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Voyage en Orient, Volume 1: Les femmes de Caire; Druses et Maronites

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Je ne voudrais pas plus abuser pourtant de la pitié qui peut s'attacher au meurtre d'un coq maigre que de l'intérêt qu'inspire légitimement l'homme forcé de s'en nourrir: il y a beaucoup d'autres provisions dans la grande ville du Caire, et les dattes fraîches, les bananes suffiraient toujours pour un déjeuner convenable; mais je n'ai pas été longtemps sans reconnaître la justesse des observations de M. Jean. Les bouchers de la ville ne vendent que du mouton, et ceux des faubourgs y ajoutent, comme variété, de la viande de chameau, dont les immenses quartiers apparaissent suspendus au fond des boutiques. Pour le chameau, l'on ne doute jamais de son identité; mais, quant au mouton, la plaisanterie la moins faible de mon drogman était de prétendre que c'était très-souvent du chien. Je déclare que je ne m'y serais pas laissé tromper. Seulement, je n'ai jamais pu comprendre le système de pesage et de préparation qui faisait que chaque plat me revenait environ à dix piastres; il faut y joindre, il est vrai, l'assaisonnement obligé de meloukia ou de bamie, légumes savoureux dont l'un remplace à peu près l'épinard, et dont l'autre n'a point d'analogie avec nos végétaux d'Europe.

Revenons à des idées générales. Il m'a semblé qu'en Orient les hôteliers, les drogmans, les valets et les cuisiniers s'entendaient de tout point contre le voyageur. Je comprends déjà qu'à moins de beaucoup de résolution et d'imagination même, il faut une fortune énorme pour pouvoir y faire quelque séjour. M. de Chateaubriand avoue qu'il s'y est ruiné; M. de Lamartine y a fait des dépenses folles; parmi les autres voyageurs, la plupart n'ont pas quitté les ports de mer, ou n'ont fait que traverser rapidement le pays. Moi, je veux tenter un projet que je crois meilleur. J'achèterai une esclave, puisque aussi bien il me faut une femme, et j'arriverai peu à peu à remplacer par elle le drogman, le barbarin peut-être, et à faire mes comptes clairement avec le cuisinier. En calculant les frais d'un long séjour au Caire et de celui que je puis faire encore dans d'autres villes, il est clair que j'atteins un but d'économie. En me mariant, j'eusse fait le contraire. Décidé par ces réflexions, je dis à Abdallah de me conduire au bazar des esclaves.


VIII—L'OKEL DES JELLÀB

Nous traversâmes toute la ville jusqu'au quartier des grands bazars, et, là, après avoir suivi une rue obscure qui faisait angle avec la principale, nous fîmes notre entrée dans une cour irrégulière sans être obligés de descendre de nos ânes. Il y avait au milieu un puits ombragé d'un sycomore. A droite, le long du mur, une douzaine de noirs étaient rangés debout, ayant l'air plutôt inquiets que tristes, vêtus pour la plupart du sayon bleu des gens du peuple, et offrant toutes les nuances possibles de couleur et de forme. Nous nous tournâmes vers la gauche, où régnait une série de petites chambres dont le parquet s'avançait sur la cour comme une estrade, à environ deux pieds de terre. Plusieurs marchands basanés nous entouraient déjà en nous disant:

Essouad? Abesch? (Des noirs ou des Abyssiniennes?)

Nous nous avançâmes vers la première chambre.

Là, cinq ou six négresses, assises en rond sur des nattes, fumaient pour la plupart, et nous accueillirent en riant aux éclats. Elles n'étaient guère vêtues que de haillons bleus, et l'on ne pouvait reprocher aux vendeurs de parer la marchandise. Leurs cheveux, partagés en des centaines de petites tresses serrées, étaient généralement maintenus par un ruban rouge qui les partageait en deux touffes volumineuses; la raie de chair était teinte de cinabre; elles portaient des anneaux d'étain aux bras et aux jambes, des colliers de verroterie, et, chez quelques-unes, des cercles de cuivre passés au nez ou aux oreilles complétaient une sorte d'ajustement barbare dont certains tatouages et coloriages de la peau rehaussaient encore le caractère. C'étaient des négresses du Sennaar, l'espèce la plus éloignée, certes, du type de la beauté convenue parmi nous. La proéminence de la mâchoire, le front déprimé, la lèvre épaisse, classent ces pauvres créatures dans une catégorie presque bestiale, et cependant, à part ce masque étrange dont la nature les a dotées, le corps est d'une perfection rare, des formes virginales et pures se dessinent sous leurs tuniques, et leur voix sort douce et vibrante d'une bouche éclatante de fraîcheur.

Eh bien, je ne m'enflammerai pas pour ces jolis monstres; mais sans doute les belles dames du Caire doivent aimer à s'entourer de chambrières pareilles. Il peut y avoir ainsi des oppositions charmantes de couleur et de forme; ces Nubiennes ne sont point laides dans le sens absolu du mot, mais forment un contraste parfait avec la beauté telle que nous la comprenons. Une femme blanche doit ressortir admirablement au milieu de ces filles de la nuit, que leurs formes élancées semblent destiner à tresser les cheveux, tendre les étoffes, porter les flacons et les vases, comme dans les fresques antiques.

Si j'étais en état de mener largement la vie orientale, je ne me priverais pas de ces pittoresques créatures; mais, ne voulant acquérir qu'une esclave, j'ai demandé à en voir d'autres chez lesquelles l'angle facial fût plus ouvert et la teinte noire moins prononcée.

—Cela dépend du prix que vous voulez mettre, me dit Abdallah; celles que vous voyez là ne coûtent guère que deux bourses (deux cent cinquante francs); on les garantit pour huit jours: vous pouvez les rendre au bout de ce temps, si elles ont quelque défaut ou quelque infirmité.

—Mais, observai-je, je mettrais volontiers quelque chose de plus; une femme un peu jolie ne coûte pas plus à nourrir qu'une autre.

Abdallah ne paraissait pas partager mon opinion.

Nous passâmes aux autres chambres; c'étaient encore des filles du Sennaar. Il y en avait de plus jeunes et de plus belles, mais le type facial dominait avec une singulière uniformité.

Les marchands offraient de les faire déshabiller, ils leur ouvraient les lèvres pour que l'on vit les dents, ils les faisaient marcher, et faisaient valoir surtout l'élasticité de leur poitrine. Ces pauvres filles se laissaient faire avec assez d'insouciance; la plupart éclataient de rire presque continuellement, ce qui rendait la scène moins pénible. On comprenait, d'ailleurs, que toute condition était pour elles préférable au séjour de l'okel et peut-être même à leur existence précédente dans leur pays.

Ne trouvant là que des négresses pures, je demandai au drogman si l'on n'y voyait pas d'Abyssiniennes.

-Oh! me dit-il, on ne les fait pas voir publiquement; il faut monter dans la maison, et que le marchand soit bien convaincu que vous ne venez pas ici par curiosité, comme la plupart des voyageurs. Du reste, elles sont beaucoup plus chères, et vous pourriez peut-être trouver quelque femme qui vous conviendrait parmi les esclaves du Dongola. Il y a d'autres okels que nous pouvons voir encore. Outre celui des Jellab, où nous sommes, il y a encore l'okel Kouchouk et le khan Ghafar.

Un marchand s'approcha de nous et me fit dire qu'il venait d'arriver des Éthiopiennes qu'on avait installées hors de la ville, afin de ne pas payer les droits d'entrée. Elles étaient dans la campagne, au delà de la porte Bab-el-Madbah. Je voulus d'abord voir celles-là.

Nous nous engageâmes dans un quartier assez désert, et, après beaucoup de détours, nous nous trouvâmes dans la plaine, c'est-à-dire au milieu des tombeaux, car ils entourent tout ce côté de la ville. Les monuments des califes étaient restés à notre gauche; nous passions entre des collines poudreuses, couvertes de moulins et formées de débris d'anciens édifices. On arrêta les ânes à la porte d'une petite enceinte de murs, restes probablement d'une mosquée en ruine. Trois ou quatre Arabes, vêtus d'un costume étranger au Caire, nous firent entrer, et je me vis au milieu d'une sorte de tribu dont les tentes étaient dressées dans ce clos fermé de toutes parts. Les éclats de rire d'un certain nombre de négresses m'accueillirent comme à l'okel; ces natures naïves manifestent clairement toutes leurs impressions, et je ne sais pourquoi l'habit européen leur parait si ridicule. Toutes ces filles s'occupaient à divers travaux de ménage, et il y en avait une très-grande et très-belle dans le milieu qui surveillait avec attention le contenu d'un vaste chaudron placé sur le feu. Rien ne pouvant l'arracher à cette préoccupation, je me fis montrer les autres, qui se hâtaient de quitter leur besogne et détaillaient elles-mêmes leurs beautés. Ce n'était pas la moindre de leurs coquetteries qu'une chevelure toute en nattes d'un volume extraordinaire, comme j'en ai vu déjà, mais entièrement imprégnée de beurre, ruisselant de là sur leurs épaules et leur poitrine. Je pensai que c'était pour rendre moins vive l'action du soleil sur leur tête; mais Abdallah m'assura que c'était une affaire de mode, afin de rendre leurs cheveux lustrés et leur figure luisante.

—Seulement, me dit-il, une fois qu'on les a achetées, on se hâte de les envoyer au bain et de leur faire démêler cette chevelure en cordelettes, qui n'est de mise que du côte des montagnes de la Lune.

L'examen ne fut pas long; ces pauvres créatures avaient des airs sauvages fort curieux sans doute, mais peu séduisants au point de vue de la cohabitation. La plupart étaient défigurées par une foule de tatouages, d'incisions grotesques, d'étoiles et de soleils bleus qui tranchaient sur le noir un peu grisâtre de leur épiderme. A voir ces formes malheureuses, qu'il faut bien s'avouer humaines, on se reproche philanthropiquement d'avoir pu quelquefois manquer d'égards pour le singe, ce parent méconnu que notre orgueil de race s'obstine à repousser. Les gestes et les attitudes ajoutaient encore à ce rapprochement et je remarquai même que leur pied, allongé et développé sans doute par l'habitude de monter aux arbres, se rattachait sensiblement à la famille des quadrumanes.

Elles me criaient de tous côtés: Bakchis! bakchis! et je tirais de ma poche quelques piastres avec hésitation, craignant que les maîtres n'en profitassent exclusivement; mais ces derniers, pour me rassurer, s'offrirent à leur distribuer des dattes, des pastèques, du tabac, et même de l'eau-de-vie; alors, ce furent partout des transports de joie, et plusieurs se mirent à danser au son du tarabouk et de la zommarah, ce tambour et ce fifre mélancoliques des peuplades africaines.

La grande et belle fille chargée de la cuisine se détournait à peine, et remuait toujours dans la chaudière une épaisse bouillie de dourah. Je m'approchai; elle me regarda d'un air dédaigneux, et son attention ne fut attirée que par mes gants noirs. Alors, elle croisa les bras et poussa des cris d'admiration. Comment pouvais-je avoir des mains noires et la figure blanche? voilà ce qui dépassait sa compréhension. J'augmentai cette surprise en étant un de mes gants, et, alors, elle se mit à crier:

Bismillah! enté effrit? enté Seythan? (Dieu me préserve! es-tu un esprit? es-tu le diable?)

Les autres ne témoignaient pas moins d'étonnement, et l'on ne peut imaginer combien tous les détails de ma toilette frappaient ces âmes ingénues. Il est clair que, dans leur pays, j'aurais pu gagner ma vie à me faire voir. Quant à la principale de ces beautés nubiennes, elle ne tarda pas à reprendre son occupation première avec cette inconstance des singes que tout distrait, mais dont rien ne fixe les idées plus d'un instant.

J'eus la fantaisie de demander ce qu'elle coûtait; mais le drogman m'apprit que c'était justement la favorite du marchand d'esclaves, et qu'il ne voulait pas la vendre, espérant qu'elle le rendrait père ... ou bien qu'alors ce serait plus cher.

Je n'insistai point sur ce détail.

—Décidément, dis-je au drogman, je trouve toutes ces teintes trop foncées; passons à d'autres nuances. L'Abyssinienne est donc bien rare sur le marché?

—Elle manque un peu pour le moment, me dit Abdallah, mais voici la grande caravane de la Mecque qui arrive. Elle s'est arrêtée à Birket-el-Hadji, pour faire son entrée demain au point du jour, et nous aurons alors de quoi choisir; car beaucoup de pèlerins, manquant d'argent pour finir leur voyage, se défont de quelqu'une de leurs femmes, et il y a toujours aussi des marchands qui en ramènent de l'Hedjaz.

Nous sortîmes de cet okel sans qu'on s'étonnât le moins du monde de ne m'avoir vu rien acheter. Un habitant du Caire avait conclu cependant une affaire pendant ma visite et reprenait le chemin de Bab-el-Madbah avec deux jeunes négresses fort bien découplées. Elles marchaient devant lui, rêvant l'inconnu, se demandant sans doute si elles allaient devenir favorites ou servantes, et le beurre, plus que les larmes, ruisselait sur leur sein découvert aux rayons d'un soleil ardent.


IX—LE THÉÂTRE DU CAIRE

Nous rentrâmes en suivant la rue Hazanieh, qui nous conduisit à celle qui sépare le quartier franc du quartier juif, et qui longe le Calish, traversé de loin en loin de ponts vénitiens d'une seule arche. Il existe là un fort beau café dont l'arrière-salle donne sur le canal, et où l'on prend des sorbets et des limonades. Ce ne sont pas, au reste, les rafraîchissements qui manquent au Caire, où des boutiques coquettes étalent ça et là des coupes de limonades et de boissons mélangées de fruits sucrés aux prix les plus accessibles à tous. En détournant la rue turque pour traverser le passage qui conduit au Mousky, je vis sur le mur des affiches lithographiées qui annonçaient un spectacle pour le soir même au théâtre du Caire. Je ne fus pas fâché de retrouver ce souvenir de la civilisation: je congédiai Abdallah et j'allai dîner chez Domergue, où l'on m'apprit que c'étaient des amateurs de la ville qui donnaient la représentation au profil des aveugles pauvres, fort nombreux au Caire, malheureusement. Quant à la saison musicale italienne, elle ne devait pas tarder à s'ouvrir; mais on n'allait assister pour le moment qu'à une simple soirée de vaudeville.

Vers sept heures, la rue étroite dans laquelle s'ouvre l'impasse Waghorn était encombrée de monde, et les Arabes s'émerveillaient de voir entrer toute cette foule dans une seule maison. C'était grande fête pour les mendiants et pour les âniers, qui s'époumonnaient à crier bakchis! de tous côtés. L'entrée, fort obscure, donne dans un passage couvert qui s'ouvre au fond sur le jardin de Rosette, et l'intérieur rappelle nos plus petites salles populaires. Le parterre était rempli d'Italiens et de Grecs en tarbouch rouge qui faisaient grand bruit; quelques officiers du pacha se montraient à l'orchestre, et les loges étaient assez garnies de femmes, la plupart en costume levantin.

On distinguait les Grecques au tatikos de drap rouge festonné d'or qu'elles portent incliné sur l'oreille; les Arméniennes, aux châles et aux gazillons qu'elles entremêlent pour se faire d'énormes coiffures. Les juives mariées, ne pouvant, selon les prescriptions rabbiniques, laisser voir leur chevelure, ont, à la place, des plumes de coq roulées qui garnissent les tempes et figurent des touffes de cheveux. C'est la coiffure seule qui distingue les races; le costume est à peu près le même pour toutes dans les autres parties. Elles ont la veste turque échancrée sur la poitrine, la robe fendue et collant sur les reins, la ceinture, le caleçon (cheytian), qui donne à toute femme débarrassée du voile la démarche d'un jeune garçon; les bras sont toujours couverts, mais laissent pendre, à partir du coude, les manches variées des gilets, dont les poëtes arabes comparent les boutons serrés à des fleurs de camomille. Ajoutez à cela des aigrettes, des fleurs et des papillons de diamants relevant le costume des plus riches, et vous comprendrez que l'humble teatro del Cairo doit encore un certain éclat à ces toilettes levantines. Pour moi, j'étais ravi, après tant de figures noires que j'avais vues dans la journée, de reposer mes yeux sur des beautés simplement jaunâtres. Avec moins de bienveillance, j'eusse reproché à leurs paupières d'abuser des ressources de la teinture, à leurs joues d'en être encore au fard et aux mouches du siècle passé, à leurs mains d'emprunter sans trop d'avantage la teinte orange du henné; mais il fallait, dans tous les cas, admirer les contrastes charmants de tant de beautés diverses, la variété des étoffes, l'éclat des diamants, dont les femmes de ce pays sont si fières, qu'elles portent volontiers sur elles la fortune de leurs maris; enfin je me refaisais un peu dans cette soirée d'un long jeune de frais visages qui commençait à me peser. Du reste, pas une femme n'était voilée; et pas une femme réellement musulmane n'assistait, par conséquent, à la représentation. On leva le rideau; je reconnus les premières scènes de la Mansarde des artistes.

O gloire du vaudeville, où t'arrêteras-tu? Des jeunes gens marseillais jouaient les principaux rôles, et la jeune première était représentée par madame Bonhomme, la maîtresse du cabinet de lecture français. J'arrêtai mes regards avec surprise et ravissement sur une tête parfaitement blanche et blonde; il y avait deux jours que je rêvais les nuages de ma patrie et les beautés pâles du Nord; je devais cette préoccupation au premier souffle du khamsin et à l'abus des visages de négresse, lesquels décidément prêtent fort peu à l'idéal.

A la sortie du théâtre, toutes ces femmes si richement parées avaient revêtu l'uniforme habbarab de taffetas noir, couvert leurs traits du borghot blanc, et remontaient sur des ânes, connue de bonnes musulmanes, aux lueurs des flambeaux tenus par les saïs.


X—LA BOUTIQUE DU BARBIER

Le lendemain, songeant aux fêtes qui se préparaient pour l'arrivée des pèlerins, je me décidai, pour les voir à mon aise, à prendre le costume du pays.

Je possédais déjà la pièce la plus importante du vêtement arabe, le machlah, manteau patriarcal, qui peut indifféremment se porter sur les épaules, ou se draper sur la tête, sans cesser d'envelopper tout le corps. Dans ce dernier cas seulement, on a les jambes découvertes, et l'on est coiffé comme un sphinx, ce qui ne manque pas de caractère. Je me bornai pour le moment à gagner le quartier franc, où je voulais opérer ma transformation complète, d'après les conseils du peintre de l'hôtel Domergue.

L'impasse qui aboutit à l'hôtel se prolonge en croisant la rue principale du quartier franc, et décrit plusieurs zigzags jusqu'à ce qu'elle aille se perdre sous les voûtes de longs passages qui correspondent au quartier juif. C'est dans cette rue capricieuse, tantôt étroite et garnie de boutiques d'Arméniens et de Grecs, tantôt plus large, bordée de longs murs et de hautes maisons, que réside l'aristocratie commerciale de la nation franque; là sont les banquiers, les courtiers, les entrepositaires des produits de l'Égypte et des Indes. A gauche, dans la partie la plus large, un vaste bâtiment, dont rien au dehors n'annonce la destination, contient à la fois la principale église catholique et le couvent des Dominicains. Le couvent se compose d'une foule de petites cellules donnant dans une longue galerie; l'église est une vaste salle au premier étage, décorée de colonnes de marbre et d'un goût italien assez élégant. Les femmes sont à part dans des tribunes grillées, et ne quittent pas leurs mantilles noires, taillées selon les modes turque ou maltaise. Ce ne fut pas à l'église que nous nous arrêtâmes, du reste, puisqu'il s'agissait de perdre tout au moins l'apparence chrétienne, afin de pouvoir assister à des fêtes mahométanes. Le peintre me conduisit plus loin encore, à un point où la rue se resserre et s'obscurcit, dans une boutique de barbier, qui est une merveille d'ornementation. On peut admirer en elle l'un des derniers monuments du style arabe ancien, qui cède partout la place, en décoration comme en architecture, au goût turc de Constantinople, triste et froid pastiche à demi tartare, à demi européen.

C'est dans cette charmante boutique, dont les fenêtres, gracieusement découpées, donnent sur le Calish ou canal du Caire, que je perdis ma chevelure européenne. Le barbier y promena le rasoir avec beaucoup de dextérité, et, sur ma demande expresse, me laissa une seule mèche au sommet de la tête comme celle que portent les Chinois et les musulmans. On est partagé sur les motifs de cette coutume: les uns prétendent que c'est pour offrir de la prise aux mains de l'ange de la mort; les autres y croient voir une cause matérielle. Le Turc prévoit toujours le cas où l'on pourrait lui trancher la tête, et, comme alors il est d'usage de la montrer au peuple, il ne veut pas qu'elle soit soulevée par le nez ou par la bouche, ce qui serait très-ignominieux. Les barbiers turcs font aux chrétiens la malice de tout raser; quant à moi, je suis suffisamment sceptique pour ne repousser aucune superstition.

La chose faite, le barbier me fit tenir sous le menton une cuvette d'étain, et je sentis bientôt une colonne d'eau ruisseler sur mon cou et sur mes oreilles. Il était monté sur le banc près de moi, et vidait un grand coquemar d'eau froide dans une poche de cuir suspendue au-dessus de mon front. Quand la surprise fut passée, il fallut encore soutenir un lessivage à fond d'eau savonneuse; après quoi, l'on me tailla la barbe selon la dernière mode de Stamboul.

Ensuite on s'occupa de me coiffer, ce qui n'était pas difficile; la rue était pleine de marchands de tarbouchs et de femmes fellahs dont l'industrie est de confectionner les petits bonnets blancs dits takiès, que l'on pose immédiatement sur la peau; on en voit de très-délicatement piqués en fil ou en soie; quelques-uns même sont bordés d'une dentelure faite pour dépasser le bord du bonnet rouge. Quant à ces derniers, ils sont généralement de fabrication française; c'est, je crois, notre ville de Tours qui a le privilège de coiffer tout l'Orient.

