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Voyages imaginaires, songes, visions et romans cabalistiques. Tome 35.

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Importune raison, n'agitez plus mon cœur,
Des craintes, des soupçons dont vous êtes suivie.
Mon berger me promet une éternelle ardeur;
Laissez-moi me livrer à cet espoir flatteur,
Il fait le bonheur de ma vie.

Cette chanson plut infiniment: on la répéta tant de fois, que toute la compagnie en savoit l'air aussi bien que les paroles. M. de Fatville seul ne chantoit point; il ne savoit pas la musique. Le baron lui demanda des nouvelles d'Isis. Si nous étions à Rennes, répondit-il, je n'en aurois que de bonnes à vous apprendre; je l'aurois fait panser par le meilleur chirurgien, & madame la vicomtesse ne seroit plus fâchée. Tout le monde lui fut bon gré de cette plaisanterie. Le chevalier de Livry dit qu'il avoit rempli les bouts-rimés; la curiosité attira aussi-tôt la compagnie pour les entendre, & il lut ce qui suit:

SONNET.

Le plus charmant de ceux qui vivent d'ambroisie,
Sur vous porte à mon cœur de feux untourbillon
De rivaux, de jaloux, l'importuncarillon,
Sans cesse, en vous aimant, troublent mafantaisie.
 
Je sens qu'auprès de vous, ma doucefrénésie
Me fait craindre, pâlir, me met duvermillon;
J'éprouve par vos yeux le sort dupapillon,
Ils auroient pu dompter le vainqueur del'Asie.
 
La parque, de mes jours va couper lecordon,
J'en laisse avec plaisir la trame à l'abandon:
Sans vous, l'amour me fait mépriser lalumière.
 
Ce dieu vous attendoit pour fixer mondestin;
Je badinois ailleurs; vous êtes lapremière
Qui m'ayez fait sentir ce que peut celutin.

Ce sonnet ne laissa pas d'être bien reçu, quoiqu'il fût venu impromptu, & qu'il eût été composé de même. A la campagne, on ne se mêle que de critiquer l'histoire de mademoiselle de Saint-Urbain, dit le comte, encore faut-il que l'ordonnance d'un billet de loterie y soit formelle. Le rang de Saint-Urbain étant venu pour conter, elle dit, que n'ayant voulu surprendre personne par des aventures fabuleuses, on seroit plus content d'entendre une histoire tirée d'Athénée, auteur grec, dont il y a une traduction françoise. Incontinent après cette espèce de prologue, elle commença son récit.


 



HISTOIRE
de Zariade.

Histaspe, qui commandoit dans la Médie, eut deux fils, que les peuples appelèrent les enfans de Venus & d'Adonis, parce qu'ils avoient l'air divin, qu'ils étoient parfaitement bien faits, & que leur beauté attiroit les yeux de tout le monde.

L'aîné, qu'on nommoit Zariade, alla donner des lois, dans sa première jeunesse, à tout le pays qui s'étend depuis la mer caspienne jusqu'aux bords du Tanaïs. Ce prince s'étant un jour fatigué à la chasse, se coucha sous une touffe d'arbres, près d'une fontaine, dont le murmure agréable le jeta dans un profond sommeil, & lui procura un repos tranquille en apparence, mais qui porta bien des troubles dans son cœur. Il vit en songe une jeune personne magnifiquement vêtue, couchée sur un lit de gazon au milieu d'un jardin délicieux; elle tenoit dans ses mains un petit portrait, que le dieu couronné de pavots venoit de lui présenter. Qu'il est beau! s'écria-t-elle en regardant ce portrait avec attention (c'étoit celui de Zariade); il crut l'entendre parler, & le son de voix de cette jeune personne, qui charmoit par l'éclat de sa beauté, fit une telle impression sur son esprit, que rien ne put jamais effacer l'idée qu'il en avoit conçue. Quelle divinité, dit-il en s'éveillant, l'amour vient-il de me faire voir! Seroit-il possible que ce ne fût qu'une vaine idée? Non, sans doute, ce dieu l'a formée pour triompher de tous les cœurs. Zariade n'étoit plus occupé que de ce songe, son cœur en étoit pénétré; & il se désespéroit de ne pouvoir apprendre si cette merveilleuse beauté n'étoit qu'une belle idée, dont l'univers n'avait point d'original. Il savoit peindre mieux qu'homme de son temps, & ne pouvant plus vivre éloigné de cet objet divin, il fit le portrait de cette aimable personne, dont l'amour avoit si fortement gravé les traits dans sa mémoire; il le mit dans son cabinet, & ceux qu'il y introduisoit l'admiroient comme un chef-d'œuvre de la nature & de l'art. Ce prince, croyant diminuer ses inquiétudes, apprit son aventure à ses confidens, & aux grands de sa cour qu'il chérissoit le plus; ils plaignirent son amour, mais c'étoit un foible remède. Un prince étranger étant arrivé à la cour, demanda la permission de lui faire la révérence. Zariade le reçut dans son cabinet: après les complimens ordinaires en pareille rencontre, le grand nombre de curiosités inestimables qui se trouvoient rassemblées dans ce beau lieu, fut le sujet de la conversation. Le prince étranger, surpris de voir le portrait que Zariade avoit mis au milieu de plusieurs tableaux des plus fameux peintres de l'antiquité, s'arrêta long-temps à le considérer; & dans l'étonnement où cette excellente pièce l'avoit mis, il lui échappa de dire: on n'a jamais vu une ressemblance si parfaite. Ces paroles fixèrent d'abord l'attention de Zariade; l'amour, la joie, & la curiosité l'agitèrent à la fois; mais s'étant un peu remis de ce premier transport, qui lui causoit un plaisir si peu espéré, il demanda quel climat fortuné avoit vu naître cette divine personne.

Elle se nomme Otadis, répondit le Prince étranger; je l'ai vue mille fois à la cour de son père Omarte; il règne sur les provinces qui sont au delà du Tanaïs. Quoi! s'écria Zariade, c'est la princesse Otadis dont j'ai ouï parler comme de la plus belle personne de l'Asie! mon destin est trop heureux. L'étranger qui annonçait une si agréable nouvelle, fut comblé d'honneurs & de présens. On lui fit confidence du songe, & de la passion qu'il avoit fait naître pour la belle Otadis. Cet étranger accepta la proposition qu'on lui fit d'accompagner les ambassadeurs que Zariade vouloit envoyer à la cour d'Omarte, & partit en diligence avec eux, afin de se rendre au plutôt à cette cour, où étant arrivés ils demandèrent la belle Otadis en mariage pour leur prince.

Omane savoit quelle étoit la puissance de Zariade, il avoir entendu parler de ses vertus & de ses grâces; mais il ne vouloit pas éloigner de lui la princesse sa fille: elle étoit héritière de ses états, & n'ayant point d'enfant mâle, son intention étoit qu'elle prît pour époux un prince de son sang.

Otadis n'avoit pu se résoudre à faire un choix si contraire au sentiment qu'elle renfermoit dans son cœur; l'amour l'avoir blessée du même trait dont il avoir enflammé le beau Zariade: le dieu des songes lui avoit représenté le jeune prince avec des charmes qui séduisoient les cœurs; & la princesse, fidèle à cette belle idée, méprisoit tous ceux qui se présentoient pour époux. Rien n'étoit comparable à cet objet dont son imagination étoit remplie, elle ne pouvoit en aimer d'autres: ce n'étoit point un ouvrage de la nature, les dieux l'avoient formé.

Cependant le prince étranger que Zariade avoit chargé de voir Otadis de sa part, fit demander une audience qu'on lui accorda. En se prosternant devant cette princesse, il dit que Zariade, fils d'Histaspe, souverain de la Médie, & le plus beau de tous les hommes, l'assuroit de ses profonds respects; qu'il l'envoyoit pour lui apprendre le désir ardent qu'il avoit de la posséder, depuis que les dieux lui avoient fait voir en songe sa beauté surnaturelle, seule capable de le rendre heureux. La conformité de leur destinée commença d'intéresser Otadis pour Zariade: mais quel fut son étonnement, quand l'étranger, lui présentant le portrait du prince, lui fit connoître que c'étoit le même que l'amour & le sommeil lui avoit présenté, & dont ils lui représentoient l'idée continuellement. Quelle fut alors sa douleur; de ce que son père vouloit renvoyer les ambassadeurs sans leur accorder la demande qu'ils avoient faite. Sa passion l'obligea à en faire confidence à ce généreux étranger, qui lui parut si zélé pour Zariade. Peu de temps après, les ambassadeurs eurent leur audience de congé; il retourna avec eux, portant à leur maître la triste nouvelle du refus d'Omarte; mais il calma la colère où le prince alloit s'emporter, par le récit fidèle qu'il lui fit en particulier de tout ce que la belle Otadis avoir dit en sa faveur, & des véritables sentimens de son cœur, dont elle lui avoit révélé le secret.

Zariade, transporté d'amour, leva des troupes, & les conduisit en diligence sur les bords du Tanaïs, dans l'espérance de forcer Omarte, par sa valeur, à lui accorder la princesse sa fille, ou de s'en rendre le maître à quelque prix que ce fût. Il fit construire plusieurs ponts de bateaux sur le fleuve, afin que son armée passât plus facilement, & renvoya cependant l'étranger à la cour d'Omarte, où il devoit voir secrètement Otadis, & l'instruire de tout ce qui se préparoit pour le succès de cette entreprise.

Ce prince infatigable alloit sans cesse sur les bords du Tanaïs encourager les travailleurs. Etant un jour appliqué à maintenir le bon ordre parmi eux, afin de prévenir l'embarras qui auroit pu empêcher que leurs ouvrages ne fussent promptement achevés, il vit arriver dans un petit bateau un homme de bonne mine; c'étoit le prince étranger son favori: Hé bien, lui dit-il en l'embrassant, la divine Otadis a-t-elle aprouvé le dessein que mon amour a formé pour elle? Oui, seigneur, répondit l'étranger, l'adorable Otadis seroit à vous si son cœur régloit sa destinée; mais il n'est plus temps de vous cacher que l'on doit célébrer son hymenée dans trois jours, & vous feriez inutilement après la conquête de toute l'Asie. Omarte est absolu, Otadis n'osera résister à ses ordres: après un superbe festin, elle recevra une coupe d'or de la main de son père, c'est la coutume en ce pays, & elle la présentera à l'heureux mortel dont on aura fait choix pour être son époux. Allons donc la recevoir tout à l'heure cette coupe précieuse, s'écria le beau Zariade tout transporté d'amour & de colère: allons troubler ce cruel hyménée, ou mourir aux pieds d'Otadis. Dès lors, ne consultant plus que son désespoir, abandonnant tout à coup son armée, il partit secrètement, suivi seulement du prince étranger & d'un petit nombre des siens: après avoir traversé le Tanaïs sur un des ponts qui venoit d'être achevé, il se jeta dans un petit char attelé de huit chevaux d'une vitesse si prodigieuse, qu'en trois jours il arriva à la cour d'Omarte, où il prit un habit semblable à ceux que l'on porte dans ce pays, crainte qu'on ne le remarquât. Etant entré dans le palais, il pénétra dans la salle du festin, où il vit Otadis qui tenoit déjà la coupe d'or qu'Omarte venoit de lui donner. Le chagrin d'être si près du moment qui alloit décider de sa destinée, lui fit répandre quelques larmes qui augmentèrent encore sa beauté; elle sortit de la salle du festin, accompagnée seulement de ses femmes, pour aller, selon sa coutume, faire sa prière dans la chambre prochaine.

Zariade la suivit, entra adroitement dans cette chambre, & s'approchant de la princesse: Me voici, dit-il, prêt à vous délivrer de la tyrannie. Otadis l'auroit pris pour un dieu accouru à son secours, si elle eût pu le méconnoître; mais ses traits étoient trop bien gravés dans son cœur; elle lui présenta la coupe d'or qui décidoit le choix de son époux, & consentant qu'il l'enlevât, ils se sauvèrent tous deux par un degré où peu de personnes les pouvoient rencontrer, & de là, traversant les jardins du palais, ils gagnèrent la porte où le char du fortuné Zariade les attendoit avec l'escorte & l'étranger son favori. Dès qu'ils y furent montés, ils firent une diligence si prodigieuse, qu'ils étoient sur les bords du Tanaïs avant qu'Omarte, affligé de l'enlèvement de la princesse sa fille, eût pu apprendre quel étoit celui qui avoit entrepris une action si téméraire.

On passa ce fleuve sur le pont de bateaux dont nous avons parlé. Zariade, sans perdre de temps, mena la princesse dans son camp, où leur hyménée fut célébré avec toute la magnificence imaginable. Cette union remplit de joie toute l'armée. Otadis fit de grandes largesses; Zariade se trouva au comble du bonheur, par la possession d'une princesse aussi vertueuse qu'elle étoit belle. Les deux époux envoyèrent des ambassadeurs vers Omarte, pour lui demander pardon, & pour le prier de donner son consentement à cette union. Il savoit combien Zariade étoit digne de la princesse, ainsi il signa la paix, ce qui mit le comble à la félicité des deux jeunes époux.


