Voyages en Sibérie
VOYAGES
EN SIBÉRIE
CHAPITRE I
DE SAINT-PÉTERSBOURG, DANS LES ANNÉES 1733-1737.
Originaire d'Allemagne, mais établi en Russie comme professeur de botanique, le docteur-médecin Gmelin fut, en 1733, chargé par le gouvernement d'explorer toute la Sibérie, y compris la presqu'île de Kamtchatka. Accompagné de deux autres naturalistes nommés Muller et de Lille de Coyère, ses collègues à l'Académie de Saint-Pétersbourg, et dont le dernier appartient à la France, il consacra à ce voyage plus de quatre ans, et en publia une relation en allemand.
Nous donnons ici les principaux détails de cette relation, d'après une traduction française, sur les provinces de Tobolsk et d'Irkoutsk, l'auteur ayant été empêché, ainsi qu'on le verra par son récit, de visiter les autres parties de la Sibérie. Cependant les deux chapitres suivants comblent en partie cette lacune.
I
PROVINCE DE TOBOLSK
Catherinenbourg (ville).—Mines et fonderies.—Tobolsk (capitale).—Fêtes de carnaval.—Carême.—Noce tatare.—Courses de chevaux.—Pâques.—Fêtes des morts.—Gouvernement et habitants de la province.—Irtisch (fleuve).—Steppe.—Yanuschna (fort).—Un lac salé.—Mines.—Obi (fleuve).—Kusnatzk, Tomsk, Jeniseisk et Krasnojarsk (villes).
La première ville remarquable de la Sibérie est Catherinenbourg. Cette ville, fondée en 1723 par Pierre Ier, fut achevée en 1726, sous l'impératrice Catherine, dont elle porte le nom. On peut la regarder comme le point de réunion de toutes les fonderies et forges de Sibérie, qui appartiennent au collége suprême des Mines; car ce collége y réside, et c'est de là qu'il dirige tous les ouvrages de Sibérie. Toutes les maisons qui la composent ont été bâties aux dépens de la cour; aussi sont-elles habitées par des officiers impériaux, ou par des maîtres et des ouvriers attachés à l'exploitation des mines. La ville est régulière, et les maisons sont presque toutes bâties à l'allemande. Il y a des fortifications que le voisinage des Baskirs rend très-nécessaires. L'Iser (fleuve) passe au milieu de la ville, et ses eaux suffisent à tous les besoins des fonderies. L'église de Catherinenbourg est en bois; mais on a jeté les fondements d'une église en pierre. Il y a dans cette ville un bazar bâti en bois et garni de boutiques, mais on n'y trouve guère que des marchandises du pays; il y a aussi un bureau de péage dépendant de la régence de Tobolsk; les marchandises des commerçants qui y passent dans le temps de la foire d'Irbit, y sont visitées. La durée de cette foire est le seul temps où il soit permis aux marchands de passer par Catherinenbourg.
Pour s'instruire à fond dans la matière des mines, forges, fonderies, etc., il suffit de voir cette ville. Les ouvrages y sont tous en très-bon état, et les ouvriers y travaillent avec autant d'application que d'habileté. On empêche sans violence ces ouvriers de s'enivrer, et voici comment: il est défendu par toute la ville de vendre de l'eau-de-vie dans d'autres temps que les dimanches après midi, et l'on ne permet d'en vendre qu'une certaine mesure, pour ne pas profaner ce jour.
Dans la nuit du 31 décembre (1733), nous fûmes régalés d'un spectacle russe où nous ne trouvâmes pas le mot pour rire; notre appartement se remplit tout à coup de masques. Un homme vêtu de blanc conduisait la troupe; il était armé d'une faux qu'il aiguisait de temps en temps; c'était la Mort qu'il représentait; un autre faisait le rôle du Diable. Il y avait des musiciens et une nombreuse suite d'hommes et de femmes. La Mort et le Diable, qui étaient les principaux acteurs de la pièce, disaient que tous ces gens-là leur appartenaient, et ils voulaient nous emmener aussi. Nous nous débarrassâmes d'eux en leur donnant pour boire.
Au commencement de janvier, l'auteur, accompagné de Muller, alla visiter les mines de cuivre de Polewai, situées à cinquante-deux werstes (la werste russe équivaut à 1 kilomètre 77 mètres) de Catherinenbourg. Nous entrâmes, dit-il, dans la mine de cuivre qui est dans l'enceinte des ouvrages élevés contre les incursions des Baskirs. Le rocher n'est pas inattaquable; cependant il faut pour le briser de la poudre à canon. La mine ne s'y trouve pas par couches; elle est distribuée par chambres, et donne, l'un portant l'autre, trois livres de cuivre par quintal. La terre qui la tient est noirâtre et un peu alumineuse. Comme la mine n'est pas profonde, on a rarement besoin de pousser les galeries au delà de cent brasses de profondeur; aussi n'est-on pas beaucoup incommodé des eaux, qui d'ailleurs sont chassées par des pompes que la rivière la Polewa fait agir.
De la mine nous allâmes aux fonderies, où l'on voit tous les fourneaux nécessaires pour préparer la pierre crue et le cuivre; dans le même endroit sont les forges avec les marteaux. Tous ces ouvrages sont mis en mouvement par la Polewa, qu'un batardeau fait monter.
Il ne se passa rien de remarquable à Tobolsk avant le 17 février. La semaine du beurre (c'est ainsi qu'on appelle ici le carnaval), qui commença ce jour-là, mit en mouvement toute la ville; les gens les plus distingués se rendaient continuellement des visites, et le peuple faisait mille extravagances; on ne voyait et l'on n'entendait jour et nuit dans les rues que des courses et des cris; la foule des passants et des traîneaux y causait à chaque instant des embarras. Une nuit, passant devant un cabaret, je vis beaucoup de monde assis sur un tas immense de neige, qu'on avait élevé exprès. On y chantait et l'on y buvait sans relâche; la provision finie, on renvoyait au cabaret. On invitait tous les passants à boire, et personne ne songeait au froid qu'il faisait. Les femmes se divertissaient à courir les rues, et elles étaient souvent jusqu'à huit dans un traîneau.
A Pechler, j'entrai dans une maison de Tatares. Ceux du district de Tobolsk ne sont nullement comparables aux Tatares du Kazan pour la politesse et la propreté. Ces derniers ont ordinairement une chambre dans laquelle toute la famille vit pêle-mêle avec les bœufs, les vaches, les veaux, les moutons. Cette malpropreté provient vraisemblablement de leur pauvreté: c'est par la même raison qu'ils ne boivent que de l'eau.
