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Voyages en Sibérie

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CHAPITRE III

CAPTIVITÉ ET SÉJOUR DU GÉNÉRAL KOPEC (JOSEPH),
EN 1795-1799.

Né en Lithuanie vers 1762, Kopec embrassa fort jeune la carrière militaire, et servit dans la cavalerie polonaise, d'abord comme simple soldat. Étant parvenu au grade d'officier supérieur, il fit la campagne de 1792 contre les Russo-Moscovites qui avaient envahi la Pologne, et fut un de ceux qu'on força de s'enrôler dans l'armée de la tzarine Catherine II. Deux ans plus tard, une occasion favorable pour se soustraire à cette violence lui étant présentée, Kopec s'empressa d'en profiter, et, malgré le soin avec lequel on le surveillait aux environs de Kiow, il parvint le premier à se joindre, avec son corps, aux insurgés de la Pologne commandés par le célèbre Kosciuszko. Ayant pris alors le commandement d'une brigade, il servit pendant le reste de cette campagne, et se fit surtout distinguer au premier siége de Varsovie, que les Prussiens furent forcés d'abandonner; mais, blessé à la bataille de Maciciowice, il tomba, avec les autres généraux polonais, entre les mains des Moscovites et fut condamné à être exilé en Sibérie.

Rentré sous le règne de Paul Ier dans son pays, le général Kopec mourut en 1830, laissant un manuscrit qui contenait ses mémoires. La principale partie de ces mémoires, traduite du polonais par M. L. Chodzko, ayant paru il y a quelque temps, nous donnons ici les détails qui se rattachent à la captivité et au séjour de l'auteur dans la presqu'île de Kamtchatka.

I

Kiow, Smolensk, Moscou, Kazan (villes).

Voici d'abord comment l'auteur raconte son arrivée à Kiow, ville autrefois polonaise, où il fut transporté quelques jours après la malheureuse bataille de Maciciowice, livrée le 10 octobre 1794.

On me sépara sur-le-champ de mes compatriotes, et on m'enferma dans un bâtiment vieux et humide. Le factionnaire ne devait me parler sous aucun prétexte. L'officier à qui était confiée ma surveillance m'amena sa femme en me disant qu'elle me vendrait un bonnet fourré pour me garantir du froid; je me privai du dernier argent qui me restait pour faire cet achat.

Le sixième jour de ma captivité, on m'éveilla à minuit pour me jeter dans une kibitka (voiture) grande comme un coffre, garnie au dehors avec des peaux de bœuf, et au dedans avec du fer. Cette kibitka avait une petite ouverture qui servait à faire passer la nourriture qu'on me donnait. On me traitait avec une cruauté toute spéciale, on me regardait comme un grand criminel, et les horreurs du secret n'étaient pas suffisantes pour moi; je n'eus plus de nom, et on me désigna seulement par un numéro!

Je voyageai sept jours et sept nuits dans cette kibitka; mes blessures étaient encore saignantes, et je n'avais qu'un peu de paille pour reposer ma tête. A Smolensk, le peuple se pressait en foule pour voir ce qu'on avait pu renfermer dans ce coffre au-dessus duquel étaient assis deux soldats armés jusqu'aux dents; je fus déposé dans une grande chambre d'où j'entendais des gémissements et le bruit des armes. Après avoir franchi un long corridor, je fus poussé dans une espèce de niche, faiblement éclairée par une lampe, et gardée par plusieurs soldats. Le jour n'arrivait jamais jusqu'à moi, et les soldats ne proféraient pas une parole. Le sommeil m'abandonna complétement, et je vécus ainsi quatre semaines. Le quinzième jour, le commandant de la prison vint me visiter; ce commandant était un tigre à face humaine, et on l'avait chargé du martyre des Polonais; il me fit sortir de ma niche et me força à parcourir avec lui plusieurs rues de la ville; j'avais des vertiges, je marchais au hasard, je ne voyais rien, je pensais qu'on me conduisait à la mort. Enfin nous arrivâmes devant un grand bâtiment, et le commandant me dit que c'était le palais de la tzarine et que j'allais m'y divertir. On m'introduisit dans une salle où se tenaient des juges autour d'une table. On me fit asseoir, et on commença à m'interroger sur ma naissance, ma religion et les circonstances de ma vie. Voici les questions qu'on me fit, ainsi que mes réponses.

«Avez-vous prêté serment?

—Pendant vingt ans que j'ai été au service j'ai prêté serment plusieurs fois.

—Mais quel a été le dernier serment que vous avez prêté?

—Le dernier, le plus important, c'est celui où j'ai promis de donner à ma patrie jusqu'à la dernière goutte de mon sang, et où j'ai promis de supporter avec courage tous les tourments.

—Mais il ne s'agit point de cela. Dites-nous si vous avez prêté serment de fidélité à l'impératrice notre auguste souveraine?

—Le serment a été arraché par la force et la violence.

—Et vous n'attachez aucune importance à ce serment?

—L'amour de ma patrie me commande de l'oublier.»

A ces mots les juges se levèrent de leurs siéges et me firent ramener dans ma prison. Trois jours après je reparus devant les juges, qui m'adressèrent les questions suivantes:

«Qui vous a annoncé le mouvement révolutionnaire de Cracovie? Quels hommes étaient de connivence avec vous? et de qui avez-vous reçu des secours?

—Je ne puis répondre à ces questions; mais ce que je puis dire, c'est qu'aucun citoyen n'était de connivence avec moi, et que personne ne m'a donné de secours, car j'étais peu connu. En rejoignant mes compatriotes j'ai été guidé par l'amour de ma patrie; je suis militaire, j'ai fait mon devoir; je suis blessé, j'ai été fait prisonnier, et on me traite comme un criminel!»

On me fit écrire tout ce que j'avais dit, et on me transporta dans une vaste salle éclairée par quarante croisées et munie de quatre poêles. Le froid me saisit, et je tombai dangereusement malade; je demandai un confesseur, on me le refusa: je pensais que j'allais mourir sans me réconcilier avec Dieu, mais je n'étais qu'au commencement de mes épreuves!