Ce fut ainsi que mademoiselle de Saint-Urbain finit son histoire. Le comte de Livry, loin de la critiquer, comme son billet l'ordonnoit, en fit l'éloge. La marquise de Briance & le chevalier de Livry dirent que cette histoire étoit extrêmement embellie par les ornemens qu'on y y avoit ajoutés très à propos; qu'un ancien auteur qu'ils avoient lu, la rapportoit trop succinctement; qu'il étoit plus agréable d'animer le récit d'une histoire peu vraisemblable par quelques embellissemens, que de la rapporter simplement avec exactitude, & la rendre languissante par trop de fidélité. Madame la vicomtesse raffina selon sa coutume, en blâmant Otadis de ce qu'elle s'étoit laissée enlever par son amant, & l'avoit épousé sans le consentement de son père. Saint-Urbain répondit qu'il n'étoit pas permis de changer les faits, & que dans ce temps-là on pardonnoit tout à l'amour; mais qu'à présent on étoit plus sage. Vous en ferez ce que vous voudrez, dit la vicomtesse, si vous y aviez mêlé de la féerie, vous m'auriez amusé davantage; car je vous avoue que ces sortes de fictions me plaisent beaucoup. Si j'avois su votre goût, madame, reprit Saint-Urbain, je vous aurois servie à votre gré. Il n'est pas assez tard, dit le comte de Livry, pour ne pas donner cette satisfaction à madame la vicomtesse; & si elle me le permet, je vais tout à l'heure lui dire un conte de fée. La vicomtesse parut ravie; toutes les dames marquèrent le même empressement, & Fatville demanda si c'étoit une histoire vraie, sinon qu'il s'iroit coucher: on l'assura qu'il pouvoit en toute sûreté s'aller mettre au lit. Dès qu'il fut parti, madame la vicomtesse fit faire silence, & le comte de Livry commença ainsi.


 



PEAU D'OURS,
Conte.

Il y avoit une fois un roi & une reine qui n'avoient qu'une fille, la seule qu'ils eussent pu conserver de plusieurs enfans qu'ils avoient eus. La princesse les dédommageoit, par sa beauté & par les charmes de sa personne, de la perte douloureuse de tant de jeunes princes. On l'appeloit Noble-Epine. Les soins infinis qu'on prit de son éducation réussirent à merveille, & elle étoit à douze ans aussi savante que ses maîtres. Son esprit & sa rare beauté la firent rechercher par tout ce qu'il y avoit alors de rois ou de princes à marier.

Le roi & la reine, qui l'adoroient, craignoient de la perdre, & ne se pressoient pas de l'accorder aux vœux empressés des princes ses amans. Noble-Epine, contente de son sort, redoutoit elle-même un mariage qui l'éloigneroit du roi & de la reine, qu'elle aimoit tendrement.

Le bruit de la beauté de Noble-Epine fut porté jusqu'à la cour d'un roi des Ogres, qui se nommoit Rhinocéros. Ce prince, puissant en terres & en richesses, ne douta pas qu'on ne lui donnât la princesse, dès qu'il l'auroit demandée, & dépêcha des ambassadeurs vers le roi, père de Noble-Epine. Ils arrivèrent à cette cour, & demandèrent audience, sous prétexte de renouveler un ancien traité d'alliance qui avoit été autrefois entre les deux couronnes. On se divertit d'abord de voir des gens si extraordinaires; la jeune princesse en rioit elle-même à gorge déployée. Le roi ordonna cependant qu'on les reçût avec beaucoup de magnificence.

Le jour de l'audience, toute la cour s'efforça de paroître superbe; mais la joie se changea bientôt en tristesse, quand on sut que le roi Rhinocéros demandoit la princesse Noble-Epine.

Le roi, qui écoutoit attentivement l'ambassadeur, resta si surpris à la proposition, qu'il demeura muet. L'ambassadeur, craignant un refus, se hâta de reprendre la parole, en assurant le roi que s'il n'accordoit pas sa fille à Rhinocéros, il viendroit lui-même à la tête de cent millions d'ogres ravager le royaume, & manger toute la famille royale.

Le roi, qui connoissoit la façon d'agir des ogres, ne doutant pas que l'effet ne suivît bientôt la menace de l'ambassadeur, demanda quelques jours pour préparer sa fille à recevoir l'honneur que lui faisoit Rhinocéros, & rompit brusquement l'audience.

Ce bon père, mortellement affligé de n'oser refuser sa fille, se retira dans son cabinet, & la fit appeler. La princesse y vola, & quand elle eut appris le triste sort auquel elle étoit destinée, elle poussa des cris douloureux, & se jetant aux pieds du roi son père, elle le conjura d'ordonner sa mort, plutôt qu'un pareil hyménée.

Le roi la prit dans ses bras, pleura avec elle, & lui dit la menace qu'avoit faite l'ambassadeur. Vous mourrez, ma fille, ajouta-t-il, nous mourrons tous, & vous aurez l'horreur de nous voir dévorer par le cruel Rhinocéros.

La princesse, aussi effrayée de cette image que de son affreux mariage, consentit à donner sa main, & voulut bien se sacrifier pour sauver le roi, la reine, & tout le royaume; elle alla même en assurer la reine sa mère, qui étoit dans un état déplorable. Noble-Epine, résolue à tout pour des personnes si chères, consola sa mère par tout ce qu'elle put imaginer de plus vraisemblable; & avec une constance qui la rendoit encore plus admirable, elle vit les apprêts de son mariage, & marcha à l'autel, où l'ambassadeur l'attendoit, avec une modestie qui arracha des cris & des sanglots de tout le monde.

Elle partit avec la même fermeté, & ne mena avec elle qu'une jeune personne qu'elle aimoit fort, & qui lui étoit très attachée; elle se nommoit Coriande.

Comme il y avoit bien des lieues de ce royaume à celui des ogres, la princesse eut le temps d'ouvrir son cœur à Coriande, & de lui laisser voir l'excès de sa douleur. Coriande, attendrie par les malheurs de la princesse, partageoit ses peines, ne pouvant lui donner d'autre consolation, & lui juroit qu'elle ne l'abandonneroit jamais. Noble-Epine, sensible à la tendre & rare amitié que cette fille lui marquoit, sentoit moins sa peine depuis qu'elle étoit comme partagée.

Coriande n'avoit osé dire à la princesse qu'elle étoit allée trouver la fée Azerole, marraine de la princesse Noble-Epine, pour lui conter l'affreuse destinée qui l'attendoit, & qu'elle avoit trouvé la fée fort en colère de ce qu'on ne l'avoit point consultée sur cette affaire; que même elle avoit dit à Coriande qu'elle ne se mêleroit jamais de celles de Noble-Epine.

Coriande ne trouva pas à propos d'augmenter le chagrin de sa maîtresse par ce récit; mais elle en étoit occupée, & déploroit en secret le sort de la princesse, ainsi abandonnée de sa marraine. La longueur & la fatigue du chemin ne diminuèrent rien de la beauté de Noble-Epine: l'ogre, en la voyant, en fut si surpris, qu'il poussa un cri qui fit trembler l'isle où il avoit établi son séjour.

La princesse s'évanouit de frayeur dans les bras de Coriande, & Rhinocéros, qui étoit ce jour-là sous la forme de l'animal dont il portoit le nom, la mit sur son dos avec Coriande, & courut dans son palais, où il les enferma toutes deux.

Alors il reprit sa figure naturelle, qui n'étoit guère moins affreuse, & secourut Noble-Epine avec empressement. Quand la princesse ouvrit les yeux, & qu'elle se vit entre les bras velus de ce monstre, elle ne put être maîtresse de retenir ses cris & ses larmes. L'ogre, qui ne pensoit pas qu'on pût le trouver désagréable, demanda à Coriande ce qu'elle avoit, & si on pensoit qu'une pareille criarde lui fît plaisir. Coriande, effrayée de la colère de l'ogre, répondit que ce n'étoit rien, & que la princesse étoit sujette aux vapeurs.

Noble-Epine avoit fermé les yeux, pour s'épargner l'horreur de voir son hideux époux; & l'ogre, qui la crut encore évanouie, sentit quelque mouvement d'humanité; il sortit, & ordonna à Coriande de la secourir: Coriande l'assura qu'il me lui falloit que du repos.

L'ogre laissa la princesse, & alla à la chasse aux ours (c'étoit son divertissement favori); il comptoit en prendre deux ou trois pour le souper de Noble-Epine.

Dès qu'il fut parti, la princesse se jeta en pleurant au cou de Coriande, en lui demandant secours. Cette pauvre fille, attendrie par la douleur de sa maîtresse, chercha dans sa tête, & voyant plusieurs peaux d'ours que l'ogre amassoit pour s'habiller l'hiver, car il étoit fort avare, elle conseilla à la princesse de se cacher dans une de celles-là. Noble-Epine y consentit, après que Coriande l'eut rassurée sur la peine qu'elle se faisoit de la laisser seule exposée à la fureur de l'ogre.

Coriande choisit donc la plus belle de ces peaux, & se mit en devoir de coudre la princesse dedans; mais, ô merveille! à peine cette peau eut-elle touché Noble-Epine, qu'elle s'appliqua d'elle-même sur la princesse, & qu'elle parut la plus belle ourse du monde.

Coriande attribua ce secours inespéré à la fée Azerole; elle le dit à la princesse, qui en convint elle-même, car elle avoit, dans sa métamorphose, conservé l'usage de la parole, & tout son esprit.

Coriande ouvrit les portes, & laissa sortir la belle ourse, qui en avoit impatience, & Coriande ne douta pas que la fée ne la guidât, comme elle avoit conduit la métamorphose.

Si-tôt qu'elle ne vit plus sa chère maîtresse, elle s'abandonna aux regrets; mais au bout d'une heure, elle entendit l'ogre revenir, & feignit de dormir profondément.

Où est cette Noble-Epine? cria Rhinocéros d'une voix de tonnerre. Coriande fit comme si elle s'éveilloit, & se frottant les yeux, fit comme si elle ne savoit où étoit allée la princesse.

Comment, dit l'ogre, elle seroit sortie? cela est impossible, car j'ai la clef de ma porte. Oui, oui, dit Coriande, feignant de croire que l'ogre s'en était défait, c'est vous qui l'avez mangée, & vous en ferez bien puni; c'est la fille d'un grand roi; c'étoit la plus belle personne du monde; elle n'étoit pas faite pour épouser un ogre: vous verrez ce qui vous en arrivera. L'ogre, fort étourdi de cette accusation, & des cris dont Coriande accompagnoit ses reproches, jura qu'il n'avoit point mangé la princesse, & se mit dans une telle colère, que la feinte douleur de Coriande se changea en une peur très réelle; car l'ogre la menaça de la manger elle-même, si elle ne se taisoit. Elle se tut effectivement, & feignit de chercher la princesse, ce qui appaisa un peu la fureur de Rhinocéros. Il chercha même avec elle pendant huit jours; mais Azerole y avoit mis bon ordre. Elle avoit guidé invisiblement la belle ourse, & cette malheureuse princesse trouva sur le rivage une barque abandonnée, dans laquelle elle entra. Mais on juge bien que, sans le secours de la fée, elle auroit péri mille fois; car la princesse étant montée dans la barque, elle la sentit s'éloigner du rivage.

Effrayée, malgré ses malheurs, du danger présent, & n'y voyant point de remède, elle se coucha, & s'endormit. A son réveil, elle se trouva au bord d'une prairie si douce & si bien émaillée de fleurs, que la vue en étoit réjouie. L'ourse, qui sentit la barque s'arrêter, sauta dans la prairie, remercia les dieux & les fées de l'avoir amenée dans un si beau pays sans aucun accident.

Son premier soin, après ce devoir rempli, fut de chercher de quoi vivre, car elle avoit grand appétit. Elle s'avança dans la prairie, & entra dans une belle forêt, dans laquelle étoit un rocher creux taillé en forme de caverne, & tout auprès une jolie fontaine qui couloit jusques dans la prairie, & de grands chênes chargés de glands. L'ourse, qui n'étoit pas encore accoutumée à cette nourriture, la méprisa d'abord; mais la faim devenant plus pressante, elle essaya d'en manger, elle les trouva fort bons; puis s'étant désaltérée à la fontaine, elle résolut de se retirer le jour dans la caverne, pour éviter les mauvaises rencontres, & de ne sortir que la nuit. Une autre raison encore l'y détermina: en buvant à la fontaine, elle s'étoit mirée dans son cristal. Son horrible figure d'ourse l'avoit effrayée, peu s'en falloit qu'elle ne regrettât la sienne, quoiqu'elle l'eût obligée à devenir compagne de Rhinocéros. Cette réflexion la consola cependant, & lui fit envisager sa situation & sa laideur avec plus de tranquillité. Comme elle avoit beaucoup d'esprit et de raison, elle comprit que la laideur n'est pas un malheur si grand, quand la beauté ne peut causer que des peines. L'ourse moralisoit ainsi dans sa caverne; elle y puisoit la véritable sagesse, & commencoit à être contente de son sort.

Ce pays étoit gouverné par un jeune roi qui avoit encore sa mère; rien n'étoit si beau, si charmant, & si rempli de belles qualités que ce prince. Il étoit adoré de ses sujets, respecté de ses voisins, & fort craint de ses ennemis: juste, clément, magnanime, modéré dans ses victoires, grand dans l'adversité, il avoit toutes les vertus, on se plaignoit seulement qu'il étoit indifférent pour les belles; mais il se craignoit lui-même, parce qu'il se connoissoit une ame fort sensible, & il avoit retenu de la reine sa mère qu'un roi doit savoir régner sur lui-même avant de régner sur les autres. Sa figure, étoit aussi parfaite que son ame, aussi toutes les femmes de sa cour brûloient du désir de l'enflammer: il se nommoit Zélindor, & son pays le royaume de la Félicité.

Si la belle ourse avoit su le nom de ce royaume, elle n'auroit pas été étonnée de s'y trouver si contente dans son état; car c'étoit un des privilèges de cette terre chérie que d'y être heureux.

Zélindor, jeune & galant, donnoit ou recevoit des fêtes tous les jours; il alloit souvent à la chasse, parce que cette image de la guerre plaisoit à son ame magnanime.

Il y avoit déjà trois mois que l'ourse habitoit ce pays, lorsque Zélindor vint chasser dans sa forêt.

L'ourse, contre sa coutume, étoit sortie de sa caverne pendant le jour, pour se promener au bord de la mer; elle revenoit lentement chez elle, en respirant l'air parfumé des fleurs dont la prairie étoit émaillée, lorsqu'elle aperçut devant elle toute la chasse: elle oublia le danger qu'une ourse court en pareille occasion, & se rangea pour la voir passer.

