Voyages en Sibérie
Nikolskaia-Sastawa—Baïkal (lac).—Selinginsk (ville).—Frontière de la Chine (bureau de péage).—Irkoutsk (capitale).—Ilimsk (ville).—Tunguses (habitants).—Yakoutsk (ville).—Monts d'aimant.—Retour.
Dès les premiers jours de notre arrivée à Irkoutsk, nous résolûmes d'aller à Selinginsk par les chemins d'hiver, et de là de pousser plus loin par les chemins d'été. Mais comme on nous avait représenté ce voyage, tel que nous l'avions projeté, si pénible et si difficile, qu'on ne pouvait le faire qu'à cheval, nous ne jugeâmes point à propos de nous embarrasser de beaucoup de bagages, et nous en laissâmes une partie. Nous avions en tout trente-sept voitures, et il est d'usage en Russie de fournir autant de chevaux de poste. Conformément à cette règle, la chancellerie d'Irkoutsk ordonna de nous amener seulement trente-sept chevaux, sans considérer que la première poste où nous devions en changer était à plus de deux cents werstes. Le gouverneur ne voulut jamais écouter nos représentations. Nous déclarâmes à la chancellerie que nous étions résolus de rester à Irkoutsk une année entière, à ses risques et dépens, si elle ne donnait pas ses ordres pour nous faire fournir un grand nombre de chevaux. On parut d'abord s'en effrayer peu; mais dès le lendemain nous apprîmes que les ordres étaient donnés pour nous satisfaire. Ainsi, tout se trouvant prêt pour notre voyage, et nos instruments étant chargés, nous fîmes partir toute notre suite le 23, avant midi. Le 25, à trois heures du matin, nous arrivâmes à Nikolskaia-Sastawa. Ce qu'on nomme en Sibérie sastawa est un endroit où se lève un droit de péage; le bureau de ce lieu reçoit le péage de toutes les marchandises qui viennent de la frontière de la Chine, et qui ne peuvent guère prendre une autre route. Comme ces marchandises sont nombreuses, la place de receveur est très-lucrative, et il ne faut guère plus d'un an pour s'enrichir. C'est le gouverneur qui dispose de cet emploi; et ceux qui veulent l'obtenir l'achètent à force de présents. Le pot-de-vin ordinaire est de trois cents roubles. On nous raconta que cette place s'étant trouvée depuis peu vacante, il s'était présenté trois compétiteurs, dont chacun comptait emporter la place; qu'elle avait été promise en effet à chacun d'eux séparément; qu'enfin, ayant obtenu tous trois l'agrément du gouverneur, ils avaient payé chacun les trois cents roubles, et s'en étaient fort bien trouvés.
Arrivés à cette station, nous nous trouvâmes sur le lac Baïkal, dont les glaces étaient encore très-fortes et pouvaient porter nos traîneaux sans danger. Nous le traversâmes obliquement jusqu'à son bord méridional.
C'est comme un article de foi chez les peuples de cette contrée de donner le nom de mer au lac Baïkal, et de ne point l'appeler un lac. Cette mer est déshonorée, selon eux, lorsqu'on la rabaisse à la simple dénomination de lac, et c'est un outrage dont elle ne manque point de se venger. Ils croient que cette mer a quelque chose de divin, et par cette raison ils la nomment de toute ancienneté Swiatoï-Mare, c'est-à-dire mer sacrée.
Le lac Baïkal s'étend fort loin en longueur de l'ouest à l'est. Sur toutes les cartes que nous avions vues jusque alors, ses limites à l'orient n'étaient pas marquées, parce que vraisemblablement personne n'avait été jusque-là. On estime communément que sa longueur est de cinq cents werstes. Sa largeur, du nord au sud, en ligne droite, n'est guère que de vingt-cinq à trente werstes, et dans quelques endroits elle n'en excède pas quinze. Il est environné de hautes montagnes, sur lesquelles cependant, lorsque nous y passâmes, il y avait très-peu de neige. Une autre particularité de ce lac, c'est qu'il ne se prend que vers Noël, et qu'il ne dégèle qu'au commencement de mai. De là, nous marchâmes quelque temps sur un bras de la rivière de Selenga, où nous avions pour perspective une chaîne de montagnes, et nous vînmes le même jour au soir à Kanskoï-Ostrog, situé sur le ruisseau de Kabana.
Ici nous commençâmes à nous apercevoir de la disette et de la cherté des vivres, qu'on a plus de peine à se procurer que dans tout ce que nous avions déjà parcouru de la Sibérie.
Quoiqu'il y ait des terres labourées et de bons pâturages, les gens du pays sont dans l'habitude de ne vouloir rien vendre qu'à un prix exorbitant. On nous demanda cinquante kopeks (deux francs cinquante centimes) pour un poulet. Nous voulions acheter un veau, il n'y eut pas moyen d'en avoir; on nous dit que, si l'on se défaisait du veau, la vache ne donnerait plus de lait; c'est le langage que les paysans tiennent dans toute la Sibérie. Si le veau vient à mourir ou à être vendu, voici ce qu'on fait pour tromper la vache: on empaille la peau d'un veau, et quand on veut avoir du lait de la mère, on lui montre cette effigie; elle en donne alors, et non autrement.
Partis de là, nous vîmes deux chaînes de montagnes entre lesquelles il fallut passer, et que le Selenga traverse. Nous fîmes encore pendant deux à trois jours une marche assez pénible, partie à travers des montagnes, partie sur le Selenga, partie dans des steppes arides; la difficulté d'avoir des chevaux renaissait à chaque station, par la mauvaise volonté des gens du pays.
Arrivés à Selinginsk, nous fîmes bientôt nos dispositions pour le voyage que nous voulions faire à la frontière de la Chine, telle qu'elle fut réglée en 1727 par un commissaire impérial. Cette frontière était autrefois reculée jusqu'à la rivière de Bura, qui est à environ huit werstes au sud: c'était au delà de cette rivière que les Chinois recevaient les ambassadeurs de Russie. Or, il est certain que cette frontière était beaucoup plus avantageuse aux Russes, que la nouvelle, qui est arbitraire et tirée par le steppe à travers des montagnes où l'on ne voit d'autres limites que des pierres élevées appelées majakes, et marquées de quelque chiffre. Deux slobodes, l'une russe, l'autre chinoise, sont établies sur cette frontière, dans le terrain le plus aride, puisque c'est un misérable steppe qui ne produit rien; de sorte qu'on n'y trouve point de quoi nourrir ni abreuver les chevaux. Aussi tout y est d'une cherté extraordinaire.
Les slobodes sont bâties depuis 1727. La slobode russe est au nord, et l'autre au midi: elles ne sont qu'à cent vingt brasses l'une de l'autre. Entre les deux stations, mais plus près de la slobode chinoise, on voit deux colonnes de bois élevées d'environ une brasse et demie sur celle qui est en deçà; on lit en caractères russes: Slobode du commerce de la frontière russe; sur l'autre, qui n'en est éloignée que d'une brasse, on voit quelques caractères chinois.