Autant la ville avait été tumultueuse dans la semaine du beurre, autant elle paraissait tranquille dans les fêtes qui la suivirent. On voyait tout le monde en prière. La dévotion éclata surtout dans une cérémonie qui se fit le 3 mars à la cathédrale, et qui fut célébrée par l'archevêque du lieu. Elle commença par une espèce de béatification de tous les czars morts en odeur de sainteté, de leurs familles, des plus vertueux patriarches, et de plusieurs autres personnages, du nombre desquels fut Jermak (Cosaque), qui avait conquis la Sibérie; ensuite on prononça solennellement le grand ban de l'Église contre les infidèles, hérétiques et schismatiques, c'est-à-dire contre les mahométans, les luthériens, les calvinistes et les catholiques romains, supposés auteurs du schisme qui sépare les deux églises. Pendant tout le carême on n'entendit point de musique; il n'y eut aucune sorte de divertissement, ni noces ni fiançailles. Si nous n'eussions eu des Tatares à observer, nous aurions été réduits à la plus grande inaction.
Le 15 mars, nous eûmes avis qu'il se faisait une noce tatare au village de Sabanaka; nous fûmes curieux de la voir, et nous nous rendîmes sur les lieux. On compte de Tobolsk à Sabanaka sept werstes anciens. Nous allâmes droit à la maison des nouveaux mariés; nous fûmes conduits, avec d'autres étrangers qui avaient eu la même curiosité que nous, dans une chambre particulière où l'on avait rangé des chaises pour nous recevoir. Nous y trouvâmes aussi des bancs larges et bas que nous avions vus jusqu'à présent dans toutes les chambres tatares, et ils étaient couverts de tapis; on y avait servi un gâteau, de gros raisins et des noix de cèdre. Comme nous arrivions dans la chambre, on nous présenta de l'eau-de-vie à la manière russe, et ensuite du thé. On nous prévint qu'on avait rassemblé à Tobolsk quelques chevaux qui viendraient en course pour disputer les prix. C'est un ancien usage dans toutes les noces tatares de donner le spectacle de ces courses avant de commencer la noce. Or, afin qu'il se trouve toujours des cavaliers et des chevaux pour les courses, il y a des prix proposés, tant de la part du marié que du côté de la mariée, et le plus considérable est adjugé à celui qui atteint le premier le but. Le prix donné par le marié était une pièce de kamka (étoffe) rouge, une peau de renard, une pièce de chamvert, une pièce de tschandar (ces deux dernières étoffes sont de coton et tirées de la Kalmoukie), et une peau rousse de cheval. De la part de la mariée, il y avait une pièce de kamka violet, une pièce d'étoffe de Bukharie rayée rouge et blanc, moitié soie et moitié coton, qu'on nomme darei; une peau de loutre, une pièce de kitaika rouge, et une peau rousse de cheval; ce qui faisait en tout dix prix destinés pour les meilleurs coureurs. Ces prix étaient attachés à de longues perches, et étalés devant la maison des mariés.
Vers les onze heures, on vit arriver trois cavaliers. Ce furent deux jeunes garçons russes qui remportèrent les trois premiers prix. Quelque temps après il en arriva plusieurs autres, qui étaient presque tous de jeunes Tatares ou de jeunes Russes. Les prix furent donnés aux dix premiers; mais nous apprîmes qu'on les distribuait quelquefois avec un peu de partialité, et qu'ici particulièrement il y avait eu de la faveur. A peu de distance, il y avait deux tables, sur chacune desquelles était un instrument de musique tatare, consistant en un vieux pot sur lequel était un vieux cuir bien tendu, et sur lequel on frappait comme sur un tambour. Cette musique n'était pas merveilleuse; cependant il y avait une si grande foule de Tatares empressés de l'entendre, qu'on avait de la peine à en approcher.
Après la distribution des prix, nous passâmes dans la chambre du marié, qui était dans la cour de la maison où demeurait la future. Cette chambre était remplie de gens qui se divertissaient à boire. Deux musiciens tatares étaient de la fête: l'un avait un simple roseau percé de trous avec lequel il rendait différents sons; l'embouchure de cette espèce de flûte était entièrement cachée dans sa bouche; l'autre raclait un violon ordinaire. Ils nous jouèrent quelques morceaux qui n'étaient pas absolument mauvais; nous fûmes surtout invités à la chanson ou romance de Jermak, qu'ils nous assurèrent avoir été faite dans le temps que ce guerrier conquit la Sibérie, et que leurs ancêtres furent soumis à la domination russe.
De là nous repassâmes dans la première chambre, d'où nous vîmes le marié, conduit par ses paranymphes et par ses parents, faire trois fois le tour de la cour. Lorsqu'il passa la première fois devant la chambre de la mariée, on jeta des fenêtres de celle-ci des morceaux d'étoffe que le peuple s'empressa de ramasser. Le marié avait une longue veste rouge avec des boutonnières d'or; son bonnet était brodé en or, et de la même couleur. De la cour il se rendit dans une chambre où l'aguns (prêtre égal en dignité à un évêque), deux abuss ou abiss, et deux hommes qui représentaient les pères du marié et de la mariée, étaient assis sur un banc. Il y avait dans cet endroit une grande foule de spectateurs accourus pour voir la cérémonie. Les deux paranymphes entrèrent dans la chambre avant le marié, et demandèrent à l'aguns si la cérémonie se ferait. Après sa réponse, qui fut affirmative, le marié entra; les paranymphes lui demandèrent si lui N. pourrait obtenir N. pour femme. Alors l'abiss envoya chez la mariée pour avoir la réponse. Son consentement étant arrivé, et les pères et mères des futurs conjoints ayant aussi donné le leur, l'aguns récita au marié les lois du mariage, dont la principale était qu'il ne prendrait jamais d'autre femme sans le consentement de celle qu'on allait lui donner. A toutes ces formalités le marié gardait un profond silence; mais les paranymphes promirent qu'il ferait tout ce qu'on exigerait de lui. L'aguns, pour lors, donna sa bénédiction, et il finit la cérémonie par un éclat de rire qui fut imité par plusieurs des assistants. Pendant tout ce temps, les parents et les amis des mariés apportaient des pains de sucre pour présents de noce. Après la bénédiction nuptiale on cassa ces pains en plusieurs morceaux; on sépara les gros des petits, et on les mit sur des assiettes. Les plus gros furent distribués au clergé, et les autres aux assistants; nous eûmes chacun environ deux onces de sucre. On quitta cette chambre pour aller se mettre à table, et nous fûmes servis dans l'endroit où l'on nous avait reçus d'abord. Le repas était composé de riz, de pois, de bœuf et de mouton. A une heure après midi nous nous retirâmes, et nous revînmes à Tobolsk. Nous sûmes depuis que la noce avait duré trois jours, pendant lesquels on n'avait cessé de boire et de manger.
Nous ne vîmes rien de remarquable à Tobolsk jusqu'au 14 avril, jour où finit le carême. Les cérémonies de Pâques usitées chez les Russes parmi le peuple sont ici les mêmes. Le 15, nous eûmes à peu près le même spectacle qu'on nous avait donné à Catherinenbourg, si ce n'est qu'il se fit en plein jour: ce fut la représentation d'une pieuse farce toute semblable à nos anciens mystères, et distribuée en trois actes.
