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Voyages imaginaires, songes, visions et romans cabalistiques. Tome 35.

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The Project Gutenberg eBook of Voyages imaginaires, songes, visions et romans cabalistiques. Tome 35.

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Title: Voyages imaginaires, songes, visions et romans cabalistiques. Tome 35.

Editor: M. Garnier

Release date: October 1, 2017 [eBook #55659]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Michael Roe, Jean-Adrien Brothier and the
Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net
(This file was produced from images generously made
available by the Bibliothèque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGES IMAGINAIRES, SONGES, VISIONS ET ROMANS CABALISTIQUES. TOME 35. ***

La couverture a été créée par le transcripteur et est placée dans le domaine public.

 

VOYAGES
IMAGINAIRES,
ROMANESQUES, MERVEILLEUX,
ALLÉGORIQUES, AMUSANS,
COMIQUES ET CRITIQUES.

 

SUIVIS DES
SONGES ET VISIONS,
ET DES
ROMANS CABALISTIQUES.


 



CE VOLUME CONTIENT:

L'Enchanteur Faustus, conte, par Hamilton.

Le Diable amoureux, nouvelle espagnole, par M. Cazotte.

Les Lutins du Chateau de Kernosy, nouvelle historique par madame la comtesse de Murat.


 

VOYAGES
IMAGINAIRES,
SONGES, VISIONS,
ET
ROMANS CABALISTIQUES.

Ornés de Figures.



TOME TRENTE-CINQUIÈME.



Troisième classe, contenant les Romans
cabalistiques.

A AMSTERDAM,
Et se trouve à PARIS,
RUE ET HÔTEL SERPENTE.



M. DCC. LXXXIX.



L'ENCHANTEUR
FAUSTUS,
CONTE,
Par Hamilton.


 



AVERTISSEMENT
DE L'ÉDITEUR
DES VOYAGES IMAGINAIRES, &c.

L'enchanteur Faustus, si célèbre chez nos pères, est maintenant absolument ignoré; à peine la tradition a-t-elle transmis à quelques personnes le nom de ce fameux magicien, & sa fin déplorable; il en est très-peu qui aient lu l'histoire de sa vie. Nous rappelons la mémoire de ce roman singulier, monument rare & curieux de l'ignorance & de la crédulité du seizième siècle.

La vie du docteur Fauste ou Faustus a été originairement écrite en allemand: on croyoit alors aux sorciers, & l'auteur s'est plu à accumuler dans son ouvrage tout ce qui peut frapper le plus vivement les imaginations avides des merveilles de ce genre, & ce qui est capable d'inspirer de l'effroi aux esprits crédules. Ce roman a eu un succès prodigieux, non seulement en Allemagne, mais dans toute l'Europe, où les traductions l'ont fait connoître. La traduction françoise est intitulée: Histoire prodigieuse & lamentable du docteur Jean Fauste, grand & horrible enchanteur, avec sa mort épouvantable; où est montré combien est misérable la curiosité des illusions & impostures de l'esprit malin, ensemble la corruption de satan par lui-même, étant contraint de dire la vérité.

Le succès de cet ouvrage étoit dû, comme nous l'avons observé, au crédit qu'avoit alors la magie; nous croyons même que, par une pieuse supercherie, l'auteur a donné son roman comme une histoire véritable. Le but moral qu'il semble s'être proposé, est de nous mettre en garde contre les ruses du diable, qui ne nous procurent de légers avantages que pour nous conduire à une fin déplorable. Depuis que les sorciers & les magiciens ont cessé de nous faire illusion, l'histoire de Jean Fauste n'a plus paru qu'un conte ridicule, qui est insensiblement tombé dans l'oubli. Nous n'en faisons mention que comme d'une production singulière, & qui a donné au comte Hamilton l'idée du conte que nous imprimons, dans lequel l'enchanteur Jean Fauste joue le principal rôle. Entre autres dons que le magicien avoit reçus du démon, celui d'évoquer les ombres est le principal; il en fait usage devant la reine d'Angleterre Elisabeth, & fait passer en revue en sa présence tous les héros avec qui cette princesse veut faire connoissance. Ce cadre fournit une galerie de portraits dessinés avec tout l'art & l'esprit que l'on connoît au comte Hamilton: on y retrouve l'auteur ingénieux de Fleur d'Epine & des quatre Facardins.

On a cru que la vie de l'enchanteur Faustus étoit une satire contre le fameux Jean Fust ou Faust de Mayence, l'un des inventeurs de l'imprimerie, ou l'effet du zèle outré d'un catholique, qui, sous le nom de ce magicien, a voulu désigner Luther; mais aucune de ces traditions ne nous paroît vraisemblable ni fondée.

Nous faisons suivre ce conte d'un petit roman très agréable, intitulé, le Diable amoureux; c'est un charmant badinage dont M. Cazotte est l'auteur; on y trouvera du merveilleux, de l'esprit, & de l'intérêt. M. Cazotte est encore auteur de deux ouvrages agréablement écrits, le Lord in-promptu, & Ollivier, poëme.

Nous terminons ce volume par les Lutins du château de Kernosy, par madame de Murat, augmentés de deux contes de fées, Peau d'Ours & Etoilette, attribués à mademoiselle de Lubert. Ici ce n'est qu'en apparence que les événemens sont surnaturels; ce n'est plus que de la fausse magie; ou, pour nous expliquer mieux, on ne trouve dans les Lutins du château de Kernosy que des enchantemens factices, des sorciers & des magiciens supposés, dont l'art n'est qu'une adroite supercherie pour parvenir à leurs fins.

Les Lutins du château de Kernosy ont été donnés d'abord sous le titre des Sylphes amoureux. Ce sont deux amans, qui, pour pénétrer dans un vieux château qui renfermoit leurs maîtresses, se font passer pour des esprits élémentaires, trompent la vigilance d'une vieille tante maussade & sévère, & se débarrassent de leurs rivaux, qui sont deux provinciaux sots & ridicules. Ce petit roman est très-agréable & bien écrit; les scènes qu'il présente sont amusantes, gaies, variées, & ornées d'épisodes charmans, dont le plus intéressant est l'histoire touchante de madame de Briance. Les deux contes de fées qu'y a ajoutés mademoiselle de Lubert, sont aussi épisodiques.

Nous ne dirons rien de ces deux dames, connues par des contes de fées, que l'on trouve dans le cabinet des fées; savoir, ceux de madame de Murat, tom. Ier, & ceux de mademoiselle de Lubert, tome 33 de la collection: nous y renvoyons nos lecteurs.


 

L'ENCHANTEUR
FAUSTUS,
Conte.

Belle Daphné, je me repens
De la petite confidence
Que je vous fis vers le printemps,
En parlant des amusemens
Que le loisir & l'indolence,
Ou plutot que votre présence,
M'inspiroient dans ces lieux charmans,
Où les Graces & les Sorans
Ont établi leur résidence.
Je sais de quelle indifférence
Le ciel vous fit pour tout encens,
S'il s'adresse à vos agrémens;
Car j'en ai quelque expérience.
Il est même certains momens
Où malheur à qui vous encense,
Et dans ses discours ou ses chants,
Vous va donnant la préférence
Sur les beautés de notre temps.
Pourquoi donc, avec ce mérite,
Si rare chez d'autres beautés,
Voulez-vous tant que je m'acquitte?
Pourquoi faut-il qu'on vous irrite,
En vous disant vos vérités?

Cela veut dire en peu de mots, mademoiselle, qu'il y a je ne sais combien que vous me persécutez pour un misérable écrit, indigne de vous & de moi. Vous le voulez voir, quoique je vous aye dit que j'ai tâché d'y mettre quelque chose qui vous ressemble; & cependant vous ne voulez pas que ce qu'on fait pour vous ait de votre air, tant vous avez peur que ce ne soit vous flatter, que d'attraper votre ressemblance! Il n'y a pas de peintre que cela n'embarrasse; mais pour dépayser votre délicatesse sur les louanges, il faut vous conter une historiette où vous serez mise tout au long, sans pouvoir y trouver à redire.

La reine Elisabeth (dont fut autrefois grand amiral en Irlande un grand grand père, ou trisaïeul de madame votre mère) étoit une merveilleuse princesse pour la sagesse, le savoir, la magnificence & la grandeur d'ame; tout cela étoit beau: mais elle étoit envieuse comme un chien, jalouse & cruelle, & cela gâtoit tout.

Je n'entends pas, en parlant d'elle,
Parler de cette cruauté,
Dont une farouche beauté
Martyrise un amant fidèle;
Car, entre nous, de ce côté,
La reine n'étoit point cruelle;
Et dans l'histoire on a douté
Si sa pudique majesté,
Qui fut au dieu d'hymen rebelle,
L'avoit été par chasteté,
Ou par une incommodité
D'espèce bizarre & nouvelle:
Mais en fait de virginité,
Ce fut une étrange pucelle.

Quoi qu'il en soit, la renommée, qui dit le bien & le mal, avoir porté son caractère jusqu'au fond des Allemagnes, d'où certain personnage partit en poste pour se rendre à sa cour. Il s'appelloit Fauste; peut-être le nommerons-nous quelquefois faustus, pour la commodité de la rime, en cas que la fantaisie nous prenne de le mettre en vers. Ce Fauste donc, grand magicien de profession, eut envie de s'informer par lui-même si cette Elisabeth, dont on parloit tant, étoit aussi merveilleuse en belles qualités, qu'elle étoit endiablée sur les autres. Il en pouvoit être juge compétent: tout ce qui se passoit là-haut au pays des étoiles & des planètes, lui étoit connu, & Satan lui obéissoit comme son chien. Il savoit tout plein de petits secrets pour rire, & un million de tours de passe-passe, qui ne faisoient ni bien ni mal: comme, par exemple, quand il vouloit, une duchesse couroit les champs après son cocher, & un archevêque passoit les jours à faire des vers pour sa servante de cuisine, & les nuits à lui donner des sérénades. C'étoit lui qui le premier en Angleterre avoit enseigné à mettre, dans certains jours de l'année, du romarin, du pissenlit, des os de bécasse, & autres curiosités de cette nature sous les chevets des jeunes pucelles, pour leur faire voir, la nuit en songe, celui par qui elles ne le seroient plus. La reine, charmée des gentillesses qu'on en disoit, voulut le voir, & dès qu'elle le connut, elle devint presque folle de son savoir & de ses manières. Elle croyoit bien avoir elle-même tout l'esprit du monde, & n'avoit pas tort; elle se flattoit aussi d'être la plus belle personne de son royaume; mais il n'en étoit rien.

Un jour qu'elle s'étoit extraordinairement parée pour une audience d'ambassadeurs, elle se retira dans son cabinet après la cérémonie, & elle y fit venir notre docteur. Après s'être admirée quelque temps dans deux ou trois grands miroirs, elle parut fort contente d'elle-même:

Elle avoit cet air qu'au matin,
Du soleil a l'avant-courrière;
Rien n'étoit plus frais que son tein;
C'étoit tous lys, & tout jasmin,
Mêlés de rose printanière:
Car dès qu'on a force or en main,
Les plus beaux teints ne manquent guère.
Court étoit son vertugadin,
Et montroit, depuis l'escarpin,
Sa jambe presque tout entière;
Et s'étant assise à la fin,
Le dos penché contre sa chaise,
Comme qui diroit sans dessein,
Ce penchement montroit son sein,
Ayant fait regrimper sa fraise;
Tandis que sur sa blanche main
Rubis & diamans sans fin
Alloient brillant tout à leur aise.

Ce fut dans cet état que l'enchanteur Faustus la trouva: c'étoit bien le courtisan le plus adroit pour un sorcier, qu'on pût voir au monde; & connoissant le foible de la reine sur sa beauté imaginaire, il n'eut garde de manquer une si belle occasion de lui faire sa cour. Ainsi, choisissant le rôle d'Esther interdite, il fit trois pas en arrière, comme pour tomber en foiblesse. La reine lui ayant demandé s'il se trouvoit mal, il dit que non, Dieu merci! mais que la gloire d'Assuerus l'avoit ébloui. Elle qui savoit l'ancien & le nouveau testament par cœur, trouva l'application juste & ingénieuse: mais n'ayant pas alors son sceptre sur elle, pour lui en faire baiser le bout en signe de grace, elle se contenta de tirer un rubis de ses doigts d'ivoire, dont il se contenta aussi. Vous nous trouvez donc assez passable pour une reine? lui dit-elle en repassant ses lèvres du bout de la langue, comme sans y songer. A cela, il se donna au diable (le présent n'étoit pas nouveau); il se donna donc au diable que non seulement il n'y avoit ni souveraine ni particulière qui l'égalât, mais même qu'il n'y en avoit jamais eu. O Fauste, mon ami, lui dit-elle, si ces fameuses beautés des siècles passés pouvoient revenir, il feroit aisé de voir que vous nous flattez. Votre majesté les veut-elle voir? dit-il; elle n'a qu'à dire, elle en aura bientôt le cœur net. Notre homme ne manqua pas d'être pris au mot, soit qu'elle eût envie de l'éprouver dans un effet si merveilleux de science magique, ou qu'elle voulût satisfaire une curiosité qu'elle avoit eue depuis assez long-temps.

Au reste, mademoiselle, n'allez pas vous imaginer que ce que je vais dire soit une fable de ma façon. L'événement est tiré des mémoires d'un des beaux esprits de ce temps-là; c'étoit le chevalier Sydney, espèce de favori de la reine, qui, parmi quelques faits particuliers de sa vie, a mis cette aventure tout au long; & c'est du feu duc d'Ormond, votre grand oncle, qui m'en a souvent fait le récit, que je tiens ce passage d'histoire.

Elle dit donc que notre magicien pria la reine de vouloir bien passer dans une petite galerie qui étoit près de son appartement, tandis qu'il iroit chercher son livre, sa baguette, & sa grande robe noire. Il ne fut pas long-temps à revenir avec son équipage & ses talismans. Il y avoit une porte à chaque bout de la galerie, par une desquelles les personnages que sa majesté souhaiteroit, entreroient & sortiroient par l'autre. Il n'y eut que deux personnes, sans plus, d'admises avec la reine au spectacle, l'un desquels fut le comte d'Essex, & l'autre le Sidney, auteur de nos mémoires.

La reine était placée devers le milieu de la galerie, ses deux favoris à droite & à gauche auprès de son fauteuil, autour desquels, aussi bien que de leur maîtresse, l'enchanteur ne manqua pas de tracer des cercles mystérieux, avec toutes les façons & cérémonies en pareil cas usitées; il en traça un autre vis-à-vis, où il se mit lui-même, laissant un espace au milieu pour le passage des acteurs. Cela fait, il supplia la reine de ne pas dire un mot tant qu'ils seroient sur la scène, & sur-tout de ne se point effrayer, quelque chose qu'elle pût voir. Cette dernière précaution étoit assez inutile à son égard; car la bonne dame ne craignoit ni dieu ni diable. Après ce mot d'avis, il lui demanda laquelle des beautés trépassées elle souhaitoit de voir la première? Elle lui dit que, pour suivre l'ordre des temps, il falloit commencer par la belle Hélène. Sur quoi le négromancier, dont le visage parut un peu changé, leur dit: Tenez-vous bien. Le chevalier Sidney, dans son récit, avoue que, sur le point de cette opération magique, le cœur lui battit un peu; que le brave Comte d'Essex en devint pâle comme un mort, mais qu'il ne parut pas la moindre petite émotion à la reine. Ce fut alors

Qu'ensuite de quelques oremus,
Et de quelque autre momerie
Que font gens de la confrérie,
Dans les vieux contes rebattus
D'esprits & de sorcellerie,
Le révérend docteur Faustus,
Voyant trembler la galerie,
Et nos deux héros éperdus,
Dit, criant comme une furie:
Paroissez, fille de Léda!
Et d'une prompte obéissance,
Offrez-vous à notre présence
Telle que vous étiez, quand sur le mont Ida
Vénus au beau Pâris jadis vous accorda,
En faveur de la préférence
Dont vous fûtes la récompense
Dans le procès qu'il décida.

Après cette invocation, la belle Hélène n'eut garde de se faire attendre; elle parut au bout de la galerie, sans qu'on se fût aperçu comme elle y étoit entrée. Elle étoit habillée à la grecque, &, suivant les mémoires de notre auteur, son habillement ne différoit en rien de celui de nos déesses d'opéra. Sa coiffure étoit composée de quantité de plumes flottantes sur sa tête, & surmontées d'une belle aigrette; des boucles de cheveux noirs lui descendoient jusqu'à la ceinture par-devant, & jusques au croupion par-derrière; ses engageantes lui battoient agréablement les genoux en marchant, & la queue, qu'elle traînoit à la lacédémoniene, avoit pour le moins quatre aunes d'un riche brocard de Corinthe. Cette figure s'arrêta quelque temps devant la compagnie; & s'étant tournée face à face devers la reine, pour en être mieux observée, elle en prit congé avec un certain sourire entre-doux & hagard, & sortit par l'autre porte.

Dès qu'elle disparut: Quoi! dit la reine, c'est là cette belle Hélène? Je ne me pique pas de beauté, poursuivit-elle; mais je veux bien mourir, si je changeois de figure avec elle, quand même cela se pourrait. Je le disois bien à votre majesté, répondit l'enchanteur, & cependant voilà justement comme elle étoit dans sa plus grande beauté. Je trouve pourtant, dit le comte d'Essex, qu'elle ne laisse pas d'avoir les yeux assez beaux. Oui, dit le Sydney, ils sont grands, noblement fendus, noirs & brillans; mais, après tout, ses regards disent-ils quelque chose? Pas un mot, répondit le favori. La reine qui, ce jour-là, s'étoit fait le visage rouge comme un coq, demanda, en parlant du visage d'Hélène, comment on trouvoit son teint de porcelaine? De porcelaine! s'écria le comte; c'est tout au plus de la faïence. Peut-être, poursuivit elle, qu'ils étaient à la mode de son temps; mais, vous m'avouerez que, dans aucun siècle, il n'a été permis d'avoir les pieds tournés comme elle.

Je ne hais pas son habit, poursuivit la reine, & je ne sais si je ne le mettrai point à la mode; au lieu de ces impertinens vertugadins dont les femmes ne savent que faire dans quelques occasions, & où l'on ne fait que faire des femmes en quelques autres. Pour l'habit, passe, dit le comte d'Essex: mais, ma foi, ce n'est pas grand'chose que la figure que nous venons de voir. Le chevalier Sidney, topant à la remarque, s'écria:

O Pâris! quel amour fatal
Te fit dans Ilion renfermer une proie
Dont nous venons de voir le piètre original?
Si cet exploit d'abord te donna quelque joie,
Sa présence y fit plus de mal,
Que ce grand diable de cheval
Qui fit périr l'antique Troie.