Ma maladie fit en quelques jours des progrès si rapides qu'on eut enfin pitié de moi, et qu'on me transporta dans une chambre plus petite et plus chaude. Ma croisée, qui donnait sur le cimetière, était grillée, et de mon lit de douleur je voyais des enterrements et j'entendais le chant des popes (prêtres schismatiques).

Quoique mes jours fussent en péril, on me traitait avec la même rigueur. Pendant ma maladie, on amena plus de trois mille prisonniers polonais; la cruauté, les mauvais traitements qu'on exerça sur eux en firent périr la moitié. Le commandant, croyant que ma fin approchait, me dit que Szmigielski, mon ancien valet de chambre, se trouvait à Smolensk depuis trois mois.

Ce bon serviteur, après la bataille de Maciciowice, obtint un passeport de Souvaroff, général russe, réunit quatre cents ducats (ayant chacun onze francs de valeur), et se mit à parcourir le pays pour me chercher. Arrivé à Smolensk, il fut instruit de mon sort; il s'adressa au commandant, qui, après s'être fait payer son obligeance, lui permit de me voir. Notre joie fut au comble. Szmigielski n'avait dépensé que cent ducats dans ses voyages, et le reste servit à rendre ma position plus supportable. Après quatre mois de séjour à Smolensk, un ordre de Catherine II vint disperser les Polonais sur différents points. On me réservait, à moi, le plus rude châtiment, et l'on m'envoya au fond du Kamtchatka. Il fallut me séparer de mon brave valet de chambre, on m'y contraignit, et depuis lors je n'ai pu savoir ce qu'il était devenu.

Je partis la nuit dans une kibitka; un officier, quatre sous-officiers et quelques soldats m'escortaient. Nous voyageâmes cinq jours et cinq nuits sans nous arrêter.

On me fit traverser Moscou sans voir la ville, puis on me conduisit à Kasan, et de là à Irkoutsk (Sibérie). Dans le trajet de Smolensk à Irkoutsk, trois soldats de l'escorte moururent, et en voici la cause: comme ils étaient presque toujours dans un état complet d'ivresse, ils tombaient du haut de la kibitka où ils étaient assis; ces chutes donnaient des secousses affreuses à ma triste voiture, et sans mon sac de paille j'aurais eu la tête brisée.

Pendant mon séjour à Kasan, on me mit dans une chambre dont la croisée donnait sur la rue; je vis passer plusieurs de mes compatriotes, qui m'instruisirent des événements que ma captivité me laissait ignorer. Malheureusement on surprit bientôt mes intelligences avec le dehors, et l'on cloua des planches devant ma croisée. A travers la petite ouverture qui était pratiquée dans ma kibitka, je vis, sur la route de Kasan à Tobolsk, une grande quantité d'hommes marqués au front et à qui on avait coupé le nez.

Un jour, je me sentis tellement malade que je demandai à l'officier de nous arrêter pendant quelques heures; il me répondit que si je mourais il porterait mon cadavre à sa destination, et que si l'escorte était arrêtée par des brigands pour me délivrer, il avait ordre de me tuer avant qu'on s'emparât de moi.

II

Nijni-Oudinsk (ville).—Irkoutsk (ville).—Kiringa (colonie).—Yakoutsk et Okhotsk (villes).—Générosité d'un marchand.—Embarquement.—Naufrages.—Iles Kouriles.

J'arrivai à Nijni-Oudinsk dans un état de souffrance impossible à décrire. Après avoir pris un peu de repos, nous nous remîmes en route, et nous arrivâmes à une colonie distante de 300 werstes (60 lieues) de Irkoutsk. Là on joignit à notre convoi cinq Polonais, dont l'un était le dominicain de Minsk (religieux), et les quatre autres, de pauvres gentilshommes des environs d'Oszmiana, ville de Lithuanie. Ces derniers étaient innocents de tous délits politiques; mais comme ils portaient le nom de riches magnats, qui avaient été arrêtés et qui s'étaient rachetés, on avait pris les pauvres en compensation.

La nuit suivante, au moment où tout était prêt pour le départ, l'officier fit semblant d'avoir des attaques de nerfs; il avait été volé, disait-il; on lui avait pris son portefeuille avec tout l'argent destiné pour notre voyage; ces sommes lui étaient confiées par le gouvernement, et il pleurait, il se roulait et s'agitait comme un possédé. L'officier, avant la nuit, avait enfoui le portefeuille sous terre, et pour qu'on n'eût aucun soupçon, il joua la comédie que je viens de rapporter. Mais, non content des attaques de nerfs, il alla faire sa déposition aux autorités; il exigea qu'on visitât ses effets et les nôtres; on ne trouva rien, bien entendu; seulement l'un des juges-instructeurs vola une montre au pauvre dominicain. L'officier se fit donner des certificats par les marchands de la ville, qui constataient que ce genre d'accident était très-fréquent. Le gouvernement renvoya de l'argent, et nous voyageâmes plus vite pour regagner le temps perdu.

Après cinq mois de voyage, nous arrivâmes à Irkoutsk; cette ville est baignée par le fleuve d'Angora, qui prend sa source dans les montagnes de la Chine. Le commandant de la ville vint au-devant de nous, et à l'instant tous les prisonniers furent séparés. On me logea chez un marchand, et je me serais cru en paradis si je n'avais été prisonnier.

Le commandant était plein de compassion; chaque jour il m'envoyait des mets de sa table. Un médecin vint me voir; il me saigna et me donna quelques médicaments en me recommandant de les ménager, car plus loin, disait-il, je ne trouverais ni médecin ni médicaments. Il me demanda ce que je prenais le matin. Je lui dis qu'autrefois je prenais du café, mais que j'en avais oublié le goût, tant il y avait longtemps que je n'en avais pris. Au moment de mon départ, il m'envoya un grand sac de cuir, bien attaché, en disant que je pourrais me servir des plantes médicinales qu'il contenait. Quelle fut ma surprise lorsque, plus tard, en ouvrant le sac, j'y trouvai du café moulu et un pain de sucre! Ces deux denrées coûtent très-cher à Irkoutsk.