Entre les deux slobodes, dans les montagnes, il y a des gardes posées pour empêcher de part et d'autre que personne ne viole les frontières.
Quant au commerce qui se fait ici, les marchands russes y ont du drap, de la toile, des cuirs de Russie, de la vaisselle d'étain, et toutes sortes de pelleteries qu'ils vendent en cachette. Les Chinois, que les Russes appellent naimantschins (marchands), y apportent différentes soieries, telles que des damas de toute espèce, des satins de toute qualité, du chagrin, des gazes, des crêpes, une sorte d'étoffe de soie sur laquelle sont collés des fils d'or, à l'usage des ecclésiastiques; des cotonnades de diverses sortes, des toiles, des velours, du tabac de la Chine, de la porcelaine, du thé, du sucre en poudre, du sucre candi, du gingembre confit, des écorces d'oranges confites, de l'anis étoilé, des pipes à fumer, des fleurs artificielles de papier et de soie, des aiguilles à trous ronds, des poupées d'étoffe de soie et de porcelaine, des peignes de bois, toutes sortes de bagatelles pour les Bratskis et les Tunguses; du zunzoing, que nous nommons gensing, des bibles chinoises imprimées sur étoffe de soie, et d'autres garnies d'ivoire, des ceinturons de soie, des rasoirs, des perles, de l'eau-de-vie, de la farine, du froment, du poivre, des couteaux et des fourchettes; des habits chinois, des éventails, etc.
Voilà les marchandises qui forment le commerce de cette frontière; et l'on voit que les marchandises chinoises excèdent de beaucoup celles des Russes.
L'intelligence de ceux-ci cède encore à la sagacité des Chinois; car les derniers, sachant que les marchands russes qui font le voyage de la frontière ne cherchent qu'à se débarrasser de leurs marchandises pour pouvoir s'en retourner promptement, attendent qu'ils commencent à s'ennuyer, et les amènent par leur lenteur à se défaire de leurs marchandises aux prix qu'ils ont résolu d'y mettre. Je voulus obtenir des Chinois quelques-uns de leurs médicaments, et je n'ai jamais pu m'en procurer. On ne peut pas non plus, quelques observations qu'on leur fasse, tirer d'eux les moindres lumières sur leur pays. Les Chinois qui viennent à Kiachta sont de la plus vile condition; ils ne connaissent que leur commerce; et du reste, ce sont des paysans grossiers. Ils ont à leur tête une espèce de facteur envoyé du collége des affaires étrangères à Pékin; il est changé tous les deux ans. Il discute non-seulement toutes les contestations des Chinois, mais encore celles qui surviennent entre eux et les marchands russes; et dans le dernier cas il agit de concert avec le commissaire de Russie.
La ville de Selinginsk, bâtie en 1666, est située sur la rive orientale du Selenga; ce ne fut d'abord qu'un simple ostrog (bourgade), selon l'usage du pays. Environ vingt ans après, on construisit la forteresse qui subsiste encore, et ce lieu lui doit son accroissement. La ville s'étend le long de la rivière, et a environ deux werstes de longueur, mais elle est étroite. La manière de vivre des habitants diffère peu de celle des Bratskis. Ils mangent tranquillement ce qu'ils trouvent, et prennent surtout beaucoup de thé. Trop paresseux pour ramasser un peu de fourrage et en nourrir leurs bestiaux, ils les laissent courir l'hiver et l'été pour chercher à paître où ils peuvent. Il y a dans la ville quelques boutiques, mais où l'on ne trouve presque rien; ils aiment mieux rester couchés derrière leurs poêles pendant cinquante-une semaines, que de se donner la moindre peine pour gagner quelque chose. Enfin, la cinquante-deuxième, ils vont à Kiachta, et ce qu'ils y gagnent leur suffit pour vivre pendant l'année entière.
La ville d'Irkoutsk, bâtie vers l'an 1661, est, après Tobolsk et Tomsk, une des plus grandes villes de la Sibérie. Elle est située sur la rive orientale de l'Angara, dans une belle plaine, vis-à-vis de l'embouchure de l'Irkoutsk, d'où elle tire son nom. Il y a plus de neuf cents maisons assez bien construites, et dont le plus grand nombre contient, outre la chambre du poêle et celle du bain, une chambre sans fumée où se tient la famille; mais toutes ces maisons sont en bois. Le comte Sawa Wladislawitz a fait entourer cette ville, comme les autres de ce district, de palissades en carré, excepté du côté de la rivière, qui est fortifiée par la nature.
La ville d'Irkoutsk a un gouverneur général auquel toute la province est soumise. De lui dépendent les gouverneurs de Selinginsk, de Nertschinsk, d'Ilimsk, d'Yakoutsk, et les commandants d'Okhotsk et de Kamtchatka. Ses revenus sont beaucoup plus considérables que ceux du gouverneur général de Tobolsk, dont il est dépendant; et les émoluments annuels qu'il se procure, indépendamment des gages ordinaires de son office, ne vont guère à moins de trente mille roubles. Il se fait craindre des gouverneurs subalternes qui lui sont soumis; mais il ne craint pas aisément qu'on lui fasse des affaires, attendu le grand éloignement de Tobolsk.
Irkoutsk a un évêque (schismatique) qui ne siége pas, mais dont la résidence est dans un couvent bâti à cinq werstes de distance, au côté occidental de l'Angara. On devait lui bâtir prochainement une maison dans la ville. C'est de cet évêque que dépendent toutes les fondations ecclésiastiques qui sont dans la province d'Irkoutsk, tout le clergé séculier et régulier.
La police est assez bien faite dans cette ville. Toutes les grandes rues ont des chevaux de frise et des gardes de nuit. Les officiers de la police font la patrouille pendant la nuit; ils arrêtent tous ceux qui commettent quelque désordre dans les rues, et visitent de temps en temps les maisons suspectes. Cependant il arrive souvent que les cabarets sont, pendant la nuit, pleins de monde, contre les ordonnances expresses publiées par toute la Russie.
Les environs d'Irkoutsk sont agréables, quoique montagneux. Il y a surtout de belles prairies du côté occidental de l'Angara. On ne cultive point de blé dans le district de cette ville: tout ce qui s'y en consomme est amené des plaines de l'Angara, des slobodes situées sur la rivière d'Irkoutsk et sur la Komda, et du territoire d'Ilimsk. Le gibier n'y manque pas; on y trouve des élans, des cerfs, des sangliers et autres bêtes fauves. En volaille et volatile, il y a des poules et des coqs, des poules de bruyère, des perdrix, des francolins, des gelinottes, etc.
