages n'ont rien de sérieux, malgré une prétendue consécration religieuse.... J'ai hésité, j'ai réfléchi, j'ai fini par acheter une esclave avec le prix que j'aurais mis à une épouse. Mais on ne touche guère impunément aux mœurs d'un monde dont on n'est pas; cette femme, je ne puis ni la renvoyer, ni la vendre, ni l'abandonner sans scrupule, ni même l'épouser sans folie. Pourtant c'est une chaîne à mon pied, c'est moi qui suis l'esclave; c'est la fatalité qui me retient ici, vous le voyez bien!
—N'est-ce que cela? dit le pacha, donnez-la-moi ... pour un cheval, pour ce que vous voudrez, sinon pour de l'argent; nous n'avons pas les mêmes idées que vous, nous autres.
—Pour la liberté du cheik Eschérazy, lui dis-je: au moins, ce serait un noble prix.
—Non, dit il, une grâce ne se vend pas.
—Eh bien, vous voyez, je retombe dans mes incertitudes. Je ne suis pas le premier Franc qui ait acheté une esclave; ordinairement, on laisse la pauvre fille dans un couvent; elle fait une conversion éclatante dont l'honneur rejaillit sur son maître et sur les pères qui l'ont instruite; puis elle se fait religieuse ou devient ce quelle peut, c'est-à-dire souvent malheureuse. Ce serait pour moi un remords épouvantable.
—Et que voulez-vous faire?
—Épouser la jeune fille dont je vous ai parlé, et à qui je donnerai l'esclave comme présent de noces, comme douaire; elles sont amies, elles vivront ensemble. Je vous dirai de plus que c'est elle-même qui m'a donné cette idée. La réalisation dépend de vous.
Je t'expose sans ordre les raisonnements que je fis pour exciter et mettre à profit la bienveillance du pacha.
—Je ne puis presque rien, me dit-il enfin; le pachalik d'Acre n'est plus ce qu'il était jadis; on l'a partagé en trois gouvernements, et je n'ai sur celui de Beyrouth qu'une autorité nominale. Supposons de plus que je parvienne à faire mettre en liberté le cheik, il acceptera ce bienfait sans reconnaissance.... Vous ne connaissez pas ces gens-là! J'avouerai que ce cheik mérite quelques égards. A l'époque des derniers troubles, sa femme a été tuée par les Albanais. Le ressentiment l'a conduit à des imprudences et le rend dangereux encore. S'il veut promettre de rester tranquille à l'avenir, on verra.
J'appuyai de tout mon pouvoir sur cette bonne disposition, et j'obtins une lettre pour le gouverneur de Beyrouth, Essad-Pacha. Ce dernier, auprès duquel l'Arménien, mon ancien compagnon de route, m'a été de quelque utilité, a consenti à envoyer son prisonnier au kaïmakam druse, en réduisant son affaire, compliquée précédemment de rébellion, à un simple refus d'impôts pour lequel il deviendra facile de prendre des arrangements.
Tu vois que les pachas eux-mêmes ne peuvent pas tout dans ce pays; sans quoi, l'extrême bonté de Méhmet pour moi eût aplani tous les obstacles. Peut-être aussi a-t-il voulu m'obliger plus délicatement en déguisant son intervention auprès des fonctionnaires inférieurs. Le fait est que je n'ai eu qu'à me présenter de sa part au kaïmakam pour en être admirablement accueilli; le cheik avait été déjà transféré à Deïr-Khamar, résidence actuelle de ce personnage, héritier pour une part de l'ancienne autorité de l'émir Béchir. Il y a, comme tu sais, aujourd'hui un kaïmakam (gouverneur) pour les Druses et un autre pour les Maronites; c'est un pouvoir mixte qui dépend au fond de l'autorité turque, mais dont l'institution ménage l'amour-propre national de ces peuples et leur prétention à se gouverner par eux-mêmes.
