Voyages imaginaires, songes, visions et romans cabalistiques. Tome 35.
Pendant qu'on écoutoit ces chansons, aussi simples que ceux pour qui elles sembloient être faites, tous les valets de la ferme n'étant plus nécessaires au service, s'assembloient gaîment pour manger les reliefs du repas; mêlés avec des égyptiens & des égyptiennes appelés pour augmenter le plaisir de la fête, ils formoient, sous les arbres de l'avenue, des groupes aussi agissans que variés, & embellissoient notre perspective.
Biondetta cherchoit continuellement mes regards, & les forçoit à se porter vers ces objets dont elle paroissoit agréablement occupée, semblant me reprocher de ne point partager avec elle tout l'amusement qu'ils lui procuroient.
Mais le repas a déjà paru trop long à la jeunesse; elle attend le bal: c'est aux gens d'un âge mûr à montrer de la complaisance. La table est dérangée, les planches qui la forment, les futailles dont elle est soutenue sont repoussées au fond de la feuillée; devenues tréteaux, elles servent d'amphithéâtre aux symphonistes. On joue le fandango sévillan, de jeunes égyptiens l'exécutent avec leurs castagnettes & leurs tambours de basque; la noce se mêle avec elles, & les imite: la danse est devenue générale.
Biondetta paroissoit en dévorer des yeux le spectacle. Sans sortir de sa place, elle essaye tous les mouvemens qu'elle voit faire. Je crois, dit-elle, que j'aimerois le bal à la fureur; bientôt elle s'y engage, & me force à danser.
D'abord elle montre quelque embarras, & même un peu de maladresse; bientôt elle semble s'aguerrir, & unir la grace & la force à la légèreté, à la précision. Elle s'échauffe; il lui faut son mouchoir, le mien, celui qui lui tombe sous la main; elle ne s'arrête que pour s'essuyer.
La danse ne fut jamais ma passion, & mon ame n'étoit point assez à son aise pour que je pusse me livrer à un amusement aussi vain. Je m'échappe, & gagne un des bouts de la feuillée, cherchant un endroit où je pusse m'asseoir & rêver.
Un caquet très-bruyant me distrait, & arrête, presque malgré moi, mon attention. Deux voix se sont élevées derrière moi. Oui, oui, disoit l'une, c'est un enfant de la planète; il entrera dans sa maison. Tiens, Zoradille, il est né le 3 mai, à trois heures du matin.... Oh! vraiment, Lélagise, répondoit l'autre, malheur aux enfans de Saturne; celui-ci a Jupiter à l'ascendant; Mars & Mercure en conjonction trine avec Vénus. O le beau jeune homme! quels avantages naturels! quelles espérances il pourroit concevoir! quelle fortune il devroit faire! Mais....
Je connoissois l'heure de ma naissance, & je l'entendois détailler avec la plus singulière précision. Je me retourne, & fixe ces babillardes.
Je vois deux vieilles égyptiennes, moins assises qu'accroupies sur leurs talons; un teint plus qu'olivâtre, des yeux creux & ardens, une bouche enfoncée, un nez mince & démesuré, qui, partant du haut de la tête, vient, en se recourbant, toucher au menton; un morceau d'étoffe qui fut rayé de blanc & de bleu, tourne deux fois autour d'un crâne à demi-pelé tombe en écharpe sur l'épaule, & de là sur les reins, de manière qu'ils ne soient qu'à demi-nuds, en un mot, des objets presque aussi révoltans que ridicules.
Je les aborde. Parliez-vous de moi, mesdames? leur dis-je, voyant qu'elles continuoient à me fixer & à se faire des signes.....
Vous nous écoutiez donc, seigneur cavalier? Sans doute, répliqu'ai-je; & qui vous a si bien instruites de l'heure de ma nativité?...
Nous aurions bien autre chose à vous dire, heureux jeune homme; mais il faut commencer par mettre le signe dans la main.
Qu'à cela ne tienne, repris-je, & sur le champ je leur donne un doublon.
Vois, Zoradille, dit la plus âgée, vois comme il est noble, comme il est fait pour jouir de tous les trésors qui lui sont destinés. Allons, pince la guitare, & suis-moi. Elle chante:
Les vieilles étoient en train. J'étois tout oreilles. Biondetta a quitté la danse; elle est accourue, elle me tire par le bras, me force à m'éloigner. Pourquoi m'avez-vous abandonnée, Alvare? Que faites-vous ici? J'écoutois, repris je.... Quoi, me dit-elle en m'entraînant, vous écoutiez ces vieux monstres?....
En vérité, ma chère Biondetta, ces créatures sont singulières; elles ont plus de connoissances qu'on ne leur en suppose; elles me disoient..... Sans doute, reprit-elle avec ironie, elles faisoient leur métier; elles vous disoient votre bonne aventure, & vous les croiriez! Vous êtes, avec beaucoup d'esprit, d'une simplicité d'enfant. Et ce font là les objets qui vous empêchent de vous occuper de moi?... Au contraire, ma chère Biondetta, elles alloient me parler de vous.
Parler de moi! reprit-elle vivement avec une forte d'inquiétude; qu'en savent-elles? qu'en peuvent-elles dire? Vous extravaguez. Vous danserez toute la soirée, pour me faire oublier cet écart.
Je la suis: je rentre de nouveau dans le cercle, mais sans attention à ce qui se passe autour de moi, à ce que je fais moi-même. Je ne songeois qu'à m'échapper, pour rejoindre, où je le pourrois, mes diseuses de bonne aventure. Enfin je crois voir un moment favorable; je le saisis. En un clin-d'œil j'ai volé vers mes sorcières, les ai retrouvées & conduites sous un petit berceau qui termine le potager de la ferme. Là, je les supplie de me dire en prose, sans énigme, très-succinctement enfin, tout ce qu'elles peuvent savoir d'intéressant sur mon compte. La conjuration étoit forte, car j'avois les mains pleines d'or. Elles brûloient de parler, comme moi de les entendre. Bientôt je ne puis douter qu'elles ne soient instruites des particularités les plus secrètes de ma famille, & confusément de mes liaisons avec Biondetta, de mes craintes, de mes espérances. Je croyois apprendre bien des choses, je me flattois d'en apprendre de plus importantes encore; mais notre Argus est sur mes talons.
Biondetta n'est point accourue; elle a volé. Je voulois parler. Point d'excuses, dit-elle, la rechûte est impardonnable....
Ah! vous me la pardonnerez, lui dis-je; j'en suis sûr; quoique vous m'ayez empêché de m'instruire, comme je pouvois l'être, des à présent j'en sais assez...
Pour faire quelque extravagance. Je suis furieuse: mais ce n'est point ici le temps de quereller; si nous sommes dans le cas de nous manquer d'égards, nous en devons à nos hôtes. On va se mettre à table, & je m'y assieds à côté de vous; je ne prétends plus souffrir que vous m'échappiez.
Dans le nouvel arrangement du banquet, nous étions assis vis-à-vis des nouveaux mariés. Tous deux sont animés par les plaisirs de la journée. Marcos a les regards brûlans, Luisia les a moins timides; la pudeur s'en venge, & lui couvre les joues du plus vif incarnat. Le vin de Xérès fait le tour de la table, & semble en avoir banni, jusqu'à un certain point, la réserve; les vieillards mêmes, s'animant du souvenir de leurs plaisirs passés, provoquent la jeunesse par des saillies qui tiennent moins de la vivacité que de la pétulance. J'avois ce tableau sous les yeux; j'en avois un plus mouvant, plus varié à côté de moi.
Biondetta paroissant tour à tour livrée à la passion ou au dépit, la bouche armée des graces fières du dédain, ou embellie par le sourire, m'agaçoit, me boudoit, me pinçoit jusqu'au sang, & finissoit par me marcher doucement sur les pieds. En un mot, c'étoit en un moment une faveur, un reproche, un châtiment, une caresse; de sorte que, livré à cette vicissitude de sensations, j'étois dans un désordre inconcevable.
Les mariés ont disparu; une partie de convives les a suivies, pour une raison ou pour une autre. Nous quittons la table. Une femme, c'étoit la tante du fermier, & nous le savions, prend un flambeau de cire jaune, nous précède, &, en la suivant, nous arrivons dans une petite chambre de douze pieds en carré; un lit qui n'en a pas quatre de largeur, une table & deux sièges en font l'ameublement. Monsieur & madame, nous dit notre conductrice, voilà le seul appartement que nous puissions vous donner. Elle pose son flambeau sur la table, & on nous laisse seuls.
Biondetta baisse les yeux. Je lui adresse la parole: Vous avez donc dit que nous étions mariés?
Oui, répond-elle, je ne pouvois dire que la vérité. J'ai votre parole, vous avez la mienne: voilà l'essentiel. Vos cérémonies sont des précautions prises contre la mauvaise foi, & je n'en fais point de cas; le reste n'a pas dépendu de moi. D'ailleurs, si vous ne voulez pas partager le lit que l'on nous abandonne, vous me donnerez la mortification de vous voir passer la nuit mal à votre aise. J'ai besoin de repos; je suis plus que fatiguée, je suis excédée de toutes les manières. En prononçant ces paroles du ton le plus animé, elle s'étend dessus le lit le nez tourné vers la muraille. Eh quoi! m'écriai-je, Biondetta, je vous ai déplu; vous êtes sérieusement fâchée! Comment puis-je expier ma faute? Demandez ma vie.
Alvare, me répond-elle, sans se déranger, allez consulter vos égyptiennes sur les moyens de rétablir le repos dans mon cœur & dans la vôtre.
Quoi! l'entretien que j'ai eu avec ces femmes est le motif de votre colère? Ah! vous m'allez excuser, Biondetta. Si vous saviez combien les avis qu'elles m'ont donnés sont d'accord avec les vôtres, & qu'elles m'ont enfin décidé à ne point retourner au château de Maravillas. Oui, c'en est fait, demain nous partons pour Rome, pour Venise, pour Paris, pour tous les lieux que vous voudrez que j'aille habiter avec vous; nous y attendrons l'aveu de ma famille...
A ce discours, Biondetta se retourne; son visage étoit sérieux & même sévère. Vous rappelez-vous, Alvare, ce que je suis, ce que j'attendois de vous, ce que je vous conseillois de faire? Quoi! lorsqu'en me servant avec discrétion des lumières dont je suis douée, je n'ai pu vous amener à rien de raisonnable, la règle de ma conduite & de la vôtre sera fondée sur les propos de deux êtres, les plus dangereux pour vous & pour moi, s'ils ne sont pas les plus méprisables? Certes, s'écria-t-elle dans un transport de douleur, j'ai toujours craint les hommes; j'ai balancé, pendant des siècles, à faire un choix; il est fait, il est sans retour. Je suis bien malheureuse! Alors elle fond en larmes, dont elle cherche à me dérober la vue.
Combattu par les passions les plus violentes, je tombe à ses genoux. O Biondetta! m'écriai-je, vous ne voyez pas mon cœur! vous cesseriez de le déchirer.
Vous ne me connoissez pas, Alvare, & me ferez cruellement souffrir avant de me connoître. Il faut qu'un dernier effort vous dévoile mes ressources, & ravisse si bien & votre estime & votre confiance, que je ne sois plus exposée à des partages humilians ou dangereux; vos pythonisses sont trop d'accord avec moi, pour ne pas m'inspirer de justes terreurs. Qui m'assure que Soberano, Bernadillo, vos ennemis & les miens, ne soient pas cachés sous ces masques? Souvenez-vous de Venise. Opposons à leurs ruses un genre de merveilles qu'ils n'attendent sans doute pas de moi. Demain, j'arrive à Maravillas, dont leur politique cherche à m'éloigner; les plus avilissans, les plus accablans de tous les soupçons vont m'y accueillir; mais dona Mencia est une femme juste, estimable; votre frère a l'ame noble, je m'abandonnerai à eux. Je serai un prodige de douceur, de complaisance, d'obéissance, de patience; j'irai au devant des épreuves. Elle s'arrête un moment. Sera-ce assez t'abaisser, malheureuse sylphide? s'écrie-t-elle d'un ton douloureux: elle veut poursuivre; mais l'abondance des larmes lui ôte l'usage de la parole.
Que deviens-je à ces témoignages de passion, ces marques de douleur, ces résolutions dictées par la prudence, ces mouvemens d'un courage que je regardois comme héroïque! Je m'assieds auprès d'elle; j'essaye de la calmer par mes caresses; mais d'abord on me repousse; bientôt après je n'éprouve plus de résistance, sans avoir sujet de m'en applaudir; la respirations s'embarrasse, les yeux sont à demi-fermés, le corps n'obéit qu'à des mouvemens convulsifs, une froideur suspecte s'est répandue sur toute la peau, le pouls n'a plus de mouvement sensible, & le corps paroîtroit entièrement inanimé, si les pleurs ne couloient pas avec la même abondance.
O pouvoir des larmes! c'est sans doute le plus puissant de tous les traits de l'amour! Mes défiances, mes résolutions, mes sermens, tout est oublié. En voulant tarir la source de cette rosée précieuse, je me suis trop approché de cette bouche où la fraîcheur se réunit au doux parfum de la rose; & si je voulois m'en éloigner, deux bras dont je ne saurois peindre la blancheur, la douceur, & la forme, sont des liens dont il me devient impossible de me dégager. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
O mon Alvare! s'écrie Biondetta, j'ai triomphé: je suis le plus heureux de tous les êtres.
Je n'avois pas la force de parler; j'éprouvois un trouble extraordinaire: je dirai plus, j'étois honteux, immobile. Elle se précipite à bas du lit, elle est à mes genoux, elle me déchausse. Quoi, chère Biondetta! m'écriai-je, quoi vous vous abaissez......? Ah! répond-elle, ingrat, je te servois lorsque tu n'étois que mon despote; laisse-moi servir mon amant.
Je suis, dans un moment, débarrassé de mes hardes: mes cheveux, ramassés avec ordre, sont arrangés dans un filet qu'elle a trouvé dans sa poche. Sa force, son activité, son adresse ont triomphé de tous les obstacles que je voulois opposer. Elle fait avec la même promptitude sa petite toilette de nuit, éteint le flambeau qui nous éclairoit, & voilà les rideaux tirés.
Alors avec une voix à la douceur de laquelle la plus délicieuse musique ne sauroit se comparer: Ai-je fait, dit-elle, le bonheur de mon Alvare, comme il a fait le mien? Mais non: je suis encore la seule heureuse; il le fera, je le veux: je l'enivrerai de délices, je le remplirai de science, je l'éléverai au faîte des grandeurs. Voudras-tu, mon cœur, voudras-tu être la créature la plus privilégiée, te soumettre, avec moi, les hommes, les elémens, la nature entière?
O ma chère Biondetta! lui dis-je, quoiqu'en faisant un peu d'effort sur moi-même, tu me suffis, tu remplis tous les vœux de mon cœur.... Non, non, répliqua-t-elle vivement, Biondetta ne doit pas te suffire: ce n'est pas là mon nom: tu me l'avois donné, il me flattoit, je le portois avec plaisir; mais il faut bien que tu saches qui je suis.... Je suis le Diable, mon cher Alvare, je suis le Diable....
En prononçant ce mot avec un accent d'une douceur enchanteresse, elle fermoit, plus qu'exactement, le passage aux réponses que j'aurois voulu lui faire. Dès que je puis rompre le silence: Cesse, dis-je, ma chère Biondetta, ou qui que tu sois, de prononcer ce nom fatal & de me rappeler une erreur abjurée depuis long-temps.
Non, mon cher Alvare, non ce n'étoit point une erreur; j'ai dû te le faire croire, cher petit homme. Il falloit bien te tromper pour te rendre enfin raisonnable. Votre espèce échappe à la vérité; ce n'est qu'en vous aveuglant qu'on peut vous rendre heureux. Ah! tu le feras beaucoup si tu veux l'être; je prétends te combler. Tu conviens déjà que je ne suis pas aussi dégoûtant que l'on me fait noir.
Ce badinage achevoit de me déconcerter. Je m'y refusois, & l'ivresse de mes sens aidoit à ma distraction volontaire.
Mais réponds-moi donc, me disoit-elle: Eh! que voulez-vous que je réponde?... Ingrat, place la main sur ce cœur qui t'adore, que le tien s'anime, s'il est possible, de la plus légère des émotions qui sont si sensibles dans le mien. Laisse couler dans tes veines un peu de cette flamme délicieuse par qui les miennes sont embrasées; adoucis, si tu le peux, le son de cette voix si propre à inspirer l'amour, & dont tu ne te sers que trop pour effrayer mon ame timide: dis-moi enfin, s'il t'est possible, mais aussi tendrement que je l'éprouve pour toi, mon cher Béelzébut, je t'adore....
A ce nom fatal, quoique si tendrement prononcé, une frayeur mortelle me saisit; l'étonnement, la stupeur, accablent mon ame: je la croirois anéantie, si la voix sourde du remords ne crioit pas au fond de mon cœur. Cependant, la révolte de mes sens subsiste d'autant plus impérieusement, qu'elle ne peut-être réprimée par la raison. Elle me livre sans défense à mon ennemi: il en abuse, & me rend aisément sa conquête.