L'Angara n'est pas fort poissonneux; mais le lac Baïkal y supplée abondamment. A l'égard des marchandises étrangères, celles de la Chine n'y sont pas beaucoup plus chères qu'à Kiachta, et toutes en général y sont parfois (surtout au printemps dès que les eaux sont dégelées) à presque aussi bon compte qu'à Moscou et à Saint-Pétersbourg. Le commerce de la Chine attire ici des marchands de toutes les villes de Russie; ils y viennent du commencement au milieu de l'hiver, et commercent pendant toute cette saison avec les Chinois. Si, dans cet espace de temps, ils n'ont pu tout vendre, comme ils sont obligés de s'en retourner aussitôt que les rivières sont navigables, ils se défont promptement de leurs marchandises, et les donnent quelquefois à meilleur compte qu'on ne les trouve à Moscou et à Saint-Pétersbourg. Ce qui les presse encore de vendre, c'est qu'à leur retour en Russie ils ont besoin d'argent pour payer les péages et les mariniers qui conduisent leurs bateaux. Ainsi, dans la nécessité de faire de l'argent à quelque prix que ce soit, les marchandises qu'ils n'ont pas vendues aux Chinois, ils les laissent ordinairement à des commissionnaires de cette ville, qui les débitent comme ils peuvent en boutique. Quelques-uns d'entre eux cependant vont jusqu'à Yakoutsk avec les marchandises qu'ils ont prises en échange des Chinois, et cherchent à les y placer. De cette façon, un marchand russe fait quelquefois un très-long voyage avant de retourner chez lui; il part au printemps de Moscou, arrive dans l'été à la foire de Makari, et au commencement de l'année suivante à celle d'Yrbit. Dans la première, il cherche à troquer quelques-unes de ses marchandises contre d'autres dont il puisse tirer un meilleur parti à Yrbit. Là, au contraire, il porte ses vues sur le commerce de la Chine. Quand il lui reste une espèce de marchandise qu'il ne peut pas débiter avantageusement à Yrbit, il cherche à s'en débarrasser pendant l'hiver à Tobolsk. Il part de cette ville dans le printemps, parcourt toute la Sibérie, et arrive en automne à Irkoutsk; ou, si les glaces ne lui permettent pas d'aller si loin, il ne manque pas de s'y rendre au commencement de l'hiver. Il va alors à Kiachta, et au printemps à Yakoutsk; de là il tâche, en s'en retournant, de s'avancer de six à sept cents werstes pendant que les eaux sont encore ouvertes, et il pousse un traîneau droit à Kiachta, où il travaille à se défaire de ses marchandises de Yakoutsk; il revient au printemps à Irkoutsk, et arrive en automne à Tobolsk. L'hiver et l'été suivants, il visite les foires d'Yrbit et de Makari. Enfin, après quatre ans et demi de courses, il reprend la route de Moscou: or, pour peu qu'il entende le commerce, ou qu'il ait la chance favorable, il doit dans cet espace de temps gagner pour le moins trois cents pour cent.
La ville d'Ilimsk est située sur le rivage septentrional de l'Ilim, large en cet endroit de quarante à cinquante brasses, dans une vallée formée par de hautes montagnes qui s'étendent de l'orient à l'occident, et si étroite, qu'en y comprenant la rivière, elle n'a pas cent brasses de largeur: sa longueur est à peu près d'un werste.
Toutes les maisons des habitants sont très-misérables; il ne faut pas s'en étonner, c'est le pays de la paresse: on n'y fait presque autre chose que boire et dormir. Toute l'occupation des habitants se borne à tendre des piéges aux petits animaux, à creuser des fosses pour attraper les gros, et à jeter du sublimé aux renards; ils sont trop paresseux pour aller eux-mêmes à la chasse. Quelques-uns vivent d'un petit troupeau que leurs pères leur ont laissé, et se gardent bien de cultiver eux-mêmes la terre: ils louent pour cela des Russes qui sont exilés dans ce canton et quelquefois des Tunguses, qu'ils frustrent ordinairement de leur salaire.
Les Tunguses, pendant l'hiver, ne vivent que de leur chasse, et c'est pour cela qu'ils changent si souvent d'habitation. Les rennes leur servent alors de bêtes de charge ou d'attelage pour tirer un léger traîneau. Ils leur mettent sur le dos une espèce de selle formée avec deux petites planches étroites, longues d'un pied et demi; ils y attachent leurs ustensiles, ou font monter dessus les enfants et les femmes malades. On ne peut pas beaucoup charger les rennes, mais ils vont fort vite. Leur bride consiste en une sangle qui passe sur le cou de l'animal; et quelque profonde que soit la neige, il passe par-dessus sans jamais enfoncer: ce qui provient en partie de ce que le renne en marchant élargit considérablement la sole de ses pieds, en partie de ce qu'il tient cette sole élevée par-devant, et ne touche point la neige à plat. Si les rennes ne suffisent pas pour porter tous les ustensiles, le Tunguse s'attelle lui-même au traîneau. Dès qu'ils sont arrivés à l'endroit où ils sont résolus de se fixer pour quelque temps, après avoir dressé la jurte, ils chassent aussitôt dans les environs, en courant sur leurs larges patins. Lorsqu'ils ne trouvent plus de gibier, ils passent avec leurs familles dans un autre canton, et ils continuent cette façon de vivre pendant tout l'hiver. Le meilleur temps pour la chasse est depuis le commencement de l'année jusque vers le mois de mars, parce qu'alors il tombe peu de neige et que les traces des animaux y restent plus longtemps. En été et en automne, ils se nourrissent presque uniquement de poisson, et dressent, pour cet effet, leurs jurtes sur le bord des rivières.
Les Tunguses se construisent eux-mêmes des barques fort étroites à proportion de leur longueur, et dont les deux bouts finissent en pointe; leurs plus grosses barques ont à peine trois brasses et demie de longueur, et un arschine (aune) dans leur plus grande largeur, qui est le milieu; les petites barques sont longues d'environ une brasse et ont six werschoks (un werschok est la sixième partie d'un arschine) de largeur. Elles sont faites d'écorce de bouleau cousue; et pour qu'elles ne prennent point l'eau, les coutures et tous les endroits où se trouvent des fentes et des ouvertures sont enduits d'une sorte de goudron; elles sont de plus bordées par en haut avec le bois dont on fait des cercles de tonneaux; d'autres cercles sont encore appliqués dans toute la largeur de la barque, et coupés par de semblables cercles qui la traversent en longueur, en sorte que par leur position ils renforcent la barque. Leurs plus grands bâtiments tiennent quatre hommes assis, et les plus petites barques n'en tiennent qu'un. Les Tunguses remontent et descendent les rivières dans ces barques avec une rapidité étonnante: quand une rivière fait un grand détour, ou qu'ils ont envie de passer dans une rivière voisine, ils mettent la barque sur leurs épaules, et la portent par terre jusqu'à ce que la fantaisie leur prenne de se rembarquer. Autant la barque porte d'hommes, autant elle a de rames. Ces rames sont larges aux deux bouts; car on rame et on gouverne en même temps, et par conséquent on est obligé de les faire aller continuellement tantôt d'un côté, tantôt de l'autre.