Tout le monde a décrit Deïr-Khamar et son amas de maisons à toits plats sur un mont abrupt comme l'escalier d'une Babel ruinée. Beit-Eddin, l'antique résidence des émirs de la montagne, occupe un autre pic qui semble toucher celui-là, mais qu'une vallée profonde en sépare. Si, de Deïr-Khamar, vous regardez Beit-Eddin, vous croyez voir un château de fée; ses arcades ogivales, ses terrasses hardies, ses colonnades, ses pavillons et ses tourelles offrent un mélange de tous les styles plus éblouissant comme masse que satisfaisant dans les détails. Ce palais est bien le symbole de la politique des émirs qui l'habitaient. Il est païen par ses colonnes et ses peintures, chrétien par ses tours et ses ogives, musulman par ses dômes et ses kiosques; il contient le temple, l'église et la mosquée, enchevêtrés dans ses constructions. A la fois palais, donjon et sérail, il ne lui reste plus aujourd'hui qu'une portion habitée: la prison.
C'est là qu'on avait provisoirement logé le cheik Eschérazy, heureux du moins de n'être plus sous la main d'une justice étrangère. Dormir sous les voûtes du vieux palais de ses princes, c'était un adoucissement sans doute; on lui avait permis de garder près de lui sa fille, autre faveur qu'il n'avait pu obtenir à Beyrouth. Toutefois le kaïmakam, étant responsable du prisonnier ou de la dette, le faisait garder étroitement.
J'obtins la permission de visiter le cheik, comme je l'avais fait à Beyrouth; ayant pris un logement à Deïr-Khamar, je n'avais à traverser que la vallée intermédiaire pour gagner l'immense terrasse du palais, d'où, parmi les cimes des montagnes, on voit au loin resplendir un pan bleu de mer. Les galeries sonores, les salles désertes, naguère pleines de pages, d'esclaves et de soldats, me faisaient penser à ces châteaux de Walter Scott que la chute des Stuarts a dépouillés de leurs splendeurs royales. La majesté des scènes de la nature ne parlait pas moins hautement à mon esprit.... Je sentis qu'il fallait franchement m'expliquer avec le cheik et ne pas lui dissimuler les raisons que j'avais eues de chercher à lui être utile. Rien n'est pire que l'effusion d'une reconnaissance qui n'est pas méritée.
Aux premières ouvertures que j'en fis avec grand embarras, il se frappa le front du doigt.
—Enté medjnoun (es-tu fou)? me dit-il.
—Medjnoun, dis-je, c'est le surnom d'un amoureux célèbre, et je suis loin de le repousser.
—Aurais-tu vu ma fille? s'écria-t-il.
L'expression de son regard était telle dans ce moment, que je songeai involontairement à une histoire que le pacha d'Acre m'avait contée en me parlant des Druses. Le souvenir n'en était pas gracieux assurément. Un kyaya lui avait raconté ceci:
—J'étais endormi, lorsqu'à minuit j'entends heurter à la porte; je vois entrer un Druse portant un sac sur ses épaules.
»—Qu'apportez-vous là? lui dis-je
»—Ma sœur avait une intrigue, et je l'ai tuée. Ce sac renferme son tantour.
»—Mais il y a deux tantours!
»—C'est que j'ai tué aussi la mère, qui avait connaissance du fait. Il n'y a de force et de puissance qu'en Dieu très-haut.
»Le Druse avait apporté ces bijoux de ses victimes pour apaiser la justice turque.
»Le kyaya le fit arrêter et lui dit:
»—Va dormir, je te parlerai demain.
»Le lendemain, il lui dit:
»—Je suppose que tu n'as pas dormi?
»—Au contraire, lui dit l'autre. Depuis un an que je soupçonnais ce déshonneur, j'avais perdu le sommeil; je l'ai retrouvé cette nuit.
Ce souvenir me revint comme un éclair; il n'y avait pas à balancer. Je n'avais rien à craindre pour moi sans doute; mais ce prisonnier avait sa fille près de lui: ne pouvait-il pas la soupçonner d'autre chose encore que d'avoir été vue sans voile? Je lui expliquai mes visites chez madame Carlès, bien justifiées, certes, par le séjour qu'y faisait mon esclave, l'amitié que cette dernière avait pour sa fille, le hasard qui me l'avait fait rencontrer; je glissai sur la question du voile qui pouvait s'être dérangé par hasard.... Je pense, dans tous les cas, qu'il ne put douter de ma sincérité.