Cette bénigne critique sur la figure & les prétendus défauts d'Hélène; étant finie, la reine eut envie de voir cette belle & infortunée Mariamne, dont l'histoire fait une si belle mention. L'enchanteur ne se le fit pas dire deux fois; mais il ne jugea pas à propos d'évoquer une princesse qui avoit connu le vrai dieu, de la même manière qu'il avoit appelé la beauté payenne. C'est pourquoi, s'étant tourné quatre fois vers l'orient, trois vers le midi, deux au couchant, & une seule du côte du Septentrion, il dit en hebreu, mais d'une manière honnête: Mariamne, fille d'Hyrcan, montrez-vous, s'il vous plaît, vêtue comme vous aviez coutume de l'être pendant la fête des Tabernacles. A peine eut-il fini, que l'épouse d'Hérode parut, & s'avança gravement jusqu'au milieu de la galerie, où elle s'arrêta comme avoit fait la première; quant à ses habits & son ajustement, ils sembloient répandre sur toute sa personne un air de noblesse & de dignité qui la rendoit respectable; elle étoit mise à peu près comme on représente le grand sacrificateur des Juifs, excepté qu'il ne lui paroissoit point de barbe, & qu'au lieu de cette tiare en croissant que portoient les grands prêtres, un voile de gaze, qui prenait depuis la tête, & qui étoit attaché vers la ceinture, traînoit bien loin derrière elle. Après s'être assez long-temps arrêtée devant la compagnie, elle poursuivit son chemin, mais sans faire la moindre honnêteté à la fière Elisabeth. Est-il possible, dit cette reine dès qu'on ne la vit plus, que cette célèbre Mariamne fût faite comme cela? Quoi? c'était une grande idole pâle, maigre, & sérieuse? & depuis tant de siecles, elle a passé pour une merveille? Ma foi, dit le comte d'Essex, si j'avois été à la place d'Hérode, je ne me serois jamais brouillé avec un chat sauvage comme cela, sur le refus de ses caresses. Je lui ai pourtant trouvé, dit Sidney, une certaine langueur touchante dans les regards, un grand air, & quelque chose de noble & de naturel dans toute l'action. Fi! répondit l'autre, la grandeur de son air est impertinente; la grace qu'elle a dans ses manières aisées que vous admirez, est pleine de présomption, & je lui trouve de l'insolence jusques dans la taille. La reine ayant approuvé tout cela, condamna principalement la pauvre princesse, sur le mépris & l'aversion qu'elle avoit eue pour la personne de son mari, & sur la résistance continuelle qu'elle avoit faite à ses plus tendres empressemens; qu'elle avoit eu beau dire que c'étoit parce qu'il avoit égorgé toute sa famille, ce n'étoit pas une raison pour lui refuser les droits de l'hymen, quand il les auroit exigés vingt fois par jour, & conclut que, pour cette seule rebellion, Hérode avoit bien fait de lui couper la tête.

Le docteur Fauste, pour paroître plus savant en tout, assura que ce n'étoit point pour cette raison qu'Hérode s'étoit défait de la chaste Mariamne; que tous les historiens s'y étoient mépris; mais qu'une certaine Salomé, sœur du roi, & maudite de dieu, avoit rapporté à son frère, qu'étant à un sacrifice auprès de la reine, elle l'avoit entendue de ses propres oreilles, qui prioit bien dévotement, le dieu d'Abrahem, d'Isaac, & de Jacob, de la délivrer de son vieux cocu de mari. Si ce trait-anecdote ne fut pas cru, au moins parut-il nouveau. Un moment après, la reine ordonna qu'on fît venir Cléopâtre, du même air qu'elle auroit pu demander une de ses femmes de chambre.

Pas n'y manqua le savant Fauste,
Et pour n'être point ennuyeux,
Il fit partir devant ses yeux,
Un petit diablotin en poste,
Pour la transporter dans ces lieux.

Peut-être serez-vous bien aise d'apprendre la manière dont ce courrier fut dépêché? La voici. Il ne fit que prendre un grand bonnet fourré qu'il portoit; & en trois coups de baguette, l'ayant métamorphosé en haquenée blanche, la plus jolie du monde, il lui mit un bout de sa baguette dans le derrière, & après avoir soufflé dans l'autre, la haquenée partit comme un éclair, & en sept minutes, revint avec l'illustre Cléopâtre, qui mit pied à terre au bout de la galerie. La reine comptoit bien que cette apparition dédommageroit sa curiosité du peu de satisfaction que les charmes tant vantés des autres lui avoient donné. Nous allons voir ce qui en arriva.

La reine d'Egypte avoit fait de grands apprêts, ayant appris, par sa monture, le sujet de son voyage, & le peu de cas qu'on avoit fait de la belle Hélène & de l'infortunée Mariamne. Dès qu'elle parut, la galerie fut embaumée des parfums les plus précieuse de l'Arabie heureuse; car elle s'en étoit mis par-tout, tant à cause qu'il y avoit du temps qu'elle étoit morte, que pour laisser au moins sa mémoire en bonne odeur, en cas qu'on ne fût pas content de sa figure, après son départ. Elle avoit la gorge fort découverte; une attache de rubis & de gros diamans retroussoit ses jupes beaucoup au dessus du genou gauche: ce qui n'étoit pas découvert de sa personne paroissoit très-distinctement au travers d'une gaze transparente, qui composoit son habillement. Dans cet équipage galant & léger, elle fit, au milieu de la galerie, le même manège qu'avait fait avant elle les deux autres.

Dès qu'elle eut le dos tourné, on ne manqua pas de tomber sur sa personne & sur sa friperie. La reine crioit comme une possédée, qu'on lui brûlât du papier sous le nez, à cause des vapeurs que l'onguent dont cette momie s'étoit frottée, lui avoit causées. Elle la trouva moins supportable que la femme d'Hérode & la fille de Léda; elle se moqua fort de ce qu'elle s'étoit troussée en Diane, pour montrer la plus vilaine jambe du monde, & dit qu'elle auroit mieux fait de paroître en robe fourrée, que dans ce petit habillement d'été, qui exposoit à la vue des trésors qui n'étoient faits que pour être éternellement cachés. En effet, dit le Comte d'Essex, voilà un corps plaisamment bâti pour aller aussi débraillé qu'elle fait. Il est vrai qu'elle a quelque éclat, & que sa peau est assez blanche pour une Egyptienne; mais c'est l'apanage de toutes les rousses, dont elle a sans doute été l'archi-doyenne en son temps. Le Chevalier Sidney, qui, outre ces défauts, trouvoit qu'elle a voit trop de ventre & trop peu de derrière, s'écria:

Fauste, par cette vision,
Combien de choses à rabattre
Dans la riante fiction
Que l'histoire nous fait, à sa confusion,
De la fameuse Cléopâtre!
Ah! dans le combat d'Actium,
Antoine, pour elle poltron,
Devoit cent fois plutôt se battre,
Ou se faire tenir à quatre,
Que de suivre cette guenon.

Guenon tant qu'il vous plaira, dit le docteur; voilà pourtant celle qui mit dans ses fers le héros qui s'étoit rendu maître du monde, & c'est cette même guenon qui tourna la tête à cet autre héros que vous venez de dire. Mais, madame, dit-il à la reine, puisque ces fameuses étrangères ne sont pas de votre goût, n'en cherchons plus hors de vos états. L'Angleterre, qui a toujours été en possession de produire des beautés parfaites, comme nous le voyons par votre majesté, nous fournira peut-être un objet plus digne de votre attention, dans l'apparition de la belle & malheureuse Rosemonde. Votre grandeur, qui sait tout, n'en ignore apparemment pas l'histoire. J'en ai quelque idée, dit-elle; mais comme mes grandes occupations l'ont presque effacée de ma mémoire, je ne serai pas fâchée qu'on l'y retrace par une petite répétition de ses aventures.

Il n'y a pas encore trois jours, dit le chevalier Sidney, que je lisois cet endroit de la vie d'Henri second, un de vos plus illustres prédécesseurs. Ce grand roi avoit le cœur du monde le plus tendre, mais rien moins que scrupuleux sur l'inconstance. Cependant il y avoit quelques années qu'une certaine Jeanne Shoar en étoit en paisible possession: elle avoit de la beauté; mais il s'en falloit bien qu'elle en eût assez pour fixer une légereté comme la sienne, si le diable ne s'en étoit mêlé; car, en ces temps-là, tout le monde tenoit pour constant que c'étoit par sortilège & pure magie qu'elle s'étoit fait aimer, & qu'elle conservoit sa conquête. C'est à Faustus à nous dire ce qu'il en pense, lui qui est versé dans ces innocentes petites rubriques. Quoi qu'il en soit, voici comme l'enchantement de dame Jeanne se rompit, si tant est qu'il y en ait eu à son fait.

Le roi s'étant un jour égaré à la chasse dans une vaste forêt, fit tant, en tournoyant & retournoyant de côté & d'autre, qu'il se trouva au bout d'un ruisseau dont l'eau étoit belle & claire; il en suivit quelque temps le cours, & cela le mena dans un endroit où le ruisseau, s'élargissant, faisoit une espèce de bassin, bordé d'un gazon vert & frais, ombragé de grands arbres extrêmement touffus. Or comme ces sortes d'endroits sont d'ordinaire les scènes de quelque aventure, celle qui lui arriva fut de trouver d'abord des habits de femme au pied d'un de ces arbres, ce qui l'obligea de mettre pied à terre, avec quelque émotion; & s'étant avancé trois ou quatre pas, il vit les personnes à qui ces habits appartenoient; c'étoient deux nymphes qui étoient jusqu'au cou dans cette fontaine, & qui poussèrent en même temps deux cris des plus aigus, voyant un homme de cette apparence qui venoit droit à elles. Le visage de la plus jeune le frappa d'un si grand étonnement, qu'il en demeura quelque temps immobile, & parut tout éperdu: il ne prit pas garde à l'autre, quoiqu'elle fût sortie de l'eau comme une étourdie, pour courir à ses habits. Sa compagne, qui avoit bien autant de peur, & qui n'avoit pas été moins surprise qu'elle, ne jugea pas à propos de l'imiter. Elle étoit fort embarrassée: mais voyant que le Roi ne l'étoit pas moins, elle se rassura un peu, & lui dit que comme tout ce qui paroissoit en sa personne lui faisoit juger qu'il avoit été armé chevalier, elle le supplioit de lui accorder un don: c'étoit la grande manière en ces temps-là. Ainsi, le roi qui lui avoit déjà donné sa personne, sa liberté son cœur & son ame, jura qu'il ne lui refuseroit rien de ce qu'elle lui feroit l'honneur de lui demander, quand ce seroit la moitié de son royaume. A ce mot, la belle tressaillit, & pensa se lever pour lui faire la révérence; mais supprimant ce premier mouvement que le respect & le devoir lui avoient inspiré, la grace qu'elle lui demanda, fut d'avoir la bonté de se retirer, jusqu'à ce qu'elle fût sortie de l'eau, & qu'elle eût repris ses habits. Il obéit comme un enfant, quoique dans ces sortes d'occasions, il fût d'ordinaire aventureux; mais le pauvre prince l'aimoit déjà à la fureur. Il n'en faut pas davantage pour que l'homme du monde le plus délibéré devienne plus soumis & plus timide qu'une pucelle auprès de l'objet aimé. Il se retira donc; mais ce ne fut pas avec intention de tenir tout à fait sa parole. Dès qu'il se vit couvert de quelques buissons, il donna un coup de fouet à son cheval, qui se mit à galoper par le bois, & sa majesté se mit à quatre pattes, & s'étant traînée vers l'endroit d'où il venoit, il écartoit doucement les branches qui lui fermoient la vue de la fontaine, justement comme la belle inconnue en sortoit, sans aucune précaution, & sans se douter de cette supercherie de la part d'un chevalier errant, qui de plus étoit roi. Dieu sait si le prince, qui étoit devenu éperdument amoureux, à ne lui voir, pour ainsi dire, que le bout du nez, trouva de quoi achever de s'enflammer dans la contemplation de tout le reste. L'histoire dit, que quoiqu'il fût à quatre pattes, il y auroit bien resté trois jours sans boire ni manger, tant les objets lui plaisoient; mais on ne lui en donna pas le temps. La nymphe fut s'habiller, & son nouvel adorateur, après un petit détour, se présenta devant elle. La première chose qu'il fit, ce fut de se jeter à ses pieds, pour lui jurer qu'il l'adoroit, sans s'informer qui elle étoit. La surprise, le respect, l'émotion & la rougeur, qui s'étoient emparés tout à la fois de la charmante étrangère, auroient sans doute désorienté les appas de toute autre; mais les siens n'en firent que croître & embellir: si bien que le pauvre roi... Chevalier, dit la reine, abrégeons, s'il vous plaît. Tant qu'il vous plaira, madame, reprit-il. On entendit un grand bruit de chevaux; c'étoient les gens de la suite du roi, qui, l'ayant cherché pendant une grosse demi-heure, lui ramenoient son cheval par la bride. Il remonta dessus, après avoir appris que sa nouvelle divinité s'appeloit Rosemonde, fille d'un baron dont le château n'étoit qu'à cinquante pas de cette forêt. Il revint tout rêveur & tout refroidi pour sa maîtresse Jeanne. Elle s'en aperçut bientôt; il ne s'en mit guère en peine: il alloit plus souvent à la chasse, & en revenoit toujours plus refroidi pour elle. Cela fit naître les soupçons, & les soupçons mirent force espions en campagne, un desquels l'informa qu'on avoit trouvé le roi à deux genoux devant une jeune personne belle comme un ange, le jour qu'il s'étoit égaré; & que toutes les chasses qu'il avoit faites depuis, n'avoient été qu'à son intention. A cette découverte, la dame Jeanne, qui, sauf le respect de votre majesté, étoit la plus méchante carogne de l'univers, jeta feu & flammes, gourmanda le roi, comme elle auroit fait son laquais; & comme elle avoit un ascendant diabolique sur son esprit, elle l'obligea, par ses menaces & ses vacarmes, de consentir, comme un grand benêt qu'il étoit, qu'on enlevât la pauvre Rosemonde, & qu'on l'enfermât dans un vieux château, au milieu d'un désert, qui s'appelle encore de nos jours la prison de Rosemonde. Ce fut dans cette prison, qu'au bout de quelques années la détestable Shoar fit étrangler sa rivale, pendant un voyage que le roi fut obligé de faire en France.

Voilà, dit la reine, une fin bien déplorable. Ce qu'il y eut de plus triste, dit l'enchanteur, c'est qu'elle fut enlevée, & qu'elle mourut, sans que ce roi si passionné eût jamais mis d'autre fin à une aventure qui avoit eu de si tendres commencemens. La bonne Elisabeth, après un certain branlement de tête & un petit sourire d'incrédulité, témoigna beaucoup d'impatience de voir celle dont on venoit d'abréger l'histoire. Il y a, dit Faustus, un instinct secret dans cet empressement, puisque suivant la tradition & quelques mémoires de ces vieux temps, la belle Rosemonde avoit beaucoup de votre air, & ressembloit passablement à votre majesté, quoique ce fût en laid, comme on peut croire. Voyons-la, dit la Reine. Mais dès qu'elle paroîtra, chevalier Sidney, je vous ordonne de l'observer avec la dernière exactitude, afin que si nous trouvons qu'elle en vaille la peine, vous en puissiez faire une description ressemblante. Cet ordre donné, & quelques petites conjurations finies, comme l'endroit où la belle étoit enterrée n'étoit qu'à trente lieues de Londres, elle parut au bout d'un moment. Dès la porte de la galerie, son air & sa figure plurent extrêmement. A mesure qu'elle avançoit, ses attraits sembloient briller d'une nouvelle lumière; & si-tôt qu'elle fut à portée d'être mieux examinée, l'approbation de la compagnie parut à certains airs de plaisir & d'admiration que chacun témoignoit en la regardant, & chacun sembloit approuver en soi-même le goût d'Henri second pour elle, en détestant la foiblesse dont il l'avoit immolée. Le docteur ne lui avoit point donné d'autre habit que celui qu'elle avoit repris en sortant du bain: ce n'étoit que des cornettes unies, rattachées au haut de sa tête, une robe de chambre de taffetas, un jupon de toile jaune assez court, & légèrement brodé de soie. C'étoit pourtant dans cet extrême négligé qu'elle effaçoit l'éclat du jour au gré des spectateurs. Elle s'arrêta beaucoup plus long temps devant eux que n'avoient fait les autres; & comme si elle avoit su les ordres qu'on avoit donnés au Chevalier, elle se tourna deux ou trois fois vers lui, en le regardant assez agréablement. On eût dit qu'à chacun de ces regards, le cœur lui fondoit dans l'estomac, tant il en avoit la mine niaise & déconfite. Il fallut enfin qu'elle prît congé de la compagnie; & dès qu'elle fut sortie: Mon dieu, s'écria la reine, la jolie créature! Non, je n'ai rien vu de ma vie qui plaise tant. Quelle taille! quelle noblesse d'air sans affectation! & quel éclat sans artifice! Et l'on me viendra dire que je lui ressemble! Qu'en dites-vous, comte? poursuivit-elle. Il étoit alors si pensif, qu'il ne lui répondit rien tout haut; mais il disoit à part soi: Plût à dieu, Babet, ma reine & ma maîtresse; j'en donnerois le meilleur cheval de mon écurie, quand ce ne seroit qu'en laid que tu lui ressemblerois! & puis il lui dit tout haut: Si vous lui ressemblez! Votre majesté n'auroit qu'à faire un tour de galerie en robe de chambre flottante & en jupon brodé de soie; & si notre sorcier lui-même ne s'y méprenoit, tenez-moi pour un faquin. Pendant toutes ces fadeurs, & quantité de misères de cette nature, dont le favori flattoit la vanité de la bonne dame, le poëte Sidney, un crayon à la main, achevoit de mettre au net le portrait de la belle Rosemonde. Dès qu'il y eut mis la dernière main, il eut ordre d'en faire la lecture, & voici par où il commença:

Allons, mes vers, obéissons,
Puisque ma reine me l'ordonne;
Et du plus beau de nos crayons,
traçons & l'air & la personne
D'un objet dont l'éclat de mille feux rayonne,
Et qui du dieu des vers mérite les chansons.
Loin d'ici, flatteuse imposture,
De fictions, de faux brillans,
Dont on embellit la peinture,
Quand les objets sont indigens!
Pour mettre à fin mon aventure,
D'une main & fidelle & sûre,
Peignons l'original sans fard & sans encens:
Il suffira des ornemens
Que fournit l'aimable nature.
Il faut, en traçant la beauté
De la divine Rosemonde,
Dans le plus beau portrait du monde,
N'employer que la vérité.

Voilà parler en honnête homme, & qui, pour un faiseur de vers & de romans, semble avoir quelque conscience. Voici comme il poursuit, dans le détail des charmes qu'il décrit.

De graces & d'attraits un brillant assemblage
Accompagnoit mille agrémens
Inséparables des beaux ans,
De la jeunesse heureux partage;
Tout plaisoit dans son beau visage;
De Flore les trésors naissans
Y paroissoient en étalage,
Mais purs, naturels, innocens,
Et tels qu'on les voit au printemps,
Quand zéphyre les sèche, après un prompt orage.
Sa bouche couronnoit l'ouvrage;
Elle étoit faite pour ses dents.
Heureux, parmi tous les vivans,
Qui jouiroit de l'avantage,
Après mille & mille tourmens,
D'y pouvoir offrir son hommage!
Ses yeux n'étoient pas des plus grands;
Mais, ciel, quel étoit le langage
De leurs traits vifs & séduisans!
Puisque par leurs regards les plus indifférens,
Jusques au fond du cœur ils s'ouvroient un passage:
Rien n'étoit si beau que son nez:
D'Hébé c'étoit le nez céleste,
Et ces deux pieds étoient tournés,
De manière que pour le reste
De ces attraits toujours moins nus que devinés,
On n'avoit pas besoin d'un autre manifeste.
Sa taille avoit de ces appas
Qu'on sent, mais qu'on n'exprime pas.
La noblesse en étoit suprême.
Dans toute sa figure, & jusques dans ses pas,
C'étoit un certain air digne du diadême;
Mais c'étoit de ces airs qu'on aime,
Et qu'on aime jusqu'au trépas;
Bref, à l'examiner du haut jusques au bas,
Belle Daphné, c'étoit vous-même
Qu'on peignoit sur ce canevas.