Il ne me donne pas le temps de revenir à moi, de réfléchir sur la faute dont il est beaucoup plus l'auteur que le complice. Nos affaires sont arrangées, me dit-il sans altérer sensiblement ce ton de voix auquel il m'avoit habitué. Tu es venu me chercher: je t'ai suivi, servi, favorisé, enfin j'ai fait ce que tu as voulu. Je désirois ta possession, & il falloit, pour que j'y parvinsse, que tu me fisses un libre abandon de toi-même. Sans doute je dois à quelques artifices la première complaisance; quant à la seconde, je m'étois nommé; tu savois à qui tu te livrois, & ne saurois te prévaloir de ton ignorance. Désormais notre lien, Alvare, est indissoluble; mais pour cimenter notre société, il est important de nous mieux connoître. Comme je te sais déjà presque par cœur, pour rendre nos avantages réciproques, je dois me montrer à toi tel que je suis.
On ne me donne pas le temps de réfléchir sur cette harangue singulière; un coup de sifflet très-aigu part à côté de moi. A l'instant l'obscurité qui m'environne se dissipe; la corniche qui surmonte le lambris de la chambre s'est toute chargée de gros limaçons: leurs cornes, qu'ils font mouvoir vivement & en manière de bascule, sont devenues des jets de lumière phosphorique, dont l'éclat & l'effet redoublent par l'agitation & l'allongement.
Presque ébloui par cette illumination subite, je jette les yeux à côté de moi; au lieu d'une figure ravissante, que vois-je? O ciel! c'est l'effroyable tête de chameau. Elle articule d'une voix de tonnerre ce ténébreux Che Vuoi, qui m'avoit tant épouvanté dans la grotte, part d'un éclat de rire humain plus effrayant encore, & tire une langue démésurée....
Je me précipite: je me cache sous le lit, les yeux fermés, la face contre terre. Je sentois battre mon cœur avec une force terrible: j'éprouvois un suffoquement comme si j'allois perdre la respiration. Je ne puis évaluer le temps que je comptois avoir passé dans cette inexprimable situation, quand je me sens tirer par le bras; mon épouvante s'accroît: forcé néanmoins d'ouvrir les yeux, une lumière frappante les aveugle.
Ce n'étoit point celle des escargots, il n'y en avoit plus sur les corniches; mais le soleil me donnoit-à-plomb sur le visage. On me tire encore par le bras, on redouble: je reconnois Marcos.
Eh! seigneur cavalier, me dit-il, à quelle heure comptez-vous donc partir? Si vous voulez arriver à Maravillas aujourd'hui, vous n'avez pas de temps à perdre, il est près de midi.
Je ne répondois pas: il m'examine. Comment? vous êtes resté tout habillé sur votre lit? vous y avez donc passé quatorze heures sans vous éveiller? Il falloit que vous eussiez un grand besoin de repos. Madame votre épouse s'en est doutée; c'est, sans doute, dans la crainte de vous gêner, qu'elle a été passer la nuit avec une de mes tantes; mais elle a été plus diligente que nous; par ses ordres, dès le matin tout a été mis en état dans votre voiture, & vous pouvez y monter. Quant à Madame, vous ne la trouverez pas ici. Nous lui avons donné une bonne mule; elle a voulu profiter de la fraîcheur du matin; elle vous précède, & doit vous attendre dans le premier village que vous rencontrerez sur votre route.
Marcos sort. Machinalement je me frotte les yeux, & passe les mains sur ma tête pour y trouver ce filet dont mes cheveux dévoient être enveloppés.. Elle est nue, en désordre, ma cadenette est comme elle étoit la veille: la rosette y tient. Dormirois-je? me dis-je alors. Ai-je dormi? serois-je assez heureux pour que tout n'eût été qu'un songe? Je lui ai vu éteindre la lumière....... Elle l'a éteinte........ La voilà....... Marcos rentre. Si vous voulez prendre un repas, Seigneur cavalier, il est préparé. Votre voiture est attelée.
Je descends du lit; à peine puis-je me soutenir, mes jarrets plient sous moi. Je consens à prendre quelque nourriture; mais cela me devient impossible. Alors voulant remercier le fermier & l'indemniser de la dépense que je lui ai occasionnée, il refuse.
Madame, me répond-il, nous a satisfaits & plus que noblement; vous & moi, seigneur cavalier, avons deux braves femmes. A ce propos, sans rien répondre, je monte dans ma chaise: elle chemine.
Je ne peindrai point la confusion de mes pensées; elle étoit telle, que l'idée du danger dans lequel je devois trouver ma mère ne s'y retraçoit que foiblement. Les yeux hébêtés, la bouche béante, j'étois moins un homme qu'un automate.
Mon conducteur me réveille. Seigneur cavalier, nous devons trouver madame dans ce village-ci. Je ne lui réponds rien. Nous traversions une espèce de bourgade; à chaque maison il s'informe si l'on n'a pas vu passer une jeune dame en tel & tel équipage. On lui répond qu'elle ne s'est point arrêtée. Il se retourne, comme voulant lire sur mon visage mon inquiétude à ce sujet, & s'il n'en savoit pas plus que moi, je devois lui paroître bien troublé.
Nous sommes hors du village, & je commence à me flatter que l'objet actuel de mes frayeurs s'est éloigné, au moins pour quelque temps. Ah! si je puis arriver, tomber aux genoux de Dona Mencia, me dis-je à moi-même, si je puis me mettre sous la sauve-garde de ma respectable mère, fantômes, monstres qui vous êtes acharnés sur moi, oserez-vous violer cet asile? J'y retrouverai, avec les sentimens de la nature, les principes salutaires dont je m'étois écarté, je m'en ferai un rempart contre vous.
Mais si les chagrins occasionnés par mes désordres m'ont privé de cet ange tutélaire... ah! je ne veux vivre que pour la venger sur moi-même. Je m'ensevelirai dans un cloître.... Eh! qui m'y délivrera des chimères engendrées dans mon cerveau? Prenons l'état ecclésiastique. Sexe charmant, il faut que je renonce à vous, une larve infernale s'est revêtue de toutes les graces dont j'étois idolâtre; ce que je verrois en vous de plus touchant me rappelleroit....
Au milieu de ces réflexions dans lesquelles mon attention est concentrée, la voiture est entrée dans la grande cour du château. J'entends une voix; C'est Alvare! c'est mon fils! J'élève la vue & reconnois ma mère sur le balcon de son appartement.
Rien n'égale alors la douceur, la vivacité du sentiment que j'éprouve. Mon ame semble renaître: mes forces se raniment toutes à la fois. Je me précipite, je vole dans les bras qui m'attendent. Je me prosterne. Ah! m'écriai-je, les yeux baignés de pleurs, la voix entrecoupée de sanglots, ma mère! ma mère! je ne suis donc pas votre assassin? Me reconnoîtrez-vous pour votre fils? Ah! ma mère, vous m'embrassez.....
La passion qui me transporte, la véhémence de mon action ont tellement altéré mes traits & le son de ma voix, que Dona Mencia en conçoit de l'inquiétude. Elle me relève avec bonté, m'embrasse de nouveau, me force à m'asseoir. Je voulois parler, cela m'étoit impossible; je me jetois sur ses mains en les baignant de larmes, en les couvrant des caresses les plus emportées.
Dona Mencia me considère d'un air d'étonnement: elle suppose qu'il doit m'être arrivé quelque chose d'extraordinaire; elle appréhende même quelque dérangement dans ma raison. Tandis que son inquiétude, sa curiosité, sa bonté, sa tendresse se peignent dans ses complaisances & dans ses regards, sa prévoyance a fait rassembler sous ma main ce qui peut soulager les besoins d'un voyageur fatigué par une route longue & pénible.
Les domestiques s'empressent à me servir. Je mouille mes lèvres par complaisance. Mes regards distraits cherchent mon frère; alarmé de ne le pas voir: Madame, dis-je, où est l'estimable Dom Juan?......
Il fera bien aise de savoir que vous êtes ici, puisqu'il vous avoit écrit de vous y rendre; mais comme ses lettres, datées de Madrid, ne peuvent être parties que depuis quelques jours, nous ne vous attendions pas si tôt. Vous êtes colonel du régiment qu'il avoit, & le roi vient de le nommer à une vice-royauté dans les Indes.
Ciel! m'écriai-je, tout seroit-il faux dans le songe affreux que je viens de faire?...... Mais il est impossible..... De quel songe parlez-vous, Alvare?...... Du plus long, du plus étonnant, du plus effrayant que l'on puisse faire. Alors, surmontant l'orgueil & la honte, je lui fais le détail de ce qui m'étoit arrivé depuis mon entrée dans la grotte de Portici jusqu'au moment heureux où j'avois pu embrasser ses genoux.
Cette femme respectable m'écoute avec une attention, une patience, une bonté extraordinaires. Comme je connoissois l'étendue de ma faute, elle vit qu'il étoit inutile de me l'exagérer.
Mon cher fils, vous avez couru après les mensonges, &, dès le moment même, vous en avez été environné. Jugez-en par la nouvelle de mon indisposition & du courroux de votre frère aîné. Berthe, à qui vous avez cru parler, est, depuis quelque temps, détenue au lit par une infirmité. Je ne songeai jamais à vous envoyer deux cents sequins au delà de votre pension. J'aurois craint, ou d'entretenir vos désordres, ou de vous y plonger par une libéralité mal entendue. L'honnête écuyer Pimientos est mort depuis huit mois. Et sur dix-huit cents clochers que possède peut-être M. le Duc de Medina-Sidonia dans toutes les Espagnes, il n'a pas un pouce de terre à l'endroit que vous désignez: je le connois parfaitement, & vous aurez rêvé cette ferme & tous ses habitans.
Ah! Madame, repris-je, le muletier qui m'amène a vu cela comme moi; il a dansé à la noce.
Ma mère ordonne qu'on fasse venir le muletier; mais il avoit dételé en arrivant, sans demander son salaire.
Cette fuite précipitée qui ne laissoit point de traces, jeta ma mère en quelques soupçons. Nugnés, dit-elle à un page qui traversoit l'appartement, allez dire au vénérable Dom Quebracuernos que mon fils Alvare & moi l'attendons ici.
C'est, poursuivit-elle, un docteur de Salamanque; il a ma confiance, & la mérite; vous pouvez lui donner la vôtre. Il y a dans la fin de votre rêve une particularité qui m'embarrasse; dom Quebracuernos connoît les termes, & définira ces choses beaucoup mieux que moi.
Le vénérable ne se fit pas attendre; il en imposoit même avant de parler, par la gravité de son maintien. Ma mère me fit recommencer devant lui l'aveu sincère de mon étourderie; & des suites qu'elle avoit eues. Il m'écoutoit avec une attention mêlée d'étonnement, & sans m'interrompre. Lorsque j'eus achevé, après s'être un peu recueilli, il prit la parole en ces termes:
Certainement, seigneur Alvare, vous venez d'échapper au plus grand péril auquel un homme puisse être exposé par sa faute. Vous ayez provoqué l'esprit malin, & lui avez fourni, par une suite d'imprudences, tous les déguisemens dont il avoit besoin pour parvenir à vous tromper & à vous perdre. Votre aventure est bien extraordinaire, je n'ai rien lu de semblable dans la démonomanie de Bodin, ni dans le monde enchanté de Bekker. Et il faut convenir que depuis que ces grands hommes ont écrit, notre ennemi s'est prodigieusement raffiné sur la manière de former ses attaques, en profitant des ruses que les hommes du siècle employent réciproquement pour se corrompre. Il copie la nature fidèlement & avec choix; il emploie la ressource des talens aimables, donne des fêtes bien entendues, fait parler aux passions leur plus séduisant langage; il imite même, jusqu'à un certain point, la vertu. Cela m'ouvre les yeux sur beaucoup de choses qui se passent; je vois d'ici bien des grottes, plus dangereuses que celles de Portici, & une multitude d'obsédés, qui malheureusement ne se doutent pas de l'être. A votre égard, en prenant des précautions sages pour le présent & pour l'avenir, je vous crois entièrement délivré. Votre ennemi s'est retiré, cela n'est pas équivoque. Il vous a séduit, il est vrai; mais il n'a pu parvenir à vous corrompre; vos intentions, vos remords vous ont préservé, à l'aide des secours extraordinaires que vous avez reçus: ainsi son prétendu triomphe & votre défaite n'ont été, pour vous & pour lui, qu'une illusion, dont le repentir achevera de vous laver. Quant à lui, une retraite forcée a été son partage: mais admirez comme il a su la couvrir, & laisser en partant le trouble dans votre esprit, & des intelligences dans votre cœur, pour pouvoir renouveller l'attaque, si vous lui en fournissez l'occasion. Après vous avoir ébloui, autant que vous avez voulu l'être, contraint à se montrer à vous dans toute sa difformité, il obéit en esclave qui prémédite la révolte; il ne veut vous laisser aucune idée raisonnable & distincte, mêlant le grotesque au terrible; le puéril de ses escargots lumineux à la découverte effrayante de son horrible tête; enfin le mensonge à la vérité, le repos à la veille; de manière que votre esprit confus ne distingue rien, & que vous puissiez croire que la vision qui vous a frappé étoit moins l'effet de sa malice, qu'un rêve occasionné par les vapeurs de votre cerveau; mais il a soigneusement isolé l'idée de ce fantôme agréable dont il s'est long-temps servi pour vous égarer; il la rapprochera, si vous le lui rendez possible. Je ne crois pas cependant que la barrière du cloître ou de notre état soit celle que vous deviez lui opposer. Votre vocation n'est point assez décidée; les gens instruits par leur expérience sont nécessaires dans le monde. Croyez-moi, formez des liens légitimes avec une personne du sexe; que votre respectable mère préside à votre choix; & dût celle que vous tiendrez de sa main avoir des graces & des talens célestes, vous ne serez jamais tenté de la prendre pour le diable.
Fin du diable amoureux.
LES
LUTINS
DU CHATEAU
DE KERNOSY,
NOUVELLE HISTORIQUE
De Madame la Comtesse de Murat.
PREMIERE PARTIE.
La vicomtesse de Kernosy passoit presque toute l'année dans son château, qu'elle estimoit comme le plus charmant séjour de toute la Bretagne. C'est un fief noble, dont ses ancêtres ont successivement porté le nom, où elle-même a été élevée dès sa plus tendre jeunesse, & dont la situation avantageuse offre de tous côtés quelque chose de singulier, fort agréable à la vue. Ses deux nièces, toutes deux très-aimables & jeunes, demeuroient dans ce lieu avec elles & trouvoient bien triste de passer leurs beaux jours dans une demeure si solitaire, si éloignée du commerce du monde, distante de dix lieues de la ville la plus prochaine, & d'un quart de lieue du village.
Ce château est un bâtiment à l'antique, qui conserve pourtant un air de grandeur: d'abord on y voit des portes de fer, de grosses tours, des fossés profonds, des ponts-levis à demi-rompus; ensuite de grandes galeries sans aucun ornement, des salles & des chambres spacieuses, dont les fenêtres sont si étroites, que le jour n'y peut entrer qu'imparfaitement; l'herbe y croît en été aussi haute qu'en pleine campagne; enfin ce château est précisément sur le modèle de ceux où l'on dit qu'il revient des esprits. C'étoit aussi l'opinion commune de ce pays-là: on en comptoit depuis plus de cent ans des choses merveilleuses. Mesdemoiselles de Kernosy savoient, dès leur enfance, toutes les histoires des lutins de ce château, leurs gouvernantes leur en avoient fait mille fois le récit; mais quoiqu'elles eussent presque toujours demeuré dans ce lieu, elles n'avoient jamais rien vu ni entendu qui pût leur persuader qu'il y eût quelque vérité à cette croyance vulgaire.
Un soir que la vieille vicomtesse s'étoit couchée de fort bonne heure, mesdemoiselles de Kernosy se retirèrent dans leur chambre, & s'assirent auprès du feu, ne voulant pas se mettre si-tôt au lit.
Voilà un temps bien agréable pour être à la campagne, dit mademoiselle de Kernosy, en entendant le vent qui siffloit dans les fenêtres; en vérité je ne puis résister à l'ennui mortel que ma tante nous donne. Vous avez raison, ma sœur, dit mademoiselle de Saint-Urbain (c'étoit le nom de la cadette), je suis au désespoir d'être ici, & mon désespoir augmente, ajouta t-elle en souriant, quand je songe qu'à Paris on court le bal à l'heure qu'il est, pendant que nous sommes dans ce maudit château, assiégé par la neige, & sans aucuns plaisirs.