Tout ce qui accompagnoit le roi recula d'effroi à l'aspect de cette terrible bête. Le brave & jeune roi fut le seul qui s'avança l'épée à la main pour la percer. L'ourse, le voyant s'approcher, s'humilia à ses pieds, & baissa la tête pour attendre le coup. Zélindor, touché de cette action, frappa légèrement l'ourse du fer de son épée, sans lui faire de mal; alors elle se leva, & vint en le flattant, par les mines qu'elle crut les plus agréables, baiser la main du roi & la lêcher. Le roi, plus surpris encore des caresses de cette bête, défendit à ceux qui s'étoient rapprochés de tirer sur elle, & lui-même détacha une belle écharpe qu'il avoit passée sur l'épaule, & qui ceignoit sa ceinture, & en entoura le cou de l'ourse qui le laissa faire. Il la conduisit ainsi lui-même jusques dans son palais, & ordonna qu'on la mît dans un petit jardin à fleurs qui étoit au bout de son cabinet. La belle ourse entendoit fort bien tout ce qu'on disoit, mais elle ne pouvoit plus prononcer un mot, & cette découverte lui couta des larmes. Dès qu'elle fut dans ce jardin, le jeune roi la vint voir, & lui donna à manger de sa main. Son cœur, qui n'avoit point changé comme sa figure, fut ému quand elle considéra la beauté du jeune roi. Quelle différence, dit-elle en elle-même, de l'affreux Rhinocéros à ce beau prince! Mais, par un retour de cette même réflexion sur elle-même, quelle horreur que ma figure! ajoutoit-elle tout de suite; que me sert-il de le trouver si beau? L'ourse désespérée versoit encore plus de larmes dans ce moment, qu'elle n'en avoit répandu en s'apercevant qu'elle étoit muette.

Elle quitta ce que le roi lui avoit apporté, & fut se coucher sur un beau gazon qui bordoit une magnifique pièce d'eau de ce jardin. Zélindor, qui la vit triste, vint auprès d'elle, & lui dit des choses fort touchantes. La pauvre ourse en senti redoubler son désespoir, & tomba à la renverse presque morte. Le roi, touché de son état, prit de l'eau dans sa main, en arrosa le museau de son ourse, & la secourut de son mieux. L'ourse ouvrit les yeux, qu'elle avoit baigné de larmes, & de ses deux pattes de devant prenant les mains du roi, elle les serra respectueusement, & sembloit le remercier.

Mais vous êtes charmante, dit le jeune Zélindor: comment, ma bonne oursine, vous semblez m'entendre? L'ourse fit un petit signe de tête qu'oui. Le roi, transporté de joie de lui trouver de la raison, l'embrassa; l'ourse s'en défendit modestement, & recula. Quoi! dit le prince, tu fuis mes caresses, mon oursine! Ah! cela est plaisant: eh! que veux-tu donc? Est-ce que tu ne m'aimes pas? L'ourse, à ces paroles, pour cacher son trouble, se prosterna sur le gazon aux pieds de Zélindor, & se relevant tout de suite, elle cueillit une branche d'un des orangers qui ornoient le tour de la pièce d'eau, & la présenta au roi.

Ce prince, plus charmé que jamais de son ourse, ordonna qu'on en eût grand soin, lui donne une belle grotte de rocailles, entourée de statues, & où il y avoit un lit de gazon pour s'y retirer la nuit. Il la venoit voir à tout moment; il en parloit à tout le monde; il en étoit fou.

L'ourse faisoit de tristes réflexions quand elle étoit seule: le beau Zélindor l'avoit rendue sensible; mais quel moyen de lui plaire, sous une hideuse figure! Elle ne dormoit ni ne mangeoit; elle passoit les jours à griffoner sur les arbres du jardin les plus jolis vers du monde: la jalousie s'étoit jointe à l'amour; elle étoit d'une mélancolie mortelle, excepté lorsque le roi venoit la voir. Une autre inquiétude lui vint; le roi peut-être étoit marié; elle l'étoit quasi à Rhinocéros, qu'elle trouvoit encore plus horrible depuis qu'elle avoit vu le charmant Zélindor.

Un soir, au clair de la lune, se retraçant tous ses malheurs au bord de la pièce d'eau où elle venoit souvent, parce que le jeune roi s'y promenoit toujours, elle versa tant de larmes, que l'eau en fut troublée; une grosse carpe, qui ne dormoit pas, parut sur la surface: Belle oursine, dit-elle à la princesse, ne vous affligez pas tant, la fée Azerole vous protège, & vous rendra aussi heureuse que vous êtes belle; puis sautant légèrement sur le gazon, la carpe parut une belle dame, grande & majestueuse, habillée magnifiquement. L'ourse se jeta à ses pieds. Prends courage, ma fille, dit la fée Azerole; j'ai éprouvé ta patience assez long-temps, la récompense viendra. Tu n'es point mariée à l'ogre Rhinocéros, & tu épouseras le beau Zélindor. Garde encore quelque temps le secret, toutes les nuits tu quitteras ta peau d'ours; mais il faut que tu la reprennes dès le matin. Alors la fée disparut, & minuit étant sonné, la peau d'ours quitta la princesse. Que de graces elle rendit dans son cœur à sa bonne marraine! que de plaisirs, que de joie elle sentit! Elle passa la nuit à cueillir des fleurs; elle en fit des guirlandes & des couronnes qu'elle attacha à la porte du cabinet de son amant.

Le temps qu'on lui avoit prescrit sans le limiter, lui donnoit de l'impatience; mais pour ne pas le prolonger encore par sa faute, quoiqu'il lui en coutât, elle reprenoit à la pointe du jour sa peau d'ours. Elle écrivoit des choses charmantes, tantôt sur sa jalousie, tantôt sur sa tendresse; son cœur lui fournissoit des pensées toutes neuves, & des expressions qui ravissoient le roi; car il les lisoit.

Il avoit permis qu'on vînt voir l'ourse, ce grand monde lui déplaisoit. Quand on a une grande passion, la solitude est seule agréable. Elle l'écrivit au jeune roi; les vers qui exprimoient ce sentiment étoient si tendres & si délicats, qu'il en fut charmé, & fit fermer son jardin; personne n'y entroit que lui seul.

De son côté, le jeune prince, réfléchissant sur l'esprit qu'il trouvoit à l'ourse, n'osoit s'avouer à lui-même qu'un penchant invincible l'attiroit vers elle; il rejetoit cette pensée, & vouloit ne se trouver capable que d'humanité & de compassion. Cependant il n'aimoit plus la chasse; il ne s'amusoit nulle part, &, n'avoit de plaisir qu'à voir son ourse. Il l'entretenoit de cent choses; elle griffonnoit sur le sable ou sur des tablettes qu'il lui donnoit, des avis, des conseils, des maximes remplis de sagesse.

Mais vous n'êtes point une ourse, lui disoit-il un jour; au nom des dieux, dites-moi qui vous êtes: m'en refuserez-vous l'aveu encore long-temps? Vous m'aimez, je n'en puis douter, mon bonheur même dépend de le croire; mais sauvez ma gloire, en m'empêchant de répondre à l'amour d'une ourse. Avouez-moi qui vous êtes, je vous en conjure, par cet amour même que vous connoissez si bien. Ce moment étoit pressant, l'ourse eut bien de la peine à résister; mais la crainte de perdre son amant lui fit choisir plutôt de le fâcher; elle ne répondit que par des sauts & des gambades, qui firent soupirer amèrement Zélindor. Il se retira, le cœur révolté contre lui-même de se trouver capable d'une passion si ridicule.

Zélindor, au désespoir d'avoir pu imaginer que l'ourse étoit peut-être une personne raisonnable, résolut de s'arracher à cette monstrueuse passion; & recommandant qu'on eût grand soin de l'ourse, il résolut de voyager: il voulut partir sans la voir, & prenant seulement avec lui deux de ses favoris, monta à cheval, & s'éloigna de son palais. Il étoit à peine dans la forêt où il avoit rencontré l'ourse, que, se retraçant cette aventure, il ordonna à ses favoris de s'éloigner, & de le laisser seul.

Ces jeunes courtisans lui étoient extrêmement attachés, & s'affligeoient de voir, depuis quelque temps, son humeur si changée; ils lui obéirent, & s'écartèrent un peu. Le jeune roi descendit de cheval, & se couchant au pied d'un arbre, il déplora sa singulière destinée, & tomba dans une profonde rêverie, dont il fut retiré par l'arbre même contre lequel il étoit appuyé, qui trembla violemment, & s'ouvrit pour en laisser sortir une dame d'une rare beauté, & si brillante de pierreries, que le roi en fut ébloui.

Le prince se leva précipitamment, & fit une révérence profonde à la fée (car il ne douta pas que ce n'en fût une). Laisse agir le temps, Zélindor, lui dit-elle; crois-tu qu'un roi que nous protégeons puisse jamais être malheureux? Retourne dans ton palais, cours sauver de son désespoir celle que trop de délicatesse te fait abandonner. La fée disparut après ces paroles: le roi, fortifié par un oracle dont son cœur ne voulut pas douter, remonta précipitamment à cheval, & rentra dans son appartement au plus vite.

Il entra aussi-tôt dans le jardin, & n'y voyant point la belle ourse, il courut la chercher dans sa grotte.

La malheureuse princesse avoit appris le départ du roi par ceux qui avoient soin d'elle, qui s'en entretenoient entre eux. Elle ne l'avoit point vu depuis trois jours; cette funeste nouvelle l'accabla, elle tomba évanouie sur son lit de gazon, & ce fut dans cet état funeste que le roi la trouva. Avec quel empressement ne s'approcha-t-il pas! Quelle douleur de la voir presque morte! Elle étoit froide comme de la glace, son cœur n'avoit presque plus de mouvement. Le roi fit des cris perçans, & l'arrosa de ses larmes, en lui donnant les noms les plus tendres.

Le son de sa voix pénétra jusqu'à son ame, & la retint comme elle alloit s'envoler; elle ouvrit les yeux, & étendit les pattes pour embrasser son amant, croyant qu'elle alloit mourir; mais la tendresse du roi & les pardons qu'il lui demanda, la rappelèrent à la vie; il la conjura d'oublier sa curiosité, & lui jura qu'il l'adoroit. Cet aveu combla de joie la pauvre ourse; ils passèrent une journée délicieuse; & quoique le roi parlât seul, l'ourse ne se laissoit point de l'entendre, & d'y répondre à sa manière.

Elle montra au jeune roi ce qu'elle avoit écrit sur son absence; il en étoit enchanté. En effet, on ne vit jamais un mélange si heureux d'esprit & de naturel, de raison & de passions; enfin cela ressembloit aux fameuses Lettres d'une Péruvienne, chef-d'œuvre de sentiment, que le public admirera toujours.

Zélindor ne cessoit de lire que pour se jeter aux pieds de sa tendre maîtresse, & pour lui baiser les pattes.

Insensiblement l'heure s'écouloit, les amans ne les ont jamais bien mesurées, sans fin dans l'absence, & trop rapides dans le plaisir. Minuit sonna, la peau d'ourse tomba, & laissa à découvert la divine Noble-Epine. Elle avoit une robe magnifique, & pour coiffure ses beaux cheveux. Quel prodige! s'écria le roi: quoi! c'est vous que je fuyois, & que je craignois d'aimer! La princesse honteuse ne répondoit rien, sa modestie l'embellissoit encore; elle craignoit aussi que la fée Azerole ne lui reprochât de s'être oubliée assez pour laisser pénétrer son secret à son amant. Elle étoit encore dans ce trouble, lorsque la fée parut. Heureux amans, s'écria-t-elle, jouissez dès demain du fruit de vos peines; c'est avoir assez éprouvé de tourmens: vous, ma fille, dit-elle à la princesse, donnez votre main à votre amant, pour récompense de sa tendresse; & vous, beau Zélindor, allez tout préparer dans votre cour pour épouser cette princesse; ne craignez plus, après votre union, de métamorphose; mais il faut que Noble-Epine subisse cette loi encore vingt-quatre heures; allez, & laissez-la dormir; elle a besoin de repos; j'aurai soin de la rendre digne de vous.

Le jeune roi sortit, laissa ensemble la fée & la princesse. Il étoit transporté d'une joie si vive, qu'au lieu de se coucher, il fit éveiller tout le palais, assembla le conseil, & dit, qu'il vouloit se marier le lendemain, qu'il falloit préparer son trône & illuminer tout le château, sur-tout la galerie. Il ordonna aussi à toutes les dames de s'habiller magnifiquement; de là il passa chez la reine sa mère, pour la convier à ses noces.

La reine, qui venoit d'apprendre que son fils avoit fait réveiller tout le monde, le voyant animé excessivement, & parlant avec une gaîté qu'il avoit perdue depuis long-temps, craignit qu'il ne lui fut arrivé quelque accident. Ce qu'il disoit cependant étoit si juste, si suivi, & de si bon sens, qu'hors ce mariage si précipité, elle le trouvoit comme elle l'avoit toujours vu: elle lui demanda seulement quelle étoit la personne qu'il choisissoit. Vous en serez charmée, madame, lui répondit le jeune roi; je ne puis vous en dire d'avantage.

Zélindor s'occupa jusqu'au jour à faire meubler un appartement pour sa divine princesse. Ce soin, qui le remplissoit de son idée, lui parut le plus agréable; aussi rien n'étoit si galant & si bien entendu.

Les dames du palais, éveillées par cette nouvelle, & n'entendant point nommer la personne que le roi épousoit, se flattèrent toutes en particulier d'être l'objet de son choix; aussi ne négligèrent-elles rien pour leur parure. Elles croyoient n'y pouvoir employer assez de temps, quoique ce ne fût qu'au soir de ce jour qu'il falloit se trouver dans la galerie: plus d'une avoit le cœur touché pour le jeune roi.