Avec les deux bonnets superposés, le cou découvert et la barbe taillée, j'eus peine à me reconnaître dans l'élégant miroir incrusté d'écaille que me présentait le barbier. Je complétai la transformation en achetant aux revendeurs une vaste culotte de coton bleu et un gilet rouge garni d'une broderie d'argent assez propre: sur quoi, le peintre voulut bien me dire que je pouvais passer ainsi pour un montagnard syrien venu de Saïde ou de Taraboulous. Les assistants m'accordèrent le titre de tchéléby, qui est le nom des élégants dans le pays.


XI—LA CARAVANE DE LA MECQUE

Je sortis enfin de chez le barbier, transfiguré, ravi, fier de ne plus souiller une ville pittoresque de l'aspect d'un paletot-sac et d'un chapeau rond. Ce dernier ajustement paraît si ridicule aux Orientaux, que, dans les écoles, on conserve toujours un chapeau de France pour en coiffer les enfants ignorants on indociles: c'est le bonnet d'âne de l'écolier turc.

Il s'agissait pour le moment d'aller voir l'entrée des pèlerins, qui s'opérait depuis le commencement du jour, mais qui devait durer jusqu'au soir. Ce n'est pas peu de chose que trente mille personnes environ venant tout à coup enfler la population du Caire; aussi les rues des quartiers musulmans étaient-elles encombrées. Nous parvînmes à gagner Bab-el-Fotouh, c'est-à-dire la porte de la Victoire. Toute la longue rue qui y mène était garnie de spectateurs que les troupes faisaient ranger. Le son des trompettes, des cymbales et des tambours réglait la marche du cortége, où les diverses nations et sectes se distinguaient par des trophées et des drapeaux. Pour moi, j'étais en proie à la préoccupation d'un vieil opéra bien célèbre au temps de l'Empire; je fredonnais la Marche des chameaux, et je m'attendais toujours à voir paraître le brillant Saint-Phar. Les longues files de dromadaires attachés les unes derrière les autres, et montés par des Bédouins aux longs fusils, se suivaient cependant avec, quelque monotonie, et ce ne fut que dans la campagne que nous pûmes saisir l'ensemble d'un spectacle unique au monde.

C'était comme une nation en marche qui venait se fondre dans un peuple immense, garnissant à droite les mamelons voisins du Mokatam, à gauche les milliers d'édifices ordinairement déserts de la Ville des Morts; le faîte crénelé des murs et des tours de Saladin, rayés de bandes jaunes et rouges, fourmillait aussi de spectateurs; il n'y avait plus là de quoi penser à l'Opéra ni à la fameuse caravane que Bonaparte vint recevoir et fêter à cette même porte de la Victoire. Il me semblait que les siècles remontaient encore en arrière, et que j'assistais à une scène du temps des croisades. Des escadrons de la garde du vice-roi espacés dans la foule, avec leurs cuirasses étincelantes et leurs casques chevaleresques, complétaient cette illusion. Plus loin encore, dans la plaine où serpente le Calish, on voyait des milliers de tentes bariolées, où les pèlerins s'arrêtaient pour se rafraîchir; les danseurs et les chanteurs ne manquaient pas non plus à la fête, et tous les musiciens du Caire rivalisaient de bruit avec les sonneurs de trompe et les timbaliers du cortège, orchestre monstrueux juché sur des chameaux.

On ne pouvait rien voir de plus barbu, de plus hérissé et de plus farouche que l'immense cohue des Moghrabins, composée des gens de Tunis, de Tripoli, de Maroc et aussi de nos compatriotes d'Alger. L'entrée des Cosaques à Paris en 1814 n'en donnerait qu'une faible idée. C'était aussi parmi eux que se distinguaient les plus nombreuses confréries de santons et de derviches, qui hurlaient toujours avec enthousiasme leurs cantiques d'amour entremêlés du nom d'Allah. Les drapeaux de mille couleurs, les hampes chargées d'attributs et d'armures, et çà et là les émirs et les cheiks en habits somptueux, aux chevaux caparaçonnés, ruisselants d'or et de pierreries, ajoutaient à cette marche un peu désordonnée tout l'éclat que l'on peut imaginer. C'était aussi une chose fort pittoresque que les nombreux palanquins des femmes, appareils singuliers, figurant un lit surmonté d'une tente et posé en travers sur le dos d'un chameau. Des ménages entiers semblaient groupés à l'aise avec enfants et mobilier dans ces pavillons, garnis de tentures brillantes pour la plupart.

Vers les deux tiers de la journée, le bruit des canons de la citadelle, les acclamations et les trompettes annoncèrent que le Mahmil, espèce d'arche sainte qui renferme la robe de drap d'or de Mahomet, était arrivé en vue de la ville. La plus belle partie de la caravane, les cavaliers les plus magnifiques, les santons les plus enthousiastes, l'aristocratie du turban, signalée par la couleur verte, entourait ce palladium de l'islam. Sept ou huit dromadaires venaient à la file, ayant la tête si richement ornée et empanachée, couverts de harnais et de tapis si éclatants, que, sous ces ajustements qui déguisaient leurs formes, ils avaient l'air des salamandres ou des dragons qui servent de monture aux fées. Les premiers portaient de jeunes timbaliers aux bras nus, qui levaient et laissaient tomber leurs baguettes d'or du milieu d'une gerbe de drapeaux flottants disposés autour de la selle. Ensuite venait un vieillard symbolique à longue barbe blanche, couronné de feuillages, assis sur une espèce de char doré, toujours à dos de chameau, puis le Mahmil, se composant d'un riche pavillon en forme de tente carrée, couvert d'inscriptions brodées, surmonté au sommet et à ses quatre angles d'énormes boules d'argent.

De temps en temps, le Mahmil s'arrêtait, et toute la foule se prosternait dans la poussière, en courbant le front sur les mains. Une escorte de cavasses avait grand'peine à repousser les nègres, qui, plus fanatiques que les autres musulmans, aspiraient à se faire écraser par les chameaux; de larges volées de coups de bâton leur conféraient du moins une certaine portion de martyre. Quant aux santons, espèces de saints plus enthousiastes encore que les derviches et d'une orthodoxie moins reconnue, on en voyait plusieurs qui se perçaient les joues avec de longues pointes et marchaient ainsi couverts de sang; d'autres dévoraient des serpents vivants, et d'autres encore se remplissaient la bouche de charbons allumés. Les femmes ne prenaient que peu de part à ces pratiques, et l'on distinguait seulement, dans la foule des pèlerins, des troupes d'almées attachées à la caravane qui chantaient à l'unisson leurs longues complaintes gutturales, et ne craignaient pas de montrer sans voile leur visage tatoué de bleu et de rouge et leur nez percé de lourds anneaux.

Nous nous mêlâmes, le peintre et moi, à la foule variée qui suivait le Mahmil, criant: «Allah!» comme les autres aux diverses stations des chameaux sacrés, lesquels, balançant majestueusement leur tête parée, semblaient ainsi bénir la foule avec leur long col recourbé et leurs hennissements étranges. A l'entrée de la ville, les salves de canon recommencèrent, et l'on prît le chemin de la citadelle à travers les rues, pendant que la caravane continuait d'emplir le Caire de ses trente mille fidèles, qui avaient le droit désormais de prendre le titre d'hadjis.

On ne tarda pas à gagner les grands bazars et cette immense rue Salahieh, où les mosquées d'El-Hazar, d'El-Moyed et du Moristan étalent leurs merveilles d'architecture et lancent au ciel des gerbes de minarets entremêlés de coupoles. A mesure que l'on passait devant chaque mosquée, le cortège s'amoindrissait d'une partie des pèlerins, et des montagnes de babouches se formaient aux portes, chacun n'entrant que les pieds nus. Cependant le Mahmil ne s'arrêtait pas; il s'engagea dans les rues étroites qui montent à la citadelle, et y entra par la porte du Nord, au milieu des troupes rassemblées et aux acclamations du peuple réuni sur la place de Roumelieh. Ne pouvant pénétrer dans l'enceinte du palais de Méhémet-Ali, palais neuf, bâti à la turque et d'un assez médiocre effet, je me rendis sur la terrasse, d'où l'on domine tout le Caire. On ne peut rendre que faiblement l'effet de cette perspective, l'une des plus belles du monde; ce qui surtout saisit l'œil sur le premier plan, c'est l'immense développement de la mosquée du sultan Hassan, rayée et bariolée de rouge, et qui conserve encore les traces de la mitraille française depuis la fameuse révolte du Caire. La ville occupe devant vous tout l'horizon, qui se termine aux verts ombrages de Choubrah; à droite, c'est toujours la longue cité des tombeaux musulmans, la campagne d'Héliopolis et la vaste plaine du désert arabique, interrompue par la chaîne du Mokatam; à gauche, le cours du Nil aux eaux rougeâtres, avec sa maigre bordure de dattiers et de sycomores; Boulaq au bord du fleuve, servant de port au Caire, qui en est éloigné d'une demi-lieue; l'île de Roddah, verte et fleurie, cultivée en jardin anglais et terminée par le bâtiment du Nilomètre, en face des riantes maisons de campagne de Gizèh; au delà, enfin, les pyramides, posées sur les derniers versants de la chaîne libyque, et, vers le sud encore, à Saccarah, d'autres pyramides entremêlées d'hypogées; plus loin, la forêt de palmiers qui couvre les ruines de Memphis, et, sur la rive opposée du fleuve, en revenant vers la ville, le vieux Caire, bâti par Amrou à la place de l'ancienne Babylone d'Égypte, à moitié caché par les arches d'un immense aqueduc, au pied duquel s'ouvre le Calish, qui côtoie la plaine des tombeaux de Karafeh.

Voilà l'immense panorama qu'animait l'aspect d'un peuple en fête fourmillant sur les places et parmi les campagnes voisines. Mais déjà la nuit était proche, et le soleil avait plongé son front dans les sables de ce long ravin du désert d'Ammon que les Arabes appellent mer sans eau; on ne distinguait plus au loin que le cours du Nil, où des milliers de canges traçaient des réseaux argentés comme aux fêtes des Ptolémées. Il faut redescendre, il faut détourner ses regards de cette antiquité muette dont un sphinx, à demi disparu dans les sables, garde les secrets éternels; voyons si les splendeurs et les croyances de l'islam repeupleront suffisamment la double solitude du désert et des tombes, ou s'il faut pleurer encore sur un poétique passé qui s'en va. Ce moyen âge arabe, en retard de trois siècles, est-il prêt à crouler à son tour, comme a fait l'antiquité grecque, au pied insoucieux des monuments de Pharaon?

Hélas! en me retournant, j'apercevais au-dessus de ma tête les dernières colonnes rouges du vieux palais de Saladin. Sur les débris de cette architecture éblouissante de hardiesse et de grâce, mais frêle et passagère, comme celle des génies, on a bâti récemment une construction carrée, toute de marbre et d'albâtre, du reste sans élégance et sans caractère, qui a l'air d'un marché aux grains, et qu'on prétend devoir être une mosquée. Ce sera une mosquée en effet, comme la Madeleine est une église: les architectes modernes ont toujours la précaution de bâtir à Dieu des demeures qui puissent servir à autre chose quand on ne croira plus en lui.

Cependant le gouvernement paraissait avoir célébré l'arrivée du Mahmil à la satisfaction générale; le pacha et sa famille avaient reçu respectueusement la robe du prophète rapportée de la Mecque, l'eau sacrée du puits de Zemzem et autres ingrédients du pèlerinage; on avait montré la robe au peuple à la porte d'une petite mosquée située derrière le palais, et déjà l'illumination de la ville produisait un effet magnifique du haut de la plate-forme. Les grands édifices ravivaient au loin, par des illuminations, leurs lignes d'architecture perdues dans l'ombre; des chapelets de lumières ceignaient les dômes des mosquées, et les minarets revêtaient de nouveau ces colliers lumineux que j'avais remarqués déjà; des versets du Coran brillaient sur le front des édifices, tracés partout en verres de couleur. Je me hâtai, après avoir admiré ce spectacle, de gagner la place de l'Esbekieh, où se passait la plus belle partie de la fête.

Les quartiers voisins resplendissaient de l'éclat des boutiques; les pâtissiers, les frituriers et les marchands de fruits avaient envahi tous les rez-de-chaussée; les confiseurs étalaient des merveilles de sucrerie sous forme d'édifices, d'animaux et autres fantaisies. Les pyramides et les girandoles de lumières éclairaient tout comme en plein jour; de plus, on promenait sur des cordes tendues de distance en distance de petits vaisseaux illuminés, souvenir peut-être des fêtes Isiaques, conservé comme tant d'autres par le bon peuple égyptien. Les pèlerins, vêtus de blanc pour la plupart et plus hâlés que les gens du Caire, recevaient partout une hospitalité fraternelle. C'est au midi de la place, dans la partie qui touche au quartier franc, qu'avaient lieu les principales réjouissances; des tentes étaient élevées partout, non-seulement pour les cafés, mais aussi pour les zikr ou réunions de chanteurs dévots; de grands mâts pavoisés et supportant des lustres servaient aux exercices des derviches tourneurs, qu'il ne faut pas confondre avec les hurleurs, chacun ayant sa manière d'arriver à cet état d'enthousiasme qui leur procure des visions et des extases: c'est autour des mâts que les premiers tournaient sur eux-mêmes en criant seulement d'un ton étouffé: Allah zheyt! c'est-à-dire: «Dieu vivant!» Ces mâts, dressés au nombre de quatre sur la même ligne, s'appellent sârys. Ailleurs, la foule se pressait pour voir des jongleurs, des danseurs de corde, ou pour écouter les rapsodes (sehayërs) qui récitent des portions du roman d'Abou-Zeyd. Ces narrations se poursuivent chaque soir dans les cafés de la ville, et sont toujours, comme nos feuilletons de journaux, interrompues à l'endroit le plus saillant, afin de ramener le lendemain au même café des habitués avides de péripéties nouvelles.

Les balançoires, les jeux d'adresse, les caragheuz les plus variés sous forme de marionnettes on d'ombres chinoises, achevaient d'animer cette fête foraine, qui devait se renouveler deux jours encore pour l'anniversaire de la naissance de Mahomet que l'on appelle El-Mouled-en-Neby.

Le lendemain, dès le point du jour, je partais avec Abdallah pour le bazar d'esclaves situé dans le quartier Soukel-Ezzi. J'avais choisi un fort bel âne rayé comme un zèbre, et arrangé mon nouveau costume avec quelque coquetterie. Parce qu'on va acheter des femmes, ce n'est point une raison de leur faire peur. Les rires dédaigneux des négresses m'avaient donné cette leçon.


XII—ABD-EL-KÉRIM

Nous arrivâmes à une maison fort belle, ancienne demeure sans doute d'un kachef ou d'un bey mamelouk, et dont le vestibule se prolongeait en galerie avec colonnade sur un des côtés de la cour. Il y avait au fond un divan de bois garni de coussins, où siégeait un musulman de bonne mine, vêtu avec quelque recherche, qui égrenait nonchalamment son chapelet de bois d'aloès. Un négrillon était en train de rallumer le charbon du narghilé, et un écrivain cophte, assis à ses pieds, servait sans doute de secrétaire.

—Voici, me dit Abdallah, le seigneur Ab-el-Kérim, le plus illustre des marchands d'esclaves: il peut vous procurer des femmes fort belles, s'il le veut; mais il est riche et les garde souvent pour lui.

Ab-el-Kérim me fit un gracieux signe de tête en portant la main sur sa poitrine, et me dit: Saba-el-kher. Je répondis à ce salut par une formule arabe analogue, mais avec un accent qui lui apprit mon origine. Il m'invita toutefois à prendre place auprès de lui et fit apporter un narghilé et du café.

—Il vous voit avec moi, me dit Abdallah, et cela lui donne bonne opinion de vous. Je vais lui dire que vous venez vous fixer dans le pays, et que vous êtes disposé à monter richement votre maison.

Les paroles d'Abdallah parurent faire une impression favorable sur Abd-el-Kérim, qui m'adressa quelques mots de politesse en mauvais italien.

La figure fine et distinguée, l'œil pénétrant et les manières gracieuses d'Ab-el-Kérim faisaient trouver naturel qu'il fit les honneurs de son palais, où pourtant il se livrait à un si triste commerce. Il y avait chez lui un singulier mélange de l'affabilité d'un prince et de la résolution impitoyable d'un forban. Il devait dompter les esclaves par l'expression fixe de son œil mélancolique, et leur laisser, même les ayant fait souffrir, le regret de ne plus l'avoir pour maître.

—Il est bien évident, me disais-je, que la femme qui me sera vendue ici aura été éprise d'Abd-el-Kérim.

N'importe; il y avait une fascination telle dans son regard, que je compris qu'il n'était guère possible de ne pas faire affaire avec lui.

La cour carrée, où se promenait un grand nombre de Nubiens et d'Abyssiniens, offrait partout des portiques et des galeries supérieures d'une architecture élégante; de vastes moucharabys en menuiserie tournée surplombaient un vestibule d'escalier décoré d'arcades moresques, par lequel on montait à l'appartement des plus belles esclaves.

Beaucoup d'acheteurs étaient entrés déjà et examinaient les noirs plus ou moins foncés réunis dans la cour; on les faisait marcher, on leur frappait le dos et la poitrine, on leur faisait tirer la langue. Un seul de ces jeunes gens, vêtu d'un machlah rayé de jaune et de bleu, avec les cheveux tressés et tombant à plat comme une coiffure du moyen âge, portait au bras une lourde chaîne qu'il faisait résonner en marchant d'un pas fier; c'était un Abyssinien de la nation des Gallas, pris sans doute à la guerre.

Il y avait autour de la cour plusieurs salles basses, habitées par des négresses, comme j'en avais vu déjà, insoucieuses et folles la plupart, riant à tout propos; une autre femme cependant, drapée dans une couverture jaune, pleurait en cachant son visage contre une colonne du vestibule. La morne sérénité du ciel et les lumineuses broderies que traçaient les rayons du soleil jetant de longs angles dans la cour protestaient en vain contre cet éloquent désespoir; je m'en sentais le cœur navré.

Je passai derrière le pilier, et, bien que sa figure fût cachée, je vis que cette femme était presque blanche; un petit enfant se pressait contre elle, à demi enveloppé dans le manteau.

Quoi qu'on fasse pour accepter la vie orientale, on se sent Français ... et sensible dans de pareils moments. J'eus un instant l'idée de la racheter si je pouvais, et de lui donner la liberté.

—Ne faites pas attention à elle, me dit Abdallah; cette femme est l'esclave favorite d'un effendi qui, pour la punir d'une faute, l'envoie au marché, où l'on fait semblant de vouloir la vendre avec son enfant. Quand elle aura passé quelques heures, son maître viendra la reprendre et lui pardonnera sans doute.

Ainsi la seule esclave qui pleurait là pleurait à la pensée de perdre son maître; les autres ne paraissaient s'inquiéter que de la crainte de rester trop longtemps sans en trouver. Voilà qui parle, certes, en faveur du caractère des musulmans. Comparez à cela le sort des esclaves dans les pays américains! Il est vrai qu'en Égypte, c'est le fellah seul qui travaille à la terre. On ménage les forces de l'esclave, qui coûte cher, et on ne l'occupe guère qu'à des services domestiques. Voilà l'immense différence qui existe entre l'esclave des pays turcs et celui des pays chrétiens. Et, d'ailleurs, qui empêcherait les esclaves trop maltraités de fuir dans le désert et de gagner la Syrie? Au contraire, nos possessions à esclaves sont des îles ou des pays bien gardés aux frontières. Quel droit avons-nous donc, au nom de nos idées religieuses on philosophiques, de flétrir l'esclavage musulman!


XIII—LA JAVANAISE

Ab-el-Kérim nous avait quittés un instant pour répondre aux acheteurs turcs; il revint à moi, et me dit qu'on était en train de faire habiller les Abyssiniennes qu'il voulait montrer.

-Elles sont, dit-il, dans mon harem et traitées tout à fait comme les personnes de ma famille; mes femmes les font manger avec elles. En attendant, si vous voulez en voir de très-jeunes, on va en amener.

On ouvrit une porte, et une douzaine de petites filles cuivrées se précipitèrent dans la cour comme des enfants en récréation. On les laissa jouer sous la cage de l'escalier avec les canards et les pintades, qui se baignaient dans la vasque d'une fontaine sculptée, reste de la splendeur évanouie de l'okel.

Je contemplais ces jeunes filles aux yeux si grands et si noirs, vêtues comme de petites sultanes, sans doute arrachées à leurs mères pour satisfaire la débauche des riches habitants de la ville. Abdallah me dit que plusieurs d'entre elles n'appartenaient pas au marchand, et étaient mises en vente pour le compte de leurs parents, qui faisaient exprès le voyage du Caire, et croyaient préparer ainsi à leurs enfants la condition la plus heureuse.

—Sachez, du reste, ajouta t-il, qu'elles sont plus chères que les femmes nubiles.

Queste fanciulle sono cucite[1] dit Abd-el-Kérim dans son italien corrompu.

—Oh! l'on peut être tranquille et acheter avec confiance, observa Abdallah d'un ton de connaisseur, les parents ont tout prévu.

—Eh bien, me disais-je en moi-même, je laisserai ces enfants à d'autres; le musulman, qui vit selon sa loi, peut en toute conscience répondre à Dieu du sort de ces pauvres petites âmes; mais, moi, si j'achète une esclave, c'est avec la pensée qu'elle sera libre, même de me quitter.

Abd-el-Kérim vint me rejoindre, et me fit monter dans la maison. Abdallah resta discrètement an pied de l'escalier.

Dans une grande salle aux lambris sculptés qu'enrichissaient encore des restes d'arabesques peintes et dorées, je vis rangées contre le mur cinq femmes assez belles, dont le teint rappelait l'éclat du bronze de Florence; leur figure était régulière, leur nez droit, leur bouche petite; l'ovale parfait de leur tête, l'emmanchement gracieux de leur col, la sérénité de leur physionomie leur donnaient l'air de ces madones peintes d'Italie dont la couleur a jauni par le temps. C'étaient des Abyssiniennes catholiques, des descendantes peut-être du prêtre Jean ou de la reine Candace.