Il y eut ce même jour à Tobolsk une autre solennité dont Muller seul fut témoin: «A un werste de la ville, il était entré dans une maison située sur une éminence et qui paraissait ne contenir qu'une seule chambre. Il y descendit par quelques marches basses, et il y trouva beaucoup de cercueils remplis de corps morts, et qu'on pouvait aisément ouvrir. Ce sont des cadavres de gens qui sont morts de mort violente ou sans sacrements, et qui ne peuvent pas être enterrés avec ceux qui les ont reçus ou dont la mort a été naturelle. Près de ces bières il y avait un grand concours de monde, soit parents des morts, soit inconnus, qui venaient prendre congé des défunts; car, disent-ils, quoique nous ne soyons pas parents, les morts peuvent dire un mot en notre faveur. Ce n'est pas qu'ils croient que ceux qui ne sont pas morts dans les règles ne puissent pas être sauvés: ces morts, d'après les idées religieuses du pays, ne restent pas au delà d'un an dans cet état, et quelques-uns même n'ont pas aussi longtemps à attendre. Suivant cette opinion, tous ceux qui meurent dans l'année entre les jeudis antérieurs à celui qui précède les fêtes de la Pentecôte, restent sans être inhumés jusqu'à ce dernier jeudi, et sont gardés dans ce dépôt de morts. S'il arrive que quelqu'un meure le jeudi même, il faut qu'il attende une année entière pour être enterré. Si au contraire il ne meurt qu'un seul jour auparavant, il l'est dès le lendemain. Ce jeudi est appelé tulpa en langue russe; mais la plupart le nomment sedmik, parce que depuis le jeudi saint jusqu'à celui-ci il y a sept semaines. Ce même jour l'archevêque de Tobolsk fait une procession solennelle avec son clergé jusqu'à cette maison; et, après avoir récité quelques prières, il absout les morts des péchés dont ils se sont rendus coupables par leurs négligences, ou qu'ils n'ont pu expier à cause de leur mort subite.
La semaine de Pâques se passa gaiement en visites réciproques. La populace la célébra par beaucoup de divertissements à sa manière; mais ces extravagances n'approchaient pas, à beaucoup près, de celles qui se firent dans la semaine du beurre.
Tobolsk, capitale de la Sibérie, est située sur le fleuve Irtisch. Elle est divisée en ville haute et en ville basse. La ville haute est sur la rive orientale de l'Irtisch; la basse occupe le terrain qui est entre la montagne et le fleuve. Elles ont l'une et l'autre un circuit considérable; mais toutes les maisons sont bâties en bois. Dans la ville haute, qu'on appelle proprement la ville, se trouve la forteresse, qui forme presque un carré parfait. Elle renferme un bazar de marchandises bâti en pierres, la chancellerie de la régence et le palais archiépiscopal. Près de la forteresse est la maison du gouverneur général. Outre le bazar de marchandises, il y a dans la haute ville encore un magasin pour les vivres et pour toutes sortes de menues denrées.
La ville haute a cinq églises, dont deux construites en pierre, enclavées dans la forteresse, et trois bâties en bois, outre un couvent. La ville basse a sept paroisses, et un couvent bâti en pierre.
La ville haute a l'avantage de ne point être sujette aux inondations; mais elle a une grande incommodité, en ce qu'il y faut faire monter toute l'eau dont elle a besoin. L'archevêque seul a un puits profond de trente brasses, qu'il a fait creuser à grands frais, mais dont l'eau n'est à l'usage de personne hors de son palais. La ville basse a l'avantage d'être proche de l'eau; mais elle n'est pas à l'abri des inondations.
On nous dit à Tobolsk que cette ville éprouvait tous les dix ans une inondation qui la mettait sous l'eau. En effet, l'année précédente (1733), non-seulement la ville, mais tous les lieux bas des environs avaient été submergés.
Je n'ai pas connu d'endroit où l'on vît autant de vaches qu'on en rencontre à Tobolsk. Elles courent les rues, même en hiver; de quelque côté qu'on se tourne on aperçoit des vaches, mais surtout en été et au printemps.
La ville de Tobolsk est fort peuplée, et les Tatares font près du quart des habitants. Les autres sont presque tous des Russes, ou exilés pour crimes, ou enfants d'exilés. Comme ici tout est à si bon marché qu'un homme d'une condition médiocre peut y vivre avec le modique revenu de dix roubles par an, la paresse y est excessive. Quoiqu'il y ait des ouvriers de tous métiers, il est très-difficile d'obtenir quelque chose de ces gens-là; on n'y parvient guère qu'en usant de contrainte et d'autorité, ou en les faisant travailler sous bonne garde. Quand ils ont gagné quelque chose, ils ne cessent de boire jusqu'à ce que, n'ayant plus rien, ils soient forcés par la faim de revenir au travail. Le bas prix du pain cause en partie ce désordre, et fait que les ouvriers ne pensent pas à épargner; deux heures de travail leur donnent de quoi vivre une semaine et satisfaire leur paresse.
Du gouverneur général de Tobolsk relèvent tous les gouverneurs particuliers (woiwodes); cependant il ne peut pas les destituer ni les choisir lui-même; il est obligé de les recevoir tels qu'on les lui envoie de la prikase ou chancellerie de Sibérie, qui réside à Moscow. Il reçoit, ainsi que les sous-gouverneurs et les autres officiers de la chancellerie, des appointements du trésor impérial. Il y a deux secrétaires à la chancellerie de ce gouvernement qui sont perpétuels, quoiqu'on change les gouverneurs. Ces secrétaires, par cette raison, sont fort respectés; les grands et les petits recherchent leur protection, et ils gouvernent presque despotiquement toute la ville.
Le gouverneur célèbre toutes les fêtes de la cour; il fait inviter ce jour-là tous ceux qui sont au service de la couronne, et même tous les négociants de la ville. Tout ce qu'il y avait à Tobolsk de personnes destinées pour le voyage du Kamtchatka, reçut de pareilles invitations. Nous étions toujours placés à la même table avec l'archevêque, les archimandrites, quelques autres ecclésiastiques d'un ordre inférieur, et les officiers de la garnison. Le dîner était servi à la manière russe; on y buvait beaucoup de vin du Rhin et de muscat. Ordinairement après le dîner, hors le temps de carême, on dansait jusqu'à sept à huit heures du soir; d'autres fumaient, jouaient au trictrac ou s'amusaient à d'autres jeux.
Ces repas, quelque multipliés qu'ils soient, ne sont rien moins que ruineux; car aucun des négociants ne quitte la table sans laisser un demi-rouble ou un rouble; et c'est à qui fera le mieux les choses.
Les Tatares établis dans cette ville descendent en partie de ceux qui l'habitaient avant la conquête de la Sibérie, et en partie des Bukhars, qui s'y sont introduits peu à peu avec la permission des grands-ducs, dont ils ont obtenu certains priviléges. Ils sont en général fort tranquilles, et vivent du commerce; mais il n'y a point de métiers parmi eux. Ils regardent l'ivrognerie comme un vice honteux et déshonorant; ceux d'entre eux qui boivent de l'eau-de-vie sont fort décriés dans la nation. Je n'eus aucune occasion de voir leurs cérémonies religieuses; mais il suffit de dire qu'ils sont tous mahométans.