—Chez tous les peuples du monde, ajoutai-je, on demande une fille en mariage à son père, et je ne vois pas la raison de votre surprise. Vous pouvez penser, par les relations que j'ai dans ce pays, que ma position n'est pas inférieure à la vôtre. Pour ce qui est de la religion, je n'accepterais pas d'en changer pour le plus beau mariage de la terre; mais je connais la vôtre, je sais qu'elle est très-tolérante et qu'elle admet toutes les formes possibles de cultes et toutes les révélations connues comme des manifestations diverses, mais également saintes de la Divinité. Je partage pleinement ces idées, et, sans cesser d'être chrétien, je crois pouvoir....
—Eh! malheureux! s'écria le cheik, c'est impossible: la plume est brisée, l'encre est sèche, le livre est fermé!
—Que voulez-vous dire?
—Ce sont les paroles mêmes de notre loi. Personne ne peut plus entrer dans notre communion.
—Je pensais que l'initiation était ouverte à tous.
—Aux djahels (ignorants) qui sont de notre peuple, et qui s'élèvent par l'étude et par la vertu, mais non pas aux étrangers, car notre peuple est seul élu de Dieu.
—Cependant vous ne condamnez pas les autres.
—Pas plus que l'oiseau ne condamne l'animal qui se traîne à terre. La parole vous a été prêchée et vous ne l'avez pas écoutée.
—En quel temps?
—Du temps de Hamza, le prophète de notre seigneur Hakem.
—Mais avons-nous pu l'entendre?
—Sans doute, car il a envoyé des missionnaires (days) dans toutes les îles (régions).
—Et quelle est notre faute? Nous n'étions pas nés!
—Vous existiez dans d'autres corps, mais vous aviez le même esprit. Cet esprit, immortel comme le nôtre, est resté fermé à la parole divine. Il a montré par là sa nature inférieure. Tout est dit pour l'éternité.
On n'étonne pas facilement un garçon qui a fait sa philosophie en Allemagne, et qui a lu dans le texte original la Symbolique de Kreutzer. Je concédai volontiers au digne akkal sa doctrine de transmigration, et je lui dis, partant de ce point:
—Lorsque les days ont semé la parole dans le monde, vers l'an 1000 de l'ère chrétienne, ils ont fait des prosélytes, n'est-ce pas, ailleurs que dans ces montagnes? Qui te prouve que je ne descends pas de ceux-là? Veux-tu que je te dise où croît la plante nommée alliedj (plante symbolique)?
—L'a-t-on semée dans ton pays?
—Elle ne croît que dans le cœur des fidèles unitaires pour qui Hakem est le vrai Dieu.
—C'est bien la phrase sacramentelle; mais tu peux avoir appris ces paroles de quelque renégat.
—Veux-tu que je te récite le catéchisme druse tout entier?
—Les Francs nous ont volé beaucoup de livres, et la science acquise par les infidèles ne peut provenir que des mauvais esprits. Si tu es l'un des Druses des autres îles, tu dois avoir ta pierre noire (horse). Montre-la, nous te reconnaîtrons.
—Tu la verras plus tard, lui dis-je.
Mais au fond je ne savais de quoi il voulait parler. Je rompis l'entretien pour cette fois-là, et, lui promettant de le revenir voir, je retournai à Deïr-Khamar.
Je demandai le soir même au kaïmakam, comme par une simple curiosité d'étranger, ce que c'était que le horse; il ne fit pas de difficulté de me dire que c'était une pierre taillée en forme d'animal que tous les Druses portent sur eux comme signe de reconnaissance, et qui, trouvée sur quelques morts, avait donné l'opinion qu'ils adoraient un veau, chose aussi absurde que de croire les chrétiens adorateurs de l'agneau ou du pigeon symbolique. Ces pierres, qu'à l'époque de la propagande primitive, on distribuait à tous les fidèles, se transmettaient de père en fils.
Il me suffisait donc d'en trouver une pour convaincre l'akkal que je descendais de quelque ancien fidèle; mais ce mensonge me répugnait. Le kaïmakam, plus éclairé par sa position et plus ouvert aux idées de l'Europe que ses compatriotes, me donna des détails qui m'éclairèrent tout à coup. Mon ami, j'ai tout compris, tout deviné en un instant; mon rêve absurde devient ma vie, l'impossible s'est réalisé!
Cherche bien, accumule les suppositions les plus baroques, ou plutôt jette ta langue aux chiens, comme dit madame de Sévigné. Apprends maintenant une chose dont je n'avais moi-même jusqu'ici qu'une vague idée: les akkals druses sont les francs maçons de l'Orient.