Le choix était difficile; elles se ressemblaient toutes, comme il arrive dans ces races primitives. Abd-el-Kérim, me voyant indécis et croyant qu'elles ne me plaisaient pas, en fit entrer une autre qui, d'un pas indolent, alla prendre place près du mur.

Je poussai un cri d'enthousiasme; je venais de reconnaître l'œil en amande, la paupière oblique des Javanaises, dont j'ai vu des peintures en Hollande; comme carnation, cette femme appartenait évidemment à la race jaune. Je ne sais quel goût de l'étrange et de l'imprévu, dont je ne pus me défendre, me décida en sa faveur. Elle était fort belle, du reste, et d'une solidité de formes qu'on ne craignait pas de laisser admirer; l'éclat métallique de ses yeux, la blancheur de ses dents, la distinction des mains et la longueur des cheveux d'un ton d'acajou sombre, qu'on me fit voir en ôtant son tarbouch, ne laissaient rien à objecter aux éloges qu'Abd-el-Kérim exprimait en s'écriant:

Bono! bono!

Nous redescendîmes et nous causâmes, avec l'aide d'Abdallah. Cette femme était arrivée la veille à la suite de la caravane, et n'était chez Abd-el-Kérim que depuis ce temps. Elle avait été prise toute jeune dans l'archipel indien par des corsaires de l'iman de Mascate.

—Mais, dis-je à Abdallah, si Abd-el-Kérim l'a mise hier avec ses femmes....

—Eh bien? répondit le drogman en ouvrant des yeux étonnés.

Je vis que mon observation paraissait médiocre.

—Croyez-vous, dit Abdallah entrant enfin dans mon idée, que ses femmes légitimes le laisseraient faire la cour à d'autres?... Et puis un marchand, songez-y donc! Si cela se savait, il perdrait toute sa clientèle.

C'était une bonne raison. Abdallah me jura de plus qu'Abd-el-Kérim, comme bon musulman, avait dû passer la nuit en prières à la mosquée, vu la solennité de la fête de Mahomet.

Il ne restait plus qu'à parler du prix. On demanda cinq bourses (six cent vingt-cinq francs); j'eus l'idée d'offrir seulement quatre bourses; mais, en songeant que c'était marchander une femme, ce sentiment me parut bas. De plus, Abdallah me fit observer qu'un marchand turc n'avait jamais deux prix.

Je demandai son nom.... J'achetais le nom aussi, naturellement.

Z'n'b'! dit Abd-el-Kérim.

Z'n'b'! répéta Abdallah avec un grand effort de contraction nasale.

Je ne pouvais pas comprendre que l'éternument de trois consonnes représentât un nom. Il me fallut quelque temps pour deviner que cela pouvait se prononcer Zeynab.

Nous quittâmes Abd-el-Kérim, après avoir donné des arrhes, pour aller chercher la somme, qui reposait à mon compte chez un banquier du quartier franc.

En traversant la place de l'Esbekieh, nous assistâmes à un spectacle extraordinaire. Une grande foule était rassemblée pour voir la cérémonie de la dohza. Le cheik ou l'émir de la caravane devait passer à cheval sur le corps des derviches tourneurs et hurleurs qui s'exerçaient depuis la veille autour des mâts et sous des tentes. Ces malheureux s'étaient étendus à plat ventre sur le chemin de la maison du cheik El-Bekry, chef de tous les derviches, située à l'extrémité sud de la place, et formaient une chaussée humaine d'une soixantaine de corps.

Cette cérémonie est regardée comme un miracle destiné à convaincre les infidèles; aussi laisse-t-on volontiers les Francs se mettre aux premières places. Un miracle public est devenu une chose assez rare, depuis que l'homme s'est avisé, comme dit Henri Heine, de regarder dans les manches du bon Dieu.... Mais celui-là, si c'en est un, est incontestable. J'ai vu de mes yeux le vieux cheik des derviches, couvert d'un benich blanc, avec un turban jaune, passer à cheval sur les reins de soixante croyants pressés sans le moindre intervalle, ayant les bras croisés sous leur tête. Le cheval était ferré. Ils se relevèrent tous sur une ligne en chantant Allah!

Les esprits forts du quartier franc prétendent que c'est un phénomène analogue à, celui qui faisait jadis supporter aux convulsionnaires des coups de chenet dans l'estomac. L'exaltation où se mettent ces gens développe une puissance nerveuse qui supprime le sentiment et la douleur, et communique aux organes une force de résistance extraordinaire.

Les musulmans n'admettent pas cette explication, et disent qu'on a fait passer le cheval sur des verres et des bouteilles sans qu'il pût rien casser.

Voilà ce que j'aurais voulu voir.

Il n'avait pas fallu moins qu'un tel spectacle pour me faire perdre de vue un instant mon acquisition. Le soir même, je ramenais triomphalement l'esclave voilée à ma maison du quartier cophte. Il était temps, car c'était le dernier jour du délai que m'avait accordé le cheik du quartier. Un domestique de l'okel la suivait avec un âne chargé d'une grande caisse verte.

Abd-el-Kérim avait bien fait les choses. Il y avait dans le coffre deux costumes complets.

—C'est à elle, me fit-il dire; cela lui vient d'un cheik de la Mecque auquel elle a appartenu, et maintenant c'est à vous.

On ne peut pas voir certainement de procédé plus délicat.


[1] Il est difficile de rendre ou de traduire le sens de cette observation.


III

LE HAREM


I—LE PASSÉ ET L'AVENIR

Je ne regrettais pas de m'être fixé pour quelque temps au Caire et de m'être fait sous tous les rapports un citoyen de cette ville, ce qui est le seul moyen sans nul doute de la comprendre et de l'aimer; les voyageurs ne se donnent pas le temps, d'ordinaire, d'en saisir la vie intime et d'en pénétrer les beautés pittoresques, les contrastes, les souvenirs. C'est pourtant la seule ville orientale où l'on puisse retrouver les couches bien distinctes de plusieurs âges historiques. Ni Bagdad, ni Damas, ni Constantinople n'ont gardé de tels sujets d'études et de réflexions. Dans les deux premières, l'étranger ne rencontre que des constructions fragiles de briques et de terre sèche; les intérieurs offrent seuls une décoration splendide, mais qui ne fut jamais établie dans des conditions d'art sérieux et de durée; Constantinople, avec ses maisons de bois peintes, se renouvelle tous les vingt ans et ne conserve que la physionomie assez uniforme de ses dômes bleuâtres et de ses minarets blancs. Le Caire doit à ses inépuisables carrières du Mokatam, ainsi qu'à la sérénité constante de son climat, l'existence de monuments innombrables; l'époque des califes, celle des soudans et celle des sultans mamelouks se rapportent naturellement à des systèmes variés d'architecture dont l'Espagne et la Sicile ne possèdent qu'en partie les contre-épreuves ou les modèles. Les merveilles moresques de Grenade et de Cordoue se retracent à chaque pas au souvenir, dans les rues du Caire, par une porte de mosquée, une fenêtre, un minaret, une arabesque, dont la coupe ou le style précise la date éloignée. Les mosquées, à elles seules, raconteraient l'histoire entière de l'Égypte musulmane, car chaque prince en a fait bâtir au moins une, voulant transmetre à jamais le souvenir de son époque et de sa gloire; c'est Amrou, c'est Hakem, c'est Touloun, Saladîn, Bibars ou Barkouk, dont les noms se conservent ainsi dans la mémoire de ce peuple; cependant les plus anciens de ces monuments n'offrent plus que des murs croulants et des enceintes dévastées.

La mosquée d'Amrou, construite la première après la conquête de l'Égypte, occupe un emplacement aujourd'hui désert entre la ville nouvelle et la ville vieille. Rien ne défend plus contre la profanation ce lieu si révéré jadis. J'ai parcouru la forêt de colonnes qui soutient encore la voûte antique; j'ai pu monter dans la chaire sculptée de l'iman, élevée l'an 94 de l'hégire, et dont on disait qu'il n'y en avait pas une plus belle ni une plus noble après celle du prophète; j'ai parcouru les galeries et reconnu, au centre de la cour, la place où se trouvait dressée la tente du lieutenant d'Omar, alors qu'il eut l'idée de fonder le vieux Caire.

Une colombe avait fait son nid au-dessus du pavillon; Amrou, vainqueur de l'Égypte grecque, et qui venait de saccager Alexandrie, ne voulut pas qu'on dérangeât le pauvre oiseau; cette place lui parut consacrée par la volonté du ciel, et il fit construire d'abord une mosquée autour de sa tente, puis autour de la mosquée une ville qui prit le nom de Fostat, c'est-à-dire la tente. Aujourd'hui, cet emplacement n'est plus même contenu dans la ville, et se trouve de nouveau, comme les chroniques le peignaient autrefois, au milieu des vignes, des jardinages et des palmeraies.

J'ai retrouvé, non moins abandonnée, mais à une autre extrémité du Caire et dans l'enceinte des murs, près de Bab-el-Nasr, la mosquée du calife Hakem, fondée trois siècles plus tard, mais qui se rattache au souvenir de l'un des héros les plus étranges du moyen âge musulman. Hakem, que nos vieux orientalistes appellent le Chacamberille, ne se contenta pas d'être le troisième des califes africains, l'héritier par la conquête des trésors d'Haroun-al-Raschid, le maître absolu de l'Égypte et de la Syrie, le vertige des grandeurs et des richesses en fit une sorte de Néron ou plutôt d'Héliogabale. Comme le premier, il mit le feu à sa capitale dans un jour de caprice; comme le second, il se proclama dieu et traça les règles d'une religion qui fut adoptée par une partie de son peuple, et qui est devenue celle des Druses. Hakem est le dernier révélateur, ou, si l'on veut, le dernier dieu qui se soit produit au monde et qui conserve encore des fidèles plus ou moins nombreux. Les chanteurs et les narrateurs des cafés du Caire racontent sur lui mille aventures, et l'on m'a montré, sur une des cimes du Mokatam, l'observatoire où il allait consulter les astres; car ceux qui ne croient pas à sa divinité le peignent du moins comme un puissant astronome.

Sa mosquée est plus ruinée encore que celle d'Amrou. Les murs extérieurs et deux des tours ou minarets situés aux angles offrent seuls des formes d'architecture qu'on peut reconnaître; c'est de l'époque qui correspond aux plus anciens monuments d'Espagne. Aujourd'hui, l'enceinte de la mosquée, toute poudreuse et semée de débris, est occupée par des cordiers qui tordent leur chanvre dans ce vaste espace, et dont le rouet monotone a succédé au bourdonnement des prières. Mais l'édifice du fidèle Amrou est-il moins abandonné que celui de Hakem l'hérétique, abhorré des vrais musulmans? La vieille Égypte, oublieuse autant que crédule, a enseveli sous sa poussière bien d'autres prophètes et bien d'autres dieux!

Aussi l'étranger n'a-t-il à redouter dans ce pays ni le fanatisme de religion, ni l'intolérance de race des autres parties de l'Orient; la conquête arabe n'a jamais pu transformer à ce point le caractère des habitants: n'est-ce pas toujours, d'ailleurs, la terre antique et maternelle où notre Europe, à travers le monde grec et romain, sent remonter ses origines? Religion, morale, industrie, tout partait de ce centre à la fois mystérieux et accessible, où les génies des premiers temps ont puisé pour nous la sagesse. Ils pénétraient avec terreur dans ces sanctuaires étranges où s'élaborait l'avenir des hommes, et ressortaient plus tard, le front ceint de lueurs divines, pour révéler à leurs peuples des traditions antérieures au déluge et remontant aux premiers jours du monde. Ainsi Orphée, ainsi Moïse, ainsi ce législateur bien connu de nous, que les Indiens appellent Rama, emportaient un même fonds d'enseignement et de croyances, qui devait se modifier selon les lieux et les races, mais qui partout constituait des civilisations durables. Ce qui fait le caractère de l'antiquité égyptienne, c'est justement cette pensée d'universalité et même de prosélytisme que Rome n'a imitée depuis que dans l'intérêt de sa puissance et de sa gloire. Un peuple qui fondait des monuments indestructibles pour y graver tous les procédés de l'art et de l'industrie, et qui parlait à la postérité dans une langue que la postérité commence à comprendre, mérite certainement la reconnaissance de tous les hommes.

Quand cette grande Alexandrie fut tombée, et sous les Sarrazins eux-mêmes, c'était encore l'Égypte principalement qui conservait et perfectionnait les sciences où puisa le monde chrétien; la domination des mamelouks a éteint ses dernières clartés, et il faut remarquer que cette sorte d'obscurantisme où l'Orient est tombé depuis trois siècles, n'est pas le résultat du principe mahométan, mais spécialement de l'influence turque. Le génie arabe, qui avait couvert le monde de merveilles, a été étouffé sous ces dominateurs stupides; les anges de l'islam ont perdu leurs ailes, les génies des Mille et une Nuits ont vu briser leurs talismans; une sorte de protestantisme aride et sombre s'est étendu sur tous les peuples du Levant. Le Coran est devenu, par l'interprétation turque, ce qu'était la Bible pour les puritains d'Angleterre, un moyen de tout niveler. Les arts, les lettres et les sciences ont disparu depuis ce temps; la poésie des mœurs et des croyances primitives n'a laissé çà et là que de légères traces, et c'est l'Égypte encore qui a conservé les plus profondes.

Aujourd'hui, ce peuple, opprimé si longtemps, ne vit que des idées étrangères; il a besoin qu'on lui reporte les lumières éparses dont il fut longtemps le foyer; mais avec quelle reconnaissance, avec quelle application studieuse il s'empreint déjà et se fortifie de tout ce qui vient d'Europe? Les chefs-d'œuvre de nos sciences et de nos littératures sont traduits en arabe et multipliés aussitôt par l'impression; des milliers de jeunes gens, élevés pour la guerre, emploient à cette œuvre les loisirs de la paix. Faut-il désespérer de cette race forte avec laquelle Méhémet-Ali avait dans ces derniers temps renouvelé et reconquis l'ancien empire des califes, et qui, sans l'intervention européenne, aurait en quelques jours renversé le trône d'Othman? On peut prévoir déjà qu'à défaut de cette gloire militaire, qui n'a laissé à l'Égypte que l'épuisement d'un grand effort trahi; la civilisation et l'industrie occuperont les forces et les intelligences, sollicitées à l'action dans un but différent. A Constantinople, les institutions récentes sont stériles; au Caire, elles donneront de grands résultats lorsque plusieurs années de paix auront développé la prospérité naturelle.


II—LA VIE INTIME A L'ÉPOQUE DU KHAMSIN

J'ai mis à profit, en étudiant et en lisant le plus possible, les longues journées d'inaction que m'imposait l'époque du khamsin. Depuis le matin, l'air était brûlant et chargé de poussière. Pendant cinquante jours, chaque fois que le vent du midi souffle, il est impossible de sortir avant trois heures du soir, moment où se lève la brise qui vient de la mer.

On se tient dans les chambres intérieures, revêtues de faïence ou de marbre et rafraîchies par des jets d'eau; on peut encore passer sa journée dans les bains, au milieu de ce brouillard tiède qui remplit de vastes enceintes dont la coupole percée de trous ressemble à un ciel étoilé. Ces bains sont la plupart de véritables monuments qui serviraient très-bien de mosquées ou d'églises; l'architecture en est byzantine, et les bains grecs en ont probablement fourni les premiers modèles; il y a entre les colonnes sur lesquelles s'appuie la voûte circulaire de petits cabinets de marbre, où des fontaines élégantes sont consacrées aux ablutions froides. Vous pouvez tour à tour vous isoler ou vous mêler à la foule, qui n'a rien de l'aspect maladif de nos réunions de baigneurs, et se compose généralement d'hommes sains et de belle race, drapés, à la manière antique, d'une longue étoffe de lin. Les formes se dessinent vaguement à travers la brume laiteuse que traversent les blancs rayons de la voûte, et l'on peut se croire dans un paradis peuplé d'ombres heureuses. Seulement, le purgatoire vous attend dans les salles voisines. Là sont les bassins d'eau bouillante où le baigneur subit diverses sortes de cuisson; là se précipitent sur vous ces terribles estafiers aux mains armées de gants de crin, qui détachent de votre peau de longs rouleaux moléculaires dont l'épaisseur vous effraye et vous fait craindre d'être usé graduellement comme une vaisselle trop écurée. On peut, d'ailleurs, se soustraire à ces cérémonies et se contenter du bien-être que procure l'atmosphère humide de la grande salle du bain. Par un effet singulier, cette chaleur artificielle délasse de l'autre; le feu terrestre de Phtha combat les ardeurs trop vives du céleste Horus. Faut-il parler encore des délices du massage et du repos charmant que l'on goûte sur ces lits disposés autour d'une haute galerie à balustre qui domine la salle d'entrée des bains? Le café, les sorbets, le narghilé, interrompent là ou préparent ce léger sommeil de la méridienne si cher aux peuples du Levant.

Du reste, le vent du midi ne souffle pas continuellement pendant l'époque du khamsin; il s'interrompt souvent des semaines entières, et vous laisse littéralement respirer. Alors, la ville reprend son aspect animé, la foule se répand sur les places et dans les jardins; l'allée de Choubrah se remplit de promeneurs; les musulmanes voilées vont s'asseoir dans les kiosques, au bord des fontaines et sur les tombes entremêlées d'ombrages, où elles rêvent tout le jour entourées d'enfants joyeux, et se font même apporter leurs repas. Les femmes d'Orient ont deux grands moyens d'échapper à la solitude des harems: c'est le cimetière, où elles ont toujours quelque être chéri à pleurer, et le bain public, où la coutume oblige leurs maris de les laisser aller une fois par semaine au moins.

Ce détail, que j'ignorais, a été pour moi la source de quelques chagrins domestiques contre lesquels il faut bien que je prévienne l'Européen qui serait tenté de suivre mon exemple. Je n'eus pas plus tôt ramené du bazar l'esclave javanaise, que je me vis assailli d'une foule de réflexions qui ne s'étaient pas encore présentées à mon esprit. La crainte de la laisser un jour de plus parmi les femmes d'Abd-el-Kérim avait précipité ma résolution, et, le dirai-je? le premier regard jeté sur elle avait été tout-puissant.

Il y a quelque chose de très-séduisant dans une femme d'un pays lointain et singulier, qui parle une langue inconnue, dont le costume et les habitudes frappent déjà par l'étrangeté seule, et qui enfin n'a rien de ces vulgarités de détail que l'habitude nous révèle chez les femmes de notre patrie. Je subis quelque temps cette fascination de couleur locale, je l'écoutais babiller, je la voyais étaler la bigarrure de ses vêtements: c'était comme un oiseau splendide que je possédais en cage; mais cette impression pouvait-elle toujours durer?

On m'avait prévenu que, si le marchand m'avait trompé sur les mérites de l'esclave, s'il existait un vice rédhibitoire quelconque, j'avais huit jours pour résilier le marché. Je ne songeais guère qu'il fût possible à un Européen d'avoir recours à cette indigne clause, eût-il même été trompé. Seulement, je vis avec peine que cette pauvre fille avait sous le bandeau rouge qui ceignait son front une place brûlée grande comme un écu de six livres à partir des premiers cheveux. On voyait sur sa poitrine une autre brûlure de même forme, et, sur ces deux marques, un tatouage qui représentait une sorte de soleil. Le menton était aussi tatoué en fer de lance, et la narine gauche percée de manière à recevoir un anneau. Quant aux cheveux, ils étaient rongés par devant à partir des tempes et autour du front, et, sauf la partie brûlée, ils tombaient ainsi jusqu'aux sourcils, qu'une ligne noire prolongeait et réunissait selon la coutume. Quant aux bras et aux pieds teints de couleur orange, je savais que c'était l'effet d'une préparation de henné qui ne laissait aucune marque au bout de quelques jours.

Que faire maintenant? Habiller une femme jaune à l'européenne, c'eût été la chose la plus ridicule du monde. Je me bornai à lui faire signe qu'il fallait laisser repousser les cheveux coupés en rond sur le devant, ce qui parut l'étonner beaucoup; quant à la brûlure du front et à celle de la poitrine, qui résultait probablement d'un usage de son pays, car on ne voit rien de pareil en Égypte, cela pouvait se cacher au moyen d'un bijou ou d'un ornement quelconque; il n'y avait donc pas trop de quoi se plaindre, tout examen fait.


III—SOINS DU MÉNAGE

La pauvre enfant s'était endormie pendant que j'examinais sa chevelure avec cette sollicitude de propriétaire qui s'inquiète de ce qu'on a fait de coupes dans le bien qu'il vient d'acquérir. J'entendis Ibrahim crier au dehors: Ya, sidy! (eh! monsieur!) puis d'autres mots où je compris que quelqu'un me rendait visite. Je sortis de la chambre et je trouvai dans la galerie le juif Yousef qui voulait me parler. Il s'aperçut que je ne tenais pas à ce qu'il entrât dans la chambre, et nous nous promenâmes en fumant.

—J'ai appris, me dit-il, qu'on vous avait fait acheter une esclave; j'en suis bien contrarié.

—Et pourquoi?

—Parce qu'on vous aura trompé ou volé de beaucoup: les drogmans s'entendent toujours avec le marchand d'esclaves.

—Cela me paraît probable.

—Abdallah aura reçu au moins une bourse pour lui.

—Qu'y faire?

—Vous n'êtes pas au bout. Vous serez très-embarrassé de cette femme quand vous voudrez partir, et il vous offrira de vous la racheter pour peu de chose. Voilà ce qu'il est habitué à faire, et c'est pour cela qu'il vous a détourné de conclure un mariage à la cophte; ce qui était beaucoup plus simple et moins coûteux.

—Mais vous savez bien qu'après tout, j'avais quelque scrupule à faire un de ces mariages qui veulent toujours une sorte de consécration religieuse.