Cette charmante fille alloit faire un détail de tous les agrémens de Paris pendant le carnaval; mais mademoiselle de Kernosy se leva tout à coup de dessus son fauteuil, en faisant un grand cri. Qu'avez-vous, ma sœur? lui dit-elle, tout étonnée de son action. Voyez, voyez, reprit Kernosy tout effrayée. Saint-Urbain regarda, & vit une lettre attachée à une petite chaîne d'argent, qui descendoit par la cheminée, & on la tenoit à une distance assez élevée pour empêcher que le feu ne prît au papier. Quoi, dit Saint-Urbain, c'est un billet qui vous effraye si fort? J'ai cru que vous aviez des visions épouvantables. Voyons, continua-t-elle en prenant les pincettes, pour attraper le billet, sans se brûler; voyons promptement ce que cela signifie. Comment, dit Kernosy, vous allez prendre ce papier? Vous n'y pensez pas. Laissez cela, ma sœur, je vous en prie, & appelons quelqu'un. Appelons donc ma tante, reprit Saint-Urbain; elle fera peur à l'esprit. Ne riez point, dit Kernosy, j'ai une frayeur épouvantable. Mais de quoi? reprit Saint-Urbain; vous voyez bien que l'esprit n'est pas céans, puisqu'il prend la peine de nous écrire. En achevant ces paroles, elle prit le papier avec des pincettes, & l'ouvrit dans le moment même, malgré Kernosy, qui mouroit de peur. L'écriture de l'esprit est fort lisible, dit Saint-Urbain en regardant ce billet. Voyons un peu ce qu'il veut nous dire; elle le lut, & y trouva ces paroles:
Billet.
Vous êtes toutes deux trop aimables pour demeurer toujours seules dans un lieu aussi solitaire que celui-ci; on ne peut vous avoir vues, & n'avoir pas le cœur sensible à vos beautés & à vos ennuis, chargez-nous du soin de vos plaisirs, & l'on fera de son mieux pour vous réjouir. On y parviendroit sans doute, si des cœurs tendres & fidèles vous paroissoient dignes de votre attention.
Les Lutins du chateau.
Qu'est-ce que tout ceci? dit mademoiselle de Kernosy, qui avoit eu le temps de se rassurer un peu. Je ne sais, répondit Saint-Urbain, mais on nous promet des plaisirs & des amans fidèles; je suis d'avis que nous acceptions le marché.
Kernosy n'osoit faire un pas dans sa chambre, & Saint-Urbain ayant regardé dans la cheminée, ne vit plus la petite chaîne; elle le dit à sa sœur. Elle a disparu! s'écria Kernosy; appelons du monde. Dans ce moment, un lumignon de la bougie auprès de laquelle étoit le billet, tomba sur ce papier, déjà fort sec d'avoir été suspendu quelque temps dans la cheminée; le feu y prit facilement, & le consuma avec assez de promptitude.
Cet accident, très-naturel, fit presque évanouir Kernosy, & Saint-Urbain même perdit toute assurance; elle appela leurs femmes de chambre, qui couchoient dans une tour fort proche, & qui accoururent. Saint-Urbain leur dit tout effrayée, que sa sœur venoit de se trouver mal; elles attribuèrent sa frayeur à cet évanouissement: aussi-tôt on jeta de l'eau sur le visage de mademoiselle de Kernosy, on la mit au lit, & peu de temps après elle se trouva beaucoup mieux; mais elle ordonna à ses femmes de demeurer dans sa chambre; Saint-Urbain se coucha auprès d'elle, pour être plus assuré si elles entendoient encore quelque chose.
Vous avez bien fait, dit Kernosy tout bas à sa sœur, de ne rien dire à nos femmes de la peur que nous avons eue, cela se seroit répandu demain; & comme nous n'avions plus ce billet, on nous auroit prises pour des visionnaires. Saint-Urbain convint qu'il ne falloit point parler de leur aventure; enfin le jour les ayant rassurées, elles s'endormirent.
L'une & l'autre ne furent éveillées qu'à midi, par le bruit d'un carrosse & des chevaux que l'on entendoit dans la cour du château. Qu'est-ce que ce bruit? demanda Kernosy; c'est peut-être des plaisirs que le lutin nous envoie, répondit Saint-Urbain. Oh! ma sœur, reprit Kernosy, je ne suis pas encore bien remise de ma frayeur; oublions, s'il se peut, le lutin. Dans ce moment, une des femmes de la vicomtesse entra, & leur apprit qu'une troupe de comédiens venoit d'arriver; qu'ils avoient apporté une lettre à madame la vicomtesse, qu'elle l'avoit lue, & qu'ensuite elle avoit dit à ces comédiens de rester au château.
Comment, dirent-elles en se levant, notre tante veut bien qu'ils demeurent; il faut que quelque puissance supérieure s'en mêle. A peine avoit-elle achevé ces mots, qu'on entendit encore du bruit dans la cour; elles envoyèrent demander ce que c'étoit, & on leur vint dire que c'étoit une troupe de violons & de musiciens qui venoient d'arriver. Alors Saint-Urbain dit à sa sœur, en la prenant sous le bras; allons voir la physionomie de ces gens-là. Elles allèrent à la chambre de la vicomtesse, qui leur dit, dès qu'elles furent entrées, avec un air riant qu'elles ne lui avoient jamais vu: eh bien, mesdemoiselles, vous plaindrez-vous encore de l'ennui que vous avez dans ce pays-ci? Voilà, ce me semble, assez de divertissemens qui vous viennent. Qu'avez-vous donc, dit-elle en regardant l'effrayée Kernosy? vous voilà de mauvaise humeur à contre-temps. Je me suis trouvée mal cette nuit, dit Kernosy, mais je crois que ce ne sera rien. Eh! de quel pays, ma tante, dit Saint-Urbain, nous arrivent tant de plaisirs? Vous êtes trop curieuse, répondit la vicomtesse avec un air froid; laissez-moi seule, j'ai affaire: allez voir les préparatifs que l'on fait pour ce soir. Ma tante est assurément la confidente des lutins, dit Saint-Urbain tout bas à sa sœur; vous voyez qu'elle leur garde le secret. Elles passèrent dans une grande salle, où elles trouvèrent des ouvriers occupés à dresser un théâtre & à rajuster des décorations qui leur parurent assez belles & assez bien entendues; de là elles allèrent à la chapelle du château faire leur prière; & quelque temps après, on les vint querir pour dîner. Dès qu'elles furent sorties de table, elles retournèrent dans leur chambre quitter leur négligé, & s'habiller pour faire honneur à la compagnie. Saint-Urbain trouva dans sa poche un billet; elle le lut à Kernosy. Voici ce qu'il contenoit:
Billet.
Vous voyez que nous vous tenons parole; nous cherchons à vous divertir, & nous avons trouvé le secret d'adoucir l'humeur insupportable de votre tante. L'évanouissement de mademoiselle de Kernosy nous a donné beaucoup d'inquiétude: n'ayez point de peur, l'amour ne doit jamais effrayer, quand on est jeune & belle.
Les lutins sont bien galans, dit-elle en achevant la lecture de ce billet; mais celui-ci ne m'épouvante point; il n'est pas venu seul comme l'autre, & on peut l'avoir mis dans ma poche pendant que je regardois travailler ce peintre qui raccommodoit une décoration. Voyons ce que tout ceci deviendra; mais prenons garde que le feu ne se mette à ce billet comme au premier, qui nous a tant effrayées; il faut le serrer sous la clef, peut-être quelque jour en reconnoîtrons-nous l'écriture. Les deux sœurs employèrent le reste de la journée à leur ajustemement; & leur beauté, avec ce petit secours, étoit si surprenante, qu'on les trouva dignes d'aller briller dans les plus superbes fêtes du monde.
Mademoiselle de Kernosy étoit blonde; elle avoit le teint d'une blancheur éclatante, le tour du visage agréable, & de grands yeux bleus perçans jusqu'au fond de l'ame; un sourire gracieux découvroit de belles dents, & même augmentoit l'éclat de sa bouche, dont les lèvres étoient d'une couleur aussi vive que le corail; sa gorge & ses mains relevoient encore tous ces avantages de la nature, & tant de beautés sans doute pouvoient causer de l'amour; mais sa taille avantageuse, accompagnée d'un air noble, imposoit de telle sorte, qu'on ne pouvoit la regarder qu'avec des sentimens de respect; & l'égalité de son esprit faisoit qu'on remarquoit dans toutes ses paroles une justesse qu'on ne sauroit acquérir que par la pratique du monde & une parfaite connoissance des belles-lettres.
La jeune Saint-Urbain avoit le visage rond, le teint fin, mais un peu plus brun que celui de sa sœur; ses cheveux étoient noirs, & ses yeux de la même couleur, bien fendus & d'une vivacité surprenante; sa bouche, petite & gracieuse, renfermoit de belles dents, blanches comme l'ivoire, & parfaitement bien rangées; un air aisé, répandu sur toute sa personne, n'empêchoit pas qu'on ne remarquât en elle un port majestueux à la danse comme à la promenade; & quoiqu'elle ne fût pas si grande que Kernosy, sa taille étoit d'une proportion si admirable, qu'on auroit eu de la peine à se déterminer pour le choix entre l'une & l'autre des deux sœurs. Ses manières, engageantes naturellement, & enjouées, inspiroient la joie dans les cœurs, dès qu'elle paroissoit. Elle avoit la répartie prompte & pleine d'esprit; bien souvent même elle savoit animer une conversation languissante par quelque chose de hardi qu'elle avançoit brusquement. D'abord on eût dit qu'elle le faisoit sans réflexion; mais elle soutenoit son discours par des raisons si solides, qu'il ne lui est jamais rien échappé qui ne fût de bon sens, qui ne fît plaisir, & qui ne fût digne de sa naissance.
Ces deux charmantes sœurs n'étoient pas encore sorties de leur chambre, lorsqu'on leur vint dire qu'un homme à cheval venoit d'annoncer à madame la vicomtesse, que ce jour même trois dames du voisinage dévoient arriver à son château. Tant mieux, dit Saint-Urbain, j'en trouverai la comédie plus agréable, s'il y a beaucoup de spectateurs; sachons donc le nom de ces dames. C'est, répondit une de leurs femmes, la marquise de Briance, la comtesse de Salgue, & la baronne de Sugarde. Voilà très-bonne compagnie, dit mademoiselle de Kernosy; mais il me semble que cela seroit encore mieux, si les frères de la marquise de Briance étoient en ce pays-ci. Ils n'y reviendront pas si-tôt; quand on est à Paris, environné de plaisirs, on se souvient rarement des dames qu'on a laissées en province. C'est selon, dit Saint-Urbain en riant; croyez-vous que le comte & le chevalier de Livry trouvent dans cette ville beaucoup de dames plus aimables que nous? Je me souviens bien que nous n'y en trouvâmes pas un grand nombre, il y a six mois.
L'équipage de la marquise entrant alors dans la cour, obligea les deux sœurs de descendre pour aller au devant d'elle. Madame la vicomtesse étoit accourue la première, parée comme une jeune personne; son habit, qu'elle assuroit être amaranthe brun, étoit de velours couleur de feu très-vif. Les dames montèrent à son appartement, & parurent étonnées de voir un théâtre qu'on achevoit d'élever dans la grande salle. Une troupe de comédiens est arrivée ici ce matin, dit la vicomtesse, & je les ai retenus pour divertir mes nièces pendant ce carnaval. On loua sa complaisance, & toute la compagnie entra dans sa chambre.
La vicomtesse avoit près de soixante ans; elle vouloit être belle, quoiqu'elle ne l'eût pas même été pendant sa première jeunesse. Jamais femme n'a été d'une humeur si difficile; elle étoit fort riche, veuve depuis cinq ans, & le dessein qu'elle avoit de se remarier ne s'étant pas encore exécuté, parce qu'elle n'avoit trouvé personne, disoit-elle, qui sût assez bien aimer; elle auroit voulu un héros comme Amadis; Galaor lui paroissoit trop volage; Alexandre n'aimoit pas assez tendrement, & César avoit un trop grand nombre de maîtresses. Enfin elle cherchoit un Amadis, & n'en ayant point trouvé en Bretagne, elle avoit fait un voyage à Paris, où n'en trouvant pas davan tage, elle retourna à son château, attendant que la fortune lui envoyât un chevalier digne d'être son amant. Comme elle étoit riche, de grande qualité, & qu'elle possédoit les plus belles terres de la province, quantité de grands seigneurs de ce pays s'empressèrent auprès d'elle; mais il est aisé de juger comment une personne, qui vouloit absolument un héros, trouvoit peu galans, les provinciaux qui parloient d'abord de mariage.
Mesdemoiselles de Kernosy étoient soumises à cette capricieuse personne; elles avoient perdu leur mère dès leur enfance; leur père, en mourant, les avoit obligées, par son testament, à demeurer sous la tutelle de la vicomtesse sa belle sœur, & ces aimables filles, depuis quatre ans, étoient auprès d'elle.
La vicomtesse ne se pressoit point de les marier; elle avoit refusé tous les partis qui s'étoient présentés, quoiqu'il y en eût de fort avantageux; l'un n'avoit pas assez de valeur, l'autre étoit mal fait, l'autre n'étoit pas d'un âge sortable; enfin il ne s'en trouvoit point à son gré. Cependant elle jouissoit paisiblement du bien considérable des deux nièces.
Cette capricieuse aimoit à faire la grande dame sur son palier; la manière dont elle reçut la compagnie marquoit assez que la dépense ne l'étonnoit pas. Elle ordonna, pendant la conversation, qu'on préparât une collation, où tout ce qu'il y avoit de plus exquis pour la saison dans le château, fut servi. Ses ordres furent si ponctuellement exécutés, que tout se trouva prêt pour la comédie dans le moment que chacun se levoit de table.
Toutes les dames passèrent dans la salle; elles y trouvèrent un petit théâtre bien éclairé: la décoration représentoit une chambre magnifique; enfin toutes les personnes de distinction & de même sexe prirent leurs places. Les domestiques de la vicomtesse, & tous les habitans des environs qui étoient accourus au bruit de la fête, composèrent un parterre fort aisé à contenter. Huit violons & quatre hautbois jouèrent l'ouverture, & les comédiens commencèrent la pièce qu'on nomme l'esprit follet.
Elle fut assez bien jouée; & comme elle avoit beaucoup de rapport à l'aventure de la nuit, les deux sœurs se regardèrent plusieurs fois, mais elles ne se purent rien dire; la marquise de Briance & la comtesse de Salgue étoient placées entre elles. A la fin de la comédie, l'orchestre joua des morceaux excellens du triomphe de l'amour.
On passa dans une salle prochaine, où l'on servit un magnifique souper; la vicomtesse l'avoit ordonné, & c'étoit la seule chose qu'elle entendoit bien. La conversation fut vive; la baronne & Saint-Urbain disoient qu'il manquoit un bal aux plaisirs de cette journée, elles soutenoient encore leur thèse avec chaleur, quand on aperçut un valet de chambre qui vint parler à madame la vicomtesse. Allons, mesdames, leur dit-elle un moment après que le repas fut fini, passons, s'il vous plaît, dans la petite galerie: la compagnie fut également surprise d'y trouver des lustres allumés, des violons, des hautbois, & plusieurs troupes de masques. Il y en avoit de fort bonne mine, que ces dames crurent n'avoir point vus parmi les acteurs qui avoient représenté l'esprit follet.
Un d'eux, vêtu à la grecque, vint prendre la vicomtesse, qui commença le bal par une courante; elle l'acheva, en disant qu'elle réussiroit beaucoup mieux au menuet & autres danses moins sérieuses.
Kernosy & Saint-Urbain firent des merveilles; on n'a jamais vu plus de légèreté & de justesse. Leurs danses furent accompagnées de toutes les grâces que les Bretonnes y savent donner. Le masque vêtu à la grecque ne quittoit presque point la vicomtesse, au grand étonnement de ses nièces. Cependant un joli masque s'approcha de mademoiselle de Kernosy; son habit étoit de velours noir, fait à l'espagnole; il avoit des plumes couleur de feu à son chapeau; sa taille étoit belle; il venoit de danser, & la délicatesse de ses pas, accompagnée d'une légereté surprenante, avoit charmé tout le monde.
Les lutins du château sont bien malheureux, dit-il à Kernosy, de vous avoir épouvantée; mais vous êtes si belle ce soir, qu'ils peuvent se flatter que votre santé est parfaite. Kernosy voulut sortir de sa place, entendant encore parler des lutins. L'espagnol, en l'arrêtant, lui dit: Demeurez un moment, je vous prie; je vous expliquerai l'aventure de la nuit passée. Il leva son masque, & Kernosy le reconnoissant pour le comte de Livry, frère de la marquise de Briance, fut à peu près aussi surprise que si elle eût vu le lutin dont l'événement lui avoit fait perdre la connoissance.
Ce mouvement précipité fut pourtant bien différent de celui de la peur; elle ne songea plus à s'en aller. Quoi! c'est vous, comte? lui dit-elle. Eh! quelle raison vous fait paroître sous ce déguisement, dans un lieu où vous pouvez être comme madame votre sœur? J'ai trop de choses à répondre aux questions que vous me faites, répondit le comte, pour oser le faire ici, & cependant je meurs d'impatience de vous éclaircir; faites-moi la grace d'entrer, en sortant d'ici, dans la chambre de ma sœur. Irez-vous, mademoiselle? continua-t-il, voyant que Kernosy rêvoit profondément; puis-je me flatter de vous voir un quart-d'heure sans témoins suspects? Que j'ai de choses à vous dire! La marquise est trop de mes amies, répondit Kernosy en rougissant, pour que je refuse d'aller m'éclaircir avec elle de tout ce qui se passe ici.