Il ne faut pas d'autres raisons pour expliquer l'ancienne prétention des Druses à descendre de certains chevaliers des croisades. Ce que leur grand émir Fakardin déclarait à la cour des Médicis en invoquant l'appui de l'Europe contre les Turcs, ce qui se trouve si souvent rappelé dans les lettres patentes de Henri IV et de Louis XIV en faveur des peuples du Liban, est véritable, au moins en partie. Pendant les deux siècles qu'a duré l'occupation du Liban par les chevaliers du Temple, ces derniers y avaient jeté les bases d'une institution profonde. Dans leur besoin de dominer des nations de races et de religions différentes, il est évident que ce sont eux qui ont établi ce système d'affiliations maçonniques, tout empreint, au reste, des coutumes locales. Les idées orientales qui, par suite, pénétrèrent dans leur ordre ont été cause en partie des accusations d'hérésie qu'ils subirent en Europe. La franc-maçonnerie a, comme tu sais, hérité de la doctrine des templiers; voilà le rapport établi, voilà pourquoi les Druses parlent de leurs coreligionnaires d'Europe, dispersés dans divers pays, et principalement dans les montagnes de l'Écosse (djebel-el-Scouzia). Ils entendent par là les compagnons et maîtres écossais, ainsi que les rose-croix, dont le grade correspond à celui d'ancien templier[1].
Mais tu sais que je suis moi-même l'un des enfants de la veuve, un louveteau (fils de maître), que j'ai été nourri dans l'horreur du meurtre d'Adoniram et dans l'admiration du saint Temple, dont les colonnes ont été des cèdres du mont Liban. Sérieusement, la maçonnerie est bien dégénérée parmi nous;... tu vois pourtant que cela peut servir en voyage. Bref, je ne suis plus pour les Druses un infidèle, je suis un muta-darassin, un étudiant. Dans la maçonnerie, cela correspondrait au grade d'apprenti; il faut ensuite devenir compagnon (réfik), puis maître (day); l'akkal serait peur nous le rose-croix ou ce qu'on appelle chevalier (kaddosch). Tout le reste a des rapports intimes avec nos loges, je t'en abrège les détails.
Tu vois maintenant ce qui a dû arriver. J'ai produit mes titres, ayant heureusement dans mes papiers un de ces beaux diplômes maçonniques pleins de signes cabalistiques familiers aux Orientaux. Quand le cheik m'a demandé de nouveau ma pierre noire, je lui ai dit que les templiers français, ayant été brûlés, n'avaient pu transmettre leurs pierres aux francs-maçons, qui sont devenus leurs successeurs spirituels. Il faudrait s'assurer de ce fait, qui n'est que probable; cette pierre doit être le bohomet (petite idole) dont il est question dans le procès des templiers.
A ce point de vue, mon mariage devient de la haute politique. Il s'agit peut-être de renouer les liens qui attachaient autrefois les Druses à la France. Ces braves gens se plaignent de voir notre protection ne s'étendre que sur les catholiques, tandis qu'autrefois les rois de France les comprenaient dans leurs sympathies comme descendants des croisés et pour ainsi dire chrétiens[2]. Les agents anglais profitent de cette situation pour faire valoir leur appui, et de là les luttes des deux peuples rivaux, druse et maronite, autrefois unis sous les mêmes princes.
Le kaïmakam a permis enfin au cheik Eschérazy de retourner dans son pays et ne lui a pas caché que c'était à mes sollicitations près du pacha d'Acre qu'il devait ce résultat. Le cheik m'a dit:
—Si tu as voulu te rendre utile, tu n'as fait que le devoir de chacun; si tu y avais ton intérêt, pourquoi te remercierais-je?
Sa doctrine m'étonne sur quelques points, cependant elle est noble et pure, quand on sait bien se l'expliquer. Les akkals ne reconnaissent ni vertus ni crimes. L'homme honnête n'a pas de mérite; seulement, il s'élève dans l'échelle des êtres comme le vicieux s'abaisse. La transmigration amène le châtiment ou la récompense.
On ne dit pas d'un Druse qu'il est mort, on dit qu'il s'est transmigré.