L'heure arrivée, le palais illuminé superbement, la reine & les dames se rendirent dans la galerie, qui brilloit de tant de lumières, qu'elles auroient fait honte au plus beau jour. Le jeune Zélindor, plus charmant encore, & paré avec tout ce que l'art pouvoit ajouter à sa figure noble, parut enfin; & promenant ses regards sur cette foule de beautés: En vérité, mesdames, leur dit-il, j'aurois un sensible regret de n'avoir pas fait choix entre vous d'une beauté digne du trône, si celle qui va paroître ne me justifioit. A ces mots, s'étant assis sur son trône, il ordonna qu'on allât chercher son ourse.

Tout le monde se regarda, ne concevant pas ce que le roi en pouvoit faire. On se disoit tout bas; le roi va-t-il l'épouser?

L'ourse parut; elle étoit conduite par deux princes du sang, qui tenoient chacun un bout de l'écharpe du roi, qu'elle avoit au cou. A son approche, le jeune roi descendit de son trône, & touchant doucement du bout de son sceptre la tête de l'ourse: Paroissez, belle princesse, lui dit-il, & venez effacer, par vos charmes, l'injure que je fais à tant de beautés.

Ces mots étoient à peint prononcés, que la peau d'ours tomba, & que l'admirable Noble-Epine, paroissant dans tout son éclat, éclipsa toutes celles qui avoient prétendu jusqu'alors à la beauté.

La fée Azerole se fit voir dans ce moment; elle avoit elle-même paré la princesse; ainsi l'on peut juger que rien ne manquoit à son ajustement. Zélindor se jeta aux pieds de Noble-Epine, qui le releva tendrement, & lui donna sa belle main.

Les noces se célébrèrent avec une magnificence royale, & les deux époux, charmés l'un de l'autre, vécurent dans une union & une tendresse qui devroient faire mourir de honte le vulgaire grossier, qui croit que l'hymen est le tombeau de l'amour.

Zélindor eut de la reine Noble-Epine, en moins de deux années, deux fils aussi charmans qu'eux-mêmes.

Depuis ce qui étoit arrivé à Noble Epine, Rhinocéros n'avoit cessé de la chercher, & de tourmenter la pauvre Coriande, qu'il accusoit d'avoir favorisé l'évasion de la princesse. Quand il revenoit bien las de ses courses, il la battoit à la laisser pour morte; mais Coriande étoit si attachée à sa maîtresse, qu'elle aimoit encore mieux souffrir toutes les fureurs de l'ogre, qu'apprendre que ce monstre l'eût trouvée.

Il fit tant de recherches cependant, qu'enfin il découvrit que la princesse étoit dans le royaume de la Félicité, & qu'elle en avoit épousé le souverain. Cette nouvelle lui causa une rage si grande, qu'il auroit dévoré Coriande, s'il n'eût pensé que c'étoit lui faire trop de plaisir que de la faire mourir si vîte. Il lui apprit qu'il savoit où étoit Noble-Epine, & jura, par les plus affreux blasphêmes, qu'il alloit s'en venger; il prit Coriande, & l'attachant aux aîles d'un moulin à vent, il lui dit qu'elle tourneroit ainsi jusqu'à son retour, qu'il la mangeroit avec sa maîtresse, après les avoir fait rôtir à petit feu.

Il ne savoit pas que la bonne Azerole protégeoit aussi Coriande: connoissant son attachement pour Noble-Epine, elle fascina les yeux de l'ogre, qui, croyant battre Coriande, ne battoit cependant qu'un sac d'avoine, le même qu'il attacha au moulin.

Il partit enfin avec des bottes de sept lieues, & arriva bientôt au royaume de la Félicité. On lui apprit le bonheur dont jouissoit la reine, il en pensa enrager de fureur. Il se contint cependant, & s'étant logé dans un des faubourgs de la capitale, il se déguisa en marchand de quenouilles, n'ayant que ce moyen d'entrer dans le palais, où la reine auroit pu le reconnoître; il s'avisa donc de courir les rues d'autour, & de crier à tue-tête: Quenouilles d'or & fuseaux d'argent à vendre.

Les nourrices & les gouvernantes des petits princes étoient aux fenêtres, & cette marchandise leur plaisant fort, elles firent monter le marchand dans leur chambre. Si elles furent surprises de son effroyable figure, elles avoient encore plus d'envie des quenouilles, & les marchandèrent. Je suis, leur dit-il, plus curieux qu'empressé d'avoir de l'argent. Je sais cependant que mes quenouilles & mes fuseaux valent des royaumes; mais je vous les donnerai toutes six, si vous voulez me laisser passer une seule nuit dans la chambre des petits princes: j'ai de l'ambition, & je serai fort considéré dans mon pays, si je puis me vanter d'avoir eu cet honneur. Voyez si vous le voulez; à ce prix, mes quenouilles & mes fuseaux seront à vous.

Les nourrices & les gouvernantes, étonnées de la bêtise du marchand, poussées du désir d'avoir des trésors à si bon marché, & n'y voyant d'ailleurs nul inconvénient, accordèrent sa demande, & lui dirent de revenir le soir, qu'il auroit un bon lit dans la chambre des petits princes. Il parut charmé, laissa ses quenouilles, revint le soir, & se coucha comme il l'avoit demandé.

Dès qu'il fut assuré que les nourrices dormoient profondément, il se leva doucement, entra dans la chambre de la reine, qu'il savoit être proche de celle de ses enfans, prit dans la gaîne qui étoit attachée au chevet du lit de cette princesse, un couteau qu'elle portoit toujours à sa ceinture, en égorgea impitoyablement les deux jeunes princes, puis vint doucement remettre le couteau dans la gaîne, et se sauva au plus vîte.

Dès que les nourrices & les gouvernantes furent éveillées, elles s'étonnèrent de ne plus trouver le marchand de quenouilles, imaginèrent qu'il leur avoit dit qu'il étoit pressé de retourner dans son pays, & que sans doute il étoit parti dès le matin: mais quelle fut leur douleur & leur étonnement, lorsqu'approchant des berceaux des jeunes princes, elles virent ces beaux enfans égorgés & noyés dans leur sang. Elles jetèrent des cris affreux; tout le palais accourut, le roi & la reine y furent eux-mêmes. Quel spectacle pour eux! Le désespoir du roi, la douleur mortelle de la reine, les cris douloureux de toute la cour rendoient encore plus horrible ce funeste moment. On ne savoit qui accuser d'un si énorme crime; les gouvernantes & les nourrices se gardèrent bien de révéler leur fatal secret, & il fallut emporter la reine, qui s'étoit évanouie dans les bras de son époux.

Vainement on chercha l'auteur de cette tragique aventure; tout ce que le roi fit publier fut inutile, les récompenses les plus excessives firent aussi peu d'effet. Rhinocéros savoit seul son secret, & étoit bien sûr qu'il ne seroit pas révélé.

L'ogre s'étoit caché dans un autre quartier de la ville, & ayant dépouillé l'habit de marchand, il avoit pris celui d'astrologue. Il attendoit paisiblement que la curiosité & la douleur du roi l'amenassent chez lui; ce qui arriva en effet. On dit tant & tant devant le prince qu'il y avoit un homme merveilleux qui dévoiloit le passé & l'avenir si clairement, on en cita tant d'exemples, que Zélindor voulut essayer de ce fameux devin: il y alla en personne, & l'interrogea sur l'affreux massacre de ses enfans.

L'astrologue, ravi en lui-même de pouvoir faire une horrible méchanceté, dit gravement au jeune roi, que la coupable étoit dans son palais: il frémit à ces paroles. Le prétende astrologue poursuivit, & l'assura que s'il failoit appeler toutes les femmes qui y étoient enfermées, & qu'il visitât lui-même les couteaux qu'il trouveroit pendus à leurs ceintures dans une gaîne, il découvriront infailliblement la meurtrière, dont le couteau seroit encore sanglant.

Le roi étonné suivit les conseils de ce monstre dès qu'il fut rentré dans son palais, & ne trouva nulle marque de ce qu'il cherchoit. Il retourna donc le lendemain chez l'astrologue, & lui dit que ses perquisitions avoient été vaines. Vous n'avez pas bien cherché, reprit cet infame en feignant une grande colère de ce qu'on sembloit douter de sa science. Comment, répondit le roi, vous vouliez que je fouillasse la reine ma mère & la reine ma femme? Sans doute, reprit l'affreux Rhinocéros, & je vous conseille de n'y pas manquer.

Zélindor n'ajouta nulle foi aux paroles de l'astrologue, & revint fort triste. La reine sa femme vint à lui les bras ouverts; il pâlit en approchant de cette princesse, dès qu'il apperçut une gaîne à son coté: il la prit, l'ouvrit, & en tira le couteau encore teint de sang. Ah! perfide, s'écria-t-il. A ces mots, il tomba évanoui dans les bras de ceux qui l'avoient suivi. La reine, tout effrayée, demanda ce que c'étoit, & ce qu'avoit le roi son mari: on le lui apprit. Quelle horreur! quel mensonge! s'écria l'innocente Noble-Epine. Moi, j'aurois égorgé mes chers enfans! Elle n'en put dire davantage, & se laissa tomber comme morte sur un canapé. Le roi, qui la vit dans ce triste état en ouvrant les yeux, les détourna aussi-tôt, & ordonna qu'on la conduisît à la tour, ce qui fut exécuté tout de suite, & on ne lui laissa que deux femmes pour la servir. On instruisit son procès sur des apparences trompeuses, & elle fut condamnée à être brûlée toute vive.

Cette pauvre princesse, à peine revenue de son évanouissement, se voyant dans un lieu affreux, & ses deux femmes fondant en larmes, leur demanda s'il étoit possible que le roi son époux la soupçonnât seulement d'avoir massacré ses fils. On lui dit qu'oui, & de plus, que sa condamnation étoit déjà prononcée. O ciel! s'écria cette reine malheureuse, de quoi suis-je coupable, pour mériter un pareil supplice? Quoi! Zélindor m'accuse & me condamne sans m'entendre? J'ai perdu sa tendresse, je n'ai plus qu'à mourir.

Le roi, de son côté, percé d'un coup mortel, ne put se résoudre à voir mourir Noble-Epine, quelque coupable qu'il la crût; & voyant qu'on avoit dressé le bûcher, & qu'on alloit déjà y attacher la reine, il fit ouvrir les portes du palais, & descendit dans la place publique, dans l'instant que l'innocente reine sortoit de sa tour avec une constance aussi assurée que modeste. Arrêtez, s'écria-t-il. Sa voix étoit si foible & si tremblante, qu'à peine on l'entendoit, & la reine montoit sur le bûcher.

Le barbare Rhinocéros, travesti pour la troisième fois, étoit dans la place parmi le peuple, pour repaître ses yeux cruels du supplice de l'infortunée Noble-Epine. Il animoit le peuple par ses discours, & racontoit, avec des circonstances horribles, comment la reine avoit égorgé ses enfans.

Tout à coup, ô prodige! un nuage épais partit de l'orient & vint fondre sur le bûcher, qu'il inonda d'une pluie d'eau de fleurs d'orange. Alors il s'ouvrit, & laissa voir sur un char de rubis la belle fée Azerole, avec le père & la mère de la jeune reine, les deux petits princes assis à leurs pieds sur des carreaux magnifiques, & la fidèle Coriande tenant leurs lisières.

Roi crédule, & pourtant excusable, dit la fée, voilà à quoi une tendresse excessive pour tes enfans t'alloit exposer. Noble-Epine alloit périr, & te rendre à jamais inconsolable. C'est celui-ci qu'il faut punir, ajouta-t-elle en touchant de sa baguette d'or l'affreux Rhinocéros. C'est lui qui a cru consommer le crime, & qui en a méchamment accusé la reine.

L'ogre resta immobile, par le pouvoir subtil de la baguette. La fée mit sur son char la belle Noble-Epine, & conta toute son histoire. Le peuple charmé, & qui change toujours suivant les impressions différentes dont on l'affecte, n'attendit pas que la fée eût achevé de parler; il saisit Rhinocéros, & le jeta dans le bûcher, qui, étant déjà allumé, consuma en un moment le méchant ogre. Zélindor tout en larmes conjura la fée d'obtenir son pardon de la belle reine. Noble-Epine se jeta dans les bras de son époux, & l'embrassa tendrement. Une scène si touchante fit crier à tout le monde: Vive le roi Zélindor & la reine Noble-Epine!

Les deux époux conjurèrent la fée d'entrer dans leur palais avec le roi & la reine qu'elle amenoit. Cette illustre compagnie y fut reçue avec des acclamations sans pareilles; les trompettes & les tambours ne cessèrent de sonner & de battre pendant huit jours. La jeune Noble-Epine présenta son époux au roi & à la reine ses père & mère, qui le remercièrent bien d'aimer tant leur fille. La fée les doua de toutes sortes de bonheur, & ils vécurent heureux une multitude d'années.


Le comte de Livry ayant cessé de parler, tout le monde loua sa mémoire; madame la vicomtesse enchérit encore sur les autres, & loua sa complaisance. Je vous assure, madame, lui dit-il, que je me reproche fort la longueur de ce conte; mais à peine m'en souvenois-je, & je crois y avoir ajouté des choses qui ne sont pas dans l'original. La vicomtesse répondit qu'apparemment cet original n'étoit pas si bien, & qu'elle s'en tenoit à sa manière de raconter. On parla encore quelque temps des personnages de ce conte; & comme il étoit heure de laisser retirer madame la vicomtesse, on lui souhaita le bon soir, & chacun se retira, fort content de ce qu'il venoit d'entendre.

