Voyage en Orient, Volume 1: Les femmes de Caire; Druses et Maronites
[1] Lactance, Meursius, le père Laffitteau, l'abbé Terrasson, etc.
[2] Voir l'Histoire des Religions de l'abbé Banier, et les Dieux de Moïse de M. Lacour.
[3] Lorsque l'armée d'Égypte visita les sépulcres de Saccarah, elle s'étonna surtout de la quantité de chats que plusieurs d'entre eux contenaient. Quelques soldats eurent l'idée de mettre le feu dans un de ces souterrains pour en connaître la profondeur. Les momies des chats, imprégnées de bitume, brûlèrent pendant huit jours, puis le feu s'étouffa de lui-même. Lorsque l'on crut la fumée dissipée, on redescendit dans le souterrain. Au delà de l'espace immense que le feu avait découvert, au delà des matières charbonnées qu'il fallait extraire, on trouva encore de nouvelles rangées de chats, qui semblaient défier la destruction d'arriver au bout de son œuvre.
IV—DÉPART
Je quitte avec regret cette vieille cité du Caire, où j'ai retrouvé les dernières traces du génie arabe, et qui n'a pas menti aux idées que je m'en étais formées d'après les récits et les traditions de l'Orient. Je l'avais vue tant de fois dans les rêves de la jeunesse, qu'il me semblait y avoir séjourné dans je ne sais quel temps; je reconstruisais mon Caire d'autrefois au milieu des quartiers déserts ou des mosquées croulantes! Il me semblait que j'imprimais les pieds dans la trace de mes pas anciens; j'allais, je me disais: «En détournant ce mur, en passant cette porte, je verrai telle chose!...» et la chose était là, ruinée mais réelle.
N'y pensons plus. Ce Caire-là gît sous la cendre et la poussière; l'esprit et les progrès modernes en ont triomphé comme la mort. Encore quelques mois, des rues européennes auront coupé à angles droits la vieille ville poudreuse et muette qui croule en paix sur les pauvres fellahs. Ce qui reluit, ce qui brille, ce qui s'accroît, c'est le quartier des Francs, la ville des Italiens, des Provençaux et des Maltais, l'entrepôt futur de l'Inde anglaise. L'Orient d'autrefois achève d'user ses vieux costumes, ses vieux palais, ses vieilles mœurs, mais il est dans son dernier jour; il peut dire comme un de ses sultans: «Le sort a décoché sa flèche: c'est fait de moi, je suis passé!» Ce que le désert protège encore, en l'enfouissant peu à peu dans ses sables, c'est, hors des murs du Caire, la ville des tombeaux, la vallée des califes, qui semble, comme Herculanum, avoir abrité des générations disparues, et dont les palais, les arcades et les colonnes, les marbres précieux, les intérieurs peints et dorés, les enceintes, les dômes et les minarets, multipliés avec folie, n'ont jamais servi qu'à recouvrir des cercueils. Ce culte de la mort est un trait éternel du caractère de l'Égypte; il sert du moins à protéger et à transmettre au monde l'éblouissante histoire de son passé.
V
LA CANGE
I—PRÉPARATIFS DE NAVIGATION
La cange qui m'emportait vers Damiette contenait tout le ménage que j'avais amassé au Caire pendant huit mois de séjour, savoir: l'esclave au teint doré vendue par Abd-el-Kérim; le coffre vert qui renfermait les effets que ce dernier lui avait laissés; un autre coffre garni de ceux que j'y avais ajoutés moi-même; un autre encore contenant mes habits de Franc, dernier en cas de mauvaise fortune, comme ce vêtement de pâtre qu'un empereur avait conservé pour se rappeler sa condition première; puis tous les ustensiles et objets mobiliers dont il avait fallu garnir mon domicile du quartier cophte, lesquels consistaient en gargoulettes et bardaques propres à rafraîchir l'eau, pipes et narghilés, matelas de coton et cages (cafas) en bâtons de palmier servant tour à tour de divan, de lit et de table, et qui avaient de plus pour le voyage l'avantage de pouvoir contenir les volatiles divers de la basse-cour et du colombier.
Avant de partir, j'étais allé prendre congé de madame Bonhomme, cette blonde et charmante providence du voyageur.
—Hélas! disais-je, je ne verrai plus de longtemps que des visages de couleur; je vais braver la peste qui règne dans le delta d'Égypte, les orages du golfe de Syrie qu'il faudra traverser sur de frêles barques; sa vue sera pour moi le dernier sourire de la patrie!
Madame Bonhomme appartient à ce type de beauté blonde du Midi que Gozzi célébrait dans les Vénitiennes, que Pétrarque a chanté à l'honneur des femmes de notre Provence. Il semble que ces gracieuses anomalies doivent au voisinage des pays alpins l'or crespelé de leurs cheveux, et que leur œil noir se soit embrasé seul aux ardeurs des grèves de la Méditerranée. La carnation, fine et claire comme le satin rosé des Flamandes, se colore, aux places que le soleil a touchées, d'une vague teinte ambrée qui fait penser aux treilles d'automne, où le raisin blanc se voile à demi sous les pampres vermeils. O figures aimées de Titien et de Giorgione, est-ce aux bords du Nil que vous deviez me laisser un regret et un souvenir? Cependant j'avais près de moi une autre femme aux cheveux noirs comme l'ébène, au masque ferme qui semblait taillé dans le marbre portor, beauté sévère et grave comme les idoles de l'antique Asie, et dont la grâce même, à la fois servile et sauvage, rappelait parfois, si l'on peut unir ces deux mots, la sérieuse gaieté de l'animal captif.
Madame Bonhomme m'avait conduit dans son magasin, encombré d'articles de voyage, et je l'écoutais, en l'admirant, détailler les mérites de tous ces charmants ustensiles qui, pour les Anglais, reproduisent au besoin, dans le désert, tout le confort de la vie fashionable. Elle m'expliquait avec son léger accent provençal comment on pouvait établir, au pied d'un palmier ou d'un obélisque, des appartements complets de maîtres et de domestiques, avec mobilier et cuisine, le tout transporté à dos de chameau; donner des dîners européens où rien ne manque, ni les ragoûts, ni les primeurs, grâce aux boites de conserves qui, il faut l'avouer, sont souvent de grande ressource.
—Hélas! lui dis-je, je suis devenu tout à fait un Bédaouï (Arabe nomade); je mange très-bien du dourah cuit sur une plaque de tôle, des dattes fricassées dans le beurre, de la pâte d'abricot, des sauterelles fumées...; et je sais un moyen d'obtenir une poule bouillie dans le désert, sans même se donner le soin de la plumer.
—J'ignorais ce raffinement, dit madame Bonhomme.
—Voici, répondis-je, la recette qui m'a été donnée par un renégat très-industrieux, lequel l'a vu pratiquer dans l'Hedjaz. On prend une poule....
—Il faut une poule? dit madame Bonhomme.
—Absolument comme un lièvre pour le civet.
—Et ensuite?
—Ensuite on allume du feu entre deux pierres; on se procure de l'eau....
—Voilà déjà bien des choses!
—La nature les fournit. On n'aurait même que de l'eau de mer, ce serait la même chose, et cela épargnerait le sel.
—Et dans quoi mettrez-vous la poule?
—Ah! voilà le plus ingénieux. Nous versons de l'eau dans le sable fin du désert..., autre ingrédient donné par la nature. Cela produit une argile fine et propre, extrêmement utile à la préparation.
—Vous mangeriez une poule bouillie dans du sable?
—Je réclame une dernière minute d'attention. Nous formons une boule épaisse de cette argile en ayant soin d'y insérer cette même volaille ou toute autre.
—Ceci devient intéressant.
—Nous mettons la boule de terre sur le feu, et nous la retournons de temps en temps. Quand la croûte s'est suffisamment durcie et a pris partout une bonne couleur, il faut la retirer du feu: la volaille est cuite.
—Et c'est tout?
—Pas encore: on casse la boule passée à l'état de terre cuite, et les plumes de l'oiseau, prises dans l'argile, se détachent à mesure qu'on le débarrasse des fragments de cette marmite improvisée.
—Mais c'est un régal de sauvage!
—Non, c'est de la poule à l'étuvée simplement.
Madame Bonhomme vit bien qu'il n'y avait rien à faire avec un voyageur si consommé; elle remit en place toutes les cuisines de fer-blanc et les tentes, coussins ou lits de caoutchouc estampillés de l'improved patent anglaise.
—Cependant, lui dis-je, je voudrais bien trouver chez vous quelque chose qui me soit utile.
—Tenez, dit madame Bonhomme, je suis sûre que vous avez oublié d'acheter un drapeau. Il vous faut un drapeau.
—Mais je ne pars pas pour la guerre!
—Vous allez descendre le Nil.... Vous avez besoin d'un pavillon tricolore à l'arrière de votre barque, pour vous faire respecter des fellahs.
Et elle me montrait, le long des murs du magasin, une série de pavillons de toutes les marines.
Je tirais déjà vers moi la hampe à pointe dorée d'où se déroulaient nos couleurs, lorsque madame Bonhomme m'arrêta le bras.
—Vous pouvez choisir; on n'est pas obligé d'indiquer sa nation. Tous ces messieurs prennent ordinairement un pavillon anglais; de cette manière, on a plus de sécurité.
—Oh! madame, lui dis-je, je ne suis pas de ces messieurs-là.
—Je l'avais bien pensé, me dit-elle avec un sourire.
J'aime à croire que ce ne seraient pas des gens du monde de Paris qui promèneraient les couleurs anglaises sur ce vieux Nil, où s'est reflété le drapeau de la République. Les légitimistes en pèlerinage vers Jérusalem choisissent, il est vrai, le pavillon de Sardaigne. Cela, par exemple, n'a pas d'inconvénient.
II—UNE FÊTE DE FAMILLE
Nous partons du port de Boulaq; le palais d'un bey mamelouk, devenu aujourd'hui l'École polytechnique, la mosquée blanche qui l'avoisine, les étalages des potiers qui exposent sur la grève ces bardaques de terre poreuse fabriquées à Thèbes qu'apporte la navigation du haut Nil, les chantiers de construction qui bordent encore assez loin la rive droite du fleuve, tout cela disparaît en quelques minutes. Nous courons une bordée vers une île d'alluvion située entre oulaq et Embabeh, dont la rive sablonneuse reçoit bientôt le choc de notre proue; les deux voiles latines de la cange frissonnent sans prendre le vent.
—Battal! Battal! s'écrie le reïs.
C'est-à-dire: «Mauvais! mauvais!»
Il s'agissait probablement du vent. En effet, la vague rougeâtre, frisée par un souffle contraire, nous jetait au visage son écume, et le remous prenait des teintes ardoisées en peignant les reflets du ciel.
Les hommes descendent à terre pour dégager la cange et la retourner. Alors commence un de ces chants dont les matelots égyptiens accompagnent toutes leurs manœuvres et qui ont invariablement pour refrain éleyson! Pendant que cinq ou six gaillards, dépouillés en un instant de leur tunique bleue et qui semblent des statues de bronze florentin, s'évertuent à ce travail, les jambes plongées dans la vase, le reïs, assis comme un pacha sur l'avant, fume son narghilé d'un air indifférent. Un quart d'heure après, nous revenons vers Boulaq, à demi penchés sur la lame avec la pointe des vergues trempant dans l'eau.
Nous avions gagné à peine deux cents pas sur le cours du fleuve: il fallut retourner la barque, prise cette fois dans les roseaux, pour aller toucher de nouveau à l'île de sable.
—Battal! Battal! disait toujours le reïs de temps en temps.
Je reconnaissais à ma droite les jardins des villas riantes qui bordent l'allée de Choubrah; les sycomores monstrueux qui la forment retentissaient de l'aigre caquetage des corneilles, qu'entrecoupaient parfois le cri sinistre des milans.
Du reste, aucun lotus, aucun ibis, pas un trait de la couleur locale d'autrefois; seulement, çà et là, de grands buffles plongés dans l'eau et des coqs de pharaon, sorte de petits faisans aux plumes dorées, voltigeant au-dessus des bois d'orangers et de bananiers des jardins.
J'oubliais l'obélisque d'Héliopolis, qui marque de son doigt de pierre la limite voisine du désert de Syrie et que je regrettais de n'avoir encore vu que de loin. Ce monument ne devait pas quitter notre horizon de la journée, car la navigation de la cange continuait à s'opérer en zigzag.
Le soir était venu, le disque du soleil descendait derrière la ligne peu mouvementée des montagnes libyques, et tout à coup la nature passait de l'ombre violette du crépuscule à l'obscurité bleuâtre de la nuit. J'aperçus de loin les lumières d'un café, nageant dans leurs flaques d'huile transparente; l'accord strident du naz et du rebab accompagnait cette mélodie égyptienne si connue: Ya tejly! (O nuits!)
D'autres voix formaient les répons du premier vers: «O nuits de joie!» On chantait le bonheur des amis qui se ressemblent, l'amour et le désir, flammes divines, émanations radieuses de la clarté pure qui n'est qu'au ciel; on invoquait Ahmad, l'élu, chef des apôtres, et des voix d'enfants reprenaient en chœur l'antistrophe de cette délicieuse et sensuelle effusion qui appelle la bénédiction du Seigneur sur les joies nocturnes de la terre.
Je vis bien qu'il s'agissait d'une solennité de famille. L'étrange gloussement des femmes fellahs succédait au chœur des enfants, et cela pouvait célébrer une mort aussi bien qu'un mariage; car, dans toutes les cérémonies des Égyptiens, on reconnaît ce mélange d'une joie plaintive ou d'une plainte entrecoupée de transports joyeux qui déjà, dans le monde ancien, présidaient à tous les actes de leur vie.
Le reïs avait fait amarrer notre barque à un pieu planté dans le sable, et se préparait à descendre. Je lui demandai si nous ne faisions que nous arrêter dans le village qui était devant nous; il répondit que nous devions y passer la nuit et y rester même le lendemain jusqu'à trois heures, moment où se lève le vent du sud-ouest (nous étions à l'époque des moussons).
—J'avais cru, lui dis-je, qu'on ferait marcher la barque à la corde quand le vent ne serait pas bon.
—Ceci n'est pas, répondit-il, sur notre traité.
En effet, avant de partir, nous avions fait un écrit devant le cadi; mais ces gens y avaient mis évidemment tout ce qu'ils avaient voulu. Du reste, je ne suis jamais pressé d'arriver, et cette circonstance, qui aurait fait bondir d'indignation un voyageur anglais, me fournissait seulement l'occasion de mieux étudier l'antique branche, si peu frayée, par où le Nil descend du Caire à Damiette.
Le reïs, qui s'attendait à des réclamations violentes, admira ma sérénité. Le halage des barques est relativement assez coûteux; car, outre un nombre plus grand de matelots sur la barque, il exige l'assistance de quelques hommes de relais échelonnés de village en village.
Une cange contient deux chambres, élégamment peintes et dorées à l'intérieur, avec des fenêtres grillées donnant sur le fleuve, et encadrant agréablement le double paysage des rives; des corbeilles de fleurs, des arabesques compliquées décorent les panneaux; deux coffres de bois bordent chaque chambre, et permettent, le jour, de s'asseoir les jambes croisées, la nuit, de s'étendre sur des nattes ou sur des coussins. Ordinairement, la première chambre sert de divan, la seconde de harem. Le tout se ferme et se cadenasse hermétiquement, sauf le privilège des rats du Nil, dont il faut, quoi qu'on fasse, accepter la société. Les moustiques et autres insectes sont des compagnons moins agréables encore; mais on évite la nuit leurs baisers perfides au moyen de vastes chemises dont on noue l'ouverture après y être entré comme dans un sac, et qui entourent la tête d'un double voile de gaze sous lequel on respire parfaitement.
Il semblait que nous dussions passer la nuit sur la barque, et je m'y préparais déjà, lorsque le reïs, qui était descendu à terre, vint me trouver avec cérémonie et m'invita à l'accompagner. J'avais quelque scrupule à laisser l'esclave dans la cabine; mais il me dit lui-même qu'il valait mieux l'emmener avec nous.
III—LE MUTAHIR
En descendant sur la berge, je m'aperçus que nous venions de débarquer simplement à Choubrah. Les jardins du pacha, avec les berceaux de myrte qui en décorent l'entrée, étaient devant nous; un amas de pauvres maisons bâties en briques de terre crue s'étendait à notre gauche des deux côtés de l'avenue; le café que j'avais remarqué bordait le fleuve, et la maison voisine était celle du reïs, qui nous pria d'y entrer.
—C'était bien la peine, me disais-je, de passer toute la journée sur le Nil; nous voilà seulement à une lieue du Caire!
J'avais envie de retourner passer la soirée et lire les journaux chez madame Bonhomme; mais le reïs nous avait déjà conduits devant sa maison, et il était clair qu'on y célébrait une fête où il convenait d'assister.
En effet, les chants que nous avions entendus partaient de là; une foule de gens basanés, mélangés de nègres purs, paraissaient se livrer à la joie. Le reïs, dont je n'entendais qu'imparfaitement le dialecte franc assaisonné d'arabe, finit par me faire comprendre que c'était une fête de famille en l'honneur de la circoncision de son fils. Je compris surtout alors pourquoi nous avions fait si peu de chemin.
La cérémonie avait eu lieu la veille à la mosquée, et nous étions seulement au second jour des réjouissances. Les fêtes de famille des plus pauvres Égyptiens sont des fêtes publiques, et l'avenue était pleine de monde: une trentaine d'enfants, camarades d'école du jeune circoncis (mutahir), remplissaient une salle basse; les femmes, parentes ou amies de l'épouse du reïs, faisaient cercle dans la pièce du fond, et nous nous arrêtâmes près de cette porte. Le reïs indiqua de loin une place près de sa femme à l'esclave qui me suivait, et celle ci alla sans hésiter s'asseoir sur le tapis de la khanoun (dame), après avoir fait les salutations d'usage.
On se mit à distribuer du café et des pipes, et les Nubiennes commencèrent à danser au son des tarabouks (tambours de terre cuite), que plusieurs femmes soutenaient d'une main et frappaient de l'autre. La famille du reïs était trop pauvre sans doute pour avoir des almées blanches; mais les Nubiens dansent pour leur plaisir. Le loti ou coryphée faisait les bouffonneries habituelles en guidant les pas de quatre femmes qui se livraient à cette saltarelle éperdue que j'ai déjà décrite, et qui ne varie guère qu'en raison du plus on moins de feu des exécutants.
Pendant un des intervalles de la musique et de la danse, le reïs m'avait fait prendre place près d'un vieillard qu'il me dit être son père. Ce bonhomme, en apprenant quel était mon pays, m'accueillit avec un juron essentiellement français, que sa prononciation transformait d'une façon comique. C'était tout ce qu'il avait retenu de la langue des vainqueurs de 98. Je lui répondis en criant:
—Napoléon!
Il ne parut pas comprendre. Cela m'étonna; mais je songeai bientôt que ce nom datait seulement de l'Empire.
—Avez-vous connu Bonaparte? lui dis-je en arabe.
Il pencha la tête en arrière avec une sorte de rêverie solennelle, et se mit à chanter à pleine gorge:
Y a salam, Bounabarteh!
(Salut à toi, ô Bonaparte!)
Je ne pus m'empêcher de fondre en larmes en écoutant ce vieillard répéter le vieux chant des Égyptiens en l'honneur de celui qu'ils appelaient le sultan Kébir. Je le pressai de le chanter tout entier; mais sa mémoire n'en avait retenu que peu de vers.
«Tu nous as fait soupirer par ton absence, ô général qui prends le café avec du sucre! ô général charmant dont les joues sont si agréables, toi dont le glaive a frappé les Turcs! salut à toi!
»O toi dont la chevelure est si belle! depuis le jour où tu entras au Caire, cette ville a brillé d'une lueur semblable à celle d'une lampe de cristal; salut à toi!»
Cependant le reïs, indifférent à ces souvenirs, était allé du côté des enfants, et l'on semblait préparer tout pour une cérémonie nouvelle.
En effet, les enfants ne tardèrent pas à se ranger sur deux lignes, et les autres personnes réunies dans la maison se levèrent; car il s'agissait de promener dans le village l'enfant qui, la veille déjà, avait été promené au Caire. On amena un cheval richement harnaché, et le petit bonhomme, qui pouvait avoir sept ans, couvert d'habits et d'ornements de femmes (le tout emprunté probablement), fut hissé sur la selle, où deux de ses parents le maintenaient de chaque côté. Il était fier comme un empereur, et tenait, selon l'usage, un mouchoir sur sa bouche. Je n'osais le regarder trop attentivement, sachant que les Orientaux craignent en ce cas le mauvais œil; mais je pris garde à tous les détails du cortège, que je n'avais jamais pu si bien distinguer au Caire, où ces processions des mutahirs diffèrent à peine de celles des mariages.
Il n'y avait pas à celle-là de bouffons nus, simulant des combats avec des lances et des boucliers; mais quelques Nubiens, montés sur des échasses, se poursuivaient avec de longs bâtons: ceci était pour attirer la foule; ensuite les musiciens ouvraient la marche; puis les enfants, vêtus de leurs plus beaux costumes et guidés par cinq ou six faquirs ou santons, qui chantaient des moals religieux; puis l'enfant à cheval, entouré de ses parents, et enfin les femmes de la famille, au milieu desquelles marchaient les danseuses non voilées, qui, à chaque halte, recommençaient leurs trépignements voluptueux. On n'avait oublié ni les porteurs de cassolettes parfumées, ni les enfants qui secouent les kumkum, flacons d'eau de rose dont on asperge les spectateurs; mais le personnage le plus important du cortége était sans nul doute le barbier, tenant en main l'instrument mystérieux (dont le pauvre enfant devait plus tard faire l'épreuve), tandis que son aide agitait au bout d'une lance une sorte d'enseigne chargée des attributs de son métier. Devant le mutahir était un de ses camarades, portant, attachée à son col, la tablette à écrire, décorée par le maître d'école de chefs-d'œuvre calligraphiques. Derrière le cheval, une femme jetait continuellement du sel pour conjurer les mauvais esprits. La marche était fermée par les femmes gagées, qui servent de pleureuses aux enterrements et qui accompagnent les cérémonies de mariage et de circoncision avec le même olouloulou: dont la tradition se perd dans la plus haute antiquité.
Pendant que le cortége parcourait les rues peu nombreuses du petit village de Choubrah, j'étais resté avec le grand-père du mutahir, ayant eu toutes les peines du monde à empêcher l'esclave de suivre les autres femmes. Il avait fallu employer le mafisch, tout-puissant chez les Égyptiens, pour lui interdire ce qu'elle regardait comme un devoir de politesse et de religion. Les nègres préparaient des tables et décoraient la salle de feuillages. Pendant ce temps, je cherchais à tirer du vieillard quelques éclairs de souvenirs en faisant résonner à ses oreilles, avec le peu que je savais d'arabe, les noms glorieux de Kléber et de Menou. Il ne se souvenait que du colonel Barthélémy, l'ancien chef de la police du Caire, qui a laissé de grands souvenirs dans le peuple, à cause de sa grande taille et du magnifique costume qu'il portait. Barthélémy a inspiré des chants d'amour dont les femmes n'ont pas seules gardé la mémoire:
«Mon bien-aimé est coiffé d'un chapeau brodé;—des nœuds et des rosettes ornent sa ceinture.
»J'ai voulu l'embrasser, il m'a dit: Aspetta (attends)! Oh! qu'il est doux, son langage italien!—Dieu garde celui dont les yeux sont des yeux de gazelle!
»Que tu es donc beau, Fart-el-Roumy (Barthélémy), quand tu proclames la paix publique avec un firman à la main!»
IV—LE SIRAFEH
A l'entrée du mutahir, tous les enfants vinrent s'asseoir quatre par quatre autour des tables rondes où le maître d'école, le barbier et les santons occupèrent les places d'honneur. Les autres grandes personnes attendirent la fin du repas pour y prendre part à leur tour. Les Nubiens s'assirent devant la porte et reçurent le reste des plats, dont ils distribuèrent encore les derniers reliefs à de pauvres gens attirés par le bruit de la fête. Ce n'est qu'après avoir passé par deux ou trois séries d'invités inférieurs que les os parvenaient à un dernier cercle composé de chiens errants attirés par l'odeur des viandes. Rien ne se perd dans ces festins de patriarche, où, si pauvre que soit l'amphitryon, toute créature vivante peut réclamer sa part de fête. Il est vrai que les gens aisés ont l'usage de payer leur écot par de petits présents, ce qui adoucit un peu la charge que s'imposent, dans ces occasions, les familles du peuple.
Cependant arrivait, pour le mutahir, l'instant douloureux qui devait clore la fête. On fit lever de nouveau les enfants, et ils entrèrent seuls dans la salle où se tenaient les femmes. On chantait: «O toi, sa tante paternelle! ô toi, sa tante maternelle! viens préparer son sirafeh!» A partir de ce moment, les détails m'ont été donnés par l'esclave présente à la cérémonie du sirafeh.
Les femmes remirent aux enfants un châle dont quatre d'entre eux tinrent les coins. La tablette à écrire fut placée au milieu, et le principal élève de l'école (arif) se mit à psalmodier un chant dont chaque verset était ensuite répété en chœur par les enfants et par les femmes. On priait le Dieu qui sait tout, «qui connaît le pas de la fourmi noire et son travail dans les ténèbres,» d'accorder sa bénédiction à cet enfant, qui déjà savait lire et pouvait comprendre le Coran. On remerciait en son nom le père, qui avait payé les leçons du maître, et la mère, qui, dès le berceau, lui avait enseigné la parole.