—Eh bien, que ne m'avez-vous dit cela? je vous aurais trouvé un domestique arabe qui se serait marié pour vous autant de fois que vous auriez voulu!

La singularité de cette proposition me fit partir d'un éclat de rire; mais, quand on est au Caire, on apprend vite à ne s'étonner de rien. Les détails que me donna Yousef m'apprirent qu'il se rencontrait des gens assez misérables pour faire ce marché. La facilité qu'ont les Orientaux de prendre femme et de divorcer à leur gré rend cet arrangement possible, et la plainte de la femme pourrait seule le révéler; mais, évidemment, ce n'est qu'un moyen d'éluder la sévérité du pacha à l'égard des mœurs publiques. Toute femme qui ne vit pas seule ou dans sa famille doit avoir un mari légalement reconnu, dût-elle divorcer au bout de huit jours, à moins que, comme esclave, elle n'ait un maître.

Je témoignai au juif Yousef combien une telle convention m'aurait révolté.

—Bon! me dit-il, qu'importe?... avec des Arabes!

—Vous pourriez dire aussi avec des chrétiens.

—C'est un usage, ajouta-t-il, qu'ont introduit les Anglais, ils ont tant d'argent!

—Alors, cela coûte cher?

—C'était cher autrefois; niais, maintenant, la concurrence s'y est mise, et c'est à la portée de tous.

Voilà pourtant où aboutissent les réformes morales tentées ici. On déprave toute une population pour éviter un mal certainement beaucoup moindre. Il y a dix ans, le Caire avait des bayadères publiques comme l'Inde, et des courtisanes comme l'antiquité. Les ulémas se plaignirent, et ce fut longtemps sans succès, parce que le gouvernement tirait un impôt assez considérable de ces femmes, organisées en corporation, et dont le plus grand nombre résidaient hors de la ville, à Matarée. Enfin les dévots du Caire offrirent de payer l'impôt en question; ce fut alors que l'on exila toutes ces femmes à Esné, dans la haute Égypte. Aujourd'hui, cette ville de l'ancienne Thébaïde est pour les étrangers qui remontent le Nil une sorte de Capoue. Il y a là des Laïs et des Aspasies qui mènent une grande existence, et qui se sont enrichies particulièrement aux dépens de l'Angleterre. Elles ont des palais, des esclaves, et pourraient se faire construire des pyramides comme la fameuse Rhodope, si c'était encore la mode aujourd'hui d'entasser des pierres sur son corps pour prouver sa gloire; elles aiment mieux les diamants.

Je comprenais bien que le juif Yousef ne cultivait pas ma connaissance sans quelque motif; l'incertitude que j'avais là-dessus m'avait empêché déjà de l'avertir de mes visites aux bazars d'esclaves. L'étranger se trouve toujours en Orient dans la position de l'amoureux naïf ou du fils de famille des comédies de Molière. Il faut louvoyer entre le Mascarille et le Sbrigani. Pour mettre fin à tout calcul possible, je me plaignis de ce que le prix de l'esclave avait presque épuisé ma bourse.

—Quel malheur! s'écria le juif; je voulais vous mettre de moitié dans une affaire magnifique qui, en quelques jours, vous aurait rendu dix fois votre argent. Nous sommes plusieurs amis qui achetons toute la récolte des feuilles de mûrier aux environs du Caire, et nous la revendrons en détail, le prix que nous voudrons, aux éleveurs de vers à soie; mais il faut un peu d'argent comptant; c'est ce qu'il y a de plus rare dans ce pays: le taux légal est de 24 pour 100. Pourtant, avec des spéculations raisonnables, l'argent se multiplie.... Enfin n'en parlons plus. Je vous donnerai seulement un conseil: vous ne savez pas l'arabe; n'employez pas le drogman pour parler avec votre esclave; il lui communiquerait de mauvaises idées sans que vous vous en doutiez, et elle s'enfuirait quelque jour; cela s'est vu.

Ces paroles me donnèrent à réfléchir.

Si la garde d'une femme est difficile pour un mari, que ne sera-ce pas pour un maître! C'est la position d'Arnolphe ou de Georges Dandin. Que faire? L'eunuque et la duègne n'ont rien de sûr pour un étranger; accorder tout de suite à une esclave l'indépendance des femmes françaises, ce serait absurde dans un pays où les femmes, comme on sait, n'ont aucun principe contre la plus vulgaire séduction. Comment sortir de chez moi seul? et comment sortir avec elle dans un pays où jamais femme ne s'est montrée au bras d'un homme? Comprend-on que je n'eusse pas prévu tout cela?

Je fis dire par le juif à Mustafa de me préparer à dîner; je ne pouvais pas évidemment mener l'esclave à la table d'hôte de l'hôtel Domergue. Quant au drogman, il était allé attendre l'arrivée de la voiture de Suez; car je ne l'occupais pas assez pour qu'il ne cherchât point à promener de temps en temps quelque Anglais dans la ville. Je lui dis à son retour que je ne voulais plus l'employer que pour certains jours, que je ne garderais pas tout ce monde qui m'entourait, et qu'ayant une esclave, j'apprendrais très-vite à échanger quelques mots avec elle, ce qui me suffisait. Comme il s'était cru plus indispensable que jamais, cette déclaration l'étonna un peu. Cependant il finit par bien prendre la chose, et me dit que je le trouverais à l'hôtel Waghorn chaque fois que j'aurais besoin de lui.

Il s'attendait sans doute à me servir de truchement pour faire du moins connaissance avec l'esclave; mais la jalousie est une chose si bien comprise en Orient, la réserve est si naturelle dans tout ce qui a rapport aux femmes, qu'il ne m'en parla même pas.

J'étais rentré dans la chambre où j'avais laissé l'esclave endormie. Elle était réveillée et assise sur l'appui de la fenêtre, regardant à droite et à gauche dans la rue, par les grilles latérales du moucharaby. Il y avait, deux maisons plus loin, des jeunes gens en costume turc de la réforme, officiers sans doute de quelque personnage, et qui fumaient nonchalamment devant la porte. Je compris qu'il existait un danger de ce côté. Je cherchais en vain dans ma tête un mot qui pût lui faire comprendre qu'il n'était pas bien de regarder les militaires dans la rue, mais je ne trouvais que cet universel tayeb (très-bien), interjection optimiste bien digne de caractériser l'esprit du peuple le plus doux de la terre, mais tout à fait insuffisante dans la situation.

O femmes! avec vous tout change. J'étais heureux, content de tout. Je disais tayeb à tout propos, et l'Égypte me souriait. Aujourd'hui, il me faut chercher des mots qui ne sont peut-être pas dans la langue de ces nations bienveillantes. Il est vrai que j'avais surpris chez quelques naturels un mot et un geste négatifs. Si une chose ne leur plaît pas, ce qui est rare, ils vous disent: Lah! en levant la main négligemment à la hauteur du front. Mais comment dire d'un ton rude, et toutefois avec un mouvement de main languissant: Lah! Ce fut cependant à quoi je m'arrêtai faute de mieux; après cela, je ramenai l'esclave vers le divan, et je fis un geste qui indiquait qu'il était plus convenable de se tenir là qu'à la fenêtre. Du reste, je lui fis comprendre que nous ne tarderions pas à dîner.

La question maintenant était de savoir si je la laisserais découvrir sa figure devant le cuisinier; cela me parut contraire aux usages. Personne, jusque-là, n'avait cherché à la voir. Le drogman lui-même n'était pas monté avec moi lorsque Abd-el-Kérim m'avait fait voir ses femmes; il était donc clair que je me ferais mépriser en agissant autrement que les gens du pays.

Quand le dîner fut prêt, Mustapha cria du dehors:

Sidi!

Je sortis de la chambre; il me montra la casserole de terre contenant une poule découpée dans du riz.

Bono! bono! lui dis-je.

Et je rentrai pour engager l'esclave à remettre son masque, ce quelle fit.

Mustapha plaça la table, posa dessus une nappe de drap vert; puis, ayant arrangé sur un plat sa pyramide de pilau, il apporta encore plusieurs verdures sur de petites assiettes, et notamment des koulkas découpés dans du vinaigre, ainsi que des tranches de gros oignons nageant dans une sauce à la moutarde: cet ambigu n'avait pas mauvaise mine. Ensuite il se retira discrètement.


IV—PREMIÈRES LEÇONS D'ARABE

Je fis signe à l'esclave de prendre une chaise (j'avais eu la faiblesse d'acheter des chaises); elle secoua la tête, et je compris que mon idée était ridicule à cause du peu de hauteur de la table. Je mis donc des coussins à terre, et je pris place en l'invitant à s'asseoir de l'autre côté; mais rien ne put la décider. Elle détournait la tête et mettait la main sur sa bouche.

—Mon enfant, lui dis-je, est-ce que vous voulez vous laisser mourir de faim?

Je sentais qu'il valait mieux parler, même avec la certitude de ne pas être compris, que de se livrer à une pantomime ridicule. Elle répondit quelques mots qui signifiaient probablement qu'elle ne comprenait pas, et auxquels je répliquai: Tayeb. C'était toujours un commencement de dialogue.

Lord Byron disait par expérience que le meilleur moyen d'apprendre une langue était de vivre seul pendant quelque temps avec une femme; mais encore faudrait-il y joindre quelques livres élémentaires; autrement, on n'apprend que des substantifs, le verbe manque; ensuite il est bien difficile de retenir des mots sans les écrire, et l'arabe ne s'écrit pas avec nos lettres, ou du moins ces dernières ne donnent qu'une idée imparfaite de la prononciation. Quant à apprendre l'écriture arabe, c'est une affaire si compliquée à cause des élisions, que le savant Volney avait trouvé plus simple d'inventer un alphabet mixte, dont malheureusement les autres savants n'encouragèrent pas l'emploi. La science aime les difficultés, et ne tient jamais à vulgariser beaucoup l'étude: si l'on apprenait par soi-même, que deviendraient les professeurs?

-Après tout, me dis-je, cette jeune fille, née à Java, suit peut-être la religion hindoue; elle ne se nourrit sans doute que de fruits et d'herbages.

Je fis un signe d'adoration, en prononçant d'un air interrogatif le nom de Brahma; elle ne parut pas comprendre. Dans tous les cas, ma prononciation eût été mauvaise sans doute. J'énumérai encore tout ce que je savais de noms se rattachant à cette même cosmogonie; c'était comme si j'eusse parlé français. Je commençais à regretter d'avoir remercié le drogman; j'en voulais surtout au marchand d'esclaves de m'avoir vendu ce bel oiseau doré sans me dire ce qu'il fallait lui donner pour nourriture.

Je lui présentai simplement du pain, et du meilleur qu'on fît au quartier franc; elle dit d'un ton mélancolique: Mafisch! mot inconnu dont l'expression m'attrista beaucoup. Je songeai alors à de pauvres bayadères amenées à Paris il y a quelques années, et qu'on m'avait fait voir dans une maison des Champs-Elysées. Ces Indiennes ne prenaient que des aliments qu'elles avaient préparés elles-mêmes dans des vases neufs. Ce souvenir me rassura un peu, et je résolus de sortir, après mon repas, avec l'esclave pour éclaircir ce point.

La défiance que m'avait inspirée le juif pour mon drogman avait eu pour second effet de me mettre en garde contre lui-même; voilà ce qui m'avait conduit à cette position fâcheuse. Il s'agissait donc de prendre pour interprète quelqu'un de sûr, afin du moins de faire connaissance avec mon acquisition. Je songeai un instant à M. Jean, le mamelouk, homme d'un âge respectable; mais le moyen de conduire cette femme dans un cabaret? D'un autre côté, je ne pouvais pas la faire rester dans la maison avec le cuisinier et le barbarin pour aller chercher M. Jean. Et, eussé-je envoyé dehors ces deux serviteurs hasardeux, était-il prudent de laisser une esclave seule dans un logis fermé d'une serrure de bois?

Un son de petites clochettes retentit dans la rue; je vis à travers le treillis un chevrier en sarrau bleu qui menait quelques chèvres du côté du quartier franc. Je le montrai à l'esclave, qui me dit en souriant: Aioua! ce que je traduisis par oui.

J'appelai le chevrier, garçon de quinze ans, au teint hâlé, aux yeux énormes, ayant, du reste, le gros nez et la lèvre épaisse des têtes de sphinx, un type égyptien des plus purs. Il entra dans la cour avec ses bêtes, et se mit à en traire une dans un vase de faïence neuve que je fis voir à l'esclave avant qu'il s'en servît. Celle-ci répéta aioua, et, du haut de la galerie, elle regarda, bien que voilée, le manége du chevrier.

Tout cela était simple comme l'idylle, et je trouvai très-naturel qu'elle lui adressât ces deux mots: Talé bouckra; je compris qu'elle l'engageait sans doute à revenir le lendemain. Quand la tasse fut pleine, le chevrier me regarda d'un air sauvage en criant:

-At foulouz!

J'avais assez cultivé les âniers pour savoir que cela voulait dire: «Donne de l'argent.» Quand je l'eus payé, il cria encore: Bakchis! autre expression favorite de l'Égyptien, qui réclame à tout propos le pourboire. Je lui répondis: Talé bouckra! comme avait dit l'esclave. Il s'éloigna satisfait. Voilà comme on apprend les langues peu à peu.

Elle se contenta de boire son lait sans y vouloir mettre de pain; toutefois, ce léger repas me rassura un peu; je craignais qu'elle ne fût de cette race javanaise qui se nourrit d'une sorte de terre grasse qu'on n'aurait peut-être pas pu se procurer au Caire. Ensuite j'envoyai chercher des ânes et je fis signe à l'esclave de prendre son vêtement de dessus (milayeh). Elle regarda avec un certain dédain ce tissu de coton quadrillé, qui est pourtant fort bien porté au Caire, et me dit:

An' aouss habbarah!

Comme on s'instruit! Je compris qu'elle espérait porter de la soie au lieu de coton, le vêtement des grandes dames au lieu de celui des simples bourgeoises, et je lui dis: Lah! lah! en secouant la tête à la manière des Égyptiens.


V—L'AIMABLE INTERPRÈTE

Je n'avais envie ni d'aller acheter un habbarah, ni de faire une simple promenade; il m'était venu à l'idée qu'en prenant un abonnement au cabinet de lecture français, la gracieuse madame Bonhomme voudrait bien me servir de truchement pour une première explication avec ma jeune captive. Je n'avais vu encore madame Bonhomme que dans la fameuse représentation d'amateurs qui avait inauguré la saison au teatro del Cairo; mais le vaudeville qu'elle avait joué lui prêtait à mes yeux les qualités d'une excellente et obligeante personne. Le théâtre a cela de particulier, qu'il vous donne l'illusion de connaître parfaitement une inconnue. De là les grandes passions qu'inspirent les actrices, tandis qu'on ne s'éprend guère, en général, des femmes qu'on n'a fait que voir de loin.

Si l'actrice a ce privilège d'exposer à tous un idéal que l'imagination de chacun interprète et réalise à son gré, pourquoi ne pas reconnaître chez une jolie et, si vous voulez même, une vertueuse marchande, cette fonction généralement bienveillante, et pour ainsi dire initiatrice, qui ouvre à l'étranger des relations utiles et charmantes.

On sait à quel point le bon Yorick, inconnu, inquiet, perdu dans le grand tumulte de la vie parisienne, fut ravi de trouver accueil chez une aimable et complaisante gantière; mais combien une telle rencontre n'est-elle pas plus utile encore dans une ville d'Orient!

Madame Bonhomme accepta avec toute la grâce et toute la patience possibles le rôle d'interprète entre l'esclave et moi. Il y avait du monde dans la salle de lecture, de sorte qu'elle nous fit entrer dans un magasin d'articles de toilette et d'assortiment, qui était joint à la librairie. Au quartier franc, tout commerçant vend de tout. Pendant que l'esclave, étonnée, examinait avec ravissement les merveilles du luxe européen, j'expliquais ma position à madame Bonhomme, qui, du reste, avait elle-même une esclave noire à laquelle, de temps en temps, je l'entendais donner des ordres en arabe.

Mon récit l'intéressa; je la priai de demander à l'esclave si elle était contente de m'appartenir.

Aioua! répondit celle-ci.

A cette réponse affirmative, elle ajouta qu'elle serait bien contente d'être vêtue comme une Européenne. Cette prétention fit sourire madame Bonhomme, qui alla chercher un bonnet de tulle à rubans et le lui ajusta sur la tête. Je dois avouer que cela ne lui allait pas très-bien; la blancheur du bonnet lui donnait l'air malade.

-Mon enfant, lui dit madame Bonhomme, il faut rester comme tu es; le tarbouch te sied beaucoup mieux.

Et, comme l'esclave renonçait au bonnet avec peine, elle lui alla chercher un tatikos de femme grecque festonné d'or, qui, cette fois, était du meilleur effet. Je vis bien qu'il y avait là une légère intention de pousser à la vente; mais le prix était modéré, malgré l'exquise délicatesse du travail.

Certain désormais d'une double bienveillance, je me fis raconter en détail les aventures de cette pauvre fille. Cela ressemblait à toutes les histoires d'esclaves possibles, à l'Andrienne de Térence, à mademoiselle Aïssé.... Il est bien entendu que je ne me flattais pas d'obtenir la vérité complète. Issue de nobles parents, enlevée toute petite au bord de la mer, chose qui serait invraisemblable aujourd'hui dans la Méditerranée, mais qui reste probable au point de vue des mers du Sud. Et, d'ailleurs, d'où serait-elle venue? Il n'y avait pas à douter de son origine malaise. Les sujets de l'empire ottoman ne peuvent être vendus sous aucun prétexte. Tout ce qui n'est pas blanc ou noir, en fait d'esclaves, ne peut donc appartenir qu'à l'Abyssinie ou à l'archipel indien.

Elle avait été vendue à un cheik très-vieux du territoire de la Mecque. Ce cheik étant mort, des marchands de la caravane l'avaient emmenée et exposée en vente au Caire.

Tout cela était fort naturel, et je fus heureux de croire, en effet, qu'elle n'avait pas eu d'autre possesseur avant moi que ce vénérable cheik glacé par l'âge.

—Elle a bien dix-huit ans, me dit madame Bonhomme; mais elle est très-forte, et vous l'auriez payée plus cher, si elle n'était pas d'une race qu'on voit rarement ici. Les Turcs sont gens d'habitude, il leur faut des Abyssiniennes ou des noires; soyez sûr qu'on l'a promenée de ville en ville sans pouvoir s'en défaire.

—Eh bien, dis-je, c'est donc que le sort voulait que je passasse par là. Il m'était réservé d'influer sur sa bonne ou sa mauvaise fortune.

Cette manière de voir, en rapport avec la fatalité orientale, fut transmise à l'esclave, et me valut son assentiment.

Je lui fis demander pourquoi elle n'avait pas voulu manger le matin et si elle était de la religion hindoue.

—Non, elle est musulmane, me dit madame Bonhomme après lui avoir parlé; elle n'a pas mangé aujourd'hui, parce que c'est jour de jeûne jusqu'au coucher du soleil.

Je regrettai qu'elle n'appartînt pas au culte brahmanique, pour lequel j'ai toujours eu un faible; quant au langage, elle s'exprimait dans l'arabe le plus pur, et n'avait conservé de sa langue primitive que le souvenir de quelques chansons ou pantouns, que je me promis de lui faire répéter.

—Maintenant, me dit madame Bonhomme, comment ferez-vous pour vous entretenir avec elle?

—Madame, lui dis-je, je sais déjà un mot avec lequel on se montre content de tout; indiquez-m'en seulement un autre qui exprime le contraire. Mon intelligence suppléera au reste, en attendant que je m'instruise mieux.

—Est-ce que vous en êtes déjà au chapitre des refus? me dit-elle.

—J'ai de l'expérience, répondis-je, il faut tout prévoir.

—Hélas! me dit tout bas madame Bonhomme, ce terrible mot, le voilà: Mafisch! Cela comprend toutes les négations possibles.

Alors, je me souvins que l'esclave l'avait déjà prononcé avec moi.


VI—L'ÎLE DE RODDAH

Le consul général m'avait invité à faire une excursion dans les environs du Caire. Ce n'était pas une offre à négliger, les consuls jouissant de privilèges et de facilités sans nombre pour tout visiter commodément. J'avais, en outre, l'avantage, dans cette promenade, de pouvoir disposer d'une voiture européenne, chose rare dans le Levant. Une voiture au Caire est un luxe d'autant plus beau, qu'il est impossible de s'en servir pour circuler dans la ville; les souverains et leurs représentants auraient seuls le droit d'écraser les hommes et les chiens dans les rues, si l'étroitesse et la forme tortueuse de ces dernières leur permettaient d'en profiter. Mais le pacha lui-même est obligé de tenir ses remises près des portes, et ne peut se faire voiturer qu'à ses diverses maisons de campagne; alors, rien n'est plus curieux que de voir un coupé ou une calèche du dernier goût de Paris ou de Londres portant sur le siège un cocher à turban, qui tient d'une main son fouet et de l'autre sa longue pipe de cerisier.

Je reçus donc un jour la visite d'un janissaire du consulat, qui frappa de grands coups à la porte avec sa grosse canne à pomme d'argent, pour me faire honneur dans le quartier. Il me dit que j'étais attendu au consulat pour l'excursion convenue. Nous devions partir le lendemain au point du jour; mais le consul ne savait pas que, depuis sa première invitation, mon logis de garçon était devenu un ménage, et je me demandais ce que je ferais de mon aimable compagne pendant une absence d'un jour entier. La mener avec moi eût été indiscret; la laisser seule avec le cuisinier et le portier était manquer à la prudence la plus vulgaire. Cela m'embarrassa beaucoup. Enfin je songeai qu'il fallait ou se résoudre à acheter des eunuques, ou se confier à quelqu'un. Je la fis monter sur un âne, et nous nous arrêtâmes bientôt devant la boutique de M. Jean. Je demandai à l'ancien mamelouk s'il ne connaissait pas quelque famille honnête à laquelle je pusse confier l'esclave pour un jour. M. Jean, homme de ressources, m'indiqua un vieux Cophte, nommé Mansour, qui, ayant servi plusieurs années dans l'armée française, était digne de confiance sous tous les rapports.