Les Tunguses d'Ilimsk sont presque tous pauvres; le plus grand nombre n'a pas plus de six rennes, et ceux qui en ont cinquante sont regardés comme très-riches, parce que ces animaux forment toute leur richesse. Leur habillement est simple; ils portent en tout temps sur leur peau une pelisse de peau de renne, dont le poil est tourné en dehors, et qui descend un peu plus bas que les genoux: cette pelisse se ferme par-devant avec des courroies. Les femmes en ont de semblables, mais la fourrure est tournée en dedans. Quand elles veulent se parer, elles portent de plus une soubreveste de peau de daim, le poil tourné en dehors, qui ne descend que jusqu'aux hanches, et est ouverte sur la poitrine.
Leur religion permet la polygamie. Ils ont des idoles de bois, et leur adressent soir et matin des prières pour en obtenir une chasse ou une pêche abondante; c'est à quoi se bornent presque tous leurs vœux. Ils sacrifient au diable le premier animal qu'ils ont tué à la chasse, et sur le lieu même; ce qu'ils font de cette manière: ils dévorent la viande, gardent la peau pour leur usage, et n'exposent que les os tout secs sur un poteau, pour la part du diable: c'est du moins n'être pas trop dupe, et traiter le démon comme il le mérite. Si la chasse est heureuse, les chasseurs, de retour à la jurte, en font des remerciements à l'idole, la caressent beaucoup et lui font goûter du sang des animaux qu'ils ont tués. Si la chasse, au contraire, n'a pas bien réussi, ils s'en prennent à l'idole et la jettent de dépit d'un coin de la jurte à l'autre. Quelquefois on la met en pénitence, et l'on est un certain temps sans lui rendre aucune sorte de culte, sans lui marquer aucun respect; ou quand on est bien piqué contre elle, on la porte à l'eau pour la noyer.
Les Tunguses ont une façon de prendre les muscs et les daims. Quand les petits de ces animaux sont égarés, ils ont un cri particulier pour appeler leurs mères: cette découverte faite par les Tunguses leur donne la facilité de prendre ces animaux, ce qu'ils font toujours dans l'été. Ils n'ont qu'à plier un morceau d'écorce de bouleau, avec lequel ils imitent le cri des jeunes muscs et des petits daims, et leurs mères accourant à ces cris, ils les tuent sans peine à coups de flèches.
La manière dont se fait la chasse des zibelines a quelques circonstances singulières. Il se forme ordinairement une société de dix à douze chasseurs qui partagent entre eux toutes les zibelines qu'ils prennent. Avant de partir pour la chasse, ils font vœu d'offrir à l'église une certaine portion de leurs prises; ils choisissent entre eux un chef à qui toute la compagnie est tenue d'obéir; ce chef est appelé peredowschick, c'est-à-dire conducteur, et ils lui portent un si grand respect qu'ils s'imposent eux-mêmes les lois les plus sévères pour ne point s'écarter de ses ordres. Quand quelqu'un manque à l'obéissance qu'il doit au conducteur, celui-ci le réprimande; il est même en droit de lui donner des coups de bâton, et ce châtiment se nomme, ainsi que la simple réprimande, une leçon (utschenié). Outre cette leçon, le réfractaire perd encore toutes les zibelines qu'il a prises. Il lui est défendu d'être assis en cercle avec les autres chasseurs pendant leurs repas; il est obligé de se tenir debout et de faire tout ce que les autres lui commandent. Il faut qu'il allume le poêle de la chambre noire, qu'il la tienne propre, qu'il coupe du bois, et enfin qu'il fasse le ménage. Cette punition dure jusqu'à ce que toute la société lui ait accordé son pardon, qu'il demande continuellement et debout, tandis que les autres mangent assis.
Dès qu'on a pris une zibeline, il faut la serrer sur-le-champ sans la regarder; car ils s'imaginent que de parler bien ou mal de la zibeline qu'on a prise, c'est la gâter. Un ancien chasseur poussait si loin cette superstition, qu'il disait qu'une des principales causes qui faisaient manquer la chasse des zibelines, c'était d'avoir envoyé quelques-uns de ces animaux vivants à Moscou, parce que tout le monde les avait admirés comme des animaux rares, ce qui n'était point du goût des zibelines. Une autre raison de leur disette, c'était, selon lui, que le monde était devenu beaucoup plus mauvais, et qu'il y avait souvent dans leurs sociétés des chasseurs qui cachaient leurs prises, ce que les zibelines ne pouvaient encore souffrir.
Les habitants du district de Kirenga et des bords du Léna, hommes et animaux, comme les bœufs, les vaches, sont sujets aux goîtres. On croit ici communément que les goîtres sont héréditaires, et que les enfants naissent avec ces sortes d'excroissances, ou du moins en apportent le germe; mais ce sentiment n'est pas général: il n'est pas adopté surtout par ceux qui ont des goîtres et qui cherchent à se marier.
A l'occasion de quelques déserteurs de notre troupe, qu'avait effrayés l'expédition au Kamtchatka, et qui nous abandonnèrent, j'appris une superstition des Sibériens que j'ignorais. Lorsqu'on ouvrit le sac de voyage d'un de ces déserteurs que l'on avait arrêté, on y trouva, entre autres choses, un petit paquet rempli de terre. Je demandai ce que c'était. On me dit que les voyageurs qui passaient de leur pays dans un autre étaient dans l'usage d'emporter de la terre ou du sable de leur sol natal, et que partout où ils se trouvaient ils en mêlaient un peu dans de l'eau qu'ils buvaient sous un ciel étranger; que cette précaution les préservait de toutes sortes de maladies, et que son principal effet était de les garantir de celles du pays. En même temps on m'assura que cette superstition ne venait pas originairement de Sibérie, mais qu'elle était établie depuis un temps immémorial parmi les Russes mêmes.
Les Yakoutes supposent deux êtres souverains, l'un cause de tout le bien, et l'autre du mal. Chacun de ces êtres a sa famille. Plusieurs diables, selon eux, ont femmes et enfants. Tel ordre de diables nuit aux bestiaux, tel autre aux hommes faits, tel autre aux enfants, etc. Certains démons habitent les nuées, et d'autres fort avant dans la terre. Il en est de même de leurs dieux: les uns ont soin des bestiaux, les autres procurent une bonne chasse, d'autres protégent les hommes, etc.; mais ils résident tous fort haut dans les airs.