«Dieu m'accorde, disait l'enfant à sa mère, de te voir assise au paradis et saluée par Moryam (Marie), par Zeynab, fille d'Ali, et par Fatime, fille du prophète!»
Le reste des versets était à la louange des faquirs et du maître d'école, comme ayant expliqué et fait apprendre à l'enfant les divers chapitres du Coran.
D'autres chants moins graves succédaient à ces litanies.
«O vous, jeunes filles qui nous entourez, disait l'arif, je vous recommande aux soins de Dieu lorsque vous peignez vos yeux et que vous vous regardez au miroir!
»Et vous femmes mariées ici rassemblées, par la vertu du chapitre 37: la Fécondité, soyez bénies!—Mais, s'il est ici des femmes qui aient vieilli dans le célibat, qu'elles soient, à coups de savate, chassées dehors!»
Pendant cette cérémonie, les garçons promenaient autour de la salle le sirafeh, et chaque femme déposait sur la tablette des cadeaux de petite monnaie; après quoi, on versait les pièces dans un mouchoir dont les enfants devaient faire don aux faquirs.
En revenant dans la chambre des hommes, le mutahir fut placé sur un siège élevé. Le barbier et son aide se tinrent debout des deux côtés avec leurs instruments. On plaça devant l'enfant un bassin de cuivre où chacun dut venir déposer son offrande; après quoi, il fut amené par le barbier dans une pièce séparée où l'opération s'accomplit sous les yeux de deux de ses parents, pendant que les cymbales résonnaient pour couvrir ses plaintes.
L'assemblée, sans se préoccuper davantage de cet incident, passa encore la plus grande partie de la nuit à boire des sorbets, du café et une sorte de bière épaisse (bouza), boisson enivrante, dont les noirs principalement faisaient usage, et qui est sans doute la même qu'Hérodote désigne sous le nom de vin d'orge.
V—LA FORÊT DE PIERRE
Je ne savais trop que faire le lendemain matin pour attendre l'heure où le vent devait se lever. Le reïs et tout son monde se livraient au sommeil avec cette insouciance profonde du grand jour qu'ont peine à concevoir les gens du Nord. J'eus l'idée de laisser l'esclave pour toute la journée dans la cange, et d'aller me promener vers Héliopolis, éloigné d'à peine une lieue.
Tout à coup je me souvins d'une promesse que j'avais faite à un brave commissaire de marine qui m'avait prêté sa carabine pendant la traversée de Syra à Alexandrie.
—Je ne vous demande qu'une chose, m'avait-il dit, lorsqu'à l'arrivée je lui fis mes remercîments, c'est de ramasser pour moi quelques fragments de la forêt pétrifiée qui se trouve dans le désert, à peu de distance du Caire. Vous les remettrez, en passant à Smyrne, chez madame Carton, rue des Roses.
Ces sortes de commissions sont sacrées entre voyageurs; la honte d'avoir oublié celle-là me fit résoudre immédiatement cette expédition facile. Du reste, je tenais aussi à voir cette forêt dont je ne m'expliquais pas la structure. Je réveillai l'esclave, qui était de très-mauvaise humeur, et qui demanda à rester avec la femme du reïs. J'avais l'idée dès lors d'emmener le reïs; une simple réflexion et l'expérience acquise des mœurs du pays me prouvèrent que, dans cette famille honorable, l'innocence de la pauvre Zeynab ne courait aucun danger.
Ayant pris les dispositions nécessaires et averti le reïs, qui me fit venir un ânier intelligent, je me dirigeai vers Héliopolis, laissant à gauche le canal d'Adrien, creusé jadis du Nil à la mer Rouge, et dont le lit desséché devait plus tard tracer notre route au milieu des dunes de sable.
Tous les environs de Choubrah sont admirablement cultivés. Après un bois de sycomores qui s'étend autour des haras, on laisse à gauche une foule de jardins où l'oranger est cultivé dans l'intervalle des dattiers placés en quinconces; puis, en traversant une branche du Kalisch ou canal du Caire, on gagne en peu de temps la lisière du désert, qui commence sur la limite des inondations du Nil. Là s'arrête le damier fertile des plaines, si soigneusement arrosées par les rigoles qui coulent des saquiès ou puits à roue; là commence, avec l'impression de la tristesse et de la mort qui ont vaincu la nature elle-même, cet étrange faubourg de constructions sépulcrales qui ne s'arrête qu'au Mokatam, et qu'on appelle de ce côté la vallée des Califes. C'est là que Touloun et Bibars, Saladin et Malek-Adel, et mille autres héros de l'islam, reposent non dans de simples tombes, mais dans de vastes palais brillants encore d'arabesques et de dorures, entremêlés de vastes mosquées. Il semble que les spectres, habitants de ces vastes demeures, aient voulu encore des lieux de prière et d'assemblée, qui, si l'on en croit la tradition, se peuplent à certains jours d'une sorte de fantasmagorie historique.
En nous éloignant de cette triste cité dont l'aspect extérieur produit l'effet d'un brillant quartier du Caire, nous avions gagné la levée d'Héliopolis, construite jadis pour mettre cette ville à l'abri des plus hautes inondations. Toute la plaine qu'on aperçoit au delà est bosselée de petites collines formées d'amas de décombres. Ce sont principalement les ruines d'un village qui recouvrent là les restes perdus des constructions primitives. Rien n'est resté debout; pas une pierre antique ne s'élève au-dessus du sol, excepté l'obélisque, autour duquel on a planté un vaste jardin.
L'obélisque forme le centre de quatre allées d'ébéniers qui divisent l'enclos; des abeilles sauvages ont établi leurs alvéoles dans les anfractuosités de l'une des faces qui, comme on sait, est dégradée. Le jardinier, habitué aux visites des voyageurs, m'offrit des fleurs et des fruits. Je pus m'asseoir et songer un instant aux splendeurs décrites par Strabon, aux trois autres obélisques du temple du Soleil, dont deux sont à Rome et dont l'autre a été détruit; à ces avenues de sphinx en marbre jaune du nombre desquels un seul se voyait encore au siècle dernier; à cette ville enfin, berceau des sciences, où Hérodote et Platon vinrent se faire initier aux mystères. Héliopolis a d'autres souvenirs encore au point de vue biblique. Ce fut là que Joseph donna ce bel exemple de chasteté que notre époque n'apprécie plus qu'avec un sourire ironique. Aux yeux des Arabes, cette légende a un tout autre caractère: Joseph et Zuleïka sont les types consacrés de l'amour pur, des sens vaincus par le devoir, et triomphant d'une double tentation; car le maître de Joseph était un des eunuques du pharaon. Dans la légende originale souvent traitée par les poëtes de l'Orient, la tendre Zuleïka n'est point sacrifiée comme dans celle que nous connaissons. Mal jugée d'abord par les femmes de Memphis, elle fut de toutes parts excusée dès que Joseph, sorti de sa prison, eut fait admirer à la cour du pharaon tout le charme de sa beauté.
Le sentiment d'amour platonique dont les poëtes arabes supposent que Joseph fut animé pour Zuleïka, et qui rend certes son sacrifice d'autant plus beau, n'empêcha pas ce patriarche de s'unir plus tard à la fille d'un prêtre d'Héliopolis, nommée Azima. Ce fut un peu plus loin, vers le nord, qu'il établit sa famille à un endroit nommé Gessen, où l'on a cru de nos jours retrouver les restes d'un temple juif bâti par Onias.
Je n'ai pas eu le temps de visiter ce berceau de la postérité de Jacob; mais je ne laisserai pas échapper l'occasion de laver tout un peuple, dont nous avons accepté les traditions patriarcales, d'un acte peu loyal que les philosophes lui ont durement reproché. Je discutais, sur la fuite d'Égypte du peuple de Dieu, avec cet humoriste de Berlin qui faisait partie comme savant de l'expédition de M. Lepsius:
—Croyez-vous donc, me dit-il, que tant d'honnêtes Hébreux auraient eu l'indélicatesse d'emprunter ainsi la vaisselle de gens qui, quoique Égyptiens, avaient été évidemment leurs voisins ou leurs amis?
—Cependant, observai-je, il faut croire cela, ou nier l'Écriture.
—Il peut y avoir erreur dans la version ou interpolation dans le texte; mais faites attention à ce que je vais vous dire: les Hébreux ont eu, de tout temps, le génie de la banque et de l'escompte. Dans cette époque encore naïve, on ne devait guère prêter que sur gages ... et persuadez-vous bien que telle était déjà leur industrie principale.
—Mais les historiens les peignent occupés à mouler des briques pour les pyramides (lesquelles, il est vrai, sont en pierre), et la rétribution de ces travaux se faisait en oignons et autres légumes.
—Eh bien, s'ils ont pu amasser quelques oignons, croyez fermement qu'ils ont su les faire valoir et que cela leur en a rapporté beaucoup d'autres.
—Que faudrait-il en conclure?
—Rien autre chose, sinon que l'argenterie qu'ils ont emportée formait probablement le gage exact des prêts qu'ils avaient pu faire dans Memphis. L'Égyptien est négligent; il avait sans doute laissé s'accumuler les intérêts et les frais, et la rente au taux légal....
—De sorte qu'il n'y avait pas même à réclamer un boni?
—J'en suis sûr. Les Hébreux n'ont emporté que ce qui leur était acquis selon toutes les lois de l'équité naturelle et commerciale. Par cet acte, assurément légitime, ils ont fondé dès lors les vrais principes du crédit. Du reste, le Talmud dit en termes précis: «Ils ont pris seulement ce qui était à eux.»
Je donne pour ce qu'il vaut ce paradoxe berlinois. Il me tarde de retrouver à quelques pas d'Héliopolis des souvenirs plus grands de l'histoire biblique. Le jardinier qui veille à la conservation du dernier monument de cette cité illustre, appelée primitivement Ainschems ou l'œil-du-Soleil, m'a donné un de ses fellahs pour me conduire à Matarée. Après quelques minutes de marche dans la poussière, j'ai retrouvé une oasis nouvelle, c'est-à-dire un bois tout entier de sycomores et d'orangers; une source coule à l'entrée de l'enclos, et c'est, dit-on, la seule source d'eau douce que laisse filtrer le terrain nitreux de l'Égypte. Les habitants attribuent cette qualité à une bénédiction divine. Pendant le séjour que la sainte famille fit à Matarée, c'est là, dit-on, que la Vierge venait blanchir le linge de l'Enfant Dieu. On suppose, en outre, que cette eau guérit la lèpre. De pauvres femmes qui se tiennent près de la source vous en offrent une tasse moyennant un léger bakchis.
Il reste à voir encore, dans le bois, le sycomore touffu sous lequel se réfugia la sainte famille, poursuivie par la bande d'un brigand nommé Disma. Celui ci qui, plus tard, devint le bon larron, finit par découvrir les fugitifs; mais tout à coup la foi toucha son cœur, au point qu'il offrit l'hospitalité à Joseph et à Marie, dans une de ses maisons située sur l'emplacement du vieux Caire, qu'on appelait alors Babylone d'Égypte. Ce Disma, dont les occupations paraissaient lucratives, avait des propriétés partout. On m'avait fait voir déjà, au vieux Caire, dans un couvent cophte, un vieux caveau, voûté en brique, qui passe pour être un reste de l'hospitalière maison de Disma et l'endroit même où couchait la sainte famille.
Ceci appartient à la tradition cophte; mais l'arbre merveilleux de Matarée reçoit les hommages de toutes les communions chrétiennes. Sans penser que ce sycomore remonte à la haute antiquité qu'on suppose, on peut admettre qu'il est le produit des rejetons de l'arbre ancien, et personne ne le visite depuis des siècles sans emporter un fragment du bois ou de l'écorce. Cependant il a toujours des dimensions énormes et semble un baobab de l'Inde; l'immense développement de ses branches et de ses surgeons disparaît sous les ex-voto, les chapelets, les légendes, les images saintes, qu'on y vient suspendre ou clouer de toutes parts.
En quittant Matarée, nous ne tardâmes pas à retrouver la trace du canal d'Adrien, qui sert de chemin quelque temps, et où les roues de fer des voitures de Suez laissent des ornières profondes. Le désert est beaucoup moins aride que l'on ne croit; des touffes de plantes balsamiques, des mousses, des lichens et des cactus revêtent presque partout le sol, et de grands rochers garais de broussailles se dessinent à l'horizon.
La chaîne du Mokatam fuyait à droite vers le sud; le défilé, en se resserrant, ne tarda pas à en masquer la vue, et mon guide m'indiqua du doigt la composition singulière des roches qui dominaient notre chemin: c'étaient des blocs d'huîtres et de coquillages de toute sorte. La mer du déluge, ou peut-être seulement la Méditerranée qui, selon les savants, couvrait autrefois tonte cette vallée du Nil, a laissé ces marques incontestables. Que faut-il supposer de plus étrange maintenant? La vallée s'ouvre; un immense horizon s'étend à perte de vue. Plus de traces, plus de chemins; le sol est rayé partout de longues colonnes rugueuses et grisâtres. O prodige! ceci est la forêt pétrifiée.
Quel est le souffle effrayant qui a couché à terre au même instant ces troncs de palmier gigantesques? Pourquoi tous du même côté, avec leurs branches et leurs racines, et pourquoi la végétation s'est-elle glacée et durcie en laissant distincts les fibres du bois et les conduits de la séve? Chaque vertèbre s'est brisée par une sorte de décollement; mais toutes sont restées bout à bout comme les anneaux d'un reptile. Rien n'est plus étonnant au monde. Ce n'est pas une pétrification produite par l'action chimique de la terre; tout est couché à fleur de sol. C'est ainsi que tomba la vengeance des dieux sur les compagnons de Phinée. Serait-ce un terrain quitté par la mer? Mais rien de pareil ne signale l'action ordinaire des eaux. Est-ce un cataclysme subit, un courant des eaux du déluge? Mais comment, dans ce cas, les arbres n'auraient-ils pas surnagé? L'esprit s'y perd; il vaut mieux n'y plus songer!
J'ai quitté enfin cette vallée étrange, et j'ai regagné rapidement Choubrah. Je remarquais à peine les creux de rocher qu'habitent les hyènes, et les ossements blanchis de dromadaires qu'a semés abondamment le passage des caravanes; j'emportais dans ma pensée une impression plus grande encore que celle dont on est frappé au premier aspect des pyramides: leurs quarante siècles sont bien petits devant les témoins irrécusables d'un monde primitif soudainement détruit!
VI—UN DÉJEUNER EN QUARANTAINE
Nous voilà de nouveau sur le Nil. Jusqu'à Batn-el-Bakarah, le ventre de la vache, où commence l'angle inférieur du Delta, je ne faisais que retrouver des rives connues. Les pointes des trois pyramides, teintes de rose le matin et le soir, et que l'on admire si longtemps avant d'arriver au Caire, si longtemps encore après avoir quitté Boulaq, disparurent enfin tout à fait de l'horizon. Nous voguions désormais sur la branche orientale du Nil, c'est-à-dire sur le véritable lit du fleuve; car la branche de Rosette, plus fréquentée des voyageurs d'Europe, n'est qu'une large saignée qui se perd à l'occident.
C'est de la branche de Damiette que partent les principaux canaux deltaïques; c'est elle aussi qui présente le paysage le plus riche et le plus varié. Ce n'est plus cette rive monotone des antres branches, bordée de quelques palmiers grêles, avec des villages bâtis en briques crues, et, çà et là, des tombeaux de santons égayés de minarets, des colombiers ornés de renflements bizarres, minces silhouettes panoramiques toujours découpées sur un horizon qui n'a pas de second plan; la branche, ou, si vous voulez, la brame de Damiette, baigne des villes considérables, et traverse partout des campagnes fécondes; les palmiers sont plus beaux et plus touffus; les figuiers, les grenadiers et les tamarins présentent partout des nuances infinies de verdure. Les bords du fleuve, aux affluents des nombreux canaux d'irrigation, sont revêtus d'une végétation toute primitive; du sein des roseaux qui jadis fournissaient le papyrus et des nénufars variés, parmi lesquels peut-être on retrouverait le lotus pourpré des anciens, on voit s'élancer des milliers d'oiseaux et d'insectes. Tout papillote, étincelle et bruit, sans tenir compte de l'homme, car il ne passe pas là dix Européens par année; ce qui veut dire que les coups de fusil viennent rarement troubler ces solitudes populeuses. Le cygne sauvage, le pélican, le flamant rose, le héron blanc et la sarcelle se jouent autour des djermes et des canges; mais des vols de colombes, plus facilement effrayées, s'égrènent çà et là en longs chapelets dans l'azur du ciel.
Nous avions laissé à droite Charakhanieh, situé sur l'emplacement de l'antique Cercasorum; Dagoueh, vieille retraite des brigands du Nil qui suivaient, la nuit, les barques à la nage en cachant leur tête dans la cavité d'une courge creusée; Atrib, qui couvre les ruines d'Atribis, et Methram, ville moderne fort peuplée, dont la mosquée, surmontée d'une tour carrée, fut dit-on, une église chrétienne avant la conquête arabe.
Sur la rive gauche, on retrouve l'emplacement de Busiris sous le nom de Bouzir, mais aucune ruine ne sort de terre; de l'autre côté du fleuve, Semenhoud, autrefois Sebennitus, fait jaillir du sein de la verdure ses dômes et ses minarets. Les débris d'un temple immense, qui parait être celui d'Isis, se rencontrent à deux lieues de là. Des têtes de femmes servaient de chapiteau à chaque colonne; la plupart de ces dernières ont servi aux Arabes à fabriquer des meules de moulin.
Nous passâmes la nuit devant Mansourah, et je ne pus visiter les fours à poulets célèbres de cette ville, ni la maison de Ben-Lockman, où vécut saint Louis prisonnier. Une mauvaise nouvelle m'attendait à mon réveil: le drapeau jaune de la peste était arboré sur Mansourah, et nous attendait encore à Damiette, de sorte qu'il était impossible de songer à faire des provisions autres que d'animaux vivants. C'était de quoi gâter assurément le plus beau paysage du monde; malheureusement aussi, les rives devenaient moins fertiles; l'aspect des rizières inondées, l'odeur malsaine des marécages, dominaient décidément, au delà de Pharescour, l'impression des dernières beautés de la nature égyptienne. Il fallut attendre jusqu'au soir pour rencontrer enfin le magique spectacle du Nil élargi comme un golfe, des bois de palmiers plus touffus que jamais, de Damiette, enfin, bordant les deux rives de ses maisons italiennes et de ses terrasses de verdure; spectacle qu'on ne peut comparer qu'à celui qu'offre l'entrée du grand canal de Venise, et où, de plus, les mille aiguilles des mosquées se découpaient dans la brume colorée du soir.
On amarra la cange au quai principal, devant un vaste bâtiment décoré du pavillon de France; mais il fallait attendre le lendemain pour nous faire reconnaître et obtenir le droit de pénétrer avec notre belle santé dans le sein d'une ville malade. Le drapeau jaune flottait sinistrement sur le bâtiment de la marine, et la consigne était toute dans notre intérêt. Cependant nos provisions étaient épuisées, et cela ne nous annonçait qu'un triste déjeuner pour le lendemain.
Au point du jour toutefois, notre pavillon avait été signalé, ce qui prouvait l'utilité du conseil de madame Bonhomme, et le janissaire du consulat français venait nous offrir ses services. J'avais une lettre pour le consul, et je demandai à le voir lui-même. Après être allé l'avertir, le janissaire vint me prendre et me dit de faire grande attention, afin de ne toucher personne et de ne point être touché pendant la route. Il marchait devant moi avec sa canne à pomme d'argent, et faisait écarter les curieux. Nous montons enfin dans un vaste bâtiment de pierre, fermé de portes énormes, et qui avait la physionomie d'un okel ou caravansérail. C'était pourtant la demeure du consul ou plutôt de l'agent consulaire de France, qui est en même temps l'un des plus riches négociants en riz de Damiette.
J'entre dans la chancellerie; le janissaire m'indique son maître, et j'allais bonnement lui remettre ma lettre dans la main.
—Aspetta! me dit-il d'un air moins gracieux que celui du colonel Barthélémy quand on voulait l'embrasser.
Et il m'écarte avec un bâton blanc qu'il tenait à la main. Je comprends l'intention, et je présente simplement la lettre. Le consul sort un instant sans rien dire, et revient tenant une paire de pincettes; il saisit ainsi la lettre, en met un coin sous son pied, déchire très-adroitement l'enveloppe avec le bout des pinces, et déploie ensuite la feuille, qu'il tient à distance devant ses yeux en s'aidant du même instrument.
Alors, sa physionomie se déride un peu, il appelle son chancelier, qui seul parle français, et me fait inviter à déjeuner, mais en me prévenant que ce sera en quarantaine. Je ne savais trop ce que pouvait valoir une telle invitation; mais je pensai d'abord à mes compagnons de la cange, et je demandai ce que la ville pouvait leur fournir.
Le consul donna des ordres au janissaire, et je pus obtenir pour eux du pain, du vin et des poules, seuls objets de consommation qui soient supposés ne pouvoir transmettre la peste. La pauvre esclave se désolait dans la cabine; je l'en fis sortir pour la présenter au consul.
En me voyant revenir avec elle, ce dernier fronça le sourcil.
—Est-ce que vous voulez emmener cette femme en France? me dit le chancelier.
—Peut-être, si elle y consent et si je le puis; en attendant, nous partons pour Beyrouth.
—Vous savez qu'une fois en France, elle est libre?
—Je la regarde comme libre dès à présent.
—Savez-vous aussi que, si elle s'ennuie en France, vous serez obligé de la faire revenir en Égypte à vos frais?
—Mais j'ignorais cela!
—Vous ferez bien d'y songer. Il vaudrait mieux la revendre ici.
—Dans une ville où est la peste? Ce serait peu généreux!
—Enfin, c'est votre affaire, dit le chancelier.
Il expliqua le tout au consul, qui finit par sourire et qui voulut présenter l'esclave à sa femme. En attendant, on nous fit passer dans la salle à manger, dont le centre était occupé par une grande table ronde. Ici commença une cérémonie nouvelle.
Le consul m'indiqua un bout de la table où je devais m'asseoir; il prit place à l'autre bout avec son chancelier et un petit garçon, son fils sans doute, qu'il alla chercher dans la chambre des femmes. Le janissaire se tenait debout à droite de la table pour bien marquer la séparation.
Je pensais qu'on inviterait aussi la pauvre Zeynab; mais elle s'était assise, les jambes croisées, sur une natte, avec la plus parfaite indifférence, comme si elle se trouvait encore au bazar. Elle croyait peut-être au fond que je l'avais amenée là pour la revendre.
Le chancelier prit la parole et me dit que notre consul était un négociant catholique natif de Syrie, et que l'usage n'étant pas, même chez les chrétiens, d'admettre les femmes à table, on allait faire paraître la khanoun seulement pour me faire honneur.
En effet, la porte s'ouvrit; une femme d'une trentaine d'années et d'un embonpoint marqué s'avança majestueusement dans la salle, et prit place en face du janissaire sur une chaise haute, avec escabeau adossé au mur. Elle portait sur la tête une immense coiffure conique, drapée d'un cachemire jaune avec des ornements d'or. Ses cheveux nattés et sa poitrine étincelaient de diamants. Elle avait l'air d'une madone, et son teint de lis pâle faisait ressortir l'éclat sombre de ses yeux, dont les paupières et les sourcils étaient peints selon la coutume.
Des domestiques, placés de chaque côte de la salle, nous servaient des mets pareils dans des plats différents, et l'on m'expliqua que ceux de mon côté n'étaient pas en quarantaine, et qu'il n'y avait rien à craindre, si par hasard ils touchaient mes vêtements. Je comprenais difficilement comment, dans une ville pestiférée, il y avait des gens tout à fait isolés de la contagion. J'étais cependant moi-même un exemple de cette singularité.
Le déjeuner fini, la khanoun, qui nous avait regardés silencieusement sans prendre place à notre table, avertie par son mari de la présence de l'esclave amenée par moi, lui adressa la parole, lui fit des questions et ordonna qu'on lui servit à manger. On apporta une petite table ronde pareille à celles du pays, et le service en quarantaine s'effectua pour elle comme pour moi.
Le chancelier voulut bien ensuite m'accompagner pour me faire voir la ville. La magnifique rangée des maisons qui bordent le Nil n'est pour ainsi dire qu'une décoration de théâtre; tout le reste est poudreux et triste; la fièvre et la peste semblent transpirer des murailles. Le janissaire marchait devant nous en faisant écarter une foule livide vêtue de haillons bleus. Je ne vis de remarquable que le tombeau d'un santon célèbre, honoré par les marins turcs, une vieille église bâtie par les croisés dans le style byzantin, et une colline aux portes de la ville entièrement formée, dit-on, des ossements de l'armée de saint Louis.
Je craignais d'être obligé de passer plusieurs jours dans cette ville désolée. Heureusement, le janissaire m'apprit le soir même que la bombarde la Santa-Barbara allait appareiller au point du jour pour les côtes de Syrie. Le consul voulut bien y retenir mon passage et celui de l'esclave; le soir même, nous quittions Damiette pour aller rejoindre en mer ce bâtiment, commandé par un capitaine grec.