Les deux charmantes sœurs conduisirent madame de Briance dans son appartement, & y restèrent à leur ordinaire; le comte & le chevalier de Livry s'y rendirent; le baron de Tadillac y vint aussi-tôt. Saint-Urbain lui demanda s'il avoit vu madame de Salgue; il joua l'amant discret, & assura qu'il ne lui parloit qu'en public; que sa plus grande passion étoit celle de voir bientôt madame la vicomtesse absolument déclarée en sa faveur; qu'elle lui juroit une éternelle tendresse; mais qu'il n'étoit pas d'humeur à demeurer des années entières à soupirer & à se plaindre. Madame de Briance dit que la vicomtesse vouloit filer le parfait amour, & s'en tenir là; qu'il falloit que chacun songeât à ses affaires, & qu'on s'assemblât le lendemain au soir pour dire son avis, & trouver un expédient qui pût les assurer d'un heureux succès. MM. de Livry n'avoient point d'autre intérêt; le baron ne tendoit aussi qu'à une heureuse fin; ils approuvèrent tous trois ce sentiment, & madame de Briance les congédia. Kernosy & Saint-Urbain étant restées seules, la prièrent avec instance de leur apprendre la suite de ses aventures. La marquise, qui s'y étoit engagée, & ne pouvoit s'en dispenser honnêtement, eut la complaisance de continuer ainsi son histoire.

Fin de la première partie.


 




SECONDE PARTIE.

Suite de l'histoire de madame de Briance.

Vous vous souvenez sans doute, mesdemoiselles, que mon frère étoit guéri de sa blessure, & que Tourmeil commençoit à se mieux porter; sa plus grande peine étoit alors l'appréhension que le retour de sa santé ne le mît bientôt en état de quitter la maison de mon père, & ne le privât du bonheur de me voir tous les jours; car c'est ainsi qu'il en parloit. Il ne sortoit pas encore du lit quand M. de Briance reçut des lettres qui l'avertissoient que sa présence étoit nécessaire à Paris, pour le jugement d'un procès fort important, que ses parties pressoient avec chaleur pendant son absence, dans le dessein de s'en prévaloir. M. de Briance connut quelle étoit leur intention, prépara tout pour son départ, & vint en apprendre la nouvelle à Tourmeil. De là ayant passé dans l'appartement de mon père, ils y demeurèrent long-temps enfermés ensemble, & n'en sortirent qu'à l'occasion de mes frères qui parurent: il les aborda en prenant congé d'eux, & il les pria de continuer leurs soins pour le malade qu'il lassoit chez-eux, dont la blessure, qui alloit tous les jours de mieux en mieux, faisoit espérer une prompte guérison.

Le lendemain, mon père étant avec mon frère le chevalier dans son cabinet, reçut une lettre de M. de Briance: on le vint demander, il sortit brusquement après avoir mis cette lettre dans un bureau qui n'étoit point fermé: mon frère me l'ayant aussi-tôt apportée, nous courûmes ensemble dans la chambre de Tourmeil, ne doutant point qu'elle ne nous découvrît le sujet de leur conférence que nous avions tous grande envie de savoir. Voici ce qu'elle contenoit.

Je pars avec un véritable chagrin de vous quitter, Monsieur; mais j'espère vous réjoindre dans un mois ou deux: j'attendrai le temps avec impatience, puisque, suivant la parole que vous m'avez fait l'honneur de me donner, je puis compter de terminer l'affaire que vous avez conclue, ce que je souhaite extrêmement. Vous en parlerez à Mademoiselle de Livry quand vous le jugerez à propos, je crois qu'elle ne la trouvera pas désavantageuse. Continuez, je vous prie, Monsieur, toutes vos bontés pour Tourmeil.

Le Marquis de Briance.

Quelle fut notre joie à la lecture de cette lettre! Mon père & M. de Briance nous paroissoient d'accord pour faire notre bonheur: je livrai mon cœur à tout le penchant que j'avois pour Tourmeil, qui de son côté étoit dans des transports de joie qu'on ne sauroit exprimer: je le regardois comme un époux choisi par mon père & par mon inclination. Mes frères étoient charmés de cette alliance qu'ils avoient tant souhaitée; & ils furent incontinent remettre la lettre dans le bureau de mon père, afin qu'il ne s'aperçut pas de ce petit vol.

Tourmeil étant enfin rétabli en parfaite santé, alla remercier mon père, & se retira ensuite dans la maison de M. de Briance. Nous fûmes très-surpris de voir une séparation si funeste; car nous ne nous attendions pas à ce coup; au contraire, nous espérions que cette occasion porteroit mon père à se déclarer en notre faveur; & ce qui confirma le soupçon où nous étions qu'il n'eût changé de résolution, fut une lettre de M. de Briance que Tourmeil venoit de recevoir, par laquelle il lui marquoit de se rendre incessamment auprès de lui à Paris, parce que ses affaires l'obligeoient d'y passer l'hiver.

Tourmeil, éloigné d'obéir, passa fort agréablement le carnaval dans la ville de Rennes, où son mérite lui avoit attiré l'affection des honnêtes gens. On n'y faisoit point de fête où on ne le mandât, & on l'y recevoit d'une manière à lui faire entendre que s'il offroit ses vœux quelque part, ils feroient favorablement reçus: mais ne se trouvant que dans les assemblées où j'étois, il me fut toujours fidèle, & plus disposé à perdre sa fortune qu'à renoncer à notre amour.

Il feignit de n'avoir pas reçu la lettre de M. de Briance, afin de n'être pas obligé d'y répondre; enfin ne pouvant différer plus long-temps à lui écrire, il lui manda, pour avoir un prétexte de demeurer auprès de moi, que sa blessure n'étoit pas encore parfaitement guérie.

Quand ses affaires l'obligeoient d'être un jour sans me voir, il m'écrivoit des lettres, ou il m'envoyoit des vers de sa façon, pleins d'esprit & de feu: cela ne me paroissoit pas surprenant, car je sentois bien que l'amour les lui dictoit.

Mon père se trouva obligé par honnêteté de permettre que j'allasse passer deux jours chez une dame de ses amies, qui avoit une belle maison près de Rennes. De quelque peu de durée que fût cette absence, je la sentis vivement, & Tourmeil en étoit inconsolable. Je lui avois expressément défendu d'y venir, je craignois mon père qui auroit pu se fâcher de le voir s'introduire dans une compagnie où on ne l'avoit pas appelé. Le lendemain de notre arrivée, en traversant la salle, je rencontrai un jeune paysan qui me présenta une corbeille remplie de très belles fleurs pour la saison; c'étoit le valet de chambre de Tourmeil. Je n'eus pas le temps de lui faire connoître la joie que l'attention continuelle de son maître me causoit. La dame chez qui nous étions, survint; il l'aperçut & se retira promptement; car il avoit ordre de ne se pas faire connoître. Je pris mon parti, ne doutant pas qu'on ne l'eût vu entrer. Je crois, madame, lui dis-je, que je dois vous remercier des galanteries que je reçois chez-vous; voilà ce qu'un de vos gens vient de me donner. Je n'en ai aucun, me répondit-elle, qui soit capable de faire une si jolie chose; mais je voudrois avoir eu l'esprit de l'ordonner. Elle regarda la corbeille avec attention, & en levant un bouquet qui étoit au milieu, elle y trouva un billet: je demeurai un peu interdite, mais n'y voyant que de vers qui n'étoient pas même écrits de la main de Tourmeil, je me rassurai. Les voici.

Des sauvages climats, les plus tristes retraites
Perdroient en vous voyant ce qu'elles ont d'odieux.
Rendre charmans tous les lieux où vous êtes,
Sont les moindres effets du pouvoir de vos yeux.
Les champs, en vous voyant paroître,
Semblent avoir repris de nouvelles couleurs;
La brillante Reine des fleurs
A moins que vous, le droit d'en faire naître.
Les Dieux de ce séjour champêtre,
Au fond des bois contens de leur félicité
D'une éternelle liberté,
Contre le Dieu, qui des Dieux est le maître,
Ne feront plus en sûreté,
Ils vous rencontreront peut-être.

La Dame de la maison conta cette histoire à toute la compagnie; je feignis toujours de croire que c'étoit d'elle que me venoient les vers & les fleurs que j'avoit reçus: mon père le crut aussi, parce que je n'en avois fait nul mystère.

Le lendemain, comme nous étions à table, nous entendîmes jouer les meilleurs hautbois qu'il y eût à Rennes. On leur demanda qui les avoit envoyés; ils répondirent qu'un homme étoit venu les chercher de la part de la dame chez qui nous étions, & qu'il les avoit payés fort-honnêtement, afin de les faire partir avec plus de diligence. Je reconnus Tourmeil à cette nouvelle galanterie, qui fut encore mise sur le compte de l'amie de mon père; car les hautbois soutinrent toujours que c'étoit de la part qu'on les étoit allé chercher. En effet, on les avoit trompés eux-mêmes. Jamais, dit-elle en riant, il ne m'en a si peu coûté pour faire les honneurs de chez-moi.

Enfin nous retournâmes à Rennes, nous y arrivâmes tard; & j'allois me mettre au lit, lorsque j'entendis des violons & des hautbois sous mes fenêtres. Le concert étoit composé de ce qu'il y avoit de meilleurs musiciens dans la ville; ils jouoient divers morceaux d'opéra, & les folies d'Espagne que j'aime extrêmement. Peu après, une fort belle voix chanta plusieurs couplets sur ce même air, avec un accompagnement de théorbe. Voici les deux premiers, dont je me souviens encore:

Je vais revoir l'adorable Silvie,
Ses doux appas embelliront ces lieux;
Seule, elle fait le bonheur de ma vie,
Pourrai-je encore le trouver dans ses yeux?
Dessus son teint la brillante jeunesse
Fait éclater ses dangereux attraits;
Le Dieu puissant qui nous charme & nous blesse,
Lui donne encor son pouvoir & ses traits.

La simphonie reprenoit à chaque couplet, & je n'ai jamais rien entendu de si aimable: quels charmes pouvoient mieux enchanter mon cœur! Mes frères compritent bien qui étoit l'auteur de cette galanterie. Mon père résolut dès ce moment de m'apprendre ses desseins, & de les déclarer à tout le monde, afin d'écarter ceux qui pouvoient avoir quelque penchant pour moi.

Le lendemain de notre retour à Rennes. Tourmeil vint au logis d'aussi bonne heure que la bienséance le lui permit. Il me revit avec une satisfaction que l'on ne connoît que quand on aime. Je lui demandai à quoi il s'étoit occupé les deux jours qu'il avoit passés loin de moi: sa réponse fut, qu'il n'étoit sorti qu'une fois de sa chambre, n'ayant pu se dispenser d'aller le soir dans une maison où je ne devois pas soupçonner qu'il eût dessein de se divertir, puisqu'il ne s'y rencontroit ordinairement que des officiers subalternes, qui, malgré leurs discours plats & hors de propos, étoient écoutés préférablement aux gens d'esprit qui auroient eu de bonnes choses à dire, & que ce goût dépravé l'avoit excité à faire des vers, sur des rimes devenues fameuses par l'honneur qu'elles ont eu de servir pour la plus charmante princesse du monde. Je pris le papier où il les avoit écrit, il contenoit ce qui suit:

BOUTS RIMÉS.

On ne trouve d'esprit ici dans aucunBuste,
Les discours les moins froids font remplis deglaçons,
Et l'on y fait d'ennui de si rudesmoissons,
Qu'ils pourroient en un jour tuer les plusrobustes.
 
Vainement la raison, par sa présenceauguste,
Voudroit du sens commun y tracer desleçons,
Tout ce qu'elle diroit passeroit pourchansons,
On s'est fait une loi de n'y point parlerjuste.
 
On y voit des Iris, ivres d'un folorgueil,
Faire à de bas Soudarts un favorableaccueil,
Et contre leurs douceurs n'apporter nulledigue.
 
Là des cœurs le plumet émeut tous lesressorts:
Enfin, j'y vois qu'amour, de ses biens siprodigue,
Au sot tout comme à nous inspire destransports,
 
Ici tous les ennuis paroissent tour à tour,
Tout m'y cause un chagrin, une langueur extrême;
Mais quand je verrai ce que j'aime,
J'en préfèrerai le séjour,
Au séjour des Dieux même.

Mes frères & moi nous y reconnûmes le caractère de tous ceux pour qui les vers avoient été faits. Tourmeil s'en divertissoit avec nous, & notre joie étoit trop grande pour durer long-temps. Un homme de notre province, considérable par sa noblesse & par ses grands biens, me demanda pour son fils aîné. C'étoit un grand garçon de dix-neuf ans, ni bien ni mal-fait, & qui n'ayant jamais rien vu, tomboit dans des puérilités inconcevables.

Ce nouvel amant donna de l'inquiétude à Tourmeil; il étoit sûr de mon cœur, mais je ne disposois pas de moi; il se détermina enfin à faire expliquer mon père. Mes frères étoient tous à lui, & désapprouvoient ouvertement le mariage que l'on proposoit avec le provincial. Ils le traitoient avec une froideur extrême, & je lui disois des choses désagréables; mais ce jeune homme sans éducation ne les sentoit pas, il ne se fâchoit de rien.

Un soir que mon père ne soupoit point au logis, mes frères retinrent Tourmeil: notre provincial, qu'on n'en prioit pas, ne laissa pas de demeurer. Après en avoir été quelque temps en colère, nous prîmes le parti de nous moquer de lui. Tourmeil l'enivra de louanges pendant tout le repas. Enfin on nous avertit que mon père reviendroit bientôt; nous ne voulions pas qu'il trouvât Tourmeil au logis, je le priai de s'en aller, & mon nouvel amant dit en le voyant partir: Je suis fâché que M. de Tourmeil s'en aille, ce garçon-là me réjouit beaucoup; s'il veut venir chez moi passer quatre ou cinq mois, nous nous divertirons agréablement. Cela étant, dit le chevalier en me parlant tout bas, je ne vous conseille pas de vous opposer à ce mariage. Je ne pus répondre à cette folie, car mon père entra, & nous l'obsedâmes de telle sorte, qu'il fut impossible au provincial de parler que pour prendre congé de la compagnie.