La vicomtesse vint alors prendre l'espagnol pour danser, & interrompit cette conversation. Kernosy avoit bien envie de faire part à Saint-Urbain de son aventure; mais elle ne douta pas qu'elle n'en fût instruite, quand elle vit à genoux auprès d'elle un petit masque vêtu en Scaramouche, qui jouoit à merveille de la guitare; sa taille étoit fine & parfaitement belle; une grande quantité de cheveux noirs, naturellement frisés, le fit aisément reconnoître par Kernosy pour le chevalier de Livry: elle lui laissa le soin d'apprendre à Saint-Urbain qui étoient les lutins du château.
Le bal ne finit qu'après minuit: aussi-tôt madame de Kernosy conduisit la comtesse à son appartement. Saint-Urbain mena la baronne dans le sien, & Kernosy, qui étoit depuis long-temps amie de la marquise, l'accompagna jusques dans sa chambre. Saint-Urbain avoit trop d'impatience de retrouver la compagnie, qu'elle savoit être dans la chambre de la marquise, pour s'amuser avec la baronne; elle fit peu de complimens, & vint du même pas les joindre. A peine étoit-elle entrée, que le comte & le chevalier de Livry, qui avoient promptement changé d'habits, arrivèrent.
La conversation fut d'abord tumultueuse; on se fit mille questions, sans se donner le temps d'y répondre; mais enfin Kernosy ayant prié le comte de l'éclaircir parfaitement du dessein qui les faisoit venir incognito dans un lieu où tout le monde étoit de leurs amis; comme il n'y avoit personne de suspect dans la chambre, chacun ayant pris sa place auprès du feu, le comte commença ainsi son récit:
Il y a un an que nous eûmes l'honneur de vous voir, pour la première fois, dit-il en s'adressant à mademoiselle de Kernosy; on se souvient long-temps d'une vue si charmante: vous vîntes chez ma sœur avec madame votre tante; nous arrivions de l'armée, mon frère & moi, & nous n'avions alors de passion que celle d'aller à Paris passer le temps que nous pouvions être éloignés de nos régimens. Le plaisir de vous voir nous fit changer de dessein; nous ne pensâmes plus qu'à demeurer dans un pays où nous ne croyions pas, en arrivant, passer huit jours sans mourir d'ennui. Je pris la liberté de déclarer ce que je pensois à mademoiselle de Kernosy, & je ne doutai pas que le chevalier ne s'expliquât aussi à mademoiselle de Saint-Urbain.
Cela n'est pas de votre narration, M. le comte, interrompit Saint Urbain en souriant; il faut bien que vous laissiez quelque chose à dire au chevalier, s'il lui prend en fantaisie de conter aussi ses aventures. La marquise rit de l'imagination de Saint-Urbain; & Kernosy ayant prié le comte de continuer, il reprit ainsi:
Je ne parlerai donc plus de mademoiselle de Saint-Urbain, puisqu'elle me le défend. Mademoiselle de Kernosy reçut les marques de mon respectueux attachement avec une froideur capable de glacer tout autre cœur que le mien: je continuai de lui marquer mon respect & ma tendresse; mais elle n'en fut que foiblement touchée.
Si mademoiselle de Saint-Urbain me le permettoit, continua t-il en riant, je dirois que le chevalier étoit ou plus heureux ou plus amoureux que moi; car il est certain qu'il paroissoit plus content. Vous jugez sur de foibles apparences, interrompit Saint-Urbain; vous êtes bien heureux que j'entende raillerie. Je prétends conter aussi, reprit le chevalier, & l'on verra si je ne saurai pas faire des réflexions à mon tour.
Taisez-vous, chevalier, dit la marquise, je veux apprendre dans ce récit mille choses que je ne sais pas encore. Des affaires indispensables, continua le comte, nous rappelant à la cour, nous fûmes obligés de partir, & jamais je n'ai senti une pareille tristesse. Mesdemoiselles de Kernosy étoient retournées chez elles, madame leur tante les avoit emmenées le jour que je reçus la cruelle lettre qui me forçoit à quitter ce pays-ci. Je me flattai que j'aurois du moins la satisfaction de dire adieu à mademoiselle de Kernosy; mais ma sœur m'apprit que madame la vicomtesse ne souffriroit pas que des gens de notre âge allassent rendre des visites à ses aimables nièces.
Madame la marquise se souvient bien de l'empressement avec lequel je la priai de me mener chez madame de Kernosy; mais elle avoit un peu de fièvre, & elle fut inflexible à mes prières. J'étois malade, dit la marquise, &, je veux bien vous l'avouer, je craignis que si vous revoyiez de si aimables personnes, votre devoir ne fût ralenti par votre amour. Nous partîmes donc, le chevalier & moi, reprit le comte, & nous ne nous dîmes pas quatre mots pendant le chemin. J'écrivis à mademoiselle de Kernosy en partant, & je laissai un valet de chambre pour lui faire tenir sûrement ma lettre. Le chevalier le chargea d'une de sa part pour mademoiselle de Saint-Urbain; nous attendîmes son retour à Paris avec impatience. Enfin il arriva, & nous assura qu'il avoit donné nos lettres, & que mesdemoiselles de Kernosy n'avoient pas voulu y faire de réponses.
Peu de jours après, ce valet de chambre disparut, & emmena un de nos chevaux. Cette action nous fit douter qu'il eût rendu fidèlement nos lettres; nous songions à nous en éclaircir nous-mêmes, quand tous les colonels reçurent ordre de se rendre à leurs régimens: il fallut obéir, cette province étoit trop éloignée pour pouvoir y passer chemin faisant, & nous n'avions point de temps à nous. Nous partîmes, accablés de chagrin, & j'emportai dans mon cœur la belle idée que mademoiselle de Kernosy y avoit laissée.
J'écrivis à ma sœur, pour la prier de savoir, s'il se pouvoit, ce qu'étoient devenues nos lettres; elle me manda qu'elle ne pouvoit nous en informer, parce que madame de Kernosy étoit allée à Paris, & y avoit mené les deux aimables nièces. Ce contre-temps de partir de Paris, précisément quand ces charmantes personnes y arrivoient, augmenta ma douleur.
En arrivant à l'armée, nous trouvâmes Tadillac, qui est mon parent très-proche, galant homme, d'une figure très-aimable, & d'une humeur fort réjouissante; nous nous voyions souvent, nous lui contâmes nos chagrins, en lui faisant connoître le caractère de madame la vicomtesse; il chercha les moyens pour aborder ce château, sans l'effrayer; & après avoir bien imaginé, il s'arrêta au dessein de s'en faire aimer.
Il n'est pas riche, l'espérance du bien de madame de Kernosy lui plut; il me pria sérieusement de l'aider dans cette affaire, qu'en reconnoissance il faciliteroit mon bonheur. Je lui appris que la vicomtesse n'avoit pu se résoudre à se remarier, parce qu'elle n'avoit point trouvé de héros ni de cœurs qui sussent aimer avec délicatesse.
Laissez moi faire, reprit le baron de Tadillac, je paroîtrai devant elle en héros de roman, & j'aurai encore plus de délicatesse qu'elle n'en imagine. Il n'y aura pas grand mal, ajouta-t'il, de pousser la chose dans le ridicule, cela n'en sera que plus conforme à nos amours.
Ce projet nous amusa toute la campagne; le baron s'en réjouissoit, & moi j'étois véritablement inquiet, parce que j'étois véritablement amoureux. On mit les troupes en quartier d'hiver, & nous partîmes enfin pour revenir en ce pays-ci, avec une joie incroyable. Nous arrivâmes, il y a dix jours, chez ma sœur; il étoit minuit: nous défendîmes à nos gens de parler de notre arrivée; je demandai à madame la marquise de vos nouvelles avec un empressement qui lui fit juger que mon amour ne s'étoit pas affoibli par l'absence.
Nous concertâmes avec le baron, pour voir comment nous pourrions avoir accès dans ce château; il alla chercher des comédiens à Rennes, & des musiciens; il les amena en diligence chez ma sœur; & pendant ce temps-là, ayant gagné un de vos domestiques, il me fut facile, au retour du baron, de faire cette folie, qui effraya tant mademoiselle de Kernosy.
On fit un petit trou au plancher d'en haut, pour passer le billet & la petite chaîne. Le baron écrivit ce billet, parce qu'on ne connoissoit pas son écriture; il exécuta fort bien l'entreprise, & je fus au désespoir, quand je compris, par le bruit que nous entendîmes, que mademoiselle de Kernosy s'étoit trouvée mal. J'aurois été sur le champ lui demander pardon de notre folie, si je n'avois craint de me découvrir à ses femmes que nous entendîmes dans sa chambre, & qui n'en sortirent plus.
Nous allâmes rejoindre nos gens à un village qui est à deux lieues d'ici; nous en avons fait partir ce matin les comédiens; un d'entre eux a présenté une lettre du baron à madame de Kernosy. Voici ce qu'elle contenoit:
L'Amant inconnu a la belle Vicomtesse
de Kernosy.
Je vous vis à Paris il y a six mois, madame: quelle vue! mon cœur ne la peut oublier; je vous suivis à tous les spectacles; mais aussi respectueux amant que je suis tendre & fidèle, je n'osai vous déclarer mon amour. Mon devoir me rappela à l'armée; je suivis la gloire avec plaisir, parce que je sais que vous l'aimez. L'amour me rappelle auprès de vous. Je viens donc, madame, pour tâcher de me rendre digne de vous plaire, par mes soins & par mon attachement: l'amour veut être environné de jeux & de plaisirs; trouvez bon que cette troupe de comédiens vous divertisse; je me rendrai ce soir auprès de vous.
Madame de Kernosy, continua le comte, a été charmée de cette lettre; elle a fait demeurer la troupe de comédiens dans le château; nous y sommes arrivés déguisés avec les musiciens; une heure après, le baron a mis adroitement une lettre dans la poche de mademoiselle de Saint-Urbain, pendant qu'elle regardoit achever le théâtre.
Voilà quelle a été l'aventure qui vous a donné quelque inquiétude; ma sœur a bien voulu nous favoriser de sa présence & de celle des deux dames qu'elle a amenées avec elle, qui pourtant ne savent pas nos desseins. Le baron, vêtu à la grecque, a fait ce soir exactement sa cour à madame la vicomtesse; il m'a dit en sortant, avec sa gravité ordinaire, je vois bien qu'en Bretagne je pourrois passer pour un héros. Il n'a pas voulu s'expliquer davantage; mais il doit se rendre ici, pour nous apprendre le succès de son amour.
Il me semble que tout favoriseroit nos vœux, si mademoiselle de Kernosy & son aimable sœur nous permettoient d'espérer qu'elles ne nous seront point contraires, si l'on peut porter madame la vicomtesse de Kernosy à nous accorder l'honneur de son alliance.
Mademoiselle de Kernosy, qui avoit toujours conservé un tendre souvenir pour le comte, lui répondit fort obligeamment; Saint-Urbain fit sa réponse avec la même honnêteté au chevalier, qui lui parloit tout bas, & à qui elle apprit qu'elle ni sa sœur n'avoient pas reçu leurs lettres.
On commençoit à s'éclaircir là-dessus, lorsque le baron entra dans la chambre, encore vêtu à la grecque: il étoit bien fait; il n'avoit que dix-neuf ans; son visage étoit très-agréable, & il avoit une belle tête blonde. Comment, lui dit le comte en lui voyant encore son habit de masque, courez-vous le bal? Non, dit le baron, mais je courrai bientôt les champs; encore deux conversations comme celle que je viens d'avoir, & c'est une affaire faite: mais, en récompense, si je perds l'esprit, le cœur y gagne beaucoup; car j'ai les plus beaux sentiments du monde. Madame de Kernosy m'a assuré qu'elle n'en a jamais lu de si délicats & de si tendres.
Mais pourquoi, dit le chevalier, être encore vêtu comme un fou? Un bon surtout, par le temps qu'il fait, seroit bien mieux que cette vieille broderie. Non pas, s'il vous plaît, dit le baron; un amant vêtu à la grecque a d'autres charmes aux yeux de la vicomtesse, qu'un amant simplement habillé à la françoise; elle m'a même comparé d'abord à Alcibiade.
Vous êtes trop fou de la moitié, baron, dit la marquise; mais allons au fait. A quoi en êtes-vous? J'en suis à l'espérance, reprit le baron; on me permet d'en prendre beaucoup, & je resterai ici pour me rendre digne de cet honneur. Il faudra que ces messieurs, continua le baron en regardant le comte & le chevalier, arrivent ici comme s'ils venoient de chez madame la marquise de Briance; & ne l'ayant pas trouvée chez elle, il sera fort vraisemblable qu'ils viennent la chercher dans un lieu où la compagnie est si bonne.
On approuva l'avis du baron, & la nuit étant déjà fort avancée, le comte & le chevalier jugèrent à propos de partir pour aller passer quelques heures au village le plus proche, & pouvoir revenir au château avant dîné. Les deux aimables sœurs, après avoir donné le bon soir à la marquise, se retirèrent dans leur appartement. Elles ne s'endormirent de long-temps; la joie de retrouver fidèles deux hommes très-aimables, leur fournissoit assez de sujet pour s'entretenir: enfin le sommeil régna paisiblement dans tout le château, excepté dans la chambre de madame de Kernosy; elle eût trouvé contre les règles de dormir, quand même elle en auroit eu envie, après une conversation comme celle qu'elle venoit d'avoir avec son héros.
Les dames ne se levèrent qu'à midi. Pour la vicomtesse, elle étoit levée d'assez bonne heure, & elle avoit fait deux ou trois projets de lettres tendres, avant de s'appliquer au soin de son ajustement. Ses deux aimables nièces s'éveillèrent avec cette joie qui se fait si bien sentir, quand on espère de passer le jour avec ce qu'on aime. Chacun étoit occupé d'un soin différent. La comtesse de Salgue n'avoit pu résister aux charmes du jeune baron de Tadillac, & la marquise de Briance soupiroit en secret pour un jeune amant absent. Enfin l'amour avoit résolu de triompher dans ce vieux château, & de n'y pas laisser de cœurs tranquilles.
A l'heure de midi ou environ, le comte & le chevalier arrivèrent en chaise de poste. Ils demandèrent d'abord la marquise de Briance; elle les présenta à la vicomtesse, & lui dit tout ce qui avoit été concerté entre eux. La tante, suivie des deux nièces, les reçut avec joie, & les pria de demeurer, pour prendre part aux plaisirs que le hasard nous a envoyés, dit-elle en souriant disgracieusement.
Le baron, qui avoit aussi eu ordre de la vicomtesse de faire comme s'il venoit d'arriver, arriva presque en même temps, vécu d'un gros habit de campagne, & monté sur un cheval qu'il avoit à deux pas du château. Il se fit annoncer. La vicomtesse assura la compagnie qu'il étoit depuis long-temps de les amis. Kernosy & Saint-Urbain eurent bien de la peine à s'empêcher de rire. Il étoit déjà tard, les complimens avoient fort alongé la conversation; Saint-Urbain l'interrompit, pour faire souvenir qu'il falloit dîner. La vue du baron avoit fait tout oublier.
On se mit à table; on y fut long-temps; la conversation fut fort vive, tout le monde songeoit à plaire; l'amour y brilloit sous plusieurs formes différentes. La vieille vicomtesse étoit charmée du jeune baron; il lui disoit sérieusement des choses capables de réjouir les gens du monde, les plus mélancoliques, & elle ne sortait point d'admiration. La comtesse de Salgue regardoit tendrement Tadillac; l'empressement qu'il témoignoit pour la vieille vicomtesse lui donnoit mille inquiétudes. Comme elle ignoroit son dessein, elle craignoit qu'il n'eût de l'amour pour Kernosy ou pour Saint-Urbain; & qu'il ne songeât à éblouir la vicomtesse, pour mieux cacher sa passion.
Madame de Salgue étoit jeune & belle, son esprit étoit agréable; elle avoit épousé un vieux seigneur de la province, que ses affaires retenoient presque toute l'année à Paris, sans qu'elle eût pu jamais obtenir la permission de l'accompagner pendant ce voyage. Il étoit persuadé que, dans la province, il n'y avoit point de gentilhomme qui osât lui manquer assez de respect pour parler d'amour à sa femme: on avoit pourtant déjà pris cette liberté; mais le cœur de la comtesse, insensible jusqu'alors, avoit enfin atteint l'heure fatale.