Les Druses ne font pas l'aumône, parce que l'aumône, selon eux, dégrade celui qui l'accepte. Ils exercent seulement l'hospitalité, à titre d'échange dans cette vie ou dans une autre.
Ils se font une loi de la vengeance; toute injustice doit être punie; le pardon dégrade celui qui le subit.
On s'élève chez eux non par l'humilité, mais par la science; il faut se rendre le plus possible semblable à Dieu.
La prière n'est pas obligatoire; elle n'est d'aucun secours pour racheter une faute.
C'est à l'homme de réparer le mal qu'il a fait, non qu'il ait mal agi peut-être, mais parce que le mal, par la force des choses, retomberait un jour sur lui.
L'institution des akkals a quelque chose de celle des lettrés de la Chine. Les nobles (chérifs) sont obligés de subir les épreuves de l'initiation; les paysans (salems) deviennent leurs égaux ou leurs supérieurs, s'ils les atteignent on les surpassent dans cette voie.
Le cheik Eschérazy était un de ces derniers.
Je lui ai présenté l'esclave en lui disant:
—Voici la servante de ta fille.
Il l'a regardée avec intérêt, l'a trouvée douce et pieuse. Depuis ce temps-là, les deux femmes restent ensemble.
Nous sommes partis de Beit-Eddin tous quatre sur des mulets; nous avons traversé la plaine de Bekâa, l'ancienne Syrie creuse, et, après avoir gagné Zaklé, nous sommes arrivés à Balbek, dans l'Antiliban. J'ai rêvé quelques heures au milieu de ces magnifiques ruines, qu'on ne peut plus dépeindre après Volney et Lamartine. Nous avons gagné bientôt la chaîne montueuse qui avoisine le Hauran. C'est là que nous nous sommes arrêtés dans un village où se cultivent la vigne et le mûrier, à une journée de Damas. Le cheik m'a conduit à son humble maison, dont le toit plat est traversé et soutenu par un acacia (l'arbre d'Hiram). A de certaines heures, cette maison s'emplit d'enfants: c'est une école. Tel est le plus beau titre de la demeure d'un akkal.
Tu comprends que je n'ai pas à te décrire les rares entrevues que j'ai avec ma fiancée. En Orient, les femmes vivent ensemble et les hommes ensemble, à moins de cas particuliers. Seulement, cette aimable personne m'a donné une tulipe rouge et a planté dans le jardin un petit acacia qui doit croître avec nos amours. C'est un usage du pays.
Et maintenant j'étudie pour arriver à la dignité de réfik (compagnon), où j'espère atteindre dans peu. Le mariage est fixé pour cette époque.
Je fais de temps en temps une excursion à Balbek. J'y ai rencontré, chez l'évêque maronite, le père Planchet, qui se trouvait en tournée. Il n'a pas trop blâmé ma résolution, mais il m'a dit que mon mariage ... n'en serait pas un. Élevé dans des idées philosophiques, je me préoccupe fort peu de cette opinion d'un jésuite. Pourtant n'y aurait-il pas moyen d'amener dans le Liban la mode des mariages mixtes?—J'y réfléchirai.
[1] Les missionnaires anglais appuient beaucoup sur cette circonstance pour établir parmi les Druses l'influence de leur pays. Ils leur font croire que le rite écossais est particulier à l'Angleterre. On peut s'assurer que la maçonnerie française a la première compris ces rapports, puisqu'elle fonda à l'époque de la Révolution les loges des Druses réunis, des Commandeurs du Liban, etc.
[2]Si frivoles que soient ces pages, elles contiennent une donnée vraie. On peut se rappeler la pétition collective que les Druses et les Maronites ont adressée récemment à la chambre des députés.
ÉPILOGUE
I
Constantinople.
Mon ami, l'homme s'agite et Dieu le mène. Il était sans doute établi de toute éternité que je ne pourrais me marier ni en Égypte, ni en Syrie, pays où les unions sont pourtant d'une facilité qui touche à l'absurde. Au moment oh je commençais à me rendre digne d'épouser la fille du cheik, je me suis trouvé pris tout à coup d'une de ces fièvres de Syrie qui, si elles ne vous enlèvent pas, durent des mois ou des années. Le seul remède est de quitter le pays. Je me suis hâté de fuir ces vallées du Hauran à la fois humides et poudreuses, où s'extravasent les rivières qui arrosent la plaine de Damas. J'espérais retrouver la santé à Beyrouth; mais je n'ai pu y reprendre que la force nécessaire pour m'embarquer sur le paquebot autrichien venu de Trieste, et qui m'a transporté à Smyrne, puis à Constantinople. J'ai pris pied enfin sur la terre d Europe.—C'est à peu près ici le climat de nos villes du Midi.