VI
LA SANTA-BARBARA
I—UN COMPAGNON
«Istamboldan! ah! yélir firman!
Yélir, yélir, Istamboldan!»
C'était une voix grave et douce, une voix de jeune homme blond ou de jeune fille brune, d'un timbre frais et pénétrant, résonnant comme un chant de cigale altérée à travers la brume poudreuse d'une matinée d'Égypte. J'avais entr'ouvert, pour l'entendre mieux, une des fenêtres de la cange, dont le grillage doré se découpait, hélas! sur une côte aride; nous étions loin déjà des plaines cultivées et des riches palmeraies qui entourent Damiette. Partis de cette ville à l'entrée de la nuit, nous avions atteint en peu de temps le rivage d'Esbeh, qui est l'échelle maritime et l'emplacement primitif de la ville des croisades. Je m'éveillais à peine, étonné de ne plus être bercé par les vagues, et ce chant continuait à résonner par intervalles comme venant d'une personne assise sur la grève, mais cachée par l'élévation des berges. Et la voix reprenait encore avec une douceur mélancolique:
«Kaïkélir! Istamboldan!...
Yélir, yélir, Istamboldan!»
Je comprenais bien que ce chant célébrait Stamboul dans un langage nouveau pour moi, qui n'avait plus les rauques consonnances de l'arabe ou du grec, dont mon oreille était fatiguée. Cette voix, c'était l'annonce lointaine de nouvelles populations, de nouveaux rivages; j'entrevoyais déjà, comme en un mirage, la reine du Bosphore parmi ses eaux bleues et sa sombre verdure, et, l'avouerai-je? ce contraste avec la nature monotone et brûlée de l'Égypte m'attirait invinciblement. Quitte à pleurer les bords du Nil, plus tard, sous les verts cyprès de Péra, j'appelais, au secours de mes sens amollis par l'été, l'air vivifiant de l'Asie. Heureusement, la présence, sur le bateau, du janissaire que notre consul avait chargé de m'accompagner m'assurait d'un départ prochain.
On attendait l'heure favorable pour passer le boghaz, c'est-à-dire la barre formée par les eaux de la mer luttant contre le cours du fleuve, et une djerme chargée de riz, qui appartenait an consul, devait nous transporter à bord de la Santa-Barbara, arrêtée à une lieue en mer.
Cependant la voix reprenait:
«Ah! ah! ah! drommatina!
Drommatina dieljédélim!...»
—Qu'est-ce que cela peut signifier? me disais-je. Cela doit être du turc.
Et je demandai au janissaire s'il comprenait.
—C'est un dialecte des provinces, répondit-il; je ne comprends que le turc de Constantinople; quant à la personne qui chante, ce n'est pas grand'chose de bon: un pauvre diable sans asile, un banian!
J'ai toujours remarqué avec peine le mépris constant de l'homme qui remplit des fonctions serviles à l'égard du pauvre qui cherche fortune ou qui vit dans l'indépendance. Nous étions sortis du bateau, et, du haut de la levée, j'apercevais un jeune homme nonchalamment couché au milieu d'une touffe de roseaux secs. Tourné vers le soleil naissant qui perçait peu à peu la brume étendue sur les rizières, il continuait sa chanson, dont je recueillais aisément les paroles, ramenées par de nombreux refrains:
«Déyouldoumou! bourouldoumou!
Ali-Osman yadjénamdah!»
Il y a dans certaines langues méridionales un charme syllabique, une grâce d'intonation qui convient aux voix des femmes et des jeunes gens, et qu'on écouterait volontiers des heures entières sans comprendre. Et puis ce chant langoureux, ces modulations chevrotantes qui rappelaient nos vieilles chansons de campagne, tout cela me charmait avec la puissance du contraste et de l'inattendu; quelque chose de pastoral et d'amoureusement rêveur jaillissait pour moi de ces mots riches en voyelles et cadencés comme des chants d'oiseau.
—C'est peut-être, me disais-je, quelque chant d'un pasteur de Trébizonde ou de la Marmarique. Il me semble entendre des colombes qui roucoulent sur la pointe des ifs; cela doit se chanter dans des vallons bleuâtres où les eaux douces éclairent de reflets d'argent les sombres rameaux du mélèze, où les roses fleurissent sur de hautes charmilles, où les chèvres se suspendent aux rochers verdoyants comme dans une idylle de Théocrite.
Cependant je m'étais rapproché du jeune homme, qui m'aperçut enfin, et, se levant, me salua en disant;
—Bonjour, monsieur.
C'était un beau garçon aux traits circassiens, à l'œil noir, avec un teint blanc et des cheveux blonds coupés de près, mais non pas rasés selon l'usage des Arabes. Une longue robe de soie rayée, puis un pardessus de drap gris, composaient son ajustement, et un simple tarbouch de feutre rouge lui servait de coiffure; seulement, la forme plus ample et la houppe mieux fournie de soie bleue que celle des bonnets égyptiens, indiquaient le sujet immédiat d'Abdul-Medjid. Sa ceinture, faite d'un aunage de cachemire à bas prix, portait, au lieu des collections de pistolets et de poignards dont tout homme libre ou tout serviteur gagé se hérisse en général la poitrine, une écritoire de cuivre d'un demi-pied de longueur. Le manche de cet instrument oriental contient l'encre, et le fourreau contient les roseaux qui servent de plumes (calam). De loin, cela peut passer pour un poignard; mais c'est l'insigne pacifique du simple lettré.
Je me sentis tout d'un coup plein de bienveillance pour ce confrère, et j'avais quelque honte de l'attirail guerrier qui, au contraire, dissimulait ma profession.
—Est-ce que vous habitez dans ce pays? dis-je à l'inconnu.
—Non, monsieur; je suis venu avec vous de Damiette.
—Comment, avec moi?
—Oui, les bateliers m'ont reçu dans la cange et m'ont amené jusqu'ici. J'aurais voulu me présenter à vous; mais vous étiez couché.
—C'est très-bien, dis-je; et où allez-vous comme cela?
—Je vais vous demander la permission de passer aussi sur la djerme, pour gagner le vaisseau où vous allez vous embarquer.
—Je n'y vois pas d'inconvénient, dis-je en me tournant du côté du janissaire.
Mais ce dernier me prit à part.
—Je ne vous conseille pas, me dit-il, d'emmener ce garçon. Vous serez obligé de payer son passage, car il n'a rien que son écritoire; c'est un de ces vagabonds qui écrivent des vers et autres sottises. Il s'est présenté au consul, qui n'en a pas pu tirer autre chose.
—Mon cher, dis-je à l'inconnu, je serais charmé de vous rendre service, mais j'ai à peine ce qu'il me faut pour arriver à Beyrouth et y attendre de l'argent.
—C'est bien, me dit-il, je puis vivre ici quelques jours chez les fellahs. J'attendrai qu'il passe un Anglais.
Ce mot me laissa un remords. Je m'étais éloigné avec le janissaire, qui me guidait à travers les terres inondées en me faisant suivre un chemin tracé çà et là sur les dunes de sable pour gagner les bords du lac Menzaleh. Le temps qu'il fallait pour charger la djerme des sacs de riz apportés par diverses barques nous laissait tout le loisir nécessaire pour cette expédition.
II—LE LAC MENZALEH
Nous avions dépassé à droite le village d'Esbeh, bâti en briques crues, et où l'on distingue les restes d'une antique mosquée et aussi quelques débris d'arches et de tours appartenant à l'ancienne Damiette, détruite par les Arabes à l'époque de saint Louis, comme trop exposée aux surprises. La mer baignait jadis les murs de cette ville, et en est maintenant éloignée d'une lieue. C'est à peu près l'espace que gagne la terre d'Égypte tous les six cents ans. Les caravanes qui traversent le désert pour passer en Syrie rencontrent sur divers points des lignes régulières où se voient, de distance en distance, des ruines antiques ensevelies dans le sable, mais dont le vent du désert se plaît quelquefois à faire revivre les contours. Ces spectres de villes dépouillées pour un temps de leur linceul poudreux effrayent l'imagination des Arabes, qui attribuent leur construction aux génies. Les savants de l'Europe retrouvent, en suivant ces traces, une série de cités bâties au bord de la mer sous telle ou telle dynastie de rois pasteurs ou de conquérants thébains. C'est par le calcul de cette retraite des eaux de la mer aussi bien que par celui des diverses couches du Nil empreintes dans le limon, et dont on peut compter les marques en formant des excavations, qu'on est parvenu à faire remonter à quarante mille ans l'antiquité du sol de l'Égypte. Ceci s'arrange mal peut-être avec la Genèse; cependant ces longs siècles consacrés à l'action mutuelle de la terre et des eaux ont pu constituer ce que le livre saint appelle «matière sans forme,» l'organisation des êtres étant le seul principe véritable de la création.
Nous avions atteint le bord oriental de la langue de terre où est bâtie Damiette; le sable où nous marchions luisait par places, et il me semblait voir des flaques d'eau congelées dont nos pieds écrasaient la surface vitreuse; c'étaient des couches de sel marin. Un rideau de joncs élancés, de ceux peut-être qui fournissaient autrefois le papyrus, nous cachait encore les bords du lac; nous arrivâmes enfin à un port établi pour les barques des pêcheurs, et, de là, je crus voir la mer elle-même dans un jour de calme. Seulement, des îles lointaines, teintes de rose par le soleil levant, couronnées çà et là de dômes et de minarets, indiquaient un lieu plus paisible, et des barques à voiles latines circulaient par centaines sur la surface unie des eaux.
C'était le lac Menzaleh, l'ancien Maréotis, où Tanis ruinée occupe encore l'île principale, et dont Péluse bornait l'extrémité voisine de la Syrie, Péluse, l'ancienne porte de l'Égypte, où passèrent tour à tour Cambyse, Alexandre et Pompée, ce dernier, comme on sait, pour y trouver la mort.
Je regrettais de ne pouvoir parcourir le riant archipel semé dans les eaux du lac et assister à quelqu'une de ces pêches magnifiques qui fournissent des poissons à l'Égypte entière. Des oiseaux d'espèces variées planent sur cette mer intérieure, nagent près des bords ou se réfugient dans le feuillage des sycomores, des cassiers et des tamarins; les ruisseaux et les canaux d'irrigation qui traversent partout les rizières offrent des variétés de végétation marécageuse, où les roseaux, les joncs, le nénufar et sans doute aussi le lotus des anciens émaillent l'eau verdâtre et bruissent du vol d'une quantité d'insectes que poursuivent les oiseaux. Ainsi s'accomplit cet éternel mouvement de la nature primitive où luttent des esprits féconds et meurtriers.
Quand, après avoir traversé la plaine, nous remontâmes sur la jetée, j'entendis de nouveau la voix du jeune homme qui m'avait parlé; il continuait à répéter:
«Yélir, yélir, Istamboldan!»
Je craignais d'avoir eu tort de refuser sa demande, et je voulus rentrer en conversation avec lui en l'interrogeant sur le sens de ce qu'il chantait.
—C'est, me dit il, une chanson qu'on a faite à l'époque du massacre des janissaires. J'ai été bercé avec cette chanson.
—Comment! disais-je en moi-même, ces douces paroles, cet air langoureux renferment des idées de mort et de carnage! Ceci nous éloigne un peu de l'églogue.
La chanson voulait dire, à peu près:
«Il vient de Stamboul, le firman (celui qui annonçait la destruction des janissaires)!—Un vaisseau l'apporte,—Ali-Osman l'attend;—un vaisseau arrive,—mais le firman ne vient pas;—tout le peuple est dans l'incertitude.—Un second vaisseau arrive; voilà enfin celui qu'attendait Ali-Osman.—Tous les musulmans révèlent leurs habits brodés—et s'en vont se divertir dans la campagne,—car il est certainement arrivé cette fois, le firman!»
A quoi bon vouloir tout approfondir? J'aurais mieux aimé ignorer désormais le sens de ces paroles. Au lieu d'un chant de pâtre, ou du rêve d'un voyageur qui pense à Stamboul, je n'avais plus dans la mémoire qu'une sotte chanson politique.
—Je ne demande pas mieux, dis-je tout bas au jeune homme, que de vous laisser entrer dans la djerme; mais votre chanson aura peut-être contrarié le janissaire, quoiqu'il ait eu l'air de ne pas la comprendre....
—Lui, un janissaire? me dit-il. Il n'y en a plus dans tout l'empire; les consuls donnent encore ce nom, par habitude, à leurs cavas;— mais lui n'est qu'un Albanais, comme, moi, je suis un Arménien. Il m'en veut, parce que, étant à Damiette, je me suis offert à conduire des étrangers pour visiter la ville; à présent, je vais à Beyrouth.
Je fis comprendre au janissaire que son ressentiment devenait sans motif.
—Demandez-lui, me dit-il, s'il a de quoi payer son passage sur le vaisseau.
—Le capitaine Nicolas est mon ami, répondit l'Arménien.
Le janissaire secoua la tête, mais il ne fit plus aucune observation. Le jeune homme se leva lestement, ramassa un petit paquet qui paraissait à peine sous son bras et nous suivit. Tout mon bagage avait été déjà transporté sur la djerme, lourdement chargée. L'esclave javanaise, que le plaisir de changer de lieu rendait indifférente au souvenir de l'Égypte, frappait ses mains brunes avec joie en voyant que nous allions partir et veillait à l'emménagement des cages de poules et de pigeons. La crainte de manquer de nourriture agit fortement sur ces âmes naïves. L'état sanitaire de Damiette ne nous avait pas permis de réunir des provisions plus variées. Le riz ne manquant pas, du reste, nous étions voués pour toute la traversée au régime du pilau.
III—LA BOMBARDE
Nous descendîmes le cours du Nil pendant une lieue encore; les rives plates et sablonneuses s'élargissaient à perte de vue, et le boghaz qui empêche les vaisseaux d'arriver jusqu'à Damiette ne présentait plus à cette heure-là qu'une barre presque insensible. Deux forts protègent cette entrée, souvent franchie au moyen âge, mais presque toujours fatale aux vaisseaux.
Ces voyages sur mer sont aujourd'hui, grâce à la vapeur, tellement dépourvus de danger, que ce n'est pas sans quelque inquiétude qu'on se hasarde sur un bateau à voiles. Là renaît la chance fatale qui donne aux poissons leur revanche de la voracité humaine, ou tout au moins la perspective d'errer dix ans sur des côtes inhospitalières, comme les héros de l'Odyssée et de l'Énéide. Or, si jamais vaisseau primitif et suspect de ces fantaisies sillonna les eaux bleues du golfe syrien, c'est la bombarde baptisée du nom de Santa-Barbara qui en réalise l'idéal le plus pur. Du plus loin que j'aperçus cette sombre carcasse, pareille à un bateau de charbon, élevant sur un mât unique la longue vergue disposée pour une seule voile triangulaire, je compris que j'étais mal tombé, et j'eus l'idée un instant de refuser ce moyen de transport. Cependant comment faire? Retourner dans une ville en proie à la peste pour attendre le passage d'un brick européen (car les bateaux à vapeur ne desservent pas cette ligne), ce n'était guère moins chanceux. Je regardai mes compagnons, qui n'avaient l'air ni mécontents ni surpris; le janissaire paraissait convaincu d'avoir arrangé les choses pour le mieux; nulle idée railleuse ne perçait sous le masque bronzé des rameurs de la djerme; il semblait donc que ce navire n'avait rien de ridicule et d'impossible dans les habitudes du pays. Toutefois, cet aspect de galéasse difforme, de sabot gigantesque enfoncé, dans l'eau jusqu'au bord par le poids des sacs de riz, ne promettait pas une traversée rapide. Pour peu que les vents nous fussent contraires, nous risquions d'aller faire connaissance avec la patrie inhospitalière des Lestrigons ou les rochers porphyreux des antiques Phéaciens. O Ulysse! Télémaque! Énée! étais-je destiné à vérifier par moi-même votre itinéraire fallacieux?
Cependant la djerme accoste le navire, on nous jette une échelle de corde traversée de bâtons, et nous voilà hissés sur le bordage et initiés aux joies de l'intérieur.
—Kalimèra (bonjour), dit le capitaine, vêtu comme ses matelots, mais se faisant reconnaître par ce salut grec.
Et il se hâte de s'occuper de l'embarquement des marchandises, bien autrement important que le nôtre. Les sacs de riz formaient une montagne sur l'arrière, au delà de laquelle une petite portion de la dunette était réservée an timonier et au capitaine; il était donc impossible de se promener autrement que sur les sacs, le milieu du vaisseau étant occupé par la chaloupe et les deux côtés encombrés de cages de poules; un seul espace assez étroit existait devant la cuisine, confiée aux soins d'un jeune mousse fort éveillé.
Aussitôt que ce dernier vit l'esclave, il s'écria:
—Kokona! kali! kali (Une femme! belle! belle!)
Ceci s'écartait de la réserve arabe, qui ne permet pas que l'on paraisse remarquer soit une femme, soit un enfant. Le janissaire était monté avec nous et surveillait le chargement des marchandises qui appartenaient au consul.
—Ah çà! lui dis-je, où va-t-on nous loger? Vous m'aviez dit qu'on nous donnerait la chambre du capitaine.
—Soyez tranquille, répondit-il, on rangera tous ces sacs, et ensuite vous serez très-bien.
Sur quoi, il nous fit ses adieux et descendit dans la djerme, qui ne tarda pas à s'éloigner.
Nous voilà donc, Dieu sait pour combien de temps, sur un de ces vaisseaux syriens que la moindre tempête brise à la côte comme des coques de noix. Il fallut attendre le vent d'ouest de trois heures pour mettre à la voile. Dans l'intervalle, on s'était occupé du déjeuner. Le capitaine Nicolas avait donné ses ordres, et son pilau cuisait sur l'unique fourneau de la cuisine; notre tour ne devait arriver que plus tard.
Je cherchais cependant où pouvait être cette fameuse chambre du capitaine qui nous avait été promise, et je chargeai l'Arménien de s'en informer auprès de son ami, lequel ne paraissait nullement l'avoir reconnu jusque-là. Le capitaine se leva froidement et nous conduisit vers une espèce de soute située sous le tillac de l'avant, où l'on ne pouvait entrer que plié en deux, et dont les parois étaient littéralement couvertes de ces grillons rouges, longs comme le doigt, que l'on appelle cancrelats, et qu'avait attirés sans doute un chargement précédent de sucre ou de cassonade. Je reculai avec effroi et fis mine de me fâcher.
—C'est là ma chambre, me fit dire le capitaine; je ne vous conseille pas de l'habiter, à moins qu'il ne vienne à pleuvoir; mais je vais vous faire voir un endroit beaucoup plus frais et beaucoup plus convenable.
Alors, il me conduisit près de la grande chaloupe, maintenue par des cordes entre le mât et l'avant, et me fit regarder dans l'intérieur.
—Voilà, dit-il, où vous serez très-bien couché; vous avez des matelas de coton que vous étendrez d'un bout à l'autre, et je vais faire disposer là-dessus des toiles qui formeront une tente; maintenant, vous voilà logé commodément et grandement, n'est-ce pas?
J'aurais eu mauvaise grâce à n'en pas convenir; le bâtiment étant donné, c'était assurément le local le plus agréable, par une température d'Afrique, et le plus isolé qu'on y pût choisir.
IV—ANDARE SUL MARE
Nous partons: nous voyons s'amincir, descendre et disparaître enfin sous le bleu niveau de la mer cette frange de sable qui encadre si tristement les splendeurs de la vieille Égypte; le flamboiement poudreux du désert reste seul à l'horizon; les oiseaux du Nil nous accompagnent quelque temps, puis nous quittent les uns après les autres, comme pour aller rejoindre le soleil qui descend vers Alexandrie. Cependant un astre éclatant gravit peu à peu l'arc du ciel et jette sur les eaux des reflets enflammés. C'est l'étoile du soir, c'est Astarté, l'antique déesse de Syrie; elle brille d'un éclat incomparable sur ces mers sacrées qui la reconnaissent toujours.
Sois-nous propice, ô divinité! qui n'as pas la teinte blafarde de la lune, mais qui scintilles dans ton éloignement et verses des rayons dorés sur le monde comme un soleil de la nuit!
Après tout, une fois la première impression surmontée, l'aspect intérieur de la Santa-Barbara ne manquait pas de pittoresque. Dès le lendemain, nous nous étions acclimatés parfaitement, et les heures coulaient pour nous comme pour l'équipage dans la plus parfaite indifférence de l'avenir. Je crois bien que le bâtiment marchait à la manière de ceux des anciens, toute la journée d'après le soleil, et la nuit d'après les étoiles. Le capitaine me fit voir une boussole, mais elle était toute détraquée. Ce brave homme avait une physionomie à la fois douce et résolue, empreinte, en outre, d'une naïveté singulière qui me donnait plus de confiance en lui-même qu'en son navire. Toutefois, il m'avoua qu'il avait été quelque peu forban, mais seulement à l'époque de l'indépendance hellénique; c'était après m'avoir invité à prendre part à son dîner, qui se composait d'un pilau en pyramide où chacun plongeait à son tour une petite cuiller de bois. Ceci était déjà un progrès sur la façon de manger des Arabes, qui ne se servent que de leurs doigts.
Une bouteille de terre, remplie de vin de Chypre, de celui qu'on appelle vin de Commanderie, défraya notre après-dînée, et le capitaine, devenu plus expansif, voulut bien, toujours par l'intermédiaire du jeune Arménien, me mettre au courant de ses affaires. M'ayant demandé si je savais lire le latin, il tira d'un étui une grande pancarte de parchemin qui contenait les titres les plus évidents de la moralité de sa bombarde. Il voulait savoir en quels termes était conçu ce document.
Je me mis à lire, et j'appris que «les Pères secrétaires de la terre sainte appelaient la bénédiction de la Vierge et des saints sur le navire, et certifiaient que le capitaine Alexis, Grec catholique, natif de Taraboulous (Tripoli de Syrie), avait toujours rempli ses devoirs religieux.»
—On a mis Alexis, me fit observer le capitaine, mais c'est Nicolas qu'on aurait dû mettre; ils se sont trompés en écrivant.
Je donnai mon assentiment, songeant en moi-même que, s'il n'avait pas de patente plus officielle, il ferait bien d'éviter les parages européens. Les Turcs se contentent de peu: le cachet rouge et la croix de Jérusalem apposés à ce billet de confession devaient suffire, moyennant bakchis, à satisfaire aux besoins de la légalité musulmane.
Rien n'est plus gai qu'une après-dînée en mer par un beau temps: la brise est tiède, le soleil tourne autour de la voile dont l'ombre fugitive nous oblige à changer de place de temps en temps; cette ombre nous quitte enfin, et projette sur la mer sa fraîcheur inutile. Peut-être serait-il bon de tendre une simple toile pour protéger la dunette, mais personne n'y songe: le soleil dore nos fronts comme des fruits mûrs. C'est là que triomphait surtout la beauté de l'esclave javanaise. Je n'avais pas songé un instant à lui faire garder son voile, par ce sentiment tout naturel qu'un Franc possédant une femme n'avait pas droit de la cacher. L'Arménien s'était assis près d'elle sur les sacs de riz, pendant que je regardais le capitaine jouer aux échecs avec le pilote, et il lui dit plusieurs fois avec un fausset enfantin:—Ked ya, siti!
Ce qui, je pense, signifiait: «Eh bien donc, madame!»
Elle resta quelque temps sans répondre, avec cette fierté qui respirait dans son maintien habituel; puis elle finit par se tourner vers le jeune homme, et la conversation s'engagea.
De ce moment, je compris combien j'avais perdu à ne pas prononcer couramment l'arabe. Son front s'éclaircit, ses lèvres sourirent, et elle s'abandonna bientôt à ce caquetage ineffable qui, dans tous les pays, est, à ce qu'il semble, un besoin pour la plus belle portion de l'humanité. J'étais heureux, du reste, de lui avoir procuré ce plaisir. L'Arménien paraissait très-respectueux, et, se tournant de temps en temps vers moi, lui racontait sans doute comment je l'avais rencontré et accueilli. Il ne faut pas appliquer nos idées à ce qui se passe en Orient, et croire qu'entre homme et femme une conversation devienne tout de suite ... criminelle. Il y a dans les caractères beaucoup plus de simplicité que chez nous; j'étais persuadé qu'il ne s'agissait là que d'un bavardage dénué de sens. L'expression des physionomies et l'intelligence de quelques mots çà et là m'indiquaient suffisamment l'innocence de ce dialogue, aussi restai-je comme absorbé dans l'observation du jeu d'échecs (et quels échecs!) du capitaine et de son pilote. Je me comparais mentalement à ces époux aimables qui, dans une soirée, s'asseyent aux tables de jeu, laissant causer ou danser sans inquiétude les femmes et les jeunes gens.