Le baron s'aperçut qu'il ne lui déplaisoit pas; il n'osa lui parler devant la vieille vicomtesse, mais ses regards lui firent entendre ce qu'elle commençoit à lui inspirer. Le comte étoit plus touché qu'il ne l'avoit encore été pour la belle Kernosy, & elle paroissoit satisfaite de le voir dans ces sentimens; Saint-Urbain & le chevalier étoient charmés l'un de l'autre. La baronne de Sugarde, à qui le chevalier plaisoit fort, s'aperçut de leur intelligence; mais elle avoit assez bonne opinion d'elle-même, pour se flatter de le rendre infidèle: elle étoit un peu coquette; & le chevalier auroit sans doute répondu à tout ce que ses yeux lui disoient de tendre, si une passion bien sérieuse n'avoit occupé alors tout son cœur. Pour la marquise de Briance, elle n'étoit retenue dans ce lieu que par l'intérêt de ses frères; quelquefois un tendre souvenir la jetoit dans une profonde rêverie; mais son humeur douce & la vivacité de son esprit empêchoient qu'on ne s'aperçût de ce qui lui fassoit de la peine. Son entretien étoit si agréable, qu'on recherchoit avec empressement sa compagnie, & qu'on ne s'ennuyoit jamais, quelque temps qu'on fût avec elle. Les traits de son visage étoient très-réguliers, son front, ses yeux, sa bouche, ses dents étoient admirables, & tout ce composé formoit une beauté parfaite. Elle étoit fort riche, veuve depuis trois ans, & tout ce qu'il y avoit de seigneurs considérables dans la province avoit cherché à lui plaire, sans avoir pu y réussir.
Telle étoit l'aimable compagnie que l'amour avoit pris soin de rassembler au château de Kernosy. On achevoit de dîner, lorsqu'on entendit arriver un équipage. Tout le monde en fut fâché, car on ne souhaitoit plus personne: on vint annoncer M. de Fatville, conseiller au parlement de Rennes. Quel homme! dit mademoiselle de Kernosy, qu'il va bien nous faire sentir le malheur de n'oser à la campagne faire dire qu'on n'est pas chez soi. Bon! dit Saint-Urbain, il ne nous ennuiera pas tant: à la vérité, c'est un fat; il en faut au moins un pour servir de risée à la compagnie.
Madame la vicomtesse, qui vouloit étaler sa prudence aux yeux du baron, fit une grande réprimande à Saint-Urbain de cette plaisanterie; elle auroit duré long-temps, si le conseiller ne fût entré. Il avoit un habit rouge galonné d'argent, une grande épée pendue à un large ceinturon mis par-dessus le juste-au-corps, un chapeau bordé d'or avec une vieille plume jaune, une perruque blonde fort longue & fort poudrée, si bien qu'il la semoit sur son habit & aux environs.
Il fit en entrant dix ou douze révérences, sans se reposer, toutes aussi profondes les unes que les autres; puis s'aprochant de la vicomtesse: Il y a trop bonne compagnie chez vous, madame, lui dit-il avec un air décontenancé, pour n'avoir pas envie de l'augmenter. La vicomtesse lui répondit le compliment ordinaire, qu'il lui faisoit bien de l'honneur. J'ai bien fait courir ma chaise de poste où il y a de bons ressorts, dit M. de Fatville, pour arriver plutôt ici; car j'étois dans une impatience extrême de voir l'incomparable mademoiselle de Saint-Urbain: il s'approcha d'elle, & se mit en devoir de lui baiser la main.
Je vous suis très-obligée, dit Saint-Urbain en la retirant promptement, de m'avoir sacrifié les ressorts de votre chaise de poste. Oh! ils ne sont pas gâtés, reprit Fatville, mes laquais m'en ont assuré. Je ne saurois m'empêcher, continua-t-il, en se regardant dans un grand miroir, de vous exprimer la joie que j'ai d'être vêtu cavalièrement; aussi je ne porte mon habit noir que les matins. Ma foi cela est fort prudent à vous, dit le baron; car celui-là vous sied à merveille.
Fatville remercia le baron par de grandes révérences; & heureusement pour la compagnie, on vint avertir que la comédie commenceroit dès qu'il plairoit aux dames de l'ordonner. Vous avez donc ici la comédie? dit Fatville: pour moi je l'ai vue quatre fois à Paris; mais je ne l'aime point, si je ne suis sur le théâtre. Vive les gens de bon goût! reprit Saint-Urbain, vous serez assurément sur le théâtre, M. de Fatville, vous ne sauriez être mieux placé pour vous & pour nous.
On passa dans la salle, on trouva les lustres allumés, & les violons jouoient l'ouverture. Le baron & le chevalier campèrent Fatville sur le théâtre; ils eurent même la malice de ne lui point faire donner de chaise, & il eut la sottise de n'en pas demander, parce qu'on lui avoit dit que les gens du bel air ne s'asseoient jamais aux spectacles.
On joua Andromaque & M. de Pourceaugnac. La représentation de ces deux pièces, & la contenance de M. de Fatville divertirent également la compagnie. On le voyoit déjà, lassé de son voyage, se tenir debout avec peine. La vicomtesse entra même à son sujet dans la plaisanterie, parce qu'elle s'aperçut que le baron y prenoit goût. Fatville regarda presque toujours mademoiselle de Saint-Urbain avec des gestes aussi insupportables qu'ils étoient ridicules.
Un grand souper succéda à la comédie; on fut long-temps à table; & après avoir bu toutes les santés, coutume qu'on ne manque guères à la campagne, on but aussi les inclinations. Mademoiselle de Saint-Urbain commença, en prenant un verre de très-bonne grâce; elle avertit tous les messieurs qu'il leur seroit permis de boire aux leurs, après qu'ils auroient fait un couplet de chanson pour célébrer des santés si intéressantes. Volontiers, dit le chevalier, je vais donner l'exemple: il demanda à boire, & chanta un impromptu sur un air connu de tout le monde.
Ce couplet fut trouvé très joli, & la vieille vicomtesse, se retournant vers le baron avec un air qu'elle crut fort tendre, lui demanda s'il n'avoit point d'inclination digne d'être chantée en si bonne compagnie. Le chevalier de Livry, répondit le baron, fait si facilement des vers, qu'il ne faut pas s'étonner s'il m'a prévenu; je vais réparer ma faute. La vicomtesse lui versa elle-même du vin de liqueur. Un moment après, il chanta en se tournant de son côté, & elle fut charmée de pouvoir se flatter que ces vers étoient pour elle; mais en achevant le couplet, il regarda tendrement la comtesse de Salgue, qui comprit aisément sa pensée. C'est donc à mon tour, dit le comte en riant, à faire aussi des vers; comme je suis le dernier, j'ai eu plus de temps que les autres, j'ai fait deux couplets; tant mieux, dit mademoiselle de Kernosy, on aura plus de plaisir à vous entendre. Le comte, qui a la voix belle, chanta ces deux couplets:
Saint-Urbain & le chevalier soutinrent que les paroles étoient trop sérieuses pour être chantées à table. Le comte leur répondit que son cœur les lui avoit dictées, & qu'il ne pouvoit badiner sur une chose aussi sérieuse que sa tendresse. La vicomtesse approuva ce sentiment. Mais, dit Saint-Urbain, qui appréhendoit que sa tante ne se jetât dans une conversation sur les sentimens, M. de Fatville m'aime, & il ne fait pas seulement un vers pour moi. On ne m'a appris qu'à en faire de latins, reprit Fatville; j'en ai remporté deux fois le prix au collége. Eh bien, faites en latin une chanson à boire, dit Saint-Urbain, & vous me l'expliquerez en françois. Fatville opposa qu'il ne savoit pas l'air qu'on venoit de chanter. Faites donc un madrigal, répliqua-t-elle en lui présentant des tablettes.
Fatville se crut dèshonoré, s'il ne faisoit des vers; il n'essaya pas d'en faire de latins, car il ne savoit que quelques mots de cette langue, prit les tablettes, & alla s'enfermer dans un cabinet, pour n'être pas interrompu.
Cependant toute la compagnie passa dans une autre chambre, où l'on fit venir les hautbois; on les écouta quelque temps, puis on dansa toutes les petites danses; au bout de deux heures, Fatville parut, les tablettes à la main. On avoit cru qu'il s'étoit allé coucher, mais il assura qu'il avoit employé tout ce temps-là à faire des vers. Ce sera sans doute une élégie, dit Saint-Urbain; voyons de quoi il est question: elle prit les tablettes, qui se trouvèrent toutes griffonnées d'un bout à l'autre, & si rayées, qu'elle n'en put déchiffrer, un seul mot. Lisez vous-même, dit-elle à Fatville en lui rendant les tablettes, on n'y comprend rien. C'est le brouillon, répondit le conseiller, & si j'avois eu de la place pour écrire, j'aurois fait des merveilles, car je commençois d'être en train; mais j'acheverai demain. Lisez-nous le commencement, dit la vicomtesse; j'aime les vers tendres à la folie. Fatville obéit aussi-tôt, & lut, en s'asseyant près d'un guéridon où étoit une bougie allumée, deux vers qu'il venoit de faire.
Il recommença quatre ou cinq fois ces deux vers. Comment, dit le comte, n'y a-t-il que cela de fait? Non, dit le conseiller, n'est-ce pas assez pour le temps que j'y ai mis? Et puis j'ai fait le projet de la suite de ce madrigal. Vraiment, dit Saint-Urbain, ces deux vers valent mieux qu'un madrigal tout entier. Mademoiselle de Saint-Urbain se connoît à tout, répondit Fatville en riant avec un air satisfait de lui-même; & M. le chevalier, qui est aussi poëte, qu'en dit-il? Je trouve ce commencement si beau, répondit le chevalier, que j'ai envie de l'achever: prêtez-moi un peu les tablettes. Vous y verrez le reste du projet, reprit fièrement Fatville, servez-vous-en si vous voulez. Le chevalier s'éloigna de la compagnie, qui se divertit à voir danser le conseiller tout aussi mal qu'il versifioit; quelque temps après, le chevalier se rapprocha. Voyons, M. de Fatville, si j'ai bien suivi votre dessein, voici le madrigal achevé. Chacun se rangea autour de lui, & il lut les vers suivans:
Ce madrigal eut beaucoup d'applaudissemens; & Saint-Urbain sut bon gré au chevalier de s'être servi de la sottise de Fatville, pour lui faire cette galanterie, que la vicomtesse ne trouva pas mal, parce qu'elle la prit seulement par une marque d'esprit du chevalier. Vous voyez, dit Fatville qui entendoit donner des louanges à ce madrigal; je savois bien que la fin du projet étoit drôle: on rit de l'impertinence du conseiller: & comme il étoit tard, chacun se retira.
L'appartement que l'on donna à Fatville étoit proche de celui du baron. Ce voisinage lui fournit l'occasion de faire encore le personnage de lutin, afin que Fatville n'osât sortir de sa chambre, & qu'il ne s'aperçût pas que toutes les nuits on s'assembloit chez la marquise après que la vicomtesse étoit couchée.
Le lendemain, le baron alla faire sa cour à la vicomtesse avant que les dames fussent sorties de leur appartement; il lui parla de son amour, en se promenant à grands pas, sans presque la regarder. La bonne dame étoit charmée de tout qu'il faisoit; elle l'assura même qu'il marchoit de la meilleure grace du monde. Dès qu'il se fut retiré, toutes les dames vinrent dans la chambre de la vicomtesse lui rendre visite, & l'on n'en sortit qu'à deux heures pour dîner, ensuite on joua, les uns aux échecs, les autres à l'ombre, les autres au trictrac. Fatville perdit soixante louis, & quoiqu'il en parût fâché, le baron, qui gagnoit, dit assez plaisamment, que si cela duroit, il pourroit enfin le prendre en amitié. A six heures on passa dans la salle de la comédie; les Horaces & le Médecin malgré lui furent assez bien représentés. Fatville, occupé de sa perte, négligea de se mettre sur le théâtre.
Après le souper, on fit venir un acteur & une actrice qui avoient la voix charmante, & des musiciens qui jouoient bien de la basse de viole. Mademoiselle de Kernosy fit apporter tous les opéra de Lully qu'elle avoit dans sa chambre: on chanta les plus beaux morceaux de Proserpine; elle accompagna du clavecin: Saint-Urbain chantoit avec le comte, qui avoit un ton de voix fort sonore, & ces deux aimables personnes s'accordoient parfaitement. On commença par les champs élysées; le baron chanta dans les chœurs, pour ne pas paroître à la vicomtesse un acteur inutile. A une heure après minuit, chacun se retira dans son appartement, & les deux aimables sœurs se rendirent dans la chambre de la marquise, où elles trouvèrent le comte & le chevalier qui les attendoient. On parla de la passion de la vicomtesse pour le baron de Tadillac; Kernosy doutoit qu'elle produisît les effets qu'on en avoit espérés; Saint-Urbain, plus portée à croire ce qui pouvoit lui faire plaisir, étoit persuadée que leurs desseins auroient un heureux succès. Le comte & le chevalier de Livry espéroient, & la marquise de Briance continuoit à leur donner des conseils.
Ils parloient tous avec beaucoup d'application, quand Tadillac entra, vêtu d'un habit bizarre, rouge & noir, tels que sont ceux dont on se sert pour représenter des diables à l'opéra. Il avoit un bonnet épouvantable, d'où pendoient des espèces de serpens; & s'il eût mis son masque, il auroit sans doute effrayé la compagnie, qui ne s'attendoit point à cela: cependant on savoit le dessein qu'il avoit d'épouvanter Fatville. Vous voilà aussi peu sage qu'à votre ordinaire, lui dit le comte; sachons donc ce que vous voulez faire. Il faut, dit le baron, que mademoiselle de Saint-Urbain mette un habit qu'on va lui apporter, & puis vous n'avez qu'à me suivre. J'ai quasi peur de ces habits-là, dit Saint-Urbain; cependant, pour faire déserter Fatville, il n'est rien que je ne puisse entreprendre.
Le valet de chambre du baron parut dans le moment, vêtu d'un habit plus épouvantable encore que celui de son maître; il en apportoit un autre fait à peu près comme le sien, car les comédiens en avoient grand nombre de toutes façons; Saint-Urbain le mit par-dessus le sien, & prit un masque rouge extrêmement laid. Lambert, ce valet de chambre, conduisit la compagnie dans la chambre de son maître, sans qu'on rencontrât aucun domestique; tout étoit couché depuis deux heures dans le château. Tadillac avoit découvert une porte de communication qui donnoit dans la chambre de Fatville. Il la regarda d'abord comme une occasion favorable pour exécuter le dessein qu'il avoit projeté; cette porte étant condamnée depuis long-temps, l'on entroit par un autre endroit dans l'appartement du conseiller, contigu à celui du baron de Tadillac. L'appartement de MM. de Livry & celui de la marquise étoient voisins; tout cela composoit un pavillon où l'on pouvoit faire beaucoup de bruit, sans être entendu du reste du château, parce qu'il falloit passer une terrasse assez longue pour rentrer dans l'autre pavillon qui faisoit avec celui-là une espèce de symétrie.
Quand on fut arrivé à l'appartement du baron, on entra fort doucement; & Lambert, qui vouloit prouver qu'il étoit digne de la confiance dont son maître l'avoit honoré, pria la compagnie d'attendre un moment. Il monta seul dans de grandes chambres inhabitées, au dessus des appartemens du pavillon, & avec une machine qu'il avoit inventée, il fit un grand bruit, qui n'imitoit pas mal celui du tonnerre. Fatville s'éveilla, & alla ouvrir sa fenêtre. Lambert, qui l'entendit, mit à différentes reprises le feu à de la poudre qu'il tenoit prête. La nuit étoit fort obscure, & la lueur de ce feu surprit beaucoup Fatville; il ferma sa fenêtre plus promptement qu'il ne l'avoit ouverte, fort étonné de voir des éclairs, & d'entendre le tonnerre en plein hiver. Il alloit chercher son lit, & étoit encore dans cette recherche, quand Lambert vint ouvrir la porte de communication qu'il avoit pris soin de condamner; il entra dans la chambre du conseiller, tenant un flambeau de poix allumé; cette lumière succédant tout à coup à l'obscurité, éblouit si bien Fatville, qu'il ne distingua pas d'abord la figure de celui qui la portoit; il aperçut son lit, se jeta dedans, & se cacha dans les couvertures. Lambert ne le laissa pas long-temps dans cette situation; il alla lui tirer ses couvertures, & lui fit trois grandes révérences, puis alluma quatre flambeaux qu'il avoit apportés, & les plaça en divers endroits de la chambre.