Les Tatares font leurs prières au lever et au coucher du soleil, ainsi qu'à chacun de leurs repas. Je demandai un jour à un Tatare pourquoi, au sortir de table et après son action de grâces, il passait sa main sur sa bouche; il me répondit par cette autre question: Pourquoi joignez-vous les mains en priant? question à laquelle il m'eût été facile de répondre.
Les Tatares ne changent pas souvent de religion; on en a cependant baptisé quelques-uns; mais ces prosélytes sont fort méprisés dans leur nation. Ceux qui s'appellent les vrais croyants leur reprochent qu'ils ne changent de religion que par goût pour l'ivrognerie, et pour se retirer de l'esclavage. Cette dernière raison paraît la plus vraisemblable.
Le temps de notre départ approchait; nous avions fait préparer deux doschts-chennikes, où l'on avait réuni toutes les commodités possibles. Un doschts-chennike est un bâtiment qu'on peut regarder comme une grande barque couverte; lorsqu'il est destiné à remonter les rivières, il a un gouvernail; mais ceux qui les descendent ont, au lieu de gouvernail, une grande et longue poutre devant et derrière, comme les bâtiments du Volga. Dans chacun de ces bâtiments il y avait vingt-deux manouvriers, tous Tatares; chacun était muni en outre de deux canons et d'un canonnier. Nous nous embarquâmes, et nous remontâmes le fleuve Irtisch.
Au delà de l'embouchure du Tara, qui se jette dans l'Irtisch, nous avions au rivage oriental le steppe ou le désert des Tatares-Barabins, et à l'occident celui des Cosaques. Ainsi, nous fîmes faire bonne garde. Nous n'avions rien à craindre des premiers, qui sont soumis à l'empire russe; mais le départ des Cosaques est très-dangereux; car des bords de l'Irtisch on peut arriver en trois jours jusqu'à la Kasakiahorda (horde de Cosaques), ainsi nommée par les Russes, qui court de temps en temps ce désert, et qui s'est rendue redoutable. Ces Cosaques tuent ordinairement tous les hommes qu'ils rencontrent, et emmènent les femmes. Ils traitent les Tatares un peu plus doucement que les Russes; ils les font marcher avec eux quelques pas, puis les dépouillent, les battent fort, et les laissent aller. Autrefois ils se contentaient d'emmener les Russes en captivité; j'en ai vu plusieurs qui en étaient sortis, et qui ne se lassent point de parler des cruautés qu'on leur avait fait souffrir.
Jusque-là notre navigation sur l'Irtisch, à la lenteur près et malgré les inconvénients dont je viens de parler, ne pouvait être plus heureuse. Nous n'avions qu'à nous louer des travailleurs que nous avions pris à Tobolsk; c'étaient tous gens tranquilles, officieux, pleins de bonne volonté. Nous étions touchés de voir ces pauvres gens travailler sans un moment de relâche, sans aucun repos la nuit, et pourtant sans le moindre murmure. L'accident qui arriva à notre bâtiment nous fit encore mieux connaître toute la bonté de ces Tatares. Nous avions dans ce bateau une provision considérable de cochon fumé; on sait que cette viande est en horreur aux Tatares, et qu'ils n'osent seulement pas la toucher; cependant notre navire ayant fait eau, comme il fallait que le bâtiment fût promptement déchargé, nous les vîmes avec des mains tremblantes aider à porter cette viande à terre. Une autre fois, un cochon de lait étant tombé dans l'eau, un de nos Tatares s'y jeta sur-le-champ, nagea après l'animal et le rapporta.
Nous avons aussi vu des marques de l'amitié qu'ils ont les uns pour les autres. Il était souvent arrivé que trois ou quatre Tatares étaient obligés, soit en nageant, soit en marchant dans l'eau, de prendre les devants pour sonder la profondeur et empêcher nos bâtiments d'échouer sur les bancs de sable. Un jour un de ces travailleurs qui, contre l'ordinaire des Tatares, ne savait pas bien nager, fut embarrassé dans un endroit profond, et près de se noyer. Ses camarades le voyant en danger, trois ou quatre d'entre eux se jetèrent à l'eau et le sauvèrent. Nous ne nous sommes jamais aperçus qu'ils nous aient volé la moindre chose. Leur probité est connue partout; aussi n'exige-t-on d'eux aucun serment; ils n'en connaissent pas même l'usage; mais lorsqu'ils ont frappé dans la main en promettant quelque chose, on peut être sûr de leur foi. Ils sont de plus très-religieux; je ne les ai jamais vus manger sans avoir fait leur prière à Dieu avant et après le repas. Ils ne levaient jamais la voile sans demander à Dieu, par des invocations en leur langue, sa bénédiction pour notre voyage.
Ces Tatares sont presque tous maigres, secs, fort bruns, et ont les cheveux noirs; ils sont grands mangeurs, et quand ils ont des provisions ils mangent quatre fois le jour. Leur mets ordinaire est de l'orge qu'ils font un peu griller, et qu'ils appellent kurmatsch; ils la mangent ainsi presque crue, ou, quand ils veulent se régaler, ils la font griller encore une fois avec un peu de beurre. De toutes les viandes, celle qu'ils aiment le mieux est la chair de poulain. Ils furent obligés avec nous de se contenter de ce que nous pouvions leur donner; mais ils n'étaient point délicats. Je les ai souvent vus mettre sur le feu des morceaux de viande pourrie qu'ils mangeaient de très-bon appétit.
Nous n'eûmes, dans tout ce voyage par eau, qu'une seule incommodité à laquelle il ne fut pas possible de trouver le moindre remède: c'étaient les cousins, dont il y a des quantités prodigieuses dans tous les endroits où nous passâmes. Ils s'attachent à toutes les parties du corps qui sont découvertes; ils plongent leur trompe à travers la peau, sucent le sang jusqu'à ce qu'ils en soient rassasiés, et s'envolent ensuite. Si on les laisse faire, ils couvrent entièrement la peau, et causent des douleurs insupportables. On m'a même assuré qu'ils tourmentent quelquefois si cruellement les vaches, qu'elles en tombent mortes. Le cousin des bords de l'Irtisch est d'une espèce très-délicate; on ne peut guère le toucher sans l'écraser, et si on l'écrase sur la peau, il y laisse son aiguillon, ce qui rend la douleur encore plus sensible. Sa piqûre fait enfler la peau aux uns, et à d'autres ne fait que des taches rouges telles qu'en font naître les orties. Le moyen usité dans le pays pour s'en garantir est de porter une sorte de bonnet fait en forme de tamis, qui couvre toute la tête et qui n'ôte pas entièrement la liberté de la vue. On met autour des lits des rideaux d'une toile claire de Russie. Nous employâmes ces deux moyens; mais nous trouvâmes de l'inconvénient à l'un comme à l'autre. Le premier causait une chaleur incommode qui se faisait sentir à la tête, et devenait bientôt insupportable. L'autre moyen nous parut d'abord sans effet: nos lits étaient assiégés par les cousins, et nous ne pouvions fermer l'œil de la nuit. Lorsqu'il pleuvait un peu ou que le temps était couvert, les cousins redoublaient de fureur; on ne se garantissait les mains et les jambes qu'en mettant des bas et des gants de peau. Les cousins sont en bien plus grande quantité sur les bords de l'eau que sur les bâtiments, et quelque chose qu'on fasse, on en est toujours couvert. Je risquai un jour d'aller sur le rivage; je ne puis exprimer tout ce que je souffris; mes mains et mon visage furent aussitôt remplis de petites pustules qui me causaient une démangeaison continuelle; je regagnai vite le bâtiment, et je me soulageai en me lavant avec du vinaigre.