De son côté, le commandant vint me souhaiter un bon voyage, et m'offrit une belle fourrure de cerf, qui fut mise dans ma kibitka; je lui témoignais mon étonnement, car la saison était chaude et le froid semblait éloigné; mais il me dit que dans les contrées que j'allais parcourir, l'atmosphère était toute différente, et qu'après quelques jours de route je sentirais le froid. En effet, cette fourrure me fut de la plus grande utilité.

Après avoir traversé des déserts, nous arrivâmes à une colonie appelée Kiringa. On me donna une chambre assez commode, dont les fenêtres, au lieu de vitres, avaient du mica aussi transparent que du verre. En examinant cette fenêtre, je vis des vers écrits en russe, et tracés par la main de la princesse Menzikoff, qui avait accompagné son mari dans son exil, et qui mourut de désespoir, vers le milieu du XVIIIe siècle.

Plus tard, on me conduisit à Yakoutsk; je passai l'hiver et le printemps dans cette ville, où je trouvai le colonel S..., connu par ses atrocités. Après avoir commis bien des crimes en Pologne, il obtint de se faire nommer commandant de Yakoutsk.

Je rencontrai un jour à dîner, chez le commandant, plusieurs de mes compatriotes; mais dès que la saison le permit, on nous sépara pour nous envoyer dans différentes directions.

Notre convoi se composait de quatre mille chevaux; on m'en donna quatre pour mon usage. Le trajet que nous devions parcourir de Yakoutsk à Okhotsk était de 3,000 werstes (650 lieues de France), et cependant là n'était pas le terme de notre voyage. Il n'y avait aucune route tracée; tout l'espace était coupé par des vallées, par des côtes escarpées ou par quelques ruisseaux bien rares. Des ossements de chevaux qui avaient été dévorés par les ours, servaient de signes de parcours. Le prince Mischinskoï, qui venait d'être nommé commandant d'Okhotsk, faisait partie de notre convoi, ainsi que plusieurs marchands; nous avions aussi des militaires. Le prince, qui était dur et impertinent avec tout le monde et qui manqua à plusieurs des nôtres, se vit tout à coup abandonné de tous; force lui fut de faire des excuses; car en voyageant seul il aurait pu être dévoré par les ours.

Sur les bords de l'Aldon se trouvait un cimetière où nous remarquâmes plusieurs tombes dont les inscriptions portaient le nom d'un voyageur ou d'un exilé. En côtoyant la mer, nous nous approchâmes d'Okhotsk.

Le commandant prit à l'instant possession de sa nouvelle autorité, et les habitants se prosternèrent devant lui comme devant une divinité. J'espérais, d'après ce qu'il m'avait dit, être traité avec quelque douceur; mais on me mit dans une cabane de matelots, et sous leur surveillance.

Okhotsk est bâti sur un banc de sable, entre la rivière d'Okhota et la mer. Cette ville se compose, en tout, d'une soixantaine de maisons habitées par des courtiers, des marchands, des employés du gouvernement, et quelques matelots qui construisent les bâtiments. Il y a une église schismatique et un pope. Quand la mer refoule les eaux de l'Okhota, les maisons sont submergées.

Le commandant me permit de me promener souvent au bord de la mer, pour que je m'habituasse à l'air humide.

Un jour, dans une de mes promenades solitaires, je m'assis sur un tronc d'arbre renversé, et je me mis à contempler cette majestueuse nature. Tout à coup j'aperçus un jeune homme, beau, élégamment vêtu, qui venait dans ma direction. Sa vue produisit sur moi une si étrange impression, que je crus un moment qu'il sortait du fond des eaux. Cet homme, en m'approchant, me demanda à quelle nation j'appartenais. «A la plus malheureuse, répondis-je.—Vous êtes donc Polonais,» me dit-il. Puis il ajouta: «Je connais la Pologne; je m'intéresse à sa cause... Je suis marchand et envoyé par la chambre de commerce d'Irkoutsk pour expédier des marchandises par l'Océan; ensuite je reviendrai en Russie. Si vous avez une famille et des amis, écrivez-leur, et je vous promets que vos lettres leur parviendront. En vous faisant cette offre, je ne me dissimule pas les dangers auxquels je m'expose; mais le profond intérêt que vous m'inspirez l'emporte sur tout. En rentrant chez vous, vous trouverez tout ce qu'il faut pour écrire; vos gardiens seront payés par moi, ainsi ils ne vous trahiront pas.» Il me fit plusieurs questions, puis il me dit: «Ne faisiez-vous pas partie d'un complot contre la vie de Catherine II? jamais on n'a envoyé de prisonniers dans ce pays.» Je répondis que non, et que tout mon crime était d'avoir été plus zélé et plus dévoué que beaucoup d'autres. A mon tour, je lui demandai s'il connaissait le sort qu'on me réservait. «Non, me dit-il, car la terre finit ici; cependant comme il existe une presqu'île qu'on appelle le Kamtchatka, il serait possible que vous fussiez envoyé jusque-là. Peut-être la Providence vous délivrera-t-elle un jour; mais que d'incertitudes!»

Ce brave marchand me donna un sac de tabac à fumer, ce qui est très-précieux dans ces contrées; puis un sac de biscuits et quelques bijoux de peu de valeur. Il me conseilla d'acheter des bijoux le plus que je pourrais, me disant que l'argent ici n'était rien, et que les objets fabriqués étaient tout. Il prit mes lettres, qui parvinrent en Pologne. J'avais adressé, par cette précieuse occasion, une pétition à Catherine II; ce fut Paul Ier qui la reçut, car Catherine n'était plus. Cette pétition me rendit à la liberté; mais je n'en reçus la nouvelle qu'un an après.