Fatville, rappelant tout son courage, cria d'un ton de voix que la peur rendoit assez foible: Baron, à mon secours! Hélas! répondit le baron, qui regardoit avec les dames au travers de la cloison, il m'est impossible de sortir, les lutins viennent d'entrer ici. Cependant Lambert, après avoir allumé les flambeaux, s'approcha du lit, & Fatville se cacha plus que jamais la tête sous son chevet. Lambert profita de ce moment pour introduire le baron & Saint-Urbain. Dès que la porte fut refermée, ils s'approchèrent tous trois du lit, empêchèrent Fatville de se cacher la tête, & lui firent de profondes révérences. Lambert tira un petit violon de sa poche, joua un menuet, que les gais lutins dansèrent fort légèrement, & la peur persuada à Fatville qu'ils s'élevoient jusqu'au plancher. Quand ce bal nocturne fut fini, les lutins éteignirent les flambeaux, & sortirent sans qu'il pût savoir par quel endroit; aussi crut-il que c'étoient des esprits qui avoient disparu. On se garda bien de faire du bruit dans la chambre voisine, Lambert joua du violon, & le baron s'écria: M. de Fatville, je suis mort! Les lutins dansent ici comme des perdus. Fatville n'osa répondre; mais chacun l'ayant entendu remuer, ils jugèrent qu'il n'étoit pas évanoui. Cependant il ne s'en fallut guère. Les lutins reprirent le chemin de leur chambre, pour n'être pas surpris dans leurs fonctions d'esprits. Le baron appela du monde dès qu'il fut déshabillé, & conta l'histoire des lutins, comme il vouloit qu'on le crût. Fatville, qui n'avoit pas eu l'assurance de se lever, prit enfin la résolution d'aller ouvrir sa porte, quand il entendit parler bien des gens près de lui. La pâleur de son visage, & sa frayeur si naïvement représentée, persuadèrent encore mieux l'apparition des esprits aux domestiques de la vicomtesse; il n'y en eut pas un qui ne crût avoir entendu du bruit. D'autres assurèrent qu'ils avoient vu quelque chose de noir qui se promenoit sur la terrasse; enfin la peur fit tout l'effet qu'elle a coutume de produire sur l'esprit du peuple & des valets.
La vicomtesse, qui étoit peureuse, ne douta pas qu'un chat qu'on avoit enfermé par hasard ce soir-là dans sa chambre, & qui avoit, en sautant, cassé une porcelaine, ne fût un lutin qui avoit paru sous cette figure. Pour confitmer cette pensée, la marquise conta qu'elle avoit ouï marcher toute la nuit un grand chien. Le comte assura qu'il avoit entendu comme un cheval qui galopoit, & le chevalier jura qu'il avoit vu trois gros poulets d'inde; mesdemoiselles de Kernosy dirent simplement qu'elles avoient entendu un bruit effroyable. La comtesse de Salgues & la baronne de Sugarde, qui n'avoient rien vu ni entendu, n'en furent pas moins effrayées. Quand il fut grand jour, on alla se remettre au lit; personne n'osa demeurer seul dans sa chambre. Les lutins, fatigués de leurs fonctions nocturnes, se levèrent fort tard, & pendant toute la journée, on ne parla que des esprits.
Les domestiques en firent le récit aux comédiens, qui se doutèrent à peu près de ce que ce pouvoit être, par l'emprunt de leurs habits; mais ils étoient payés par le baron & par MM. de Livri pour ne rien dire; ils n'étoient pas même obligés d'avoir entendu les lutins du château, parce qu'on les avoit logés dans la basse-cour, où étoit un petit corps de logis assez commode.
Fatville ne mangea presque pas à dîner; il ne pouvoit se remettre de sa peur; il parloit de la légereté des esprits qui avoient dansé, d'une manière à faire rire les plus effrayés. Il n'y a point de tours de souplesse qu'il ne crût leur avoir vu faire, tant la peur fascine les yeux. Mais, lui dit la vicomtesse, comment avez-vous pu voir tout cela, puisque vous étiez sans lumière? Ah! madame, reprit Fatville, ils ont allumé de grands feux autour de ma chambre, & puis tout a disparu dans un instant. Ont-ils dansé aux chansons? dit le baron d'un air sérieux. Oh! nenni, répondit Fatville; ils avoient des instrumens, & je ne sais si ce n'étoit pas des trompettes; je n'en sais rien non plus, répliqua le baron, & si je les ai vu danser comme vous. En vérité, dit la comtesse de Salgue, je vous crois tous deux un peu fous. Ce dialogue n'empêcha pas que tout le monde ne crût l'apparition des esprits; quelques-uns même assuroient qu'il y avoit dans les livres mille exemples de choses semblables. On conta à ce propos diverses histoires, qui redoublèrent la peur de la vicomtesse & de ses domestiques. Enfin on sortit de table; & pour dissiper le trouble que les lutins avoient causé, la marquise de Briance demanda si l'on n'auroit point la comédie. On doit l'avoir tous les jours, dit le baron, qui commençoit à prendre l'air d'un homme établi dans la maison; je vais en savoir des nouvelles. Il revint un moment après dire aux dames que les comédiens étoient prêts à commencer. On passa dans la salle, où l'on vit représenter Mitridate & la Coupe enchantée. Fatville s'endormit, fatigué de la mauvaise nuit qu'il avoit passée. On se mit au jeu en sortant de la comédie, & l'on ne tarda guère, après le souper, à se retirer chacun dans son appartement; mais on n'alloit plus seul dans la maison, le moindre vent donnoit de terribles alarmes.
Fatville ne put se résoudre à retourner dans cette chambre où il avoit tant souffert: on lui en donna une autre, où il fit coucher ses deux laquais auprès de lui. La comtesse & la baronne couchèrent ensemble, & le baron de Tadillac ordonna à Lambert, devant tout le monde, de venir coucher dans sa chambre. La vicomtesse fit coucher deux de ses femmes aux deux côtés de son lit, fit mettre un valet de chambre & deux laquais un peu plus loin, & son cocher près de la porte; M. Pierre, son aumônier, eut ordre de faire placer son lit vers la cheminée; car la bonne dame craignoit que l'esprit ne fît son entrée par cet endroit.
L'aumônier, qui étoit extrêmement vieux & fort incommodé, eut beau représenter à madame la vicomtesse que le grand vent qui s'engouffroit dans cette vaste cheminée, alloit achever de rendre incurable un rhumatisme qu'il avoit depuis dix ans, rien ne put la fléchir. Vraiment, dit-il en regardant son lit, j'ai toujours bien reconnu que madame n'a guère de considération pour son frère de lait.
Quelles paroles! La vicomtesse les avoit entendues, quoique M. Pierre les eût prononcées assez bas. Elle ne voulut point dans ce moment relever la sottise; mais dès que la compagnie se fut retirée, M. Pierre eût une terrible remontrance, & la colère occupa si bien l'esprit de la vicomtesse, que la peur n'y trouva presque plus de place.
Le baron de Tadillac attendit que tout le monde fût couché, & sans perdre de temps, il alla, accompagné du fidèle Lambert, faire beaucoup de bruit dans de grands greniers inutiles, qui régnoient sur tous les appartemens du château; cela confirma la créance des esprits, & le lendemain, chacun fit le récit de ce qu'il avoit entendu, de tant de manières différentes, que le baron comprit qu'il suffisoit d'intimider par du bruit, & de laisser à la peur le soin de diversifier les apparitions.
Il avoit bien d'autres exercices que celui de faire le lutin; il falloit qu'il persuadât la vicomtesse qu'il l'aimoit, & son cœur le portoit à plaire à madame de Salgue. Depuis quelques jours, ses regards expliquoient assez la passion qu'il avoit pour elle; enfin, lassé de ce langage muet, il écrivit un billet, & s'étant rendu dans l'appartement de la vicomtesse, il la trouva encore à sa toilette, & lui fit compliment sur sa beauté. Comme il commençoit à la presser de se déterminer en sa faveur, la marquise de Briance, la comtesse de Salgue, la baronne de Sugarde avec mesdemoiselles de Kernosy & MM. de Livry entrèrent. Fatville arriva un moment après, & on se mit à table. La frayeur du conseiller, & le bruit des lutins furent le sujet de la conversation pendant presque tout le dîné; on joua encore quelques reprises d'ombre, & à six heures on eut le divertissement ordinaire: Cinna & le Grondeur furent très-bien représentés.
Le comte de Livri donna la main à la vicomtesse, pour passer dans la salle, le baron l'en ayant prié. Cette occasion favorable fut cause qu'il s'approcha de madame de Salgue, & lui ayant présenté la main: Apprenez, madame, lui dit-il tout bas, apprenez la chose la plus importante à ma fortune; ce billet vous instruira. Il le lui donna subitement, & la quitta dès qu'on fut entré. La vicomtesse regardoit déjà ce qu'il faisoit, éloigné d'elle.
La comtesse de Salgue mit le billet dans sa poche, & Tadillac eut le plaisir de voir que l'empressement de le lire ne lui permettoit pas d'attendre que l'on fût sorti de la comédie. S'étant levée dans un entr'acte, pour aller dire un mot à Saint-Urbain; au lieu de se remettre à sa place, elle s'approcha d'un guéridon qui soutenoit une girandole; elle ouvrit le billet du baron, & le lut avec une attention dont il fut très-content.
Comment, madame, dit mademoiselle de Saint-Urbain, vous prenez le temps de la comédie pour lire vos lettres? C'en est une que j'ai reçue ce matin de chez moi, dit la comtesse, & j'avois oublié de l'ouvrir. Les acteurs interrompirent cette conversation, & le baron, profitant d'un petit sommeil qui prit heureusement à la vicomtesse, ne cessa point de regarder madame de Salgue; elle s'en aperçut, & l'embarras qu'il remarqua sur son visage, fit qu'il ne désespéra pas de son bonheur.
On ne joua pas long-temps après le souper; tout le monde se retira d'assez bonne heure: chacun avoit besoin de repos, & vouloit réparer les mauvaises nuits que les lutins avoient causées. Le baron ne manqua pas de faire du bruit, pour empêcher qu'on ne fût si-tôt remis de la peur. Le tintamarre fut court, parce que le lutin étoit aussi las que les autres.
Le lendemain, il fit très beau, le soleil parut avec éclat, la vicomtesse alla se divertir dans le jardin; & la compagnie ayant des lettres de conséquence à écrire, passa l'après-dînée dans son cabinet. Tadillac profita de ce temps-là pour entretenir madame de Salgue. Avez-vous pensé à moi, lui dit-il tout bas, depuis que j'ai osé vous écrire les sentimens que vous m'inspirez? Que prétendez-vous que je pense en votre faveur? lui repartit madame de Salgue en le regardant tendrement; vous êtes venu ici avec un dessein dont je ne suis pas encore éclaircie; je sais seulement que je n'y avois point de part: l'amour peut vous avoir amené dans ce château; mesdemoiselles de Kernosy sont aimables & belles, il semble même que c'est mademoiselle de Saint-Urbain que vous préférez.
Quelle erreur! dit le baron; madame, croyez-en un cœur qui n'a jamais brûlé que pour vous. L'amour n'a eu de part à mes affaires que depuis que j'ai eu l'honneur de vous voir: je vous apprendrai, quand il vous plaira.... Il alloit continuer, lorsque la vicomtesse, ouvrant la porte de son cabinet, les obligea de se séparer, & de s'approcher du reste de la compagnie, qui se faisoit un plaisir de voir la marquise, Kernosy, & la baronne jouer à l'ombre avec toute la prudence possible.
La vicomtesse ne fut qu'un moment dans la chambre; elle demanda de la bougie, & retourna cacheter ses lettres. Le baron se rapprocha de madame de Salgue; elle avoit remarqué avec quelle promptitude il venoit de la quitter. Comment, lui dit-elle en s'éloignant un peu de la compagnie, c'est donc de la vicomtesse que vous êtes amoureux? Je ne m'en serois pas doutée. Vous voyez bien, madame, reprit le baron, qu'il ne faut pas juger sur les apparences; vous avez trop de part à ma destinée pour que je tarde plus long-temps à vous en éclaircir. Il lui apprit son projet pour un établissement solide, & l'engagement où il étoit avec la vicomtesse. Madame de Salgue trouva que son amant avoit raison; elle désira presque autant que lui un événement qui l'arrêteroit dans une province où elle étoit obligée de demeurer.
On vint avertir les dames que les comédiens étoient prêts. Allez, baron, lui dit madame de Salgue en souriant, allez vous-même avertir la vicomtesse; je prétends qu'elle m'ait l'obligation de vous apprendre votre devoir.
Comme elle achevoit ces mots, la vicomtesse sortit de son cabinet; le baron lui donna la main jusques dans la salle de la comédie, où Fatville s'étoit déjà placé. Toute la compagnie avoit remarqué que, craignant de rester seul dans la chambre de la vicomtesse, il étoit sorti avant toutes les dames, sans penser même à leur offrir la main.
On représenta Bérénice à la Foire de Bezons. Après la comédie, on joua à de petits jeux où l'esprit ne laisse pas de briller; on conta plusieurs histoires, que l'on fit sur le champ. Saint-Urbain, qui commençoit à s'ennuyer, s'avisa, en finissant son récit, de laisser Fatville achever le roman où elle s'étoit embarquée. Cela fit renaître la joie; jamais homme n'a dit tant de pauvretés pour se défendre de parler. Enfin le souper tira Fatville d'affaire, & la vicomtesse pouvoit pardonner à Saint-Urbain de n'avoir pas continué son roman, parce qu'elle avoit résolu, en continuant à son tour, d'étaler devant le baron les plus beaux sentimens du monde.
On se retira encore de bonne-heure; les lutins laissèrent en repos tous les habitans du château. Fatville étoit en conversation avec la comtesse de Salgue, qui avoit passé dans sa chambre, n'étant plus effrayée, depuis qu'elle eut appris par Tadillac le manège des lutins. Le comte & le chevalier furent peu de temps avec Kernosy & Saint-Urbain dans la chambre de la marquise.
Dès qu'ils furent sortis, ces deux aimables sœurs prièrent madame de Briance de s'acquitter de la promesse qu'elle leur avoit faite de leur apprendre avec ordre ses aventures, dont on ne s'étoit entretenu que confusément, lui représentant qu'aucune de ses amies ne pouvoit prendre plus de part à tout ce qui la regardoit. La marquise, en soupirant, fit connoître que ce récit alloit renouveler ses douleurs: elle ne laissa pas de contenter leur curiosité, & commença ainsi.
HISTOIRE
de Madame de Briance.
Vous savez, mesdemoiselles, que je suis fille du feu marquis de Livry, dont la maison est une des plus anciennes & des plus considérables de cette province. J'ai perdu ma mère peu de mois après ma naissance; mon père fut vivement touché de cette perte, il l'avoit toujours aimée tendrement. Elle n'avoit alors que vingt-quatre ans; elle étoit belle, & ceux qui m'ont voulu flatter, ont dit que je lui ressemblois. Vous en dîtes autant lorsque vous me fîtes l'honneur de venir chez moi l'année passée, où vous vîtes son portrait. Mon père, qui n'avoit que vingt-neuf ans, touché d'une véritable affliction, refusa constamment toutes les propositions qui lui furent faites de se remarier: il nous aimoit, mes frères & moi, avec une tendresse qui ne se peut exprimer. Nous n'étions que trois enfans, le comte, le chevalier & moi; l'aîné n'avoit que quatre ans, le cadet trois, & je n'avois que six mois. Nous fûmes tous trois élevés avec des soins infinis.
Dès que nous eûmes atteint l'âge d'apprendre quelque chose, mon père quitta le château où il faisoit sa demeure ordinaire depuis la mort de ma mère; il nous mena à Rennes, où il avoit une belle maison; il fit venir de Paris un précepteur habile pour instruire mes frères, & je puis dire que ce fut aussi pour moi; car mon père voulut que j'apprisse le latin, la géographie, la fable, & l'histoire en même temps que mes frères; il ne croyoit pas que l'ignorance dût être le partage des femmes; il avoit trouvé, par l'exemple de ma mère, qu'un esprit cultivé, & où la science est placée sans affectation & sans bannir les agrémens naturels, a des graces toujours nouvelles, plus durables que la beauté, & même plus aimables dans le commerce de la vie.
Mes frères réussirent parfaitement dans leurs études, & j'avois un goût pour apprendre, qui me donnoit beaucoup de facilité. On ne parloit que de nous dans toute la ville; on nous menoit dans les plus célèbres compagnies, & l'on avoit pour nous une admiration qui auroit dû contribuer beaucoup à nous gâter. Mon père faisoit une grande dépense; il étoit riche, & ma mère avoit hérité d'une opulente maison, distinguée par la noblesse de sa famille; enfin nous avions sujet d'être contens de notre fortune.
J'avois quatorze ans, quand M. le marquis de Briance arriva à Rennes; c'étoit un seigneur, qui, fatigué des soins de la guerre & de la cour, venoit chercher du repos dans notre province, où il avoit des terres d'un gros revenu & d'une vaste étendue.
Il s'arrêta à Rennes, rendit des visites aux principaux de la ville, & vint chez mon père, où il trouva les préparatifs d'une assemblée qu'il devoit y avoir le soir.
M. de Briance nous dit des choses fort gracieuses, avec la politesse qu'on acquiert à la cour. Mon père le pria de rester, & l'assura que la compagnie se feroit honneur de sa présence; il accepta la proposition avec joie.
La conversation fut vive; il arrivoit de moment à autre de jeunes personnes parées pour le bal. Le marquis de Briance les regardoit toutes, & trouvoit toujours en moi quelques singularités remarquables dont il faisoit l'éloge. Mon père, qui m'aimoit passionnément, étoit ravi d'entendre les louanges qu'il me donnoit sans cesse. Quoique M. de Briance ne fût pas d'un âge à pouvoir être désiré pour amant, la plupart des beautés de l'assemblée m'envièrent sa conquête; l'approbation d'un homme qui avoit passé sa vie à la cour, leur paroissoit d'un autre poids que celle des gens de province.