Nous nous aperçûmes à la fin que les cousins qui nous tourmentaient la nuit ne venaient pas à travers les rideaux, mais qu'ils montaient d'en bas entre les rideaux et le lit. Il était aisé de leur fermer ce passage: nous arrêtâmes les rideaux dans le lit, et nous n'étions plus interrompus dans notre sommeil. Pour pouvoir tenir pendant le jour dans nos cabanes, il fallait y faire une fumée continuelle. Le mal était moindre quand il faisait du vent; il ne fallait alors qu'ouvrir les fenêtres. Les cousins ne supportent pas le vent, et comme il y en avait toujours un peu sur le pont, ils étaient dispersés.
Quand il faisait froid, il n'y avait plus de cousins; ils restaient dans les bâtiments attachés aux murs et comme morts; mais la moindre chaleur les faisait revivre.
A deux journées de Iamuschewa nous cessâmes notre navigation, et nous montâmes à cheval avec une petite suite; notre chemin traversait directement le steppe, qui est partout fort uni. Nous eûmes beaucoup à souffrir jusqu'à Iamuschewa; la chaleur était devenue si forte, que nous pensâmes périr; il faisait à la vérité du vent, mais il était aussi chaud que s'il fût sorti d'une fournaise ardente. Nous n'avions pas dormi depuis près de trente-six heures; le sable et la poussière nous ôtaient la vue, et nous arrivâmes très-fatigués, à une heure après midi, à Iamuschewa. Là, nous sentîmes encore à notre arrivée la chaleur si vivement, que nous désespérions de pouvoir la supporter davantage. Tout ce qu'on nous servait à table, quand nous prenions nos repas, était plein de sable que le vent y portait. La chambre n'avait pas de fenêtres; il n'y avait que des ouvertures pratiquées dans la muraille, et c'était par là que le vent nous charriait ce sable incommode. Il me prit envie de me baigner, et je m'en trouvai bien; je me sentis tout à la fois rafraîchi et délassé. En rentrant à notre logis, j'entendis le tambour de la forteresse qui donnait le signal du feu. Nous apprîmes qu'il était dans le steppe, et qu'il y faisait du ravage. Le vent chassait la flamme avec violence vers la forteresse. Nous montâmes aux ouvrages des fortifications, et nous vîmes en plusieurs endroits du désert des feux qui répandaient une grande lumière. L'officier qui commandait dans la forteresse n'était pas fort à son aise; car le feu le plus proche n'était pas éloigné de lui de plus de cinq werstes. Toutes les femmes du lieu furent commandées pour porter chacune, en cas d'accident, une mesure d'eau dans la maison, et quelques hommes furent occupés à creuser des fossés pour empêcher la communication du feu de ce côté-là. Ces précautions furent inutiles: le feu s'éteignit en quelque façon de lui-même.
Le steppe ressemble à une terre labourée où il n'y a que du chaume; l'herbe aride y brûle très-vite. Tout ce qui est combustible s'enflamme tout de suite et de proche en proche; mais dans ces steppes, outre les routes fort battues et les lacs, il y a au printemps quantité d'endroits marécageux, et en été beaucoup d'endroits secs, où il ne croît point du tout d'herbe. Ainsi, dans tous ces endroits, le feu s'arrête de lui-même, sans pouvoir aller plus loin, et s'éteint faute d'aliment. Les incendies des steppes ne sont pas rares: nous en avons vu plusieurs, et les habitants des environs assurent qu'on en voit presque tous les ans. On assigne deux causes à ces incendies: la première vient des voyageurs, qui font du feu dans les endroits où ils s'arrêtent pour faire manger leurs chevaux, et qui, en s'en allant, n'ont pas soin de l'éteindre; l'autre cause vient des fréquents orages, et on l'attribue au feu du ciel; mais elle se produit bien plus rarement.
Le lendemain de notre arrivée à Iamuschewa, nous nous rendîmes, avec peu de suite, au fameux lac salé Iamuschewa, dont la forteresse a pris son nom, et qui en est éloigné de six werstes à l'est. Ce lac est une merveille de la nature; il a neuf werstes de circonférence, et est presque rond; ses bords sont couverts de sel, et le fond est tout rempli de cristaux salins. L'eau est extrêmement salée; et quand le soleil y donne, tout le lac paraît rouge comme une belle aurore. Le sel qu'il produit est blanc comme la neige, et se forme tout en cristaux cubiques: il y en a une quantité si prodigieuse, qu'en très-peu de temps on pourrait en charger de nombreux vaisseaux, et que dans les endroits où l'on en a pris une certaine quantité, on en retrouve de nouveau cinq à six jours après. Les provinces de Tobolsk et de Ieniseisk en sont complétement approvisionnées par ce lac, qui suffirait encore à la fourniture de cinquante provinces semblables. La couronne s'en est réservé le commerce, comme celui de toutes les autres salines. A peu de distance de ce lac, sur une colline assez élevée, est une station de dix hommes, qui sont postés là pour veiller à ce que personne, excepté ceux qui sont autorisés par la couronne, n'emporte du sel. Ce sel, au reste, est d'une qualité supérieure: rien n'approche de sa blancheur, et l'on n'en trouve nulle part qui sale aussi bien les viandes.
Nos voyageurs continuèrent ensuite leur route sur les bords de l'Irtisch, tandis que leurs bâtiments, chargés de provisions, les suivaient sur la rivière.
Le 23 août, dit l'auteur, nous allâmes à Kolywans-Kagora. C'est au pied de cette montagne qu'on a construit, en 1728, la première fonderie avec un ostrog (fort): on n'en voit plus que les ruines, parce qu'elle a été abandonnée pour être transportée l'année suivante dans un lieu plus convenable, où elle est aujourd'hui.
En 1725, quelques paysans fugitifs étant venus s'établir sur l'Obi, apportèrent à un particulier russe, nommé Demidow, plusieurs échantillons de mines de cuivre, qu'ils avaient trouvés dans ces cantons en chassant. Demidow ayant obtenu du collége des mines la permission de faire fouiller et de bâtir des fonderies, fit de nouvelles recherches, et construisit la Sawode, ou fonderie de Kolywans-Kagora; elle est située dans les montagnes, et a pour défense un fortin de quatre bastions, entouré d'un rempart de terre et d'un fossé. C'est la résidence des officiers et travailleurs des mines. La plupart de ces travailleurs sont des paysans de différents cantons, qui viennent ici pour gagner la capitation qu'ils sont tenus de payer à la couronne. Après avoir gagné cet argent, ils s'en retournent presque tous chez eux, ce qui ralentit beaucoup le travail des mines. L'entrepreneur, pour y remédier, a établi quelques villages; mais ils fournissent à peine quarante à cinquante hommes, lorsqu'il en faudrait au moins huit cents. Il y a pour la sûreté du lieu cent hommes à cheval.