Du moins en aurois-je juré, tant la description vous convient, excepté pourtant la gorge, qu'on a oubliée; & certainement, si l'on prenoit la liberté de vous copier, ce ne seroit pas un article à supprimer. Certaine forme, certain éclat, & certaine situation dont la nature a doué le peu que vous en laissez voir, offriroient d'assez agréables idées à mettre en prose ou en vers, sans la moindre exagération, pour rendre la chose plus touchante. Je ne suis guère plus content de ce qu'il dit de la bouche de son original. On diroit que c'est celle de quelque sibylle, tant il craint d'y toucher! Il est bien vrai que dire qu'elle est faite pour assortir les plus belles dents du monde, c'est quelque chose; mais ce n'étoit pas assez; & s'il avoit eu connoissance de la vôtre, il auroit dépeint en vers aussi gracieux vos lèvres fraîches & vermeilles; il auroit dit qu'autour de ces lèvres, quand il vous plaît de sourire, le ciel a placé certains agrémens qu'il oublie, ou qu'il ne se donne pas la peine de placer autour des autres.

Revenons à notre galerie. On y délibéroit sur le choix de l'apparition qui devoit succéder à celle de Rosemonde. L'enchanteur fut d'avis de ne plus sortir d'Angleterre, pour chercher des beautés de réputation, & proposa cette célèbre comtesse de Salisbury, qui avoit donné lieu à l'institution de l'ordre de la jarretière, comme une certaine beauté flamande avoit été cause de celui de la toison d'or. On trouva la proposition bien imaginée; mais la reine dit, qu'avant toutes choses elle vouloit voir encore une fois sa chère Rosemonde. Le docteur s'en défendit fort & ferme, en disant que la chose n'étoit guère praticable dans l'ordre des conjurations, outre que la rétrogradation des fantômes irritoit les puissances soumises à ses premiers enchantemens, Mais il eut beau dire, on crut qu'il ne faisoit ces façons que pour se faire valoir, & la reine lui parla d'un ton si sérieux, qu'il fut obligé de s'y rendre. Il assura pourtant que si Rosemonde faisoit tant que de revenir, ce ne seroit ni par où elle était entrée, ni par où elle étoit sortie la première fois, & que chacun prît garde à soi, car il ne répondroit plus de rien. La reine, comme on a dit, ne savoit ce que c'étoit que la peur, & nos deux messieurs étoient un peu aguerris sur les apparitions. Ainsi, les paroles au docteur ne leur causèrent pas grande émotion; cependant il avoit commencé. Jamais conjuration ne lui avoit donné tant de peine; car, après avoir marmoté quelque temps, en faisant des grimaces & des contorsions qui n'étoient ni belles, ni honnêtes, il mit son livre à terre au milieu de la galerie, en fit trois fois le tour à cloche-pied; ensuite de quoi il fit l'arbre fourchu contre la muraille, la tête en bas & les jambes en haut: mais voyant que rien ne paroissoit, il eut recours au dernier & au plus puissant de ses prestiges, ce fut de faire trois sauts en arrière, le petit doigt de la main droite dans l'oreille gauche, & de se donner trois claques sur les fesses, en criant trois fois, Rosemonde, à pleine tête. A la dernière de ces claques magiques, un vent soudain ouvrit avec impétuosité la fenêtre d'une grande croisée par où la charmante Rosemonde mit pied à terre au milieu de la galerie, comme si elle ne fût descendue que d'une berline. Le docteur étoit tout en eau; & pendant qu'il s'essuyoit, la reine qui la trouva incomparablement plus aimable qu'à son premier voyage, laissa, pour le coup, endormir sa prudence ordinaire par un transport d'empressement, & sortit de son cercle, les bras ouverts, aussi étourdiment qu'auroit pu faire la dame à la pièce jaune, en s'écriant: ah, ma chère Rosemonde! Dès qu'elle eut lâché la parole, un violent éclat de tonnerre ébranla tout le palais, une vapeur épaisse & noire emplit la galerie, & plusieurs petits éclairs nouveaux-nés serpentoient à droite & à gauche autour de leurs oreilles, & faisoient transir les spectateurs. L'obscurité s'étant enfin dissipée petit à petit, on vit le magicien Faustus, les quatre fers en l'air, écumant comme un sanglier, son bonnet d'un côté, sa baguette de l'autre, & son alcoran magique entre les jambes. Personne, dans cette aventure, n'en fut quitte pour la peur.

Les éclairs redoubloient avec vivacité; le comte d'Essex en avoit perdu le sourcil droit, Sidney la moustache gauche. On ne sait s'il en coûta quelque chose à la reine; mais notre auteur dit, dans ses mémoires, que la fraise de sa majesté sentoit le soufre, & le bas de son vertugadin le rissolé, que c'étoit une pitié d'en approcher. Vous jugez bien, charmante Daphné, qu'après une telle déroute parmi nos curieux, le désir de voir la comtesse de Salisbury fut remis à un autre jour: je ne trouve pas même, dans les mémoires du chevalier Sidney, qu'il en ait jamais été question depuis.

Je me flatte, de mon côté, que cette longue rapsodie vous aura tellement excédée, que vous ne vous aviserez plus de me prier de mon déshonneur, en m'obligeant à retomber dans ces sortes de récits.

Ainsi chantoit par nos vallons,
Par nos bois, & par nos prairies,
Ou bien sur les rives fleuries
De quelque onde des environs,
Un certain berger sans moutons,
S'occupant de ses rêveries,
Ou décrivant dans ses chansons,
Sans y mêler de flatteries,
De vrais appas sous de faux noms.
Mais c'en est fait; & ce langage,
Dont il sut parfois enchanter
Quelques bergères du village,
Du temps qu'il aimoit à chanter,
Ne lui paroît qu'un sot ramage,
Qui n'a plus de quoi le tenter.
Adieu, dit-il, célèbre rive,
Où tant de fois mes chalumeaux
Accompagnoient ma voix plaintive,
Lorsque je racontais mes maux
Au cours de votre eau fugitive.
Adieu vous dis, célèbre rive;
Je vous consacre mes pipeaux.

 

LE DIABLE
AMOUREUX,
NOUVELLE ESPAGNOLE;
Par M. Cazotte.


LE DIABLE
AMOUREUX,
NOUVELLE ESPAGNOLE;



J'étois vingt-cinq ans capitaine aux gardes du roi de Naples: nous vivions beaucoup entre camarades, & comme de jeunes gens, c'est-à-dire, des femmes, du jeu, tant que la bourse pouvoit y suffire, & nous philosophions dans nos quartiers, quand nous n'avions plus d'autre ressource.

Un soir, après nous être épuisés en raisonnemens de toute espèce autour d'un très-petit flacon de vin de Chypre & de quelques marrons secs, le discours tomba sur la cabale & les cabalistes.

Un d'entre nous prétendoit que c'étoit une science réelle, & dont les opérations étoient sûres; quatre des plus jeunes lui soutenoient que c'étoit un amas d'absurdités, une source de friponneries, propre à tromper les gens crédules & amuser les enfans.

Le plus âgé d'entre nous, flamand d'origine, fumoit sa pipe d'un air distrait, & ne disoit mot. Son air froid & sa distraction me faisoient spectacle à travers ce charivari discordant qui nous étourdissoit, & m'empêchoit de prendre part à une conversation trop peu réglée pour qu'elle eût de l'intérêt pour moi.

Nous étions dans la chambre du fumeur; la nuit s'avançoit: on se sépara, & nous demeurâmes seuls, notre ancien & moi.

Il continua de fumer flegmatiquement; je demeurai les coudes appuyés sur la table, sans rien dire. Enfin mon homme rompit le silence.

—Jeune homme, me dit-il, vous venez d'entendre beaucoup de bruit; pourquoi vous êtes-vous tiré de la mêlée?

C'est, lui répondis-je, que j'aime mieux me taire, que d'approuver ou blâmer ce que je ne connois pas: je ne sais pas même ce que veut dire le mot de cabale.

Il a plusieurs significations, me dit-il: mais ce n'est point d'elles dont il s'agit, c'est de la chose. Croyez-vous qu'il puisse exister une science qui enseigne à transformer les métaux, & à réduire les esprits sous notre obéissance?...

Je ne connois rien des esprits, à commencer par le mien, sinon que je suis sûr de son existence. Quant aux métaux, je sais la valeur d'un carlin au jeu, à l'auberge & ailleurs, & ne peux rien assurer ni nier sur l'essence des uns & des autres, sur les modifications & impressions dont ils sont susceptibles.

Mon jeune camarade, j'aime beaucoup votre ignorance, elle vaut bien la doctrine des autres: au moins vous n'êtes pas dans l'erreur, & si vous n'êtes pas instruit, vous êtes susceptible de l'être. Votre naturel, la franchise de votre caractère, la droiture de votre esprit me plaisent: je sais quelque chose de plus que le commun des hommes; jurez-moi le plus grand secret sur votre parole d'honneur, promettez de vous conduire avec prudence, & vous serez mon écolier.

L'ouverture que vous me faites, mon cher Soberano, m'est très-agréable. La curiosité est ma plus forte passion. Je vous avouerai que naturellement j'ai peu d'empressement pour nos connoissances ordinaires; elles m'ont toujours semblé trop bornées, & j'ai deviné cette sphère élevée dans laquelle vous voulez m'aider à m'élancer: mais quelle est la première clef de la science dont vous parlez? Selon ce que disoient nos camarades en disputant, ce sont les esprits eux-mêmes qui nous instruisent; peut-on se lier avec eux?

Vous avez dit le mot, Alvare; on n'apprendroit rien de soi-même; quant à la possibilité de nos liaisons, je vais vous en donner une preuve sans réplique.

Comme il finissoit ce mot, il achevoit sa pipe. Il frappe trois coups pour faire sortir le peu de cendres qui restoit au fond, les pose sur la table assez près de moi. Il élève la voix: Calderon, dit-il, venez chercher ma pipe; allumez-la, & rapportez-la moi.

Il finissoit à peine le commandement, je vois disparoître la pipe, & avant que j'eusse pu raisonner sur les moyens, ni demander quel étoit ce Calderon chargé de ses ordres, la pipe allumée étoit de retour; & mon interlocuteur avoit repris son occupation.

Il la continua quelque temps, moins pour savourer le tabac, que pour jouir de la surprise qu'il m'occasionnoit; puis se levant, il dit: Je prends la garde au jour, il faut que je repose. Allez vous coucher; soyez sage, & nous nous reverrons.

Je me retirai plein de curiosité & affamé d'idées nouvelles dont je me promettois de me remplir bientôt par le secours de Soberano. Je le vis le lendemain, les jours suivans; je n'eus plus d'autre passion, je devins son ombre.

Je lui faisois mille questions; il éludoit les unes, & répondoit aux autres d'un ton d'oracle. Enfin je le pressai sur l'article de la religion de ses pareils. C'est, me répondit-il, la religion naturelle. Nous entrâmes dans quelques détails; ses décisions cadroient plus avec mes penchans qu'avec mes principes; mais je voulois venir à mon but, & ne devois pas le contrarier.

Vous commandez aux esprits, lui disois-je; je veux, comme vous, être en commerce avec eux: je le veux, je le veux.

Vous êtes vif, camarade, vous n'avez pas subi votre temps d'épreuve; vous n'avez rempli aucune des conditions sous lesquelles on peut aborder sans crainte à cette sublime cathégorie....

Eh! me faut-il bien du temps?.. Peut-être deux ans.... J'abandonne ce projet, m'écriai-je; je mourrois d'impatience dans l'intervalle. Vous êtes cruel, Soberano; vous ne pouvez concevoir la vivacité du désir que vous avez fait naître en moi; il me brûle....

Jeune homme, je vous croyois plus de prudence, vous me faites trembler pour vous & pour moi. Quoi! vous vous exposeriez à évoquer des esprits sans aucune des préparations...?

Eh! que pourroit-il m'en arriver?... Je ne dis pas qu'il dût absolument vous en arriver du mal; s'ils ont du pouvoir sur nous, c'est notre foiblesse, notre pusillanimité qui le leur donne: dans le fond, nous sommes nés pour les commander..... Ah! je les commanderai.... Oui, vous avez le cœur chaud, mais si vous perdez la tête, s'ils vous effrayent à certain point?....

S'il ne tient qu'à ne les pas craindre, je les mets au pis pour m'effrayer.... Quoi! quand vous verriez le diable?.... Je tirerois les oreilles au grand diable d'enfer.....

Bravo! Si vous êtes si sûr de vous, vous pouvez vous risquer, & je vous promets mon assistance. Vendredi prochain je vous donne à dîner avec deux des nôtres, & nous mettrons l'aventure à fin.

Nous n'étions qu'à mardi: jamais rendez-vous galant ne fut attendu avec tant d'impatience. Le terme arrive enfin; je trouve chez mon camarade deux hommes d'une physionomie peu prévenante: nous dînons. La conversation roule sur des choses indifférentes.

Après dîner, on propose une promenade à pied vers les ruines de Portici. Nous sommes en route, nous arrivons. Ces restes des monumens les plus augustes, écroulés, brisés, épars, couverts de ronces, portent à mon imagination des idées qui ne m'étoient pas ordinaires. Voilà, disois-je, le pouvoir du temps sur les ouvrages de l'orgueil & de l'industrie des hommes. Nous avançons dans les ruines, & enfin nous sommes parvenus, presque à tâtons, à travers ces débris, dans un lieu si obscur, qu'aucune lumière extérieure n'y pouvoit pénétrer.

Mon camarade me conduisoit par le bras; il cesse de marcher & je m'arrête. Alors un de la compagnie bat le fusil & allume une bougie. Le séjour où nous étions s'éclaire, quoique foiblement, & je découvre que nous sommes sous une voûte assez bien conservée, de vingt-cinq pieds en carré à peu près, & ayant quatre issues. Nous observions le plus parfait silence. Mon camarade, à l'aide d'un roseau qui lui servoit d'appui dans sa marche, trace un cercle autour de lui sur le sable léger dont le terrein étoit couvert, & en sort après y avoir dessiné quelques caractères. Entrez dans ce penthacle, mon brave, me dit-il, & n'en sortez qu'à bonnes enseignes....

Expliquez-vous mieux, à quelles enseignes en dois-je sortir?.... Quand tout vous sera soumis; mais avant ce temps, si la frayeur vous faisoit faire une fausse démarche, vous pourriez courir les risques les plus grands.

Alors il me donne une formule d'évocation courte, pressante, mêlée de quelques mots que je n'oublierai jamais. Récitez, me dit-il, cette conjuration avec fermeté, & appelez ensuite à trois fois clairement Béelzébut, & sur-tout n'oubliez pas ce que vous avez promis de faire.

Je me rappelai que je m'étois vanté de lui tirer les oreilles. Je tiendrai parole, lui dis-je, ne voulant pas en avoir le démenti. Nous vous souhaitons bien du succès, me dit-il; quand vous aurez fini, vous nous avertirez. Vous êtes directement vis-à-vis de la porte par laquelle vous devez sortir pour nous rejoindre. Ils se retirent.

Jamais fanfaron ne se trouva dans une crise plus délicate: je fus au moment de les rappeler; mais il y avoit trop à rougir pour moi; c'étoit d'ailleurs renoncer à toutes mes espérances. Je me raffermis sur la place où j'étois, & tins un moment conseil. On a voulu m'effrayer, dis-je; on veut voir si je suis pusillanime. Les gens qui m'éprouvent, sont à deux pas d'ici, & à la suite de mon évocation, je dois m'attendre à quelque tentative de leur part pour m'épouvanter. Tenons bon; tournons la raillerie contre les mauvais plaisans.

Cette délibération fut assez courte, quoiqu'un peu troublée par le ramage des hiboux & des chats-huants qui habitoient les environs & même l'intérieur de ma caverne.

Un peu rassuré par mes réflexions, je me rasseois sur mes reins, je me piète; je prononce l'évocation d'une voix claire & soutenue, & en grossissant le son, j'appelle à trois reprises & à très-courts intervalles, Béelzébut.

Un frisson couroit dans toutes mes veines, & mes cheveux se hérissoient sur ma tête.

A peine avois-je fini, une fenêtre s'ouvre à deux battans, vis-à-vis de moi, au haut de la voûte: un torrent de lumière plus éblouissante que celle du jour fond par cette ouverture; une tête de chameau horrible, autant par sa grosseur que par sa forme, se présente à la fenêtre, sur-tout elle avoit des oreilles démesurées. L'odieux fantôme ouvre la gueule, & d'un ton assorti au reste de l'apparition, me répond: Che vuoi?

Toutes les voûtes, tous les caveaux des environs retentissent à l'envi du terrible Che vuoi?

Je ne saurois peindre ma situation; je ne saurois dire qui soutint mon courage & m'empêcha de tomber en défaillance, à l'aspect de ce tableau, au bruit plus effrayant encore qui retentissoit à mes oreilles.

Je sentis la nécessité de rappeler mes forces; une sueur froide alloit les dissiper: je fis un effort sur moi. Il faut que notre ame soit bien vaste, & ait un prodigieux ressort; une multitude de sentimens, d'idées, de réflexions touchent mon cœur, passent dans mon esprit, & font leur impression toutes à la fois.

La révolution s'opère, je me rends maître de ma terreur. Je fixe hardiment le spectre.

Que prétends-tu toi-même, téméraire, en te montrant sous cette forme hideuse?

Le fantôme balance un moment: Tu m'as demandé, dit-il d'un ton de voix plus bas.... L'esclave, lui dis-je, cherche-t-il à effrayer son maître? Si tu viens recevoir mes ordres, prends une forme convenable & un ton soumis.

Maître, me dit le fantôme, sous quelle forme me présenterai-je pour vous être agréable?

La première idée qui me vint à la tête étant celle d'un chien; viens, lui dis-je, sous la figure d'un épagneul. A peine avois-je donné l'ordre, l'épouvantable chameau allonge le cou de seize pieds de longueur, baisse la tête jusqu'au milieu du salon, & vomit un épagneul blanc, à soies fines & brillantes, les oreilles traînantes jusqu'à terre.

La fenêtre s'est refermée, toute autre vision a disparu, & il ne reste sous la voûte, suffisamment éclairée, que le chien & moi.

Il tournoit tout au tour du cercle en remuant la queue, & faisant des courbettes. Maître, me dit-il, je voudrois bien vous lécher l'extrémité des pieds; mais le cercle redoutable qui vous environne, me repousse.