M. de Briance étoit encore d'assez bonne mine, quoiqu'il eût près de soixante ans; il étoit bien fait, extrêmement riche, & d'un rang distingué: comme il n'étoit point marié, il n'y avoit point de jeune demoiselle qui ne souhaitât de le voir attaché à elle. Pour moi, je ne fis pas un moment d'attention aux louanges flatteuses qu'il me donna; je ne les regardai que comme un effet de sa politesse.
Une heure avant le souper, l'écuyer de M. de Briance vint le demander; il rentra, après lui avoir parlé dans l'antichambre. Je vais, dit-il, mademoiselle, en s'adressant à moi, vous présenter dans un moment un des plus beaux gentilshommes de France, pourvu que M. le marquis de Livry m'en donne la permission.
Ces permissions, répondit mon père en souriant, sont quelquefois dangereuses à accorder; vous êtes le maître, & vous pouvez, monsieur, amener ici qui il vous plaira. Celui dont j'ai parlé à mademoiselle de Livry, dit M. de Briance, est le comte de Tourmeil; il n'a que dix-sept ans, jamais on n'a vu de plus belles espérances. Je ne vous dirai rien de sa personne, vous en jugerez vous-même; pour la valeur, qui est toujours la première qualité à désirer dans un homme de condition, je puis vous assurer que j'ai été surpris des marques de courage, & même de conduite qu'il a données dans trois campagnes qu'il a faites: il voulut absolument me suivre à l'armée, qu'il n'avoit encore que quatorze ans; j'y consentis, & j'eus lieu d'en être satisfait. Je l'aime comme s'il étoit mon fils.
A-t-il l'honneur d'être de vos parens, monsieur? lui dis-je avec un mouvement de curiosité que m'inspiroit le portrait qu'il venoit de faire du comte de Tourmeil. Non, mademoiselle, me répondit M. de Briance, son père étoit mon ami; il fut blessé dans une occasion où je commandois, & peu de jours après il mourut de sa blessure. Jamais on n'a été si touché que je le fus de la perte d'un ami; il me recommanda, en mourant, son fils qu'il aimoit tendrement; je promis de lui donner tous mes soins & toute mon amitié; & je lui ai tenu exactement ma parole.
On vint dire alors que le souper étoit servi. Tout le monde passa dans une grande salle, & se mit à table. Je vous avouerai que je n'entendois point ouvrir la porte pendant tout le repas, sans une émotion dont je n'avois jamais été atteinte; je croyois toujours que c'étoit le comte de Tourmeil, & je sentois un fond de tristesse, malgré les apprêts du bal que j'aimois fort, quand j'aperçus qu'on sortoit de table, sans que j'eusse vu arriver celui qui commençoit à me causer tant d'inquiétude.
Le lieu destiné pour le bal, étoit un grand salon; il y avoit un grand nombre de lustres & de girandoles, dont la lumière réfléchissoit sur de grandes glaces enchâssées dans le lambris, rendoit l'illumination plus brillante, & la faisoit paroître plus grande. Ce salon étoit peint en blanc, avec des chiffres & d'autres ornemens en or; le meuble étoit couleur de feu galonné d'or. Plusieurs personnes de bon goût firent compliment à mon père sur la magnificence de cet appartement.
Nous étions douze jeunes demoiselles, & autant de jeunes gens, des premiers de la ville, qui devoient danser; le reste se plaça sur des sièges au second rang. M. de Briance, accoutumé de se trouver aux assemblées les plus célèbres, ne laissa pas de nous assurer qu'il n'en avoit point vu de plus agréable. Mon frère le comte de Livry commença le bal avec une jeune personne extrêmement belle, fille du premier président de Rennes; l'un & l'autre furent admirés de toute la compagnie; elle alla prendre le chevalier, qui, assez étourdi, comme vous le connoissez, sans songer à faire les honneurs du bal, vint me prendre dès qu'il eut fini sa courante. Je dansai avec lui, & nous reçûmes mille applaudissemens, que mon père étoit charmé d'entendre.
C'étoit à moi à prendre quelqu'un; je craignois de ne pas bien choisir. Je m'approchai de mon père; il me nomma M. de Briance: j'allai lui faire la révérence, il me pria de le dispenser en faveur de son âge, & dit, en me présentant le comte de Tourmeil qui venoit d'entrer: Voici un jeune homme qui s'acquittera mieux que moi de l'honneur que vous vouliez me faire. Mon père m'ordonna de le prendre; il dansa avec une grace qui lui est particulière, & je crois que je dansai moins bien que la première fois, car je ne fus occupée qu'à le regarder.
Sa taille étoit fine, & mieux formée qu'on ne l'a d'ordinaire à dix-sept ans, son air noble, & sa beauté au delà de toute expression: on lui voyoit une grande quantité de cheveux noirs, naturellement frisés, qui descendoient jusques sur une écharpe magnifique, qu'il portoit sur un habit de velours bleu, doublé de brocard d'or. M. de Briance lui avoit mandé de venir chez mon père, qu'il y auroit bal, que l'assemblée étoit célèbre, & qu'il ne manquât pas de se parer.
Tourmeil parut si différent de tous nos jeunes gens, quoiqu'il y en eût entre eux de très-bien faits, que tout le monde s'empressoit à le voir. M. de Briance étoit ravi des applaudissemens qu'on lui donnoit. Que mon cœur y trouvoit de justice! Le trouble que j'avois senti en le voyant danser, augmenta beaucoup, quand je vis que tout le monde l'admiroit: quelque peine que ce trouble me causât, il m'étoit agréable, & je ne connoissois pas encore d'où cela venoit.
Au commencement du bal, nous étions rangés toutes les dames d'un côté, & les hommes de l'autre. Tourmeil, par une impatience dont je lui sus bon gré, troubla le premier cet ordre; il traversa l'assemblée avec une grace charmante, & vint se mettre à genoux devant moi. M. de Briance fut bien aise qu'il eût fait cette galanterie, & la fit remarquer à mon père, qui étoit auprès de lui. Cette action de Tourmeil donna de l'émulation à toute notre jeunesse, chacun suivit son inclination. Mon frère le comte se crut obligé de ne quitter pas la personne avec qui il avoit commencé le bal, & le chevalier se mit en conversation avec une assez jolie fille qui étoit à côté de moi.
Tourmeil, content de ce qu'il venoit de faire, me regardoit tendrement, & ses paroles étoient aussi touchantes que pleines d'esprit. Nous dansâmes toujours ensemble; il affecta de ne prendre que moi. M. de Briance lui ayant dit une fois de prendre la demoiselle à qui mon frère donnoit le bal: Je ne puis vous obéir, monsieur, lui répondit Tourmeil avec un souris gracieux, parce que mon cœur m'ordonne le contraire. Après ces mots, il vint me faire la révérence. Cette réponse plut infiniment à M. de Briance, mais mon père la trouva forte pour un homme de son âge.
Le bal finit assez tard, je trouvai pourtant qu'il finissoit trop tôt. Tourmeil me témoigna le chagrin qu'il avoit de me quitter, mais avec une expression si naturelle, que mon cœur en fut vivement touché. Il me demanda la permission de me venir voir le lendemain; j'étois dans un embarras qui ne me permit pas de lui répondre bien précisément. Enfin on se sépara: mes frères, qui étoient charmés de Tourmeil, le prièrent, en le quittant, qu'ils eussent l'honneur d'être de ses amis. Il leur répondit en homme qui savoit le monde. Je me couchai, & la tranquillité du sommeil, qui, jusqu'à ce jour, ne m'avoit point quittée, fut tout à coup interrompue. L'idée de Tourmeil me revenoit sans cesse; quelquefois j'admirois sa personne, peu après j'étois inquiète d'avoir montré peu d'esprit dans la conversation que nous avions eue ensemble; plusieurs pensées se présentoient en foule à mon imagination, & redoubloient mon inquiétude: enfin je m'endormis; mais l'amour étoit, je crois, d'intelligence avec mes songes; ils ne me représentoient que les qualités avantageuses de Tourmeil.
Je me levai tard; mon frère le chevalier m'apprit qu'il devoit l'après-dînée mener le comte de Tourmeil chez les plus belles dames de la ville, & qu'il l'ameneroit ensuite au logis. L'amour avoit résolu de m'engager si fortement, qu'il me fût impossible de rompre jamais ses chaînes.
Je rencontrai Tourmeil & mes frères chez une dame amie de ma tante, où nous étions allées en visite. Ils se disposoient à sortir; mais dès que je fus entrée, Tourmeil se tourna vers le chevalier: Enfin vous ne me reprocherez plus, dit-il, l'inquiétude que j'ai eue dans tous les lieux où j'ai été: trouvez, je vous prie, un prétexte pour demeurer ici. Le chevalier me fit entendre le dessein de Tourmeil, & dit qu'il ne s'en iroit pas, parce qu'il espéroit que mademoiselle de...., fille de la dame chez qui nous étions, joueroit du clavecin à ma prière, & qu'il n'avoit osé demander cette grace.
Madame sa mère lui ordonna de jouer du clavecin; nous l'écoutâmes avec plaisir: quand elle en eut joué quelque temps, je lui demandai une pièce que j'aimois fort; c'est une sarabande, à qui l'ancienneté n'a rien fait perdre de ses beautés. Je voudrois bien qu'il y eût de nouvelles paroles sur cette sarabande, dis-je à mademoiselle de...., car c'est l'air du monde que je trouve le plus aimable. Le comte de Tourmeil pourroit vous satisfaire là-dessus, me dit mon frère; M. de Briance nous en a montré de lui 'cette après-dînée', qui sont charmantes.
On pressa Tourmeil de faire des vers sur cette sarabande; il s'en défendit honnêtement, mais enfin prenant la parole: Et moi, monsieur, lui dis-je, serai-je aussi refusée? Non, mademoiselle, me répondit-il; je vais même vous obéir avant que vous le commandiez. Il prit des tablettes que je lui offris, s'éloigna un peu, & quelque temps après il me les rendit. Nous y trouvâmes ces paroles:
Tourmeil chanta lui-même ce couplet, & mademoiselle de.... l'accompagna du clavecin. Toute la compagnie avoua sincèrement qu'on ne pouvoit mieux jouer du clavecin, ni chanter avec plus de justesse. Je retournai chez mon père avec ma tante; Tourmeil pria mes frères de ne plus faire de visites. Il arriva aussi-tôt que moi, & me donna la main en descendant de carrosse. Nous trouvâmes M. de Briance qui jouoit aux échecs avec mon père: il dit à Tourmeil qu'il étoit ravi de le voir en si bonne compagnie.
La maison de mon père étoit toujours remplie de tout ce qu'il y avoit de gens de distinction dans la ville: on y soupoit assez souvent, & avant & après souper on jouoit ou l'on causoit; chacun suivoit en cela ce qui lui faisoit le plus de plaisir. Il y avoit beaucoup de monde ce soir-là; je regardai quelque temps jouer, & Tourmeil n'eut d'attention que pour moi; il me parloit quelquefois, mais avec un respect qui me plaisoit fort.
M. de Briance nous regarda, parla tous bas à mon père, puis appelant Tourmeil: M. le comte, lui dit-il, je souperai ici; mais ce seroit abuser des bontés de M. de Livry, que de demeurer tous les deux à la fois. Mon père pria Tourmeil de rester; mais M. de Briance lui fit signe du contraire.
Jamais on n'a été frappé si vivement des paroles les plus terribles, que Tourmeil le parut de cet ordre; & en s'approchant de moi avec un air aussi touché que s'il m'eût dit adieu pour long-temps: On m'ordonne de m'éloigner de vous, Mademoiselle, me dit-il; ce malheur m'est trop sensible pour obéir une seconde fois aux ordres de M. de Briance. Il sortit en achevant ces mots, & je me trouvai extrêmement touchée de son départ. En sortant de table, je vis mon frère le chevalier qui lisoit une lettre que l'on venoit de lui donner: il laissa rentrer mon père dans le cabinet, & me fit signe de demeurer. Voilà, me dit-il, un billet que je vous prie de lire: je le décachetai, & j'y trouvai ces paroles:
Qu'ai-je fait pour m'attirer mon malheur? De ce grand nombre de gens qui étoient ce soir chez vous, je suis le seul à qui l'on n'a pas permis de demeurer: rien n'égale mon désespoir; il faut avoir les sentimens que vous m'inspirez, pour connoître parfaitement quel tourment votre absence fait souffrir.
Ce billet n'étoit point signé; mais je vis bien qu'il étoit de Tourmeil: je rougis en le lisant; & le rendant à mon frère: D'où vient, lui dis-je, que vous vous êtes chargé de cette commission? Une raison encore plus forte que celle de mon amitié, me répondit le chevalier, m'oblige à vous faire voir son billet, & la lettre qu'il m'écrit. Tourmeil le prioit de ne point interprêter à défaut de courage l'obéissance qu'il avoit rendue à M. de Briance; il protestoit qu'après ce dernier respect, il ne lui obéiroit de sa vie, & il marquoit précisément qu'il l'attendoit dans sa chambre pour lui faire connoître le chagrin qu'il lui avoit donné. Mon frère remarquoit bien quel étoit mon étonnement à la lecture de cette lettre. Tourmeil, me dit-il, va faire une folie qui perdra sa fortune. M. de Briance l'aime comme s'il étoit son fils; il nous dit même qu'il lui a fait une donation considérable. Il seroit bien cruel qu'une chose de si peu de conséquence lui causât un véritable malheur. J'en ferois au désespoir, lui répondis-je tout attendrie du malheur de Tourmeil.
Mon frère le comte vint voir ce que nous faisions; nous lui contâmes ce qui nous inquiétoit. Il n'y a pas à balancer un moment: allez, mon frère, dit-il au chevalier, empêchez que Tourmeil ne se brouille avec M. de Briance. Afin qu'il vous soit plus facile de le faire, il faut que ma sœur lui écrive un mot. J'en fis quelque difficulté, mais nous n'avions pas le temps de délibérer, & un conseil de gens de quinze à seize ans ne pouvoit pas finir par une action bien prudente. Le chevalier me donna ses tablettes, dit qu'il les rapporteroit, & qu'ainsi ma lettre ne resteroit pas entre les mains de Tourmeil; j'y écrivis à peu près ces paroles:
Pouvez-vous songer à vous brouiller avec M. de Briance? J'ose vous prier de continuer à lui rendre ce que vous devez à l'amitié qu'il a pour vous: ne me point voir une soirée, est ce un si grand malheur? Et si vous trouvez que c'en est un, après me l'avoir dit, pourquoi s'en plaindre?
Le chevalier prit les tablettes, & courut chez Tourmeil. Je rentrai dans la chambre de mon père; il achevoit une partie d'échecs avec M. de Briance. Je rêvai cependant à Tourmeil; il me paroissoit qu'un homme qui vouloit renoncer à sa fortune, pour me voir quelques heures de plus, devoit sentir une passion bien véritable. Que ces réflexions furent dangereuses! Je savois bien qu'il falloit défendre mon cœur contre l'amour; mais je crus pouvoir le livrer à la reconnoissance.
On quitta le jeu, & M. de Briance s'approchant de moi, continua à me donner des louanges, comme le jour d'auparavant: j'y répondis si mal, que je ne doute pas qu'il n'eût mauvaise opinion de mon esprit; je le laissai partir du logis, sans me mettre en peine de ce qu'il en pouvoit penser. J'attendis avec impatience le retour du chevalier; il ne rentra point dans la chambre de mon père, je le trouvai qui m'attendoit dans la mienne.
Eh bien, lui dis-je avec une émotion que je ne pus cacher, Tourmeil sera-t-il sage? l'avez-vous persuadé? Non, me dit le chevalier, tous mes efforts ont été inutiles; mais dès qu'il a vu ce que vous aviez écrit dans mes tablettes, il a paru aussi soumis à vos ordres, qu'il étoit peu touché de mes conseils; il a baisé cent fois votre écriture, & jamais on n'a vu un homme si amoureux.
Ce trop fidèle récit me toucha vivement, j'en fus occupée le reste de la nuit. Tourmeil étoit aimable, & d'une naissance égale à la mienne. Qui me défend d'espérer, disois-je en moi-même, d'être un jour très-heureuse par le penchant que j'ai pour Tourmeil? Mon père cherche pour moi un parti plus avantageux que ceux qui se sont présentés; il remarquera sans doute son mérite.
Ces réflexions m'occupèrent pendant toute la nuit; & mon cœur, en se flattant, se livroit à tous les dangers d'une passion naissante: je ne m'endormis qu'au point du jour. La première idée qui me frappa à mon réveil, fut celle de Tourmeil. Je me levai, & me parai avec plus de soin que je n'avois jamais fait; ce dessein de lui plaire me fit mieux connoître que tout le reste à quel point il occupoit mon esprit. Il vint de bonne heure chez mon père, y rencontra beaucoup de dames, n'eut pour elles que des honnêtetés & je m'applaudis mille fois de l'avoir seule rendu sensible.