Mansour avait été mamelouk comme M. Jean, mais des mamelouks de l'armée française. Ces derniers, comme il me l'apprit, se composaient principalement de Cophtes qui, lors de la retraite de l'expédition d'Égypte, avaient suivi nos soldats. Le pauvre Mansour, avec plusieurs de ses camarades, fut jeté à l'eau à Marseille par la populace pour avoir soutenu le parti de l'empereur au retour des Bourbons; mais, en véritable enfant du Nil, il parvint à se sauver à la nage et à gagner un autre point de la côte.

Nous nous rendîmes chez ce brave homme, qui vivait avec sa femme dans une vaste maison à moitié écroulée: les plafonds faisaient ventre et menaçaient la tête des habitants; la menuiserie découpée des fenêtres s'ouvrait par places comme une guipure déchirée. Des restes de meubles et des haillons paraient seuls l'antique demeure, où la poussière et le soleil causaient une impression aussi morne que peuvent le faire la pluie et la boue pénétrant dans les plus pauvres réduits de nos villes. J'eus le cœur serré en songeant que la plus grande partie de la population du Caire habitait ainsi des maisons que les rats avaient abandonnées déjà, comme peu sûres. Je n'eus pas un instant l'idée d'y laisser l'esclave, mais je priai le vieux Cophte et sa femme de venir chez moi. Je leur promettais de les prendre à mon service, quitte à renvoyer l'un ou l'autre de mes serviteurs actuels. Du reste, à une piastre et demie, ou quarante centimes par tête et par jour, il n'y avait pas encore de prodigalité.

Ayant ainsi assuré la tranquillité de mon intérieur et opposé, comme les tyrans habiles, une nation fidèle à deux peuples douteux qui auraient pu s'entendre contre moi, je ne vis aucune difficulté à me rendre chez le consul. Sa voiture attendait à la porte, bourrée de comestibles, avec deux janissaires à cheval pour nous accompagner. Il y avait avec nous, outre le secrétaire de légation, un grave personnage en costume oriental, nommé le cheik Abou-Khaled, que le consul avait invité pour nous donner des explications; il parlait facilement l'italien, et passait pour un poëte des plus élégants et des plus instruits dans la littérature arabe.

—C'est tout à fait, me dit le consul, un homme du temps passé. La réforme lui est odieuse, et pourtant il est difficile de voir un esprit plus tolérant. Il appartient à cette génération d'Arabes philosophes, voltairiens même pour ainsi dire, toute particulière à l'Égypte, et qui ne fut pas hostile à la domination française.

Je demandai au cheik s'il y avait, outre lui, beaucoup de poëtes au Caire.

—Hélas! dit-il, nous ne vivons plus au temps où, pour une belle pièce de vers, le souverain ordonnait qu'on remplît de sequins la bouche du poëte, tant qu'elle en pouvait tenir. Aujourd'hui, nous sommes seulement des bouches inutiles. A quoi servirait la poésie, sinon pour amuser le bas peuple dans les carrefours?

—Et pourquoi, dis-je, le peuple ne serait-il pas lui-même un souverain généreux?

—Il est trop pauvre, répondit le cheik, et, d'ailleurs, son ignorance est devenue telle, qu'il n'apprécie plus que les romans délayés sans art et sans souci de la pureté du style. Il suffit d'amuser les habitués d'un café par des aventures sanglantes ou graveleuses. Puis, à l'endroit le plus intéressant, le narrateur s'arrête, et dit qu'il ne continuera pas l'histoire qu'on ne lui ait donné telle somme; mais il rejette toujours le dénoûment au lendemain, et cela dure des semaines entières.

—Eh! mais, lui dis-je, tout cela est comme chez nous!

—Quant aux illustres poëmes d'Antar ou d'Abou-Zeyd, continua le cheik, on ne veut plus les écouter que dans les fêtes religieuses et par habitude. Est-il même sûr que beaucoup en comprennent les beautés? Les gens de notre temps savent à peine lire. Qui croirait que les plus savants, entre ceux qui connaissent l'arabe littéraire, sont aujourd'hui deux Français?

—Il veut parler, me dit le consul, du docteur Perron et de M. Fresnel, consul de Djeddah. Vous avez pourtant, ajouta-t-il en se tournant vers le cheik, beaucoup de saints ulémas à barbe blanche qui passent tout leur temps dans les bibliothèques des mosquées?

—Est-ce apprendre, dit le cheik, que de rester toute sa vie, en fumant son narghilé, à relire un petit nombre des mêmes livres, sous prétexte que rien n'est plus beau et que la doctrine en est supérieure à toutes choses? Autant vaut renoncer à notre passé glorieux et ouvrir nos esprits à la science des Francs..., qui cependant ont tout appris de nous!

Nous avions quitté l'enceinte de la ville, laissé à droite Boulaq et les riantes villas qui l'entourent, et nous roulions dans une avenue large et ombragée, tracée au milieu des cultures, qui traverse un vaste terrain cultivé, appartenant à Ibrahim. C'est lui qui a fait planter de dattiers, de mûriers et de figuiers de pharaon toute cette plaine autrefois stérile, qui aujourd'hui semble un jardin. De grands bâtiments servant de fabriques occupent le centre de ces cultures à peu de distance du Nil. En les dépassant et tournant à droite, nous nous trouvâmes devant une arcade par où l'on descend au fleuve pour se rendre à l'île de Roddah.

Le bras du Nil semble en cet endroit une petite rivière qui coule parmi les kiosques et les jardins. Des roseaux touffus bordent la rive, et la tradition indique ce point comme étant celui où la fille du pharaon trouva le berceau de Moïse. En se tournant vers le sud, on aperçoit à droite le port du vieux Caire, à gauche les bâtiments du Mekkias ou Nilomètre, entremêlés de minarets et de coupoles, qui forment la pointe de l'île.

Cette dernière n'est pas seulement une délicieuse résidence princière, elle est devenue aussi, grâce aux soins d'Ibrahim, le Jardin des plantes du Caire. On peut penser que c'est justement l'inverse du nôtre; au lieu de concentrer la chaleur par des serres, il faudrait créer là des pluies, des froids et des brouillards artificiels pour conserver les plantes de notre Europe. Le fait est que, de tous nos arbres, on n'a pu élever encore qu'un pauvre petit chêne, qui ne donne pas même de glands. Ibrahim a été plus heureux dans la culture des plantes de l'Inde. C'est une tout autre végétation que celle de l'Égypte, et qui se montre frileuse déjà dans cette latitude. Nous nous promenâmes avec ravissement sous l'ombrage des tamarins et des baobabs; des cocotiers à la tige élancée secouaient çà et là leur feuillage découpé comme la fougère; mais, à travers mille végétations étranges, j'ai distingué, comme infiniment gracieuses, des allées de bambous formant rideau comme nos peupliers; une petite rivière serpentait parmi les gazons, où des paons et des flamants roses brillaient au milieu d'une foule d'oiseaux privés. De temps en temps, nous nous reposions à l'ombre d'une espèce de saule pleureur, dont le tronc élevé, droit comme un mât, répand autour de lui des nappes de feuillage fort épaisses; on croit être ainsi dans une tente de soie verte, inondée d'une douce lumière.

Nous nous arrachâmes avec peine à cet horizon magique, à cette fraîcheur, à ces senteurs pénétrantes d'une autre partie du monde, où il semblait que nous fussions transportés par miracle; mais, en marchant au nord de l'île, nous ne tardâmes pas à rencontrer toute une nature différente, destinée sans doute à compléter la gamme des végétations tropicales. Au milieu d'un bois composé de ces arbres à fleurs qui semblent des bouquets gigantesques, par des chemins étroits, cachés sous des voûtes de lianes, on arrive à une sorte de labyrinthe qui gravit des rochers factices, surmontés d'un belvédère. Entre les pierres, au bord des sentiers, sur votre tête, à vos pieds, se tordent, s'enlacent, se hérissent et grimacent les plus étranges reptiles du monde végétal. On n'est pas sans inquiétude en mettant le pied dans ces repaires de serpents et d'hydres endormis, parmi ces végétations presque vivantes, dont quelques-uns parodient les membres humains et rappellent la monstrueuse conformation des dieux polypes de l'Inde.

Arrivé au sommet, je fus frappé d'admiration eu apercevant dans tout leur développement, au-dessus de Gizèh, qui borde l'autre côté du fleuve, les trois pyramides nettement découpées dans l'azur du ciel. Je ne les avais jamais si bien vues, et la transparence de l'air permettait, quoiqu'à une distance de trois lieues, d'en distinguer tous les détails.

Je ne suis pas de l'avis de Voltaire, qui prétend que les pyramides de l'Égypte sont loin de valoir ses fours à poulets; il ne m'était pas indifférent non plus d'être contemplé par quarante siècles; mais c'est au point de vue des souvenirs du Caire et des idées arabes qu'un tel spectacle m'intéressait dans ce moment-là, et je me hâtai de demander au cheik, notre compagnon, ce qu'il pensait des quatre mille ans attribués à ces monuments par la science européenne.

Le vieillard prit place sur le divan de bois du kiosque, et nous dit:

—Quelques auteurs pensent que les pyramides ont été bâties par le roi préadamite Gian-ben-Gian; mais, à en croire une tradition plus répandue chez nous, il existait, trois cents ans avant le déluge, un roi nommé Saurid, fils de Salahoc, qui songea une nuit que tout se renversait sur la terre, les hommes tombant sur leur visage et les maisons sur les hommes; les astres s'entre-choquaient dans le ciel, et leurs débris couvraient le sol à une grande hauteur. Le roi s'éveilla tout épouvanté, entra dans le temple du Soleil, et resta longtemps à baigner ses joues et à pleurer, ensuite il convoqua les prêtres et les devins. Le prêtre Akliman, le plus savant d'entre eux, lui déclara qu'il avait fait lui-même un rêve semblable, «J'ai songé, dit il, que j'étais avec vous sur une montagne, et que je voyais le ciel abaissé au point qu'il approchait du sommet de nos têtes, et que le peuple courait à vous en foule comme à son refuge; qu'alors vous éleviez les mains au-dessus de vous et tâchiez de repousser le ciel pour l'empêcher de s'abaisser davantage, et que, moi, vous voyant agir, je faisais aussi de même. En ce moment, une voix sortit du soleil qui nous dit: «Le ciel retournera en sa place ordinaire lorsque j'aurai fait trois cents tours.» Le prêtre ayant parlé ainsi, le roi Saurid fit prendre les hauteurs des astres et rechercher quel accident ils promettaient. On calcula qu'il devait y avoir d'abord un déluge d'eau et plus tard un déluge de feu. Ce fut alors que le roi fit construire les pyramides dans cette forme angulaire propre à soutenir même le choc des astres, et poser ces pierres énormes, reliées par des pivots de fer et taillées avec une précision telle, que ni le feu du ciel ni le déluge ne pouvaient certes les pénétrer. Là devaient se réfugier, au besoin, le roi et les grands du royaume, avec les livres et images des sciences, les talismans et tout ce qu'il importait de conserver pour l'avenir de la race humaine.»

J'écoutais cette légende avec grande attention, et je dis au consul qu'elle me semblait beaucoup plus satisfaisante que la supposition acceptée en Europe, que ces monstrueuses constructions auraient été seulement des tombeaux.

—Mais, dis-je, comment les gens réfugiés dans les salles des pyramides auraient-ils pu respirer?

—On y voit encore, reprit le cheik, des puits et des canaux qui se perdent sous la terre. Certains d'entre eux communiquaient avec les eaux du Nil, d'autres correspondaient à de vastes grottes souterraines; les eaux entraient par des conduits étroits, puis ressortaient plus loin, formant d'immenses cataractes, et remuant l'air continuellement avec un bruit effroyable.

Le consul, homme positif, n'accueillait ces traditions qu'avec un sourire; il avait profité de notre halte dans le kiosque pour faire disposer sur une table les provisions apportées dans sa voiture, et les bostangis d'Ibrahim-Pacha venaient nous offrir, en outre, des fleurs et des fruits rares, propres à compléter nos sensations asiatiques.

En Afrique, on rêve l'Inde comme en Europe on rêve l'Afrique; l'idéal rayonne toujours au delà de notre horizon actuel. Pour moi, je questionnais encore avec avidité notre bon cheik, et je lui faisais raconter tous les récits fabuleux de ses pères. Je croyais avec lui au roi Sanrid plus fermement qu'au Chéops des Grecs, à leur Chéphren et à leur Mycérinus.

—Et qu'a-t-on trouvé, lui disais-je, dans les pyramides lorsqu'on les ouvrit la première fois sous les sultans arabes?

—On trouva, dit-il, les statues et les talismans que le roi Saurid avait établis pour la garde de chacune. Le garde de la pyramide orientale était une idole d'écaillé noire et blanche, assise sur un trône d'or, et tenant une lance qu'on ne pouvait regarder sans mourir. L'esprit attaché à cette idole était une femme belle et rieuse, qui apparaît encore de notre temps et fait perdre l'esprit à ceux qui la rencontrent. Le garde de la pyramide occidentale était une idole de pierre rouge, armée aussi d'une lance, ayant sur la tête un serpent entortillé; l'esprit qui le servait avait la forme d'un vieillard nubien, portant un panier sur sa tête et dans ses mains un encensoir. Quant à la troisième pyramide, elle avait pour garde une petite idole de basalte, avec le socle de même, qui attirait à elle tous ceux qui la regardaient sans qu'ils pussent s'en détacher. L'esprit apparaît encore sous la forme d'un jeune homme sans barbe et nu. Quant aux autres pyramides de Saccarah, chacune aussi a son spectre: l'un est un vieillard basané et noirâtre, avec la barbe courte; l'autre est une jeune femme noire, avec un enfant noir, qui, lorsqu'on la regarde, montre de longues dents blanches et des yeux blancs; un autre a la tête d'un lion avec des cornes; un autre a l'air d'un berger vêtu de noir, tenant un bâton; un autre enfin apparaît sons la forme d'un religieux qui sort de la mer et qui se mire dans ses eaux. Il est dangereux de rencontrer ces fantômes à l'heure de midi.

—Ainsi, dis-je, l'Orient a les spectres du jour, comme nous avons ceux de la nuit?

—C'est qu'en effet, observa le consul, tout le monde doit dormir à midi dans ces contrées, et ce bon cheik nous fait des contes propres à appeler le sommeil.

—Mais, m'écriai-je, tout cela est-il plus extraordinaire que tant de choses naturelles qu'il nous est impossible d'expliquer? Puisque nous croyons bien à la création, aux anges, au déluge, et que nous ne pouvons douter de la marche des astres, pourquoi n'admettrions-nous pas qu'à ces astres sont attachés des esprits, et que les premiers hommes ont pu se mettre en rapport avec eux par le culte et par les monuments?

—Tel était, en effet, le but de la magie primitive, dit le cheik; ces talismans et ces figures ne prenaient force que de leur consécration à chacune des planètes et des signes combinés avec leur lever et leur déclin. Le prince des prêtres s'appelait Kater, c'est-à-dire maître des influences. Au-dessous de lui, chaque prêtre avait un astre à servir seul, comme Pharouïs (Saturne), Rhaouïs (Jupiter) et les autres. Aussi, chaque matin, le Kater disait-il à un prêtre: «Où est à présent l'astre que tu sers?» Celui-ci répondait:«Il est en tel signe, tel degré, telle minute;» et, d'après un calcul préparé, on écrivait ce qu'il était à propos de faire ce jour-là. La première pyramide avait donc été réservée aux princes et à leur famille; la seconde dut renfermer les idoles des astres et les tabernacles des corps célestes, ainsi que les livres d'astrologie, d'histoire et de science; là aussi, les prêtres devaient trouver refuge. Quant à la troisième, elle n'était destinée qu'à la conservation des cercueils de rois et de prêtres, et, comme elle se trouva bientôt insuffisante, on fit construire les pyramides de Saccarah et de Daschour. Le but de la solidité employée dans les constructions était d'empêcher la destruction des corps embaumés qui, selon les idées du temps, devaient renaître au bout d'une certaine révolution des astres dont on ne précise pas au juste l'époque.

—En admettant cette donnée, dit le consul, il y a des momies qui seront bien étonnées, un jour, de se réveiller sous un vitrage de musée ou dans le cabinet de curiosités d'un anglais.

—Au fond, observai-je, ce sont de vraies chrysalides humaines dont le papillon n'est pas encore sorti. Qui nous dit qu'il n'éclora pas quelque jour? J'ai toujours regardé comme impies la mise à nu et la dissection des momies de ces pauvres Égyptiens. Comment cette foi consolante et invincible de tant de générations accumulées n'a-t-elle pas désarmé la sotte curiosité européenne? Nous respectons les morts d'hier; mais les morts ont-ils un âge?

—C'étaient des infidèles, dit le cheik.

—Hélas! dis-je, à cette époque, ni Mahomet ni Jésus n'étaient nés.

Nous discutâmes quelque temps sur ce point, où je m'étonnais de voir un musulman imiter l'intolérance catholique. Pourquoi les enfants d'Ismaël maudiraient-ils l'antique Égypte, qui n'a réduit en esclavage que la race d'Isaac? A vrai dire, pourtant, les musulmans respectent en général les tombeaux et les monuments sacrés des divers peuples, et l'espoir seul de trouver d'immenses trésors engagea un calife à faire ouvrir les pyramides. Leurs chroniques rapportent qu'on trouva, dans la salle dite du Roi, une statue d'homme de pierre noire et une statue de femme de pierre blanche debout sur une table, l'un tenant une lance et l'autre un arc. Au milieu de la table était un vase hermétiquement fermé, qui, lorsqu'on l'ouvrit, se trouva plein de sang encore frais. Il y avait aussi un coq d'or rouge émaillé d'hyacinthes qui fit un cri et battit des ailes lorsqu'on entra. Tout cela rentre un peu dans les Mille et une Nuits; mais qui empêche de croire que ces chambres aient contenu des talismans et des figures cabalistiques! Ce qui est certain, c'est que les modernes n'y ont pas trouvé d'autres ossements que ceux d'un bœuf. Le prétendu sarcophage de la chambre du Roi était sans doute une cuve pour l'eau lustrale. D'ailleurs, n'est-il pas plus absurde, comme l'a remarqué Volney, de supposer qu'on ait entassé tant de pierres pour y loger un cadavre de cinq pieds?


VII—LE HAREM DU VICE-ROI

Nous reprîmes bientôt notre promenade, et nous allâmes visiter un charmant palais orné de rocailles où les femmes du vice-roi viennent habiter quelquefois l'été. Des parterres à la turque, représentant les dessins d'un tapis, entourent cette résidence, où l'on nous laissa pénétrer sans difficulté. Les oiseaux manquaient à la cage, et il n'y avait de vivant dans les salles que des pendules à musique, qui annonçaient chaque quart d'heure par un petit air de serinette tiré des opéras français. La distribution d'un harem est la même dans tous les palais turcs, et j'en avais déjà vu plusieurs. Ce sont toujours de petits cabinets entourant de grandes salles de réunion, avec des divans partout, et, pour tous meubles, de petites tables incrustées d'écaille; des enfoncements découpés en ogives çà et là dans la boiserie servent à serrer les narghilés, vases de fleurs et tasses à café. Trois ou quatre chambres seulement, décorées à l'européenne, contiennent quelques meubles de pacotille qui feraient l'orgueil d'une loge de portier; mais ce sont des sacrifices au progrès, des caprices de favorite peut-être, et aucune de ces choses n'est pour elles d'un usage sérieux.

Mais ce qui manque en général aux harems les plus princiers, ce sont des lits.

—Où couchent donc, disais-je au cheik, ces femmes et leurs esclaves?

—Sur les divans.

—Et n'ont-elles pas de couvertures?

—Elles donnent tout habillées. Cependant il y a des couvertures de laine ou de soie pour l'hiver.

—Je ne vois pas dans tout cela quelle est la place du mari?

—Eh bien, mais le mari couche dans sa chambre, les femmes dans les leurs, et les esclaves (odaleuk) sur les divans des grandes salles. Si les divans et les coussins ne semblent pas commodes pour dormir, on fait disposer des matelas dans le milieu de la chambre, et l'on dort ainsi.

—Tout habillé?

—Toujours, mais en ne conservant que les vêtements les plus simples, le pantalon, une veste, une robe. La loi défend aux hommes, ainsi qu'aux femmes, de se découvrir les uns devant les autres à partir de la gorge. Le privilège du mari est de voir librement la figure de ses épouses; si sa curiosité l'entraîne plus loin, ses yeux sont maudits: c'est un texte formel.

—Je comprends alors, dis-je, que le mari ne tienne pas absolument à passer la nuit dans une chambre remplie de femmes habillées, et qu'il aime autant dormir dans la sienne; mais, s'il emmène avec lui deux ou trois de ces dames....

—Deux ou trois! s'écria le cheik avec indignation; quels chiens croyez-vous que seraient ceux qui agiraient ainsi? Dieu vivant! est-il une seule femme, même infidèle, qui consentirait à partager avec une autre l'honneur de dormir près de son mari? Est-ce ainsi que l'on fait en Europe?

—En Europe? répondis-je. Non, certainement; mais les chrétiens n'ont qu'une femme, et ils supposent que les Turcs, en ayant plusieurs, vivent avec elles comme avec une seule.

—S'il y avait, me dit le cheik, des musulmans assez dépravés pour agir comme le supposent les chrétiens, leurs épouses légitimes demanderaient aussitôt le divorce, et les esclaves elles-mêmes auraient le droit de les quitter.

—Voyez, dis-je au consul quelle est encore l'erreur de l'Europe touchant les coutumes de ces peuples. La vie des Turcs est pour nous l'idéal de la puissance et du plaisir, et je vois qu'ils ne sont pas seulement maîtres chez eux.