Ma confiance étoit montée jusqu'à l'audace: je sors du cercle; je tends le pied, le chien le lèche; je fais un mouvement pour lui tirer les oreilles, il se couche sur le dos, comme pour me demander grace; je vis que c'étoit une petite femelle. Lève-toi, lui dis-je, je te pardonne: tu vois que j'ai compagnie; ces Messieurs attendent à quelque distance d'ici; la promenade a dû les altérer, je veux leur donner une collation; il faut des fruits, des conserves, des glaces, des vins de Grèce; que cela soit bien entendu; éclaire & décore la salle sans faste, mais proprement. Vers la fin de la collation, tu viendras en virtuose du premier talent, & tu porteras une harpe: je t'avertirai quand tu devras paroître. Prends garde à bien jouer ton rôle; mets de l'expression dans ton chant, de la décence, de la retenue dans ton maintien....

J'obéirai, maître, mais sous quelle condition?...

Sous celle d'obéir, esclave. Obéis sans réplique, ou....

Vous ne me connoissez pas, maître, vous me traiteriez avec moins de rigueur; j'y mettrois peut-être l'unique condition de vous désarmer & de vous plaire.

Le chien avoit à peine fini, qu'en tournant sur le talon, je vois mes ordres s'exécuter plus promptement qu'une décoration ne s'élève à l'opéra. Les murs de la voûte, ci-devant noirs, humides, couverts de mousse, prenoient une teinte douce, des formes agréables; c'étoit un salon de marbre jaspé. L'architecture présentoit un cintre soutenu par des colonnes; huit girandoles de cristaux, contenant chacune trois bougies, y répandoient une lumière vive, également distribuée.

Un moment après, la table & le buffet s'arrangent, se chargent de tous les apprêts de notre régal; les fruits & les confitures étoient de l'espèce la plus rare, la plus savoureuse, & de la plus belle apparence. La porcelaine employée au service & sur le buffet, étoit du Japon. La petite chienne faisoit mille tours dans la salle, mille courbettes autour de moi, comme pour hâter le travail, & me demander si j'étois satisfait.

Fort bien, Biondetta, lui dis-je; prenez un habit de livrée, & allez dire à ces messieurs, qui sont près d'ici, que je les attends, & qu'ils sont servis.

A peine avois-je détourué un instant les regards, que je vois sortir un page à ma livrée, lestement vêtu, tenant un flambeau allumé; peu après il revint, conduisant sur ses pas mon camarade le flamand & ses deux amis.

Préparés à quelque chose d'extraordinaire par l'arrivée & le compliment du page, ils ne l'étoient pas au changement qui s'étoit fait dans l'endroit où ils m'avoient laissé. Si je n'eusse pas eu la tête occupée, je me serois plus amusé de leur surprise; elle éclata par leurs cris, se manifesta par l'altération de leurs traits & par leurs attitudes.

Messieurs, leur dis-je, vous avez fait beaucoup de chemin pour l'amour de moi; il nous en reste à faire pour regagner Naples. J'ai pensé que ce petit régal ne vous désobligeroit pas, & que vous voudriez bien excuser le peu de choix & le défaut d'abondance en faveur de l'im-promptu.

Mon aisance les déconcerta plus encore que le changement de la scène & la vue de l'élégante collation à laquelle ils se voyoient invités. Je m'en aperçus; &, résolu de terminer bientôt une aventure dont intérieurement je me défiois, je voulus en tirer tout le parti possible, en forçant même la gaîté, qui fait le fond de mon caractère.

Je les pressai de se mettre à table; le page avançoit les sièges avec une promptitude merveilleuse. Nous étions assis; j'avois rempli les verres, distribué des fruits; ma bouche seule s'ouvroit pour parler & manger, les autres restoient béantes. Cependant je les engageai à entamer les fruits, ma confiance les détermina: je porte la santé de la plus jolie courtisane de Naples; nous la buvons. Je parle d'un opéra nouveau, d'une improvisatrice romaine, arrivée depuis peu, & dont les talens font du bruit à la cour; je reviens sur les talens agréables, la musique, la sculpture; &, par occasion, je les fais convenir de la beauté de quelques marbres qui font l'ornement du salon. Une bouteille se vide, & est remplacée par une meilleure. Le page se multiplie, & le service ne languit pas un instant. Je jette l'œil sur lui à la dérobée; figurez-vous l'amour en trousse de page: mes compagnons d'aventure le lorgnoient de leur côté d'un air où se peignoit la surprise, le plaisir, & l'inquiétude. La monotonie de cette situation me déplut; je vis qu'il étoit temps de la rompre. Biondetto, dis-je au page, la signora Fiorentina m'a promis de me donner un instant; voyez si elle ne seroit point arrivée. Biondetto sort de l'appartement.

Mes hôtes n'avoient point encore eu le temps de s'étonner de la bizarrerie du message, qu'une porte du salon s'ouvre & Fiorentina entre, tenant sa harpe; elle étoit dans un déshabillé étoffé & modeste; un chapeau de voyage & un crêpe très-clair sur les yeux; elle pose sa harpe à côté d'elle, salue avec aisance, avec grace. Seigneur dom Alvare, dit-elle, je n'étois pas prévenue que vous eussiez compagnie; je ne me serois point présentée vêtue comme je suis; ces messieurs voudront bien excuser une voyageuse.

Elle s'assied, & nous lui offrons à l'envi les reliefs de notre petit festin, auxquels elle touche par complaisance. Quoi, Madame, lui dis-je, vous ne faites que passer par Naples: on ne sauroit vous y retenir?

Un engagement, déjà ancien, m'y force, seigneur: on a eu des bontés pour moi à Venise au carnaval dernier; on m'a fait promettre de revenir, & j'ai touché des arrhes; sans cela, je n'aurois pu me refuser aux avantages que m'offroit ici la cour, & à l'espoir de mériter les suffrages de la noblesse napolitaine, distinguée par son goût au dessus de toute celle d'Italie.

Les deux napolitains se courbent, pour répondre à l'éloge, saisis par la vérité de la scène, au point de se frotter les yeux. Je pressai la virtuose de nous faire entendre un échantillon de son talent. Elle étoit enrhumée, fatiguée; elle craignoit avec justice de décheoir dans notre opinion. Enfin elle se détermina à exécuter un récitatif obligé, & une ariette pathétique, qui terminoient le troisième acte de l'opéra dans lequel elle devoit débuter.

Elle prend sa harpe, prélude avec une petite main longuette, potelée, tout à la fois blanche & purpurine, dont les doigts insensiblement arrondis par le bout, étoient terminés par un ongle dont la forme & la grace étoient inconcevables; nous étions tous surpris, nous croyions être au plus délicieux concert.

La dame chante. On n'a pas, avec plus de gosier, plus d'ame, plus d'expression: on ne sauroit rendre plus, en chargeant moins. J'étois ému jusqu'au fond du cœur, & j'oubliois presque que j'étois le créateur du charme qui me ravissoit.

La cantatrice m'adressoit les expressions tendres de son récit & de son chant. Le feu de ses regards perçoit à travers le voile; il étoit d'un pénétrant, d'une douceur inconcevable; ses yeux ne m'étoient pas inconnus. Enfin, en assemblant les traits tels que le voile me les laissoit apercevoir, je reconnus dans Fiorentina le fripon de Biondetto; mais l'élégance, l'avantage de sa taille se faisoient beaucoup plus remarquer sous l'ajustement de femme que sous l'habit de page.

Quand la cantatrice eut fini de chanter, nous lui donnâmes de justes éloges. Je voulus l'engager à nous exécuter une ariette vive, pour nous donner lieu d'admirer la diversité de ses talens. Non, répondit-elle, je m'en acquitterois mal dans la disposition d'ame où je suis; d'ailleurs, vous avez dû vous apercevoir de l'effort que j'ai fait pour vous obéir. Ma voix se ressent du voyage; elle est voilée; vous êtes prévenu que je pars cette nuit. C'est un cocher de louage qui m'a conduite; je suis à ses ordres. Je vous demande en grace d'agréer mes excuses, & de me permettre de me retirer. En disant cela, elle se lève, veut emporter sa harpe. Je la lui prends des mains; & après l'avoir reconduite jusqu'à la porte par laquelle elle s'étoit introduite, je rejoins la compagnie.

Je devois avoir inspiré de la gaîté, & je voyois de la contrainte dans les regards: j'eus recours au vin de Chypre. Je l'avois trouvé délicieux; il m'avoit rendu mes forces, ma présence d'esprit: je doublai la dose; & comme l'heure s'avançoit, je dis à mon page, qui s'étoit remis à son poste derrière mon siége, d'aller faire avancer ma voiture. Biondetto sort sur le champ, va remplir mes ordres.

Vous avez ici un équipage? me dit Soberano. Oui, répliquai-je, je me suis fait suivre, & j'ai imaginé que si notre partie se prolongeoit, vous ne seriez pas fâchés d'en revenir commodément. Buvons encore un coup; nous ne courrons pas les risques de faire de faux pas en chemin.

Ma phrase n'étoit pas achevée, que le page rentre, suivi de deux grands estafiers bien tournés, superbement vêtus à ma livrée. Seigneur dom Alvare, me dit Biondetto, je n'ai pu faire approcher votre voiture; elle est au delà, mais tout auprès des débris dont ces lieux-ci sont entourés. Nous nous levons, Biondetto & les estafiers nous précèdent; on marche.

Comme nous ne pouvions pas aller quatre de front entre des bases & des colonnes brisées, Soberano, qui se trouvoit seul à côté de moi, me serra la main. Vous nous donnez un beau régal, ami; il vous coûtera cher.

Ami, répliquai-je, je suis très-heureux s'il vous a fait plaisir; je vous le donne pour ce qu'il me coûte.

Nous arrivons à la voiture; nous trouvons deux autres estafiers, un cocher, un postillon, une voiture de campagne à mes ordres, aussi commode qu'on eût pu la désirer. J'en fais les honneurs, & nous prenons légèrement le chemin de Naples.

Nous gardâmes quelque temps le silence; enfin un des amis de Soberano le rompt. Je ne vous demande point votre secret, Alvare; mais il faut que vous ayez fait des conventions singulières. Jamais personne ne fut servi comme vous l'êtes; & depuis quarante ans que je travaille, je n'ai pas obtenu le quart des complaisances que l'on vient d'avoir pour vous dans une soirée. Je ne parle pas de la plus céleste vision qu'il soit possible d'avoir, tandis que l'on afflige nos yeux, plus souvent que l'on ne songe à les réjouir. Enfin vous savez vos affaires; vous êtes jeune; à votre âge on désire trop pour se laisser le temps de réfléchir, & on précipite ses jouissances.

Bernadillo, c'étoit le nom de cet homme, s'écoutoit en parlant, & me donnoit le temps de penser à ma réponse.

J'ignore, lui répliquai-je, par où j'ai pu m'attirer des faveurs distinguées; j'augure qu'elles seront très-courtes, & ma consolation sera de les avoir, toutes partagées avec de bons amis. On vit que je me tenois sur la réserve, & la conversation tomba.

Cependant le silence amena la réflexion; je me rappelai ce que j'avois fait & vu; je comparai les discours de Soberano & de Bernadillo, & je conclus que je venois de sortir du plus mauvais pas dans lequel une curiosité vaine; & la témérité eussent jamais engagé un homme de ma sorte. Je ne manquois pas d'instruction: j'avois été élevé jusqu'à treize ans sous les yeux de dom Bernardo Maravillas mon père, gentilhomme sans reproche, & par dona Mencia ma mère, la femme la plus religieuse, la plus respectable qui fût dans l'Estramadure. O ma mère! disois-je, que penseriez-vous de votre fils, si vous l'aviez vu, si vous le voyiez encore? Mais ceci ne durera pas, je m'en donne parole.

Cependant la voiture arrivoit à Naples. Je reconduisis chez eux les amis de Soberano; lui & moi revînmes à notre quartier. Le brillant de mon équipage éblouit un peu la garde devant laquelle nous passâmes en revue; mais les graces de Biondetto, qui étoit sur le devant du carrosse, frappèrent encore davantage les spectateurs.

Le page congédie la voiture & la livrée, prend un flambeau de la main des estafiers, & traverse les casernes pour me conduire à mon appartement: mon valet de chambre, encore plus étonné que les autres, vouloit parler, pour me demander des nouvelles du nouveau train dont je venois de faire la montre. C'en est assez, Carle, lui dis-je en entrant dans mon apartement; je n'ai pas besoin de vous: allez-vous reposer, je vous parlerai demain.

Nous sommes seuls dans ma chambre, & Biondetto a fermé la porte sur nous; ma situation étoit moins embarrassante au milieu de la compagnie dont je venois de me séparer, & de l'endroit tumultueux que je venois de traverser.

Voulant terminer l'aventure, je me recueillis un instant. Je jette les yeux sur le page, les siens sont fixés vers la terre; une rougeur lui monte sensiblement au visage; sa contenance décèle de l'embarras & beaucoup d'émotion; enfin je prends sur moi de lui parler.

Biondetto, vous m'avez bien servi, vous avez même mis des graces à ce que vous avez fait pour moi; mais comme vous vous étiez payé d'avance, je pense que nous sommes quittes...

Dom Alvare est trop noble, pour croire qu'il ait pu s'acquitter à ce prix...

Si vous avez fait plus que vous ne me devez; si je vous dois de reste, donnez votre compte; mais je ne vous réponds pas que vous soyez payé promptement. Le quartier courant est mangé; je dois au jeu, à l'auberge, au tailleur...

Vous plaisantez hors de propos...

Si je quitte le ton de plaisanterie, ce sera pour vous prier de vous retirer; car il est tard, & il faut que je me couche...

Et vous me renverriez incivilement à l'heure qu'il est? Je n'ai pas dû m'attendre à ce traitement de la part d'un cavalier espagnol. Vos amis savent que je suis venue ici; vos soldats, vos gens m'ont vue, & ont deviné mon sexe. Si j'étois une vile courtisane, vous auriez quelque égard pour lès bienséances de mon état; mais votre procédé pour moi est flétrissant, ignominieux: il n'est pas de femme qui n'en fût humiliée...

Il vous plaît donc à présent d'être femme, pour vous concilier des égards? Eh bien, pour vous sauver le scandale de votre retraite, ayez pour vous le ménagement de la faire par le trou de la serrure...

Quoi! sérieusement, sans savoir qui je suis... Puis-je l'ignorer?... Vous l'ignorez, vous dis-je; vous n'écoutez que vos préventions; mais qui que je sois, je suis à vos pieds, les larmes aux yeux; c'est à titre de client que je vous implore. Une imprudence plus grande que la vôtre, excusable peut-être, puisque vous en êtes l'objet, m'a fait aujourd'hui tout braver, tout sacrifier pour vous obéir, me donner à vous, & vous suivre. J'ai révolté contre moi les passions les plus cruelles, les plus implacables; il ne me reste de protection que la vôtre, d'asile que votre chambre: me la fermerez-vous, Alvare? Sera-t-il dit qu'un cavalier espagnol aura traité avec cette rigueur, cette indignité, quelqu'un qui a tout sacrifié pour lui, une ame sensible, un être foible, dénué de tout autre secours, que le sien; en un mot, une personne de mon sexe?

Je reculois autant qu'il m'étoit possible, pour me tirer d'embarras; mais elle embrassoit mes genoux, & me suivoit sur les siens: enfin je suis rangé contre le mur. Relevez-vous, lui dis-je; vous venez, sans y penser, de me prendre par mon serment.

Quand ma mère me donna ma première épée, elle me fit jurer sur la garde, de servir toute ma vie les femmes, & de n'en pas désobliger une seule. Quand ce seroit ce que je pense, que c'est aujourd'hui...

Eh bien, cruel, à quelque titre que ce soit, permettez-moi de coucher dans votre chambre...

Je le veux, pour la rareté du fait, & mettre le comble à la bizarrerie de mon aventure. Cherchez à vous arranger de manière que je ne vous voye, ni ne vous entende: au premier mot, au premier mouvement, capables de me donner de l'inquiétude, je grossis le son de ma voix, pour vous demander à mon tour: che vuoi?

Je lui tourne le dos, & m'approche de mon lit, pour me déshabiller. Vous aiderai-je? me dit-on... Non, je suis militaire, & me sers moi-même. Je me couche.

A travers la gaze de mon rideau, je vois le prétendu page arranger dans le coin de ma chambre une natte usée qu'il a trouvée dans une garde-robe. Il s'assied dessus, se déshabille entièrement, s'enveloppe d'un de mes manteaux qui étoient sur un siége, éteint la lumière, & la scène finit là pour le moment; mais elle recommença bientôt dans mon lit, où je ne pouvois trouver le sommeil.

Il sembloit que le portrait du page fût attaché au ciel du lit & aux quatre colonnes; je ne voyais que lui. Je m'efforçois en vain de lier avec cet objet ravissant l'idée du fantôme épouvantable que j'avois vu; la première apparition servoit à relever le charme de la dernière.

Ce chant mélodieux, que j'avois entendu sous la voûte, ce son de voix ravissant, ce parler qui sembloit venir du cœur, retentissoient encore dans le mien, & y excitoient un frémissement singulier.

Ah! Biondetta, disois-je, si vous n'étiez pas un être fantastique! Si vous n'étiez pas ce vilain dromadaire!

Mais à quel mouvement me laissé-je emporter! J'ai triomphé de la frayeur; déracinons un sentiment plus dangereux. Quelle douceur puis-je en attendre? Ne tiendroit-il pas toujours de son origine?

Le feu de ses regards si touchans, si doux, est un cruel poison. Cette bouche si bien formée, si coloriée, si fraîche, & en apparence si naïve, ne s'ouvre que pour des impostures. Ce cœur, si c'en étoit un, ne s'échaufferoit que pour une trahison.

Pendant que je m'abandonnois aux réflexions occasionnées par les mouvemens divers dont j'étois agité, la lune, parvenue au haut de l'hémisphère & dans un ciel sans nuages, dardoit tous ses rayons dans ma chambre à travers trois grandes croisées.

Je faisois des mouvemens prodigieux dans mon lit; il n'étoit pas neuf; le bois s'écarte, & les trois planches qui soutenoient mon sommier, tombent avec fracas.

Biondetta se lève, accourt à moi avec le ton de la frayeur. Dom Alvare, quel malheur vient de vous arriver?

Comme je ne la perdois pas de vue, malgré mon accident, je la vis se lever, accourir; sa chemise étoit une chemise de page; & au passage, la lumière de la lune ayant frappé sur sa cuisse, avoit paru gagner au reflet.

Fort peu ému du mauvais état de mon lit, qui ne m'exposoit qu'à être un peu plus mal couché, je le fus bien davantage de me trouver serré dans les bras de Biondetta.

Il ne m'est rien arrivé, lui dis-je; retirez-vous. Vous courez sur le carreau sans pantoufles; vous allez vous enrhumer, retirez-vous... Mais vous êtes mal à votre aise.... Oui, vous m'y mettez actuellement; retirez-vous, ou, puisque vous voulez être cachée chez moi & près de moi, je vous ordonnerai d'aller dormir dans cette toile d'araignée qui est à l'encoignure de ma chambre. Elle n'attendit pas la fin de la menace, & alla se coucher sur sa natte, en sanglottant tout bas.