Le 2 septembre, nous arrivâmes sur les bords de l'Obi; nous y embarquâmes, sur un gros bâtiment, nos bagages avec nos instruments et nos ustensiles. L'Obi, l'un des plus grands fleuves de la Sibérie, a sa source dans le pays des Mongols; il est formé de deux grandes rivières nommées Bija et Katuna; il ne prend le nom d'Obi qu'à leur confluent, qui se fait à Bisk. C'est à partir de cette forteresse que les bords de l'Obi sont habités. Bisk est une forteresse de frontière contre les Kalmouks: on voyage avec tant de sûreté dans ce pays-là, qu'on n'a pas besoin d'escorte.
Le 11 du même mois, après avoir passé le Tom sur des radeaux, nous arrivâmes le soir à Kusnetzk, où nous employâmes notre séjour à satisfaire notre curiosité sur les Tatares du pays.
Le 16, nous allâmes à trois werstes de la ville, dans un village habité par les Tatares-Éleuths. Leur religion n'a point de forme certaine, et il paraît qu'ils ne savent guère eux-mêmes ce qu'ils croient: ils rendent pourtant un culte à Dieu, mais bien simple; ils se tournent tous les matins vers le soleil levant, et prononcent cette courte prière: Ne me tue pas.
Nous avions appris que plusieurs Tatares, établis sur les rivières de Kondoma et de Mrasa, savaient extraire le fer de la mine par la fonte, et même on n'avait dans ce lieu d'autre fer que celui qui venait de ces Tatares. Cela nous donna l'envie de voir leurs fonderies, qui n'étaient pas fort éloignées. Nous choisîmes la plus prochaine qu'on nous avait indiquée dans le village de Gadoewa, et nous envoyâmes quelqu'un les avertir de notre arrivée, afin qu'ils tinssent tout prêt.
Nous partîmes dès le matin, et après avoir traversé plusieurs villages russes et tatares, et passé deux fois la Kondoma, nous trouvâmes sur le bord de cette rivière le village de Gadoewa. Notre premier soin fut de chercher des yeux quelques signes qui indiquassent une fonderie de fer; mais nous ne remarquions aucun bâtiment d'une apparence différente des autres. On nous conduisit enfin dans une maison, et dès l'entrée nous vîmes le fourneau de fonte. Nous comprîmes même à sa structure que, pour un pareil fourneau, on n'avait pas eu besoin de construire un bâtiment particulier, et qu'ils pouvaient tous également être propres à cet usage. Les travaux de la fonte n'empêchaient pas les ouvriers d'habiter la maison. Le four était à l'endroit où l'on fait ordinairement la cuisine, et la terre était un peu creusée. Le creux qui, dans toutes les maisons tatares, sert pour la cuisine, faisait une des principales parties du fourneau. Un chapiteau d'argile ou de terre glaise, de forme conique, d'environ un pied de diamètre, qui allait en se rétrécissant par en haut, composait, avec un trou creusé dans la terre, le fourneau de fonte. Deux Tatares font ici toute la besogne: l'un apporte alternativement du charbon et du minerai pilé, dont il remplit le fourneau; l'autre a soin du feu, et fait agir deux soufflets. A mesure que les charbons s'affaissent, on fournit de nouvelle matière et de nouveaux charbons; ce qui continue jusqu'à ce qu'il y ait dans le fourneau environ trois livres de minerai; ils n'en peuvent pas fondre davantage à la fois. Des trois livres de minerai ils en tirent deux de fer qui paraît encore fort impur, mais qui cependant est assez bon. En une heure et demie nous avions tout vu.
Pendant qu'on s'occupait à fondre, nous fîmes chercher le kan (chef) du lieu, pour nous faire voir ses sortiléges, ce qu'ils appellent faire le kamlat. Il se fit apporter son tambour magique, qui avait la forme d'un tambour de basque; il battait dessus avec une seule baguette. Le kan, tantôt marmottait quelques mots tatares, et tantôt grognait comme un ours; il courait de côté et d'autre, puis s'asseyait, faisait d'épouvantables grimaces et d'horribles contorsions de corps, tournant les yeux, les fermant et gesticulant comme un insensé. Ce jeu ayant duré un quart d'heure, un homme lui ôta le tambour, et le sortilége finit. Nous demandâmes ce que tout cela signifiait; il répondit que, pour consulter le diable, il fallait s'y prendre de cette manière; que cependant tout ce qu'il avait fait n'était que pour satisfaire notre curiosité, et qu'il n'avait pas encore parlé au diable. Par d'autres questions, nous apprîmes que les Tatares ont recours au kan lorsqu'ils ont perdu quelque chose, ou lorsqu'ils veulent avoir des nouvelles de leurs amis absents. Alors le kan se sert d'un paquet de quarante-neuf morceaux de bois, gros comme des allumettes; il en met cinq à part, et joue avec les autres, les jetant à droite et à gauche avec beaucoup de grimaces et de contorsions; puis il donne la réponse comme il peut. Le kan leur fait accroire que par ses conjurations il évoque le diable, qui vient toujours du côté de l'occident et en forme d'ours, et lui révèle ce qu'il doit répondre. Il leur fait entendre qu'il est quelquefois maltraité cruellement par le diable, et tourmenté jusque dans le sommeil. Pour mieux convaincre ces bonnes gens de son commerce avec le diable, il fait semblant de s'éveiller en sursaut, en criant comme un possédé. Nous lui demandâmes pourquoi il ne s'adressait pas plutôt à Dieu, qui est la source de tout bien. Il répondit que ni lui ni les autres Tatares ne savaient rien de Dieu, sinon qu'il faisait du bien à ceux mêmes qui ne l'en priaient pas; que, par conséquent, ils n'avaient pas besoin de l'adorer; qu'au contraire ils étaient obligés de rendre un culte au diable, afin qu'il ne leur fît point de mal, parce qu'il ne songeait continuellement qu'à en faire. Ces Tatares, sur ces beaux principes, font des offrandes au diable et brassent souvent de gros tonneaux de bière qu'ils jettent en l'air ou contre les murs, pour que le diable s'en accommode. Quand ils sont près de mourir, toute leur inquiétude et leur frayeur, c'est que leur âme ne soit la proie du diable. Le kan est alors appelé pour battre le tambour, et pour faire leurs conventions avec le diable, en le flattant beaucoup. Ils ne savent pas ce que c'est que leur âme, ni où elle va; ils s'en embarrassent même fort peu, pourvu qu'elle ne tombe point entre les mains du diable. Ils enterrent leurs morts, ou les brûlent, ou les attachent à un arbre pour servir de proie aux oiseaux.