La santé qui revient donne plus de force à mes regrets.... Mais que résoudre? Si je retourne en Syrie plus tard, je verrai renaître cette fièvre que j'ai eu le malheur d'y prendre; c'est l'opinion des médecins. Quant à faire venir ici la femme que j'avais choisie, ne serait-ce pas l'exposer elle-même à ces terribles maladies qui emportent, dans les pays du Nord, les trois quarts des femmes d'Orient qu'on y transplante?
Après avoir longtemps réfléchi sur tout cela avec la sérénité d'esprit que donne la convalescence, je me suis décidé à écrire au cheik druse pour dégager ma parole et lui rendre la sienne.
II
Galata.
Du pied de la tour de Galata,—ayant devant moi tout le panorama de Constantinople, de son Bosphore et de ses mers,—je tourne encore une fois mes regards vers l'Égypte, depuis longtemps disparue!
Au delà de l'horizon paisible qui m'entoure, sur cette terre d'Europe, musulmane, il est vrai, mais rappelant déjà la patrie, je sens toujours l'éblouissement de ce mirage lointain qui flamboie et poudroie dans mon souvenir ... comme l'image du soleil qu'on a regardé fixement poursuit longtemps l'œil fatigué qui s'est replongé dans l'ombre.
Ce qui m'entoure ajoute à cette impression: un cimetière turc, à l'ombre des murs de Galata la Génoise. Derrière moi, une boutique de barbier arménien qui sert en même temps de café; d'énormes chiens jaunes et rouges couchés au soleil dans l'herbe, couverts de plaies et de cicatrices résultant de leurs combats nocturnes. A ma gauche, un vénérable santon, coiffé de son bonnet de feutre, dormant de ce sommeil bienheureux qui est pour lui l'anticipation du paradis. En bas, c'est Tophana avec sa mosquée, sa fontaine et ses batteries de canon commandant l'entrée du détroit. De temps en temps, j'entends des psaumes de la liturgie grecque chantés sur un ton nasillard, et je vois passer sur la chaussée qui mène à Péra de longs cortèges funèbres conduits par des popes, qui portent au front des couronnes de forme impériale. Avec leur longue barbe, leur robe de soie semée de clinquant et leurs ornements de fausse orfèvrerie, ils semblent les fantômes des souverains du Bas-Empire.
Tout cela n'a rien de bien gai pour le moment. Rentrons dans le passé. Ce que je regrette aujourd'hui de l'Égypte, ce ne sont pas les oignons monstrueux dont les Hébreux pleuraient l'absence sur la terre de Chanaan. C'est un ami, c'est une femme,—l'un séparé de moi seulement par la tombe, l'autre à jamais perdue.
Mais pourquoi réunirais-je ici deux noms qui ne peuvent se rencontrer que dans mon souvenir, et pour des impressions toutes personnelles! C'est en arrivant à Constantinople que j'ai reçu la nouvelle de la mort du consul général de France, dont je t'ai parlé déjà et qui m'avait si bien accueilli au Caire. C'était un homme connu de toute l'Europe savante, un diplomate et un érudit, ce qui se voit rarement ensemble. Il avait cru devoir prendre au sérieux un de ces postes consulaires qui, généralement, n'obligent personne à acquérir des connaissances spéciales.
En effet, selon les lois ordinaires de l'avancement diplomatique, un consul d'Alexandrie se trouve promu d'un jour à l'autre à la position de ministre plénipotentiaire au Brésil; un chargé d'affaires de Canton devient consul général à Hambourg. Où est la nécessité d'apprendre la langue, d'étudier les mœurs d'un pays, d'y nouer des relations, de s'informer des débouchés qu'y pourrait trouver notre commerce? Tout au plus pense-t-on à se préoccuper de la situation, du climat et des agréments de la résidence qu'on sollicite comme supérieure à celle qu'on occupe déjà.