On proposa d'aller voir des comédiens que le carnaval avoit attirés à Rennes: mon père consentit à m'y laisser aller avec ces dames. Mes frères furent de la partie, & Tourmeil, qui ne cherchoit que des prétextes pour ne me point quitter, en fut aussi. Nous trouvâmes les plus mauvais acteurs qui eussent jamais paru en province: la pièce, quoique mal représentée, ne me parut pas avoir duré long-temps. Tourmeil étoit assis auprès de moi, je ne pouvois pas m'ennuyer.
Quelque mauvais que fût le spectacle, il ne laissa pas d'y avoir beaucoup de monde. Tout étant fini, chacun s'empressoit de sortir; mon frère le chevalier donnoit la main à une dame de notre compagnie, & voulant passer la porte, un provincial qui avoit le même dessein, le poussa brusquement; mon frère étendit le bras, de peur que la dame qu'il conduisoit ne fût pressée. Cette action empêchoit le provincial de sortir; il s'en mit en colère, & dit quelque chose de brutal à mon frère, qui, pour toute réponse, lui donna un soufflet.
Nous étions près de lui, nous vîmes cette action; Tourmeil & le comte s'approchèrent promptement, ne doutant pas que le chevalier & son homme n'allassent se battre. Mon frère avoit tiré son épée; mais nous fûmes bien étonnés de voir le provincial, sans autre suite de querelle, se démêler de la presse, & s'en aller froidement, comme s'il ne lui étoit rien arrivé.
Nous retournâmes au logis; on y resta: M. de Briance y vint, qui nous dit que l'affaire de la comédie se contoit déjà dans toute la ville: nous en avions prévenu mon père, afin qu'il ne l'apprît pas d'ailleurs. Il fit une sévère réprimande à mon frère sur sa promptitude; mais ce fut en galant homme, car il traitoit plutôt mes frères comme ses amis que comme ses enfans. Il n'étoit pas si indulgent pour moi, quoiqu'il m'aimât beaucoup: il disoit que les filles étoient obligées d'obéir plus exactement que les hommes.
Un peu après le souper, mon frère le chevalier, qui vouloit aller chez une personne dont il étoit amoureux, sortit de sa chambre; je m'en aperçus. La querelle qu'il avoit eue l'après-dînée m'inquiétoit; je trouvois imprudent qu'il s'en allât seul dans les rues s'exposer au ressentiment du provincial offensé, que nous avions appris être un homme de qualité au pays, depuis peu de jours arrivé à Rennes.
Je suivis le chevalier, & lui dis que j'avertirois mon père qu'il vouloit sortir, à moins qu'il ne consentît à se faire accompagner par cinq ou six de nos gens. Ce seroit là un fort bel équipage, me dit-il en riant, pour aller en bonne fortune. Il voulut m'échapper; mais enfin, voyant que j'étois résolue à avertir mon père: Eh bien, me dit-il, puisque vous ne voulez pas que je sorte absolument seul, dites à Tourmeil qu'il vienne avec moi, & nous prendrons une escorte. Je rentrai dans la chambre, & priai Tourmeil d'aller avec le chevalier; il s'y offrit avec générosité. J'eus bien envie de redoubler l'escorte que j'avois proposée à mon frère, quand je vis Tourmeil de la partie.
Le comte étoit engagé au jeu avec mon père & M. de Briance, ainsi je n'osai lui parler. Mon frère & Tourmeil sortirent seuls, & ne furent pas à cent pas de la porte, qu'ils se trouvèrent attaqués par six hommes bien armés. On tira sur eux, & l'obscurité de la nuit les sauva; un seul coup porta sur Tourmeil, & perça la manche de son habit.
Mon frère & lui mirent l'épée à la main, & se défendirent sans voir ce qu'ils faisoient. La lune se leva, & à cette foible clarté, le chevalier reconnut le provincial, qui, se tenant un peu loin, encourageoit ses gens à cette belle action.
Mon frère vouloit aller à lui, mais il étoit contre la muraille, & avoit trois hommes en face. Tourmeil en avoit deux, il en mit un hors de combat; le coup intimida le second, & le fit reculer fort loin. Tourmeil, prenant ce moment, courut comme un lion sur le provincial, qui, après s'être défendu quelque temps, reçut un coup au travers du corps, et tomba sur le pavé. Tourmeil alla de suite promptement secourir mon frère, qui n'avoit qu'une légère blessure au bras; mais son épée venoit de se casser; il lui sauva la vie en écartant ses trois ennemis.
L'un demeura sur la place, dangereusement blessé, les deux autres ne firent pas de résistance, voyant leur maître évanoui & baigné dans son sang. Il est mort, dit l'un des assassins; sauvons nous: mais avant de fuir, il porta par derrière un coup à Tourmeil. Deux amis du chevalier, qui revenoient de souper, le reconnurent en passent; ils dirent au laquais qui portoit un flambeau, de tourner du côté du logis de mon père, où ils ramenèrent nos deux blessés. On y jouoit encore; j'étois inquiète, & j'avois un secret pressentiment de quelque malheur. Je courus dès que j'entendis du bruit dans la cour; mon frère & Tourmeil, tout couverts de sang, y étoient déjà. A cette vue, je fis un cri effroyable: mon père l'entendit, accourut; la compagnie le suivit. Le chevalier, s'apercevant de l'émotion où il étoit, lui dit: Ce n'est rien, mon père; je ne suis pas blessé dangereusement; mais songez, je vous prie, à faire secourir Tourmeil; il vient de me sauver la vie. Tourmeil perdoit beaucoup de sang; on le coucha sur un lit de repos qui étoit dans l'anti-chambre; M. de Briance & mon père étoient également touchés de cet horrible spectacle: j'en étois inconsolable; je pleurois avec toute la douleur que peuvent inspirer l'amitié & l'amour. Qu'on feroit heureux, me dit alors Tourmeil d'une voix languissante, de donner tout son sang pour avoir quelque part à ces précieuses larmes!
Je ne répondis qu'en redoublant mes pleurs: mon père & M. de Briance n'entendirent point ce qu'il me disoit; ils parloient au chirurgien qui venoit d'arriver: il trouva la blessure de mon frère légère; mais il parut incertain sur celle de Tourmeil, & assura même que si on le transportoit, on augmenteroit son mal considérablement.
Mon père, touché du mérite & de la générosité de Tourmeil, pria M. de Briance de permettre qu'il demeurât chez lui jusqu'à sa guérison. Les gens qu'il avoit envoyés sur le lieu du combat, vinrent lui dire qu'on avoit enlevé le provincial, qu'ils avoient fait apporter un des blessés qui y étoit encore: mon père ordonna donna qu'on le fît panser, & qu'on en eût soin.
Ce malheureux fut si surpris d'être bien traité chez un homme dont il venoit d'assassiner le fils, que dès le lendemain il demanda à déposer comment l'action s'étoit passée; sa déposition servit dans la suite à terminer l'affaire en faveur de Tourmeil & du chevalier; elle contenoit, qu'ils étoient quatre cavaliers de la compagnie d'un frère de ce provincial, avec un de ses amis dont il ignoroit le nom; que le provincial n'étoit pas mort, & que ses deux compagnons, ne voyant plus personne, étoient revenus, & l'avoient emporté; qu'ils lui avoient promis de venir aussi le prendre, & qu'il fut bien étonné de se voir enlever par d'autres gens.
Que de douleurs pour moi pendant la nuit! Tourmeil presque mourant pour nos intérêts, se présentoit sans cesse à mon esprit: je me repentois de l'avoir engagé à sortir avec mon frère. Il lui a sauvé la vie, disois-je en moi-même, mais il a sacrifié la sienne, & c'est moi qui en suis la cause. Ces réflexions, suivies de beaucoup d'autres, me mettoient dans une agitation qui ne se conçoit pas.
Enfin le jour parut; je passai chez mon frère; on me dit qu'il reposoit: il ne garda presque pas le lit, & en fut quitte pour porter quelque temps son bras en écharpe. J'envoyai savoir des nouvelles de Tourmeil, & j'appris qu'il avoit un peu de fièvre. Je n'osois presque m'informer de l'état où il étoit, j'appréhendois toujours qu'on ne m'en dît quelque chose de funeste, & cette appréhension ne cessa que huit jours après sa blessure: la fièvre le quitta, les chirurgiens assurèrent qu'il étoit hors de danger, & rendirent une espèce de tranquillité à mon esprit.
Quoique mon père donnât incessamment des soins à la guérison de Tourmeil & du chevalier, il ne manqua pas de faire informer. On n'eut que trop de preuves pour convaincre le provincial; on le poursuivit criminellement; il n'osa plus rester dans la ville: un de ses parens le fit porter, tout blessé qu'il étoit, à sa maison de campagne, où il demeura caché pendant qu'on instruisoit le procès.
J'étois dans une situation assez douce; Tourmeil se portoit mieux, je le voyois presque tous les jours, mes frères me menoient dans sa chambre, & m'obligeoient quelquefois d'y rester. L'un & l'autre étoient sensiblement touchés du service qu'il nous avoit rendu, & n'épargnoient rien pour lui en témoigner une reconnoissance parfaite. Ils me disoient que mon père ne me pouvoit choisir un époux plus aimable & de meilleure maison que Tourmeil: ils lui promirent même qu'ils en parleroient ensemble à mon père dès que sa santé seroit rétablie. C'étoit ce qu'il souhaitoit le plus ardemment, & l'éspérance qu'il avoit de m'épouser ne contribua pas peu à sa guérison.
Il me semble, mesdemoiselles, dit madame de Briance en s'interrompant d'elle-même, qu'il est trop tard pour continuer à vous apprendre mes aventures, je vous promets d'en achever demain le récit, si ce que je viens de vous conter vous donne de la curiosité de savoir le reste.
Kernosy & Saint-Urbain témoignèrent à la Marquise combien elles s'intéressoient à tout ce qu'elle venoit de leur dire, & qu'elles auroient beaucoup de joie d'en apprendre la suite. Après s'être entretenues quelque temps sur ce qu'elles venoient d'entendre, elles prirent congé de la marquise, & se retirèrent dans leur apartement.
L'histoire que la marquise venoit de conter, renouvela le souvenir d'une passion qui avoit pris de profondes racines dans son cœur; le temps n'avoit point effacé l'image de Tourmeil que l'amour y avoit fortement imprimée; les efforts qu'elle fit pendant une partie de la nuit pour dissiper ce triste souvenir, furent inutiles, enfin le sommeil suspendit ses peines.
Le lendemain il fit un aussi beau temps qu'il en peut faire en hiver; le soleil, depuis quelques jours, dissipoit une partie du froid de cette rude saison. MM. de Livry & le baron de Tadillac allèrent chasser le matin, & se rendirent au château à l'heure de dîner, avec quantité de gibier. La beauté du jour fit naître aux dames l'envie d'aller se promener dans un bois qui environnoit le jardin. Le baron de Tadillac voulut leur donner le divertissement de la chasse, MM. de Livry eurent la même complaisance, & ils prièrent madame la vicomtesse d'envoyer querir au château deux chiennes courantes qui leur avoient servi le matin.
Ce fut un plaisir singulier pour les dames, de voir ces messieurs, qui tiroient tous trois à merveille, ne manquer pas un coup. La vicomtesse admiroit l'adresse du baron, & lui donnoit sans cesse des louanges. Saint-Urbain, toujours attentive à persécuter Fatville, lui demanda pourquoi il ne tiroit pas; elle lui persuada qu'il avoit l'air adroit à cet exercice. Le conseiller, enorgueilli de cet éloge, prit le fusil d'un garde-chasse, & se mit en devoir de tirer; mais il s'y prit si mal, que son coup, passant loin du gibier à qui il en vouloit, alla blesser une belle vache noire qui se promenoit tranquillement à quelques pas de là.
La vicomtesse entra dans une furieuse colère contre Fatville; la vache noire étoit sa favorite, elle prenoit de son lait, & l'avoit nommée Isis, pour mieux marquer son mérite. Cet accident le déconcerta; & fâché à son tour de quelques paroles piquantes qu'elle lui avoit dites, il commença à se dégoûter du commerce de la noblesse pour lequel il avoit eu jusques alors beaucoup d'inclination, & s'en alla de colère au château. La compagnie le suivit, & l'on y trouva, en rentrant, tout prêt pour la représentation de Penelope & du Florentin. Cette petite pièce répandit tant de joie dans les cœurs, que personne ne voulut se remettre au jeu après soupé, suivant la coutume des jours précédens. On chercha quelque amusement qui demandât moins d'application, & l'on ne fut pas long-temps à le trouver. Le baron proposa de faire une espèce de loterie, avec promesse que chacun exécuteroit ce qui seroit porté au billet qui lui seroit échu; il en fit sept, les plia, & la marquise de Briance les tira. Le premier fut pour la vicomtesse, il portoit: Vous direz un secret à quelqu'un de la compagnie. Mon secret est tout prêt, dit-elle en regardant le baron avec un air de finesse Le second billet fut pour mademoiselle de Kernosy; elle y trouva: Vous direz un madrigal. J'en serai quitte à bon marché, dit-elle; il ne s'agira que d'avoir un peu de mémoire. La marquise donna le troisième à Saint-Urbain; il y avoit: Vous conterez une histoire. Quel billet! dit Saint-Urbain; en vérité, madame, vous vous seriez bien passée de me le donner; j'aurois mieux aimé tout autre que celui-là. Nous ne sommes jamais contens de ce qui nous arrive, répondit la marquise; mais voyons le billet du baron: Vous donnerez une fête aux dames dans trois jours. Après l'avoir lu, il s'écria, comme un homme effrayé: Oh! que j'ai peur de mal obéir! La marquise donna ensuite un billet au comte de Livri; il y trouva: Vous critiquerez l'histoire qu'on va conter. Me voilà inspecteur de mademoiselle de Saint-Urbain, dit le comte; je l'avertis que j'en userai très-rigoureusement avec elle. Le chevalier ouvrit son billet, c'étoit: Vous remplirez des bouts-rimés. La comtesse de Salgue trouva dans le sien: Vous écouterez les autres. Tant mieux, dit-elle, me voilà bien contente d'être l'assemblée. La baronne de Sugarde lut ensuite ce qui lui étoit échu; il y avoit: Vous donnerez des bouts-rimés. Voyons, dit la marquise, ce que la fortune me garde; elle ouvrit son billet, & lut: Vous direz une chanson. Cela ne sera pas difficile, dit-elle; mais voici encore le billet de Fatville; tenez, monsieur, lui dit-elle en le lui présentant, tirez quel sera votre sort. Il y trouva: Vous irez savoir des nouvelles d'Isis. On rit de cette folie, qui renouveloit le souvenir de son adresse à la chasse; il se douta bien que ce billet avoit été fait exprès. En effet, la marquise l'avoit mis à part, de concert avec le baron, & avoit tiré les autres au hasard.
Allons, dit le baron en s'asseyant, qu'on exécute tout ce que les billets portent; c'est à moi d'ordonner, parce que je conduis le jeu. Madame la vicomtesse aura la bonté de commencer: elle se leva gravement, & lui dit en secret avec un air mystérieux, qu'elle le trouvoit digne de son estime. Le baron lui répondit peu de chose, afin de paroître un fidèle dépositaire du secret qu'on venoit de lui confier.
Mademoiselle de Kernosy eut l'applaudissement de toute la compagnie sur son madrigal, qu'elle récita de mémoire, & mademoiselle de Saint-Urbain remit à conter son histoire après le souper, suivant l'ordre que le baron lui prescrivit dans le moment qu'elle alloit en commencer le récit, afin, lui dit-il, que la compagnie ait un amusement agréable toute la soirée, & que M. le comte ait plus de loisir pour la critiquer. C'étoit ensuite le rang du baron pour s'acquiter de ce que son billet ordonnoit. Il fixa le jour de la fête qu'il devoit donner, prenant un temps raisonnable, afin d'y mieux réussir, & continua à donner les ordres. Allons, M. le chevalier; il est présentement question de vos bouts-rimés. Je ne puis les remplir, dit le chevalier, madame la baronne ne me les a pas donnés; vous savez que son billet le commande. Elle pria qu'on l'aidât à les faire. Le chevalier prit la plume, chacun y mit son mot, & voici les bouts-rimés tels qu'on les lui donna.
ambroisie.
tourbillon.
carillon.
fantaisie.
frénésie.
vermillon.
papillon.
Asie.
cordon.
abandon.
lumière.
destin.
première.
lutin.
Cela n'est pas trop facile à remplir, dit le chevalier en les relisant. Mademoiselle de Saint-Urbain se seroit bien passée d'y placer le lutin; je vois bien qu'il est destiné à tourmenter même les poëtes de ce château. On badina sur cette pensée. Madame de Salgue ne la releva point, mais elle dit à la compagnie: Pour moi, je remplis mon devoir en écoutant les autres. Madame de Briance ne laissa pas tomber la pensée du lutin; elle s'étendit sur la malignité de cet esprit, & sur la fermeté de M. de Fatville, qui en avoit bravé plusieurs avec une intrépidité incroyable, sans qu'il lui en fût arrivé aucun accident: elle chanta un moment après ces paroles sur un air nouveau, pour s'acquitter du devoir qui lui étoit prescrit.