Les fréquentes instances qu'on faisoit auprès de mon père pour la conclusion de mon mariage avec ce jeune homme, furent cause que mes frères & moi nous prîmes enfin la résolution de lui parler du dessein où Tourmeil étoit d'entrer dans notre alliance. Le comte de Livry, mon frère aîné, se chargea de l'affaire. Il prit si bien son temps, qu'il eut le loisir d'entretenir mon père en particulier, & de lui représenter qu'outre tous les avantages qu'on trouvoit dans cette alliance, il croyoit qu'on étoit dans une obligation indispensable de faire quelque chose en faveur de Tourmeil, & qu'un tel contentement ne seroit qu'une foible reconnoissance du grand service qu'il avoit rendu à notre famille. Il y a déjà quelque temps, répondit mon père que je m'aperçois du dessein de Tourmeil, que vous me déclarez de sa part; je l'estime infiniment, mais il n'est pas assez riche, il faut qu'il relève sa maison. M. de Briance veut lui faire épouser une fille dont le bien est si considérable, qu'il rétablira ses affaires; je crois inutile de vous dire que c'est son avantage, vous le voyez aussi bien que moi, & qu'il n'est pas moins avantageux à votre sœur d'épouser M. de Briance, qui revient incessamment pour terminer cette affaire. Elle auroit de la peine à trouver un meilleur parti; j'espère qu'elle obéira de bonne grace, car ma parole est donnée, & je vous avertis que je la tiendrai.

Ce petit discours, prononcé avec un ton de fermeté paternelle, déconcerta mon frère, & le jeta dans une si grande consternation, qu'il ne put m'en apprendre la triste nouvelle, sans que je m'aperçusse de la douleur dont il étoit pénétré. Tourmeil se désespéroit, & je m'affligeois immodérément: notre passion redoubla par cet obstacle à notre bonheur. Il falloit cependant cacher mes larmes; mes frères prirent mes intérêts jusques à s'attirer la colère de mon père.

Tourmeil n'osoit plus paroître, je le voyois seulement quelquefois; mes frères l'introduisoit eux-mêmes en secret; mais tout le temps de notre entrevue se passoit à répandre des larmes. Enfin mon père m'apprit quelle étoit sa résolution à ce sujet. Je n'oubliai rien pour le fléchir, ce fut inutilement; & je tombai dans un tel accablement, que la fièvre m'ayant pris je fus huit jours à l'extrémité. Quelque temps après, mes frères trouvant un peu d'amendement, s'avisèrent, dans le dessein d'apporter quelque soulagement à ma maladie, d'introduire un soir Tourmeil dans ma chambre: en effet le plaisir que j'eus de le voir ne contribua pas peu au rétablissement de ma santé, & l'accueil que je lui fis, à le consoler de son malheur.

Il me paroissoit surprenant que mon père, qui aimoit si tendrement ses enfans, pût se résoudre à me rendre malheureuse; mais je dois cette justice à sa mémoire, il crut que j'oublierois facilement Tourmeil quand je ne le verrois plus, & il vouloit me donner un rang au dessus des autres dames de la province, en me faisant épouser M. de Briance.

C'étoit une affaire arrêtée entre eux; & la lettre que nous avions interprétée suivant notre inclination, n'avoit point d'autre but que ce mariage: mon père le déclara dès que le contrat fut signé; il en reçut les complimens de tout le monde. Chacun me trouvoit très-heureuse, parce que le public n'étoit point informé du trouble de notre famille, qui sans doute aurait fait connoître la douleur que je ressentois: & l'on peut bien dire à la louange de Tourmeil, que malgré son désespoir il ne lui échappa jamais un seul mot qui pût marquer sa passion. Le profond respect qu'il avoit toujours eu pour moi, lui ferma la bouche; satisfait de ma tendresse il n'accusoit de nos malheurs que sa mauvaise fortune.

Enfin M. de Briance vint me voir. Je me souviendrai toute ma vie de ce jour si cruel pour mon repos; j'avois rappelé mon courage, afin d'obéir de bonne grace; mais l'amour ne le vouloit pas. Je répondis peu de choses à tout ce que M. de Briance me dit en galant-homme, j'étois abattue de ma maladie, & encore plus de ma douleur; & malheureusement je lui parus si belle dans cet état languissant, qu'il ne me quittoit presque plus: je fondois en larmes dès qu'il étoit retiré.

Tourmeil, qui ne pouvoit plus être le maître de lui-même, ne regardant M. de Briance que comme un rival odieux, vouloit absolument se battre contre lui. Mes frères, voyant que leurs efforts pour l'en empêcher étoient inutiles, se chargèrent d'une lettre qu'il m'écrivit, par laquelle il me demandoit de me voir encore une fois: j'y consentis. Ils furent tellement attendris de notre conversation, & si touchés de notre douleur, qu'ils jugèrent à propos de nous séparer l'un & l'autre. Ils se preparoient pour emmener Tourmeil, lorsque l'appréhension où j'étois qu'il n'allât se perdre, fit que, l'arrêtant par le bras, je lui représentai que son dessein de se battre contre M. de Briance ne me seroit pas moins fatal qu'à lui-même, puisque ce combat seroit un éclat capable de donner atteinte à ma réputation, & qu'il ne pourroit plus demeurer tranquillement avec nous, ni songer à me revoir de sa vie, quelque avantage qu'il pût remporter sur son ennemi. Ces paroles calmèrent sa fureur & firent une impression si forte sur son esprit, qu'il protesta en me quittant, que son obéissance & sa soumission à mes ordres me convaincroient plus que jamais de la sincérité de sa passion. Après bien des larmes répandues, mes frères l'emmenèrent, & je demeurai dans une affliction qui ne se peut exprimer.

Tourmeil étant sorti d'auprès de moi, manda par une lettre à M. de Briance, que cette riche héritière dont il lui avoit parlé ne lui convenoit pas, & qu'il vouloit voyager quelques années, avant de songer à son établissement.

D'abord M. de Briance fut touché du départ de Tourmeil; mais quelques soins qu'il lui avoit remarqués pour moi, le consolèrent bientôt de son absence; & dans l'impatience où il étoit de m'épouser, il ne se donna point de repos jusqu'au jour de notre mariage. On me para, je me laissai habiller comme on voulut, je fus conduite à l'église avec la même docilité, & ramenée chez mon père, où je passai la journée à recevoir les complimens de toutes les personnes de distinction qui étaient alors dans la ville.

Le lendemain M. de Briance me mena chez lui; on ne pouvoit rien ajouter à la magnificence de sa maison & à celle de son équipage. Il me donna des pierreries d'un prix considérable, & m'accabla de tous les présens qui font plaisir à une jeune personne. Mais cela n'étoit pas capable de toucher mon cœur, j'avois perdu le seul bien qui le rendoit sensible. Cependant je vécus avec tant de complaisance pour M. de Briance, qu'il étoit très content de sa destinée, & que son amour pour moi sembloit augmenter tous les jours.

Tourmeil ayant bien senti qu'il lui seroit impossible de supporter un coup si funeste, s'étoit rendu à Paris chez un de ses oncles qui étoit son tuteur, & qui l'aimoit tendrement: il lui avoit fait entendre que s'étant battu sur une querelle assez légère, il étoit nécessaire qu'il sortît de France, jusqu'à ce que cette affaire fût accommodée.

L'oncle, qui avoit su par M. de Briance le combat de son neveu & de mon frère crut facilement cette seconde aventure, & lui donna promptement de l'argent: dès que Tourmeil l'eut touché, il prit le chemin de Lyon, pour se rendre à Venise. Ce ne fut pourtant qu'après avoir écrit à mes frères & m'avoir dit adieu, en m'assurant de sa passion immortelle, & me souhaitant un repos dont je n'ai jamais joui depuis son départ.

Mes frères balancèrent long-temps s'ils me feroient voir cette dernière marque de l'amour de Tourmeil; mais enfin le chevalier m'apporta cette funeste lettre; je la lus mille fois, elle renouvela toutes mes douleurs; & je m'affligeai si cruellement, que le chevalier se repentit de me l'avoir donnée. J'y trouvai que Tourmeil mandoit au chevalier de ne lui point faire de réponse parce qu'il changeroit de nom en s'embarquant avec les troupes que les Vénitiens envoyoient dans la Morée, où il alloit chercher la fin d'une vie que son amour infortuné rendoit si malheureuse, & qu'il me sacrifioit sans regret.

Je cachai ma douleur avec beaucoup de soin. La langueur où j'étois augmenta par la violence que je me faisois sans cesse: les médecins m'ayant ordonné de prendre l'air de la campagne, M. de Briance me mena dans une de ses terres, dont la solitude me parut plus convenable à ma tristesse, que les fréquentes visites du grand monde. Content de notre mariage, il y passoit presque tous les jours à chasser, & à me procurer, par des soins empressés, les plaisirs qu'il croyoit me pouvoir être agréables.

Mes frères étant sur le point d'aller à Paris pour commencer d'entrer dans le service, vinrent me voir au commencement du printemps.

Il y avoit environ six mois qu'il étoient dans cette grande & fameuse ville, quand mon père, s'étant trop échauffé à courre un cerf, prit une pleurésie qui en sept jours nous enleva un cœur très-zélé pour ses enfans, & le meilleur père qui fut jamais. M. de Briance sentit cette perte aussi vivement que moi: ce malheur nous fit revenir à Rennes; mes frères s'y rendirent aussi: & ayant partagé la plus belle succession de la province, avec M. de Briance qui leur donna des marques de son amitié par un désintéressement sans exemple, ils retournèrent à Paris, dont les plaisirs leur avoient ôté le goût de ceux des autres villes; ensuite ayant obtenu l'agrément pour deux régimens qu'ils achetèrent, ils ont toujours resté dans le service, & ne sont venus que l'année dernière dans ce pays-ci, où l'honneur qu'ils eurent de vous voir leur a donné tant d'impatience de venir.

Il y avoit près de deux ans que j'avois épousé M. de Briance, quand il fut attaqué d'une fièvre violente qui le mit en danger dès le troisième jour. Je me trouvai sincèrement affligée, il s'en aperçut; & le dernier jour de sa maladie, m'ayant prié de faire sortir tout le monde, il me dit, en me tendant la main: Madame, je mourrois avec le regret d'avoir causé vos malheurs, si je n'avois toujours eu lieu de croire que votre vertu vous avoit fait surmonter le penchant que vous aviez pour Tourmeil; son départ, qui précéda de quelques jours mon mariage, me fit connoître la douleur qu'il en ressentoit; mais je crus que ce n'étoit qu'un transport de jeune homme, que le temps appaiseroit. Il est juste que je répare ce mal: je l'institue mon héritier; & s'il revient, comme je l'espère, je vous supplie, madame, de le recevoir comme un époux digne de vous; je souhaite de tout mon cœur qu'il remplisse ma place. Je restai si interdite & si touchée de ce discours, que je n'eus pas la force d'y répondre. Mes larmes redoublèrent; il survint une foiblesse à M. de Briance; j'appellai du monde, & quelques heures après il mourut, en témoignant jusques au dernier moment une parfaite connoissance & un courage héroïque.

Sa mort me déconcerta; je renonçai au commerce du monde, & je partis de Rennes, où nous étions alors, pour aller vivre en récluse à la campagne, où j'ai toujours demeuré depuis ce temps-là; & sans les prières de mes frères, & leurs intérêts qui me sont très-chers, je n'aurois point abandonné la solitude où j'ai toujours vécu depuis la mort de M. de Briance & où me retiennent les cruelles inquiétudes que je sens de l'absence de Tourmeil. Je vous avouerai que je m'en suis informée avec beaucoup de soin; mais comme il a quitté son nom en s'embarquant parmi les troupes vénitiennes, il m'a été impossible de savoir ce qu'il est devenu.

Kernosy & Saint-Urbain dirent à madame de Briance qu'elle ne devoit pas perdre toute espérance, qu'elle étoit trop ingénieuse à se faire de la peine, & que Tourmeil, par sa prudence, pouvoit être échappé des dangers que son désespoir lui avoit fait chercher si loin. Ces deux aimables sœurs, après avoir fait leur possible pour la maintenir dans cette pensée, finirent leur conversation par un remerciement du récit que la marquise avoit eu la bonté de leur faire, & se retirèrent.

Le lendemain les comédiens ayant pris congé de la compagnie, partirent fort regrettés, pour se rendre incessamment à Rennes, suivant l'ordre, disoient-ils, qu'ils en avoient reçu de gens à qui ils ne pouvoient se dispenser d'obéir. Quelques heures après leur départ, on vit entrer à cheval dans la cour du château un homme d'assez bonne mine, suivi de deux valets: madame la vicomtesse étant avertie de son arrivée, alla le recevoir très-obligeamment. Elle le conduisit dans son cabinet, où ils restèrent en conférence pendant plus de deux heures. Le baron de Tadillac, étonné de cette longue audience, dit en badinant, au sujet de cet inconnu, qu'il l'auroit cru son rival, s'il n'avoit remarqué, en le voyant passer, qu'il n'étoit pas du goût de madame la vicomtesse, qui ne vouloit point d'amant suranné.

Enfin la vicomtesse vint retrouver la compagnie, & Fatville, en entrant dans la salle pour dîner, courut embrasser l'inconnu, qui alors ne le fut plus, parce qu'il l'appela son oncle. Elle dit à ses nièces de ne se point engager au jeu quand on seroit sorti de table, qu'elle avoit à leur parler en particulier. Cette bonne tante les ayant fait toutes deux passer dans son cabinet, après une longue & ennuyeuse harangue, pour leur prouver que l'une & l'autre lui avoient des obligations infinies, apprit à mademoiselle de S.-Urbain, comme une suite de ces prétendues obligations, qu'elle venoit de signer les articles d'un mariage très-avantageux pour elle, avec le frère de Fatville, qui étoit fort riche, un peu moins impoli que lui, & devenu d'une humeur plus sociable, par la pratique des honnêtes gens qu'il avoit vus à l'armée pendant quelques années de service.