Avant de partir pour le Kamtchatka, car c'était là le lieu de ma destination, j'achetai une quantité de petits bijoux; mes deux années de solde de prisonnier, que je venais de toucher, m'avaient mis à même de faire ces achats. Hélas! tout fut perdu dans un naufrage.

Le moment de partir était venu: deux vaisseaux quittèrent d'abord la rade, l'un pour la Nouvelle-Hollande, et l'autre pour l'île Saint-Élie.

La matinée était belle et sereine; le soleil éclairait l'horizon; le vent soufflait de terre, tout semblait favoriser la sortie du port. Mais à peine les embarcations avaient-elles fait deux milles, qu'un orage s'éleva; deux chaloupes furent submergées, quinze hommes périrent et quinze autres se sauvèrent à l'aide des cordes qu'on leur avait jetées d'un bâtiment. Le lendemain, les flots rapportèrent les cadavres.

Quel triste augure pour moi, qui regardais ce spectacle, et qui allais m'embarquer dans quelques heures!

Le bâtiment qui devait m'emmener mit à la voile, et je partis. Ce bâtiment, qui appartenait à la compagnie d'Irkoutsk, allait à la découverte de nouveaux pays, et devait faire un grand achat de fourrures. Notre équipage se composait de quatre-vingts hommes. Un matelot était commis à ma garde. Cet homme avait été capitaine; mais on l'avait dégradé parce qu'il avait perdu une chaloupe dans la guerre de Suède. Je lui abandonnais, chaque jour, ma portion de viande et de poisson, car je dînais avec les marchands; mes procédés l'attachèrent à moi, et c'est à lui que je dus mon salut.

Au moment où les voiles déployées poussaient au large, le vaisseau rencontra un fragment de rocher; le choc fut si violent, que plusieurs passagers furent renversés, et d'autres seraient tombés à la mer, s'ils ne s'étaient cramponnés aux cordes. Nous passâmes un jour et une nuit, tantôt avançant, tantôt reculant; enfin, après huit jours d'incertitude, nous perdîmes de vue le port. Il m'était impossible de dormir, et je souffrais cruellement de cette insomnie, quand mon matelot eut l'idée de me faire donner un hamac; je me mis dedans, et je parvins à trouver le sommeil.

Deux Kamtchadales moururent le même jour, et on leur fit les cérémonies en usage sur mer. Le pope lut les prières; puis les morts furent placés dans des sacs de cuir remplis de pierres, et on les jeta dans la mer l'un après l'autre. Le temps était redevenu si calme à ce moment, que le vaisseau était presque immobile. Nos yeux plongeaient dans l'abîme, et nous pûmes voir les animaux marins qui se disputaient les deux sacs et les deux cadavres. Pendant trois heures le vaisseau resta dans la même position. Quelques passagers nous dirent que ce calme plat annonçait que Dieu jugeait les morts.

Après le coucher du soleil, une brise légère enfla les voiles. Nous vîmes aussitôt la mer couverte de poissons: c'est un signe d'orage, dirent les matelots. A peine avaient-ils prononcé ces mots, qu'une vague nous frappa avec violence et renversa plusieurs des nôtres; puis les matelots virent un oiseau de terre qui s'était perché sur le mât. Nous commençâmes à nous alarmer sérieusement, parce que nous nous étions crus loin de terre. Un matelot grimpa au mât, s'empara adroitement de l'oiseau et lui cassa une aile; comme l'oiseau criait de toutes ses forces, les autres matelots prirent des cordes et en appliquèrent vingt coups à leur camarade, en disant que les divinités maritimes se vengeraient d'une cruauté inutile.

Les vagues enflaient d'une minute à l'autre; on hissa les voiles. Le capitaine ne pouvait prendre aucune direction; les vagues couvrirent bientôt le pont du vaisseau. On ne pouvait plus faire de feu, et nous étions mouillés, transis de froid et exténués de fatigue. Le capitaine pensa que nous étions près des îles Kouriles.

Nous restions depuis quarante-huit heures dans la même position, quand, au lever du jour, nous aperçûmes des rochers et des animaux de différentes espèces. Les vagues étaient moins furieuses; les matelots grimpèrent aux mâts sans savoir quel était le pays dont nous nous approchions.

Ce que nous craignions, c'était d'aborder dans une des îles du Japon, où tant de vaisseaux avaient péri. Le capitaine ordonna le sondage; le sondeur cria qu'il y avait quatre-vingts toises; un quart d'heure après, il n'y en avait que quarante. Le bâtiment allait donc inévitablement échouer; mais par bonheur les bords étaient sablonneux, et nous échouâmes sans trop d'avaries.

Le capitaine ordonna de jeter l'ancre; mais il était trop tard: le vaisseau échoua; les cordes se rompirent et les mâts se brisèrent. L'eau entra dans le bâtiment; bientôt nous allions être submergés! Plusieurs des nôtres se jetèrent à la mer pour essayer de se sauver, les femmes et les enfants périrent. Mon matelot, qui était fort et vigoureux, se saisit de deux pieux en fer, longs de six pieds; il m'en donna un, garda l'autre en me disant que nous leur devrions notre salut; puis il m'entraîna dans le magasin où l'on mettait les cordes et le goudron. Il se goudronna depuis les pieds jusqu'à la tête; il me fit la même opération, et je me laissai faire, confiant en son expérience. «Maintenant, me dit mon matelot, sortons d'ici et suivez-moi, et surtout obéissez-moi.» Il s'approcha d'un mât renversé, se mit à cheval dessus, me dit d'en faire autant et de ne pas lâcher le pieu qu'il m'avait donné. «A présent, ajouta-t-il, tenez-vous bien ferme: nous allons nous jeter à la mer.» Il n'y avait que trois pieds d'eau; mais nous aurions eu la plus grande peine à nous en tirer, parce que nos jambes entraient dans le sable; cependant il nous restait plus de mille pas à faire pour gagner la terre que nous voyions devant nous. Nos forces étaient tellement épuisées, que nous fûmes forcés de nous arrêter un instant. Nous regardâmes derrière nous, et nous vîmes que les vagues furieuses ébranlaient le vaisseau et arrivaient sur nous. Mon matelot, aussi expérimenté que courageux, enfonça mon pieu dans le sable, en fit autant avec le sien, et me dit de me cramponner à lui et de mettre un genou par terre. La vague passa par-dessus nos têtes, alla se briser sur le bord, et revint encore aussi impétueuse au-dessus de nos têtes. Je fus tellement étourdi, que je faillis abandonner mon pieu. «Le plus grand danger est passé, me dit mon matelot; il viendra bien encore une vague, mais celle-ci ne sera rien.» Tout se passa comme il l'avait prédit, et nous fûmes sauvés.