La nuit s'achève, & la fatigue prenant le dessus, me procure quelques momens de sommeil. Je ne m'éveillai qu'au jour: on devine la route que prirent mes premiers regards. Je cherchai des yeux mon page.

Il étoit assis, tout vêtu, à la réserve de son pourpoint, sur un petit tabouret; il avoit étalé ses cheveux, qui tomboient jusqu'à terre, en couvrant, à boucles flottantes & naturelles, son dos & ses épaules, & même entièrement son visage.

Ne pouvant faire mieux, il démêloit sa chevelure avec ses doigts. Jamais peigne d'un plus bel ivoire ne se promena dans une plus épaisse forêt de cheveux blonds-cendrés, leur finesse étoit égale à toutes leurs autres perfections; un petit mouvement que j'avois fait, ayant annoncé mon réveil, elle écarte avec ses doigts les boucles qui lui ombrageoient le visage. Figurez-vous l'aurore au printemps, sortant d'entre les vapeurs du matin avec sa rosée, ses fraîcheurs, & tous ses parfums.

Biondetta, lui dis-je, prenez un peigne; il y en a dans le tiroir de ce bureau. Elle obéit. Bientôt, à l'aide d'un ruban, ses cheveux sont rattachés sur sa tête avec autant d'adresse que d'élégance. Elle prend son pourpoint, met le comble à son ajustement, & s'assied sur son siége d'un air timide, embarrassé, inquiet, qui solicitoit vivement la compassion. S'il faut, me disois-je, que je voye dans la journée mille tableaux plus piquans les uns que les autres, assurément je n'y tiendrai pas; amenons le dénouement, s'il est possible.

Je lui adresse la parole. Le jour est venu, Biondetta, les bienséances sont remplies; vous pouvez sortir de ma chambre, sans craindre le ridicule....

Je suis, me répond-elle, maintenant au-dessus de cette frayeur; mais vos intérêts & les miens m'en inspirent une beaucoup plus fondée; ils ne permettent pas que nous nous séparions. Vous vous expliquerez? lui dis-je.... Je vais le faire, Alvare.

Votre jeunesse, votre imprudence vous ferment les yeux sur les périls que nous avons rassemblés autour de nous. A peine vous vis-je sous la voûte, cette contenance héroïque, à l'aspect de la plus hideuse apparition, décida mon penchant. Si, me dis-je à moi-même, pour parvenir au bonheur, je dois m'unir à un mortel, prenons un corps; il en est temps; voilà le héros digne de moi. Dussent s'en indigner les méprisables rivaux dont je lui fais le sacrifice; dussé-je me voir exposée à leur ressentiment, à leur vengeance; que m'importe? Aimée d'Alvare, unie avec Alvare, eux & la nature nous seront soumis. Vous avez vu la suite; voici les conséquences.

L'envie, la jalousie, le dépit, la rage me préparent les châtimens les plus cruels auxquels puisse être soumis un être de mon espèce, dégradé par son choix; & vous seul pouvez m'en garantir. A peine est-il jour, & déjà les délateurs sont en chemin, pour vous déférer, comme nécromancien, à ce tribunal que vous connoissez. Dans une heure...

Arrêtez, m'écriai-je en me mettant les poings fermés sur les yeux, vous êtes le plus adroit, le plus insigne des faussaires. Vous parlez d'amour, vous en présentez l'image, vous en empoisonnez l'idée; je vous défends de m'en dire un mot. Laissez-moi me calmer assez, si je le puis, pour devenir capable de prendre une résolution.

S'il faut que je tombe entre les mains du tribunal, je ne balance pas, pour ce moment-ci, entre vous & lui; mais si vous m'aidez à me tirer d'ici, à quoi m'engageai-je? Puis-je me séparer de vous quand je le voudrai? Je vous somme de me répondre avec clarté & précision...

Pour vous séparer de moi, Alvare, il suffira d'un acte ce votre volonté: j'ai même regret que ma soumission soit forcée. Si vous méconnoissez mon zèle par la suite, vous serez imprudent, ingrat...

Je ne crois rien, sinon qu'il faut que je parte. Je vais éveiller mon valet de chambre; il faut qu'il me trouve de l'argent, qu'il aille à la poste. Je me rendrai à Venise, près de Bentinelli, banquier de ma mère...

Il vous faut de l'argent? Heureusement je m'en suis précautionnée; j'en ai à votre service...

Gardez-le. Si vous étiez une femme, en l'acceptant, je ferois une bassesse...

Ce n'est pas un don, c'est un prêt que je vous propose. Donnez-moi un mandement sur le banquier; faites un état de ce que vous devez ici. Laissez sur votre bureau un ordre à Carle pour payer. Disculpez-vous, par lettre auprès de votre commandant sur une affaire indispensable, qui vous force à partir sans congé. J'irai à la poste vous chercher une voiture, & des chevaux; mais auparavant, Alvare, forcée à m'écarter de vous, je retombe dans toutes mes frayeurs; dites: Esprit qui ne t'es lié à un corps que pour moi, & pour moi seul, j'accepte ton vasselage, & t'accorde ma protection.

En me prescrivant cette formule, elle s'était jetée à mes genoux, me tenoit la main, la pressoit, la mouilloit de larmes.

J'étois hors de moi; ne sachant quel parti prendre, je lui laisse ma main, qu'elle baise, & je balbutie les mots qui lui sembloient si importans. A peine ai-je fini, qu'elle se relève. Je suis à vous, s'écrie-t-elle avec transport; je pourrai devenir la plus heureuse de toutes les créatures.

En un moment, elle s'affuble d'un long manteau, rabat un grand chapeau sur ses yeux, & sort de ma chambre.

J'étois dans une sorte de stupidité. Je trouve un état de mes dettes. Je mets au bas l'ordre à Carle de le payer; je compte l'argent nécessaire; j'écris au commandant, à un de mes plus intimes, des lettres qu'ils durent trouver très-extraordinaires. Déjà la voiture & le fouet du postillon se faisoient entendre à la porte.

Biondetta, toujours le nez dans son manteau, revient & m'entraîne. Carle, éveillé par le bruit, paroît en chemise. Allez, lui dis-je, à mon bureau, vous y trouverez mes ordres. Je monte en voiture, je pars.

Biondetta étoit entrée avec mot dans la voiture; elle étoit sur le devant. Quand nous fûmes sortis de la ville, elle ôta le chapeau qui la tenoit à l'ombre. Ses cheveux étoient renfermés dans un filet cramoisi; on n'en voyoit que la pointe; c'étoient des perles dans du corail. Son visage, dépouillé de tout autre ornement, brilloit de ses seules perfections. On croyoit voir un transparent sur son teint. On ne pouvoit concevoir comment la douceur, la candeur, la naïveté pouvoient s'allier au caractère de finesse qui brilloit dans ses regards. Je me surpris, faisant malgré moi ces remarques; & les jugeant dangereuses pour mon repos, je fermai les yeux, pour essayer de dormir.

Ma tentative ne fut pas vaine, le sommeil s'empara de mes sens, & m'offrit les rêves les plus agréables, les plus propres à délasser mon ame des idées effrayantes & bizarres dont elle avoit été fatiguée. Il fut d'ailleurs très-long, & ma mère, par la suite, réfléchissant un jour sur mes aventures, prétendit que cet assoupissement n'avoit pas été naturel. Enfin, quand je m'éveillai, j'étois sur les bords du canal sur lequel on s'embarque pour aller à Venise.

La nuit étoit avancée; je me sens tirer par la manche: c'étoit un porte-faix; il vouloit se charger de mes ballots. Je n'avois pas même un bonnet de nuit.

Biondetta se présenta à une autre portière, pour me dire que le bâtiment qui devoit me conduire, étoit prêt. Je descends machinalement, j'entre dans la felouque, & retombe dans ma léthargie.

Que dirai-je? Le lendemain matin, je me trouvai logé sur la place Saint-Marc, dans le plus bel appartement de la meilleure auberge de Venise. Je le connoissois; je le reconnus sur le champ. Je vois du linge, une robe de chambre assez riche auprès de mon lit. Je soupçonnai que ce pouvoit être une attention de l'hôte chez qui j'étois arrivé dénué de tout.

Je me lève, & regarde si je suis le seul objet vivant qui soit dans la chambre; je cherchois Biondetta.

Honteux de ce premier mouvement, je rendis grâce à ma bonne fortune. Cet esprit & moi ne sommes donc pas inséparables; j'en suis délivré, & après mon imprudence, si je ne perds que ma compagnie aux gardes, je dois m'estimer très-heureux.

Courage, Alvare, continuai-je; il y a d'autres cours, d'autres souverains que celui de Naples; ceci doit te corriger, si tu n'es pas incorrigible, & tu te conduiras mieux. Si on refuse tes services, une mère tendre, l'Estramadure, & un patrimoine honnête te tendent les bras.

Mais que te vouloit ce lutin qui ne t'a pas quitté depuis vingt-quatre heures? Il avoit pris une figure bien séduisante. Il m'a donné de l'argent; je veux le lui rendre.

Comme je parlois encore, je vois arriver mon créancier; il m'amenoit deux domestiques & deux gondoliers. Il faut, dit-il, que vous soyez servi, en attendant l'arrivée de Carle. On m'a répondu dans l'auberge de l'intelligence & de la fidélité de ces gens-ci, & voici les plus hardis patrons de la république.

Je suis content de votre choix, Biondetto, lui dis-je; vous êtes-vous logé ici?

J'ai pris, me répond le page les yeux baissés, dans l'appartement même de votre excellence, la pièce la plus éloignée de celle que vous occupez, pour vous causer le moins d'embarras qu'il sera possible.

Je trouvai du ménagement, de la délicatesse dans cette attention à mettre de l'espace entre elle & moi; je lui en sus gré.

Au pis aller, disois-je, je ne saurois la chasser du vague de l'air, s'il lui plaît de s'y tenir invisible pour m'obséder. Quand elle sera dans une chambre connue, je pourrai calculer ma distance. Content de mes raisons, je donnai légèrement mon approbation à tout.

Je voulois sortir pour aller chez le correspondant de ma mère. Biondetta donna ses ordres pour ma toilette; & quand elle fut achevée, je me rendis où j'avois dessein d'aller.

Le négociant me fit un accueil dont j'eus lieu d'être surpris. Il étoit à sa banque; de loin il me caresse de l’œil, vient à moi: dom Alvare, me dit-il, je ne vous croyois pas ici. Vous arrivez très à propos pour m'empêcher de faire une bévue; j'allais vous envoyer deux lettres & de l'argent. Celui de mon quartier? répondis-je. Oui, répliqua-t-il, & quelque chose de plus. Voilà deux cents sequins en sus, qui sont arrivés ce matin. Un vieux gentilhomme, à qui j'en ai donné le reçu, me les a remis de la part de dona Mencia. Ne recevant pas de vos nouvelles, elle vous a cru malade, & a chargé un Espagnol de votre connoissance de me les remettre pour vous les faire passer... Vous a-t-il dit son nom?... Je l'ai écrit dans le reçu; c'est Dom Miguel Pimientos, qui dit avoir été écuyer dans votre maison. Ignorant votre arrivée ici, je ne lui ai pas demandé son adresse.

Je pris l'argent; j'ouvris les lettres; ma mère se plaignoit de sa santé, de ma négligence, & ne parloit pas des sequins qu'elle envoyait. Je n'en fus que plus sensible à ses bontés.

Me voyant la bourse aussi à propos & aussi bien garnie, je revins gaîment à l'auberge. J'eus de la peine à trouver Biondetta dans l'espèce de logement où elle s'étoit réfugiée; elle y entroit par un dégagement distant de ma porte. Je m'y aventurai par hasard, & la vis courbée près d'une fenêtre, fort occupée à rassembler & recoller les débris d'un clavecin.

J'ai de l'argent, lui dis-je, & vous rapporte celui que vous m'avez prêté. Elle rougit, ce qui lui arrivoit toujours avant de parler: elle chercha mon obligation, me la remit, prit la somme, & se contenta de me dire que j'étois trop exact, & qu'elle eût désiré jouir plus long-temps du plaisir de m'avoir obligé.

Mais je vous dois encore, lui dis-je; car vous avez payé les postes. Elle en avoit l'état sur la table, je l'acquittai. Je sortois avec un sang froid apparent; elle me demanda mes ordres, je n'en eus pas à lui donner, & elle se remit tranquillement à son ouvrage; elle me tournoit le dos. Je l'observai quelque temps; elle sembloit très-occupée, & apportoit à son travail autant d'adresse que d'activité.

Je revins rêver dans ma chambre. Voilà, disois-je, le pair de ce Calderon qui allumoit la pipe à Soberano; & quoiqu'il ait l'air très-distingué, il n'est pas de meilleure maison. S'il ne se rend ni exigeant, ni incommode, s'il n'a pas de prétentions, pourquoi ne le garderois-je pas? Il m'assure d'ailleurs que, pour le renvoyer, il ne faut qu'un acte de ma volonté. Pourquoi me presser de vouloir tout à l'heure ce que je puis vouloir à tous les instans du jour? On interrompit mes réflexions, en m'annonçant que j'étois servi.

Je me mis à table. Biondetta, en grande livrée, étoit derrière mon siége, attentive à prévenir mes besoins. Je n'avois pas besoin de me retourner pour la voir; trois glaces disposées dans le salon répétoient tous ses mouvemens. Le dîné finit, on dessert; elle se retire.

L'aubergiste monte; la connoissance n'étoit pas nouvelle. On étoit en carnaval; mon arrivée n'avoit rien qui dût le surprendre. Il me félicita sur l'augmentation de mon train, qui supposoit un meilleur état dans ma fortune, & se rabattit sur les louanges de mon page, le jeune homme le plus beau, le plus affectionné, le plus doux qu'il eût encore vu. Il me demanda si je comptois prendre part aux plaisirs du carnaval: c'étoit mon intention. Je pris un déguisement, & montai dans ma gondole.

Je courus la place; j'allai au spectacle, au ridotto. Je jouai; je gagnai quarante sequins, & rentrai assez tard, ayant cherché de la dissipation par-tout où j'avois cru pouvoir en trouver.

Mon page, un flambeau à la main, me reçoit au bas de l'escalier, me livre aux soins d'un valet de chambre, & se retire, après m'avoir demandé à quelle heure j'ordonnois que l'on entrât chez moi. A l'heure ordinaire, répondis-je, sans savoir ce que je disois, sans penser que personne n'étoit au fait de ma manière de vivre.

Je me réveillai tard le lendemain, & me levai promptement; je jetai par hasard les yeux sur les lettres de ma mère, demeurées sur la table. Digne femme! m'écriai je, que fais-je ici? que ne vais-je me mettre à l'abri de vos sages conseils? J'irai, ah! j'irai; c'est le seul parti qui me reste.

Comme je parlois haut, on s'aperçut que j'étois éveillé: on entra chez moi, & je revis l'écueil de ma raison: il avoit l'air désintéressé, modeste, soumis, & ne m'en parut que plus dangereux. Il m'annonçoit un tailleur & des étoffes; le marché fait, il disparut avec lui jusqu'à l'heure du repas.

Je mangeai peu, & courus me précipiter à travers le tourbillon des amusemens de la ville. Je cherchai les masques; j'écoutai, je fis de froides plaisanteries, & terminai la scène par l'opéra, sur-tout le jeu, jusqu'alors ma passion favorite. Je gagnai beaucoup plus à cette seconde séance qu'à la première.

Dix jours se passèrent dans la même situation de cœur & d'esprit, & à peu près dans des dissipations semblables: je trouvai d'anciennes connoissances, j'en fis de nouvelles. On me présenta aux assemblées les plus distinguées; je fus admis aux parties des nobles dans leurs casins.

Tout alloit bien, si ma fortune au jeu ne s'étoit pas démentie; mais je perdis au ridotto, en une soirée, treize cents sequins que j'avois amassés. On n'a jamais joué d'un plus grand malheur. A trois heures du matin je me retirai, mis à sec, devant cent sequins à mes connoissances. Mon chagrin étoit écrit dans mes regards & sur tout mon extérieur. Biondetta me parut affectée; mais elle n'ouvrit pas la bouche.

Le lendemain, je me levai tard. Je me promenois à grands pas dans ma chambre, en frappant des pieds. On me sert, je ne mange point. Le service enlevé, Biondetta reste, contre son ordinaire; elle me fixe un instant, laisse échapper quelques larmes. Vous avez perdu de l'argent, dom Alvare, peut être plus que vous n'en pouvez payer... Et quand cela seroit, où trouverois-je le remède?... Vous m'offensez; mes services sont toujours à vous au même prix; mais ils ne s'étendroient pas loin, s'ils n'alloient qu'à vous faire contracter avec moi de ces obligations que vous vous croiriez dans la nécessité de remplir sur le champ. Trouvez bon que je prenne un siège; je sens une émotion qui ne me permettroit pas de me soutenir debout; j'ai d'ailleurs des choses importantes à vous dire. Voulez-vous vous ruiner?... Pourquoi jouez-vous avec cette fureur, puisque vous ne savez pas jouer?...

Tout le monde ne fait-il pas les jeux de hasard? Quelqu'un pourroit-il me les apprendre?...

Oui, prudence à part, on apprend les jeux de chance, que vous appelez, mal à propos, jeux de hasard. Il n'y a point de hasard dans le monde; tout y a été & sera toujours une suite de combinaisons nécessaires, que l'on ne peut entendre que par la science des nombres, dont les principes sont en même temps & si abstraits & si profonds, qu'on ne peut les saisir, si l'on n'est conduit par un maître; mais il faut avoir su se le donner & se l'attacher. Je ne puis vous peindre cette connoissance sublime que par une image. L'enchaînement des nombres fait la cadence de l'univers, règle ce qu'on appelle les événemens fortuits & prétendus déterminés, les forçant, par des balanciers invisibles, à tomber, chacun à leur tour, depuis ce qui se passe d'important dans les sphères éloignées, jusqu'aux misérables petites chances qui vous ont aujourd'hui dépouillé de votre argent.

Cette tirade scientifique dans une bouche enfantine, cette proposition un peu brusque de me donner un maître, m'occasionnèrent un léger frisson, un peu de cette sueur froide qui m'avoit saisi sous la voûte de Portici. Je fixe Biondetta qui baissoit la vue. Je ne veux pas de maître, lui dis-je; je craindrois d'en trop apprendre; mais essayez de me prouver qu'un gentilhomme peut savoir un peu plus que le jeu, & s'en servir sans compromettre son caractère. Elle prit la thèse, & voici en substance l'abrégé de sa démonstration.

La banque est combinée sur le pied d'un profit exorbitant, qui se renouvelle à chaque taille. Si elle ne couroit pas de risques, la république feroit à coup sûr un vol manifeste aux particuliers. Mais les calculs que nous pouvons faire sont supposés, & la banque a toujours beau jeu, en tenant contre une personne instruite sur dix milles dupes.

La conviction fut poussée plus loin: on m'enseigna une seule combinaison, très-simple en apparence. Je n'en devinai pas les principes; mais dès le soir même j'en connus l'infaillibilité par le succès.

En un mot, je regagnai, en la suivant, tout ce que j'avois perdu, payai mes dettes de jeu, & rendis en rentrant, à Biondetta, l'argent qu'elle m'avoit prêté pour tenter l'aventure.