Et, d'ailleurs, qu'est-ce qu'un pauvre diable d'Arménien qu'on a ramassé dans les roseaux aux bords du Nil, auprès d'un Franc qui vient du Caire et qui y a mené l'existence d'un mirliva (général), d'après l'estime des drogmans et de tout un quartier? Si, pour une nonne, un jardinier est un homme, comme on disait en France au siècle dernier, il ne faut pas croire que le premier venu soit quelque chose pour une cadine musulmane. Il y a dans les femmes élevées naturellement, comme dans les oiseaux magnifiques, un certain orgueil qui les défend tout d'abord contre la séduction vulgaire. Il me semblait, du reste, qu'en l'abandonnant à sa propre dignité, je m'assurais la confiance et le dévouement de cette pauvre esclave, qu'au fond, ainsi que je l'ai déjà dit, je considérais comme libre du moment qu'elle avait quitté la terre d'Égypte et mis le pied sur un bâtiment chrétien.
Chrétien! est-ce le terme juste? La Santa-Barbara n'avait pour équipage que des matelots turcs; le capitaine et son mousse représentaient l'Église romaine, l'Arménien une hérésie quelconque, et moi-même.... Mais qui sait ce que peut représenter en Orient un Parisien nourri d'idées philosophiques, un fils de Voltaire, un impie, selon l'opinion de ces braves gens? Chaque matin, au moment où le soleil sortait de la mer, chaque soir, à l'instant où son disque, envahi par la ligne sombre des eaux, s'éclipsait en une minute, laissant à l'horizon cette teinte rosée qui se fond délicieusement dans l'azur, les matelots se réunissaient sur un seul rang, tournés vers la Mecque lointaine, et l'un d'eux entonnait l'hymne de la prière, comme aurait pu faire le grave muezzin du haut des minarets. Je ne pouvais empêcher l'esclave de se joindre à cette religieuse effusion si touchante et si solennelle; dès le premier jour, nous nous vîmes ainsi partagés en communions diverses. Le capitaine, de son côté, faisait des oraisons de temps en temps à une certaine image clouée au mât, qui pouvait bien être la patronne du navire, santa Barbara; l'Arménien, en se levant, après s'être lavé la tête et les pieds avec son savon, mâchonnait des litanies à voix basse; moi seul, incapable de feinte, je n'exécutais aucune génuflexion régulière, et j'avais pourtant quelque honte à paraître moins religieux que ces gens. Il y a chez les Orientaux une tolérance mutuelle pour les religions diverses, chacun se classant simplement à un degré supérieur dans la hiérarchie spirituelle, mais admettant que les autres peuvent bien, à la rigueur, être dignes de lui servir d'escabeau; le simple philosophe dérange cette combinaison: où le placer? Le Coran lui-même, qui maudit les idolâtres et les adorateurs du feu et des étoiles, n'a pas prévu le scepticisme de notre temps.
V—IDYLLE
Vers le troisième jour de notre traversée, nous eussions dû apercevoir la côte de Syrie; mais, pendant la matinée, nous changions à peine de place, et le vent, qui se levait à trois heures, enflait la voile par bouffées, puis la laissait peu après retomber le long du mât. Cela paraissait inquiéter peu le capitaine, qui partageait ses loisirs entre son jeu d'échecs et une sorte de guitare avec laquelle il accompagnait toujours le même chant. En Orient, chacun a son air favori, et le répète sans se lasser du matin au soir, jusqu'à ce qu'il en sache un autre plus nouveau. L'esclave aussi avait appris au Caire je ne sais quelle chanson de harem dont le refrain revenait toujours sur une mélopée traînante et soporifique. C'étaient, je m'en souviens, les deux vers suivants:
«Ya kabibé! sakel nô!...
Ya makmouby! ya sidi!»
J'en comprenais bien quelques mots, mais celui de kabibé manquait à mon vocabulaire. J'en demandai le sens à l'Arménien, qui me répondit:
—Cela veut dire un petit drôle.
Je couchai ce substantif sur mes tablettes avec l'explication, ainsi qu'il convient quand on veut s'instruire.
Le soir, l'Arménien me dit qu'il était fâcheux que le vent ne fût pas meilleur, et que cela l'inquiétait un peu.
—Pourquoi? lui dis-je. Nous risquons de rester ici deux jours de plus, voilà tout, et décidément nous sommes très-bien sur ce vaisseau.
—Ce n'est pas cela, me dit-il, mais c'est que nous pourrions bien manquer d'eau.
—Manquer d'eau?
—Sans doute, vous n'avez pas d'idée de l'insouciance de ces gens-là. Pour avoir de l'eau, il aurait fallu envoyer une barque jusqu'à Damiette, car l'eau de l'embouchure du Nil est salée; et, comme la ville était en quarantaine, ils ont craint les formalités!... du moins, c'est là ce qu'ils disent; mais, au fond, ils n'y auront pas pensé.
—C'est étonnant, dis-je, le capitaine chante comme si notre situation était des plus simples.
Et j'allai avec l'Arménien l'interroger sur ce sujet.
Il se leva, et me fit voir sur le pont les tonnes à eau entièrement vides, sauf l'une d'elles qui pouvait encore contenir cinq ou six bouteilles d'eau; puis il s'en alla se rasseoir sur la dunette, et, reprenant sa guitare, il recommença son éternelle chanson en berçant sa tête en arrière contre le bordage.
Le lendemain matin, je me réveillai de bonne heure, et je montai sur le gaillard d'avant avec la pensée qu'il était possible d'apercevoir les côtes de la Palestine; mais j'eus beau nettoyer mon binocle, la ligne extrême de la mer était aussi nette que la lame courbe d'un damas. Il est même probable que nous n'avions guère changé de place depuis la veille. Je redescendis, et me dirigeai vers l'arrière. Tout le monde dormait avec sérénité; le jeune mousse était seul debout et faisait sa toilette en se lavant abondamment le visage et les mains avec de l'eau qu'il puisait dans notre dernière tonne de liquide potable.
Je ne pus m'empècher de manifester mon indignation. Je lui dis ou je crus lui faire comprendre que l'eau de la mer était assez bonne pour la toilette d'un petit drôle de son espèce, et, voulant formuler cette dernière expression, je me servis du terme de ya kabibé, que j'avais noté. Le petit garçon me regarda en souriant, et parut peu touché de la réprimande. Je crus avoir mal prononcé, et je n'y pensai plus.
Quelques heures après, dans ce moment de l'après-dînée où le capitaine Nicolas faisait d'ordinaire apporter par le mousse une énorme cruche de vin de Chypre, à laquelle seuls nous étions invités à prendre part, l'Arménien et moi, en qualité de chrétiens, les matelots, par un respect mal compris pour la loi de Mahomet, ne buvant que de l'eau-de-vie d'anis, le capitaine, dis je, se mit à parler bas à l'oreille de l'Arménien.
—Il veut, me dit ce dernier, vous faire une proposition.
—Qu'il parle.
—Il dit que c'est délicat, et espère que vous ne lui en voudrez pas si cela vous déplaît.
—Pas du tout.
—Eh bien, il vous demande si vous voulez faire l'échange de votre esclave contre le ya ouled (le petit garçon) qui lui appartient aussi.
Je fus au moment de partir d'un éclat de rire; mais le sérieux parfait des deux Levantins me déconcerta. Je crus voir là au fond une de ces mauvaises plaisanteries que les Orientaux ne se permettent guère que dans les situations où un Franc pourrait difficilement les en faire repentir. Je le dis à l'Arménien, qui me répondit avec étonnement:
—Mais non, c'est bien sérieusement qu'il parle; le petit garçon est très-blanc et la femme basanée, et, ajouta-t-il avec un air d'appréciation consciencieuse, je vous conseille d'y réfléchir, le petit garçon vaut bien la femme.
Je ne suis pas habitué à m'étonner facilement: du reste, ce serait peine perdue dans de tels pays. Je me bornai à répondre que ce marché ne me convenait pas. Ensuite, comme je montrais quelque humeur, le capitaine dit à l'Arménien qu'il était fâché de son indiscrétion, mais qu'il avait cru me faire plaisir. Je ne savais trop quelle était son idée, et je crus voir une sorte d'ironie percer dans sa conversation; je le fis donc presser par l'Arménien de s'expliquer nettement sur ce point.
—Eh bien, me dit ce dernier, il prétend que vous avez, ce matin, fait des compliments au ya ouled; c'est, du moins, ce que celui-ci a rapporté.
—Moi? m'écriai-je. Je l'ai appelé petit drôle parce qu'il se lavait les mains avec notre eau à boire; j'étais furieux contre lui, au contraire.
L'étonnement de l'Arménien me fit apercevoir qu'il y avait dans cette affaire un de ces absurdes quiproquos philologiques si communs entre les personnes qui savent médiocrement les langues. Le mot kabibé, si singulièrement traduit la veille par l'Arménien, avait, au contraire, la signification la plus charmante et la plus amoureuse du monde. Je ne sais pourquoi le mot de petit drôle lui avait paru rendre parfaitement cette idée en français.
Nous nous livrâmes à une traduction nouvelle et corrigée du refrain chanté par l'esclave, et qui, décidément, signifiait à peu près:
«O mon petit chéri, mon bien-aimé, mon frère, mon maître!»
C'est ainsi que commencent presque toutes les chansons d'amour arabes, susceptibles des interprétations les plus diverses, et qui rappellent aux commençants l'équivoque classique de l'églogue de Corydon.
VI—JOURNAL DE BORD
L'humble vérité n'a pas les ressources immenses des combinaisons dramatiques ou romanesques. Je recueille un à un des événements qui n'ont de mérite que par leur simplicité même, et je sais qu'il serait aisé pourtant, fût-ce dans la relation d'une traversée aussi vulgaire que celle du golfe de Syrie, de faire naître des péripéties vraiment dignes d'attention; mais la réalité grimace à côté du mensonge, et il vaut mieux, ce me semble, dire naïvement, comme les anciens navigateurs: «Tel jour, nous n'avons rien vu en mer qu'un morceau de bois qui flottait à l'aventure; tel autre, qu'un goëland aux ailes grises;...» jusqu'au moment trop rare où l'action se réchauffe et se complique d'un canot de sauvages qui viennent apporter des ignames et des cochons de lait rôtis.
Cependant, à défaut de la tempête obligée, un calme plat tout à fait digne de l'océan Pacifique, et le manque d'eau douce sur un navire composé comme l'était le nôtre, pouvaient amener des scènes dignes d'une Odyssée moderne. Le destin m'a ôté cette chance d'intérêt en envoyant, ce soir-là, un léger zéphyr de l'ouest qui nous fit marcher assez vite.
J'étais, après tout, joyeux de cet incident, et je me faisais répéter par le capitaine l'assurance que, le lendemain matin, nous pourrions apercevoir à l'horizon les cimes bleuâtres du Carmel. Tout à coup des cris d'épouvante partent de la dunette.
—Farqha el bahr! farqha el bahr!
—Qu'est-ce donc?
—Une poule à la mer!
La circonstance me paraissait peu grave; cependant l'un des matelots turcs auquel appartenait la poule se désolait de la manière la plus touchante, et ses compagnons le plaignaient très-sérieusement. On le retenait pour l'empêcher de se jeter à l'eau, et la poule, déjà éloignée, faisait des signes de détresse dont on suivait les phases avec émotion. Enfin, le capitaine, après un moment de doute, donna l'ordre qu'on arrêtât le vaisseau.
Pour le coup, je trouvai un peu fort qu'après avoir perdu deux jours, on s'arrêtât par un bon vent pour une poule noyée. Je donnai deux piastres au matelot, pensant que c'était là tout le joint de l'affaire, car un Arabe se ferait tuer pour beaucoup moins. Sa figure s'adoucit, mais il calcula sans doute immédiatement qu'il aurait un double avantage à ravoir la poule, et en un clin d'œil il se débarrassa de ses vêtements et se jeta à la mer.
La distance jusqu'où il nagea était prodigieuse. Il fallut attendre une demi-heure avec l'inquiétude de sa situation et de la nuit qui venait; notre homme nous rejoignit enfin exténué, et on dut le retirer de l'eau, car il n'avait plus la force de grimper le long du bordage.
Une fois en sûreté, cet homme s'occupait plus de sa poule que de lui-même; il la réchauffait, l'épongeait, et ne fut content qu'en la voyant respirer à l'aise et sautiller sur le pont.
Le bâtiment s'était remis en route.
—Le diable soit de la poule! dis-je à l'Arménien; nous avons perdu une heure.
—Eh quoi! vouliez-vous donc qu'il la laissât se noyer?
—Mais j'en ai aussi, des poules, et je lui en aurais donné plusieurs pour celle-là!
—Ce n'est pas la même chose.
—Comment donc! mais je sacrifierais toutes les poules de la terre pour qu'on ne perdit pas une heure de bon vent, dans un bâtiment où nous risquons demain de mourir de soif.
—Voyez-vous, dit l'Arménien, la poule s'est envolée à sa gauche, au moment où il s'apprêtait à lui couper le cou.
—J'admettrais volontiers, répondis-je, qu'il se fût dévoué comme musulman pour sauver une créature vivante; mais je sais que le respect des vrais croyants pour les animaux ne va point jusque-là, puisqu'ils les tuent pour leur nourriture.
—Sans doute ils les tuent, mais avec des cérémonies, en prononçant des prières, et encore ne peuvent-ils leur couper la gorge qu'avec un couteau dont le manche soit percé de trois clous et dont la lame soit sans brèche. Si tout à l'heure la poule s'était noyée, le pauvre homme était certain de mourir d ici à trois jours.
—C'est bien différent, dis-je à l'Arménien.
Ainsi, pour les Orientaux, c'est toujours une chose grave que de tuer un animal. Il n'est permis de le faire que pour sa nourriture expressément, et dans des formes qui rappellent l'antique institution des sacrifices. On sait qu'il y a quelque chose de pareil chez les israélites: les bouchers sont obligés d'employer des sacrificateurs (schocket) qui appartiennent à l'ordre religieux, et ne tuent chaque bête qu'en employant des formules consacrées. Ce préjuge se trouve avec des nuances diverses dans la plupart des religions du Levant. La chasse même n'est tolérée que contre les bêtes féroces et en punition des dégâts causés par elles. La chasse au faucon était pourtant, à l'époque des califes, le divertissement des grands, mais par une sorte d'interprétation qui rejetait sur l'oiseau de proie la responsabilité du sang versé. Au fond, sans adopter les idées de l'Inde, on peut convenir qu'il y a quelque chose de grand dans cette pensée de ne tuer aucun animal sans nécessité. Les formules recommandées pour le cas où on leur ôte la vie, par le besoin de s'en faire une nourriture, ont pour but sans doute d'empêcher que la souffrance ne se prolonge plus d'un instant, ce que les habitudes de la chasse rendent malheureusement impossible.
L'Arménien me raconta à ce sujet que, du temps de Mahmoud, Constantinople était tellement remplie de chiens, que les voitures avaient peine à circuler dans les rues: ne pouvant les détruire, ni comme animaux féroces, ni comme propres à la nourriture, on imagina de les exposer dans des îlots déserts de l'entrée du Bosphore. Il fallut les embarquer par milliers dans des caïques; et, au moment où, ignorants de leur sort, ils prirent possession de leurs nouveaux domaines, un iman leur fit un discours, exposant que l'on avait cédé à une nécessité absolue, et que leurs âmes, à l'heure de la mort, ne devaient pas en vouloir aux fidèles croyants; que, du reste, si la volonté du ciel était qu'ils fussent sauvés, cela arriverait assurément. Il y avait beaucoup de lapins dans ces îles, et les chiens ne réclamèrent pas tout d'abord contre ce raisonnement jésuitique; mais, quelques jours plus tard, tourmentés par la faim, ils poussèrent de tels gémissements, qu'on les entendait de Constantinople. Les dévots, émus de cette lamentable protestation, adressèrent de graves remontrances au sultan, déjà trop suspect de tendances européennes, de sorte qu'il fallut donner l'ordre de faire revenir les chiens, qui furent, en triomphe, réintégrés dans tous leurs droits civils.
VII—LE MATELOT HADJI.
L'Arménien m'était de quelque ressource dans les ennuis d'une telle traversée; mais je voyais avec plaisir aussi que sa gaieté, son intarissable bavardage, ses narrations, ses remarques, donnaient à la pauvre Zeynab l'occasion, si chère aux femmes de ces pays, d'exprimer ses idées avec cette volubilité de consonnes nasales et gutturales où il m'était si difficile de saisir non pas seulement le sens, mais le son même des paroles.
Avec la magnanimité d'un Européen, je souffrais même sans difficulté que l'un ou l'autre des matelots qui pouvait se trouver assis près de nous, sur les sacs de riz, lui adressât quelques mots de conversation. En Orient, les gens du peuple sont généralement familiers, d'abord parce que le sentiment de l'égalité y est établi plus sincèrement que parmi nous, et puis parce qu'une sorte de politesse innée existe dans toutes les classes. Quant à l'éducation, elle est partout la même, très-sommaire, mais universelle. C'est ce qui fait que l'homme d'un humble état devient sans transition le favori d'un grand, et monte aux premiers rangs sans y paraître jamais déplacé.
Il y avait parmi nos matelots un certain Turc d'Anatolie, très-basané, à la barbe grisonnante, et qui causait avec l'esclave plus souvent et plus longuement que les autres; je l'avais remarqué, et je demandai à l'Arménien ce qu'il pouvait dire; il fit attention à quelques paroles, et me dit:
—Ils parlent ensemble de religion.
Cela me parut fort respectable, d'autant que c'était cet homme qui faisait pour les autres, en qualité de hadji ou pèlerin revenu de la Mecque, la prière du matin et du soir. Je n'avais pas songé un instant à gêner dans ses pratiques habituelles cette pauvre femme, dont une fantaisie, hélas! bien peu coûteuse, avait mis le sort dans mes mains. Seulement, au Caire, dans un moment où elle était un peu malade, j'avais essayé de la faire renoncer à l'habitude de tremper dans l'eau froide ses mains et ses pieds, tous les matins et tons les soirs, en faisant ses prières; mais elle faisait peu de cas de mes préceptes d'hygiène, et n'avait consenti qu'à s'abstenir de la teinture de henné, qui, ne durant que cinq ou six jours environ, oblige les femmes d'Orient à renouveler souvent une préparation fort disgracieuse pour qui la voit de près. Je ne suis pas ennemi de la teinture des sourcils et des paupières; j'admets encore le carmin appliqué aux joues et aux lèvres; mais à quoi bon colorer en jaune des mains déjà cuivrées, qui, dès lors, passent au safran? Je m'étais montré inflexible sur ce point.
Ses cheveux avaient repoussé sur le front; ils allaient rejoindre des deux côtés les longues tresses mêlées de cordonnets de soie et frémissantes de sequins percés (de faux sequins, hélas!) qui flottent du col aux talons, selon la mode levantine. Le tatikos festonné d'or s'inclinait avec grâce sur son oreille gauche, et ses bras portaient enfilés de lourds anneaux de cuivre argenté, grossièrement émaillés de rouge et de bleu, parure tout égyptienne. D'autres encore résonnaient à ses chevilles, malgré la défense du Coran, qui ne veut pas qu'une femme fasse retentir les bijoux qui ornent ses pieds.
Je l'admirais ainsi, gracieuse dans sa robe à rayures de soie et drapée du milayeh bleu, avec ces airs de statue antique que les femmes d'Orient possèdent, sans le moins du monde s'en douter. L'animation de son geste, une expression inaccoutumée de ses traits, me frappaient par moments, sans m'inspirer d'inquiétude; le matelot qui causait avec elle aurait pu être son grand-père, et il ne semblait pas craindre que ses paroles fussent entendues.
—Savez-vous ce qu'il y a? me dit l'Arménien, qui, un peu plus tard, s'était approché des matelots causant entre eux. Ces gens-là disent que la femme qui est avec vous ne vous appartient pas.
—Ils se trompent, lui dis-je; vous pouvez leur apprendre qu'elle m'a été vendue au Caire par Abd-el-Kérim, moyennant cinq bourses. J'ai le reçu dans mon portefeuille. Et, d'ailleurs, cela ne les regarde pas.
—Ils disent que le marchand n'avait pas le droit de vendre une femme musulmane à un chrétien.
—Leur opinion m'est indifférente, et, au Caire, on en sait plus qu'eux là-dessus. Tous les Francs y ont des esclaves, soit chrétiens, soit musulmans.
—Mais ce ne sont que des nègres ou des Abyssiniens; ils ne peuvent avoir d'esclaves de la race blanche.
—Trouvez-vous que cette femme soit blanche?
L'Arménien secoua la tête d'un air de doute.
—Écoutez, lui dis je; quant à mon droit, je ne puis en douter, ayant pris d'avance les informations nécessaires. Dites maintenant au capitaine qu'il ne convient pas que ses matelots causent avec elle.
—Le capitaine, me dit-il après avoir parlé à ce dernier, répond que vous auriez pu le lui défendre à elle-même tout d'abord.
—Je ne voulais pas, répliquai-je, la priver du plaisir de parler sa langue, ni l'empêcher de se joindre aux prières; d'ailleurs, la conformation du bâtiment obligeant tout le monde d'être ensemble, il était difficile d'empêcher l'échange de quelques paroles.
Le capitaine Nicolas n'avait pas l'air très-bien disposé, ce que j'attribuais quelque peu au ressentiment d'avoir vu sa proposition d'échange repoussée. Cependant il fit venir le matelot hadji, que j'avais désigné surtout comme malveillant, et lui parla. Quant à moi, je ne voulais rien dire à l'esclave, pour ne pas me donner le rôle odieux d'un maître exigeant.
Le matelot parut répondre d'un air très-fier au capitaine, qui me fit dire par l'Arménien de ne plus me préoccuper de cela; que c'était un homme exalté, une espèce de saint que ses camarades respectaient à cause de sa piété; que ce qu'il disait n'avait nulle importance d'ailleurs.
Cet homme, en effet, ne parla plus à l'esclave; mais il causait très-haut devant elle avec ses camarades, et je comprenais bien qu'il s'agissait de la muslim (musulmane) et du Roumi (Romain). Il fallait en finir, et je ne voyais aucun moyen d'éviter ce système d'insinuation. Je me décidai à faire venir l'esclave près de nous, et, avec l'aide de l'Arménien, nous eûmes à peu près la conversation suivante:
—Qu'est-ce que t'ont dit ces hommes tout à l'heure?
—Que j'avais tort, étant croyante, de rester avec un infidèle.
—Mais ne savent-ils pas que je t'ai achetée?
—Ils disent qu'on n'avait pas le droit de me vendre à toi.
—Et penses-tu que cela soit vrai?
—Dieu le sait!
—Ces hommes se trompent, et tu ne dois plus leur parler.
—Ce sera ainsi.
Je priai l'Arménien de la distraire un peu et de lui conter des histoires. Ce garçon m'était, après tout, devenu fort utile; il lui parlait toujours de ce ton flûté et gracieux qu'on emploie pour égayer les enfants, et recommençait invariablement par Ked ya, siti?...
—Eh bien, donc, madame!... qu'est-ce donc? nous ne rions pas? Voulez-vous savoir les aventures de la Tête cuite au four?
Il lui racontait alors une vieille légende de Constantinople, où un tailleur, croyant recevoir un habit de sultan à réparer, emporte chez lui la tête d'un aga qui lui a été remise par erreur, si bien que, ne sachant comment se débarrasser ensuite de ce triste dépôt, il l'envoie au four, dans un vase de terre, chez un pâtissier grec. Ce dernier en gratifie un barbier franc, en la substituant furtivement à sa tête à perruque; le Franc la coiffe; puis, s'apercevant de sa méprise, la porte ailleurs; enfin il en résulte une foule de méprises plus ou moins comiques. Ceci est de la bouffonnerie turque du plus haut goût.
La prière du soir ramenait les cérémonies habituelles. Pour ne scandaliser personne, j'allai me promener sur le tillac de l'avant, épiant le lever des étoiles, et faisant aussi, moi, ma prière, qui est celle des rêveurs et des poëtes, c'est-à-dire l'admiration de la nature et l'enthousiasme des souvenirs. Oui, je les admirais dans cet air d'Orient si pur qu'il rapproche les cieux de l'homme, ces astres dieux, formes diverses et sacrées que la Divinité a rejetées tour à tour comme les masques de l'éternelle Isis ... Uranie, Astarté, Saturne, Jupiter, vous me représentez encore les transformations des humbles croyances de nos aïeux. Ceux qui, par millions, ont sillonné ces mers, prenaient sans doute le rayonnement pour la flamme et le trône pour le dieu; mais qui n'adorerait dans les astres du ciel les preuves mêmes de l'éternelle puissance, et dans leur marche régulière l'action vigilante d'un esprit caché?
VIII—LA MENACE
En retournant vers le capitaine, je vis, dans une encoignure au pied de la chaloupe, l'esclave et le vieux matelot hadji qui avaient repris leur entretien religieux malgré ma défense.
Pour cette fois, il n'y avait plus rien à ménager; je tirai violemment l'esclave par le bras, et elle alla tomber, fort mollement il est vrai, sur un sac de riz.
—Giaour! s'écria-t-elle.
J'entendis parfaitement le mot. Il n'y avait pas à faiblir.
—Enté giaour! répliquai-je sans trop savoir si ce dernier mot se disait ainsi au féminin. C'est toi qui es une infidèle; et lui, ajoutai-je en montrant le hadji, est un chien (kelb).