Je sentis enfin la terre sous mes pieds, et je m'assis, ou plutôt je me couchai, exténué de fatigue. La tête me tournait; j'étais dans un état de stupeur incroyable. Quand j'eus repris mes sens, mes yeux purent contempler le triste spectacle de notre naufrage! Notre bâtiment avait échoué sur le sable, et le capitaine, dans une attitude désespérée, était encore sur le pont avec son monde. Sur ces entrefaites, nous vîmes des habitants de l'île qui venaient dans notre direction. Notre premier sentiment fut de l'effroi; car nous ne savions à qui appartenait cette race d'hommes. Le capitaine fit chercher tout ce qui restait d'armes, et l'on se mit en garde, après avoir envoyé quelques matelots bien armés au-devant des habitants. On ne tarda pas à s'entendre, et nous apprîmes que nous étions dans les îles Kouriles, qui avaient déjà quelques relations avec la Russie.

Plus tard, le capitaine, trente hommes armés et moi, nous allâmes plus avant dans les terres; nous traversâmes de petites rivières sur des barques de cuir, et nous arrivâmes dans une colonie dont plusieurs maisons sont recouvertes en peaux de cerf, et bariolées de différentes couleurs. Les habitants préparent leurs repas dans des vases en fer, que les Russes leur avaient procurés. Leurs mets se composaient de graisse de chien marin, de cheval et de grenouilles. La vue de ces mets nous rebutait; mais, pour ne point irriter ces sauvages, nous mangions en leur présence des limaçons rôtis, chose assez friande, et qui nous dispensait de goûter à leur affreux mélange. Nous les invitâmes à venir sur le bâtiment, et nous leur fîmes manger des produits européens, car nous n'avions pas tout perdu dans le naufrage.

Ce procédé les rendit très-reconnaissants, et ils nous aidèrent puissamment à réparer les avaries du vaisseau.

Bientôt nous pûmes nous remettre en mer, et, après quelques jours de navigation, nous abordâmes les côtes du Kamtchatka.

III

Kamtchatka (presqu'île)—Bolscheretzkoï (ville).—Délivrance de l'auteur et ses suites.—Départ.—Ygiguinsk (colonie).—Okhotsk et autres villes de la Sibérie.—Moscou.—Minsk.—Vilna.

Au moment du débarquement, nous vîmes une foule de Kamtchadales qui accouraient pour nous voir. On distinguait au milieu de tous le commandant, vêtu à l'orientale. On me présenta à lui: je lui dis que j'espérais que mes malheurs m'attireraient sa pitié et son intérêt. Il me répondit: «Je suis homme, cela suffit; je ferai tout ce qui dépendra de moi.» Il me mena dans sa demeure, et m'offrit d'excellent thé avec du lait de biche. Sa femme entra brusquement; mais le commandant la fit aussitôt sortir: la pauvre créature était folle. Cette femme appartenait à une ancienne famille polonaise établie dans la Petite-Russie.

Le commandant me mena ensuite dans une chaumière où je devais loger. «Ne soyez pas étonné, me dit-il, nous n'avons point ici d'autres habitations.»

Ma chambre contenait une petite table en pierre, des bancs tout autour et une cheminée au milieu. Les croisées étaient en mica, et dans le haut il y avait un morceau de glace très-transparente, ce qui remplace le verre, toujours dangereux à cause des éruptions volcaniques.

Je faisais des promenades au bord de la mer, où je voyais, quand le temps était à l'orage, toutes sortes d'animaux extraordinaires: c'étaient des baleines, puis des lions, des chevaux, des vaches, des chiens marins. Quand je m'avançais pour ramasser des coquillages, j'étais souvent inquiété par de grosses pierres qu'on me lançait je ne sais d'où. Je cherchai d'où venaient ces pierres, je vis que c'étaient des ours qui me les jetaient pour me tuer et me dévorer ensuite; je cessai mes promenades de ce côté.

En automne, la mer est très-houleuse dans ces contrées. La terre tremble lorsque les flots se brisent contre ses bords. Les journées sont sombres, et les nuits tout à fait noires. Pendant le flux et le reflux, les chiens, qui se nourrissent de poisson, poussent des cris plaintifs, et les ours leur répondent. Les volcans, pendant cette crise de la nature, vomissent du feu et des cendres.

L'exil dans ce pays était un supplice au-dessus de mes forces; mais comment fuir? Mon hôte et gardien était aussi un exilé; je lui confiai mes projets, je lui demandai ses conseils; non-seulement il consentit à m'aider, mais il me dit qu'il s'enfuirait avec moi. Nous devions partir dans deux traîneaux attelés de sept chiens; les chiens, dans ce pays, marchent intrépidement aux bords de la mer; nous arriverions ainsi dans le pays de Tchouktschi, voisin de l'Amérique septentrionale; mais avant l'exécution de notre projet, je reçus l'ordre de ma délivrance.

J'étais donc libre, j'allais revoir la Pologne! hélas! j'en étais bien loin, mais l'espoir me soutenait. Je m'embarquai par la première occasion; ma traversée ne fut pas plus heureuse que l'autre. L'eau douce nous manqua, et nous fûmes obligés de relâcher dans le port de Bolscheretzkoï, où nous restâmes quelques jours.