J'étois en fonds, mais plus embarrassé que jamais. Mes défiances s'étoient renouvelées sur les desseins de l'être dangereux dont j'avois agréé les services. Je ne savois pas décidément si je pourrois l'éloigner de moi; en tout cas, je n'avois pas la force de le vouloir. Je détournois les yeux pour ne pas le voir où il étoit, & le voyois par-tout où il n'étoit pas.

Le jeu cessoit de m'offrir une dissipation attachante. Le pharaon, que j'aimois passionnément, n'étant plus assaisonné par le risque, avoit perdu tout ce qu'il avoit de piquant pour moi. Les singeries du carnaval m'ennuyoient; les spectacles m'étoient insipides. Quand j'aurois eu le cœur assez libre pour désirer de former une liaison parmi les femmes de haut parage, j'étois rebuté d'avance par la langueur, le cérémonial, & la contrainte de la cicisbeature. Il me restoit la ressource des casins des nobles, où je ne voulois plus jouer, & la société des courtisanes.

Parmi les femmes de cette dernière espèce, il y en avoit quelques-unes plus distinguées par l'élégance de leur faste & l'enjouement de leur société, que par leurs agrémens personnels. Je trouvois dans leurs maisons une liberté réelle dont j'aimois à jouir, une gaîté bruyante, qui pouvoit m'étourdir, si elle ne pouvoit me plaire; enfin un abus continuel de la raison, qui me tiroit, pour quelques momens, des entraves de la mienne. Je faisois des galanteries à toutes les femmes de cette espèce chez lesquelles j'étois admis, sans avoir de projet sur aucune; mais la plus célèbre d'entre elles avoit des desseins sur moi, qu'elle fit bientôt éclater.

On la nommoit Olympia; elle avoit vingt-six ans, beaucoup de beauté, de talens & d'esprit; elle me laissa bientôt m'apercevoir du goût qu'elle avoit pour moi; & sans en avoir pour elle, je me jetai à sa tête, pour me débarrasser en quelque sorte de moi-même.

Notre liaison commença brusquement; & comme j'y trouvois peu de charmes, je jugeai qu'elle finiroit de même, & qu'Olympia, ennuyée de mes distractions auprès d'elle, chercheroit bientôt un amant qui lui rendît plus de justice, d'autant plus que nous nous étions pris sur le pied de la passion la plus désintéressée: mais notre planète en décidoit autrement. Il falloit sans doute, pour le châtiment de cette femme superbe & emportée, & pour me jeter dans des embarras d'une autre espèce, qu'elle conçût un amour effréné pour moi.

Déjà je n'étois plus le maître de revenir le soir à mon auberge, & j'étois accablé pendant la journée, de billets, de messages, & de surveillans.

On se plaignoit de mes froideurs; une jalousie qui n'avoit pas encore trouvé d'objet, s'en prenoit à toutes les femmes qui pouvoient attirer mes regards, & auroit exigé de moi jusqu'à des incivilités pour elles, si l'on eût pu entamer mon caractère. Je me déplaisois dans ce tourment presque perpétuel; mais il falloit bien y vivre. Je cherchois de bonne foi à aimer Olympia, pour aimer quelque chose, & à me distraire du goût dangereux que je me connoissois. Cependant une scène plus vive se préparoit.

J'étois sourdement observé dans mon auberge par les ordres de la courtisane. Depuis quand, me dit-elle un jour, avez-vous ce beau page qui vous intéresse tant, à qui vous témoignez tant d'égards, & que vous ne cessez de suivre des yeux, quand son service l'appelle dans votre appartement? Pourquoi lui faites-vous observer cette retraite austère? par on ne le voit jamais dans Venise.

Mon page, répondis-je, est un jeune homme bien né, de l'éducation duquel je suis chargé par devoir. C'est...

C'est, reprit-elle les yeux enflammés de courroux, traître; c'est une femme. Un de mes affidés lui a vu faire sa toilette par le trou de la serrure...

Je vous donne ma parole d'honneur que ce n'est pas une femme...

N'ajoute pas le mensonge à la trahison. Cette femme pleuroit, on l'a vu; elle n'est pas heureuse. Tu ne sais que faire le tourment des cœurs qui se donnent à toi; tu l'as abusée comme tu m'abuses, & tu l'abandonnes. Renvoie à ses parens cette jeune personne; & si tes prodigalités t'ont mis hors d'état de lui faire justice, qu'elle la tienne de moi. Tu lui dois un sort, je le lui ferai; mais je veux qu'elle disparoisse demain.

Olympia, repris-je le plus froidement qu'il me fut possible, je vous ai juré, je vous le répète, & je vous jure encore que ce n'est pas une femme; & plût au ciel!...

Que veulent dire ces mensonges, & ce plût au ciel, monstre? Renvoie-la, te dis-je, ou... Mais j'ai d'autre ressources; je te démasquerai, & elle entendra raison, si tu n'es pas susceptible de l'entendre.

Excédé par ce torrent d'injures & de menaces, mais affectant de n'être point ému, je me retirai chez moi, quoiqu'il fût tard.

Mon arrivée parut surprendre mes domestiques & sur-tout Biondetta; elle témoigna quelque inquiétude sur ma santé: je répondis qu'elle n'étoit point altérée. Je ne lui parlois presque jamais depuis ma liaison avec Olympia, & il n'y avoit eu aucun changement dans sa conduite à mon égard; mais on en remarquoit dans ses traits; il y avoit sur le ton général de sa physionomie une teinte d'abattement & de mélancolie.

Le lendemain, à peine étois-je éveillé que Biondetta entre dans ma chambre, une lettre ouverte à la main. Elle me la remet, & je lis:

AU PRÉTENDU BIONDETTO.

«Je ne sais qui vous êtes, madame, ni ce que vous pouvez faire chez Dom Alvare; mais vous êtes trop jeune pour n'être pas excusable, & en de trop mauvaises mains pour ne pas exciter la compassion. Ce cavalier vous aura promis ce qu'il promet à tout le monde, ce qu'il me jure encore tous les jours, quoique déterminé à nous trahir. On dit que vous êtes sage autant que belle; vous serez susceptible d'un bon conseil. Vous êtes en âge, madame, de réparer le tort que vous pouvez vous être fait; une ame sensible vous en offre les moyens. On ne marchandera point sur la force du sacrifice que l'on doit faire pour assurer votre repos. Il faut qu'il soit proportionné à votre état, aux vues que l'on vous a sait abandonner, à celles que vous pouvez avoir pour l'avenir, & par conséquent vous réglerez tout vous-même. Si vous persistez à vouloir être trompée & malheureuse, & à en faire d'autres, attendez-vous à tout ce que le désespoir peut suggèrer de plus violent à une rivale. J'attends votre réponse».

Après avoir lu cette lettre, je la remis à Biondetta. Répondez, lui dis-je, à cette femme qu'elle est folle; & vous savez mieux que moi combien elle l'est.....

Vous la connoissez, Dom Alvare, n'appréhendez-vous rien d'elle?... J'appréhende qu'elle ne m'ennuie plus long-temps; ainsi je la quitte; & pour m'en délivrer plus sûrement, je vais louer ce matin une jolie maison que l'on m'a proposée sur la Brenta. Je m'habillai sur le champ, & allai conclure mon marché. Chemin faisant, je réfléchissois aux menaces d'Olympia. Pauvre folle! disois-je, elle veut tuer.... Je ne pus jamais, & sans savoir pourquoi, prononcer le mot.

Dès que j'eus terminé mon affaire, je revins chez moi, je dînai; & craignant que la force de l'habitude ne m'entraînât chez la courtisane, je me déterminai à ne pas sortir de la journée.

Je prends un livre. Incapable de m'appliquer à la lecture, je le quitte; je vais à là fenêtre, & la foule, la variété des objets me choquent, au lieu de me distraire. Je me promène à grands pas dans tout mon appartement, cherchant la tranquillité de l'esprit dans l'agitation continuelle du corps.

Dans cette course indéterminée, mes pas s'adressent vers une garderobe sombre, où mes gens renfermoient les choses nécessaires à mon service, & qui ne devoient pas se trouver sous la main. Je n'y étois jamais entré: l'obscurité du lieu me plaît; je m'assieds sur un coffre, & y passe quelques minutes.

Au bout de ce court espace de temps, j'entends du bruit dans une pièce voisine; un petit jour qui me donne dans les yeux, m'attire vers une porte condamnée; il s'échappoit par le trou de la serrure; j'y applique l’œil.

Je vois Biondetta assise vis-à-vis de son clavecin, les bras croisés, dans l'attitude d'une personne qui rêve profondément. Elle rompit le silence.

Biondetta! Biondetta! dit-elle. Il m'appelle Biondetta; c'est le premier, c'est le seul mot caressant qui soit sorti de sa bouche.

Elle se tait, & paroît retomber dans sa rêverie. Elle pose enfin les mains sur le clavecin que je lui avois vu raccommoder. Elle avoit devant elle un livre fermé sur le pupître. Elle prélude & chante à demi-voix en s'accompagnant.

Je démêlai sur le champ que ce qu'elle chantoit n'étoit pas une composition arrêtée. En prêtant mieux l'oreille, j'entendis mon nom, celui d'Olympia; elle improvisoit en prose sur sa prétendue situation, sur celle de sa rivale, qu'elle trouvoit bien plus heureuse que la sienne, enfin sur les rigueurs que j'avois pour elle & les soupçons qui occasionnoient une défiance qui m'éloignoit de mon bonheur. Elle m'auroit conduit dans la route des grandeurs, de la fortune, & des sciences, & j'aurois fait sa félicité. Hélas! disoit-elle, cela devient impossible. Quand il me connoîtroit pour ce que je suis, mes foibles charmes ne pourroient l'arrêter; un autre......

La passion l'emportoit & les larmes sembloient la suffoquer. Elle se lève, va prendre un mouchoir, s'essuie & se rapproche de l'instrument; elle veut se rasseoir; & comme si le peu de hauteur du siège l'eût tenue ci-devant dans une attitude trop gênée, elle prend le livre qui étoit sur son pupître, le met sur le tabouret, s'assied & prélude de nouveau.

Je compris bientôt que la seconde scène de musique ne seroit pas de l'espèce de la première. Je reconnus l'air d'un barcarole fort en vogue alors à Venise. Elle le répéta deux fois; puis d'une voix plus distincte & plus assurée, elle chanta les paroles suivantes:

Hélas quelle est ma chimère!
Fille du ciel & des airs,
Pour Alvare & pour la terre,
J'abandonne l'Univers;
Sans éclat & sans puissance,
Je m'abaisse jusqu'aux fers;
Et quelle est ma récompense?
On me dédaigne, & je sers.
Coursier, la main qui vous mène
S'empresse à vous caresser:
On vous captive, on vous gêne,
Mais on craint de vous blesser.
Des efforts qu'on vous fait faire,
Sur vous l'honneur rejaillit,
Et le frein qui vous modère,
Jamais ne vous avilit.
Alvare, un autre t'engage,
Et m'éloigne de ton cœur:
Dis-moi par quel avantage
Elle a vaincu ta froideur?
On pense qu'elle est sincère,
On s'en rapporte à sa foi;
Elle plaît, je ne puis plaire;
Le soupçon est fait pour moi.
La cruelle défiance
Empoisonne le bienfait.
On me craint en ma présence;
En mon absence on me hait.
Mes tourmens, je les suppose;
Je gémis, mais sans raison;
Si je parle, j'en impose;
Je me tais, c'est trahison.
Amour, tu fis l'imposture,
Je passe pour l'imposteur;
Ah! pour venger notre injure,
Dissipe enfin son erreur.
Fais que l'ingrat me connoisse,
Et quel qu'en soit le sujet,
Qu'il déteste une foiblesse
Dont je ne suis pas l'objet.
Ma rivale est triomphante,
Elle ordonne de mon sort,
Et je me vois dans l'attente
De l'exil ou de la mort:
Ne brisez pas votre chaîne
Mouvemens d'un cœur jaloux;
Vous éveilleriez la haîne:
Je me contrains, taisez-vous.

Le son de la voix, le chant, le sens des vers, leur tournure, me jettent dans un désordre que je ne puis exprimer. Etre fantastique, dangereuse imposture! m'écriai-je en sortant avec rapidité du poste où j'avois demeuré trop long-temps, peut-on mieux emprunter les traits de la vérité & de la nature? Que je suis heureux de n'avoir connu que d'aujourd'hui le trou de cette serrure, comme je serois venu m'enivrer, combien j'aurois aidé à me tromper moi-même! Sortons d'ici. Allons sur la Brenta dès demain; allons-y ce soir.

J'appelle sur le champ un domestique, & fais dépêcher, dans une gondole, ce qui m'étoit nécessaire pour aller passer la nuit dans ma nouvelle maison.

Il m'eût été trop difficile d'attendre la nuit dans mon auberge. Je sortis. Je marchois au hasard. Au détour d'une rue, je crus voir entrer dans un café ce Bernadillo qui accompagnoit Soberano dans notre promenade à Portici. Autre fantôme! dis-je: ils me poursuivent. J'entrai dans ma gondole, & courus tout Venise de canal en canal; il étoit onze heures quand je rentrai. Je voulus partir pour la Brenta, & mes gondoliers fatigués refusant le service, je fus obligé d'en faire appeler d'autres: ils arrivent; & mes gens, prévenus de mes intentions, me précèdent dans la gondole, chargés de leurs propres effets. Biondetta me suivoit.

A peine ai-je les deux pieds dans le bâtiment, que des cris me forcent à me retourner. Un masque poignardoit Biondetta. Tu l'emportes sur moi! meurs, meurs, odieuse rivale!

L'exécution fut si prompte, qu'un des gondoliers resté sur le rivage ne put l'empêcher. Il voulut attaquer l'assassin, en lui portant le flambeau dans les yeux; un autre masque accourt, & le repousse avec une action menaçante, une voix tonnante, que je crus reconnoître pour celle de Bernadillo.

Hors de moi, je m'élance de la gondole. Les meurtriers ont disparu. A l'aide du flambeau, je vois Biondetta pâle, baignée dans son sang, expirante.

Mon état ne sauroit se peindre. Toute autre idée s'efface. Je ne vois plus qu'une femme adorée, victime d'une prévention ridicule, sacrifiée à ma vaine & extravagante confiance, & accablée par moi jusques-là des plus cruels outrages.

Je me précipite, j'appelle en même temps le secours & la vengeance. Un chirurgien, attiré par l'éclat de cette aventure, se présente. Je fais transporter la blessée dans mon appartement; & crainte qu'on ne la ménage point assez, je me charge moi-même de la moitié du fardeau.

Quand on l'eut déshabillée, quand je vis ce beau corps sanglant, atteint de deux énormes blessures, qui sembloient devoir attaquer toutes deux les sources de la vie, je dis, je fis mille extravagances.

Biondetta présumée sans connoissance ne devoit pas les entendre; mais l'aubergiste & ses gens, un chirurgien, deux médecins appelés jugèrent qu'il étoit dangereux pour la blessée qu'on me laissât auprès d'elle. On m'entraîna hors de la chambre.

On laissa mes gens près de moi; mais un d'eux ayant eu la maladresse de me dire que la faculté avoit jugé les blessures mortelles, je poussai des cris aigus.

Fatigué enfin par mes emportemens, je tombai dans un abattement qui fut suivi du sommeil.

Je crus voir ma mère en rêve; je lui racontois mon aventure, & pour la lui rendre plus sensible, je la conduisois vers les ruines de Portici.

N'allons pas là, mon fils, me disoit-elle, vous êtes dans un danger évident. Comme nous passions dans un défilé étroit où je m'engageois avec sécurité, une main tout à coup me pousse dans un précipice; je la reconnois, c'est celle de Biondetta. Je tombois, une autre main me retire, & je me trouve entre les bras de ma mère. Je me réveille, encore haletant de frayeur. Tendre mère! m'écriai-je, vous ne m'abandonnez pas, même en rêve.

Biondetta! vous voulez me perdre? Mais ce songe est l'effet du trouble de mon imagination. Ah! chassons des idées qui me feroient manquer à la reconnoissance, à l'humanité.

J'appelle un domestique, & fais demander des nouvelles. Deux chirurgiens veillent: on a beaucoup tiré de sang, on craint la fièvre.

Le lendemain, après l'appareil levé, on décida que les blessures n'étoient dangereuses que par la profondeur; mais la fièvre survient, redouble, & il faut épuiser le sujet par de nouvelles saignées.

Je fis tant d'instances pour entrer dans l'appartement, qu'il ne fut pas possible de s'y refuser.

Biondetta avoit le transport, & répétoit sans cesse mon nom. Je la regardai; elle ne m'avoit jamais paru si belle.

Est-ce là, me disois-je, ce que je prenois pour un fantôme colorié, un amas de vapeurs brillantes, uniquement rassemblées pour en imposer à mes sens?

Elle avoit la vie comme je l'ai, & la perd, parce que je n'ai jamais voulu l'entendre, parce que je l'ai volontairement exposée. Je suis un tigre, un monstre.

Si tu meurs, objet le plus digne d'être chéri, & dont j'ai si indignement reconnu les bontés, je ne veux pas te survivre. Je mourrai, après avoir sacrifié sur ta tombe la barbare Olympia.

Si tu m'es rendue, je serai à toi; je reconnoîtrai tes bienfaits, je couronnerai tes vertus, ta patience; je me lie par des liens indissolubles, & ferai mon devoir de te rendre heureuse par le sacrifice aveugle de mes sentimens & de mes volontés.

Je ne peindrai point les efforts péenibles de l'Art & de la Nature pour rappeler à la vie un corps qui sembloit devoir succomber sous les ressources mises en œuvre pour le soulager.

Vingt & un jours se passèrent sans qu'on pût se décider entre la crainte & l'espérance; Enfin la fièvre se dissipa, & il parut que la malade reprenoit connoissance.

Je l'appelois ma chère Biondetta; elle me serra la main. Depuis cet instant, elle reconnut tout ce qui étoit autour d'elle. J'étois à son chevet: ses yeux se tournèrent sur moi; les miens étoient baignés de larmes. Je ne saurois peindre, quand elle me regarda, les grâces, l'expression de son sourire. Je suis la chère Biondetta d'Alvare! Elle vouloit m'en dire davantage, on me força encore un fois de m'éloigner.

Je pris le parti de rester dans sa chambre, dans un endroit où elle ne pût pas me voir. Enfin j'eus la permission d'en approcher. Biondetta, lui dis-je, je fais poursuivre vos assassins.

Ah! ménagez-les, dit-elle: ils ont fait mon bonheur. Si je meurs, ce sera pour vous; si je vis, ce sera pour vous aimer.

J'ai des raisons pour abréger ces scènes de tendresse qui se passèrent entre nous jusqu'au temps où les médecins m'assurèrent que je pouvois faire transporter Biondetta sur les bords de la Brenta, où l'air seroit plus propre à lui rendre ses forces. Nous nous y établîmes, Je lui avois donné deux femmes pour la servir, dès le premier instant où son sexe fut avéré par la nécessité de panser ses blessures. Je rassemblai autour d'elle tout ce qui pouvoit contribuer à sa commodité, & ne m'occupai qu'à la soulager, l'amuser, & lui plaire.