Un coup de foudre n'auroit pas tant étonné mademoiselle de S.-Urbain, que cette nouvelle si peu attendue & si opposée à son inclination: elle ne cacha point la douleur qu'elle en ressentit. Mademoiselle de Kernosy parut aussi affligée que sa sœur; tout cela ne servit qu'à leur attirer un long discours de la vicomtesse sur l'obéissance aveugle que des filles bien élevées doivent à leurs parens, dont Saint-Urbain n'eut pas envie de profiter. Enfin la tante, croyant qu'il falloit faire diversion aux larmes, laissa ses nièces dans le cabinet, & vint apprendre à la compagnie la nouvelle du mariage de Saint-Urbain. Heureusement le chevalier de Livry n'étoit pas présent, son trouble auroit découvert l'intérêt qu'il y prenoit.

Le comte de Livry sortit promptement de la chambre pour prévenir son frère sur cette nouvelle, & prendre des mesures avec lui, capables de détourner le malheur dont il étoit menacé. D'autre côté, madame la marquise de Briance ayant les intérêts de son frère à ménager, & connoissant par expérience quelle pouvoit être la désolation d'une personne prête à perdre ce qu'elle aime, alla trouver Saint-Urbain qui fondoit en larmes: elle lui représenta que le mariage qui venoit de se proposer étoit bien loin de se conclure, qu'il se trouveroit mille prétextes pour le différer, & même pour le rompre; & qu'après tout la vicomtesse n'étant point sa mère, elle pouvoit, à l'extrémité, refuser d'obéir, & ne pas se sacrifier à ses caprices.

Kernosy approuva cet avis; Saint-Urbain, toujours disposée à prendre une espérance agréable, crut entrevoir qu'elle n'étoit pas tout à fait malheureuse, & trouva fort à propos de gagner adroitement du temps. Elle essuya ses larmes, se déterminant, suivant le sentiment de sa sœur, appuyé par madame de Briance, à recevoir l'oncle de Fatville avec une civilité apparente, afin de ne pas effaroucher la vicomtesse, qui, la voyant rentrer avec une humeur tranquille, ne douta pas un moment que ce ne fut un effet de sa morale, & s'applaudit plus d'une fois d'avoir eu l'esprit de persuader sa nièce. L'oncle de Fatville parut en ce moment, & fit son compliment à Saint-Urbain, qui lui répondit peu de choses, & Fatville ajouta au sujet présent tout ce qu'il avoit entendu dire de mauvais en de semblables occasions. Madame de Salgue s'étant aperçue que ce mariage n'étoit pas du goût de Saint-Urbain, ne lui en parla que pour la plaindre. La baronne de Sugarde, persuadée que le chevalier n'avoit plus d'espérance de l'épouser, & qu'après un tel événement elle pouvoit plus facilement s'approprier cet amant par ses charmes, dissimula finement la joie qu'elle en ressentit au fond du cœur, & se garda bien de témoigner à Saint-Urbain d'autres sentimens que ceux que ses amies faisoient paroître.

Le chevalier, qui venoit de rentrer avec son frère, eut bien de la peine à se contraindre, pour cacher le chagrin qu'il avoit de voir Saint-Urbain dans une espèce d'indifférence sur le sujet de cette fatale nouvelle, & d'en apprendre la confirmation par la bouche même de la vicomtesse, qui prévint la compagnie dans ce moment, que le frère de Fatville devoit arriver sur le soir.

Alors transporté d'amour & de désespoir, sans se donner le temps de rien examiner, il courut à l'écurie prendre un cheval; & pour s'éloigner du château avec plus de diligence, il le poussa à toutes jambes sur le chemin de Rennes, par où devoit arriver son odieux rival.

Le jour commençoit à baisser, quand le bruit de quelques chevaux tirèrent le chevalier de sa rêverie. Il aperçut de loin un homme à cheval enveloppé dans un gros manteau rouge, suivi de trois personnes aussi à cheval; & ne doutant plus que ce ne fût son rival, il courut l'épée à la main attaquer celui qui paroissoit le maître. Voyons, dit-il en l'abordant, d'un ton de voix que la colère rendoit méconnoissable, si tu es plus digne que moi du bien que tu cherches à m'enlever.

Cet homme, qui étoit prévenu d'un chagrin aussi pressant que celui du chevalier, jeta promptement son manteau, & mit l'épée à la main. Ils se battoient un égal avantage, quand les gens de la suite de l'inconnu se mirent en devoir de les séparer; mais il leur ordonna de se retirer. Le son de cette voix suspendit la colère dont le chevalier étoit animé. D'abord il fit reculer de quelque pas son cheval, & baissant la pointe de son épée, il s'écria: Quoi! je viens d'attaquer une vie que je défendrois mille fois au prix de la mienne! L'inconnu, c'étoit Tourmeil, surpris d'entendre la voix du chevalier de Livry qu'il distinguoit fort bien, demeura tout immobile, & ne savoit que penser d'une telle aventure. Enfin ces deux amis, revenus de leur étonnement, & se sentant l'un & l'autre le cœur attendri, s'approchèrent, & s'embrassèrent avec toute la joie qu'une véritable amitié peut causer. Le chevalier vouloit apprendre en peu de mots à son ami le dessein qui l'avoit conduit dans cet endroit. Tourmeil l'interrompoit à tout propos, pour lui parler de madame de Briance. Dans ce moment, la curiosité les poussoit tous deux à se faire plusieurs questions à la fois; & jamais conversation ne fut ni moins suivie, ni plus intéressante; ils en oublièrent leur chemin.

Un homme à cheval qui venoit le grand galop, s'arrêta pour leur demander s'il y avoit encore bien loin du lieu où ils étoient, au château de Kernosy, & leur témoigna qu'il étoit fort pressé de s'y rendre. Le chevalier, curieux de savoir quel étoit le motif de cet empressement, lui répondit qu'ils y alloient, & qu'il pouvoit les suivre. Cet homme étoit le valet de chambre du frère aîné de Fatville, & très-grand causeur. Il fut ravi de trouver matière de parler; ce plaisir, ralentissant le désir de continuer son voyage, lui fit faire tout au long le récit d'un accident qui avoit contraint son maître de s'arrêter dans un village à deux lieues de Rennes, où on le pansoit d'une blessure qu'il s'étoit faite à la jambe en tombant de cheval; il avoit fait partir ce valet, pour en porter la nouvelle à son frère, à son oncle, & à madame la vicomtesse.

Tourmeil, entendant tout cela, dit en particulier au chevalier de Livry, que l'amour ne favorisoit pas les intentions de son rival, & que ce retardement leur donneroit le temps de rompre un mariage dont on ne voyoit nulle apparence d'heureux succès. Ensuite ils continuèrent leur chemin sans se parler. Le chevalier étoit occupé de l'état présent de sa destinée, & Tourmeil sentoit des transports de joie qui augmentoient à mesure qu'il aprochoit du lieu où étoit madame de Briance. Ce n'est pas que l'appréhension de ne la pas trouver dans les mêmes sentimens où il l'avoit laissée, ne lui causât bien de l'inquiétude; mais rien ne peut balancer dans un cœur amoureux le plaisir de voir ce qu'il aime.

Tourmeil, en arrivant au château, pria le chevalier de ne le pas faire connoître à la compagnie, avant qu'il eût apris de que le manière madame de Briance vouloit qu'il en usât avec madame la vicomtesse. On n'y parloit alors que du chevalier de Livry, tout le monde étoit en peine de son absence. Kernosy, Saint-Urbain, & madame de Briance, craignant qu'il ne lui arrivât quelque malheur, prièrent le comte de Livry & le baron de Tadillac de l'aller chercher sur le chemin de Rennes; mais la nuit déjà un peu avancée quand ils montèrent à cheval, fut cause qu'ils s'égarèrent, & qu'après bien des détours inutiles, ils ne revinrent au château que dans le moment de l'arrivée du chevalier, qui entroit dans sa chambre avec Tourmeil. Il auroit bien voulu le faire monter secrètement, mais cela n'étoit pas possible. Il donna ordre qu'on allumât promptement du feu; qu'on fournît à son ami tous les rafraîchissemens nécessaires, & qu'on le laissât reposer, en attendant qu'il pût lui faire compagnie; ensuite il vint introduire le valet de chambre du frère de Fatville, qui fit son compliment à madame la vicomtesse de la part de son maître, & lui apprit la nouvelle de sa blessure. La présence du chevalier rassura toutes les belles personnes qui s'intéressoient à lui; les Fatville seuls & madame la vicomtesse paroissoient n'être attentifs qu'au discours du valet de chambre. Après plusieurs questions qu'ils lui firent en particulier touchant la chute de son maître, ils résolurent de partir tous deux le lendemain, pour le faire transporter à Rennes.

Cependant Saint-Urbain & la Marquise querelloient le chevalier de son départ précipité; la honte d'avoir fait cette course inutile, l'empêcha de leur en découvrir le véritable motif; il leur dit seulement tout bas: je vous apprendrai ce soir la raison qui m'a fait monter à cheval avec tant de diligence, & je suis sûr que madame de Briance m'en saura bon gré.

La vicomtesse ayant rejoint la compagnie, demanda au chevalier d'où il venoit. Le baron, qui voyoit que cette question embarrassoit le chevalier, & le comte de Livry qui venoit d'arriver aussi, lui répondit: c'est un petit secret qui me regarde, Madame, dont j'aurai l'honneur de vous rendre compte ces jours-ci. Par-là il les tira d'affaire.

Ce même soir, Fatville & son oncle, avant de passer dans leur appartement, prirent congé de la compagnie pour quelques jours. Chacun s'étant retiré, Kernosy & Saint-Urbain se rendirent dans la chambre de la marquise, où l'on devoit tenir conseil sur les moyens de rompre le mariage que l'accident arrivé au frère de Fatville avoit retardé. Sa prudence leur faisoit espérer que le résultat de l'assemblée ne seroit pas infructueux; & l'ascendant que le baron avoit sur l'esprit de la vicomtesse sembloit les assurer que tout réussiroit comme elles le souhaitoient.

Le comte & le chevalier de Livry y étoient déjà, dans une joie que ces deux aimables sœurs ne trouvèrent point convenable à l'état présent des affaires dont il étoit question. Quel espoir favorable, dit Saint-Urbain en entrant, vous inspire la joie que je vois répandue sur vos visages? nous sera-t'il permis d'y prendre part? Madame de Briance prit la parole, & répondit: Après le bonheur inespéré que le ciel m'envoye aujourd'hui, on peut tout attendre de la fortune. Tourmeil revient, & il revient avec les mêmes sentimens qu'il avoit à son départ. Le chevalier a été ce soir sur le chemin de Rennes; il a trouvé un homme qu'il lui a envoyé pour savoir si sa présence me seroit agréable. Kernosy & Saint-Urbain prenoient tant de part à tout ce qui regardoit madame de Briance qu'elles oublièrent en ce moment leurs intérêts propres, & ne parlèrent plus que de Tourmeil. L'essor qu'elles donnnèrent à la joie qui les pénétra, & leur manière de féliciter la marquise, réprésentoient parfaitement le plaisir que cette agréable nouvelle leur faisoit sentir au fond de l'ame. Alors le chevalier voyant tout le monde animé du même esprit, dit: Je vois bien qu'on ne sera pas fâché que j'amène ici celui que Tourmeil m'a envoyé. Il sortit, après avoir apris en peu de mots à Saint-Urbain que le projet de la vicomtesse l'avoit mis au désespoir, & revint aussi-tôt dans la chambre avec Tourmeil, dont l'air négligé & semblable à celui d'un homme qui arrive d'un grand voyage, ne laissa pas de charmer, par sa bonne mine, tous ceux qui ne le connoissoient pas encore. Madame de Briance, frappée d'une vue si chère & si peu attendue, fit un grand cri, & demeura immobile sur sa chaise. Tourmeil, surpris de la voir dans cet état, se jeta à genoux à ses pieds, & lui baisa les mains, sans avoir la force de prononcer une parole. Il n'y avoit alors personne de l'assemblée qui ne fût instruit de sa passion, le chevalier l'en avoit averti avant que d'entrer. Kernosy & Saint-Urbain ne le crurent point une personne envoyée de la part de Tourmeil; elles reconnurent d'abord à son port majestueux que c'étoit lui-même.

Le comte de Livry, tout joyeux de recouvrer le meilleur de ses amis, courut l'embrasser; & jugeant bien que madame de Briance & son amant étoient encore trop occupés de leur bonheur pour pouvoir parler d'autre chose, proposa aux deux aimables sœurs & au chevalier de passer dans un cabinet prochain, où ils prirent ensemble, avec le baron de Tadillac qui venoit d'arriver, des mesures certaines pour déterminer la vicomtesse à l'épouser. Le chevalier donna tranquillement son avis à ce sujet, ayant l'esprit en repos du côté de Saint-Urbain, qui lui avoit promis de ne jamais obéir à sa tante, quand elle lui proposeroit un mariage contraire au choix de son cœur. Le comte ne fut pas moins satisfait de la conversation qu'il eut avec mademoiselle de Kernosy: & le Baron s'engagea de faire tous ses efforts auprès de la vicomtesse, afin de rompre le mariage qu'elle avoit proposé du frère de Fatville, & leur procurer à tous l'accomplissement de leurs souhaits. Pour récompense de sa bonne volonté, les deux aimables sœurs, le voyant dans l'impatience de savoir où étoit Tourmeil, lui dirent qu'il le trouveroit chez madame de Briance: aussi-tôt il y alla lui rendre visite. Son compliment ne fut pas de longue durée; mais son cœur étoit sur ses lèvres: ensuite il vint avec eux rejoindre la compagnie, qui donna de nouvelles marques de la joie que chacun ressentoit en soi-même. On leur fit part du résultat de l'assemblée, & de l'embarras où l'on étoit pour trouver un homme affidé qui eût l'esprit de feindre qu'il étoit un courrier, & de dire au baron, en lui rendant une lettre de la part de son tuteur, de faire réponse le même jour, parce qu'il étoit obligé de retourner en diligence. Tourmeil leur offrit un gentilhomme qui étoit à lui, capable de réussir dans quelque entreprise que ce fût; & leur ayant appris l'endroit où il l'avoit laissé avec les autres domestiques, le baron y alla le lendemain dès le matin, afin de l'instruire sur tout ce qu'il il auroit à faire.