Un endroit du Léna fort célèbre par une suite de montagnes placées sur la rive gauche du fleuve, qui forment comme des espèces de colonnes élevées dans des directions différentes, attire l'attention de tous les voyageurs. On l'appelle Stolbi. Je fis arrêter notre bâtiment à deux werstes au-dessous de l'endroit où commence cette colonnade de montagnes, tant pour les voir de près que pour examiner la mine de fer qu'on y exploitait depuis l'année précédente pour la compagnie de Kamtchatka. Ces montagnes colonniformes font un spectacle aussi singulier que curieux. Depuis leur pied jusqu'à leur sommet, de grandes pièces de rochers s'élèvent les unes en forme de colonnes rondes, d'autres comme des cheminées carrées, d'autres comme de grands murs de pierre, de la hauteur de dix à quinze brasses: on s'imaginerait voir les ruines d'une grande ville. Plus on en est éloigné, plus le coup d'œil est beau, parce que les pièces de rochers, placées les unes derrière les autres, prennent toutes sortes de formes, selon le point de vue d'où on les regarde. Les arbres qui se trouvent entre leurs intervalles augmentent encore la beauté du coup d'œil. Ces montagnes occupent une étendue de trente-cinq werstes; elles diminuent graduellement, et se perdent enfin tout à fait.
La pierre dont les colonnes sont formées est en partie sablonneuse et de toutes sortes de couleurs, en partie d'un marbre rouge agréablement varié. Enfin, à une certaine distance, ces montagnes pyramidales ou colonniformes rappellent exactement tout ce qui compose la perspective des villes: tours, clochers, péristyles, et autres édifices. Entre les rochers, ainsi figurés en colonnes, on trouve épars un bon minerai de fer, et l'on voit, au pied de la montagne où commence la perspective, deux cabanes construites avec des broussailles en forme de jurte, où les ouvriers se retirent la nuit et les jours de fête. Je me rendis à cette montagne, dont la hauteur est d'environ trois quarts de werste, et j'y trouvai tous les ouvriers travaillant: je n'avais encore vu nulle part exploiter si lestement une mine.
Notre troupe académique se réunit à Yakoutsk, en septembre. L'hiver avançait. Le 19 septembre, le Léna commença à charrier de la glace, qui augmenta tellement de jour en jour jusqu'au 28 du même mois, que le fleuve en fut entièrement couvert le lendemain: on le passait partout en traîneau. La glace devint en peu de jours si épaisse, qu'on pouvait en tirer des morceaux considérables pour l'usage des habitants; car on fait ici de la glace unie un usage dont on n'a point d'idée ailleurs: elle sert à calfeutrer les maisons. Pour peu que les fenêtres d'un logis ne ferment pas avec précision, elles ne sauraient suffisamment garantir les chambres du froid extérieur. Les caves mêmes dans lesquelles on garde la boisson, comme bière, hydromel, vin, etc., ne peuvent pas être à l'abri du grand froid par les moyens ordinaires, comme de bonnes portes, du fumier de cheval, etc. C'est la rigueur du froid même qui fournit le moyen le plus sûr d'empêcher qu'il ne pénètre dans les habitations. On coupe de la glace bien nette, et dans laquelle il n'y ait point d'ordure; on en taille des morceaux de l'exacte grandeur des fenêtres et des ouvertures, et on les y applique par dehors, comme on fait ailleurs de doubles châssis de verre. Pour qu'ils tiennent, on ne fait qu'y verser de l'eau, qui, en se gelant, les attache fortement aux ouvertures. Ces vitraux de glace n'ôtent pas beaucoup de lumière: lorsqu'il y a du soleil, on voit aussi clair qu'à travers des châssis de verre; et quelque vent qu'il fasse au dehors, le froid n'entre jamais dans les chambres. Les gens aisés, dont les maisons ont des fenêtres, appliquent les vitraux de glace par dedans, et par là ne souffrent point du tout des froides émanations de la glace. La boisson ne se gèle pas non plus dans les caves, quand leurs ouvertures ou soupiraux sont garnis de ces sortes de châssis. Ceux mêmes qui n'ont point d'autres vitraux que ces fenêtres de glace, s'en trouvent fort bien, pourvu qu'ils aient l'attention de ne pas trop rester dans les chambres après que le poêle est fermé: cependant les nationaux ne prennent guère cette précaution.
La ville de Yakoutsk est située dans une plaine sur la rive gauche du Léna, qui se jette à deux cents lieues plus loin dans la mer Glaciale. L'hiver y est ordinairement très-rude; mais les forêts qui sont au-dessus et au-dessous de la ville fournissent assez de bois.
Quant à la végétation des grains, le climat n'y paraît pas propre. Il est vrai que le couvent de la basse ville a ensemencé autrefois quelques terrains d'orge qui, dans certaines années, a mûri; mais comme elle manquait dans d'autres temps, cette culture est abandonnée. Je n'ai point entendu dire qu'outre l'orge aucun autre grain soit parvenu à sa pleine maturité; mais c'est la qualité du climat, plutôt que celle du sol, qui s'oppose à la maturation des grains; car le terrain est noir et gras; il s'y trouve même de temps en temps des champs garnis de bouleaux clair-semés, ce qu'on regarde en Sibérie comme la marque d'une bonne terre labourable. Après tout, que peut produire la terre, quelque bonne qu'elle soit, lorsqu'elle manque de chaleur? Et quelle chaleur peut-elle avoir, quand à la fin de juin elle est encore gelée à la profondeur de trois pieds ou même davantage?
Quoique dans les environs de Yakoutsk il y ait encore quelques montagnes, on y trouve peu ou point de sources, et c'est vraisemblablement parce que la terre est gelée à une certaine profondeur.
Le séjour de toutes les personnes réunies à Yakoutsk pour le voyage de Kamtchatka rendait cette ville fort active, et nous n'y fûmes point désœuvrés. La brièveté des jours dans un climat rigoureux, sous la latitude de soixante-deux degrés deux secondes, n'encourageait pas beaucoup au travail. Il faisait à peine jour à neuf heures du matin. Quand il s'élevait un certain vent qui chassait une poussière de neige, on ne pouvait rester sans lumière aux plus belles heures de la journée, et par un temps serein on voyait déjà les étoiles avant deux heures après midi. La plupart des habitants profitent de ce temps oiseux pour dormir: à peine sont-ils levés pour manger qu'ils se recouchent encore, et quand le jour est tout à fait sombre, souvent ils ne se réveillent point. Nous étions bien prévenus du danger qu'il y avait, en s'abandonnant au sommeil, de gagner le scorbut: nous nous arrangeâmes en conséquence, et nous partagions notre temps entre le travail et la dissipation, sans en donner beaucoup au sommeil.