—Presque tous, me répondit le consul, ne vivent, en réalité, qu'avec une seule femme. Les filles de bonne maison en font presque toujours une condition de leur alliance. L'homme assez riche pour nourrir et entretenir convenablement plusieurs femmes, c'est-à-dire donner à chacune un logement à part, une servante et deux vêtements complets par année, ainsi que tous les mois une somme fixée pour son entretien, peut, il est vrai, prendre jusqu'à quatre épouses; mais la loi l'oblige à consacrer à chacune un jour de la semaine, ce qui n'est pas toujours fort agréable. Songez aussi que les intrigues de quatre femmes, à peu près égales en droits, lui feraient l'existence la plus malheureuse, si ce n'était un homme très-riche et très-haut placé. Chez ces derniers, le nombre des femmes est un luxe comme celui des chevaux; mais ils aiment mieux, en général, se borner à une épouse légitime et avoir de belles esclaves, avec lesquelles encore ils n'ont pas toujours les relations les plus faciles, surtout si leurs femmes sont d'une grande famille.

—Pauvres Turcs! m'écriai-je, comme on les calomnie! Mais, s'il s'agit simplement d'avoir çà et là des maîtresses, tout homme riche en Europe a les mêmes facilités.

—Ils en ont de plus grandes, me dit le consul. En Europe, les institutions sont farouches sur ces points-là; mais les mœurs prennent bien leur revanche. Ici, la religion, qui règle tout, domine à la fois l'ordre social et l'ordre moral, et, comme elle ne commande rien d'impossible, on se fait un point d'honneur de l'observer. Ce n'est pas qu'il n'y ait des exceptions; cependant elles sont rares, et n'ont guère pu se produire que depuis la réforme. Les dévots de Constantinople furent indignés contre Mahmoud, parce qu'on apprit qu'il avait fait construire une salle de bain magnifique où il pouvait assister à la toilette de ses femmes; mais la chose est très-peu probable, et ce n'est sans doute qu'une invention des Européens.

Nous parcourions, causant ainsi, les sentiers pavés de cailloux ovales formant des dessins blancs et noirs et ceints d'une haute bordure de buis taillé; je voyais en idée les blanches cadines se disperser dans les allées, traîner leurs babouches sur le pavé de mosaïque, et s'assembler dans les cabinets de verdure où de grands ifs se découpaient en balustres et en arcades; des colombes s'y posaient parfois comme les âmes plaintives de cette solitude, et je songeais qu'un Turc, au milieu de tout cela, ne pouvait poursuivre que le fantôme du plaisir. L'Orient n'a plus de grands amoureux ni de grands voluptueux même; l'amour idéal de Medjnoun ou d'Antar est oublié des musulmans modernes, et l'inconstante ardeur de don Juan leur est inconnue. Ils ont de beaux palais sans aimer l'art; de beaux jardins sans aimer la nature; de belles femmes sans comprendre l'amour. Je ne dis pas cela pour Méhémet-Ali, Macédonien d'origine, et qui, en mainte occasion, a montré l'âme d'Alexandre; mais je regrette que son fils et lui n'aient pu rétablir en Orient la prééminence de la race arabe, si intelligente, si chevaleresque autrefois. L'esprit turc les gagne d'un côté, l'esprit européen de l'autre; c'est un médiocre résultat de tant d'efforts!

Nous retournâmes au Caire après avoir visité le bâtiment du Nilomètre, où un pilier gradué, anciennement consacré à Sérapis, plonge dans un bassin profond et sert à constater la hauteur des inondations de chaque année. Le consul voulut nous mener encore au cimetière de la famille du pacha. Voir le cimetière après le harem, c'était une triste comparaison à faire; mais, en effet, la critique de la polygamie est là. Ce cimetière, consacré aux seuls enfants de cette famille, a l'air d'être celui d'une ville. Il y a là plus de soixante tombes, grandes et petites, neuves pour la plupart, et composées de cippes de marbre blanc. Chacun de ces cippes est surmonté soit d'un turban, soit d'une coiffure de femme, ce qui donne à toutes les tombes turques un caractère de réalité funèbre; il semble que l'on marche à travers une foule pétrifiée. Les plus importants de ces tombeaux sont drapés de riches étoffes et portent des turbans de soie et de cachemire: là, l'illusion est plus poignante encore.

Il est consolant de penser que, malgré toutes ces pertes, la famille du pacha est encore assez nombreuse. Du reste, la mortalité des enfants turcs en Égypte paraît un fait aussi ancien qu'incontestable. Ces fameux mamelouks, qui dominèrent le pays si longtemps, et qui y faisaient venir les plus belles femmes du monde, n'ont pas laissé un seul rejeton.


VIII—LES MYSTÈRES DU HAREM

Je méditais sur ce que j'avais entendu.

Voilà donc une illusion qu'il faut perdre encore: les délices du harem, la toute-puissance du mari ou du maître, des femmes charmantes s'unissant pour faire le bonheur d'un seul! la religion ou les coutumes tempèrent singulièrement cet idéal, qui a séduit tant d'Européens. Tous ceux qui, sur la foi de nos préjugés, avaient compris ainsi la vie orientale, se sont vus découragés en bien peu de temps. La plupart des Francs entrés jadis au service du pacha, qui, par une raison d'intérêt ou de plaisir, ont embrassé l'islamisme, sont rentrés aujourd'hui sinon dans le giron de l'Eglise, au moins dans les douceurs de la monogamie chrétienne.

Pénétrons-nous bien de cette idée, que la femme mariée, dans tout l'empire turc, a les mêmes privilèges que chez nous, et qu'elle peut même empêcher son mari de prendre une seconde femme, en faisant de ce point une clause de son contrat de mariage. Et, si elle consent à habiter la même maison qu'une autre femme, elle a le droit de vivre à part, et ne concourt nullement, comme on le croit, à former des tableaux gracieux avec les esclaves sous l'œil d'un maître et d'un époux. Gardons-nous de penser que ces belles dames consentent même à chanter ou à danser pour divertir leur seigneur. Ce sont des talents qui leur paraissent indignes d'une femme honnête; mais chacun a le droit de fore venir dans son harem des almées et des ghawasies, et d'en donner le divertissement à ses femmes. Il faut aussi que le maître d'un sérail se garde bien de se préoccuper des esclaves qu'il a données à ses épouses, car elles sont devenues leur propriété personnelle; et, s'il lui plaisait d'en acquérir pour son usage, il ferait sagement de les établir dans une autre maison, bien que rien ne l'empêche d'user de ce moyen d'augmenter sa postérité.

Maintenant, il faut qu'on sache aussi que, chaque maison étant divisée en deux parties tout à fait séparées, l'une consacrée aux hommes et l'autre aux femmes, il y a bien un maître d'un côté, mais de l'autre une maîtresse. Cette dernière est la mère ou la belle-mère, ou l'épouse la plus ancienne ou celle qui a donné le jour à l'aîné des enfants. La première femme s'appelle la grande dame, et la seconde le perroquet (durrah). Dans le cas où les femmes sont nombreuses, ce qui n'existe que pour les grands, le harem est une sorte de couvent où domine une règle austère. On s'y occupe principalement d'élever les enfants, de faire quelques broderies et de diriger les esclaves dans les travaux du ménage. La visite du mari se fait en cérémonie, ainsi que celle des proches parents, et, comme il ne mange pas avec ses femmes, tout ce qu'il peut faire pour passer le temps est de fumer gravement son narghilé et de prendre du café ou des sorbets. Il est d'usage qu'il se fasse annoncer quelque temps à l'avance. De plus, s'il trouve des pantoufles à la porte du harem, il se garde bien d'entrer, car c'est signe que sa femme ou ses femmes reçoivent la visite de leurs amies, et leurs amies restent souvent un ou deux jours.

Pour ce qui est de la liberté de sortir et de faire des visites, on ne peut guère la contester à une femme de naissance libre. Le droit du mari se borne à la faire accompagner par des esclaves; mais cela est insignifiant comme précaution, à cause de la facilité qu'elles auraient de les gagner ou de sortir sous un déguisement, soit du bain, soit de la maison d'une de leurs amies, tandis que les surveillants attendraient à la porte. Le masque et l'uniformité des vêtements leur donneraient, en réalité, plus de liberté qu'aux Européennes, si elles étaient disposées aux intrigues. Les contes joyeux narrés le soir dans les cafés roulent souvent sur des aventures d'amants qui se déguisent en femmes pour pénétrer dans un harem. Rien n'est plus aisé, en effet; seulement, il faut dire que ceci appartient plus à l'imagination arabe qu'aux mœurs turques, qui dominent dans tout l'Orient depuis deux siècles. Ajoutons encore que le musulman n'est point porté à l'adultère, et trouverait révoltant de posséder une femme qui ne serait pas entièrement à lui.

Quant aux bonnes fortunes des chrétiens, elles sont rares. Autrefois, il y avait un double danger de mort; aujourd'hui, la femme seule peut risquer sa vie, mais seulement au cas de flagrant délit dans la maison conjugale. Autrement, le cas d'adultère n'est qu'une cause de divorce et de punition quelconque.

La loi musulmane n'a donc rien qui réduise, comme on l'a cru, les femmes à un état d'esclavage et d'abjection. Elles héritent, elles possèdent personnellement, comme partout, et en dehors même de l'autorité du mari. Elles ont le droit de provoquer le divorce pour des motifs réglés par la loi. Le privilège du mari est, sur ce point, de pouvoir divorcer sans donner de raisons. Il lui suffit de dire à sa femme devant trois témoins: «Tu es divorcée;» et elle ne peut dès lors réclamer que le douaire stipulé dans son contrat de mariage. Tout le monde sait que, s'il voulait la reprendre ensuite, il ne le pourrait que si elle s'était remariée dans l'intervalle et fût devenue libre depuis. L'histoire du hulta, qu'on appelle en Égypte musthilla, et qui joue le rôle d'épouseur intermédiaire, se renouvelle quelquefois pour les gens riches seulement. Les pauvres, se mariant sans contrat écrit, se quittent et se reprennent sans difficulté. Enfin, quoique ce soient surtout les grands personnages qui, par ostentation ou par goût, usent de la polygamie, il y a au Caire de pauvres diables qui épousent plusieurs femmes afin de vivre du produit de leur travail. Ils ont ainsi trois ou quatre ménages dans la ville, qui s'ignorent parfaitement l'un l'autre. La découverte de ces mystères amène ordinairement des disputes comiques et l'expulsion du paresseux fellah des divers foyers de ses épouses; car, si la loi lui permet plusieurs femmes, elle lui impose, d'un autre côté, l'obligation de les nourrir.


IX—LA LEÇON DE FRANÇAIS

J'ai retrouvé mon logis dans l'état où je l'avais laissé: le vieux Cophte et sa femme s'occupant à tout mettre en ordre, l'esclave dormant sur un divan, les coqs et les poules, dans la cour, becquetant du maïs, et le barbarin, qui fumait au café d'en face, m'attendant fort exactement. Par exemple, il fut impossible de retrouver le cuisinier; l'arrivée du Cophte lui avait fait croire sans doute qu'il allait être remplacé, et il était parti tout à coup sans rien dire; c'est un procédé très-fréquent des gens de service ou des ouvriers du Caire. Aussi ont-ils soin de se faire payer tous les soirs pour pouvoir agir à leur fantaisie.

Je ne vis pas d'inconvénient à remplacer Mustapha par Mansour; et sa femme, qui venait l'aider dans la journée, me paraissait une excellente gardienne pour la moralité de mon intérieur. Seulement, ce couple respectable ignorait parfaitement les éléments de la cuisine, même égyptienne. Leur nourriture à eux se composait de maïs bouilli et de légumes découpés dans du vinaigre, et cela ne les avait conduits ni à l'art du saucier ni à celui du rôtisseur. Ce qu'ils essayèrent dans ce sens fit jeter les hauts cris à l'esclave, qui se mit à les accabler d'injures. Ce trait de caractère me déplut fort.

Je chargeai Mansour de lui dire que c'était maintenant à son tour de faire la cuisine, et que, voulant l'emmener dans mes voyages, il était bon qu'elle s'y préparât. Je ne puis rendre toute l'expression d'orgueil blessé, ou plutôt de dignité offensée, dont elle nous foudroya tous.

—Dites au sidi, répondit elle à Mansour, que je suis une cadine (dame) et non une odaleuk (servante), et que j'écrirai au pacha, s'il ne me donne pas la position qui convient.

—Au pacha? m'écriai-je. Mais que fera le pacha dans cette affaire? Je prends une esclave, moi, pour me faire servir, et, si je n'ai pas les moyens de payer des domestiques, ce qui peut très-bien m'arriver, je ne vois pas pourquoi elle ne ferait pas le ménage, comme font les femmes dans tous les pays.

—Elle répond, dit Mansour, qu'en s'adressant au pacha, toute esclave a le droit de se faire revendre et de changer ainsi de maître; qu'elle est de religion musulmane, et ne se résignera jamais à des fonctions viles.

J'estime la fierté dans les caractères, et, puisqu'elle avait ce droit, chose dont Mansour me confirma la vérité, je me bornai à dire que j'avais plaisanté; que, seulement, il fallait qu'elle s'excusât envers ce vieillard de l'emportement qu'elle avait montré; mais Mansour lui traduisit cela de telle manière, que l'excuse, je crois bien, vint de son côté.

Il était clair désormais que j'avais fait une folie en achetant cette femme. Si elle persistait dans son idée, ne pouvant m'être pour le reste de ma route qu'un sujet de dépense, au moins fallait-il qu'elle pût me servir d'interprète. Je lui déclarai que, puisqu'elle était une personne si distinguée, il était bon qu'elle apprît le français pendant que j'apprendrais l'arabe. Elle ne repoussa pas cette idée.

Je lui donnai donc une leçon de langage et d'écriture; je lui fis faire des bâtons sur le papier comme à un enfant, et je lui appris quelques mots. Cela l'amusait assez, et la prononciation du français lui faisait perdre l'intonation gutturale, si peu gracieuse dans la bouche des femmes arabes. Je m'amusais beaucoup à lui faire prononcer des phrases tout entières qu'elle ne comprenait pas, par exemple celle-ci: «Je suis une petite sauvage,» qu'elle prononçait: Ze souis one bétit sovaze. Me voyant rire, elle crut que je lui faisais dire quelque chose d'inconvenant, et appela Mansour pour lui traduire la phrase. N'y trouvant pas grand mal, elle répéta avec beaucoup de grâce:

Ana (moi), bétit sovaze?... Mafisch (pas du tout)!

Son sourire était charmant.

Ennuyée de tracer des bâtons, des pleins et des déliés, l'esclave me fit comprendre qu'elle voulait écrire (k'tab) selon son idée. Je pensai qu'elle savait écrire en arabe et je lui donnai une page blanche. Bientôt je vis naître sous ses doigts une série bizarre d'hiéroglyphes, qui n'appartenaient évidemment à la calligraphie d'aucun peuple. Quand la page fut pleine, je lui fis demander par Mansour ce qu'elle avait voulu faire.

—Je vous ai écrit; lisez! dit-elle.

—Mais, ma chère enfant, cela ne représente rien. C'est seulement ce que pourrait tracer la griffe d'un chat trempée dans l'encre.

Cela l'étonna beaucoup. Elle avait cru que, toutes les fois qu'on pensait à une chose en promenant au hasard la plume sur le papier, l'idée devait ainsi se traduire clairement pour l'œil du lecteur. Je la détrompai, et je lui fis dire d'énoncer ce qu'elle avait voulu écrire, attendu qu'il fallait pour s'instruire beaucoup plus de temps qu'elle ne supposait.

Sa supplique naïve se composait de plusieurs articles. Le premier renouvelait la prétention déjà indiquée de porter un habbarah de taffetas noir, comme les dames du Caire, afin de n'être plus confondue avec les simples femmes fellahs; le second indiquait le désir d'une robe (yalek) en soie verte, et le troisième concluait à l'achat de bottines jaunes, qu'on ne pouvait, en qualité de musulmane, lui refuser le droit de porter.

Il faut dire ici que ces bottines sont affreuses et donnent aux femmes un certain air de palmipèdes fort peu séduisant, et le reste les fait ressembler à d'énormes ballots; mais, dans les bottines jaunes particulièrement, il y a une grave question de prééminence sociale. Je promis de réfléchir sur tout cela.

Ma réponse lui paraissant favorable, l'esclave se leva en frappant les mains et répétant à plusieurs reprises:

El fil! el fil!

—Qu'est-ce que cela? dis-je à Mansour.

—La siti (dame), me dit-il après l'avoir interrogée, voudrait aller voir un éléphant dont elle a entendu parler, et qui se trouve au palais de Méhémet-Ali, à Choubrah.

Il était juste de récompenser son application à l'étude, et je fis appeler les âniers. La porte de la ville, du côté de Choubrah, n'était qu'à cent pas de notre maison. C'est encore une porte armée de grosses tours qui datent du temps des croisades. On passe ensuite sur le pont d'un canal qui se répand à gauche, en formant un petit lac entouré d'une fraîche végétation. Des casins, cafés et jardins publics profitent de cette fraîcheur et de cette ombre. Le dimanche, on y rencontre beaucoup de Grecques, d'Arméniennes et de dames du quartier franc. Elles ne quittent leurs voiles qu'à l'intérieur des jardins, et là, encore, on peut étudier les races si curieusement contrastées du Levant. Plus loin, les cavalcades se perdent sous l'ombrage de l'allée de Choubrah, la plus belle qu'il y ait au monde assurément. Les sycomores et les ébéniers, qui l'ombragent sur une étendue d'une lieue, sont tous d'une grosseur énorme, et la voûte que forment leurs branches est tellement touffue, qu'il règne sur tout le chemin une sorte d'obscurité, relevée au loin par la lisière ardente du désert, qui brille à droite, au delà des terres cultivées. A gauche, c'est le Nil, qui côtoie de vastes jardins pendant une demi-lieue, jusqu'à ce qu'il vienne border l'allée elle-même et l'éclaircir du reflet pourpré de ses eaux. Il y a un café orné de fontaines et de treillages, situé à moitié chemin de Choubrah, et très-fréquenté des promeneurs. Des champs de maïs et de cannes à sucre, et çà et là quelques maisons de plaisance, continuent à droite, jusqu'à ce qu'on arrive à de grands bâtiments qui appartiennent au pacha.

C'était là qu'on faisait voir un éléphant blanc donné à Son Altesse par le gouvernement anglais. Ma compagne, transportée de joie, ne pouvait se lasser d'admirer cet animal, qui lui rappelait son pays, et qui, même en Égypte, est une curiosité. Ses défenses étaient ornées d'anneaux d'argent, et le cornac lui fit faire plusieurs exercices devant nous. Il arriva même à lui donner des attitudes qui me parurent d'une décence contestable, et, comme je faisais signe à l'esclave, voilée, mais non pas aveugle, que nous en avions assez vu, un officier du pacha me dit avec gravité:

Aspettate!... È per ricreare le donne. (Attendez!... C'est pour divertir les femmes.)

Il y en avait là plusieurs qui n'étaient, en effet, nullement scandalisées, et qui riaient aux éclats.

C'est une délicieuse résidence que Choubrah. Le palais du pacha d'Égypte, assez simple et de construction ancienne, donne sur le Nil, en face de la plaine d'Embabeh, si fameuse par la déroute des mamelouks. Du côté des jardins, on a construit un kiosque dont les galeries, peintes et dorées, sont de l'aspect le plus brillant. Là, véritablement, est le triomphe du goût oriental.

On peut visiter l'intérieur, où se trouvent des volières d'oiseaux rares, des salles de réception, des bains, des billards, et, en pénétrant plus loin, dans le palais même, on retrouve ces salles uniformes décorées à la turque, meublées à l'européenne, qui constituent partout le luxe des demeures princières. Des paysages sans perspective peints à l'œuf, sur les panneaux et au-dessus des portes, tableaux orthodoxes, où ne paraît aucune créature animée, donnent une médiocre idée de l'art égyptien. Toutefois les artistes se permettent quelques animaux fabuleux, comme dauphins, hippogriffes et sphinx. En fait de batailles, ils ne peuvent représenter que les sièges et combats maritimes; des vaisseaux dont on ne voit pas les marins luttent contre des forteresses où la garnison se défend sans se montrer; les feux croisés et les bombes semblent partir d'eux-mêmes, le bois veut conquérir les pierres, l'homme est absent. C'est pourtant le seul moyen qu'on ait eu de représenter les principales scènes de la campagne de Grèce d'Ibrahim.

Au-dessus de la salle où le pacha rend la justice, on lit cette belle maxime: "Un quart d'heure de clémence vaut mieux que soixante et dix heures de prière."

Nous sommes redescendus dans les jardins. Que de roses, grand Dieu! Les roses de Choubrah, c'est tout dire en Égypte; celles du Fayoum ne servent que pour l'huile et les confitures. Les bostangis venaient nous en offrir de tous côtés. Il y a encore un autre luxe chez le pacha: c'est qu'on ne cueille ni les citrons ni les oranges, pour que ces pommes d'or réjouissent le plus longtemps possible les yeux du promeneur. Chacun peut, du reste, les ramasser après leur chute. Mais je n'ai rien dit encore du jardin. On peut critiquer le goût des Orientaux dans les intérieurs, leurs jardins sont inattaquables. Partout des vergers, des berceaux et des cabinets d'ifs taillés qui rappellent le style de la renaissance; c'est le paysage du Décaméron. Il est probable que les premiers modèles ont été créés par des jardiniers italiens. On n'y voit point de statues, mais les fontaines sont d'un goût ravissant.

