Voyages en Sibérie
CHAPITRE II
EXPLORÉE DANS LES ANNÉES 1770-1771, PAR LE COMTE BENIOWSKI.
Voici une description abrégée de cette péninsule d'après les Mémoires du comte Maurice-Auguste Beniowski, dont nous avons publié séparément la vie et les aventures.
CONSTITUTION PHYSIQUE DU PAYS
La péninsule de Kamtchatka forme l'extrémité du nord-est de l'Asie; sa côte occidentale est très-sinueuse, forme différents ports et est coupée par plusieurs rivières, dont la plus considérable est celle de Bolsha. Les vaisseaux d'Okhotsk entrent dans cette rivière, ce qu'ils ne peuvent faire cependant avec sûreté que dans le temps des marées du printemps, qui montent alors jusqu'à dix pieds. Il est difficile de remonter cette rivière, à cause de la rapidité du courant et du grand nombre d'îles qu'elle contient.
Le Kamtchatka, en ouvrant asile à nos navigateurs pendant l'hiver, les engage à tenter de nouvelles découvertes. A présent ce n'est qu'un rendez-vous et un entrepôt pour l'échange des riches fourrures que les chasseurs apportent des îles Kouriles et Aléoutiennes; mais si l'on jugeait à propos d'établir des colonies dans ces îles, et d'entretenir un commerce avec la Chine, le Japon, la Corée, etc., le Kamtchatka deviendrait une source de richesse et de prospérité pour la Russie.
Cette presqu'île peut servir aussi à établir une communication entre les deux continents de l'Asie et de l'Amérique. Le seul port commode sur la côte orientale est la baie d'Avatcha, nommée Racova. Le gouverneur du Kamtchatka a bâti un fort régulier capable d'en défendre l'entrée.
Les habitants de la zone torride voient dans le soleil la source du feu; mais les nations septentrionales la trouvent dans les volcans. Il y en a plus de vingt dans la presqu'île du Kamtchatka; les plus célèbres sont à Avatcha, Tolbachz, et près de la rivière de Kamerolteira. Les mêmes principes qui ont dont donné naissance aux volcans, ont produit un grand nombre de sources chaudes qui ont la vertu des eaux minérales. L'eau qui coule de ces sources est couverte d'une écume noire.
Toutes les tentatives faites pour la production du grain ont été sans succès, excepté dans des terrains préparés par des engrais. Quoiqu'il y croisse naturellement assez de bois pour la construction des huttes, il n'y en a point de propre à la construction des vaisseaux. On trouva dans toute l'étendue de la province cinq vaches, deux taureaux, qui étaient nourris avec de l'écorce de bouleau neuf mois de l'année, car il n'y a de verdure que du mois de juillet au mois de septembre.
Le climat et la température du Kamtchatka ne sont pas non plus aussi doux que plusieurs écrivains l'ont prétendu. Un brouillard continuel, qui couvre tout le pays, produit des affections scorbutiques et d'autres maladies qui nuisent à la population. La rigueur du froid est telle, que durant le dernier hiver (1769), on a trouvé plusieurs soldats gelés dans leurs postes. Le long séjour de la neige occasionne la cécité, de sorte que les naturels ne passent guère quarante ans sans devenir aveugles.
PRODUCTIONS
Le Kamtchatka produit des métaux. Près d'Avatcha il y a des mines d'or, et près de Girova des mines de cuivre. Les montagnes fournissent du cristal de roche, dont quelques échantillons sont verts et rouges; les naturels s'en servent pour faire des pointes à leurs javelines. Les seules espèces d'arbres qui croissent au Kamtchatka sont une sorte de sapin bâtard, des cèdres, des saules et des bouleaux; le cèdre porte une graine que les habitants aiment beaucoup; l'écorce des saules et des bouleaux leur tient lieu de pain. La seule plante utile est le sarana, qui fleurit et donne du fruit au mois d'août. Les Kamtchadales en font de grandes provisions, et en forment avec leur caviar une certaine pâte qu'ils trouvent délicieuse, mais qui, pour d'autres, n'empêcherait pas de mourir de faim. Outre le sarana, le gouvernement a fait ramasser une plante nommée vinoroya, d'où l'on extrait une sorte d'eau-de-vie qui produit un faible revenu; mais l'usage en est dangereux, car cette plante est un poison des plus actifs.
ANIMAUX
Le Kamtchatka ne brille pas beaucoup du côté du règne animal. Le premier rang est dû aux chiens, qui tiennent lieu de chevaux de trait, et dont la peau, après leur mort, sert de vêtements. Les chiens du Kamtchatka sont grands, forts, laborieux; on les nourrit avec de l'opana, composition faite de vieux poisson et d'écorce de bouleau; mais plus communément ils sont obligés de chercher eux-mêmes leur nourriture, c'est-à-dire quelques poissons, qu'ils trouvent dans les rivières produites par les sources chaudes.
Le renard vient après le chien. Sa peau est du plus beau lustre, et dans la Sibérie il n'y a point de fourrure qui puisse soutenir la comparaison avec la peau de renard du Kamtchatka.
Le bélier de ce pays est un excellent manger; sa peau est d'un très-grand prix, et ses cornes sont aussi un objet de commerce; mais dans ces dernières années le nombre en a beaucoup diminué.
La martre zibeline est très-commune au Kamtchatka; les naturels sont constamment à la chasse de cet animal, ainsi que les étrangers. Le nombre des martres apportées l'année dernière (1770) du Kamtchatka au marché se montait à six mille huit cents. La fourrure de la marmotte est très-chaude et très-légère.