Je trouvai là des Sibériens, des Moscovites et quelques exilés. Dès qu'on sut que j'étais Polonais, on me dit que c'était dans ce pays que Beniowski avait été exilé; on me raconta son séjour, sa fuite; on me parla des Kamtchadales qui l'avaient accompagné et qui étaient arrivés avec lui jusqu'à Paris, et il se trouva que ces mêmes Kamtchadales avaient été mes gardiens pendant mon exil.

[Ici l'auteur raconte en peu de mots l'histoire du même prisonnier, dont on trouvera les détails dans notre publication intitulée: Vie et Aventures du comte Maurice-Auguste Beniowski.]

Les Kamtchadales, poursuit-il, qui avaient suivi Beniowski, finirent par rentrer dans leur patrie, et c'étaient précisément ceux qui avaient été mes gardiens, comme je l'ai dit tout à l'heure.

Je reviens à ma propre histoire.

Avant que je reçusse l'ordre qui devait me délivrer, j'étais plongé dans une affreuse tristesse; je croyais ne jamais revoir ma patrie, je me voyais déjà victime d'un lâche assassinat. Un jour mon hôte entra chez moi, pâle d'émotion, en me disant qu'un vaisseau approchait du port. «Doit-on se réjouir? lui dis-je.—Mais on ne sait si c'est la joie ou la douleur qu'il apporte,» reprit-il.

Deux heures après, le commandant et le capitaine du vaisseau vinrent chez moi; je pensai qu'ils m'apportaient mon arrêt de mort; ils m'annonçaient que Paul Ier me rendait la liberté. Je ne pouvais croire à leurs paroles; il me semblait voir de ma fenêtre un bûcher allumé; j'allais mourir, je le croyais, et la foule qui accourait dans la direction de ma maison augmentait ma certitude; on accourait pour voir mon supplice! Le commandant et le capitaine ne savaient comment me persuader. «Tant mieux, m'écriais-je toujours, je ne souffrirai plus!» Enfin, le capitaine tira de sa poche un papier et me le fit lire; c'était l'ordre qui rendait à la liberté Kosciuszko, Waswrzecki, Niemcewiz, Potocki, etc., chefs des Polonais insurgés. Je ne doutai plus, et je m'abandonnai à la joie. Je voulus quitter ma chaise pour prendre les mains du capitaine et lui témoigner ma reconnaissance, mais je tombai à terre sans mouvement. Le commandant fit apporter une liqueur forte qui ressemble à l'esprit-de-vin et qu'on fait avec les herbes du pays; on ouvrit ma bouche, que je tenais convulsivement serrée, et on me fit avaler quelques gouttes de cette liqueur, qui me ranimèrent un peu; mais j'étais comme un homme ivre. Ensuite on me saigna avec une espèce de lancette en pierre très-fine et très-aiguë; il ne sortit que fort peu de sang.

Quelques moments après, je repris mes sens, et je demandai au commandant la permission d'aller me promener au bord de la mer. «Vous êtes libre maintenant, me dit-il, et il dépend de vous de vous promener seul ou de vous faire accompagner.» Ces paroles, plus que tout, me donnèrent la conscience de ma liberté. Je me rendis au bord de la mer avec mes deux gardiens. Ma pauvre tête était dans un grand désordre. Les vagues, les oiseaux qui volaient au-dessus de la mer me semblaient des processions qui venaient au-devant de moi; je voyais des prêtres qui portaient la croix; j'entendais des chants polonais.... Je courus pour saisir cette vision, et je me serais jeté dans la mer si mes gardiens ne m'avaient retenu.

En revenant de ma promenade, j'eus peine à traverser la foule qui se pressait devant ma maison; tout ce monde voulait me voir pour me féliciter. Les femmes m'offrirent des fruits et des poissons. Je trouvai sur ma table de pierre un petit pain de sucre, une bouteille de rhum et un paquet de bougies. Le cadeau m'avait été fait par un marchand qui se trouvait à bord. Mon hôte m'annonça que le ministre de la religion allait venir chez moi avec les chantres de l'église. Le prêtre, âgé de quatre-vingts ans, arriva dans ses habits sacerdotaux et suivi de six chantres. Pour le recevoir plus dignement, j'allumai des bougies et je sortis de mon portefeuille une petite image de saint Jean-Baptiste que j'avais achetée en Russie. Le prêtre commença par chanter les quatre évangiles, et les chantres lui répondirent. Tous les assistants pleuraient d'attendrissement, et moi, qui ne me souviens guère d'avoir pleuré, je me mis à sangloter en poussant de grands cris. Ces larmes me soulagèrent, j'eus moins d'oppression, et ma tête si bouleversée revint à la raison. Ne sachant comment témoigner ma reconnaissance pour toutes les bontés qu'on avait pour moi, je proposai de faire du punch; cette proposition fut bien accueillie, et pendant qu'on savourait cette excellente boisson, le prêtre et le commandant disaient qu'ils n'avaient plus l'espoir de revoir leur patrie. «Et vous, ajouta le commandant en se tournant vers moi, vous serez forcé de rester ici encore trois ans.—Je suis donc trahi! m'écriai-je avec effroi.—Non, répliqua-t-il, mais le vaisseau qui vous apportait la liberté repart demain et ne reviendra que dans trois ans; c'est alors qu'il vous emmènera.»

Les sibylles et les devineresses jouent un grand rôle dans ce pays, et on les consulte même à défaut de médecin. Le commandant en fit venir deux pour qu'elles me dissent mon avenir. Elles arrivèrent le soir, vêtues d'une façon singulière, toutes couvertes de coquillages et de souris empaillées. Leurs visages étaient tatoués. L'une d'elles brûla un os au-dessus d'une lampe, et l'autre sautait, regardant le ciel en pirouettant, puis rentrant pour dire à sa compagne ce qu'elle avait vu.

Le commandant, à l'aide d'un interprète, leur demanda ce qu'elles pensaient de mon avenir? «Je pense, répondit celle qui brûlait un os au-dessus de la lampe, qu'il arrivera sous peu un vaisseau portant des hommes de différentes couleurs et qu'on n'avait pas vus depuis bien longtemps. Nous nous réjouissons peu de la présence de cet étranger, car nous le voyons debout sur le seuil, vêtu de blanc et emportant ses effets.» La société se sépara, et je restai plongé dans mes pensées.