Un pavillon vitré qui couronne une suite de terrasses étagées en pyramide, se découpe sur l'horizon avec un aspect tout féerique. Le calife Haroun n'en eut jamais sans doute de plus beau; mais ce n'est rien encore. On redescend après avoir admiré le luxe de la salle intérieure et les draperies de soie qui voltigent en plein air parmi les guirlandes et les festons de verdure; on suit de longues allées bordées de citronniers taillés en quenouille, on traverse des bois de bananiers dont la feuille transparente rayonne comme l'émeraude, et l'on arrive à l'autre bout du jardin à une salle de bains trop merveilleuse et trop connue pour être ici longuement décrite. C'est un immense bassin de marbre blanc, entouré de galeries soutenues par des colonnes d'un goût byzantin, avec une haute fontaine dans le milieu, d'où l'eau s'échappe par des gueules de crocodile. Toute l'enceinte est éclairée au gaz, et, dans les nuits d'été, le pacha se fait promener sur le bassin dans une cange dorée dont les femmes de son harem agitent les rames. Ces belles dames s'y baignent aussi sous les yeux de leur maître, mais avec des peignoirs en crêpe de soie..., le Coran, comme nous savons, ne permettant pas les nudités.


XI—LES AFRITES

Il ne m'a pas semblé indifférent d'étudier dans une seule femme d'Orient le caractère probable de beaucoup d'autres, mais je craindrais d'attacher trop d'importance à des minuties. Cependant qu'on imagine ma surprise, lorsqu'en entrant un matin dans la chambre de l'esclave, je trouvai une guirlande d'oignons suspendue entravers de la porte, et d'autres oignons disposés avec symétrie au-dessus de la place où elle dormait. Croyant que c'était un simple enfantillage, je détachai ces ornements peu propres à parer la chambre, et je les envoyai négligemment dans la cour; mais voilà l'esclave qui se lève furieuse et désolée, s'en va ramasser les oignons en pleurant et les remet à leur place avec de grands signes d'adoration. Il fallut, pour s'expliquer, attendre l'arrivée de Mansour. Provisoirement je recevais un déluge d'imprécations dont la plus claire était le mot pharaôn! je ne savais trop si je devais me fâcher ou la plaindre. Enfin Mansour arriva, et j'appris que j'avais renversé un sort, que j'étais cause des malheurs les plus terribles qui fondraient sur elle et sur moi.

—Après tout, dis-je à Mansour, nous sommes dans un pays où les oignons ont été des dieux; si je les ai offensés, je ne demande pas mieux que de le reconnaître. Il doit y avoir quelque moyen d'apaiser le ressentiment d'un oignon d'Égypte!

Mais l'esclave ne voulait rien entendre et répétait en se tournant vers moi: Pharaôn! Mansour m'apprit que cela voulait dire «un être impie et tyrannique;» je fus affecté de ce reproche, mais bien aise d'apprendre que le nom des anciens rois de ce pays était devenu une injure. Il n'y avait pas de quoi s'en fâcher pourtant; on m'apprit que cette cérémonie des oignons était générale dans les maisons du Caire à un certain jour de l'année; cela sert à conjurer les maladies épidémiques.

Les craintes de la pauvre fille se vérifièrent, en raison probablement de son imagination frappée. Elle tomba malade assez gravement, et, quoi que je pusse faire, elle ne voulut suivre aucune prescription de médecin. Pendant mon absence, elle avait appelé deux femmes de la maison voisine en leur parlant d'une terrasse à l'autre, et je les trouvai installées près d'elle, qui récitaient des prières, et faisaient, comme me l'apprit Mansour, des conjurations contre les afrites ou mauvais esprits. Il paraît que la profanation des oignons avait révolté ces derniers, et qu'il y en avait deux spécialement hostiles à chacun de nous, dont l'un s'appelait le Vert, et l'autre le Doré.

Voyant que le mal était surtout dans l'imagination, je laissai faire les deux femmes, qui en amenèrent enfin une autre très-vieille. C'était une santone renommée. Elle apportait un réchaud qu'elle posa au milieu de la chambre, et où elle fit brûler une pierre qui me sembla être de l'alun. Cette cuisine avait pour objet de contrarier beaucoup les afrites, que les femmes voyaient clairement dans la fumée, et qui demandaient grâce. Mais il fallait extirper tout à fait le mal; on fit lever l'esclave, et elle se pencha sur la fumée, ce qui provoqua une toux très-forte; pendant ce temps, la vieille lui frappait le dos, et toutes chantaient d'une voix traînante des prières et des imprécations arabes.

Mansour, en qualité de chrétien cophte, était choqué de toutes ces pratiques; mais, si la maladie provenait d'une cause morale, quel mal y avait-il à laisser agir un traitement analogue? Le fait est que, dès le lendemain, il y eut un mieux évident, et la guérison s'ensuivit.

L'esclave ne voulut plus se séparer des deux voisines qu'elle avait appelées, et continuait à se faire servir par elles. L'une s'appelait Cartoum, et l'autre Zabetta. Je ne voyais pas la nécessité d'avoir tant de monde dans la maison, et je me gardais bien de leur offrir des gages; mais elle leur faisait des présents de ses propres effets; et, comme c'étaient ceux qu'Abd-el-Kérim lui avait laissés, il n'y avait rien à dire; toutefois, il fallut bien les remplacer par d'autres, et en venir à l'acquisition tant souhaitée du habbarah et du yalek.

La vie orientale nous joue de ces tours; tout semble d'abord simple, peu coûteux, facile. Bientôt cela se complique de nécessités, d'usages, de fantaisies, et l'on se voit entraîné à une existence pachalesque, qui, jointe au désordre et à l'infidélité des comptes, épuise les bourses les mieux garnies. J'avais voulu m'initier quelque temps à la vie intime de l'Égypte; mais peu à peu je voyais tarir les ressources futures de mon voyage.

—Ma pauvre enfant, dis-je à l'esclave en lui faisant expliquer la situation, si tu veux rester au Caire, tu es libre.

Je m'attendais à une explosion de reconnaissance.

—Libre! dit-elle; et que voulez-vous que je fasse? Libre! mais où irai-je? Revendez-moi plutôt à Abd-el-Kérim!

—Mais, ma chère, un Européen ne vend pas une femme; recevoir un tel argent, ce serait honteux.

—Eh bien, dit-elle en pleurant, est-ce que je puis gagner ma vie, moi? est-ce que je sais faire quelque chose?

—Ne peux-tu pas te mettre au service d'une dame de ta religion?

—Moi, servante? Jamais. Revendez-moi: je serai achetée par un muslim, par un cheik, par un pacha peut-être. Je puis devenir une grande dame! Vous voulez me quitter?... Menez-moi au bazar.

Voilà un singulier pays où les esclaves ne veulent pas de la liberté!

Je sentais bien, du reste, qu'elle avait raison, et j'en savais assez déjà sur le véritable état de la société musulmane, pour ne pas douter que sa condition d'esclave ne fût très-supérieure à celle des pauvres Égyptiennes employées aux travaux les plus rudes, et malheureuses avec des maris misérables. Lui donner la liberté, c'était la vouer à la condition la plus triste, peut-être à l'opprobre, et je me reconnaissais moralement responsable de sa destinée.

—Puisque tu ne veux pas rester au Caire, lui dis-je enfin, il faut me suivre dans d'autres pays.

Ana enté sava-sava (moi et toi, nous irons ensemble)! me dit-elle.

Je fus heureux de cette résolution, et j'allai au port de Boulaq retenir une cange qui devait nous porter sur la branche du Nil qui conduit du Caire à Damiette.


IV

LES PYRAMIDES


I—L'ASCENSION

Avant de partir, j'avais résolu de visiter les pyramides, et j'allai revoir le consul général pour lui demander des avis sur cette excursion. Il voulut absolument faire encore cette promenade avec moi, et nous nous dirigeâmes vers le vieux Caire. Il me parut triste pendant le chemin, et toussait beaucoup d'une toux sèche, lorsque nous traversâmes la plaine de Karafeh.

Je le savais malade depuis longtemps, et il m'avait dit lui-même qu'il voulait du moins voir les pyramides avant de mourir. Je croyais qu'il s'exagérait sa position; mais, lorsque nous fûmes arrivés au bord du Nil, il me dit:

—Je me sens déjà fatigué...; je préfère rester ici. Prenez la cange que j'ai fait préparer; je vous suivrai des yeux, et je croirai être avec vous. Je vous prie seulement de compter le nombre exact des marches de la grande pyramide, sur lequel les savants sont en désaccord, et, si vous allez jusqu'aux autres pyramides de Saccarah, je vous serai obligé de me rapporter une momie d'ibis.... Je voudrais comparer l'ancien ibis égyptien avec cette race dégénérée des courlis que l'on rencontre encore sur les rives du Nil.

Je dus alors m'embarquer seul à la pointe de l'île de Roddah, pensant avec tristesse à cette confiance des malades qui peuvent rêver à des collections de momies, sur le bord de leur propre tombe.

La branche du Nil entre Roddah et Gizèh a une telle largeur, qu'il faut une demi-heure environ pour la passer.

Quand on a traversé Gizèh, sans trop s'occuper de son école de cavalerie et de ses fours à poulets, sans analyser ses décombres, dont les gros murs sont construits par un art particulier avec des vases de terre superposés et pris dans la maçonnerie, bâtisse plus légère et plus aérée que solide, on a encore devant soi deux lieues de plaines cultivées à parcourir avant d'atteindre les plateaux stériles où sont posées les grandes pyramides, sur la lisière du désert de Libye.

Plus on approche, plus ces colosses diminuent. C'est un effet de perspective qui tient sans doute à ce que leur largeur égale leur élévation. Pourtant, lorsqu'on arrive au pied, dans l'ombre même de ces montagnes faites de main d'homme, on admire et l'on s'épouvante. Ce qu'il faut gravir pour atteindre au faîte de la première pyramide, c'est un escalier dont chaque marche a environ un mètre de haut. En s'élevant, ces marches diminuent un peu,—d'un tiers tout au plus pour les dernières.

Une tribu d'Arabes s'est chargée de protéger les voyageurs et de les guider dans leur ascension sur la principale pyramide. Dès que ces gens aperçoivent un curieux qui s'achemine vers leur domaine, ils accourent à sa rencontre au grand galop de leurs chevaux, faisant une fantasia toute pacifique et tirant en l'air des coups de pistolet pour indiquer qu'ils sont à son service, tout prêts à le défendre contre les attaques de certains Bédouins pillards qui pourraient par hasard se présenter.

Aujourd'hui, cette supposition fait sourire les voyageurs, rassurés d'avance à cet égard; mais, au siècle dernier, ils se trouvaient réellement mis à contribution par une bande de faux brigands, qui, après les avoir effrayés et dépouillés, rendaient les armes à la tribu protectrice, laquelle touchait ensuite une forte récompense pour les périls et les blessures d'un simulacre de combat.

La police du roi d'Égypte a surveillé ces fourberies. Aujourd'hui, l'on peut se fier complètement aux Arabes gardiens de la seule merveille du monde que le temps nous ait conservée.

On m'a donné quatre hommes, pour me guider et me soutenir pendant mon ascension. Je ne comprenais pas trop d'abord comment il était possible de gravir des marches dont la première seule m'arrivait à la hauteur de la poitrine. Mais, en un clin d'œil, deux des Arabes s'étaient élancés sur cette assise gigantesque, et m'avaient saisi chacun un bras. Les deux autres me poussaient sous les épaules, et tous les quatre, à chaque mouvement de cette manœuvre chantaient, à l'unisson le verset arabe terminé par ce refrain antique: Éleyson!

Je comptai ainsi deux cent sept marches, et il ne fallut guère plus d'un quart d'heure pour atteindre la plate-forme. Si l'on s'arrête un instant pour reprendre haleine, on voit venir devant soi des petites filles, à peine couvertes d'une chemise de toile bleue, qui, de la marche supérieure à celle que vous gravissez, tendent, à la hauteur de votre bouche, des gargoulettes de terre de Thèbes, dont l'eau glacée vous rafraîchit pour un instant.

Rien n'est plus fantasque que ces jeunes Bédouines grimpant comme des singes avec leurs petits pieds nus, qui connaissent toutes les anfractuosités des énormes pierres superposées. Arrivé à la plate-forme, on leur donne un bakchis, on les embrasse, puis l'on se sent soulevé par les bras de quatre Arabes qui vous portent en triomphe aux quatre points de l'horizon. La surface de cette pyramide est de cent mètres carrés environ. Des blocs irréguliers indiquent qu'elle ne ne s'est formée que par la destruction d'une pointe, semblable sans doute à celle de la seconde pyramide, qui s'est conservée intacte et que l'on admire à peu de distance avec son revêtement de granit. Les trois pyramides de Chéops, de Chéphren et de Mycérinus, étaient également parées de cette enveloppe rougeâtre, qu'on voyait encore au temps d'Hérodote. Elles ont été dégarnies peu à peu, lorsqu'on a eu besoin au Caire de construire les palais des califes et des soudans.

La vue est fort belle, comme on peut le penser, du haut de cette plate forme. Le Nil s'étend à l'orient depuis la pointe du Delta jusqu'au delà de Saccarah, où l'on distingue onze pyramides plus petites que celles de Gizèh. A l'occident, la chaîne des montagnes libyques se développe en marquant les ondulations d'un horizon poudreux. La forêt de palmiers qui occupe la place de l'ancienne Memphis, s'étend du côté du midi comme une ombre verdâtre. Le Caire, adossé à la chaîne aride du Mokatam, élève ses dômes et ses minarets à l'entrée du désert de Syrie. Tout cela est trop connu pour prêter longtemps à la description. Mais, en faisant trêve à l'admiration et en parcourant des yeux les pierres de la plate-forme, on y trouve de quoi compenser les excès de l'enthousiasme. Tous les Anglais qui ont risqué cette ascension ont naturellement inscrit leurs noms sur les pierres. Des spéculateurs ont eu l'idée de donner leur adresse au public, et un marchand de cirage de Piccadilly a même fait graver avec soin sur un bloc entier les mérites de sa découverte garantie par l'improved patent de London. Il est inutile de dire qu'on rencontre là le Crédeville voleur, si passé de mode aujourd'hui, la charge de Bouginier, et autres excentricités transplantées par nos artistes voyageurs comme un contraste à la monotonie des grands souvenirs.


II—LA PLATE-FORME

Je demande pardon au lecteur de l'entretenir d'une chose aussi connue que les pyramides. Du reste, le peu que je lui en apprends a échappé à l'observation de la plupart des savants illustres qui, depuis Maillet, consul de Louis XIV, ont gravi cette échelle héroïque, dont le sommet m'a servi un instant de piédestal.

J'ai peur de devoir admettre que Napoléon lui-même n'a vu les pyramides que de la plaine. Il n'aurait pas, certes, compromis sa dignité jusqu'à se laisser enlever dans les bras de quatre Arabes, comme un simple ballot qui passe de mains en mains, et il se sera borné à répondre d'en bas, par un salut, aux quarante siècles qui, d'après son calcul, le contemplaient à la tête de notre glorieuse année.

Après avoir parcouru des yeux tout le panorama environnant, et lu attentivement ces inscriptions modernes qui prépareront des tortures aux savants de l'avenir, je me préparais à redescendre, lorsqu'un monsieur blond, d'une belle taille, haut en couleur et parfaitement ganté, franchit, comme je l'avais fait peu de temps avant lui, la dernière marche du quadruple escalier, et m'adressa un salut fort compassé, que je méritais en qualité de premier occupant. Je le pris pour un gentleman anglais. Quant à lui, il me reconnut pour Français tout de suite.

Je me repentis aussitôt de l'avoir jugé légèrement. Un Anglais ne m'aurait pas salué, attendu qu'il ne se trouvait sur la plate forme de la pyramide de Chéops personne qui pût nous présenter l'un à l'autre.

—Monsieur, me dit l'inconnu avec un accent légèrement germanique, je suis heureux de trouver ici quelqu'un de civilisé. Je suis simplement un officier aux gardes de Sa Majesté le roi de Prusse. J'ai obtenu un congé pour aller rejoindre l'expédition de M. Lepsius, et, comme elle a passé ici depuis quelques semaines, je suis obligé de me mettre au courant ... en visitant ce qu'elle a dû voir.

Ayant terminé ce discours, il me remit sa carte, en m'invitant à l'aller voir, si jamais je passais à Postdam.

—Mais, ajouta-t-il voyant que je me préparais à redescendre, vous savez que l'usage est de faire ici une collation. Ces braves gens qui nous entourent s'attendent à partager nos modestes provisions ... et, si vous avez appétit, je vous offrirai votre part d'un pâté dont un de mes Arabes s'est chargé.

En voyage, on fait vite connaissance, et, en Égypte surtout, au sommet de la grande pyramide, tout Européen devient, pour un autre, un Frank, c'est-à-dire un compatriote; la carte géographique de notre petite Europe perd, de si loin, ses nuances tranchées.... Je fais toujours une exception pour les Anglais, qui séjournent dans une île à part.

La conversation du Prussien me plut beaucoup pendant le repas. Il avait sur lui des lettres donnant les nouvelles les plus fraîches de l'expédition de M. Lepsius, qui, dans ce moment-là, explorait les environs du lac Mœris et les cités souterraines de l'ancien labyrinthe. Les savants berlinois avaient découvert des villes entières cachées sous les sables et bâties de briques; des Pompéi et des Herculanum souterraines qui n'avaient jamais vu la lumière, et qui remontaient peut-être à l'époque des Troglodytes. Je ne pus m'empêcher de reconnaître que c'était pour les érudits prussiens une noble ambition que d'avoir voulu marcher sur les traces de notre Institut d'Égypte, dont ils ne pourront, du reste, que compléter les admirables travaux.

Le repas sur la pyramide de Chéops est, en effet, forcé pour les touristes, comme celui qui se fait d'ordinaire sur le chapiteau de la colonne de Pompée à Alexandrie. J'étais heureux de rencontrer un compagnon instruit et aimable qui me l'eût rappelé. Les petites Bédouines avaient conservé assez d'eau, dans leurs cruches de terre poreuse, pour nous permettre de nous rafraîchir, et ensuite de faire des grogs au moyen d'un flacon d'eau-de-vie qu'un des Arabes portait à la suite du Prussien.

Cependant, le soleil était devenu trop ardent pour que nous pussions rester longtemps sur la plate-forme. L'air pur et vivifiant que l'on respire à cette hauteur, nous avait permis quelque temps de ne point trop nous en apercevoir.

Il s'agissait de quitter la plate-forme et de pénétrer dans la pyramide, dont l'entrée se trouve à un tiers environ de sa hauteur. On nous fit descendre cent trente marches par un procédé inverse à celui qui nous les avait fait gravir. Deux des quatre Arabes nous suspendaient par les épaules du haut de chaque assise, et nous livraient aux bras étendus de leurs compagnons. Il y a quelque chose d'assez dangereux dans cette descente, et plus d'un voyageur s'y est rompu le crâne ou les membres. Cependant, nous arrivâmes sans accident à l'entrée de la pyramide.

C'est une sorte de grotte aux parois de marbre, à la voûte triangulaire, surmontée d'une large pierre qui constate, au moyen d'une inscription française, l'ancienne arrivée de nos soldats dans ce monument: c'est la carte de visite de l'armée d'Égypte, sculptée sur un bloc de marbre de seize pieds de largeur. Pendant que je lisais avec respect, l'officier prussien me fit observer une autre légende marquée plus bas en hiéroglyphes, et, chose étrange, tout fraîchement gravée.

—On a eu tort, lui dis-je de nettoyer et de rafraîchir cette inscription....

—Mais vous ne comprenez donc pas? répondit-il.

—J'ai fait vœu de ne pas comprendre les hiéroglyphes.... J'en ai trop lu d'explications. J'ai commencé par Sanchoniathon; j'ai continué par l'Œdipus Ægyptiacus du père Kircher, et j'ai fini par la grammaire de Champollion, après avoir lu les observations de Warlurtau et du baron de Pauw. Ce qui m'a désenchanté de ces opinions, c'est une brochure de l'abbé Affre—lequel n'était pas encore archevêque de Paris,—et qui a prétendu, après avoir discuté le sens de l'inscription de Rosette, que les savants de l'Europe s'étaient entendus pour une explication fictive des hiéroglyphes, afin de pouvoir établir dans toute l'Europe des chaires de langue hiéroglyphique rétribuables d'ordinaire par un traitement de six mille francs.

—Ou de quinze cents thalers, ajouta judicieusement l'officier prussien...; c'est à peu près la somme correspondante chez nous. Mais ne plaisantons pas là-dessus: vous avez la grammaire; nous avons, nous, l'alphabet, et je vais vous lire cette inscription aussi facilement qu'un écolier lit le grec quand il en connaît les lettres, sauf à hésiter davantage devant le sens des mots.

L'officier savait vraiment le sens de ces hiéroglyphes modernes inscrits d'après le système de la grammaire de Champollion; il se mit à lire, en suivit à mesure les syllabes sur son carnet et me dit:

—Cela signifie que l'expédition scientifique envoyée par le roi de Prusse et dirigée par Lepsius, a visité les pyramides de Gizèh, et espère résoudre avec le même bonheur les autres difficultés de sa mission.

Je me repentis aussitôt de mon scepticisme hiéroglyphique, en pensant aux fatigues et aux dangers que bravaient ces savants qui exploraient, à ce moment-là même, les ruines du Labyrinthe.

Nous avions franchi l'entrée de la grotte: une vingtaine d'Arabes barbus, aux ceintures hérissées de pistolets et de poignards, se dressèrent du sol où ils venaient de faire leur sieste. Un de nos conducteurs, qui semblait diriger les autres, nous dit:

—Voyez comme ils sont terribles!... Regardez leurs pistolets et leurs fusils!

—Est-ce qu'ils veulent nous voler?

—Au contraire! Ils sont ici pour vous défendre, dans le cas où vous seriez attaqués par les hordes du désert.

—On disait qu'il n'en existait plus depuis l'administration de Mohamed-Ali!

—Oh! il y a encore bien des méchantes gens, là-bas, derrière les montagnes.... Cependant, au moyen d'une colonnate, vous obtiendrez des braves que vous voyez là d'être défendus contre toute attaque extérieure.