Je ne sais si la colère qui m'agitait était plutôt de me voir mépriser comme chrétien, ou de songer à l'ingratitude de cette femme, que j'avais toujours traitée comme une égale. Le hadji, s'entendant traiter de chien, avait fait un signe de menace, mais s'était retourné vers ses compagnons avec la lâcheté habituelle des Arabes de basse classe, qui, après tout, n'oseraient seuls attaquer un Franc. Deux ou trois d'entre eux s'avancèrent en proférant des injures, et, machinalement, j'avais saisi un des pistolets de ma ceinture sans songer que ces armes à la crosse étincelante, achetées au Caire pour compléter mon costume, ne sont fatales d'ordinaire qu'à la main qui veut s'en servir. J'avouerai, de plus, qu'elles n'étaient point chargées.
—Y songez-vous? me dit l'Arménien en m'arrêtant le bras. C'est un fou, et, pour ces gens-là, c'est un saint; laissez-les crier, le capitaine va leur parler.
L'esclave faisait mine de pleurer, comme si je lui avais fait beaucoup de mal, et ne voulait pas bouger de la place où elle était. Le capitaine arriva, et dit avec son air indifférent:
—Que voulez-vous! ce sont des sauvages!
Et il leur adressa quelques paroles assez mollement.
—Ajoutez, dis-je à l'Arménien, qu'arrivé à terre, j'irai trouver le pacha, et je leur ferai donner des coups de bâton.
Je crois bien que l'Arménien leur traduisit cela par quelque compliment empreint de modération. Ils ne dirent plus rien, mais je sentais bien que ce silence me laissait une position trop douteuse. Je me souvins fort à propos d'une lettre de recommandation que j'avais dans mon portefeuille pour le pacha d'Acre, et qui m'avait été donnée par mon ami Alphonse Royer, qui a été quelque temps membre du divan à Constantinople. Je tirai mon portefeuille de ma veste, ce qui excita une inquiétude générale. Le pistolet n'aurait servi qu'à me faire assommer ... surtout étant de fabrique arabe; mais les gens du peuple en Orient croient toujours les Européens quelque peu magiciens et capables de tirer de leur poche, à un moment donné, de quoi détruire toute une armée. On se rassura en voyant que je n'avais extrait du portefeuille qu'une lettre, du reste fort proprement écrite en arabe et adressée à Son Excellence Méhmed-R***, pacha d'Acre, qui, précédemment, avait longtemps séjourné en France.
Ce qu'il y avait de plus heureux dans mon idée et dans ma situation, c'est que nous nous trouvions justement à la hauteur de Saint-Jean-d'Acre, où il fallait relâcher pour prendre de l'eau. La ville n'était pas encore en vue, mais nous ne pouvions manquer, si le vent continuait, d'y arriver le lendemain. Quant à Méhmed-Pacha, par un autre hasard digne de s'appeler providence pour moi et fatalité pour mes adversaires, je l'avais rencontré à Paris dans plusieurs soirées. Il m'avait donné du tabac turc et fait beaucoup d'honnêtetés. La lettre dont je m'étais chargé lui rappelait ce souvenir, de peur que le temps et ses nouvelles grandeurs ne m'eussent effacé de sa mémoire; mais il devenait clair néanmoins, par la lettre, que j'étais un personnage très-puissamment recommandé.
La lecture de ce document produisit l'effet du quos ego de Neptune. L'Arménien, après avoir mis la lettre sur sa tête en signe de respect, avait ôté l'enveloppe, qui, comme il est d'usage pour les recommandations, n'était point fermée, et montrait le texte au capitaine à mesure qu'il le lisait. Dès lors les coups de bâton promis n'étaient plus une illusion pour le hadji et ses camarades. Ces garnements baissèrent la tête, et le capitaine m'expliqua sa propre conduite par la crainte de heurter leurs idées religieuses, n'étant lui-même qu'un pauvre sujet grec du sultan (raya), qui n'avait d'autorité qu'en raison du service.
—Quant à la femme, dit-il, si vous êtes l'ami de Méhmed-Pacha, elle est bien à vous: qui oserait lutter contre la faveur des grands?
L'esclave n'avait pas bougé; cependant elle avait fort bien entendu ce qui s'était dit. Elle ne pouvait avoir de doute sur sa position momentanée; car, en pays turc, une protection vaut mieux qu'un droit; pourtant, désormais je tenais à constater le mien aux yeux de tous.
—N'es-tu pas née, lui fis-je dire, dans un pays qui n'appartient pas au sultan des Turcs?
—Cela est vrai, répondit-elle; je suis Hindi (Indienne).
—Dès lors, tu peux être au service d'un Franc comme les Abyssiniennes (Habesch), qui sont, ainsi que toi, couleur de cuivre, et qui te valent bien.
—Aioua (oui)! dit-elle comme convaincue, ana memlouk enté (je suis ton esclave).
—Mais, ajoutai-je, te souviens-tu qu'avant de quitter le Caire, je t'ai offert d'y rester libre? Tu m'as dit que tu ne saurais où aller.
—C'est vrai, il valait mieux me revendre.
—Tu m'as donc suivi seulement pour changer de pays, et me quitter ensuite? Eh bien, puisque tu es si ingrate, tu demeureras esclave toujours, et tu ne seras pas une cadine, tu seras une servante. Dès à présent, tu garderas ton voile et tu resteras dans la chambre du capitaine ... avec les grillons. Tu ne parleras plus à personne ici.
Elle prit son voile sans répondre, et s'en alla s'asseoir dans la petite chambre de l'avant.
J'avais peut-être un peu cédé au désir de faire de l'effet sur ces gens tour à tour insolents ou serviles, toujours à la merci d'impressions vives et passagères, et qu'il faut connaître pour comprendre à quel point le despotisme est le gouvernement normal de l'Orient. Le voyageur le plus modeste se voit amené très-vite, si une manière de vivre somptueuse ne lui concilie pas tout d'abord le respect, à poser théâtralement et à déployer, dans une foule de cas, des résolutions énergiques, qui, dès lors, se manifestent sans danger. L'Arabe, c'est le chien qui mord si l'on recule, et qui vient lécher la main levée sur lui. En recevant un coup de bâton, il ignore si, au fond, vous n'avez pas le droit de le lui donner. Votre position lui a paru tout d'abord médiocre; mais faites le lier, et vous devenez tout de suite un grand personnage qui affecte la simplicité. L'Orient ne doute jamais de rien; tout y est possible: le simple calender peut fort bien être un fils de roi, comme dans les Mille et une Nuits. D'ailleurs, n'y voit-on pas les princes d'Europe voyager en frac noir et en chapeau rond?
IX—COTES DE PALESTINE
J'ai salué avec enivrement l'apparition tant souhaitée de la côte d'Asie. Il y avait si longtemps que je n'avais vu des montagnes! La fraîcheur brumeuse du paysage, l'éclat si vif des maisons peintes et des kiosques turcs se mirant dans l'eau bleue, les zones diverses des plateaux qui s'étagent si hardiment entre la mer et le ciel, le pic écrasé du Carmel, l'enceinte carrée et la haute coupole de son couvent célèbre illuminées au loin de cette radieuse teinte cerise, qui rappelle toujours la fraîche Aurore des chants d'Homère; au pied de ces monts, Kaïffa, déjà dépassée, faisant face à Saint-Jean-d'Acre, située à l'autre extrémité de la baie, et devant laquelle notre navire s'était arrêté: c'était un spectacle à la fois plein de grandeur et de grâce. La mer, à peine onduleuse, s'étalant comme l'huile vers la grève où moussait la mince frange de la vague, et luttant de teinte azurée avec l'éther qui vibrait déjà des feux du soleil encore invisible..., voilà ce que l'Égypte n'offre jamais avec ses côtes basses et ses horizons souillés de poussière. Le soleil parut enfin; il découpa nettement devant nous la ville d'Acre s'avançant dans la mer sur son promontoire de sable, avec ses blanches coupoles, ses murs, ses maisons à terrasse, et la tour carrée aux créneaux festonnés, qui fut naguère la demeure du terrible Djezzar-Pacha, contre lequel buta Napoléon.
Nous avions jeté l'ancre à peu de distance du rivage. Il fallait attendre la visite de la Santé avant que les barques pussent venir nous approvisionner d'eau fraîche et de fruits. Quant à débarquer, cela nous était interdit, à moins de vouloir nous arrêter dans la ville et y faire quarantaine.
Aussitôt que le bateau de la Santé fut venu constater que nous étions malades, comme arrivant de la côte d'Égypte, il fut permis aux barquettes du port de nous apporter les rafraîchissements attendus, et de recevoir notre argent avec les précautions usitées. Aussi, contre les tonnes d'eau, les melons, les pastèques et les grenades qu'on nous faisait passer, il fallait verser nos ghazis, nos piastres et nos paras dans des bassins d'eau vinaigrée qu'on plaçait à notre portée.
Ainsi ravitaillés, nous avions oublié nos querelles intérieures. Ne pouvant débarquer pour quelques heures, et renonçant à m'arrêter dans la ville, je ne jugeai pas à propos d'envoyer au pacha ma lettre, qui, du reste, pouvait encore m'être une recommandation sur tout autre point de l'antique côte de Phénicie soumise au pachalick d'Acre. Cette ville, que les anciens appelaient Ako, ou l'étroite, que les Arabes nomment Akka, s'est appelée Ptolémaïs jusqu'à l'époque des croisades.
Nous remettons à la voile, et désormais notre voyage est une fête; nous rasons à un quart de lieue de distance les côtes de la Célé syrie, et la mer, toujours claire et bleue, réfléchit comme un lac la gracieuse chaîne de montagnes qui va du Carmel au Liban. Six lieues plus haut que Saint-Jean-d'Acre apparaît Sour, autrefois Tyr, avec la jetée d'Alexandre, unissant à la rive l'îlot où fut bâtie la ville antique qu'il lui fallut assiéger si longtemps.
Six lieues plus loin, c'est Saïda, l'ancienne Sidon, qui presse comme un troupeau son amas de blanches maisons au pied des montagnes habitées par les Druses. Ces bords célèbres n'ont que peu de ruines à montrer comme souvenirs de la riche Phénicie; mais que peuvent laisser des villes où a fleuri exclusivement le commerce? Leur splendeur a passé comme l'ombre et comme la poussière, et la malédiction des livres bibliques s'est entièrement réalisée, comme tout ce que rêvent les poëtes, comme tout ce que nie la sagesse des nations!
Cependant, au moment d'atteindre le but, on se lasse de tout, même de ces beaux rivages et de ces flots azurés. Voici enfin le promontoire dit Raz-Beyrouth et ses roches grises, dominées au loin par la cime neigeuse du Sannin. La côte est aride; les moindres détails des rochers tapissés de mousses rougeâtres apparaissent sous les rayons d'un soleil ardent. Nous rasons la côte, nous tournons vers le golfe; aussitôt tout change. Un paysage plein de fraîcheur, d'ombre et de silence, une vue des Alpes prise du sein d'un lac de Suisse, voilà Beyrouth par un temps calme. C'est l'Europe et l'Asie se fondant en molles caresses; c'est, pour tout pèlerin un peu lassé du soleil et de la poussière, une oasis maritime où l'on retrouve avec transport, au front des montagnes, cette chose si triste au Nord, si gracieuse et si désirée au Midi, des nuages!
O nuages bénis! nuages de ma patrie! j'avais oublié vos bienfaits! Et le soleil d'Orient vous ajoute encore tant de charmes! Le matin, vous vous colorez si doucement, à demi roses, à demi bleuâtres, comme des nuages mythologiques, du sein desquels on s'attend toujours à voir surgir de riantes divinités; le soir, ce sont des embrasements merveilleux, des voûtes pourprées qui s'écroulent et se dégradent bientôt en flocons violets, tandis que le ciel passe des teintes du saphir à celles de l'émeraude, phénomène si rare dans les pays du Nord.
A mesure que nous avancions, la verdure éclatait de plus de nuances, et la teinte foncée du sol et des constructions ajoutait encore à la fraîcheur du paysage. La ville, au fond du golfe, semblait noyée dans les feuillages, et, au lieu de cet amas fatigant de maisons peintes à la chaux qui constitue la plupart des cités arabes, je croyais voir une réunion de villas charmantes semées sur un espace de deux lieues. Les constructions s'aggloméraient, il est vrai, sur un point marqué d'où s'élançaient des tours rondes et carrées; mais cela ne paraissait être qu'un quartier du centre signalé par de nombreux pavillons de toutes couleurs.
Toutefois, au lieu de nous rapprocher, comme je le pensais, de l'étroite rade encombrée de petits navires, nous coupâmes en biais le golfe et nous allâmes débarquer sur un îlot entouré de rochers, où quelques bâtisses légères et un drapeau jaune représentaient le séjour de la quarantaine, qui, pour le moment, nous était seul permis.
X—LA QUARANTAINE
Le capitaine Nicolas et son équipage étaient devenus très aimables et pleins de procédés à mon égard. Ils faisaient leur quarantaine à bord; mais une barque, envoyée par la Santé, vint pour transporter les passagers dans l'îlot, qui, à le voir de près, était plutôt une presqu'île. Une anse étroite parmi les rochers, ombragée d'arbres séculaires, aboutissait à l'escalier d'une sorte de cloître dont les voûtes en ogive reposaient sur des piliers de pierre et supportaient un toit de cèdre comme dans les couvents romains. La mer se brisait tout alentour sur les grès tapissés de fucus, et il ne manquait là qu'un chœur de moines et la tempête pour rappeler le premier acte du Bertram de Maturin.
Il fallut attendre là quelque temps la visite du nazir, ou directeur turc, qui voulut bien nous admettre enfin aux jouissances de son domaine. Des bâtiments de forme claustrale succédaient encore au premier, qui, seul ouvert de tous côtés, servait à l'assainissement des marchandises suspectes. Au bout du promontoire, un pavillon isolé, dominant la mer, nous fut indiqué pour demeure; c'était le local affecté d'ordinaire aux Européens. Les galeries que nous avions laissées à notre droite, contenaient les familles arabes campées pour ainsi dire dans de vastes salles qui servaient indifféremment d'étables et de logements. Là, frémissaient les chevaux captifs, les dromadaires passant entre les barreaux leur cou tors et leur tête velue; plus loin, des tribus, accroupies autour du feu de leur cuisine, se retournaient d'un air farouche en nous voyant passer près des portes. Du reste, nous avions le droit de nous promener sur environ deux arpents de terrain semé d'orge et planté de mûriers, et de nous baigner même dans la mer sous la surveillance d'un gardien.
Une fois familiarisé avec ce lieu sauvage et maritime, j'en trouvai le séjour charmant. Il y avait là du repos, de l'ombre et une variété d'aspects à défrayer la plus sublime rêverie. D'un côté, les montagnes sombres du Liban, avec leurs croupes de teintes diverses, émaillées çà et là de blanc par les nombreux villages maronites et druses et les couvents étagés sur un horizon de huit lieues; de l'autre, en retour de cette chaîne au front neigeux qui se termine au cap Boutroun, tout l'amphithéâtre de Beyrouth, couronné d'un bois de sapins planté par l'émir Fakardin pour arrêter l'invasion des sables du désert. Des tours crénelées, des châteaux, des manoirs percés d'ogives, construits en pierre rougeâtre, donnent à ce pays un aspect féodal et en même temps européen qui rappelle les miniatures des manuscrits chevaleresques du moyen âge. Les vaisseaux francs à l'ancre dans la rade, et que ne peut contenir le port étroit de Beyrouth, animent encore le tableau.
Cette quarantaine de Beyrouth était donc fort supportable, et nos jours se passaient soit à rêver sous les épais ombrages des sycomores et des figuiers, soit à grimper sur un rocher fort pittoresque qui entourait un bassin naturel où la mer venait briser ses flots adoucis. Ce lieu me faisait penser aux grottes rocailleuses des filles de Nérée. Nous y restions tout le milieu du jour, isolés des autres habitants de la quarantaine, couchés sur les algues vertes ou luttant mollement contre la vague écumeuse. La nuit, on nous enfermait dans le pavillon, où les moustiques et autres insectes nous faisaient des loisirs moins doux. Les tuniques fermées à masque de gaz dont j'ai déjà parlé étaient alors d'un grand secours. Quant à la cuisine, elle consistait simplement en pain et fromage salé, fournis par la cantine; il faut y ajouter des œufs et des poules apportés par les paysans de la montagne; en outre, tous les matins, on venait tuer devant la porte des moutons dont la viande nous était vendue à une piastre (25 centimes) la livre. De plus, le vin de Chypre, à une demi-piastre environ la bouteille, nous faisait un régal digne des grandes tables européennes; j'avouerai pourtant qu'on se lasse de ce vin liquoreux à le boire comme ordinaire, et je préférais le vin d'or du Liban, qui a quelque rapport avec le madère par son goût sec et par sa force.
Un jour, le capitaine Nicolas vint nous rendre visite avec deux de ses matelots et son mousse. Nous étions redevenus très-bons amis, et il avait amené le hadji, qui me serra la main avec une grande effusion, craignant peut-être que je ne me plaignisse de lui une fois libre et rendu à Beyrouth. Je fus, de mon côté, plein de cordialité. Nous dînâmes ensemble, et le capitaine m'invita à venir demeurer chez lui, si j'allais à Taraboulous. Après le dîner, nous nous promenâmes sur le rivage; il me prit à part, et me fit tourner les yeux vers l'esclave et l'Arménien, qui causaient ensemble, assis plus bas que nous au bord de la mer. Quelques mots mêlés de franc et de grec me firent comprendre son idée, et je la repoussai avec une incrédulité marquée. Il secoua la tête, et, peu de temps après, remonta dans sa chaloupe, prenant affectueusement congé de moi.
—Le capitaine Nicolas, me disais-je, a toujours sur le cœur mon refus d'échanger l'esclave contre son mousse.
Cependant le soupçon me resta dans l'esprit, attaquant tout au moins ma vanité.
On comprend bien qu'il était résulté de la scène violente qui s'était passée sur le bâtiment une sorte de froideur entre l'esclave et moi. Il s'était dit entre nous un de ces mots irréparables dont a parlé l'auteur d'Adolphe; l'épithète de giaour m'avait blessé profondément.
—Ainsi, me disais-je, on n'a pas eu de peine à lui persuader que je n'avais pas de droit sur elle; de plus, soit conseil, soit réflexion, elle se sent humiliée d'appartenir à un homme d'une race inférieure selon les idées des musulmans.
La situation dégradée des populations chrétiennes en Orient rejaillit au fond sur l'Européen lui-même; on le redoute sur les côtes à cause de cet appareil de puissance que constate le passage des vaisseaux; mais, dans les pays du centre où cette femme a vécu toujours, le préjugé vit tout entier.
Pourtant j'avais peine à admettre la dissimulation dans cette âme naïve; le sentiment religieux si prononcé en elle la devait même défendre de cette bassesse. Je ne pouvais, d'un autre côté, me dissimuler les avantages de l'Arménien. Tout jeune encore, et beau de cette beauté asiatique, aux traits fermes et purs, des races nées au berceau du monde, il donnait l'idée d'une fille charmante qui aurait eu la fantaisie d'un déguisement d'homme; son costume même, à l'exception de la coiffure, n'ôtait qu'à demi cette illusion.
Me voilà comme Arnolphe, épiant de vaines apparences avec la conscience d'être doublement ridicule; car je suis, de plus, un maître. J'ai la chance d'être à la fois trompé et volé, et je me répète, comme un jaloux de comédie:
—Que la garde d'une femme est un pesant fardeau!...—Du reste, me disais-je presque aussitôt, cela n'a rien d'étonnant; il la distrait et l'amuse par ses contes, il lui dit mille gentillesses, tandis que, moi, lorsque j'essaye de parler dans sa langue, je dois produire un effet risible, comme un Anglais, un homme du Nord, froid et lourd, relativement à une femme de mon pays. Il y a chez les Levantins une expansion chaleureuse qui doit être séduisante en effet!
De ce moment, l'avouerai-je? il me sembla remarquer des serrements de mains, des paroles tendres, que ne gênait même pas ma présence. J'y réfléchis quelque temps; puis je crus devoir prendre une forte résolution.
—Mon cher, dis-je à l'Arménien, qu'est-ce que vous faisiez en Égypte?
—J'étais secrétaire de Toussoun-Bey; je traduisais pour lui des journaux et des livres français; j'écrivais ses lettres aux fonctionnaires turcs. Il est mort tout d'un coup, et l'on m'a congédié, voilà ma position.
—Et maintenant, que comptez-vous faire?
—J'espère entrer au service du pacha de Beyrouth. Je connais son trésorier, qui est de ma nation.
—Et ne songez-vous pas à vous marier?
—Je n'ai pas d'argent à donner en douaire, et aucune famille ne m'accordera de femme autrement.
—Allons, dis-je en moi-même après un silence, montrons-nous magnanime, faisons deux heureux.
Je me sentais grandi par cette pensée. Ainsi, j'aurais délivré une esclave et créé un mariage honnête. J'étais donc à la fois bienfaiteur et père!
Je pris les mains de l'Arménien, et je lui dis:
—Elle vous plaît: épousez-la, elle est à vous!
J'aurais voulu avoir le monde entier pour témoin de cette scène émouvante, de ce tableau patriarcal: l'Arménien étonné, confus de cette magnanimité; l'esclave assise près de nous, encore ignorante du sujet de notre entretien, mais, à ce qu'il me semblait, déjà inquiète et rêveuse....
L'Arménien leva les bras au ciel, comme étourdi de ma proposition.
—Comment! lui dis-je, malheureux, tu hésites!... Tu séduis une femme qui est à un autre, tu la détournes de ses devoirs, et ensuite tu ne veux pas t'en charger quand on te la donne?
Mais l'Arménien ne comprenait rien à ces reproches. Son étonnement s'exprima par une série de protestations énergiques. Jamais il n'avait eu la moindre idée des choses que je pensais. Il était si malheureux même d'une telle supposition, qu'il se hâta d'en instruire l'esclave et de lui faire donner témoignage de sa sincérité. Apprenant en même temps ce que j'avais dit, elle en parut blessée, et surtout de la supposition qu'elle eût pu faire attention à un simple raya, serviteur tantôt des Turcs, tantôt des Francs, une sorte de yaoudi.
Ainsi le capitaine Nicolas m'avait induit en toute sorte de suppositions ridicules.... On reconnaît bien là l'esprit astucieux des Grecs!
VI
LA MONTAGNE
I—LE PÈRE PLANCHET
Quand nous sortîmes de la quarantaine, je louai pour un mois un logement dans une maison de chrétiens maronites, à une demi-lieue de la ville. La plupart de ces demeures, situées au milieu des jardins, étagées sur toute la côte le long des terrasses plantées de mûriers, ont l'air de petits manoirs féodaux bâtis solidement en pierre brune, avec des ogives et des arceaux. Des escaliers extérieurs conduisent aux différents étages dont chacun a sa terrasse jusqu'à celle qui domine tout l'édifice, et où les familles se réunissent le soir pour jouir de la vue du golfe. Nos yeux rencontraient partout une verdure épaisse et lustrée, où les haies régulières des nopals marquent seules les divisions. Je m'abandonnai, les premiers jours, aux délices de cette fraîcheur et de cette ombre. Partout la vie et l'aisance autour de nous; les femmes bien vêtues, belles et sans voiles, allant et venant, presque toujours avec de lourdes cruches qu'elles vont remplir aux citernes et portent gracieusement sur l'épaule. Notre hôtesse, coiffée d'une sorte de cône drapé en cachemire, qui, avec les tresses garnies de sequins de ses longs cheveux, lui donnait l'air d'une reine d'Assyrie, était tout simplement la femme d'un tailleur qui avait sa boutique au bazar de Beyrouth. Ses deux filles et les petits enfants se tenaient au premier étage; nous occupions le second.
L'esclave s'était vite familiarisée avec cette famille, et, nonchalamment assise sur les nattes, elle se regardait comme entourée d'inférieurs et se faisait servir, quoi que je pusse faire pour en empêcher ces pauvres gens. Toutefois, je trouvais commode de pouvoir la laisser en sûreté dans cette maison lorsque j'allais à la ville. J'attendais des lettres qui n'arrivaient pas, le service de la poste française se faisant si mal dans ces parages, que les journaux et les paquets sont toujours en arrière de deux mois. Ces circonstances m'attristaient beaucoup et me faisaient faire des rêves sombres. Un matin, je m'éveillai assez tard, encore à moitié plongé dans les illusions du songe. Je vis à mon chevet un prêtre assis, qui me regardait avec une sorte de compassion.
—Comment vous sentez-vous, monsieur? me dit-il d'un ton mélancolique.
—Mais assez bien.... Pardon, je m'éveille, et....
—Ne bougez pas! soyez calme. Recueillez-vous; songez que le moment est proche.
—Quel moment?
—Cette heure suprême, si terrible pour qui n'est pas en paix avec Dieu!
—Oh! oh! qu'est-ce qu'il y a donc?
—Vous me voyez prêt à recueillir vos volontés dernières.
—Ah! pour le coup, m'écriai-je, cela est trop fort! Et qui êtes-vous?
—Je m'appelle le père Planchet.
—Le père Planchet?
—De la Compagnie de Jésus.
—Je ne connais pas ces gens-là!
—On est venu me dire au couvent qu'un jeune Américain en péril de mort m'attendait pour faire quelques legs à la communauté.
—Mais je ne suis pas Américain! il y a erreur! Et, de plus, je ne suis pas au lit de mort; vous le voyez bien!