Les instruments du labour dont ils se servent, ils les fabriquent eux-mêmes du fer dont on vient de parler. Ces instruments consistent en un seul outil qui a la forme d'un demi-cercle fort tranchant, et dont le manche fait avec le fer un angle droit. Ils travaillent avec cet outil dans les champs comme on travaille dans nos jardins avec la houe, et n'entament la terre, en labourant, qu'à la profondeur de quelques pouces. Pour faire leur farine, ils broient le grain entre deux pierres.
Notre compagnon Muller fit tout ce qu'il put pour obtenir d'eux le tambour magique. Le kan en marqua beaucoup de tristesse; et comme on répondait à toutes les défaites qu'il cherchait pour ne s'en pas dessaisir, tout le village nous pria de ne pas insister davantage, parce qu'étant privés de ce tambour, ils seraient tous perdus, ainsi que leur kan. Ces belles raisons ne servirent qu'à nous faire insister encore davantage, et le tambour nous fut remis. Le kan, par une ruse tatare, pour fasciner les yeux de ses gens et leur diminuer le regret de cette perte, avait ôté quelques ferrements de l'intérieur du tambour.
Kusnetzk est dans un pays autrefois habité par les Tatares, qui, se trouvant trop resserrés du côté de la Russie, se sont retirés peu à peu vers la frontière des Kalmouks. Cette ville est située sur le rivage oriental du Tom; elle se divise en trois parties: la haute, la moyenne et la basse ville. Les deux premières sont situées sur la plus grande élévation du rivage; la ville basse est dans une plaine qui s'étend de l'autre côté: c'est la plus peuplée des trois.
Dans la ville haute, il y a une citadelle de bois qui a une chapelle. La ville moyenne est décorée d'un ostrog, qui contient la maison du gouverneur et la chancellerie. Le nombre des maisons, dans les trois villes, se monte à environ cinq cents.
Les habitants sont paresseux et adonnés à l'oisiveté: on a de la peine à avoir des ouvriers pour de l'argent. Le Tom est assez poissonneux; cependant on ne trouve point de poissons dans les marchés; on n'y connaît pas non plus les fruits: on n'y trouve que de la viande et du pain. Chacun cultive ici le blé dont il a besoin pour son pain, et l'on peut dire que c'est la seule occupation qu'aient les habitants. Leurs terres à blé sont toutes sur les montagnes, non dans les vallées; et la raison qu'ils en donnent, c'est qu'il fait beaucoup plus froid dans les vallées que sur les montagnes. On n'y connaît plus aucune espèce de gibier; les habitants nous assurèrent que, quand on bâtit cette ville, le canton fourmillait de zibelines, d'écureuils, de martres, de cerfs, de biches, d'élans et d'autres animaux; mais qu'ils l'ont abandonné depuis, et qu'ils se sont retirés dans un pays inhabité, comme l'était celui-ci avant la fondation de Kusnetz. La plupart des villes de Sibérie sont assez commerçantes; mais celle-ci n'a aucun commerce.
Le jour de notre départ fixé, un de nos compagnons, Muller, prit la route par terre avec notre interprète et un Tatare, moi je partis par eau sur le Tom avec le reste de la troupe et un interprète de cette nation. Malgré les obstacles de la navigation, le froid qui augmentait nous fit redoubler d'activité pour arriver à Tomsk le lendemain.
Les fondements de cette ville ont été jetés sous le règne du czar Féodor Ivanovitch, vingt ans avant la construction de celle de Kusnetz. Ce n'était d'abord qu'une forteresse pour contenir les peuples du voisinage; mais ayant été soumis peu à peu, ils s'y sont rassemblés et ont formé une ville qui renferme dans son enceinte plus de deux mille maisons; elle est, après Tobolsk, la plus considérable de la Sibérie. Le ruisseau l'Uschaika la traverse par le milieu et se décharge au nord dans le Tom. On la divise en haute et basse ville. On y trouve les marchandises au même prix qu'à Saint-Pétersbourg, et tout ce qu'on peut désirer en fourrures non préparées.
La situation de cette ville la rend plus propre au commerce qu'aucune autre du pays. On y arrive commodément pendant l'été par l'Irtisch, l'Obi et le Tom. Par terre, la route de Ieniseisk et de toutes les villes de Sibérie situées plus à l'est et au nord, passe par Tomsk. Non-seulement il arrive tous les ans une ou deux caravanes de la Kalmoukie, mais encore toutes celles qui vont de la Chine en Russie et de la Russie en Chine, prennent leur route par cette ville; elle a de plus son commerce intérieur, dont les affaires sont sous la direction d'un magistrat particulier.
Les vieux croyants ou non-conformistes, (stara-wiertsy) sont en grand nombre dans cette ville, et l'on prétend que toute la Sibérie en est remplie. Ils sont tellement attachés aux anciens usages, que, depuis la publication de la défense de porter des barbes, ils aiment mieux payer à la chancellerie cinquante roubles chaque année que de se faire raser. Un homme de notre troupe alla un jour se baigner chez un de ces stara-wiertsy ou roskolniks; aussitôt qu'il fut sorti, le vieux croyant cassa tous les vases dont il s'était servi ou qu'il avait seulement touché.
Leur indolence est telle, que les bestiaux ayant été attaqués l'année précédente d'une maladie épidémique considérable, qui ne laissa que dix vaches et à peine le tiers des chevaux, aucun habitant ne chercha à y apporter du remède; tous se fondaient sur ce que leurs ancêtres n'en avaient point employé en pareil cas.
Pendant notre séjour à Tomsk, nous fîmes connaissance avec un Cosaque assez intelligent qui avait du goût pour les sciences. Nous fûmes d'autant plus charmés de cette découverte, que nous avions ordre d'établir des correspondances partout où nous le pourrions. Ainsi nous demandâmes à la chancellerie qu'on laissât à cet homme la liberté de faire des observations météorologiques. Nous l'instruisîmes, et nous lui laissâmes les instruments nécessaires, comme nous avions déjà fait à Kasan, à Tobolsk et à Jamischewa.
Lorsque l'archevêque de Tomsk arriva dans ces cantons, il fit chercher tous les habitants qu'on pouvait trouver: quelques-uns venaient de bonne volonté, mais le plus grand nombre fut amené par les dragons qu'il avait avec lui.
Comme tous ces Tatares demeurent le long du Tschulum, rien n'était plus commode pour le baptême; car ceux qui ne voulaient pas se faire baptiser étaient poussés de force dans la rivière; lorsqu'ils en sortaient, on leur pendait une croix au cou, et dès lors ils étaient censés baptisés. Pour que ces gens pussent persévérer dans la nouvelle religion, on construisit dès l'année suivante une église à laquelle on attacha un pope russe; mais ces Tatares n'ont pas la moindre connaissance de la religion chrétienne. Ils croient que l'essentiel consiste à faire le signe de la croix, à aller à l'église, à faire baptiser leurs enfants, à ne prendre qu'une femme, à faire abstinence de ce qu'ils mangeaient autrefois, comme du cheval, de l'écureuil, et à observer le carême des Russes. Au reste, on ne peut exiger d'eux davantage, parce que les popes russes qui devraient les instruire ignorent leur langue, et ne peuvent s'en faire entendre.