Je m'amusais fort bien d'une sorte de marmottes très-communes dans le pays, et que les Russes nomment iewraschka. Ce joli petit animal se trouve dans les champs aux environs de Yakoutsk, et jusque dans les caves et dans les greniers, aussi bien dans ceux qui sont creusés sous terre que dans ceux qui sont au haut des maisons; car il est bon de remarquer que, dans tout le district de Yakoutsk, il y a autant de greniers à blé sous terre qu'au-dessus, parce que dans les premiers les grains sont à l'abri de l'humidité et des insectes. Tout ce qui est sous la surface de la terre, à la profondeur de deux pieds, y gèle presque en toute saison; ni l'humidité ni les insectes n'y pénètrent guère. Les marmottes des champs restent dans des souterrains qu'elles se creusent, et dorment pendant tout l'hiver; mais celles qui sont friandes de blé et de légumes sont en mouvement l'hiver et l'été pour chercher partout leur nourriture. Lorsqu'on prend cet animal et qu'on l'irrite, il mord très-fort, et pousse un cri sonore comme celui de la marmotte ordinaire. Quand on lui donne à manger, il se tient assis sur les pattes de derrière et mange avec celles de devant. Les femelles de ces animaux mettent bas dans les mois d'avril et de mai; elles ont depuis cinq jusqu'à huit petits. On trouve en différents endroits de la Sibérie de véritables marmottes, mais qui diffèrent, selon les lieux, de grosseur et de couleur. Les Russes et les Tatares les nomment suroks.
L'hiver de cette année fut très-doux relativement au climat; cependant on éprouva de temps en temps des froids excessifs. J'en faillis porter de tristes marques un jour que je courus en traîneau pendant l'espace d'une demi-lieue avec quelques personnes. Nous sortions d'auprès d'un poêle bien chaud; nous étions bien garnis de pelisses; nous n'avions mis que six minutes à faire le trajet: nous trouvâmes en arrivant une chambre bien chaude, et nous avions tous le nez gelé.
Les habitants m'assurèrent que le plus grand froid de cet hiver n'approchait pas de celui qu'ils avaient ressenti dans certaines années. On raconte même qu'il y eut un hiver où le froid fut si vif, qu'un gouverneur de province, en allant de sa maison à la chancellerie, qui n'en était pas éloignée de plus de cinquante pas, quoiqu'il fût enveloppé dans une longue pelisse, et qu'il eût un capuchon fourré qui lui couvrait toute la tête, eut les mains, les pieds et le nez gelés, et qu'on eut beaucoup de peine à le guérir de cet accident. Pendant l'hiver que nous passâmes à Yakoutsk, le thermomètre marquait quelquefois soixante-douze degrés au-dessous de zéro (trente-quatre degrés centigrades). On juge bien que sous un pareil ciel les hommes sont souvent exposés à avoir des membres gelés.
Voici les indices du mal et les remèdes qu'on y apporte. Un membre qui vient d'être gelé n'a plus aucune sensibilité; il n'y reste aucune trace de rougeur, et il est plus blanc qu'aucun autre endroit du corps. Pour rétablir la partie gelée, on conseille ordinairement de la frotter bien fort avec de la neige. Lorsqu'on commence à s'apercevoir que quelque sensibilité y revient, on continue le frottement; mais au lieu de neige on se sert d'eau froide. Quand la congélation n'a pas duré bien longtemps, et n'est arrivée qu'en passant d'une maison à une autre, le remède le plus prompt est de bien frotter le membre avec un morceau de laine. Ce moyen est en usage à Yakoutsk, et je l'ai moi-même éprouvé avec assez de succès; mais quand le membre a été gelé pendant un temps considérable, les frottements avec la neige, avec l'eau froide et avec la laine ne servent à rien. Il faut dans ce cas plonger le membre gelé dans la neige, ensuite dans l'eau froide, et l'y tenir très-longtemps, après quoi l'on en vient au frottement. Les Yakoutes, dont les Russes ont adopté la méthode, couvrent les membres gelés de fiente de vache ou de terre glaise, ou de ces deux choses mêlées ensemble en même temps. On prétend que ce remède dissipe peu à peu l'inflammation du membre gelé, et lui rend la vie: il est encore regardé comme un bon préservatif. La plupart des Yakoutes, lorsqu'ils sont obligés de faire un voyage un peu long par un grand froid, enduisent de cette espèce d'onguent toutes les parties dont on craint la congélation; et tous assurent que s'ils ne sont pas entièrement garantis par cet enduit, il ralentit du moins l'effet de la gelée.
La manière de vivre des Yakoutes ne diffère pas beaucoup de celle des autres nations de Sibérie; mais ils ont un usage dont il n'y a peut-être point d'exemple chez aucun autre peuple du monde: lorsqu'une femme yakoute a mis au monde un enfant, la première personne qui entre dans la jurte donne le nom au nouveau-né.
C'est à Yakoutsk que nos voyageurs devaient trouver toutes les facilités nécessaires pour se transporter au Kamtchatka; mais, malgré les ordres du sénat de Saint-Pétersbourg, qui apparemment avait peu de puissance en raison de son éloignement, la chancellerie de Yakoutsk ne leur fournit ni bâtiments, ni équipages pour pouvoir se rendre à Okhotsk, d'où l'on s'embarque sur la mer du Kamtchatka; ils résolurent donc de reprendre la route de Saint-Pétersbourg. Considérant, dit le docteur Gmelin, qu'il y avait déjà quatre années que nous étions partis de Saint-Pétersbourg, tandis qu'on nous avait fait espérer que notre voyage ne durerait en tout que cinq ans, nous comprîmes que, quand tout réussirait à notre gré, quand nous trouverions toutes les facilités possibles pour passer au Kamtchatka, il y aurait déjà cinq ans d'écoulés, et qu'il fallait compter encore au moins deux ans pour le retour, outre le temps de notre séjour dans cette presqu'île. Nous n'avions, d'ailleurs, nullement envie d'habiter éternellement les contrés sauvages de la Sibérie. Nous prîmes donc, le professeur Muller et moi, les arrangements nécessaires pour notre départ de Yakoutsk.
Les glaces de la mer fondent presque toujours dans le même temps que le Iénisée dégèle à son embouchure; ce qui arrive communément vers le 12 juin. La mer est bientôt nettoyée, lorsqu'il souffle des vents de terre qui chassent les glaces. Une circonstance remarquable, c'est que, même après que les vents de terre n'ont pas cessé de souffler pendant quinze jours, on retrouve encore de la glace sur le bord de la mer, quand les vents nord et nord-ouest ont soufflé seulement pendant vingt-quatre heures, sans même être violents: ce qui semble indiquer que l'origine de cette glace ne peut être fort éloignée, et que le froid doit provenir d'une grande île ou d'un continent, et de la mer Glaciale. Cette dernière conjecture paraît confirmée par les navigations que les Russes ont poussées à plusieurs reprises jusqu'au 78e degré de latitude septentrionale, point d'où les vaisseaux ne pouvaient pas pénétrer plus loin à cause des glaces.