L'officier prussien fit l'inspection des armes, et ne parut pas édifié touchant leur puissance destructive. Il ne s'agissait au fond, pour moi, que de cinq francs cinquante centimes, ou d'un thaler et demi pour le Prussien. Nous acceptâmes le marché, en partageant les frais et en faisant observer que nous n'étions pas dupes de la supposition.

—Il arrive souvent, dit le guide, que des tribus ennemies font invasion sur ce point, surtout quand elles y soupçonnent la présence de riches étrangers.

—Allons, lui dis-je, ceci est proverbial et accepté de tous! Je me rappelai alors que Napoléon lui-même, visitant l'intérieur des pyramides, en compagnie de la femme d'un de ses colonels, s'était exposé au péril que supposait le guide. Les Bédouins, survenus à l'improviste, avaient, dit-on, dissipé son escorte et bouché avec de grosses pierres l'entrée de la pyramide, qui n'a guère qu'un mètre et demi en hauteur et en largeur. Un escadron de chasseurs survenu par hasard le tira du danger.

Il est certain que la chose n'est pas impossible et que ce serait une triste situation que de se voir pris et enfermé dans l'intérieur de la grande pyramide. La colonnate (piastre d'Espagne) donnée aux gardiens nous assurait du moins qu'en conscience ils ne pourraient nous faire cette trop facile plaisanterie.

Mais quelle apparence que ces braves gens y eussent songé même un instant? L'activité de leurs préparatifs, huit torches allumées en un clin d'œil, l'attention charmante de nous faire précéder de nouveau par les petites filles hydrophores dont j'ai parlé, tout cela, sans doute, était bien rassurant.

Il s'agissait de courber la tête et le dos, et de poser les pieds adroitement sur deux rainures de marbre qui règnent des deux côtés de cette descente. Entre les deux rainures, il y a une sorte d'abîme aussi large que l'écartement des jambes, et où il s'agit de ne point se laisser tomber. On avance donc pas à pas, jetant les pieds de son mieux à droite et à gauche, soutenu un peu, il est vrai, par les mains des porteurs de torches, et l'on descend ainsi, toujours courbé en deux, pendant environ cent cinquante pas.

A partir de là, le danger de tomber dans l'énorme fissure qu'on se voyait entre les pieds cesse tout à coup et se trouve remplacé par l'inconvénient de passer à plat ventre sous une voûte obstruée en partie par les sables et les cendres. Les Arabes ne nettoient ce passage que moyennant une autre colonnate, accordée d'ordinaire par les gens riches et corpulents.

Quand on a rampé quelque temps sous cette voûte basse, en s'aidant des mains et des genoux, on se relève, à l'entrée d'une nouvelle galerie, qui n'est guère plus haute que la précédente. Au bout de deux cents pas que l'on fait encore en montant, on trouve une sorte de carrefour dont le centre est un vaste puits profond et sombre, autour duquel il faut tourner pour gagner l'escalier qui conduit à la chambre du Roi.

En arrivant là, les Arabes tirent des coups de pistolet et allument des feux de branchages pour effrayer, à ce qu'ils disent, les chauves-souris et les serpents.—Les serpents se garderaient bien d'habiter des demeures si reculées. Quant aux chauves-souris, elles existent, et se font reconnaître en poussant des cris et en voltigeant autour des feux. La salle où l'on est, voûtée en dos d'âne, a dix-sept pieds de longueur et seize de largeur. Il est difficile de comprendre que ce peu d'espace, destiné, soit à des tombeaux, soit à quelque chapelle ou temple, se trouve être la principale retraite ménagée dans l'immense ruine de pierre qui l'entoure.

Deux ou trois autres chambres pareilles ont été découvertes depuis. Leurs murs de granit sont noircis par la fumée des torches. On ne voit dans tout cela aucune trace de tombeaux,—sauf une cuve de porphyre de huit pieds de longueur qui pourrait bien avoir servi à enfermer les restes d'un pharaon. Cependant, la tradition des fouilles les plus anciennes ne signale, dans les pyramides, que la découverte des ossements d'un bœuf.

Ce qui étonne le voyageur, au milieu de ces demeures funèbres, c'est que l'on n'y respire qu'un air chaud et imprégné d'odeurs bitumineuses. Du reste, on ne voit rien que des galeries et des murs;—pas d'hiéroglyphes ni de sculptures;—des parois enfumées, des voûtes et des décombres.

Nous étions revenus à l'entrée, fort désenchantés de ce voyage pénible, et nous nous demandions ce que pouvait représenter cet immense bâtiment.

—Il est évident, me dit l'officier prussien, que ce ne sont point là des tombeaux. Où était la nécessité de bâtir d'aussi énormes constructions pour préserver peut-être un cercueil de roi. Il est évident qu'une telle masse de pierres, apportées de la haute Égypte, n'a pu être réunie et mise en œuvre pendant la vie d'un seul homme. Que signifierait, ensuite, pour un souverain, ce désir d'être mis à part dans un tombeau de sept cents pieds de hauteur,—quand nous voyons presque toutes les dynasties des rois égyptiens classées modestement dans des hypogées et dans des temples souterrains?

Il vaut mieux nous en rapporter à l'opinion des anciens Grecs, qui, plus rapprochés que nous des prêtres et des institutions de l'Égypte, n'ont vu dans les pyramides que des monuments religieux consacrés aux initiations.

En revenant de notre exploration, assez peu satisfaisante, nous dûmes nous reposer à l'entrée de la grotte de marbre;—et nous nous demandions ce que pouvait signifier cette galerie bizarre que nous venions de remonter, avec ces deux rails de marbre séparés par un abîme, aboutissant plus loin à un carrefour au milieu duquel se trouve le puits mystérieux, dont nous n'avions pu voir le fond.

L'officier prussien, en consultant ses souvenirs, me soumit une explication assez logique de la destination d'un tel monument. Nul n'est plus fort qu'un Allemand sur les mystères de l'antiquité. Voici, selon sa version, à quoi servait la galerie basse ornée de rails que nous avions descendue et remontée si péniblement: on asseyait dans un chariot l'homme qui se présentait pour subir les épreuves de l'initiation; le chariot descendait par la forte inclinaison du chemin. Arrivé au centre de la pyramide, l'initié était reçu par des prêtres inférieurs qui lui montraient le puits en l'engageant à s'y précipiter.

Le néophyte hésitait naturellement, ce qui était regardé comme une marque de prudence. Alors, on lui apportait une sorte de casque surmonté d'une lampe allumée; et, muni de cet appareil, il devait descendre avec précaution dans le puits, où il rencontrait çà et là des branches de fer sur lesquelles il pouvait poser les pieds.

L'initié descendait longtemps, éclairé quelque peu par la lampe qu'il portait sur la tête; puis, à cent pieds environ de profondeur, il rencontrait l'entrée d'une galerie fermée par une grille, qui s'ouvrait aussitôt devant lui. Trois hommes paraissaient aussitôt, portant des masques de bronze à l'imitation de la face d'Anubis, le dieu chien. Il fallait ne point s'effrayer de leurs menaces et marcher en avant en les jetant à terre. On faisait ensuite une lieue environ, et l'on arrivait dans un espace considérable qui produisait l'effet d'une forêt sombre et touffue.

Dès que l'on mettait le pied dans l'allée principale, tout s'illuminait à l'instant, et produisait l'effet d'un vaste incendie. Mais ce n'était rien que des pièces d'artifice et des substances bitumineuses entrelacées dans des rameaux de fer. Le néophyte devait traverser la forêt, au prix de quelques brûlures, et y parvenait généralement.

Au delà se trouvait une rivière qu'il fallait traverser à la nage. A peine en avait-il atteint le milieu, qu'une immense agitation des eaux, déterminée par le mouvement de deux roues gigantesques, l'arrêtait et le repoussait. Au moment où ses forces allaient s'épuiser, il voyait paraître devant lui une échelle de fer qui semblait devoir le tirer du danger de périr dans l'eau. Ceci était la troisième épreuve. A mesure que l'initié posait un pied sur chaque échelon, celui qu'il venait de quitter se détachait et tombait dans le fleuve. Cette situation pénible se compliquait d'un vent épouvantable qui faisait trembler l'échelle et le patient à la fois. Au moment où il allait perdre toutes ses forces, il devait avoir la présence d'esprit de saisir deux anneaux d'acier qui descendaient vers lui et auxquels il lui fallait rester suspendu par les bras jusqu'à ce qu'il vît s'ouvrir une porte, à laquelle il arrivait par un effort violent.

C'était la fin des quatre épreuves élémentaires. L'initié arrivait alors dans le temple, tournait autour de la statue d'Isis, et se voyait reçu et félicité par les prêtres.


III—LES ÉPREUVES

Voilà avec quels souvenirs nous cherchions à repeupler cette solitude imposante. Entourés des Arabes qui s'étaient remis à dormir, en attendant, pour quitter la grotte de marbre, que la brise du soir eût rafraîchi l'air, nous ajoutions les hypothèses les plus diverses aux faits réellement constatés par la tradition antique. Ces bizarres cérémonies des initiations tant de fois décrites par les auteurs grecs, qui ont pu encore les voir s'accomplir, prenaient pour nous un grand intérêt, les récits se trouvant parfaitement en rapport avec la disposition des lieux.

—Qu'il serait beau, dis-je à l'Allemand, d'exécuter et de représenter ici la Flûte enchantée, de Mozart! Comment un homme riche n'a-t-il pas eu la fantaisie de se donner un tel spectacle? Avec fort peu d'argent, on arriverait à déblayer tous ces conduits, et il suffirait ensuite d'amener en costumes exacts toute la troupe italienne du théâtre du Caire. Imaginez-vous la voix tonnante de Zarastro résonnant du fond de la salle des pharaons, ou la Reine de la nuit apparaissant sur le seuil de la chambre dite de la Reine et lançant à la voûte sombre ses trilles éblouissants. Figurez-vous les sons de la flûte magique à travers ces longs corridors, et les grimaces et l'effroi de Papayeno, forcé, sur les pas de l'initié son maître, d'affronter le triple Anubis, puis la forêt incendiée, puis ce sombre canal agité par des roues de fer, puis encore cette échelle étrange dont chaque marche se détache à mesure qu'on monte et fait retentir l'eau d'un clapotement sinistre....

—Il serait difficile, dit l'officier, d'exécuter tout cela dans l'intérieur même des pyramides.... Nous avons dit que l'initié suivait, à partir du puits, une galerie d'environ une lieue. Cette voie souterraine le conduisait jusqu'à un temple situé aux portes de Memphis, dont vous avez vu l'emplacement du haut de la plate-forme. Lorsque, ses épreuves terminées, il revoyait la lumière du jour, la statue d'Isis restait encore voilée pour lui: c'est qu'il lui fallait subir une dernière épreuve toute morale, dont rien ne l'avertissait et dont le but lui restait caché. Les prêtres l'avaient porté en triomphe, comme devenu l'un d'entre eux; les chœurs et les instruments avaient célébré sa victoire. Il lui fallait encore se purifier par un jeûne de quarante et un jours, avant de pouvoir contempler la grande déesse, veuve d'Osiris[1]. Ce jeûne cessait chaque jour au coucher du soleil, où on lui permettait de réparer ses forces avec quelques onces de pain et une coupe d'eau du Nil. Pendant cette longue pénitence, l'initié pouvait converser, à de certaines heures, avec les prêtres et les prêtresses, dont toute la vie s'écoulait dans les cités souterraines. Il avait le droit de questionner chacun et d'observer les mœurs de ce peuple mystique qui avait renoncé an monde extérieur, et dont le nombre immense épouvanta Sémiramis la Victorieuse, lorsqu'en faisant jeter les fondations de la Babylone d'Égypte (le vieux Caire), elle vit s'effondrer les voûtes d'une de ces nécropoles habitées par des vivants.

—Et après les quarante et un jours, que devenait l'initié?

—Il avait encore à subir dix-huit jours de retraite où il devait garder un silence complet. Il lui était permis seulement de lire et d'écrire. Ensuite on lui faisait subir un examen où toutes les actions de sa vie étaient analysées et critiquées. Cela durait encore douze jours; puis on le faisait coucher neuf jours encore derrière la statue d'Isis, après avoir supplié la déesse de lui apparaître dans ses songes et de lui inspirer la sagesse. Enfin, au bout de trois mois environ, les épreuves étaient terminées. L'aspiration du néophyte vers la Divinité, aidée des lectures, des instructions et du jeûne, l'amenait à un tel degré d'enthousiasme, qu'il était digne enfin de voir tomber devant lui les voiles sacrés de la déesse. Là, son étonnement était au comble en voyant s'animer cette froide statue dont les traits avaient pris tout à coup la ressemblance de la femme qu'il aimait le plus ou de l'idéal qu'il s'était formé de la beauté la plus parfaite.

»Au moment où il tendait les bras pour la saisir, elle s'évanouissait dans un nuage de parfums. Les prêtres entraient en grande pompe et l'initié était proclamé pareil aux dieux. Prenant place ensuite au banquet des Sages, il lui était permis de goûter aux mets les plus délicats et de s'enivrer de l'ambroisie terrestre, qui ne manquait pas à ces fêtes. Un seul regret lui était resté, c'était de n'avoir admiré qu'un instant la divine apparition qui avait daigné lui sourire.... Ses rêves allaient la lui rendre. Un long sommeil, dû sans doute au suc du lotus exprimé dans sa coupe pendant le festin, permettait aux prêtres de le transporter à quelques lieues de Memphis, au bord du lac célèbre qui porte encore le nom de Karoun (Caron). Une cange le recevait, toujours endormi, et le transportait dans cette province du Fayoum, oasis délicieuse, qui, aujourd'hui encore, est le pays des roses. Il existait là une vallée profonde, entourée de montagnes en partie, en partie aussi séparée du reste du pays par des abîmes creusés de main d'homme, où les prêtres avaient su réunir les richesses dispersées de la nature entière. Les arbres de l'Inde et de l'Yémen y mariaient leurs feuillages touffus et leurs fleurs étranges aux plus riches végétations de la terre d'Égypte.

»Des animaux apprivoisés donnaient de la vie à cette merveilleuse décoration, et l'initié, déposé là tout endormi sur le gazon, se trouvait à son réveil dans un monde qui semblait la perfection même de la nature créée. Il se levait, respirant l'air pur du matin, renaissant aux feux du soleil qu'il n'avait pas vus depuis longtemps; il écoutait le chant cadencé des oiseaux, admirait les fleurs embaumées, la surface calme des eaux bordées de papyrus et constellées de lotus rouges, où le flamant rose et l'ibis traçaient leurs courbes gracieuses. Mais quelque chose manquait encore pour animer la solitude. Une femme, une vierge innocente, si jeune, qu'elle semblait elle-même sortir d'un rêve matinal et pur, si belle, qu'en la regardant de plus près on pouvait reconnaître en elle les traits admirables d'Isis entrevus à travers un nuage: telle était la créature divine qui devenait la compagne et la récompense de l'initié triomphant.

Ici, je crus devoir interrompre le récit imagé du savant Berlinois:

—Il me semble, lui dis-je, que vous me racontez là l'histoire d'Adam et d'Ève.

—A peu près, répondit-il.

En effet, la dernière épreuve, si charmante, mais si imprévue, de l'initiation égyptienne était la même que Moïse a racontée au chapitre de la Genèse. Dans ce jardin merveilleux existait un certain arbre dont les fruits étaient défendus au néophyte admis dans le paradis. Il est tellement certain que cette dernière victoire sur soi-même était la clause de l'initiation, qu'on a trouvé dans la haute Égypte des bas reliefs de quatre mille ans, représentant un homme et une femme, sous un arbre[2], dont cette dernière offre le fruit à son compagnon de solitude. Autour de l'arbre est enlacé un serpent, représentation de Typhon, le dieu du mal. En effet, il arrivait généralement que l'initié qui avait vaincu tous les périls matériels se laissait prendre à cette séduction, dont le dénoûment était son exclusion du paradis terrestre. Sa punition devait être alors d'errer dans le monde, et de répandre chez les nations étrangères les instructions qu'il avait reçues des prêtres.

S'il résistait, au contraire, ce qui était bien rare, à la dernière tentation, il devenait l'égal d'un roi. On le promenait en triomphe dans les rues de Memphis, et sa personne était sacrée.

C'est pour avoir manqué cette épreuve que Moïse fut privé des honneurs qu'il attendait. Blessé de ce résultat, il se mit en guerre ouverte avec les prêtres égyptiens, lutta contre eux de science et de prodiges, et finit par délivrer son peuple au moyen d'un complot dont on sait le résultat. Le Prussien qui me racontait tout cela était évidemment un fils de Voltaire.... Cet homme en était encore au scepticisme religieux de Frédéric II. Je ne pus m'empêcher de lui en faire l'observation.

—Vous vous trompez, me dit-il: nous autres protestants, nous analysons tout; mais nous n'en sommes pas moins religieux. S'il paraît démontré que l'idée du paradis terrestre, de la pomme et du serpent, a été connue des anciens Égyptiens, cela ne prouve nullement que la tradition n'en soit pas divine. Je suis même disposé à croire que cette dernière épreuve des mystères n'était qu'une représentation mystique de la scène qui a dû se passer aux premiers jours du monde. Que Moïse ait appris cela des Égyptiens dépositaires de la sagesse primitive, ou qu'il se soit servi, en écrivant la Genèse, des impressions qu'il avait lui-même connues, cela n'infirme pas la vérité première. Triptolème, Orphée et Pythagore subirent aussi les mêmes épreuves. L'un a fondé les mystères d'Éleusis, l'autre ceux des Cabires de Samothrace, le troisième les associations mystiques du Liban.

»Orphée eut encore moins de succès que Moïse; il manqua la quatrième épreuve, dans laquelle il fallait avoir la présence d'esprit de saisir les anneaux suspendus au-dessus de soi, quand les échelons de fer commençaient à manquer sous les pieds.... Il retomba dans le canal, d'où on le tira avec peine, et, au lieu de parvenir au temple, il lui fallut retourner en arrière et remonter jusqu'à la sortie des pyramides. Pendant l'épreuve, sa femme lui avait été enlevée par un de ces accidents naturels dont les prêtres créaient aisément l'apparence. Il obtint, grâce à son talent et à sa renommée, de recommencer les épreuves, et les manqua une seconde fois. C'est ainsi qu'Eurydice fut perdue à jamais pour lui, et qu'il se vit réduit à la pleurer dans l'exil.

—Avec ce système, dis-je, il est possible d'expliquer matériellement toutes les religions. Mais qu'y gagnerons-nous?

—Rien. Nous venons seulement de passer deux heures en causant d'origines et d'histoire. Maintenant, le soir vient; regagnons la plaine et allons visiter le sphinx de Gizèh.

Le sphinx a été trop souvent décrit pour que je parle ici d'autre chose que de l'admirable conservation de sa figure—haute de dix-huit pieds. Il est évident que ce rocher de granit fut sculpté dans une époque où l'art était très-avancé. Son nez brisé lui donne de loin un air d'Éthiopien; mais le reste du visage appartient à quelqu'une des races les plus belles de l'Asie.—Nous nous contentâmes d'admirer ensuite les deux autres pyramides, qui ont conservé une partie de leur revêtement. La seconde a été ouverte; mais on y a trouvé seulement deux on trois tables pareilles à celles que nous avions visitées dans la première; la troisième, la plus petite, que les Arabes appellent la pyramide la Fille,—en souvenir sans doute de la courtisane Rhodope, qu'on suppose l'avoir fait bâtir,—est vierge de toute exploration. Autour du plateau sablonneux des trois pyramides, sont des restes de temples et d'hypogées. Quelques sarcophages brisés gisent çà et là, ainsi qu'une multitude de figurines en pâte verte, parmi lesquelles on en rencontre rarement d'entières. Les Arabes voulaient nous en vendre quelques-unes; mais il nous parut probable qu'ils ne les avaient pas ramassées sur le lieu même. Il doit en exister des fabriques au Caire, comme pour les vases étrusques que l'on vend à Naples.

Nous passâmes la nuit dans une locanda italienne, située près de là, et, le lendemain, ou nous conduisit sur l'emplacement de Memphis, situé à près de deux lieues vers le midi. Les ruines y sont méconnaissables; et, d'ailleurs, le tout est recouvert par une forêt de palmiers, au milieu de laquelle on rencontre l'immense statue de Sésostris, haute de soixante pieds, mais couchée à plat ventre dans le sable. Parlerai-je encore de Saccarah, où l'on arrive ensuite; de ses pyramides, plus petites que celles de Gizèh, parmi lesquelles on distingue la grande pyramide de briques construite par les Hébreux? Un spectacle plus curieux est l'intérieur des tombeaux d'animaux qui se rencontrent dans la plaine on grand nombre. Il y en a pour les chats, pour les crocodiles et pour les ibis. On y pénètre fort difficilement, en respirant la cendre et la poussière, ou se traînant parfois dans des conduits où l'on ne peut passer qu'à genoux. Puis on se trouve au milieu de vastes souterrains où sont entassés par millions et symétriquement rangés tous ces animaux que les bons Égyptiens se donnaient la peine d'embaumer et d'ensevelir ainsi que des hommes. Chaque momie de chat est entortillée de plusieurs aunes de bandelettes, sur lesquelles, d'un bout à l'autre, sont inscrites, en hiéroglyphes, probablement la vie et les vertus de l'animal[3]. Il en est de même des crocodiles.... Quant aux ibis, leurs restes sont enfermés dans des vases en terre de Thèbes, rangés également sur une étendue incalculable, comme des pots de confitures dans une office de campagne.

Je pus remplir facilement la commission que m'avait donnée le consul; puis je me séparai de l'officier prussien, qui continuait sa route vers la haute Égypte, et je revins au Caire, en descendant le Nil dans une cange.

Je me hâtai d'aller porter au consulat l'ibis obtenu au prix de tant de fatigues; mais on m'apprit que, pendant les trois jours consacrés à mon exploration, notre pauvre consul avait senti s'aggraver son mal et s'était embarqué pour Alexandrie.

J'ai appris depuis qu'il était mort en Espagne.


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