La petite vérole faisait alors beaucoup de ravages dans le pays. Cette maladie n'y est point habituelle: dix années se passent quelquefois sans qu'on en soit incommodé; mais quand elle commence, elle dure deux à trois ans sans interruption.
La ville de Ieniseisk est située sur le rivage gauche ou occidental du Iénisée, qui, en cet endroit, a un werste et demi de largeur. Ce fleuve a sa source dans le pays des Mongols, et après un cours d'environ trois mille werstes il se décharge dans la mer Glaciale. La ville est plus moderne que Kusnetz: on n'y bâtit d'abord qu'un ostrog, comme dans la plupart des villes de Sibérie; mais l'avantage de sa situation a contribué à son agrandissement: elle est beaucoup plus longue que large, et a environ six werstes de circonférence. Les bâtiments publics sont la cathédrale, la maison du gouverneur, la vieille et la nouvelle chancellerie, un arsenal et quelques petites cabanes; le tout est enfermé dans un ostrog qui reste encore du premier établissement, mais qui est presque tombé en ruine. La ville contient sept cents maisons de particuliers, trois paroisses, deux couvents, dont un de moines et l'autre de religieuses, un magasin à poudre et un autre de munitions de bouche; ces deux magasins sont entourés d'un ostrog particulier. Dans le couvent des moines réside l'archimandrite (provincial) du lieu. Les habitants sont pour la plupart des marchands qui pourraient faire un bon commerce; mais l'ivrognerie, la fainéantise et la débauche corrompent tout.
Ce que les voyageurs avancent du froid qu'on ressent en Sibérie n'est point exagéré; car à la mi-décembre il fut si violent, que l'air même paraissait gelé. Le brouillard ne laissait pas monter la fumée des cheminées. Les moineaux et autres oiseaux, et celui qu'on appelle en latin pica varia caudata, tombaient de l'air comme morts, et mouraient en effet, si on ne les portait sur-le-champ dans un endroit chaud. Les fenêtres, en dedans de la chambre, en vingt-quatre heures étaient couvertes de glace de trois lignes d'épaisseur. Dans le jour, quelque court qu'il fût, il y avait continuellement des parhélies; dans la nuit, des parasélènes et des couronnes autour de la lune. Le mercure descendit, par la violence du froid, à cent vingt degrés du thermomètre de Fahrenheit (plus de cinquante-cinq degrés centigrades), et plus bas par conséquent qu'on l'eût observé jusque alors dans la nature.
Il y a dans le territoire de Ieniseisk deux sortes d'Ostiakes: ceux de Narim et de Iénisée; ensuite les Tunguses, qui demeurent sur le Tanguska et sur la rivière de Tschun; et enfin les Tatares d'Assan, qui habitent les bords de l'Ussolka et de la rivière d'Ona. Les Ostiakes et les Tatares d'Assan vivent dans la plus grande misère; les premiers sont tous baptisés. Il ne restait plus qu'environ une douzaine de ces Tatares, dont à peine deux ou trois savaient leur langue. C'était autrefois une tribu très-considérable. Jusqu'à présent on n'a pu parvenir d'aucune façon à convertir les Tunguses à la religion chrétienne.
Krasnojarsk est plus moderne que Ieniseisk, et c'est de Moscou qu'on est venu la bâtir. Elle est sur la rive gauche du Iénisée; à son extrémité est la rivière de Kastcha, dont une embouchure est au-dessous de la ville.
Les habitants sont pour la plupart des Sluschiwies, qu'on y avait établis par la nécessité de garantir ces cantons des incursions des Tatares Kirgis, qui venaient ravager les environs; mais depuis quelques années ils se sont retirés vers le pays des Kalmouks. Depuis ce temps les Sluschiwies ont fait des courses sans aucun risque dans les environs du pays. Ils ont trouvé à travers les steppes un chemin assez droit depuis Krasnojarsk jusqu'à Jakusk et Tomsk, qui est très-commode pour voyager, surtout en été, puisque les eaux et les fourrages s'y trouvent en abondance.
Les Sluschiwies mènent ici une vie fort agréable; ils sont riches en chevaux et en bestiaux, qui ne leur coûtent pas beaucoup à nourrir. Ils les laissent paître sur les steppes; car en hiver même on y voit peu de neige, et quand il y en a les bestiaux fouillent dans la terre, et en tirent toujours assez de racines et de plantes pourries pour ne pas mourir de faim. Il est vrai qu'en Russie un cheval tire plus que trois des leurs, et qu'une vache y donne vingt fois plus de lait que celles de ces cantons. On cultive ici du blé, et la terre est si fertile qu'il suffit de la remuer légèrement pour y semer pendant cinq à six années consécutives sans le moindre engrais. Quand elle est épuisée, on en choisit une autre qui n'exige pas plus de soins; ce qui convient fort à la paresse des habitants.
Les antiquités qu'on trouve ici ont été tirées des anciens tombeaux, qui sont en grand nombre près d'Abakansk et de Sajansk. On y a autrefois déterré beaucoup d'or, preuve de la richesse des Tatares dans le temps de leur ancienne puissance. J'ai vu chez le gouverneur actuel une grande soucoupe et un petit pot, l'un et l'autre d'argent doré. Il y avait sur la soucoupe des figures ciselées qui ressemblaient à des griffons. On trouve encore assez souvent des couteaux en cuivre, de petits marteaux de différentes formes, des garnitures de harnais de chevaux, du bronze ou du métal de cloches, et de l'argent faux de la Chine.
A Kanskoï-Ostrog, nous fîmes chercher quelques Tatares du canton. Ils sont en général assez pauvres: les hommes aussi bien que les femmes sont tout nus sous leur robe et n'ont jamais porté de chemise. Ceux d'entre eux qui sont baptisés se distinguent des autres à cet égard, mais ils sont en très-petit nombre; ils ont tous l'air fort malpropre, parce qu'ils ne se lavent jamais; et quand on leur demande la raison de cette négligence, ils répondent que leurs pères ne se sont jamais lavés non plus qu'eux, et qu'ils n'ont pas laissé que de bien vivre. Ces mêmes Tatares, au lieu de pain, mangent aussi des oignons ou d'autres espèces de plantes, et dédaignent l'agriculture. Leur exercice continuel est la chasse des zibelines; ils la font de différentes façons.
Quand l'animal ne sait plus de quel côté tourner, il monte sur un arbre fort haut, et les Tatares y mettent aussitôt le feu. L'animal, que la fumée incommode, saute en bas de l'arbre, se prend dans un filet tendu à l'entour, et est tué.
Aux environs de l'ostrog de Balachanskoï habitent un grand nombre de Buraetes, qui négligent la culture des terres, et ne vivent que du commerce de leurs bestiaux. Leurs bœufs sont fort estimés. Contre l'usage général, les Bratskis de ce canton exercent un art dans lequel ils ne réussissent pas mal: ils savent si bien incruster dans le fer l'argent et l'étain, qu'on prendrait ce travail pour de l'ouvrage damasquiné. La plupart des harnais des chevaux, des ceinturons et des autres ustensiles qui en sont susceptibles, sont ornés de ces incrustations.