Si la mer dégèle tard, elle gèle de bonne heure. Vers la fin du mois d'août, on n'est plus sûr de ne pas trouver la mer glacée. Il ne faut, avec le calme, qu'un froid ordinaire pour qu'elle soit couverte de glace en un quart d'heure; mais quand elle est gelée de si bonne heure, il n'est pas sûr non plus qu'elle reste en cet état jusqu'à l'hiver. Quoi qu'il en soit, il est certain que la mer ne gèle jamais plus tard que le premier octobre, et qu'ordinairement elle gèle plus tôt.
Il pleut rarement dans le printemps à Ieniseisk; et pendant l'été le ciel y est presque toujours serein. Le tonnerre y est fort rare, et l'on n'y connaît point du tout les éclairs. En automne, il y a des brouillards continuels, et les murs suintent sans cesse dans les maisons et dans les cabanes; en hiver, il y a de fréquentes tempêtes.
Depuis le commencement d'octobre jusque vers la fin de décembre, on voit beaucoup d'aurores boréales, mais qui sont de deux espèces. Dans l'une, il paraît entre le nord-ouest et l'ouest un arc lumineux d'où s'élèvent, à une hauteur moyenne, quantité de colonnes lumineuses; ces colonnes s'étendent vers différents points du ciel, qui est tout noir au-dessous de l'arc, quoiqu'on aperçoive quelquefois les étoiles au travers de cette obscurité. Dans l'autre espèce, il paraît d'abord au nord et au nord-est quelques colonnes lumineuses qui s'agrandissent peu à peu, et occupent un grand espace de ciel; ces colonnes s'élancent avec beaucoup de rapidité, et couvrent enfin tout le ciel jusqu'au zénith, où les rayons viennent se réunir. C'est comme un vaste pavillon brillant d'or, de rubis et de saphirs, déployé dans toute l'étendue du ciel. On ne saurait imaginer un plus beau spectacle; mais quand on voit pour la première fois cette aurore boréale, on ne peut la regarder sans effroi, parce qu'elle est accompagnée d'un bruit semblable à celui d'un grand feu d'artifice. Les animaux mêmes en sont, dit-on, effrayés. Les chasseurs qui sont à la quête des renards blancs et bleus des cantons voisins de la mer Glaciale, sont souvent surpris par ces aurores boréales. Leurs chiens en sont épouvantés, refusent d'aller plus loin, et restent couchés à terre en tremblant, jusqu'à ce que le bruit ait cessé; cependant ces effrayants météores sont ordinairement suivis d'un temps fort serein.
On n'avait depuis longtemps aucune nouvelle du professeur De la Croyère: les trois professeurs, depuis leur séparation, avaient presque toujours suivi des directions opposées qui les éloignaient de plus en plus les uns des autres. On reçut enfin de lui une lettre qui marquait que vers la fin d'août 1737, il était parti par eau de Yakoutsk, et qu'il avait eu le bonheur d'atteindre Simowic, située à plus de douze cents werstes au-dessous de Yakoutsk. Il semblait, disait-il, que le ciel et la terre fussent conjurés contre lui; qu'ils eussent suscité tous les éléments pour traverser de toutes les façons imaginables les entreprises qu'il avait formées dans l'intérêt de la science, au péril de sa vie. Le ciel avait été presque continuellement couvert de nuages, et le grand froid avait gâté tous ses instruments météorologiques; en sorte qu'il ne lui restait plus aucun de ses meilleurs thermomètres, parce qu'il les avait tous emportés avec lui, pour n'en pas manquer dans les lieux où il comptait pouvoir surprendre le froid, pour ainsi dire, à sa source. Il ajoutait que, voulant savoir jusqu'à quelle profondeur la terre était gelée sous ce rigoureux climat, il s'était servi de la houe; mais que la terre, pour éluder ses recherches, avait pris la dureté du marbre; qu'elle ne s'était laissé pénétrer en aucun endroit, et que les plus forts instruments de fer s'étaient brisés sous les efforts redoublés des plus robustes travailleurs; qu'il n'avait pas trouvé l'eau plus docile qu'au commencement de février. Ayant fait creuser la glace jusqu'à l'eau courante, pour voir si l'eau dans ces cantons, sans perdre sa fluidité, était susceptible d'un plus fort degré de froid que dans les pays où la congélation est au trente-deuxième degré Fahrenheit (quinze degrés centigrades), il avait suspendu dans ce trou le seul thermomètre qui lui restait, et que dix à douze minutes après, tout au plus, le thermomètre était engagé dans trois pouces dix lignes de glace, et si fortement pris, qu'avec toutes les précautions qu'il mit en usage pour le détacher de ce ciment glacial, il n'avait pu l'en retirer que par pièces; que le froid alors était si vif, qu'il ne pouvait tenir sa main l'espace de dix minutes au grand air sans risquer de l'avoir gelée; que pendant tout le temps qu'il avait séjourné dans ce canton-là, les vents avaient soufflé entre nord-ouest et nord-nord-est; qu'on ne voyait ni ciel ni terre, lorsque le vent venait tout à coup à changer de direction, et qu'il amenait souvent une si forte poussière de neige, qu'en la voyant on aurait dit que tout l'air était converti en neige; que le feu même, dont on pouvait espérer au moins des services, lui avait quelquefois refusé les secours qu'il en attendait, et qu'il avait eu souvent les doigts gelés près d'un grand feu; qu'enfin l'air, dans ces climats glacés, avait été pendant son séjour d'une si mauvaise qualité, qu'environ la moitié des habitants, quoique indigènes, avaient péri par des maladies épidémiques.
Après beaucoup de recherches sur la chasse des rennes et sur celle des renards blancs et bleus, le docteur Gmelin rapporte, sur la foi des chasseurs, qu'ils s'éloignent souvent de leurs habitations à la distance de quarante, de cinquante et de cent werstes, pourvu qu'ils aient quelque espérance de réussir. Ainsi ces sortes de chasses sont de vrais voyages. Dans l'hiver, où elles sont les plus fréquentes, il s'élève quelquefois des tempêtes si furieuses, qu'on ne voit pas devant soi la moindre trace de chemin, et qu'on est forcé de rester dans l'endroit où l'on se trouve jusqu'à ce que l'ouragan soit passé. Comme chaque chasseur est pourvu d'une petite tente qu'il porte partout, pour lui et pour son chien, il la dresse alors et se met à couvert des injures du temps. Aucun ne s'expose dans ces longues courses sans avoir des vivres pour quelques jours; et quand la tempête dure trop longtemps, ils diminuent chaque jour quelque chose de leur portion pour en prolonger la durée. Ces chasseurs sont aussi munis chacun d'une boussole, pour pouvoir retrouver leur chemin quand les ouragans en ont effacé les traces. Quand les neiges accumulées rendent les chemins impraticables, ils ont une sorte de chaussure avec laquelle ils glissent sur la neige sans y enfoncer. La boussole vue par le docteur Gmelin était en bois, et l'aiguille aimantée marquait assez bien: elle indiquait huit vents principaux qui avaient chacun leur nom. Les autres vents y étaient marqués, sans être désignés nommément; les vents intermédiaires étaient distingués par des lignes ou des points.