Je perdis le sommeil, j'avais des oppressions, et mes forces m'abandonnaient. Quelques jours après, le commandant vint m'annoncer qu'un bâtiment anglais, sans mât et séparé de sa flotte, entrait dans le port, portant des dépêches qui devaient être expédiées à l'ambassadeur anglais qui résidait à Saint-Pétersbourg.

Le commandant était dans un grand embarras; il n'avait point de bâtiment disponible, et il fallait exécuter les ordres sur-le-champ, car l'Angleterre était en paix avec la Russie en ce moment.

Pour obvier à ces difficultés, on répara le bâtiment en toute hâte, et il put se rendre à sa destination.

Dans les premiers jours de novembre, les bords de la mer furent pris par les glaces; toutefois le commandant conçut le projet de faire une expédition aventureuse à Okhotsk. On avait tenté sans succès plusieurs expéditions de ce genre; mais les unes avaient péri par le froid, et les autres avaient été attaquées par les Tschouktschi.

Le commandant prit, pour cette expédition, trois cents chiens et cerfs, plusieurs interprètes bien armés, puis du poisson salé et des provisions de tous genres. Le voyage qu'il allait entreprendre par terre était deux fois plus long que par mer et bien autrement dangereux. Je le priai néanmoins de m'emmener avec lui; mais il s'y refusa, en me disant que je ne pourrais pas supporter la fatigue et la rigueur du froid; cependant j'insistai tellement qu'il finit par y consentir.

Il fit faire des traîneaux dont l'intérieur était garni de peaux d'ours et de cerfs, et dont la forme ressemblait à celle d'un carrosse. Nous partîmes dans le milieu du mois de novembre 1798. J'avais dans mon traîneau deux grands chiens à longs poils; sans eux j'aurais gelé de froid. Treize chiens tiraient chaque traîneau, mais un seul servait de guide. Un Kamtchadale s'assied devant; comme il est muni de patins, il préfère souvent marcher, et court aussi vite que le traîneau; il tient dans sa main un long bâton ferré, garni de clochettes en haut; le fer du bâton sert pour arrêter les traîneaux, et les clochettes remplacent le fouet; les chiens redoutent ce bruit plus que tout autre. Le chien qui est en tête se retourne à chaque instant pour recevoir les ordres du conducteur. Rien de plus difficile que de s'orienter, car il n'y a aucune route tracée: tantôt il faut côtoyer la mer, et tantôt il faut gravir les montagnes. Avant notre départ, le prêtre nous bénit, et il me donna une médaille d'argent avec une croix autour de laquelle était gravée cette inscription: «Nous te disons adieu, en attendant notre deuxième résurrection.»

Nous étions trente hommes et cent chiens. Quand nous eûmes gagné la mer Glaciale, toute la suite cria à tue-tête et agita les clochettes; les chiens effrayés partirent comme l'éclair. Quand ils sont trop fatigués, ils vont moins vite, et le soir on leur donne pour toute nourriture un petit poisson sec.

Le sixième jour nous approchâmes d'une colonie. Les habitants nous parfumèrent dès notre arrivée, dans la crainte que nous ne leur apportassions la petite vérole. Le prêtre nous avait accompagnés dans ce périlleux voyage avec l'intention de revenir après la première halte.

Après trois jours de repos, le prêtre nous quitta, et nous nous remîmes en route. Pendant quinze jours nous ne vîmes aucune habitation: tout à coup nous rencontrâmes une bande de Tschouktschi, et nos interprètes nous dirent que c'étaient ceux qui haïssaient les Sibériens et les Moscovites, mais que nous pourrions les adoucir en leur donnant du tabac et quelques petits bijoux. Par ce moyen nous échappâmes à la cruauté de ces sauvages. Mais, tout en faisant les cadeaux, nos interprètes, qui connaissaient parfaitement les Tschouktschi, leur dirent qu'ils escortaient un illustre prisonnier, victime du tzar; que ce prisonnier avait été puni parce qu'il aimait sa patrie et qu'il avait combattu pour elle. Cela fit sur eux la plus grande impression, et nous pûmes continuer notre route sans danger.

Nous arrivâmes à une colonie appelée Ygiguinsk. Là, je tombai malade et faillis mourir: un soldat me saigna et me tira deux bouteilles de sang. J'étais d'une extrême faiblesse, et il fallait se remettre en route au milieu d'une neige qui rendait les chemins impraticables; puis, nos provisions finissaient, et nos chiens se dévoraient entre eux pour ne pas mourir de faim. Enfin, à travers mille dangers, en proie à toutes les privations, nous arrivâmes à Okhotsk.

Je trouvai à Okhotsk le même commandant qui, jouissant de l'impunité, s'empara d'une grande partie des curiosités que j'avais ramassées dans mes voyages. Ce que j'ai pu lui soustraire, je l'ai remis au temple de la Sibylle, à Pulawy et à Poryck (villes polonaises). Je fus obligé de rester deux mois à Okhotsk, tant j'étais faible et souffrant.

Il me vint à la poitrine une tumeur qui avait l'épaisseur et la largeur d'une orange; elle me causait des étouffements et des nausées insupportables. Néanmoins je pus poursuivre ma route, et j'arrivai à Irkoutsk, après avoir passé par Yakoutsk.

A Irkoutsk, on prit mon passeport pour l'examiner, et les habitants arrivèrent de tous les côtés pour me voir; mon costume kamtchadale excitait partout la curiosité. Le commandant vint au-devant de moi et m'indiqua un logement, puis il me dit que le gouverneur général m'invitait à passer chez lui; mais je demandai le temps de pouvoir me présenter dans un costume plus convenable. Trois jours me suffirent pour me faire faire des habits à l'européenne, et je suivis le commandant chez le gouverneur général. L'hôtel de ce dernier était gardé par deux cents soldats. Dans la première salle, je vis quelques généraux décorés; ils se tenaient là humblement, attendant les ordres, car le gouverneur a entre ses mains le droit de vie et de mort.