Et je me levai brusquement ... un peu avec le besoin de me convaincre moi-même de ma parfaite santé. Le père Planchet comprit enfin qu'on l'avait mal renseigné. Il s'informa dans la maison, et apprit que l'Américain demeurait un peu plus loin. Il me salua en riant de sa méprise, et me promit de venir me voir en repassant, enchanté qu'il était d'avoir fait ma connaissance, grâce à ce hasard singulier.
Quand il revint, l'esclave était dans la chambre, et je lui appris son histoire.
—Comment, me dit-il, vous êtes-vous mis ce poids sur la conscience!... Vous avez dérangé la vie de cette femme, et désormais vous êtes responsable de tout ce qui peut lui arriver. Puisque vous ne pouvez l'emmener en France et que vous ne voulez pas sans doute l'épouser, que deviendra-t-elle?
—Je lui donnerai la liberté; c'est le bien le plus grand que puisse réclamer une créature raisonnable.
—Il valait mieux la laisser où elle était: elle aurait peut-être trouvé un bon maître, un mari.... Maintenant, savez-vous dans quel abîme d'inconduite elle peut tomber, une fois laissée à elle-même? Elle ne sait rien faire, elle ne veut pas servir.... Pensez donc à tout cela.
Je n'y avais jamais, en effet, songé sérieusement. Je demandai conseil au père Planchet, qui me dit:
—Il n'est pas impossible que je lui trouve une condition et un avenir. Il y a, ajouta-t-il, des dames très-pieuses dans la ville qui se chargeraient de son sort.
Je le prévins de l'extrême dévotion qu'elle avait pour la foi musulmane. Il secoua la tête et se mit à lui parler très-longtemps.
Au fond, cette femme avait le sentiment religieux développé plutôt par nature et d'une manière générale que dans le sens d'une croyance spéciale. De plus, l'aspect des populations maronites parmi lesquelles nous vivions, et des couvents dont on entendait sonner les cloches dans la montagne, le passage fréquent des émirs chrétiens et druses, qui venaient à Beyrouth, magnifiquement montés et pourvus d'armes brillantes, avec des suites nombreuses de cavaliers et des noirs portant derrière eux leurs étendards roulés autour des lances: tout cet appareil féodal, qui m'étonnait moi même comme un tableau des croisades, apprenait à la pauvre esclave qu'il y avait, même en pays turc, de la pompe et de la puissance en dehors du principe musulman.
L'effet extérieur séduit partout les femmes, surtout les femmes ignorantes et simples, et devient souvent la principale raison de leurs sympathies ou de leurs convictions. Lorsque nous nous rendions à Beyrouth, et qu'elle traversait la foule composée de femmes sans voiles, qui portaient sur la tête le tantour, corne d'argent ciselée et dorée qui balance un voile de gaze derrière leur tête, autre mode conservée du moyen âge, d'hommes fiers et richement armés, dont pourtant le turban rouge ou bariolé indiquait des croyances en dehors de l'islamisme, elle s'écriait:
—Que de giaours!...
Et cela adoucissait un peu mon ressentiment d'avoir été injurié avec ce mot.
Il s'agissait pourtant de prendre un parti. Les Maronites, nos hôtes, qui aimaient peu ses manières, et qui la jugeaient, du reste, au point de vue de l'intolérance catholique, me disaient:
—Vendez-la.
Ils me proposaient même d'amener un Turc qui ferait l'affaire. On comprend quel cas je faisais de ce conseil peu évangélique.
J'allai voir le père Planchet à son couvent, situé presque aux portes de Beyrouth. Il y avait là des classes d'enfants chrétiens dont il dirigeait l'éducation. Nous causâmes longtemps de M. de Lamartine, qu'il avait connu et dont il admirait beaucoup les poésies. Il se plaignit de la peine qu'il avait à obtenir du gouvernement turc l'autorisation d'agrandir le couvent. Cependant les constructions interrompues révélaient un plan grandiose, et un escalier magnifique en marbre de Chypre conduisait à des étages encore inachevés. Les couvents catholiques sont très-libres dans la montagne; mais, aux portes de Beyrouth, on ne leur permet pas des constructions trop importantes, et il était même défendu aux jésuites d'avoir une cloche. Ils y avaient suppléé par un énorme grelot, qui, modifié de temps en temps, prenait des airs de cloche peu à peu. Les bâtiments aussi s'agrandissaient presque insensiblement sous l'œil peu vigilant des Turcs.
—Il faut un peu louvoyer, me disait le père Planchet; avec de la patience, nous arriverons.
Il me reparla de l'esclave avec une sincère bienveillance. Pourtant je luttais avec mes propres incertitudes. Les lettres que j'attendais pouvaient arriver d'un jour à l'autre et changer mes résolutions. Je craignais que le père Planchet, se faisant illusion par pitié, n'eût en vue principalement l'honneur pour son couvent d'une conversion musulmane, et qu'après tout le sort de la pauvre fille ne devint fort triste plus tard.
Un matin, elle entra dans ma chambre en frappant des mains, et s'écriant tout effrayée:
—Durzi! Durzi! bandouguillah! (Les Druses! les Druses! des coups de fusil!)
En effet, la fusillade retentissait au loin; mais c'était seulement une fantasia d'Albanais qui allaient partir pour la montagne. Je m'informai, et j'appris que les Druses avaient brûlé un village appelé Bethmérie, situé à quatre lieues environ. On envoyait des troupes turques, non pas contre eux, mais pour surveiller les mouvements des deux partis luttant encore sur ce point.
J'étais allé à Beyrouth, où j'avais appris ces nouvelles. Je revins très-tard, et l'on me dit qu'un émir ou prince chrétien d'un district du Liban était venu loger dans la maison. Apprenant qu'il s'y trouvait aussi un Franc d'Europe, il avait désiré me voir et m'avait attendu longtemps dans ma chambre, où il avait laissé ses armes comme signe de confiance et de fraternité. Le lendemain, le bruit que faisait sa suite m'éveilla de bonne heure; il y avait avec lui six hommes bien armés et de magnifiques chevaux. Nous ne tardâmes pas à faire connaissance, et le prince me proposa d'aller habiter quelques jours chez lui dans la montagne. J'acceptai bien vite une occasion si belle d'étudier les scènes qui s'y passaient et les mœurs de ces populations singulières.
Il fallait, pendant ce temps, placer convenablement l'esclave, que je ne pouvais songer à emmener. On m'indiqua dans Beyrouth une école de jeunes filles dirigée par une dame de Marseille, nommée madame Carlès. C'était la seule où l'on enseignât le français. Madame Carlès était une très-bonne femme, qui ne me demanda que trois piastres turques par jour pour l'entretien, la nourriture et l'instruction de l'esclave. Je devais partir pour la montagne trois jours après l'avoir placée dans cette maison; déjà elle s'y était fort bien habituée et était charmée de causer avec les petites filles, que ses idées et ses récits amusaient beaucoup.
Madame Carlès me prit à part et me dit qu'elle ne désespérait pas d'amener sa conversion.
—Tenez, ajoutait-elle avec son accent provençal, voilà, moi, comment je m'y prends. Je lui dis: «Vois-tu, ma fille, tous les bons dieux de chaque pays, c'est toujours le bon Dieu. Mahomet est un homme qui avait bien du mérite ... mais Jésus-Christ est bien bon aussi!»
Cette façon tolérante et douce d'opérer une conversion me parut fort acceptable.
—Il ne faut la forcer en rien, lui dis-je.
—Soyez tranquille, reprit madame Carlès; elle m'a déjà promis d'elle-même de venir à la messe avec moi dimanche prochain.
On comprend que je ne pouvais la laisser en de meilleures mains pour apprendre les principes de la religion chrétienne et le français ... de Marseille.
II—LE KIEF
Beyrouth, à ne considérer que l'espace compris dans ses remparts et sa population intérieure, répondrait mal à l'idée que s'en fait l'Europe, qui reconnaît en elle la capitale du Liban. Il faut tenir compte aussi des quelques centaines de maisons entourées de jardins qui occupent le vaste amphithéâtre dont ce port est le centre, troupeau dispersé que surveille une haute construction carrée, garnie de sentinelles turques, et qu'on appelle la tour de Fakardin. Je demeurais dans une de ces maisons, éparses sur la côte comme les bastides qui entourent Marseille, et, prêt à partir pour visiter la montagne, je n'avais que le temps de me rendre à Beyrouth pour trouver un cheval, un mulet, ou même un chameau. J'aurais encore accepté un de ces beaux ânes à la haute encolure, au pelage zébré, qu'on préfère aux chevaux en Égypte, et qui galopent dans la poussière avec une ardeur infatigable; mais, en Syrie, cet animal n'est pas assez robuste pour gravir les chemins pierreux du Liban, et pourtant sa race ne devrait-elle pas être bénie entre toutes pour avoir servi de monture au prophète Balaam et au Messie?
Je réfléchissais là-dessus en me rendant pédestrement à Beyrouth vers ce moment de la journée où, selon l'expression des Italiens, on ne voit guère vaguer en plein soleil que glicani e gli Francesi. Or, ce dicton m'a toujours paru faux à l'égard des chiens, qui, aux heures de la sieste, savent très-bien s'étendre lâchement à l'ombre et ne sont guère pressés de gagner des coups de soleil. Quant au Français, tâchez donc de le retenir sur un divan ou sur une natte, pour peu surtout qu'il ait en tête une affaire, un désir, ou même une simple curiosité! Le démon de midi lui pèse rarement sur la poitrine, et ce n'est pas pour lui que l'informe Smarra roule ses prunelles jaunâtres dans sa grosse tête de nain.
Je traversais donc la plaine à cette heure du jour que les Méridionaux consacrent à la sieste, et les Turcs au kief. Un homme qui erre ainsi, quand tout le monde dort, court grand risque, en Orient, d'exciter les soupçons qu'on aurait chez nous d'un vagabond nocturne; pourtant les sentinelles de la tour de Fakardin n'eurent pour moi que cette attention compatissante que le soldat qui veille accorde au passant attardé. A partir de cette tour, une plaine assez vaste permet d'embrasser d'un coup d'œil tout le profil oriental de la ville, dont l'enceinte et les tours crénelées se développent jusqu'à la mer. C'est encore la physionomie d'une ville arabe de l'époque des croisades; seulement, l'influence européenne se trahit par les mâts nombreux des maisons consulaires, qui, le dimanche et les jours de fête, se pavoisent de drapeaux.
Quant à la domination turque, elle a, comme partout, appliqué là son cachet personnel et bizarre. Le pacha a eu l'idée de faire démolir une portion des murs de la ville où s'adosse le palais de Fakardin, pour y construire un de ces kiosques en bois peint à la mode de Constantinople, que les Turcs préfèrent aux plus somptueux palais de pierre ou de marbre. Veut-on savoir, d'ailleurs, pourquoi les Turcs n'habitent que des maisons de bois? pourquoi les palais mêmes du sultan, bien qu'ornés de colonnes de marbre, n'ont que des murailles de sapin? C'est que, d'après un préjugé particulier à la race d'Othman, la maison qu'un Turc se fait bâtir ne doit pas durer plus que lui-même; c'est une tente dressée sur un lieu de passage, un abri momentané, où l'homme ne doit pas tenter de lutter contre le destin en éternisant sa race, en essayant ce difficile hymen de la terre et de la famille on tendent les peuples chrétiens.
Le palais forme un angle en retour duquel s'ouvre la porte de la ville, avec son passage obscur et frais où l'on se refait un peu de l'ardeur du soleil réverbéré par le sable de la plaine qu'on vient de traverser. Une belle fontaine de pierre ombragée par un sycomore magnifique, les dômes gris d'une mosquée et ses minarets gracieux, une maison de bains toute neuve et de construction moresque, voilà ce qui s'offre aux regards en entrant dans Beyrouth, comme la promesse d'un séjour paisible et riant. Plus loin, cependant, les murailles s'élèvent et prennent une physionomie sombre et claustrale.
Mais pourquoi ne pas entrer au bain pendant ces heures de chaleur intense et morne que je passerais tristement à parcourir les rues désertes? J'y pensais, quand l'aspect d'un rideau bleu tendu devant la porte m'apprit que c'était l'heure où l'on ne recevait dans le bain que des femmes. Les hommes n'ont pour eux que le matin et le soir ... et malheur sans doute à qui s'oublierait sous une estrade ou sous un matelas à l'heure où un sexe succède à l'autre! Franchement un Européen seul serait capable d'une telle idée, qui confondrait l'esprit d'un musulman.
Je n'étais jamais entré dans Beyrouth à cette heure indue, et je m'y trouvais comme cet homme des Mille et une Nuits pénétrant dans une ville des mages dont le peuple est changé en pierre. Tout dormait encore profondément; les sentinelles sous la porte, sur la place les âniers qui attendaient les dames, endormies aussi probablement dans les hautes galeries du bain; les marchands de dattes et de pastèques établis près de la fontaine, le kafedji dans sa boutique avec tous ses consommateurs, le hamal ou portefaix la tête appuyée sur son fardeau, le chamelier près de sa bête accroupie, et de grands diables d'Albanais formant corps de garde devant le sérail du pacha: tout cela dormait du sommeil de l'innocence, laissant la ville à l'abandon.
C'est à une heure pareille et pendant un sommeil semblable que trois cents Druses s'emparèrent un jour de Damas. Il leur avait suffi d'entrer séparément, de se mêler à la foule des campagnards qui, le matin, remplit les bazars et les places; puis ils avaient feint de s'endormir comme les autres; mais leurs groupes, habilement distribués, s'emparèrent dans le même instant des principaux postes, pendant que la troupe principale pillait les riches bazars et y mettait le feu. Les habitants, réveillés en sursaut, croyaient avoir affaire à une armée et se barricadaient dans leurs maisons; les soldats en faisaient autant dans leurs casernes, si bien qu'au bout d'une heure, les trois cents cavaliers regagnaient, chargés de butin, leurs retraites inattaquables du Liban.
Voilà ce qu'une ville risque à dormir en plein jour. Cependant, à Beyrouth, la colonie européenne ne se livre pas tout entière aux douceurs de la sieste. En marchant vers la droite, je distinguai bientôt un certain mouvement dans une rue ouverte sur la place; une odeur pénétrante de friture révélait le voisinage d'une trattoria, et l'enseigne du célèbre Battista ne tarda pas à attirer mes yeux. Je connaissais trop les hôtels destinés, en Orient, aux voyageurs d'Europe pour avoir songé un instant à profiter de l'hospitalité du seigneur Battista, l'unique aubergiste franc de Beyrouth. Les Anglais ont gâté partout ces établissements, plus modestes d'ordinaire dans leur tenue que dans leurs prix. Je pensai dans ce moment-là qu'il n'y aurait pas d'inconvénient à profiter de la table d'hôte, si l'on m'y voulait bien admettre. A tout hasard, je montai.
III—LA TABLE D'HÔTE
Au premier étage, je me vis sur une terrasse encaissée dans des bâtiments et dominée par les fenêtres intérieures. Un vaste tendido blanc et rouge protégeait une longue table servie à l'européenne, et dont presque toutes les chaises étaient renversées, pour marquer des places encore inoccupées. Sur la porte d'un cabinet situé au fond et de plain-pied avec la terrasse, je lus ces mots: Qui si paga sessenta piastre per giorno. (Ici l'on paye soixante piastres par jour.)
Quelques Anglais fumaient des cigares dans cette salle en attendant le coup de cloche. Bientôt deux femmes descendirent, et l'on se mit à table. Auprès de moi se trouvait un Anglais d'apparence grave, qui se faisait servir par un jeune homme à figure cuivrée portant un costume de basin blanc et des boucles d'oreilles d'argent. Je pensai que c'était quelque nabab qui avait à son service un Indien. Ce personnage ne tarda pas à m'adresser la parole, ce qui me surprit un peu, les Anglais ne parlant jamais qu'aux gens qui leur ont été présentés; mais celui-ci était dans une position particulière: c'était un missionnaire de la Société évangélique de Londres, chargé de faire en tout pays des conversions anglaises, et forcé de dépouiller le cant en mainte occasion pour attirer les âmes dans ses filets. Il arrivait justement de la montagne, et je fus charmé de pouvoir tirer de lui quelques renseignements avant d'y pénétrer moi-même. Je lui demandai des nouvelles de l'alerte qui venait d'émouvoir les environs de Beyrouth.
—Ce n'est rien, me dit-il, l'affaire est manquée.
—Quelle affaire?
—Cette lutte des Maronites et des Druses dans les villages mixtes.
—Vous venez donc, lui dis-je, du pays où l'on se battait ces jours-ci?
—Oh! oui. Je suis allé pacifier ... pacifier tout dans le canton de Bekfaya, parce que l'Angleterre a beaucoup d'amis dans la montagne.
—Ce sont les Druses qui sont les amis de l'Angleterre?
—Oh! oui. Ces pauvres gens sont bien malheureux; on les tue, on les brûle, on éventre leurs femmes, on détruit leurs arbres, leurs moissons.
—Pardon; mais nous nous figurons, en France, que ce sont eux, au contraire, qui oppriment les chrétiens!
—Oh! Dieu! non, les pauvres gens! Ce sont de malheureux cultivateurs qui ne pensent à rien de mal; mais vous avez vos capucins, vos jésuites, vos lazaristes qui allument la guerre, qui excitent contre eux les Maronites, beaucoup plus nombreux; les Druses se défendent comme ils peuvent, et, sans l'Angleterre, ils seraient déjà écrasés. L'Angleterre est toujours pour le plus faible, pour celui qui souffre....
—Oui, dis-je, c'est une grande nation.... Ainsi, vous êtes parvenu à pacifier les troubles qui ont eu lieu ces jours-ci?
—Oh! certainement. Nous étions là plusieurs Anglais; nous avons dit aux Druses que l'Angleterre ne les abandonnerait pas, qu'on leur ferait rendre justice. Ils ont mis le feu au village, et puis ils sont revenus chez eux tranquillement. Ils ont accepté plus de trois cents Bibles, et nous avons converti beaucoup de ces braves gens!
—Je ne comprends pas, fis-je observer au révérend, comment on peut se convertir à la foi anglicane; car enfin, pour cela, il faudrait devenir Anglais.
—Oh! non.... Vous appartenez à la Société évangélique, vous êtes protégé par l'Angleterre; quant à devenir Anglais, vous ne pouvez pas.
—Et quel est le chef de la religion?
—Oh! c'est Sa gracieuse Majesté, c'est notre reine d'Angleterre.
—Mais c'est une charmante papesse, et je vous jure qu'il y aurait de quoi me décider moi-même.
—Oh! vous autres Français, vous plaisantez toujours.... Vous n'êtes pas de bons amis de l'Angleterre.
—Cependant, dis-je en me rappelant tout à coup un épisode de ma première jeunesse, il y a eu un de vos missionnaires qui, à Paris, avait entrepris de me convertir;... j'ai conservé même la Bible qu'il m'a donnée; mais j'en suis encore à comprendre comment on peut faire d'un Français un anglican.
—Pourtant il y en a beaucoup parmi vous ... et, si vous avez reçu, étant enfant, la parole de vérité, alors elle pourra bien mûrir en vous plus tard.
Je n'essayai pas de détromper le révérend, car on devient fort tolérant en voyage, surtout lorsqu'on n'est guidé que par la curiosité et le désir d'observer les mœurs; mais je compris que la circonstance d'avoir connu autrefois un missionnaire anglais me donnait quelque titre à la confiance de mon voisin de table.
Les deux dames anglaises que j'avais remarquées se trouvaient placées à gauche de mon révérend, et j'appris bientôt que l'une était sa femme, et l'autre sa belle-sœur. Un missionnaire anglais ne voyage jamais sans sa famille. Celui-ci paraissait mener grand train et occupait l'appartement principal de l'hôtel. Quand nous nous fûmes levés de table, il entra chez lui un instant, et revint bientôt, tenant une sorte d'album qu'il me fît voir avec triomphe.
—Tenez, me dit-il, voici le détail des abjurations que j'ai obtenues dans ma dernière tournée en faveur de notre sainte religion.
Une foule de déclarations, de signatures et de cachets arabes couvraient, en effet, les pages du livre. Je remarquai que ce registre était tenu en partie double; chaque verso donnait la liste des présents et sommes reçus par les néophytes anglicans. Quelques-uns n'avaient reçu qu'un fusil, un cachemire, ou des parures pour leurs femmes. Je demandai au révérend si la Société évangélique lui donnait une prime par chaque conversion. Il ne fit aucune difficulté de me l'avouer; il lui semblait naturel, ainsi qu'à moi du reste, que des voyages coûteux et pleins de dangers fussent largement rétribués. Je compris encore, dans les détails qu'il ajouta, quelle supériorité la richesse des agents anglais leur donne en Orient sur ceux des autres nations.
Nous avions pris place sur un divan dans le cabinet de conversation, et le domestique bronzé du révérend s'était agenouillé devant lui pour allumer son narghilé. Je demandai si ce jeune homme n'était pas un Indien; mais c'était un parsis des environs de Bagdad, une des plus éclatantes conversions du révérend, qu'il ramenait en Angleterre comme échantillon de ses travaux.
En attendant, le parsis lui servait de domestique autant que de disciple; il brossait sans doute ses habits avec ferveur et vernissait ses bottes avec componction. Je le plaignais un peu en moi-même d'avoir abandonné le culte d'Oromaze pour le modeste emploi de jockey évangélique.
J'espérais être présenté aux dames, qui s'étaient retirées dans l'appartement; mais le révérend garda sur ce point seul toute la réserve anglaise. Pendant que nous causions encore, un bruit de musique militaire retentit fortement à nos oreilles.
—Il y a, me dit l'Anglais, une réception chez le pacha. C'est une députation des cheiks maronites qui viennent lui faire leurs doléances. Ce sont des gens qui se plaignent toujours; mais le pacha a l'oreille dure.
—On peut bien reconnaître cela à sa musique, dis-je; je n'ai jamais entendu un pareil vacarme.
—C'est pourtant votre chant national qu'on exécute; c'est la Marseillaise.
—Je ne m'en serais guère douté.
—Je le sais, moi, parce que j'entends cela tous les matins et tous les soirs, et que l'on m'a appris qu'ils croyaient exécuter cet air.
Avec plus d'attention, je parvins, en effet, à distinguer quelques notes perdues dans une foule d'agréments particuliers à la musique turque.
La ville paraissait décidément s'être réveillée, la brise maritime de trois heures agitait doucement les toiles tendues sur la terrasse de l'hôtel. Je saluai le révérend en le remerciant des façons polies qu'il avait montrées à mon égard, et qui ne sont rares chez les Anglais qu'à cause du préjugé social qui les met en garde contre tout inconnu. Il me semble qu'il y a là sinon une preuve d'égoïsme, au moins un manque de générosité.
Je fus étonné de n'avoir à payer en sortant de l'hôtel que dix piastres (deux francs cinquante centimes) pour la table d'hôte. Le signor Battista me prit à part et me fit un reproche amical de n'être pas venu demeurer dans son hôtel. Je lui montrai la pancarte annonçant qu'on n'y était admis que moyennant soixante piastres par jour, ce qui portait la dépense à dix-huit cents piastres par mois.
—Ah! corpo di me! s'écria-t-il. Questo è per gli Inglesi, che hanno molto moneta, e che sono tutti cretici!... ma, per gli Francesi, e altri Romani, è soltanto cinque franchi! (Ceci est pour les Anglais, qui ont beaucoup d'argent et qui sont tous hérétiques; mais, pour les Français et les autres Romains, c'est seulement cinq francs.)
—C'est bien différent! pensai-je.
Et je m'applaudis d'autant plus de ne pas appartenir à la religion anglicane, puisqu'on rencontrait chez les hôteliers de Syrie des sentiments si catholiques et si romains.
IV—LE PALAIS DU PACHA
Le seigneur Battista mit le comble à ses bons procédés en me promettant de me trouver un cheval pour le lendemain matin. Tranquillisé de ce côté, je n'avais plus qu'à me promener dans la ville, et je commençai par traverser la place pour aller voir ce qui se passait au château du pacha. Il y avait là une grande foule au milieu de laquelle les cheiks maronites s'avançaient deux par deux comme un cortège suppliant, dont la tête avait pénétré déjà dans la cour du palais. Leurs amples turbans rouges ou bigarrés, leurs machlahs et leurs cafetans tramés d'or ou d'argent, leurs armes brillantes, tout ce luxe d'extérieur qui, dans les autres pays d'Orient, est le partage de la seule race turque, donnait à cette procession un aspect fort imposant du reste. Je parvins à m'introduire à leur suite dans le palais, où la musique continuait à transfigurer la Marseillaise à grand renfort de fifres, de triangles et de cymbales.
La cour est formée par l'enceinte même du vieux palais de Fakardin. On y distingue encore les traces du style de la renaissance, que ce prince druse affectionnait depuis son voyage en Europe. Il ne faut pas s'étonner d'entendre citer partout dans ce pays le nom de Fakardin, qui se prononce en arabe Fakr-el-Din: c'est le héros du Liban; c'est aussi le premier souverain d'Asie qui ait daigné visiter nos climats du Nord. Il fut accueilli à la cour des Médicis connue la révélation d'une chose inouïe alors, c'est-à-dire qu'il existât au pays des Sarrasins un peuple dévoué à l'Europe, soit par religion, soit par sympathie.