Le consul, au moment où je l'ai rencontré au Caire, ne songeait qu'à des recherches d'antiquités égyptiennes. Un jour qu'il me parlait d'hypogées et de pyramides, je lui dis:
—Il ne faut pas tant s'occuper des tombeaux?... Est-ce que vous sollicitez un consulat dans l'autre monde?
Je ne croyais guère, en ce moment-là, dire quelque chose de cruel.
—Ne vous apercevez-vous pas, me répondit-il, de l'état où je suis?... Je respire à peine. Cependant je voudrais bien voir les pyramides. C'est pour cela que je suis venu au Caire. Ma résidence à Alexandrie, au bord de la mer, était moins dangereuse...; mais l'air qui nous entoure ici, imprégné de cendre et de poussière, me sera mortel.
En effet, le Caire, dans ce moment-là, n'offrait pas une atmosphère très-saine et me faisait l'effet d'un étouffoir fermé sur des charbons incandescents. Le khamsin soufflait dans les rues toutes les ardeurs de la Nubie. La nuit seule réparait nos forces, et nous permettait de subir encore le lendemain.
C'est la triste contre-partie des splendeurs de l'Égypte; c'est toujours comme autrefois le souffle funeste de Typhon qui triomphe de l'œuvre des dieux bienfaisants!
Le vent du midi, le khamsin, qui dure environ cinquante jours, a cependant des intervalles de calme. Un soir, après une journée plus belle qu'à l'ordinaire, le consul m'invita à l'accompagner le lendemain aux pyramides de Gizèh. Nous partâmes au point du jour dans sa voiture, et nous nous arrêtâmes pour déjeuner à l'île de Roddah, verte comme une île de la Baltique, cultivée à l'anglaise par les soins d'Ibrahim-Pacha, plantée en partie de peupliers, de saules et d'acacias, avec des étangs, des rivières factices, peuplés de cygnes et des ponts chinois sur des allées de gazon.
Le déjeuner fut servi dans un kiosque situé au nord de l'île et construit en rocailles, qui avait été longtemps le harem d'été d'Ibrahim. Ce dernier, séjournant presque toujours à Alexandrie, ne l'occupait plus depuis quelques années.
—Le palais où nous sommes, me dit le consul, a été mis à ma disposition par Ibrahim, et je l'habite lorsque le séjour du Caire me devient trop pénible.
Nous allâmes ensuite visiter toutes les parties de l'île, délicieuse retraite où les califes fatimites avaient jadis établi leur palais;—le consul me fit voir, à l'extrémité du bras du Nil qui correspond au vieux Caire, l'endroit où l'on suppose que Moïse fut recueilli, dans son berceau flottant, par la fille de pharaon. Ce point est situé près du Mekkias, qui, comme on sait, est destiné à constater la hauteur des inondations. Un pilier de marbre, hexagone, consacré autrefois à Sérapis, est placé au milieu d'un puits, et a marqué déjà, durant trente siècles, l'étiage du fleuve sacré.
Le milieu du jour arriva, et mon pauvre compagnon de route ne parlait pas d'aller plus loin.... Mais je t'ai déjà parlé de cela.
Est-ce l'atteinte des fièvres que j'ai moi-même éprouvée en Syrie, qui me fait revenir à la pensée de cette mort avec un sentiment si triste?...
Et c'est au milieu du cimetière de Galata, devant l'éblouissant tableau de Constantinople et de Seutari, qui bordent sous mes yeux la côte d'Europe et la côte d'Asie, que je pense tristement à cette fin si prématurée, à cet homme dont les derniers entretiens m'avaient révélé tant de science modeste et tant d'affabilité, précieuse en voyage sur cette terre arabe ... où l'on n'a qu'à choisir entre des tombes et des ruines.
Tout m'accable à la fois. J'ai écrit au consul de Beyrouth en le priant de s'informer du sort des personnes qui m'étaient devenues chères.... Il n'a pu me donner que des renseignements vagues. Une révolte nouvelle avait éclaté dans le Hauran.... Qui sait ce que seront devenus le bon cheik druse, et sa fille, et l'esclave que j'avais laissée dans leur famille? Un prochain courrier me l'apprendra peut-être.
III
Péra.