Les ours sont très-nombreux; leur humeur est assez pacifique, et jamais ils ne font de mal que pour leur propre défense. Les chasseurs sont obligés de chasser l'ours pour leur subsistance; souvent ils reviennent déchirés; mais l'ours tue rarement: il semble que cet animal épargne la vie de son ennemi, quand celui-ci n'est plus à craindre. Il n'y a point d'exemple qu'il ait blessé une femme. Ces animaux sont gras en été, et maigres en hiver.
Le manate ressemble à la vache par la tête. Les femelles ont deux mamelles, et tiennent leurs petits contre leur sein. Les Français ont appelé cet animal lamentin, à cause de son cri. Sa peau est noire et rude, épaisse comme l'écorce d'un chêne, et capable de résister au tranchant de la hache. Ses dents sont préférées à l'ivoire. Le Kamtchatka en produit annuellement de deux cent cinquante à trois cents livres. La chair ressemble à celle du bœuf parvenu à son entière croissance, et, quand le lamentin est jeune, à celle du veau.
On trouve ici des castors. La peau de cet animal est aussi douce que le duvet; ses dents sont petites et bien affilées; sa queue, courte, plate et large, se termine en pointe. On le prend à la ligne, et quelquefois on le tire sous la glace.
Le lion de mer est de la taille d'un bœuf; son cri est épouvantable; mais, heureusement pour les navigateurs, c'est un des signes qui annoncent le voisinage de la terre, pendant les brouillards si communs en ce pays. Cet animal est timide; on le harponne, ou bien on le tire à coups de fusils ou de flèches.
Le veau marin se trouve en grande quantité près de toutes les îles et de tous les promontoires; il ne s'éloigne jamais de la côte, mais il remonte l'embouchure des rivières pour dévorer le poisson. On se sert de sa peau pour faire des bottines. Les habitants le prennent à la ligne.
Le Kamtchatka produit quantité de différentes sortes de poissons, depuis la baleine jusqu'aux plus petites espèces; mais les oiseaux sont en très-petit nombre.
HABITANTS INDIGÈNES
Les Kamtchadales d'origine se désignent entre eux par le nom d'Itelmen, mot qui signifie habitants du pays. Si nous voulions discuter leur origine d'après les formes de leur langage, nous les croirions descendants des Tatares Mongols: leur figure ressemble assez à celle de ce peuple; ils ont les cheveux noirs, la barbe peu fournie, la face large et aplatie. Cette nation n'a aucune tradition sur son origine; elle était nombreuse à l'arrivée des premiers Cosaques, mais ce nombre a depuis lors prodigieusement diminué.
Les naturels du Kamtchatka n'ont d'autre subsistance que du poisson, des racines, de la chair d'ours, de l'écorce d'arbre; leur boisson est de l'eau, et quelquefois de l'eau-de-vie, qu'ils paient très-cher aux marchands.
Ils ont à présent des habits, avantage dont ils sont redevables aux Européens; mais cet avantage leur a coûté bien cher, si on le met dans la balance avec le traitement barbare et tyrannique qu'ils ont éprouvé de leurs nouveaux maîtres.
Leurs femmes ont un penchant extraordinaire pour le luxe, à tel point qu'elles ne font jamais la cuisine sans avoir leurs gants, et qu'aucun motif ne pourrait les décider à se laisser voir par un étranger sans gants et sans rouge, dont elles portent une couche épaisse sur leur hideuse figure.
Les Kamtchadales ont deux sortes d'habitations: celle d'hiver s'appelle jurte, et celle d'été balagan.
Toute la religion des naturels consiste à croire que leur Dieu, après avoir d'abord demeuré dans le Kamtchatka, fixa son séjour pendant plusieurs années sur les bords de chaque rivière, et peupla ces lieux avec ses enfants, auxquels il donna pour héritage tout le pays d'alentour, avant de disparaître lui-même pour aller s'établir ailleurs. C'est pour cette raison qu'ils ne veulent jamais quitter un domaine si ancien et d'ailleurs si peu aliénable.
Le peuple n'a que des sensations purement animales. Pour lui, le bonheur consiste dans l'inaction et la satisfaction des sens. Il est impossible de persuader à ces hommes grossiers qu'il puisse y avoir aucun genre de vie plus agréable que le leur: celle qu'on mène en Russie ne leur paraît digne que de mépris et de dédain.
Il est difficile d'imaginer quel motif peut allumer la guerre entre des hommes si misérables, qui n'ont rien à perdre ni à gagner; mais il est certain qu'ils sont très-vindicatifs. Leurs guerres ne peuvent avoir d'autre objet que celui de faire des prisonniers, pour condamner les hommes à les servir. On ne peut douter cependant que les Cosaques, à leur arrivée, n'aient excité des troubles et des différends parmi eux, dans l'intention de profiter de leurs guerres intestines. La conquête de cette nation a été pour eux une tâche difficile, et, quoique faible et dénuée, elle s'est montrée terrible dans sa défense. Elle a employé le stratagème et la trahison quand la force était sans succès; et s'il est vrai qu'elle soit lâche, il ne l'est pas moins qu'elle est assez peu attachée à la vie pour que le suicide soit très-commun chez elle. On cite des exemples de naturels assiégés par les Cosaques dans leur dernier asile, et qui, n'ayant plus aucun espoir d'échapper, ont commencé par couper la gorge à leurs femmes et à leurs enfants; ils se sont ensuite tués eux-mêmes. L'usage du machomor devient une ressource pour eux en pareil cas; une certaine dose les plonge dans un profond sommeil, qui les prive de toutes sensations et termine leurs jours. C'est une espèce de champignon fort commun dans le pays, dont l'infusion cause l'ivresse et la gaieté, mais dont l'excès produit de fortes convulsions suivies de la mort.