Fakardin passa à Florence pour un philosophe, héritier des sciences grecques du Bas-Empire, conservées à travers les traductions arabes, qui ont sauvé tant de livres précieux et nous ont transmis leurs bienfaits; en France, on voulut voir en lui un descendant de quelques vieux croisés réfugiés dans le Liban à l'époque de saint Louis; on chercha dans le nom même du peuple druse un rapport d'allitération qui conduisît à le faire descendre d'un certain comte de Dreux. Fakardin accepta toutes ces suppositions avec le laisser aller prudent et rusé des Levantins; il avait besoin de l'Europe pour lutter contre le sultan.
Il passa à Florence pour chrétien; il le devint peut-être, comme nous avons vu faire de notre temps à l'émir Béchir, dont la famille a succédé à celle de Fakardin dans la souveraineté du Liban; mais c'était un Druse toujours, c'est-à-dire le représentant d'une religion singulière, qui, formée des débris de toutes les croyances antérieures, permet à ses fidèles d'accepter momentanément toutes les formes possibles de culte, comme faisaient jadis les initiés égyptiens. Au fond, la religion druse n'est qu'une sorte de franc-maçonnerie, pour parler selon les idées modernes.
Fakardin représenta quelque temps l'idéal que nous nous formons d'Hiram, l'antique roi du Liban, l'ami de Salomon, le héros des associations mystiques. Maître, de toutes les côtes de l'ancienne Phénicie et de la Palestine, il tenta de constituer la Syrie entière en un royaume indépendant; l'appui qu'il attendait des rois de l'Europe lui manqua pour réaliser ce dessein. Maintenant, son souvenir est resté pour le Liban un idéal de gloire et de puissance; les débris de ses constructions, ruinées par la guerre plus que par le temps, rivalisent avec les antiques travaux des Romains. L'art italien, qu'il avait appelé à la décoration de ses palais et de ses villes, a semé çà et là des ornements, des statues et des colonnades, que les musulmans, rentrés en vainqueurs, se sont hâtés de détruire, étonnés d'avoir vu renaître tout à coup ces arts païens dont leurs conquêtes avaient fait litière depuis longtemps.
C'est donc à la place même où ces frêles merveilles ont existé trop peu d'années, où le souffle de la renaissance avait de loin ressemé quelques germes de l'antiquité grecque et romaine, que s'élève le kiosque de charpente qu'a fait construire le pacha. Le cortège des Maronites s'était rangé sous les fenêtres en attendant le bon plaisir de ce gouverneur. Du reste, on ne tarda pas à les introduire.
Lorsqu'on ouvrit le vestibule, j'aperçus, parmi les secrétaires et officiers qui stationnaient dans la salle, l'Arménien qui avait été mon compagnon de traversée sur la Santa-Barbara. Il était vêtu de neuf, portait à sa ceinture une écritoire d'argent, et tenait à la main des parchemins et des brochures. Il ne faut pas s'étonner, dans le pays des contes arabes, de retrouver un pauvre diable, qu'on avait perdu de vue, en bonne position à la cour. Mon Arménien me reconnut tout d'abord, et parut charmé de me voir. Il portait le costume de la réforme en qualité d'employé turc, et s'exprimait déjà avec une certaine dignité.
—Je suis heureux, lui dis-je, de vous voir dans une situation convenable; vous me faites l'effet d'un homme en place, et je regrette de n'avoir rien à solliciter.
—Mon Dieu, me dit-il, je n'ai pas encore beaucoup de crédit, mais je suis entièrement à votre service.
Nous causions ainsi derrière une colonne du vestibule pendant que le cortège des cheiks se rendait à la salle d'audience du pacha.
—Et que faites-vous là? dis-je à l'Arménien.
—On m'emploie comme traducteur. Le pacha m'a demandé hier une version turque de la brochure que voici.
Je jetai un coup d'œil sur cette brochure, imprimée à Paris; c'était un rapport de M. Crémieux touchant l'affaire des juifs de Damas. L'Europe a oublié ce triste épisode, qui a rapport au meurtre du père Thomas, dont on avait accusé les juifs. Le pacha sentait le besoin de s'éclairer sur cette affaire, terminée depuis cinq ans. C'est là de la conscience, assurément.
L'Arménien était chargé, en outre, de traduire l'Esprit des Lois de Montesquieu et un Manuel de la garde nationale parisienne. Il trouvait ce dernier ouvrage très-difficile, et me pria de l'aider pour certaines expressions qu'il n'entendait pas. L'idée du pacha était de créer une garde nationale à Beyrouth, comme, du reste, il en existe une maintenant au Caire et dans bien d'autres villes de l'Orient. Quant à l'Esprit des Lois, je pense qu'on avait choisi cet ouvrage sur le titre, pensant peut-être qu'il contenait des règlements de police applicables à tous les pays. L'Arménien en avait déjà traduit une partie, et trouvait l'ouvrage agréable et d'un style aisé, qui ne perdait que bien peu sans doute à la traduction.
Je lui demandai s'il pouvait me faire voir la réception, chez le pacha, des cheiks maronites; mais personne n'y était admis sans montrer un sauf-conduit qui avait été donné à chacun d'eux, seulement à l'effet de se présenter au pacha, car on sait que les cheiks maronites ou druses n'ont pas le droit de pénétrer dans Beyrouth. Leurs vassaux y entrent sans difficultés; mais il y a pour eux-mêmes des peines sévères, si, par hasard, on les rencontre dans l'intérieur de la ville. Les Turcs craignent leur influence sur la population ou les rixes que pourrait amener dans les rues la rencontre de ces chefs toujours armés, accompagnés d'une suite nombreuse et prêts à lutter sans cesse pour des questions de préséance. Il faut dire aussi que cette loi n'est observée rigoureusement que dans les moments de troubles.
Du reste, l'Arménien m'apprit que l'audience du pacha se bornait à recevoir les cheiks, qu'il invitait à s'asseoir sur des divans autour de la salle; que, là, des esclaves leur apportaient à chacun un chibouck et leur servaient ensuite du café; après quoi, le pacha écoutait leurs doléances, et leur répondait invariablement que leurs adversaires étaient venus déjà lui faire des plaintes identiques; qu'il réfléchirait mûrement pour voir de quel côté était la justice, et qu'on pouvait tout espérer du gouvernement paternel de Sa Hautesse, devant qui toutes les religions et toutes les races de l'empire auront toujours des droits égaux. En fait de procédés diplomatiques, les Turcs sont au niveau de l'Europe pour le moins.
Il faut reconnaître, d'ailleurs, que le rôle des pachas n'est pas facile dans ce pays. On sait quelle est la diversité des races qui habitent la longue chaîne du Liban et du Carmel, et qui dominent de là comme d'un fort tout le reste de la Syrie. Les Maronites reconnaissent l'autorité spirituelle du pape, ce qui les met sous la protection de la France et de l'Autriche; les Grecs unis, plus nombreux, mais moins influents, parce qu'ils se trouvent en général répandus dans le plat pays, sont soutenus par la Russie; les Druses, les Ansariés et les Métualis, qui appartiennent à des croyances ou à des sectes que repousse l'orthodoxie musulmane, offrent à l'Angleterre un moyen d'action que les autres puissances lui abandonnent trop généreusement.
Ce sont les Anglais qui, en 1840, parvinrent à enlever au gouvernement égyptien l'appui de ces populations énergiques. Depuis, leur système a toujours tendu à diviser les races qu'un sentiment général de nationalité pouvait, comme autrefois, réunir sous les mêmes chefs. C'est dans cette pensée qu'ils ont livré à la Turquie l'émir Bechir, le dernier des princes du Liban, l'héritier de cette puissance multiple et mystérieuse dans sa source, qui, depuis trois siècles, réunissait toutes les sympathies, toutes les religions dans un même faisceau.
V—LES BAZARS—LE PORT
Je sortis de la cour du palais, traversant une foule compacte, qui toutefois ne semblait attirée que par la curiosité. En pénétrant dans les rues sombres que forment les hautes maisons de Beyrouth, bâties toutes comme des forteresses, et que relient çà et là des passages voûtés, je retrouvai le mouvement, suspendu pendant les heures de la sieste; les montagnards encombraient l'immense bazar qui occupe les quartiers du centre, et qui se divise par ordre de denrées et de marchandises. La présence des femmes dans quelques boutiques est une particularité remarquable pour l'Orient, et qu'explique la rareté, dans cette population, de la race musulmane.
Rien n'est plus amusant à parcourir que ces longues allées d'étalages protégées par des tentures de diverses couleurs, qui n'empêchent pas quelques rayons de soleil de se jouer sur les fruits et sur la verdure aux teintes éclatantes, ou d'aller plus loin faire scintiller les broderies des riches vêtements suspendus aux portes des fripiers. J'avais grande envie d'ajouter à mon costume un détail de parure spécialement syrienne, et qui consiste à se draper le front et les tempes d'un mouchoir de soie rayé d'or, qu'on appelle caffiéh, et qu'on fait tenir sur la tête en l'entourant d'une corde de crin tordu; l'utilité de cet ajustement est de préserver les oreilles et le col des courants d'air, si dangereux dans un pays de montagnes. On m'en vendit un fort brillant pour quarante piastres, et, l'ayant essayé chez un barbier, je me trouvai la mine d'un roi d'Orient.
Ces mouchoirs se font à Damas; quelques-uns viennent de Brousse, quelques-uns aussi de Lyon. De longs cordons de soie avec des nœuds et des houppes se répandent avec grâce sur le dos et sur les épaules, et satisfont cette coquetterie de l'homme, si naturelle dans les pays où l'on peut encore revêtir de beaux costumes. Ceci peut sembler puéril; pourtant il me semble que la dignité de l'extérieur rejaillit sur les pensées et sur les actes de la vie; il s'y joint encore, en Orient, une certaine assurance mâle, qui tient à l'usage de porter des armes à la ceinture: on sent qu'on doit être en toute occasion respectable et respecté; aussi la brusquerie et les querelles sont-elles rares, parce que chacun sait bien qu'à la moindre insulte il peut y avoir du sang de versé.
Jamais je n'ai vu d'aussi beaux enfants que ceux qui couraient et jouaient dans la plus belle allée du bazar. Des jeunes filles sveltes et rieuses se pressaient autour des élégantes fontaines de marbre ornées à la moresque, et s'en éloignaient tour à tour en portant sur leur tête de grands vases de forme antique. On distingue dans ce pays beaucoup de chevelures rousses, dont la teinte, plus foncée que chez nous, a quelque chose de la pourpre ou du cramoisi. Cette couleur est tellement une beauté en Syrie, que beaucoup de femmes teignent leurs cheveux blonds ou noirs avec le henné, qui, partout ailleurs, ne sert qu'à rougir la plante des pieds, les ongles et la paume des mains.
Il y avait encore, aux diverses places où se croisent les allées, des vendeurs de glaces et de sorbets, composant à mesure ces breuvages avec la neige recueillie an sommet du Sannin. Un brillant café, fréquenté principalement par les militaires, fournit aussi, au point central du bazar, des boissons glacées et parfumées. Je m'y arrêtai quelque temps, ne pouvant me lasser du mouvement de cette foule active, qui réunissait sur un seul point tous les costumes si variés de la montagne. Il y a, du reste, quelque chose de comique à voir s'agiter dans les discussions d'achat et de vente les cornes d'orfèvrerie (tantour), hautes de plus d'un pied, que les femmes druses et maronites portent sur la tête et qui balancent sur leur figure un long voile qu'elles y ramènent à volonté. La position de cet ornement leur donne l'air de ces fabuleuses licornes qui servent de support à l'écusson d'Angleterre. Leur costume extérieur est uniformément blanc ou noir.
La principale mosquée de la ville, qui donne sur l'une des rues du bazar, est une ancienne église des croisades où l'on voit encore le tombeau d'un chevalier breton. En sortant de ce quartier pour se rendre vers le port, on descend une large rue, consacrée au commerce franc. Là, Marseille lutte assez heureusement avec le commerce de Londres. A droite est le quartier des Grecs, rempli de cafés et de cabarets, où le goût de cette nation pour les arts se manifeste par une multitude de gravures en bois coloriées, qui égayent les murs avec les principales scènes de la vie de Napoléon et de la révolution de 1830. Pour contempler à loisir ce musée, je demandai une bouteille de vin de Chypre, qu'on m'apporta bientôt à l'endroit où j'étais assis, en me recommandant de la tenir cachée à l'ombre de la table. Il ne faut pas donner aux musulmans qui passent le scandale de voir que l'on boit du vin. Toutefois, l'aqua vitæ, qui est de l'anisette, se consomme ostensiblement.
Le quartier grec communique avec le port par une rue qu'habitent les banquiers et les changeurs. De hautes murailles de pierre, à peine percées de quelques fenêtres ou baies grillées, entourent et cachent des cours et des intérieurs construits dans le style vénitien; c'est un reste de la splendeur que Beyrouth a due pendant longtemps au gouvernement des émirs druses et à ses relations de commerce avec l'Europe. Les consulats sont pour la plupart établis dans ce quartier, que je traversai rapidement. J'avais hâte d'arriver au port et de m'abandonner entièrement à l'impression du splendide spectacle qui m'y attendait.
O nature! beauté, grâce ineffable des cités d'Orient bâties aux bords des mers, tableaux chatoyants de la vie, spectacle des plus belles races humaines, des costumes, des barques, des vaisseaux se croisant sur des flots d'azur, comment peindre l'impression que vous causez à tout rêveur, et qui n'est pourtant que la réalité d'un sentiment prévu? On a déjà lu cela dans les livres, on l'a admiré dans les tableaux, surtout dans ces vieilles peintures italiennes qui se rapportent à l'époque de la puissance maritime des Vénitiens et des Génois; mais ce qui surprend aujourd'hui, c'est de le trouver encore si pareil à l'idée qu'on s'en était formée. On coudoie avec surprise cette foule bigarrée, qui semble dater de deux siècles, comme si l'esprit remontait les âges, comme si le passé splendide des temps écoulés s'était reformé pour un instant. Suis-je bien le fils d'un pays grave, d'un siècle en habit noir et qui semble porter le deuil de ceux qui l'ont précédé? Me voilà transformé moi-même, observant et posant à la fois, figure découpée d'une marine de Joseph Vernet.
J'ai pris place dans un café établi sur une estrade que soutiennent comme des pilotis des tronçons de colonnes enfoncées dans la grève. A travers les fentes des planches, on voit le flot verdâtre qui bat la rive sous nos pieds. Des matelots de tous pays, des montagnards, des Bédouins au vêtement blanc, des Maltais et quelques Grecs à mine de forban fument et causent autour de moi; deux ou trois jeunes cafedjis servent et renouvellent çà et là les finejanes pleines d'un moka écumant, dans leurs enveloppes de filigrane doré; le soleil, qui descend vers les monts de Chypre, à peine cachés par la ligne extrême des îlots, allume çà et là ces pittoresques broderies qui brillent encore sur les pauvres haillons; il découpe, à droite du quai, l'ombre immense du château maritime qui protège le port, amas de tours groupées sur des rocs, dont le bombardement anglais de 1840 a troué et déchiqueté les murailles. Ce n'est plus qu'un débris qui se soutient par sa masse et qui atteste l'iniquité d'un ravage inutile. A gauche, une jetée s'avance dans la mer, soutenant les bâtiments blancs de la douane; comme le quai même, elle est formée presque entièrement des débris de colonnes de l'ancienne Béryte ou de la cité romaine de Julia Félix.
Beyrouth retrouvera-t-elle les splendeurs qui trois fois l'ont faite reine du Liban? Aujourd'hui, c'est sa situation au pied de monts verdoyants, au milieu de jardins et de plaines fertiles, au fond d'un golfe gracieux que l'Europe emplit continuellement de ses vaisseaux, c'est le commerce de Damas et le rendez-vous central des populations industrieuses de la montagne, qui font encore la puissance et l'avenir de Beyrouth. Je ne connais rien de plus animé, de plus vivant que ce port, ni qui réalise mieux l'ancienne idée que se fait l'Europe de ces échelles du Levant, où se passaient des romans ou des comédies. Ne rêve-t-on pas des aventures et des mystères à la vue de ces hautes maisons, de ces fenêtres grillées où l'on voit s'allumer souvent l'œil curieux des jeunes filles. Qui oserait pénétrer dans ces forteresses du pouvoir marital et paternel, ou plutôt qui n'aurait la tentation de l'oser? Mais, hélas! les aventures, ici, sont plus rares qu'au Caire; la population est sérieuse autant qu'affairée; la tenue des femmes annonce le travail et l'aisance. Quelque chose de biblique et d'austère résulte de l'impression générale du tableau: cette mer encaissée dans les hauts promontoires, ces grandes lignes de paysage qui se développent sur les divers plans des montagnes, ces tours à créneaux, ces constructions ogivales, portent l'esprit à la méditation, à la rêverie.
Pour voir s'agrandir encore ce beau spectacle, j'avais quitté le café et je me dirigeais vers la promenade du Raz-Beyrouth, située à gauche de la ville. Les feux rougeâtres du couchant teignaient de reflets charmants la chaîne de montagnes qui descend vers Sidon; tout le bord de la mer forme à droite des découpures de rochers, et çà et là des bassins naturels qu'a remplis le flot dans les jours d'orage; des femmes et des jeunes filles y plongeaient leurs pieds en faisant baigner de petits enfants. Il y a beaucoup de ces bassins qui semblent des restes de bains antiques dont le fond est pavé de marbre. A gauche, près d'une petite mosquée qui domine un cimetière turc, on voit quelques énormes colonnes de granit rouge couchées à terre; est-ce là, comme on le dit, que fut le cirque d'Hérode Agrippa?
VI—LE TOMBEAU DU SANTON
Je cherchais en moi-même à résoudre cette question, quand j'entendis des chants et des bruits d'instruments dans un ravin qui borde les murailles de la ville. Il me sembla que c'était peut-être un mariage, car le caractère des chants était joyeux; mais je vis bientôt paraître un groupe de musulmans agitant les drapeaux, puis d'autres qui portaient sur leurs épaules un corps couché sur une sorte de litière; quelques femmes suivaient en poussant des cris, puis une foule d'hommes encore avec des drapeaux et des branches d'arbre.
Ils s'arrêtèrent tous dans le cimetière et déposèrent à terre le corps entièrement couvert de fleurs; le voisinage de la mer donnait de la grandeur à cette scène et même à l'impression des chants bizarres qu'ils entonnaient d'une voix traînante. La foule des promeneurs s'était réunie sur ce point et contemplait avec respect cette cérémonie. Un négociant italien près duquel je me trouvais me dit que ce n'était pas là un enterrement ordinaire, et que le défunt était un santon qui vivait depuis longtemps à Beyrouth, où les Francs le regardaient comme un fou, et les musulmans comme un saint. Sa résidence avait été, dans les derniers temps, une grotte située sous une terrasse dans un des jardins de la ville; c'était là qu'il vivait tout nu, avec des airs de bête fauve, et qu'on venait le consulter de toutes parts.
De temps en temps, il faisait une tournée dans la ville et prenait tout ce qui était à sa convenance dans les boutiques des marchands arabes. Dans ce cas, ces derniers sont pleins de reconnaissance, et pensent que cela leur portera bonheur; mais, les Européens n'étant pas de cet avis, après quelques visites de cette pratique singulière, ils s'étaient plaints au pacha et avaient obtenu qu'on ne laissât plus sortir le santon de son jardin. Les Turcs, peu nombreux à Beyrouth, ne s'étaient pas opposés à cette mesure et se bornaient à entretenir le santon de provisions et de présents. Maintenant, le personnage étant mort, le peuple se livrait à la joie, attendu qu'on ne pleure pas un saint turc comme les mortels ordinaires. La certitude qu'après bien des macérations, il a enfin conquis la béatitude éternelle, fait qu'on regarde cet événement comme heureux, et qu'on le célèbre au bruit des instruments; autrefois, il y avait même, en pareil cas, des danses, des chants d'almées et des banquets publics.
Cependant l'on avait ouvert la porte d'une petite construction carrée avec dôme destinée à être le tombeau du santon, et les derviches, placés au milieu de la foule, avaient repris le corps sur leurs épaules. Au moment d'entrer, ils semblèrent repoussés par une force inconnue, et tombèrent presque à la renverse. Il y eut un cri de stupéfaction dans l'assemblée. Ils se retournèrent vers la foule avec colère et prétendirent que les pleureuses qui suivaient le corps et les chanteurs d'hymnes avaient interrompu un instant leurs chants et leurs cris. On recommença avec plus d'ensemble; mais, au moment de franchir la porte, le même obstacle se renouvela. Des vieillards élevèrent alors la voix.
—C'est, dirent-ils, un caprice du vénérable santon, il ne veut pas entrer les pieds en avant dans le tombeau.
On retourna le corps, les chants reprirent de nouveau; autre caprice, autre chute des derviches qui portaient le cercueil.
On se consulta.
—C'est peut-être, dirent quelques croyants, que le saint ne trouve pas cette tombe digne de lui; il faudra lui en construire une plus belle.
—Non, non, dirent quelques Turcs, il ne faut pas non plus obéir à toutes ses idées; le saint homme a toujours été d'une humeur inégale. Tâchons de le faire entrer; une fois qu'il sera dedans, peut-être s'y plaira-t-il; autrement, il sera toujours temps de le mettre ailleurs.
—Comment faire? dirent les derviches.
—Eh bien, il faut tourner rapidement pour l'étourdir un peu, et puis, sans lui donner le temps de se reconnaître, vous le pousserez dans l'ouverture.
Ce conseil réunit tous les suffrages; les chants retentirent avec une nouvelle ardeur, et les derviches, prenant le cercueil par les deux bouts, le firent tourner pendant quelques minutes; puis, par un mouvement subit, ils se précipitèrent vers la porte, et cette fois avec un plein succès. Le peuple attendait avec anxiété le résultat de cette manœuvre hardie; on craignit un instant que les derviches ne fussent victimes de leur audace et que les murs ne s'écroulassent sur eux; mais ils ne tardèrent pas à sortir en triomphe, annonçant qu'après quelques difficultés, le saint s'était tenu tranquille: sur quoi, la foule poussa des cris de joie et se dispersa, soit dans la campagne, soit dans les deux cafés qui dominent la côte du Raz-Beyrouth.
C'était le second miracle turc que j'eusse été admis à voir (on se souvient de celui de la Dhossa, où le chérif de la Mecque passe à cheval sur un chemin pavé par les corps des croyants); mais ici le spectacle de ce mort capricieux, qui s'agitait dans les bras des porteurs et refusait d'entrer dans son tombeau, me remit en mémoire un passage de Lucien, qui attribue les mêmes fantaisies à une statue de bronze de l'Apollon Syrien. C'était dans un temple situé à l'est du Liban, et dont les prêtres, une fois par année, allaient, selon l'usage, laver leurs idoles dans un lac sacré. Apollon se refusait toujours longtemps à cette cérémonie.... Il n'aimait pas l'eau, sans doute en qualité de prince des feux célestes, et s'agitait visiblement sur les épaules des porteurs, qu'il renversait à plusieurs reprises.
Selon Lucien, cette manœuvre tenait à une certaine habileté gymnastique des prêtres; mais faut-il avoir pleine confiance en cette assertion du Voltaire de l'antiquité? Pour moi, j'ai toujours été plus disposé à tout croire qu'à tout nier, et, la Bible admettant les prodiges attribués à l'Apollon Syrien, lequel n'est autre que Baal, je ne vois pas pourquoi cette puissance accordée aux génies rebelles et aux esprits de Python n'aurait pas produit de tels effets; je ne vois pas non plus pourquoi l'âme immortelle d'un pauvre santon n'exercerait pas une action magnétique sur les croyants convaincus de sa sainteté.
Et, d'ailleurs, qui oserait faire du scepticisme au pied du Liban? Ce rivage n'est-il pas le berceau même de toutes les croyances du monde? Interrogez le premier montagnard qui passe: il vous dira que c'est sur ce point de la terre qu'eurent lieu les scènes primitives de la Bible; il vous conduira à l'endroit où fumèrent les premiers sacrifices; il vous montrera le rocher taché du sang d'Abel; plus loin existait la ville d'Énochia, bâtie par les géants, et dont on distingue encore les traces; ailleurs, c'est le tombeau de Chanaan, fils de Cham. Placez-vous au point de vue de l'antiquité grecque, et vous verrez aussi descendre de ces monts tout le riant cortége des divinités dont la Grèce accepta et transforma le culte, propagé par les émigrations phéniciennes. Ces bois et ces montagnes ont retenti des cris de Vénus pleurant Adonis, et c'était dans ces grottes mystérieuses, où quelques sectes idolâtres célèbrent encore des orgies nocturnes, qu'on allait prier et pleurer sur l'image de la victime, pâle idole de marbre ou d'ivoire aux blessures saignantes, autour de laquelle les femmes éplorées imitaient les cris plaintifs de la déesse. Les chrétiens de Syrie ont des solennités pareilles dans la nuit du vendredi saint: une mère en pleurs lient la place de l'amante, mais l'imitation plastique n'est pas moins saisissante; on a conservé les formes de la fête décrite si poétiquement dans l'idylle de Théocrite.