Mon itinéraire de Beyrouth à Constantinople est nécessairement fort succinct. Je m'étais embarqué sur le paquebot autrichien, et, le lendemain de mon départ, nous relâchions à Larnaca, un port de Chypre. Malheureusement, là comme ailleurs, il nous était interdit de descendre, à moins de faire quarantaine. Les côtes sont arides comme dans tout l'archipel; c'est, dit-on, dans l'intérieur de cette île que l'on retrouve seulement les vastes prairies, les bois touffus et les forêts ombreuses consacrées jadis à la déesse de Paphos. Les ruines du temple existent encore, et le village qui les entoure est la résidence d'un évêque.
Le lendemain, nous avons vu se dessiner les sombres montagnes des côtes d'Anatolie. Nous nous sommes encore arrêtés dans le port de Rhodes. J'ai vu les deux rochers où avaient dû autrefois se poser les pieds de la statue colossale d'Apollon. Ce bronze aurait dû être, quant aux proportions humaines, deux fois plus haut que les tours de Notre-Dame. Deux forts, bâtis par les anciens chevaliers, défendent cette entrée.
Le lendemain, nous traversâmes la partie orientale de l'archipel, et nous ne perdions pas un seul instant la terre de vue. Pendant plusieurs heures, nous avons eu à notre gauche l'île de Cos, illustrée par le souvenir d'Hippocrate. On distinguait çà et là de charmantes lignes de verdure et des villes aux blanches maisons, dont il semble que le séjour doit être heureux. Le père de la médecine n'avait pas mal choisi son séjour.
Je ne puis assez m'étonner des teintes roses qui revêtent le soir et le matin les hautes roches et les montagnes.—C'est ainsi qu'hier j'avais vu Pathmos, l'île de saint Jean, inondée de ces doux rayons. Voilà pourquoi, peut-être, l'Apocalypse a parfois des descriptions si attrayantes.... Le jour et la nuit, l'apôtre rêvait de monstres, de destructions et de guerres;—le soir et le matin, il annonçait sous des couleurs riantes les merveilles du règne futur du Christ et de la nouvelle Jérusalem, étincelante de clartés.
On nous a fait faire à Smyrne une quarantaine de dix jours. Il est vrai que c'était dans un jardin délicieux, avec toute la vue de ce golfe immense, qui ressemble à la rade de Toulon. Nous demeurions sous des tentes qu'on nous avait louées.
Le onzième jour, qui était celui de notre liberté, nous avons eu toute une journée pour parcourir les rues de Smyrne, et j'ai regretté de ne pouvoir aller visiter Bournabat, où sont les maisons de campagne des négociants, et qui est éloigné d'environ deux lieues. C'est, dit-on, un séjour ravissant.
Smyrne est presque européenne. Quand on a vu le bazar, pareil à tous ceux de l'Orient, la citadelle et le pont des caravanes jeté sur l'ancien Mélès, qui a fourni un surnom à Homère, le mieux est encore de visiter la rue des Roses, où l'on entrevoit, aux fenêtres et sur les portes, les traits furtifs des jeunes Grecques,—qui ne fuient jamais qu'après s'être laissé voir, comme la nymphe de Virgile.
Nous avons regagné le paquebot après avoir entendu un opéra de Donizetti au théâtre italien.
Il a fallu tout un jour pour arriver aux Dardanelles, en laissant à gauche les rivages où fut Troie—et Ténédos, et tant d'autres lieux célèbres qui ne tracent qu'une ligne brumeuse à l'horizon.
Après le détroit, qui semble un large fleuve, on s'engage pour tout un jour dans la mer de Marmara, et, le lendemain, à l'aube, on jouit de l'éblouissant spectacle du port de Constantinople, le plus beau du monde assurément.
NOTE DE L'ÉPILOGUE.
Tous les détails de ce voyage sont exacts; sur certains points toutefois, il a fallu grouper les événements pour éviter les longueurs.
L'auteur a appris, depuis, que l'esclave javanaise s'était enfuie de la maison où il l'avait placée. Le fanatisme religieux n'y a pas été étranger sans doute.
Quant à son sort actuel, auquel s'est intéressé notre consul, il semble fixé heureusement, d'après ce post-scriptum trop laconique d'une lettre adressée à l'auteur par Camille Rogier, le peintre, qui parcourt la Syrie: «La femme jaune est à Damas, mariée à un Turc, elle a deux enfants.»