A Mangaséa, sur un bras du Iénisée, le soleil était fort chaud, et dès le 14 juin il n'y avait plus aucune trace de neige, ni dans les rues, ni dans les champs. L'herbe poussait à vue d'œil. Le 15, on vit fleurir des violettes jaunes qui ne viennent guère que sur les montagnes de la Suisse et sur quelques autres aussi élevées. Ici, ces violettes croissaient en quantité sur un terrain bas entre les buissons. L'herbe, à la fin du mois de juin, avait un pied, et dans quelques endroits jusqu'à un pied et demi de hauteur. Depuis le 11, on ne voyait pas beaucoup de différence entre le jour et la nuit pour la clarté. On lisait à près de minuit la plus fine écriture, presque aussi bien qu'on l'aurait lue à midi, par un temps couvert, dans les pays plus méridionaux. Pendant toute la nuit, le soleil était visible au-dessus de l'horizon. Vers minuit, à la vérité, lorsqu'on était dans un endroit bas, on avait de la peine à voir entièrement le disque du soleil; mais en montant sur la tour, qui n'était pas même fort haute, on le voyait distinctement tout entier. On pouvait hardiment regarder cet astre sans en être ébloui: les rayons ne commençaient à se rendre bien sensibles qu'à plus de minuit passé. Toute la troupe des voyageurs ne put s'empêcher de célébrer ce magnifique spectacle, qu'aucun d'entre eux n'avait vu, et que, selon toutes les apparences, ils ne devaient jamais revoir. On se mit à table dans la rue, le visage tourné au nord; tout le monde regardait le soleil, sans en détourner un instant les yeux, et changeait de position à mesure que cet astre avançait. On jouit de ce rare spectacle jusqu'au moment où les rayons du soleil, qui prenait insensiblement de la force, devenus trop vifs, ne pouvaient plus qu'incommoder.
Le docteur Gmelin visita la grande montagne d'aimant dans le pays des Baskirs. C'est, à proprement parler, une chaîne de montagnes qui s'étend du nord au sud, à la longueur d'environ trois werstes, et qui, du côté occidental, est divisée par huit vallons de différentes profondeurs, qui la coupent en autant de parties séparées. Du côté oriental est un steppe assez ouvert, dont la partie occidentale est éloignée d'environ cinq à six werstes du Jaïk; du même côté, et au pied de la montagne, passe encore un ruisseau sans nom qui, à deux werstes au-dessous, va se jeter dans le Jaïk. La septième partie ou section de la montagne, à compter de l'extrémité septentrionale, est la plus haute de toutes, et sa hauteur perpendiculaire peut être de quatre-vingts à quatre-vingt-dix brasses. Celle-ci produit aussi le meilleur aimant, non pas au sommet, qui est formé d'une pierre blanche tirant sur le jaune, et participe d'une espèce de jaspe, mais à environ huit brasses au-dessous. On voit là des pierres du poids de deux mille cinq cents à trois mille livres, qu'on prendrait de loin pour des pierres de grès, et qui ont toute la propriété de l'aimant. Quoiqu'elles soient couvertes de mousses, elles ne laissent pas d'attirer le fer ou l'acier à la distance de plus d'un pouce. Les faces exposées à l'air ont la plus forte action magnétique; ceux qui sont enfoncés en terre en ont beaucoup moins. D'un autre côté, les parties les plus exposées à l'air et aux vicissitudes du temps sont moins dures, et par conséquent moins propres à être armées. Une pierre d'aimant de la grandeur qu'on vient de décrire est composée de quantité de petits aimants, qui opèrent en différentes directions. Pour les bien travailler, il faudrait les séparer à la scie, afin que le bloc qui renferme la vertu de chaque aimant particulier demeurât tout entier; on obtiendrait vraisemblablement de cette façon des aimants d'une grande puissance. On taille ici des morceaux au hasard, et il s'en trouve plusieurs qui ne valent rien du tout, soit parce qu'on abat un morceau de pierre qui n'a point de vertu magnétique ou qui n'en renferme qu'une petite parcelle, soit parce que dans un seul morceau il se trouve deux ou trois aimants réunis. A la vérité, ces morceaux ont une vertu magnétique; mais comme elle ne converge pas vers un même point, il n'est pas étonnant que l'effet d'un pareil aimant soit sujet à bien des variations.
L'aimant de cette montagne, à l'exception de celui qui est exposé à l'air, est d'une grande dureté, tacheté de noir, et rempli de tubérosités qui ont de petites parties anguleuses, comme on en voit souvent à la surface de la pierre sanguine, dont il ne diffère que par la couleur; mais souvent, au lieu de ces parties anguleuses, on ne voit qu'une espèce de terre d'ocre. En général les aimants qui ont ces petites parties anguleuses ont moins de vertu que les autres. La portion de la montagne où sont les aimants est presque entièrement composée d'une bonne mine d'acier, qu'on tire par petits morceaux entre les pierres d'aimant. Toute la section de la montagne la plus élevée renferme une pareille mine; mais plus elle s'abaisse, moins elle contient de métal. Plus bas, au-dessous de la montagne d'aimant, il y a d'autres pierres ferrugineuses, mais qui rendraient fort peu de fer si l'on voulait les faire fondre. Les morceaux qu'on en tire ont la couleur du métal, et sont très-lourds. Ils sont inégaux en dedans, et ont presque l'air de scories, si ce n'est qu'on y trouve beaucoup de ces parties anguleuses. Ces morceaux ressemblent assez, à l'extérieur, aux pierres d'aimant; mais ceux qu'on tire à huit brasses au-dessous du roc n'ont plus aucune vertu. Entre ces pierres, on trouve d'autres morceaux de roc qui paraissent composés de très-petites parcelles de fer, dont ils montrent en effet la couleur. La pierre par elle-même est pesante à la vérité, mais fort molle; les parcelles, intérieurement, sont comme si elles étaient brûlées, et elles n'ont que peu ou point de vertu magnétique. On trouve aussi de loin à loin un minerai brun de fer dans des couches épaisses d'un pouce, mais il rend peu de métal. La section la plus méridionale, ou la huitième partie de la montagne, ressemble en tout à la septième, si ce n'est qu'elle est plus basse. Les aimants de cette dernière section n'ont pas été trouvés d'une aussi bonne qualité. Toute la montagne est couverte de plantes et d'herbes, qui sont presque partout assez hautes. On voit aussi par intervalles, à mi-côte et dans les vallées, de petits bosquets de bouleaux. Cette montagne, au reste, outre cet aimant, n'offre qu'un roc ordinaire; seulement en certains endroits on y rencontre de la pierre à chaux.
(Suivent d'autres détails du voyage, qui n'offrent pas assez d'intérêt pour être relatés.)