Aussitôt qu'on lui eut annoncé mon arrivée, il vint au-devant de moi, me prit par la main, m'introduisit dans son cabinet et me présenta au général Soummoff, qui venait de Saint-Pétersbourg pour passer en revue les garnisons de ces contrées. Tous deux me dirent les choses les plus flatteuses sur mon caractère et mon patriotisme.

Soummoff me dit: «Je ne vous ai vu qu'à travers le bruit des armes et la fumée de la poudre, et j'avais un grand désir de vous connaître.—Moi, reprit le gouverneur général, j'ai beaucoup entendu parler de vous; je sais que vous êtes haut placé dans l'esprit de Kosciuszko, et c'est ce qui m'a engagé à me rapprocher de vous; j'estime les hommes qui aiment leur patrie. Je connais la Pologne; j'ai passé plusieurs années dans ses garnisons, et j'ai beaucoup de sympathie pour le caractère polonais.» Il parlait bien notre langue, et j'eus un grand plaisir à l'entendre. Ce gouverneur général était natif du Hanovre; il s'appelait Christophe Andreïewitsch Treïden. Malgré la sévérité de Paul Ier, il savait adoucir le sort des exilés. Il pensait que le plus souvent le caprice détermine les ordres du tzar.

Le général Soummoff m'invita un jour à dîner: je trouvai sa table somptueusement servie; la plupart des convives étaient des femmes de haut rang qui venaient rejoindre leurs maris dans l'exil.

Après ces honneurs, vinrent les affaires d'argent. Le trésorier de la couronne me fit dire que j'eusse à rembourser au gouvernement ma pension annuelle de prisonnier, qu'on m'avait payée pendant deux ans. Je me trouvais dans l'impossibilité de répondre à la demande, ou plutôt à l'ordre qu'on me donnait; mais une main amie vint à mon secours. Thadée Widzki, ancien colonel polonais, m'avança la somme nécessaire, et je lui en serai éternellement reconnaissant.

En partant d'Irkoutsk pour me rendre à Tobolsk, je pris un domestique qui buvait outre mesure, et qui, quand il était ivre, engageait mes postillons à me tuer. Un postillon vint me le dénoncer, et voici ce que je fis pour m'en débarrasser. J'achetai de l'eau-de-vie, et je lui en fis boire à tous moments de grandes rasades; il ne se faisait pas prier, comme on le pense, et il en but tant qu'il finit par s'endormir. Je le laissai à un relais dans cet état, et je n'entendis plus parler de lui.

Il y a trois mille werstes (sept cent cinquante lieues) de Yakoutsk à Tobolsk. Le pays est boisé, marécageux et désert; les routes sont remplies de troncs d'arbres, ce qui rend le voyage difficile et souvent périlleux, car on est heurté à chaque pas. Mais, à partir d'une plaine qu'on appelle Barabinskaïa, le terrain devient fertile, couvert d'une herbe rougeâtre, ou d'un sel qui sort de dessous terre. Les lacs et les rivières sont poissonneux et ombragés par des peupliers. Nous aperçûmes dans plusieurs endroits des tertres assez élevés et entourés d'arbres; ce sont des tumulus (tombeaux) qui remontent à l'antiquité la plus reculée.

En arrivant à Tobolsk, je me procurai un logement bien chaud, et je fus pris à l'instant d'affreuses convulsions: j'eus le délire, et je crus que j'allais expirer.

Je rencontrai à Tobolsk plusieurs Polonais exilés par l'ordre de Paul. Kouscheloff était alors gouverneur général: c'était un homme probe, délicat et juste. Il m'invita à dîner plusieurs fois, et m'offrit généreusement trois cents roubles; cette offre me fut d'un grand secours, car je n'avais plus d'argent. Dès que je fus dans ma patrie, je m'acquittai de cette dette.

En quittant Tobolsk, je pris la route de Moscou: je me rapprochais de ma patrie. Au dernier relais, je demandai à mon postillon quels étaient les meilleurs hôtels; il me répondit que c'étaient ceux de Constantinople et de France: je me fis conduire à l'hôtel de France.

L'hôtesse parut surprise de mon étrange costume, car le froid du pays m'avait forcé à reprendre mes habits kamtchadales; mais elle fut, malgré cela, d'une politesse extrême. Ensuite elle me demanda mon passeport, et me fit quelques questions sur ma personne; je lui racontai rapidement mon histoire, qui parut vivement l'intéresser: «Soyez prudent, me dit-elle, soyez-le avec tout le monde sans exception.»

Il me restait, pour toute fortune, quinze roubles, et mon hôtesse m'avait annoncé que je paierais cinq roubles par jour pour la table et le logement; j'aurais pu m'inquiéter, mais je me fiais à la Providence.

Le soir, je crus devoir dire à mon hôtesse que je manquais d'argent. «Ne vous inquiétez pas, me dit-elle, vous n'aurez rien à payer, et, en outre, voilà cent roubles qu'on vous prie d'accepter.» Je lui témoignai ma reconnaissance, et la suppliai de me dire à qui j'étais redevable, pour que je pusse m'acquitter un jour; mais elle me répondit que c'était un secret qu'il ne lui était pas permis de révéler.

Trois jours après mon arrivée, le général Kavergine, chef de la police, me fit appeler chez lui pour me conduire chez le gouverneur général prince Soltikoff. Le prince commandait en Ukraine en 1794, au moment où je quittais cette province pour rejoindre Kosciuszko. Il me parla en polonais, et me raconta les persécutions qu'il avait souffertes, sous Catherine, pour m'avoir laissé partir.

Je quittai enfin Moscou, je traversai la Russie-Blanche, Minsk, et j'arrivai à Vilna (1799). Je respirais l'air natal; je revoyais ma chère patrie, après avoir enduré un supplice de cinq ans!...

FIN


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