Croyez aussi que bien des traditions primitives n'ont fait que se transformer ou se renouveler dans les cultes nouveaux. Je ne sais trop si notre Église tient beaucoup à la légende de Siméon Stylite, et je pense bien que l'on peut, sans irrévérence, trouver exagéré le système de mortification de ce saint; mais Lucien nous apprend encore que certains dévots de l'antiquité se tenaient debout plusieurs jours sur de hautes colonnes de pierre que Bacchus avait élevées, à peu de distance de Beyrouth, en l'honneur de Priape et de Junon.
Mais débarrassons-nous de ce bagage de souvenirs antiques et de rêveries religieuses où conduisent si invinciblement l'aspect des lieux et le mélange de ces populations, qui résument peut-être en elles tontes les croyances et toutes les superstitions de la terre. Moïse, Orphée, Zoroastre, Jésus, Mahomet, et jusqu'au Bouddha indien, ont ici des disciples plus ou moins nombreux.... Ne croirait-on pas que tout cela doit animer la ville, l'emplir de cérémonies et de fêtes, et en faire une sorte d'Alexandrie de l'époque romaine? Mais non, tout est calme et morne aujourd'hui sous l'influence des idées modernes. C'est dans la montagne, où leur pouvoir se fait moins sentir, que nous retrouverons sans doute ces mœurs pittoresques, ces étranges contrastes que tant d'auteurs ont indiqués, et que si peu ont été à même d'observer.
DRUSES ET MARONITES
I
UN PRINCE DU LIBAN
I—LA MONTAGNE
J'avais accepté avec empressement l'invitation, faite par le prince ou émir du Liban qui m'était venu visiter, d'aller passer quelques jours dans sa demeure, située à peu de distance d'Antoura, dans le Kesrouan. Comme on devait partir le lendemain matin, je n'avais plus que le temps de retourner à l'hôtel de Battista, où il s'agissait de s'entendre sur le prix de la location du cheval qu'on m'avait promis.
On me conduisit dans l'écurie, ou il n'y avait que de grands chevaux osseux, aux jambes fortes, à l'échine aiguë comme celle des poissons...; ceux-là n'appartenaient pas assurément à la race des chevaux nedjis, mais on me dit que c'étaient les meilleurs et les plus sûrs pour grimper les âpres côtes des montagnes. Les élégants coursiers arabes ne brillent guère que sur le turf sablonneux du désert. J'en indiquai un au hasard, et l'on me promit qu'il serait à ma porte le lendemain, au point du jour. On me proposa pour m'accompagner un jeune garçon nommé Moussa (Moïse), qui parlait fort bien l'italien. Je remerciai de tout mon cœur le signor Battista, qui s'était chargé de cette négociation, et chez lequel je promis de venir demeurer à mon retour.
La nuit était tombée, mais les nuits de Syrie ne sont qu'un jour bleuâtre; tout le monde prenait le frais sur les terrasses, et cette ville, à mesure que je la regardais en remontant les collines extérieures, affectait des airs babyloniens. La lune découpait de blanches silhouettes sur les escaliers que forment de loin ces maisons qu'on a vues dans le jour si hautes et si sombres et dont les têtes des cyprès et des palmiers rompent çà et là l'uniformité.
Au sortir de la ville, ce ne sont d'abord que végétaux difformes, aloès, cactus et raquettes, étalant, comme les dieux de l'Inde, des milliers de têtes couronnées de fleurs ronges, et dressant sur vos pas des épées et des dards assez redoutables; mais, en dehors de ces clôtures, on retrouve l'ombrage éclairci des mûriers blancs, des lauriers et des limoniers aux feuilles luisantes et métalliques. Des mouches lumineuses volent çà et là, égayant l'obscurité des massifs. Les hautes demeures éclairées dessinent au loin leurs ogives et leurs arceaux, et, du fond de ces manoirs d'un aspect sévère, on entend parfois le son des guitares accompagnant des voix mélodieuses.
Au coin du sentier qui tourne en remontant à la maison que j'habite, il y a un cabaret établi dans le creux d'un arbre énorme. Là se réunissent les jeunes gens des environs, qui restent à boire et à chanter d'ordinaire jusqu'à deux heures du matin. L'accent guttural de leurs voix, la mélopée traînante d'un récitatif nasillard, se succèdent chaque nuit, au mépris des oreilles européennes qui peuvent s'ouvrir aux environs; j'avouerai pourtant que cette musique primitive et biblique ne manque pas de charme quelquefois pour qui sait se mettre au-dessus des préjugés du solfège.
En rentrant, je trouvai mon hôte maronite et toute sa famille qui m'attendaient sur la terrasse attenante à mon logement. Ces braves gens croient vous faire honneur en amenant tous leurs parents et leurs amis chez vous. Il fallut leur faire servir du café et distribuer des pipes, ce dont, au reste, se chargeaient la maîtresse et les filles de la maison, aux frais naturellement du locataire. Quelques phrases mélangées d italien, de grec et d'arabe, défrayaient assez péniblement la conversation. Je n'osais pas dire que, n'ayant point dormi dans la journée et devant partir à l'aube du jour suivant, j'aurais aimé à regagner mon lit; mais, après tout, la douceur de la nuit, le ciel étoile, la mer étalant à nos pieds ses nuances de bleu nocturne blanchies çà et là par le reflet des astres, me faisaient supporter assez bien l'ennui de cette réception. Ces bonnes gens me firent enfin leurs adieux, car je devais partir avant leur réveil, et, en effet, j'eus à peine le temps de dormir trois heures d'un sommeil interrompu par le chant des coqs.
En m'éveillant, je trouvai le jeune Moussa assis devant ma porte, sur le rebord de la terrasse. Le cheval qu'il avait amené stationnait au bas du perron, ayant un pied replié sous le ventre au moyen d'une corde, ce qui est la manière arabe de faire tenir en place les chevaux. Il ne me restait plus qu'à m'emboîter dans une de ces selles hautes à la mode turque, qui vous pressent comme un étau et rendent la chute presque impossible. De larges étriers de cuivre, en forme de pelle à feu, sont attachés si haut, qu'on a les jambes pliées en deux; les coins tranchants servent à piquer le cheval. Le prince sourit un peu de mon embarras à prendre les allures d'un cavalier arabe, et me donna quelques conseils. C'était un jeune homme d'une physionomie franche et ouverte, dont l'accueil m'avait séduit tout d'abord; il s'appelait Abou-Miran, et appartenait à une branche de la famille des Hobeïsch, la plus illustre du Kesrouan. Sans être des plus riches, il avait autorité sur une dizaine de villages composant un district, et en rendait les redevances au pacha de Tripoli.
Tout le monde étant prêt, nous descendîmes jusqu'à la route qui côtoie le rivage, et qui, ailleurs qu'en Orient, passerait pour un simple ravin. Au bout d'une lieue environ, on me montra la grotte d'où sortit le fameux dragon qui était prêt à dévorer la fille du roi de Beyrouth, lorsque saint Georges le perça de sa lance. Ce lieu est très-révéré par les Grecs et par les Turcs eux-mêmes, qui ont construit une petite mosquée à l'endroit même où eut lieu le combat.
Tous les chevaux syriens sont dressés à marcher à l'amble, ce qui rend leur trot fort doux. J'admirais la sûreté de leur pas à travers les pierres roulantes, les granits tranchants et les roches polies que l'on rencontre à tous moments.... Il fait déjà grand jour, nous avons dépassé le promontoire fertile de Beyrouth, qui s'avance dans la mer d'environ deux lieues, avec ses hauteurs couronnées de pins parasols et son escalier de terrasses cultivées en jardins; l'immense vallée qui sépare deux chaînes de montagnes étend à perte de vue son double amphithéâtre, dont la teinte violette et constellée çà et là de points crayeux, qui signalent un grand nombre de villages, de couvents et de châteaux. C'est un des plus vastes panoramas du monde, un de ces lieux où l'âme s'élargit, comme pour atteindre aux proportions d'un tel spectacle. Au fond de la vallée coule le Nahr-Beyrouth, rivière l'été, torrent l'hiver, qui va se jeter dans le golfe, et que nous traversâmes à l'ombre des arches d'un pont romain.
Les chevaux avaient de l'eau seulement jusqu'à mi-jambe: des tertres couverts d'épais buissons de lauriers-roses divisent le courant et couvrent de leur ombre le lit ordinaire de la rivière; deux zones de sable, indiquant la ligne extrême des inondations, détachent et font ressortir sur tout le fond de la vallée ce long ruban de fleurs et de verdure. Au delà commencent les premières pentes de la montagne; des grès verdis par les lichens et les mousses, des caroubiers tortus, des chênes rabougris à la feuille teintée d'un vert sombre, des aloès et des nopals, embusqués dans les pierres, comme des nains armés menaçant l'homme à son passage, mais offrant un refuge à d'énormes lézards verts qui fuient par centaines sous les pieds des chevaux: voilà ce qu'on rencontre en gravissant les premières hauteurs. Cependant de longues places de sable aride déchirent çà et là ce manteau de végétation sauvage. Un peu plus loin, ces landes jaunâtres se prêtent à la culture et présentent des lignes régulières d'oliviers.
Nous eûmes atteint bientôt le sommet de la première zone des hauteurs, qui, d'en bas, semble se confondre avec le massif du Sannin. Au delà s'ouvre une vallée qui forme un pli parallèle à celle du Nahr-Beyrouth, et qu'il faut traverser pour atteindre la seconde crête, d'où l'on en découvre une autre encore. On s'aperçoit déjà que ces villages nombreux, qui de loin semblaient s'abriter dans les flancs noirs d'une même montagne, dominent au contraire et couronnent des chaînes de hauteurs que séparent des vallées et des abîmes; on comprend aussi que ces lignes, garnies de châteaux et de tours, présenteraient à toute armée une série de remparts inaccessibles, si les habitants voulaient, comme autrefois, combattre réunis pour les mêmes principes d'indépendance. Malheureusement, trop de peuples ont intérêt à profiter de leurs divisions.
Nous nous arrêtâmes sur le second plateau, où s'élève une église maronite, bâtie dans le style byzantin. On disait la messe, et nous mimes pied à terre devant la porte, afin d'en entendre quelque chose. L'église était pleine de inonde, car c'était un dimanche, et nous ne pûmes trouver place qu'aux derniers rangs.
Le clergé me sembla vêtu à peu près comme celui des Grecs; les costumes sont assez beaux, et la langue employée est l'ancien syriaque, que les prêtres déclamaient ou chantaient d'un ton nasillard qui leur est particulier. Les femmes étaient toutes dans une tribune élevée et protégées par un grillage. En examinant les ornements de l'église, simples, mais fraîchement réparés, je vis avec peine que l'aigle noire à double tête de l'Autriche décorait chaque pilier, comme symbole d'une protection qui jadis appartenait à la France seule. C'est depuis notre dernière révolution seulement que l'Autriche et la Sardaigne luttent avec nous d'influence dans l'esprit et dans les affaires des catholiques syriens.
Une messe, le matin, ne peut point faire de mal, à moins que l'on n'entre en sueur dans l'église et que l'on ne s'expose à l'ombre humide qui descend des voûtes et des piliers; mais cette maison de Dieu était si propre et si riante, les cloches nous avaient appelés d'un si joli son de leur timbre argentin, et puis nous nous étions tenus si près de l'entrée, que nous sortîmes de là gaiement, bien disposés pour le reste du voyage. Nos cavaliers repartirent au galop en s'interpellant avec des cris joyeux; faisant mine de se poursuivre, ils jetaient devant eux, comme des javelots, leurs lances ornées de cordons et de houppes de soie, et les retiraient ensuite, sans s'arrêter, de la terre ou des troncs d'arbre où elles étaient allées se piquer au loin.
Ce jeu d'adresse dura peu, car la descente devenait difficile, et le pied des chevaux se posait plus timidement sur les grès polis ou brisés en éclats tranchants. Jusque-là, le jeune Moussa m'avait suivi à pied, selon l'usage des moukres, bien que je lui eusse offert de le prendre en croupe; mais je commençais à envier son sort. Saisissant ma pensée, il m'offrit de guider le cheval, et je pus traverser le fond de la vallée en coupant au court dans les taillis et dans les pierres. J'eus le temps de me reposer sur l'autre versant et d'admirer l'adresse de nos compagnons à chevaucher dans des ravins qu'on jugerait impraticables en Europe.
Cependant nous montions à l'ombre d'une forêt de pins, et le prince mit pied à terre comme moi. Un quart d'heure après, nous nous trouvâmes au bord d'une vallée moins profonde que l'autre, et formant comme un amphithéâtre de verdure. Des troupeaux paissaient l'herbe autour d'un petit lac, et je remarquai là quelques-uns de ces moutons syriens dont la queue, alourdie par la graisse, pèse jusqu'à vingt livres. Nous descendîmes, pour faire rafraîchir les chevaux, jusqu'à une fontaine couverte d'un vaste arceau de pierre et de construction antique, à ce qu'il me sembla. Plusieurs femmes, gracieusement drapées, venaient remplir de grands vases, qu'elles posaient ensuite sur leur tête; celles-là naturellement ne portaient pas la haute coiffure des femmes mariées; c'étaient des jeunes filles ou des servantes.
II—UN VILLAGE MIXTE
En avançant de quelques pas encore au delà de la fontaine, et toujours sous l'ombrage des pins, nous nous trouvâmes à l'entrée du village de Bethmérie, situé sur un plateau, d'où la vue s'étend, d'un côté, vers le golfe, et, de l'autre, sur une vallée profonde, au delà de laquelle de nouvelles crêtes de monts s'estompent dans un brouillard bleuâtre. Le contraste de cette fraîcheur et de cette ombre silencieuse avec l'ardeur des plaines et des grèves qu'on a quittées il y a peu d'heures, est une sensation qu'on n'apprécie bien que sous de tels climats. Une vingtaine de maisons étaient répandues sous les arbres et présentaient à peu près le tableau d'un de nos villages du Midi. Nous nous rendîmes à la demeure du cheik, qui était absent, mais dont la femme nous fit servir du lait caillé et des fruits.
Nous avions laissé sur notre gauche une grande maison, dont le toit écroulé et les solives charbonnées indiquaient un incendie récent. Le prince m'apprit que c'étaient les Druses qui avaient mis le feu à ce bâtiment, pendant que plusieurs familles maronites s'y trouvaient rassemblées pour une noce. Heureusement, les conviés, avaient pu fuir à temps; mais le plus singulier, c'est que les coupables étaient des habitants de la même localité. Bethmérie, comme village mixte, contient environ cent cinquante chrétiens et une soixantaine de Druses. Les maisons de ces derniers sont séparées des autres par deux cents pas à peine. Par suite de cette hostilité, une lutte sanglante avait eu lieu, et le pacha s'était hâté d'intervenir en établissant entre les deux parties du village un petit camp d'Albanais, qui vivait aux dépens des populations rivales.
Nous venions de finir notre repas, lorsque le cheik rentra dans sa maison. Après les premières civilités, il entama une longue conversation avec le prince, et se plaignit vivement de la présence des Albanais et du désarmement général qui avait eu lieu dans son district. Il lui semblait que cette mesure n'aurait dû s'exercer qu'à l'égard des Druses, seuls coupables d'attaque nocturne et d'incendie. De temps en temps, les deux chefs baissaient la voix, et, bien que je ne pusse saisir complètement le sens de leur discussion, je pensai qu'il était convenable de m'éloigner un peu sous prétexte de promenade.
Mon guide m'apprit en marchant que les chrétiens maronites de la province d'El Garb, où nous étions, avaient tenté précédemment d'expulser les Druses disséminés dans plusieurs villages, et que ces derniers avaient appelé à leur secours leurs coreligionnaires de l'Antiliban. De là une de ces luttes qui se renouvellent si souvent. La grande force des Maronites est dans la province du Kesrouan, située derrière Djébaïl et Tripoli, comme aussi la plus forte population des Druses habite les provinces situées de Beyrouth jusqu'à Saint-Jean-d'Acre. Le cheik de Bethmérie se plaignait sans doute au prince de ce que, dans la circonstance récente dont j'ai parlé, les gens du Kesrouan n'avaient pas bougé; mais ils n'en avaient pas eu le temps, les Turcs ayant mis le holà avec un empressement peu ordinaire de leur part. C'est que la querelle était survenue au moment de payer le miri. «Payez d'abord, disaient les Turcs, ensuite vous vous battiez tant qu'il vous plaira.» Le moyen, en effet, de toucher des impôts chez des gens qui se ruinent et s'égorgent au moment même de la récolte?
Au bout de la ligne des maisons chrétiennes, je m'arrêtai sous un bouquet d'arbres, d'où l'on voyait la mer, qui brisait au loin ses flots argentés sur le sable. L'œil domine de là les croupes étagées des monts que nous avions franchis, le cours des petites rivières qui sillonnent les vallées, et le ruban jaunâtre que trace le long de la mer cette belle route d'Antonin, où l'on voit sur les rochers des inscriptions romaines et des bas-reliefs persans. Je m'étais assis à l'ombre, lorsqu'on vint m'inviter à prendre du café chez un moudhir ou commandant turc, qui, je suppose, exerçait une autorité momentanée par suite de l'occupation du village par les Albanais.
Je fus conduit dans une maison nouvellement décorée, en l'honneur sans doute de ce fonctionnaire, avec une belle natte des Indes couvrant le sol, un divan de tapisserie et des rideaux de soie. J'eus l'irrévérence d'entrer sans ôter ma chaussure, malgré les observations des valets turcs, que je ne comprenais pas. Le moudhir leur fit signe de se taire, et m'indiqua une place sur le divan sans se lever lui-même. Il fit apporter du café et des pipes, et m'adressa quelques mots de politesse en s'interrompant de temps en temps pour appliquer son cachet sur des carrés de papier que lui passait son secrétaire, assis, près de lui, sur un tabouret.
Ce moudhir était jeune et d'une mine assez fière. Il commença par me questionner, en mauvais italien, avec toutes les banalités d'usage, sur la vapeur, sur Napoléon et sur la découverte prochaine d'un moyen pour traverser les airs. Après l'avoir satisfait là-dessus, je crus pouvoir lui demander quelques détails sur les populations qui nous entouraient. Il paraissait très réservé à cet égard; toutefois, il m'apprit que la querelle était venue, là comme sur plusieurs autres points, de ce que les Druses ne voulaient pas verser le tribut dans les mains des cheiks maronites, responsables envers le pacha. La même position existe d'une manière inverse dans les villages mixtes du pays des Druses. Je demandai au moudhir s'il y avait quelque difficulté à visiter l'autre partie du village.
—Allez où vous voudrez, dit-il; tous ces gens là sont fort paisibles depuis que nous sommes chez eux. Autrement, il aurait fallu vous battre pour les uns ou pour les autres, pour la croix blanche ou pour la main blanche.
Ce sont les signes qui distinguent les drapeaux des Maronites et ceux des Druses, dont le fond est également rouge d'ailleurs.
Je pris congé de ce Turc, et, comme je savais que mes compagnons resteraient encore à Bethmérie pendant la plus grande chaleur du jour, je me dirigeai vers le quartier des Druses, accompagné du seul Moussa. Le soleil était dans toute sa force, et, après avoir marché dix minutes, nous rencontrâmes les deux premières maisons. Il y avait devant celle de droite un jardin en terrasse où jouaient quelques enfants. Ils accoururent pour nous voir passer et poussèrent de grands cris qui firent sortir deux femmes de la maison. L'une d'elles portait le tantour, ce qui indiquait sa condition d'épouse ou de veuve; l'autre paraissait plus jeune, et avait la tête couverte d'un simple voile, qu'elle ramenait sur une partie de son visage. Toutefois, on pouvait distinguer leur physionomie, qui dans leurs mouvements apparaissait et se couvrait tour à tour comme la lune dans les nuages.
L'examen rapide que je pouvais en faire se complétait par les figures des enfants, toutes découvertes, et dont les traits, parfaitement formés, se rapprochaient de ceux des deux femmes. La plus jeune, me voyant arrêté, rentra dans la maison et revint avec une gargoulette de terre poreuse dont elle fit pencher le bec de mon côté à travers les grosses feuilles de cactier qui bordaient la terrasse. Je m'approchai pour boire, bien que je n'eusse pas soif, puisque je venais de prendre des rafraîchissements chez le moudhir. L'autre femme, voyant que je n'avais bu qu'une gorgée, me dit:
—Tourid leben? (Est-ce du lait que tu veux?)
Je faisais un signe de refus, mais elle était déjà rentrée. En entendant ce mot leben, je me rappelai qu'il veut dire en allemand la vie. Le Liban tire aussi son nom de ce mot leben, et le doit à la blancheur des neiges qui couvrent ses montagnes, et que les Arabes, au travers des sables enflammés du désert, rêvent de loin comme le lait,—comme la vie! La bonne femme était accourue de nouveau avec une tasse de lait écumant. Je ne pus refuser d'en boire, et j'allais tirer quelques pièces de ma ceinture, lorsque, sur le mouvement seul de ma main, ces deux personnes firent des signes de refus très-énergiques. Je savais déjà que l'hospitalité a dans le Liban des habitudes plus qu'écossaises: je n'insistai pas.
Autant que j'en ai pu juger par l'aspect compare de ces femmes et de ces enfants, les traits de la population druse ont quelque rapport avec ceux de la race persane. Ce hâle, qui répandait sa teinte ambrée sur les visages des petites filles, n'altérait pas la blancheur mate des deux femmes à demi voilées, de telle sorte qu'on pourrait croire que l'habitude de se couvrir le visage est, avant tout, chez les Levantines, une question de coquetterie. L'air vivifiant de la montagne et l'habitude du travail colorent fortement les lèvres et les joues. Le fard des Turques leur est donc inutile: cependant, comme chez ces dernières, la teinture ombre leurs paupières et prolonge l'arc de leurs sourcils.
J'allai plus loin: c'étaient toujours des maisons d'un étage au plus bâties en pisé, les plus grandes en pierre rougeâtre, avec des toits plats soutenus par des arceaux intérieurs, des escaliers en dehors montant jusqu'au toit, et dont tout le mobilier, comme on pouvait le voir par les fenêtres grillées ou les portes entr'ouvertes, consistait en lambris de cèdre sculptés, en nattes et en divans, les enfants et les femmes animant tout cela sans trop s'étonner du passage d'un étranger, ou m'adressant avec bienveillance le sal-kher (bonjour) accoutumé.
Arrivé au bout du village où finit le plateau de Bethmérie, j'aperçus de l'autre côté de la vallée un couvent où Moussa voulait me conduire; mais la fatigue commençait à me gagner et le soleil était devenu insupportable: je m'assis à l'ombre d'un mur auquel je m'appuyai avec une sorte de somnolence due au peu de tranquillité de ma nuit. Un vieillard sortit de la maison, et m'engagea à venir me reposer chez lui. Je le remerciai, craignant qu'il ne fût déjà tard et que mes compagnons ne s'inquiétassent de mon absence. Voyant aussi que je refusais tout rafraîchissement, il me dit que je ne devais pas le quitter sans accepter quelque chose. Alors, il alla chercher de petits abricots (mech-mech), et me les donna; puis il voulut encore m'accompagner jusqu'au bout de la rue. Il parut contrarié en apprenant par Moussa que j'avais déjeuné chez le cheik chrétien.
—C'est moi qui suis le cheik véritable, dit-il, et j'ai le droit de donner l'hospitalité aux étrangers.
Moussa me dit alors que ce vieillard avait été, en effet, le cheik ou seigneur du village du temps de l'émir Béchir; mais, comme il avait pris parti pour les Égyptiens, l'autorité turque ne voulait plus le reconnaître, et l'élection s'était portée sur un Maronite.
III—LE MANOIR
Nous remontâmes à cheval vers trois heures, et nous redescendîmes dans la vallée au fond de laquelle coule une petite rivière. En suivant son cours, qui se dirige vers la mer, et remontant ensuite au milieu des rochers et des pins, traversant çà et là des vallées fertiles plantées toujours de mûriers, d'oliviers et de cotonniers, entre lesquels on a semé le blé et l'orge, nous nous trouvâmes enfin sur le bord du Nahr-el Kelb, c'est-à-dire le fleuve du Chien, l'ancien Lycus, qui répand une eau rare entre les rochers rougeâtres et les buissons de lauriers. Ce fleuve, qui, dans l'été, est à peine une rivière, prend sa source aux cimes neigeuses du haut Liban, ainsi que tous les autres cours d'eau qui sillonnent parallèlement cette côte jusqu'à Antakieh, et qui vont se jeter dans la mer de Syrie. Les hautes terrasses du couvent d'Antoura s'élevaient à notre gauche, et les bâtiments semblaient tout près, quoique nous en fussions séparés par de profondes vallées. D'autres couvents grecs, maronites, ou appartenant aux lazaristes européens, apparaissaient, dominant de nombreux villages, et tout cela, qui, comme description, peut se rapporter simplement à la physionomie des Apennins ou des basses Alpes, est d'un effet de contraste prodigieux, quand on songe qu'on est en pays musulman, à quelques lieues du désert de Damas et des ruines poudreuses de Balbek. Ce qui fait aussi du Liban une petite Europe industrieuse, libre, intelligente surtout, c'est que là cesse l'impression de ces grandes chaleurs qui énervent les populations de l'Asie. Les cheiks et les habitants aisés ont, suivant les saisons, des résidences qui, plus haut ou plus bas dans des vallées étagées entre les monts, leur permettent de vivre au milieu d'un éternel printemps.