Ses forces se rétablissoient à vue d'œœil, & sa beauté sembloit prendre chaque jour un nouvel éclat. Enfin, croyant pouvoir l'engager dans une conversation assez longue, sans intéresser sa santé: O Biondetta! lui dis-je, je suis comblé d'amour, persuadé que vous n'êtes point un être fantastique, convaincu que vous m'aimez, malgré les procédés révoltans que j'ai eus pour vous jusqu'ici. Mais vous savez si mes inquiétudes furent fondées. Développez-moi le mystère de l'étrange apparition qui affligea mes regards dans la voûte de Portici. D'où venoient, que devinrent ce monstre affreux, cette petite chienne qui précédèrent votre arrivée? Comment, pourquoi les avez-vous remplacés pour vous attacher à moi? Qui étoient-ils? qui êtes-vous? Achevez de rassurer un cœur tout à vous, & qui veut se dévouer pour la vie.

Alvare, répondit Biondetta, les nécromanciens, étonnés de votre audace, voulurent se faire un jeu de votre humiliation, & parvenir, par la voie de la terreur, à vous réduire à l'état de vil esclave de leurs volontés. Ils vous préparoient d'avance à la frayeur, en vous provoquant à l'évocation du plus puissant & du plus redoutable de tous les esprits; & par le secours de ceux dont la cathégorie leur est soumise, ils vous présentèrent un spectacle qui vous eût fait mourir d'effroi, si la vigueur de votre ame n'eût fait tourner contre eux leur propre stratagême.

A votre contenance héroïque, les sylphes, les salamandres, les gnomes, les ondins, enchantés de votre courage, résolurent de vous donner tout l'avantage sur vos ennemis.

Je suis sylphide d'origine, & une des plus considérables d'entre elles. Je parus sous la forme de la petite chienne: je reçus vos ordres, & nous nous empressâmes tous à l'envi de les accomplir. Plus vous mettiez de hauteur, de résolution, d'aisance, d'intelligence à régler nos mouvemens, plus nous redoublions d'admiration & de zèle pour vous.

Vous m'ordonnâtes de vous servir en page, de vous amuser en cantatrice. Je me soumis avec joie, & goûtai de tels charmes dans mon obéissance, que je résolus de vous la vouer pour toujours.

Décidons, me disois-je, mon état & mon bonheur. Abandonnée dans le vague de l'air à une incertitude nécessaire, sans sensations, sans jouissance, esclave des évocations des cabalistes, jouet de leurs fantaisies, nécessairement bornée dans mes prérogatives comme dans mes connoissances, balancerois-je davantage sur le choix des moyens par lesquels je puis ennoblir mon essence?

Il m'est permis de prendre un corps pour m'associer à un sage: le voilà. Si je me réduis au simple état de femme, si je perds, par ce changement volontaire, le droit naturel des sylphides & l'assistance de mes compagnes, je jouirai du bonheur d'aimer & d'être aimée; je servirai mon vainqueur; je l'instruirai de la sublimité de son être, dont il ignore les prérogatives; il nous soumettra, avec les élémens dont j'aurai abandonné l'empire, les esprits de toutes les sphères. Il est fait pour être le roi du monde, & j'en serai la reine, & la reine adorée de lui.

Ces réflexions, plus subites que vous ne pouvez le croire dans une substance débarrassée d'organes, me décidèrent sur le champ. En conservant ma figure, je prends un corps de femme, pour ne le quitter qu'avec la vie.

Quand j'eus pris un corps, Alvare, je m'aperçus que j'avois un cœur. Je vous admirois, je vous aimai; mais que devins-je, lorsque je ne vis en vous que de la répugnance, de la haîne! Je ne pouvois ni changer, ni même me repentir; soumise à tous les revers auxquels sont sujettes les créatures de votre espèce, m'étant attiré le courroux des esprits, la haîne implacable des nécromanciens, je devenois, sans votre protection, l'être le plus malheureux qui fût sous le ciel. Que dis-je? je le serois encore sans votre amour.

Mille grâces répandues dans la figure, l'action, le son de la voix ajoutoient au prestige de ce récit intéressant. Je ne concevois rien de ce que j'entendois. Mais qu'y avoit-il de concevable dans mon aventure?

Tout ceci me paroît un songe, me disois-je; mais la vie humaine est-elle autre chose? Je rêve plus extraordinairement qu'un autre, & voilà tout.

Je l'ai vue de mes yeux, attendant tout secours de l'art, arriver presque jusqu'aux portes de la mort, en passant par tous les termes de l'épuisement & de la douleur.

L'homme fut un assemblage d'un peu de boue & d'eau, pourquoi une femme ne seroit-elle pas faite de rosée, de vapeurs terrestres, & de rayons de lumière, des débris d'un arc-en-ciel condensés? Où est le possible?... où est l'impossible?

Le résultat de mes réflexions fut de me livrer encore plus à mon penchant, en croyant consulter ma raison. Je comblois Biondetta de prévenances, de caresses innocentes. Elle s'y prêtoit avec une franchise qui m'enchantoit, avec cette pudeur naturelle qui agit sans être l'effet des réflexions ou de la crainte.

Un mois s'étoit passé dans des douceurs qui m'avoient enivré. Biondetta, entièrement rétablie, pouvoit me suivre par-tout à la promenade. Je lui avois fait faire un déshabillé d'amazone: sous ce vêtement, sous un grand chapeau ombragé de plumes, elle attiroit tous les regards, & nous ne paroissions jamais que mon bonheur ne fît l'objet de l'envie de tous ces heureux citadins qui peuplent, pendant les beaux jours, les rivages enchantés de la Brenta; les femmes mêmes sembloient avoir renoncé à cette jalousie dont on les accuse, ou subjuguées par une supériorité dont elles ne pouvoient disconvenir, ou désarmées par un maintien qui annonçoit l'oubli de tous ses avantages.

Connu de tout le monde pour l'amant aimé d'un objet aussi ravissant, mon orgueil égaloit mon amour, & je m'élevois encore davantage, quand je venois à me flatter sur le brillant de son origine.

Je ne pouvois douter qu'elle ne possédât les connoissances les plus rares, & je supposois, avec raison, que son but étoit de m'en orner; mais elle ne m'entretenoit que de choses ordinaires, & sembloit avoir perdu l'autre objet de vue. Biondetta, lui dis-je un soir que nous nous promenions sur la terrasse de mon jardin, lorsqu'un penchant, trop flatteur pour moi, vous décida à lier votre sort au mien, vous vous promettiez de m'en rendre digne, en me donnant des connoissances qui ne sont point réservées au commun des hommes.

Vous parois-je maintenant indigne de vos soins? Un amour aussi tendre, aussi délicat que le vôtre, peut-il ne point désirer d'ennoblir son objet?

O Alvare, me répondit-elle, je suis femme depuis six mois, & ma passion, il me le semble, n'a pas duré un jour. Pardonnez si la plus douce des sensations enivre un cœur qui n'a jamais rien éprouvé. Je voudrois vous montrer à aimer comme moi; & vous seriez, par ce sentiment seul, au-dessus de tous vos semblables; mais l'orgueil humain aspire à d'autres jouissances. L'inquiétude naturelle ne lui permet pas de saisir un bonheur, s'il n'en peut envisager un plus grand dans la perspective. Oui, je vous instruirai, Alvare. J'oubliois avec plaisir mon intérêt; il le veut, puisque je dois retrouver ma grandeur dans la vôtre: mais il ne suffit pas de me promettre d'être à moi, il faut que vous vous donniez, & sans réserve, & pour toujours.

Nous étions assis sur un banc de gazon, sous un abri de chevrefeuille, au fond du jardin; je me jetai à ses genoux. Chère Biondetta, lui dis-je, je vous jure une fidélité à toute épreuve.

Non, disoit-elle, vous ne me connoissez pas, vous ne vous connoissez pas; il me faut un abandon absolu; il peut seul me rassurer & me suffire.

Je lui baisois la main avec transport, & redoublois mes sermens; elle m'opposoit ses craintes. Dans le feu de la conversation, nos têtes se penchent, nos lèvres se rencontrent.... Dans le moment, je me sens saisir par la basque de mon habit, & secouer d'une étrange force....

C'étoit mon chien, un jeune danois dont on m'avoit fait présent. Tous les jours je le faisois jouer avec mon mouchoir. Comme il s'étoit échappé de la maison la veille; je l'avois fait attacher, pour prévenir une seconde évasion. Il venoit de rompre son attache; conduit par l'odorat, il m'avoit trouvé, & me tiroit par mon manteau, pour me montrer sa joie & me solliciter au badinage. J'eus beau le chasser de la main, de la voix, il ne fut pas possible de l'écarter; il couroit, revenoit sur moi en aboyant; enfin, vaincu par son importunité, je le saisis par le collier, & le reconduisis à la maison.

Comme je revenois au berceau pour rejoindre Biondetta, un domestique, marchant presque sur mes talons, nous avertit qu'on avoit servi, & nous fûmes prendre nos places à table. Biondetta eût pu paroître embarrassée. Heureusement nous nous trouvions en tiers, un jeune gentilhomme étoit venu passer la soirée avec nous.

Le lendemain, j'entrai chez Biondetta, résolu de lui faire part des réflexions sérieuses qui m'avoient occupé pendant la nuit. Elle étoit encore au lit, & je m'assis auprès d'elle. Nous avons pensé, lui dis-je, faire hier une folie dont je me fusse repenti le reste de mes jours. Ma mère veut absolument que je me marie; je ne saurois être à d'autre qu'à vous, & ne puis point prendre d'engagement sérieux sans son aveu. Vous regardant déjà comme ma femme, chère Biondetta, mon devoir est de vous respecter.

Eh! ne dois-je pas vous respecter vous-même, Alvare? Mais ce sentiment ne seroit-il pas le poison de l'amour? Vous vous trompez, repris-je; il en est l'assaisonnement....

Bel assaisonnement, qui vous ramène à moi d'un air glacé, & me pétrifie moi-même. Ah! Alvare! Alvare! je n'ai heureusement ni rime ni raison, ni père ni mère, & veux aimer de tout mon cœur, sans cet assaisonnement-là. Vous devez des égards à votre mère, ils sont naturels; il suffit que sa volonté ratifie l'union de nos cœurs; pourquoi faut-il qu'elle la précède? Les préjugés sont nés chez vous au défaut de lumières; &, soit en raisonnant, soit en ne raisonnant pas, ils rendent votre conduite aussi inconséquente que bizarre. Soumis à de véritables devoirs, vous vous en imposez qu'il est ou impossible ou inutile de remplir; enfin vous cherchez à vous faire écarter de la route, dans la poursuite de l'objet dont la possession vous semble la plus désirable. Notre union, nos liens deviennent dépendans de la volonté d'autrui. Qui sait si dona Mencia me trouvera d'assez bonne maison pour entrer dans celle de Maravillas? Et je me verrois dédaignée! ou, au lieu de vous tenir de vous-même, il faudroit vous obtenir d'elle? Est-ce un homme destiné à la haute science, qui me parle, ou un enfant qui sort des montagnes de l'Estramadure? Et dois-je être sans délicatesse, quand je vois qu'on ménage celle des autres plus que la mienne? Alvare! Alvare! on vante l'amour des espagnols; ils auront toujours plus d'orgueil & de morgue, que d'amour.

J'avois vu des scènes bien extraordinaires; je n'étois point préparé à celle-ci. Je voulus excuser mon respect pour ma mère; le devoir me le prescrivoit, & la reconnoissance, l'attachement, plus forts encore que lui. On n'écoutoit pas. Je ne suis pas devenue femme pour rien, Alvare: vous me tenez de moi, je veux vous tenir de vous. Dona Mencia désapprouvera après, si elle est folle. Ne m'en parlez plus. Depuis qu'on me respecte, qu'on se respecte, qu'on respecte tout le monde, je deviens plus malheureuse que lorsqu'on me haïssoit; & elle se mit à sangloter.

Heureusement je suis fier, & ce sentiment me garantit du mouvement de foiblesse qui m'entraînoit aux pieds de Biondetta, pour essayer de désarmer cette déraisonnable colère, & faire cesser des larmes dont la seule vue me mettoit au désespoir. Je me retirai, je passai dans mon cabinet. En m'y enchaînant, on m'eût rendu service: enfin, craignant l'issue des combats que j'éprouvois, je cours à ma gondole; une des femmes de Biondetta se trouve sur mon chemin. Je vais à Venise, lui dis-je; j'y deviens nécessaire pour la suite du procès intenté à Olympia; & sur le champ je pars, en proie aux plus dévorantes inquiétudes, mécontent de Biondetta, & plus encore de moi, voyant qu'il ne me restoit à prendre que des partis lâches ou désespérés.

J'arrive à la ville; je touche à la première calle. Je parcours d'un air effaré toutes les rues qui sont sur mon passage, ne m'apercevant point qu'un orage affreux va fondre sur moi, & qu'il faut m'inquiéter pour trouver un abri.

C'étoit dans le milieu du mois de Juillet. Bientôt je fus chargé par une pluie abondante mêlée de beaucoup de grêle.

Je vois une porte ouverte devant moi: c'étoit celle de l'église du grand couvent des franciscains; je m'y réfugie.

Ma première réflexion fut qu'il avoit fallu un semblable accident pour me faire entrer dans une église depuis mon séjour dans les états de Venise; se second fut de me rendre justice sur cet entier oubli de mes devoirs.

Enfin, voulant m'arracher à mes pensées, je considère les tableaux, & cherche à voir les monumens qui sont dans cette église: c'étoit une espèce de voyage curieux que je faisois autour de la nef & du chœur.

J'arrive enfin dans une chapelle enfoncée, & qui étoit éclairée par une lampe, le jour extérieur n'y pouvant pénétrer: quelque chose d'éclatant frappe mes regards dans le fond de la chapelle; c'étoit un monument.

Deux génies descendoient dans un tombeau de marbre noir; une figure de femme, deux autres génies fondoient en larmes auprès de la tombe.

Toutes les figures étoient de marbre blanc, & leur éclat naturel, rehaussé par le contraste, en réfléchissant vivement la foible lumière de la lampe, sembloit les faire briller d'un jour qui leur fût propre, & éclairer lui-même le fond de la chapelle.

J'approche: je considère les figures; elles me paroissent des plus belles proportions, pleines d'expression, & de l'exécution la plus finie.

J'attache mes yeux sur la tête de la principale figure. Que deviens-je? Je crois voir le portrait de ma mère. Une douleur vive & tendre, un saint respect me saisissent. O ma mère! est-ce pour m'avertir que mon peu de tendresse & le désordre de ma vie vous conduiront au tombeau, que ce froid simulacre emprunte ici votre ressemblance chérie? O, la plus digne des femmes, tout égaré qu'il est, votre Alvare vous a conservé tous vos droits sur son cœur! Avant de s'écarter de l'obéissance qu'il vous doit, il mourroit plutôt mille fois; il en atteste ce marbre insensible. Hélas! je suis dévoré de la passion la plus tyrannique; il m'est impossible de m'en rendre maître désormais. Vous venez de parler à mes yeux; parlez, ah! parlez à mon cœur; & si je dois la bannir, enseignez-moi comment je pourrai faire, sans qu'il m'en coûte la vie.

En prononçant avec force cette pressante invocation, je m'étois prosterné la face contre terre, & j'attendois, dans cette attitude, la réponse que j'étois presque sûr de recevoir, tant j'étois enthousiasmé.

Je réfléchis maintenant, ce que je n'étois pas en état de faire alors, que dans toutes les occasions où nous avons besoin de secours extraordinaires pour régler notre conduite, si nous les demandons avec force, dussions-nous n'être pas exaucés; au moins, en nous recueillant pour les recevoir, nous nous mettons dans le cas d'user de toutes les ressources de notre propre prudence. Je méritois d'être abandonné à la mienne, & voici ce qu'elle me suggéra: «Tu mettras un devoir à remplir & un espace considérable entre ta passion & toi; les événemens t'éclaireront».

Allons, dis-je en me relevant avec précipitation, allons ouvrir mon cœur à ma mère, & remettons-nous encore une fois sous ce cher abri.

Je retourne à mon auberge ordinaire; je cherche une voiture, & sans m'embarrasser d'équipages, je prends la route de Turin, pour me rendre en Espagne par la France; mais avant, je mets dans un paquet une note de trois cents sequins sur la banque, & la lettre qui suit:

A MA CHERE BIONDETTA.

«Je m'arrache d'auprès de vous, ma chère Biondetta, & ce seroit m'arracher à la vie, si l'espoir du plus prompt retour ne consoloit mon cœur. Je vais voir ma mère; animé par votre charmante idée, je triompherai d'elle, & viendrai former, avec son aveu, une union qui doit faire mon bonheur. Heureux d'avoir rempli mes devoirs, avant de me donner tout entier à l'amour, je sacrifierai à vos pieds le reste de ma vie. Vous connoîtrez un Espagnol, ma Biondetta; vous jugerez, d'après sa conduite, que s'il obéit aux devoirs de l'honneur & du sang, il sait également satisfaire aux autres. En voyant l'heureux effet de ses préjugés, vous ne taxerez pas d'orgueil le sentiment qui l'y attache. Je ne puis douter de votre amour; il m'avoit voué une entière obéissance; je le reconnoîtrai encore mieux par cette foible condescendance à des vues qui n'ont pour objet que notre commune félicité. Je vous envoie ce qui peut être nécessaire pour l'entretien de notre maison. Je vous enverrai d'Espagne ce que je croirai le moins indigne de vous, en attendant que la plus vive tendresse qui fût jamais, vous ramène pour toujours votre esclave».

Je suis sur la route de l'Estramadure. Nous étions dans la plus belle saison, & tout sembloit se prêter à l'impatience que j'avois d'arriver dans ma patrie. Je découvrois déjà les clochers de Turin, lorsqu'une chaise de poste, assez mal en ordre, ayant dépassé ma voiture, s'arrête, & me laisse voir, à travers une portière, une femme qui fait des signes, & s'élance pour en sortir.

Mon postillon s'arrête de lui-même; je descends, & reçois Biondetta dans mes bras; elle y reste pâmée, sans connoissance. Elle n'avoit pu dire que ce peu de mots: Alvare, vous m'avez abandonnée!

Je la porte dans ma chaise, seul endroit où je puisse l'asseoir commodément; elle étoit heureusement à deux places. Je fais mon possible pour lui donner plus d'aisance à respirer, en la dégageant de ceux de ses vêtemens qui la gênent; & la soutenant entre mes bras, je continue ma route dans la situation que l'on peut imaginer.

Nous arrêtons à la première auberge de quelque apparence: je fais porter Biondetta dans la chambre la plus commode; je la fais mettre sur un lit, & m'assieds à côté d'elle. Je m'étois fait apporter des eaux spiritueuses, des élixirs propres à dissiper un évanouissement. A la fin, elle ouvre les yeux.

On a voulu ma mort encore une fois, dit-elle; on sera satisfait. Quelle injustice! lui dis-je; un caprice vous fait vous refuser à des démarches senties & nécessaires de ma part. Je risque de manquer à mon devoir, si je ne sais pas vous résister, & je m'expose à des désagrémens, à des remords qui troubleroient la tranquillité de notre union. Je prends le parti de m'échapper, pour aller chercher l'aveu de ma mère....

Et que ne me faites-vous connoître votre volonté, cruel? Ne suis-je pas faite pour vous obéir? Je vous aurois suivi: mais m'abandonner seule, sans protection, à la vengeance des ennemis que je me suis faits pour vous, me voir exposée, par votre faute, aux affronts les plus humilians!...

Expliquez-vous, Biondetta; quelqu'un auroit-il osé?... Et qu'avoit-on à risquer contre un être de mon sexe, dépourvu d'aveu comme de toute assistance? L'indigne Bernadillo nous avoit suivis à Venise. A peine avez-vous disparu, qu'alors cessant de vous craindre, impuissant contre moi depuis que je suis à vous, mais pouvant troubler l'imagination des gens attachés à mon service, il a fait assiéger, par des fantômes de sa création, votre maison de la Brenta. Mes femmes, effrayées, m'abandonnent. Selon un bruit général, autorisé par beaucoup de lettres, un lutin a enlevé un capitaine aux gardes du roi de Naples, & l'a conduit à Venise. On assure que je suis ce lutin, & cela se trouve presque avéré par les indices. Chacun s'écarte de moi avec frayeur. J'implore de l'assistance, de la compassion; je n'en trouve pas. Enfin l'or obtient ce que l'on refuse à l'humanité. On me vend fort cher une mauvaise chaise: je trouve des guides, des postillons; je vous suis....

Ma fermeté pensa s'ébranler au récit des disgraces de Biondetta. Je ne pouvois, lui dis-je, prévoir des événemens de cette nature. Je vous avois vue l'objet des égards, des respects de tous les habitans des bords de la Brenta. Ce tribut vous sembloit si bien acquis! Pouvois-je imaginer qu'on vous le disputeroit dans mon absence? O Biondetta! vous êtes éclairée; ne deviez-vous pas prévoir qu'en contrariant des vues aussi raisonnables que les miennes, vous me porteriez à des résolutions désespérées? Pourquoi....

Est-on toujours maîtresse de ne pas contrarier? Je suis femme par mon choix, Alvare; mais je suis femme enfin, exposée à ressentir toutes les impressions; je ne suis pas de marbre. J'ai choisi entre les zônes la matière élémentaire dont mon corps est composé; elle est très-susceptible; si elle ne l'étoit pas, je manquerois de sensibilité; vous ne me feriez rien éprouver, & je vous deviendrois insipide. Pardonnez-moi d'avoir couru le risque de prendre toutes les imperfections de mon sexe, pour en réunir, si je pouvois, toutes les graces: mais la folie est faite, &, constituée comme je le suis à présent, mes sensations sont d'une vivacité dont rien n'approche; mon imagination est un volcan; j'ai, en un mot, des passions d'une violence qui devroit vous effrayer, si vous n'étiez pas l'objet de la plus emportée de toutes, & si nous ne connoissions pas mieux les principes & les effets de ces élans naturels, qu'on ne les connoît à Salamanque: on leur y donne des noms odieux; on parle au moins de les étouffer. Etouffer une flamme céleste, le seul ressort au moyen duquel l'ame & le corps peuvent agir réciproquement l'un sur l'autre, & se forcer de concourir au maintien nécessaire de leur union! Cela est bien imbécille, mon cher Alvare! Il faut régler ces mouvemens, mais quelquefois il faut leur céder; si on les contrarie, si on les soulève, ils échappent tous à la fois, & la raison ne sait plus où s'asseoir pour gouverner. Ménagez-moi dans ces momens-ci, Alvare; je n'ai que six mois, je suis dans l'enthousiasme de tout ce que j'éprouve; songez qu'un de vos refus, un mot que vous me dites inconsidérément, indignent l'amour, révoltent l'orgueil, éveillent le dépit, la défiance, la crainte: que dis-je? Je vois d'ici ma pauvre tête perdue, & mon Alvare aussi malheureux que moi!

O, Biondetta, repartis-je, on ne cesse pas de s'étonner auprès de vous; mais je crois voir la nature même dans l'aveu que vous faites de vos penchans. Nous trouverons des ressources contre eux dans notre tendresse mutuelle. Que ne devons-nous pas espérer d'ailleurs des conseils de la digne mère qui va nous recevoir dans ses bras? Elle vous chérira, tout m'en assure, & nous aidera à couler des jours heureux.... Il faut vouloir ce que vous voulez, Alvare. Je connois mieux mon sexe, & n'espère pas autant que vous; mais je veux vous obéir pour vous plaire, & je me livre.

Satisfait de me trouver sur la route de l'Espagne, de l'aveu & en compagnie de l'objet qui avoit captivé ma raison & mes sens, je m'empressai de chercher le passage des Alpes, pour arriver en France: mais il sembloit que le ciel me devenoit contraire, depuis que je n'étois pas seul; des orages affreux suspendent ma course, & rendent les chemins mauvais & les passages impraticables. Les chevaux s'abattent; ma voiture, qui sembloit neuve & bien assemblée, se dément à chaque poste, & manque, ou par l'essieu, ou par le train, ou par les roues. Enfin, après des traverses infinies, je parviens au col de Tende.

Parmi les sujets d'inquiétude, les embarras que me donnoit un voyage aussi contrarié, j'admirois le personnage de Biondetta. Ce n'étoit plus cette femme tendre, triste ou emportée que j'avois vue; il sembloit qu'elle voulut soulager mon ennui, en se livrant aux saillies de la gaîté la plus vive, & me persuader que les fatigues n'avoient rien de rebutant pour elle.

Tout ce badinage agréable étoit mêlé de caresses trop séduisantes pour que je pusse m'y refuser: je m'y livrois, mais avec réserve; mon orgueil compromis servoit de frein à la violence de mes désirs; elle lisoit trop bien dans mes yeux pour ne pas juger de mon désordre, & chercher à l'augmenter. Je fus en péril, je dois en convenir. Une fois, entre autres, si une roue ne se fût brisée, je ne sais ce que le point d'honneur fût devenu. Cela me mit un peu plus sur mes gardés pour l'avenir.

Après des fatigues incroyables, nous arrivâmes à Lyon. Je consentis, par attention pour elle, à m'y reposer quelques jours. Elle arrêtoit mes regards sur l'aisance, la facilité des mœurs de la nation françoise. C'est à Paris, c'est à la cour que je voudrois vous voir établi. Les ressources d'aucune espèce ne vous y manqueront; vous ferez la figure qu'il vous plaira d'y faire, & j'ai des moyens sûrs de vous y faire jouer le plus grand rôle. Les françois sont galans; si je ne présume point trop de ma figure, ce qu'il y auroit de plus distingué parmi eux viendroit me rendre hommage, & je les sacrifierois tous à mon Alvare. Le beau sujet de triomphe pour une vanité espagnole!

Je regardai cette proposition comme un badinage. Non, dit-elle, j'ai sérieusement cette fantaisie.... Partons donc bien vîte pour l'Estramadure, répliquai-je, & nous reviendrons faire présenter à la cour de France l'épouse de dom Alvare Maravillas; car il ne conviendroit pas de ne vous y montrer qu'en aventurière....

Je suis sur le chemin de l'Estramadure, dit-elle; il s'en faut bien que je la regarde comme le terme où je dois trouver mon bonheur; comment ferois-je pour ne jamais la rencontrer?

J'entendois, je voyois la répugnance; mais j'allois à mon but, & je me trouvai bientôt sur le territoire espagnol. Les obstacles imprévus, les fondrières, les ornières impraticables, les muletiers ivres, les mulets rétifs me donnoient encore moins de relâche que dans le Piémont & la Savoie.

On dit beaucoup de mal des auberges d'Espagne, & c'est avec raison: cependant je m'estimois heureux, quand les contrariétés éprouvées pendant le jour ne me forçoient pas de passer une partie de la nuit au milieu de la campagne, ou dans une grange écartée.

Quel pays allons-nous chercher, disoit-elle, à en juger par ce que nous éprouvons! En sommes-nous encore beaucoup éloignés?

Vous êtes, repris-je, en Estramadure, & à dix lieues tout au plus du château de Maravillas.... Nous n'y arriverons certainement pas; le ciel nous en défend les approches. Voyez les vapeurs dont il se charge.

Je regardai le ciel, & jamais il ne m'avoit paru plus menaçant. Je fis apercevoir à Biondetta que la grange où nous étions pouvoit nous garantir de l'orage. Nous garantira-t-elle aussi du tonnerre? me dit-elle.... Et que vous fait le tonnerre, à vous, habituée à vivre dans les airs, qui l'avez vu tant de fois se former, & devez si bien connoître son origine physique?... Je ne le craindrois pas si je la connoissois moins; je me suis soumise, pour l'amour de vous, aux causes physiques, & je les appréhende, parce qu'elles tuent, & qu'elles sont physiques.

Nous étions sur deux tas de paille, aux deux extrémités de la grange. Cependant l'orage, après s'être annoncé de loin, approche, & mugit d'une manière épouvantable. Le ciel paroissoit un brasier agité par les vents en mille sens contraires; les coups de tonnerre répétés par les antres des montagnes voisines, retentissoient horriblement autour de nous. Ils ne se succédoient pas, ils sembloient s'entreheurter. Le vent, la grêle, la pluie le disputoient entre eux à qui ajouteroit le plus à l'horreur de l'effrayant tableau dont nos sens étoient affligés. Il part un éclair qui semble embraser notre asile. Un coup effroyable suit. Biondetta, les yeux fermés, les doigts dans les oreilles, vient se précipiter dans mes bras. Ah! Alvare! je suis perdue....

Je veux la rassurer. Mettez la main sur mon cœur, disoit-elle. Elle me la place sur sa gorge; & quoiqu'elle se trompât en me faisant appuyer sur un endroit où le battement ne devoit pas être le plus sensible, je démêlai que le mouvement étoit extraordinaire. Elle m'embrassoit de toutes ses forces, & redoubloit à chaque éclair. Enfin un coup plus effrayant que tous ceux qui s'étoient fait entendre, part; Biondetta s'y dérobe de manière, qu'en cas d'accident, il ne pût la frapper avant de m'avoir atteint moi-même le premier.

Cet effet de la peur me parut singulier, & je commençai à appréhender pour moi, non les suites de l'orage, mais celles d'un complot formé dans sa tête de vaincre ma résistance à ses vues. Quoique plus transporté que je ne puis le dire, je me lève. Biondetta, lui dis-je, vous ne savez ce que vous faites. Calmez cette frayeur; ce tintamarre ne menace ni vous, ni moi.

Mon flegme dût la surprendre; mais elle pouvoit me dérober ses pensées, en continuant d'affecter du trouble. Heureusement la tempête avoit fait son dernier effort, le ciel se nettoyoit, & bientôt la clarté de la lune nous annonça que nous n'avions plus rien à redouter du désordre des élémens.

Biondetta demeuroit à la place où elle s'étoit mise. Je m'assis auprès d'elle, sans proférer une parole; elle fit semblant de dormir, & je me mis à rêver plus tristement que je n'eusse encore fait depuis le commencement de mon aventure, sur les suites nécessairement fâcheuses de ma passion. Je ne donnerai que le canevas de mes réflexions. Ma maîtresse étoit charmante, mais je voulois en faire ma femme.

Le jour m'ayant surpris dans ces pensées, je me levai pour aller voir si je pourrois poursuivre ma route. Cela me devenoit impossible pour le moment. Le muletier qui conduisoit ma calèche, me dit que ses mulets étoient hors de service. Comme j'étois dans cet embarras, Biondetta vint me joindre.

Je commençois à perdre patience, quand un homme d'une physionomie sinistre, mais vigoureusement taillé, parut devant la porte de la ferme, chassant devant lui deux mules qui avoient de l'apparence. Je lui proposai de me conduire chez moi; il savoit le chemin, nous convînmes de prix.

J'allois remonter dans ma voiture, lorsque je crus reconnoître une femme de campagne qui traversoit le chemin, suivie d'un valet: je m'approche; je la fixe. C'est Berthe, honnête fermière de mon village, & sœur de ma nourrice. Je l'appelle; elle s'arrête, me regarde à son tour, mais d'un air consterné. Quoi! c'est vous me dit-elle, Seigneur dom Alvare? Que venez vous chercher dans un endroit où votre perte est jurée, où vous avez mis la désolation?... Moi! ma chère Berthe, & qu'ai-je fait?...

Ah! seigneur Alvare, la conscience ne vous reproche-t-elle pas la triste situation à laquelle votre digne mère, notre bonne maîtresse, se trouve réduite. Elle se meurt.... Elle se meurt! m'écriai-je.... Oui, poursuivit-elle, & c'est la suite du chagrin que vous lui avez causé; au moment où je vous parle, elle ne doit pas être en vie. Il lui est venu des lettres de Naples, de Venise; on lui a écrit des choses qui font trembler. Notre bon seigneur, votre frère, est furieux; il dit qu'il sollicitera par-tout des ordres contre vous, qu'il vous dénoncera, vous livrera lui-même...

Allez, madame Berthe, si vous retournez à Maravillas, & y arrivez avant moi, annoncez à mon frère qu'il me verra bientôt.

Sur le champ, la calèche étant attelée, je présente la main à Biondetta, cachant le désordre de mon ame sous l'apparence de la fermeté. Elle, se montrant effrayée: Quoi, dit-elle, nous allons nous livrer à votre frère? nous allons aigrir, par notre présence, une famille irritée, des vassaux désolés....

Je ne saurois craindre mon frère, madame; s'il m'impute des torts que je n'ai pas, il est important que je le désabuse. Si j'en ai, il faut que je m'excuse; & comme ils ne viennent pas de mon cœur, j'ai droit à sa compassion & à son indulgence. Si j'ai conduit ma mère au tombeau par le déreglement de ma conduite, j'en dois réparer le scandale, & pleurer si hautement cette perte, que la vérité, la publicité de mes regrets effacent aux yeux de toute l'Espagne la tache que le défaut de naturel imprimeroit à mon sang....

Ah! dom Alvare, vous courez à votre perte & à la mienne. Ces lettres écrites de tous côtés, ces préjugés répandus avec tant de promptitude & d'affectation, sont la suite de nos aventures & des persécutions que j'ai essuyées à Venise. Le traître Bernadillo, que vous ne connoissez pas assez, obsède votre frère; il le portera....

Eh! qu'ai-je à redouter de Bernadillo & de tous les lâches de la terre? Je fuis, madame, le seul ennemi redoutable pour moi. On ne portera jamais mon frère à la vengeance aveugle, à l'injustice, à des actions indignes d'un homme de tête & de courage, d'un gentilhomme enfin. Le silence succède à cette conversation assez vive; il eût pu devenir embarrassant pour l'un & l'autre: mais après quelques instans, Biondetta s'assoupit peu à peu, & s'endort. Pouvois-je ne pas la regarder? pouvois-je la considérer sans émotion? Sur ce visage brillant de tous les trésors, de la pompe, enfin de la jeunesse, le sommeil ajoutoit aux graces naturelles du repos cette fraîcheur délicieuse, animée, qui rend tous les traits harmonieux; un nouvel enchantement s'empare de moi; il écarte mes défiances; mes inquiétudes sont suspendues, ou s'il m'en reste une assez vive, c'est que la tête de l'objet dont je suis épris, ballottée par les cahots de la voiture, n'éprouve quelque incommodité par la brusquerie ou la rudesse des frottemens. Je ne suis plus occupé qu'à la soutenir, à la garantir: mais nous en éprouvons un si vif, qu'il me devient impossible de le parer; Biondetta jette un cri, & nous sommes renversés. L'essieu étoit rompu; les mulets heureusement s'étoient arrêtés. Je me dégage, je me précipite vers Biondetta, rempli des plus vives alarmes. Elle n'avoit qu'une légère contusion au coude, & bientôt nous sommes debout en pleine campagne, mais exposés à l'ardeur du soleil, en plein midi, à cinq lieues du château de ma mère, sans moyens apparens de pouvoir nous y rendre; car il ne s'offroit à nos regards aucun endroit qui parût être habité.

Cependant, à force de regarder avec attention, je crois distinguer, à la distance d'une lieue, une fumée qui s'élève derrière un taillis, mêlé de quelques arbres assez élevés: alors confiant ma voiture à la garde du muletier, j'engage Biondetta à marcher avec moi du côté qui m'offre l'apparence de quelques secours.

Plus nous avançons, plus notre espoir se fortifie: déjà la petite forêt semble se partager en deux; bientôt elle forme une avenue, au fond de laquelle on aperçoit des bâtimens d'une structure modeste; enfin une ferme considérable termine notre perspective.

Tout semble être en mouvement dans cette habitation, d'ailleurs isolée. Dès qu'on nous aperçoit, un homme se détache, & vient au devant de nous.

Il nous aborde avec civilité; son extérieur est honnête; il est vêtu d'un pourpoint de satin noir, tailladé en couleur de feu, orné de quelques passemens en argent. Son âge paroît être de vingt-cinq à trente ans. Il a le teint d'un campagnard; la fraîcheur perce sous le hâle, & décèle la vigueur & la santé.

Je le mets au fait de l'accident qui m'attire chez lui. Seigneur cavalier, me répond-il, vous êtes toujours le bien arrivé, & chez des gens remplis de bonne volonté. J'ai ici une forge, & votre essieu sera rétabli; mais vous me donneriez aujourd'hui tout l'or de monseigneur le duc de Medina-Sidonia mon maître, que ni moi, ni personne des miens ne pourroient se mettre à l'ouvrage. Nous arrivons de l'église, mon épouse & moi; c'est le plus beau de nos jours: entrez. En voyant la mariée, mes parens, mes amis, mes voisins qu'il me faut fêter, vous jugerez s'il m'est possible de faire travailler maintenant: d'ailleurs, si madame & vous ne dédaignez pas une compagnie composée de gens qui subsistent de leur travail depuis le commencement de la monarchie, nous allons nous mettre à table, nous sommes tous heureux aujourd'hui; il ne tiendra qu'à vous de partager notre satisfaction. Demain nous penserons aux affaires. En même temps il donne ordre qu'on aille chercher ma voiture.

Me voilà hôte de Marcos, le fermier de monseigneur le duc, & nous entrons dans le salon préparé pour le repas de noce, adossé au manoir principal; il occupe tout le fond de la cour; c'est une feuillée en arcades, ornée de festons de fleurs, d'où la vue, d'abord arrêtée par les deux petits bosquets, se perd agréablement dans la campagne, à travers l'intervalle qui forme l'avenue.

La table étoit servie. Luisia, la nouvelle mariée, est entre Marcos & moi; Biondetta est à côté de Marcos; les pères & les mères, les autres parens font vis-à-vis; la jeunesse occupe les deux bouts.

La mariée baissoit deux grands yeux noirs, qui n'étoient pas faits pour regarder en dessous tout ce qu'on lui disoit, & même les choses indifférentes la faisoient sourire & rougir.

La gravité préside au commencement du repas; c'est le caractère de la nation: mais à mesure que les outres disposées autour de la table se désenflent, les physionomies deviennent moins sérieuses. On commençoit à s'animer, quand tout à coup les poëtes improvisateurs de la contrée paroissent autour de la table. Ce sont des aveugles qui chantent les couplets suivans, en s'accompagnant de leurs guitares:

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