Cependant la marquise, qui ne vouloit pas encore faire connoître Tourmeil à la vicomtesse, ni divulguer son retour sans avoir levé tous les obstacles qui auroient pu suspendre l'exécution du testament de feu M. de Briance, par lequel Tourmeil étoit institué son héritier universel, pria le baron, dont le génie le mettoit au dessus de toutes les difficultés, d'imaginer un moyen pour le faire demeurer inconnu pendant quelques jours dans le château. C'est une affaire faite, lui dit-il, si vous trouvez bon que M. de Tourmeil représente le maître dans la troupe de nos comédiens de campagne. Quelle apparence que cela se puisse exécuter? répondit S.-Urbain; il faudroit donc que nous les eussions ici. Le baron ayant répondu qu'ils n'en étoient pas éloignés, remit au lendemain à leur apprendre son dessein, & Tourmeil promit qu'il joueroit un rôle assez mal, afin de mieux tromper madame la vicomtesse, & de la persuader que ce seroit véritablement un comédien de campagne. Leur conversation finit là; & la nuit étant déjà bien avancée, chacun se retira.

Le chevalier de Livry emmena dans sa chambre le comte de Tourmeil, qui étoit trop préoccupé pour se livrer entièrement au sommeil; le plaisir d'être près de madame de Briance & de la retrouver fidèle, remplissoit son esprit de telle sorte, qu'il en perdit le repos de la nuit; & la marquise, agitée de ce trouble charmant qu'inspire la douceur de revoir ce que l'on aime, ne la passa pas avec plus de tranquillité.

Le baron alla du matin avertir Tourmeil & le chevalier, que, pour satisfaire au billet de loterie, qui lui ordonnoit de régaler toutes les dames par une fête, il avoit retenu les comédiens & les musiciens, qui attendoient ses ordres dans un village à trois lieues du château; qu'il n'avoit feint leur départ, que pour surprendre la vicomtesse par leur retour, parce qu'elle ne trouvoit à son gré que les choses extraordinaires. Et afin que Tourmeil fût dispensé de jouer aucun rôle, il le pria de prendre la qualité de maître de la troupe.

Ce n'est pas tout continua-t-il en regardant le chevalier de Livry, songeons au dénouement de nos aventures. Aidez-moi, s'il vous plaît, tous deux à faire arriver ici notre prétendu courrier qui m'apportera une lettre de la part de mon tuteur, dont je vous ai parlé: je vais en faire le modèle; il m'y proposera un mariage avantageux, & me donnera un ordre positif de partir en diligence. Je me plaindrai des rigueurs de la fortune, je communiquerai ma lettre à madame la vicomtesse; & voilà précisément ce qui la déterminera. Mais si elle alloit consentir à votre départ, reprît le chevalier, que ferions-nous? Il faudroit s'éloigner, sans doute, répondit le baron. Je vois bien que vous n'avez pas beaucoup de foi à mes charmes; je trouverai de nouveaux expédiens, s'il en est besoin: hasardons toujours ce que j'ai résolu. J'espère que M. le comte de Tourmeil aura la bonté de faire une copie bien lisible du modèle que je lui donnerai tout à l'heure; madame la vicomtesse ne connoît point son écriture; étant ici comme prisonnier, il aura le temps de réussir, & même d'ajouter à cette lettre, dont vous craignez tant l'événement, tout ce qu'il jugera le plus à propos pour la rendre très-pressante.

Ce fut à cette occasion que le chevalier instruisit Tourmeil des différens intérêts qui les rassembloient tous dans le château, & qu'il lui fit comprendre que la jalousie qu'il avoit conçue contre le baron, n'étoit fondée que sur des rapports peu vraisemblables qu'on lui avoit faits à Rennes de la passion de son prétendu rival pour madame de Briance. Tourmeil, touché de ce discours plein d'amitié du chevalier, lui avoua qu'il avoit eu trop de facilité à se laisser surprendre; qu'il avoit cru se battre contre le baron, quand il se vit attaqué dans un bois sur la route de Rennes; mais que l'accueil favorable de madame de Briance l'avoit entièrement désabusé de sa crédulité; & il le pria de ne parler à qui que ce soit de cet aveu.

Le baron vint sur ces entrefaites les retrouver, & lut la lettre, dont l'invention fabuleuse leur fit beaucoup de plaisir. Il la mit ensuite entre les mains de Tourmeil, afin que, l'ayant transcrite, on pût en charger ce gentilhomme qui devoit passer pour un courrier: enfin, ne voulant pas laisser écouler inutilement le temps qu'il avoit fixé pour donner une fête aux dames, il dit au chevalier, qu'ayant conçu le dessein de joindre au divertissement de la comédie une espèce d'opéra, il ne pouvoit s'adresser qu'à lui, qui avoit une grande facilité à faire des vers, pour avoir quelques dialogues d'une scène ou deux seulement; qu'il attendoit incessamment cette pièce, afin de la faire mettre en musique par le plus habile des musiciens qui étoient à sa suite. Le chevalier répondit, que les inquiétudes dont son esprit étoit agité l'empêchoient d'entreprendre cet ouvrage; mais que Tourmeil y réussiroit mieux que tout autre. Si c'est au plus content, reprit Tourmeil, à faire les vers dont il s'agit, je pourrois assez justement être préféré; mais par toute autre raison le choix doit tomber sur vous. Le baron, impatient d'entendre ces complimens: je vois bien, leur dit-il, que ceci va se passer en politesses; je prétends avoir un divertissement pour l'accomplissement de la fête que je dois donner; & si vous me fâchez, je vous proposerai d'en faire la musique. Enfin le chevalier & Tourmeil étant convenus de donner au baron les vers qu'il désiroit, il s'en alla, l'esprit content, faire sa cour à la vicomtesse qui venoit de se lever. Madame de Briance vint dans la chambre de son frère, où elle eut le plaisir de voir Tourmeil; & ne pouvant se dispenser de rendre visite à madame la vicomtesse, elle passa dans son appartement un peu avant le dîné, accompagnée du chevalier, qui s'offrit de lui donner la main, après s'être informé par son valet si l'on avoit soin d'exécuter les ordres qu'il avoit donnés dès le matin, afin que rien ne manquât de tout ce qui seroit nécessaire à Tourmeil pendant la journée, & qu'il fût ponctuellement servi à l'heure du dîné.

Comme Tourmeil avoit promis de travailler aux vers que lui avoit demandés le baron, on resta plus long-temps avec madame la vicomtesse. Madame de Briance, pour épargner les frais de la conversation, dit qu'elle avoit un conte de fée à dire. La vicomtesse, qui avoit marqué son goût pour cette sorte d'ouvrages, fut ravie que madame de Briance voulût bien se prêter à cet amusement: elle la pressa même de ne pas différer ce plaisir. Madame de Briance, instruite par le chevalier de Livry que Tourmeil en avoit un qu'il avoit fait, & qui étoit dans sa cassette, lui dit de l'aller chercher. Le chevalier l'apporta tout aussi-tôt; & voyant que tout le monde se disposoit à écouter madame de Briance, il sortit pour aller tenir compagnie à Tourmeil. La marquise, obligée de se priver du plaisir de voir son amant, s'en fit un de s'en occuper en lisant du moins son ouvrage. Elle commença ainsi:




ÉTOILETTE,
Conte.

Un roi & une reine, maîtres d'un fort beau royaume, régnoient sur des sujets vertueux & très-vaillans. C'étoit un grand bonheur pour eux que cette dernière qualité se trouvât dans leurs peuples, car ils étoient obligés de soutenir une guerre continuelle contre un roi, qui, sur des raisons assez plausibles, pretendoit un tribut sur son voisin. Ce roi s'appeloit le roi Guerrier, nom qui lui convenoit à merveille. Il venoit tous les ans à main armée demander au roi Pacifique l'exécution de certains traités fort anciens, faits par la nécessité. Pacifique refusoit toujours de s'y soumettre, tant parce qu'ils étoient onéreux, que parce qu'il ne s'y étoit jamais engagé.

Pacifique avoit un fils très-bien fait, jeune; plein d'esprit & de valeur, charmant, parfait enfin, s'il n'eût point connu l'amour. Mais presque au sortir de l'enfance cette fatale passion s'empara si bien de son cœur, & s'en rendit tellement maîtresse, que sa gloire en étoit obscurcie. Uniquement rempli de l'objet de son amour, il laissoit ravager impunément le royaume de son père; insensible à la désolation de son pays & aux murmures des peuples, il n'étoit occupé que de sa maîtresse.

Pacifique, justement irrité de cette conduite du prince, menacé de se voir forcé dans sa capitale, & abandonné de ses propres sujets, qui dans leur désespoir pouvoient reconnoître le roi Guerrier, pour conserver leurs vies & leurs biens si mal défendus par leur souverain légitime, résolut d'en parler sérieusement à son fils.

Ismir (c'étoit le nom du jeune prince) étant venu au lever du roi: Mon cher fils, lui dit ce bon vieillard, vous avez vu avec combien de valeur mes peuples ont défendu votre héritage, tant que vous n'étiez pas en âge de partager leurs périls dans les combats. Ils espéroient que vous ne démentiriez point le sang dont vous sortez, & qu'un jour peut-être vous surpasseriez la gloire de vos ancêtres; cependant depuis que vous êtes en état de seconder leurs efforts & de venger nos injures, d'où vient, mon fils, dédaignez-vous de prendre la conduite de mes armées? Ignorez-vous qu'un prince doit donner l'exemple? Tout l'univers a les yeux sur vous; vous devez compte de vos actions à la postérité: quelle opinion voulez-vous qu'elle ait de vos vertus? J'ai vieilli dans les travaux, j'ai soutenu la gloire de cet empire; maintenant affoibli par les ans, presque privé de la vue, je ne puis aider mes peuples malheureux à repousser la violence d'un agresseur qui nous fait injustement la guerre: le conseil & l'expérience sont les seules ressources qu'ils peuvent encore trouver en moi. J'avois compté sur ton bras; tromperois-tu mon espérance, mon cher fils? Me laisserois-tu descendre au tombeau avec la douleur de te voir ravir la couronne qui t'attend? Non, tu ne me feras point rougir; sois digne de moi, du sang illustre qui coule dans tes veines; cours à la défense de sujets fidèles qui bientôt doivent recevoir tes lois.

Mon père, répondit le prince avec un air tranquille, ce n'est point le manque de courage qui me fait regarder avec indifférence le péril dont votre royaume est menacé. Ce ne seroit pas non plus l'espoir de régner qui m'en feroit prendre la défense; & je ne verrois qu'avec une douleur violente, ce moment qui me couronneroit par une succession légitime. Aucun de ces motifs ne peut toucher mon cœur. Mais vous me rendez malheureux en me refusant la permission d'épouser la belle Etoilette, c'est le seul bien où j'aspirois; ma mère la traite comme une vile esclave, parce que le secret de sa naissance ne vous est point révélé: mes prières n'ont pu la fléchir, ni effacer ce titre odieux, dont je vous suppliois de ne point la flétrir; accordez-la à mes vœux, & je deviens un héros.

Quoi! reprit le vieux roi avec émotion, une esclave te paroîtra préférable au salut de l'état, au respect que tu dois à ton père! Que dis-je? à celui que tu te dois à toi-même? Tu déshonorerois ta vie par une alliance si honteuse? Et quand les filles des plus grands rois désirent ardemment de te voir choisir entre elles; une esclave, une fille sans nom, sans parens, prise dans une ville abandonnée par la terreur de nos armes, conservée par la seule compassion de mon général, & que la reine ta mère prit par pitié, tu veux, fils indigne, que je te donne à cette malheureuse? qu'elle devienne ma fille, & que, pour satisfaire tes désirs extravagans, je me couvre d'ignominie, que je fasse asseoir une esclave sur mon trône? Ne le présume pas, & s'il te reste encore quelques sentimens, rougis de la foiblesse d'une pareille proposition.

Cette esclave que vous méprisez tant, mon père, reprit Ismir un peu agité, est plus grande dans ses fers que les princesses les plus élevées: sa vertu, son courage, ses sentimens la rendent digne du trône le plus auguste. Pourquoi deviendrois-je l'époux d'une princesse enivrée de son rang, capricieuse & sans attachement pour moi? Etoilette, il est vrai, n'a de connus ni parens, ni haute alliance: mais n'êtes-vous pas assez grand roi pour lui tenir lieu de tout? Je n'ai pas besoin de vains titres; l'amour seul peut me rendre heureux. La sagesse & la beauté ont formé mes liens; la vertu d'Etoilette les a rendus immortels, & j'abandonnerois plutôt la couronne que de renoncer à....

C'est assez, mon fils, interrompit le roi Pacifique; vous saurez demain mes volontés. Le prince salua respectueusement le roi son père, & se retira, fort inquiet des suites de cette conversation.

Le roi alla de ce pas chez la reine, & lui raconta, dans l'amertume de son cœur, ce qui venoit de se passer entre son fils & lui. Cette princesse, naturellement fière & emportée, obtint aisément du roi son époux qu'il la laissât faire, & l'assura qu'il seroit bientôt vengé. Ce prince étoit si outré contre son fils; qu'il donna à la reine un pouvoir sans bornes de réduire le prince à l'obéissance, sans même s'informer des moyens qu'elle y emploieroit.

Etoilette se ressentit la première des fureurs de la reine; elle fut arrêtée, & des soldats cruels la mirent aux fers. Pourquoi m'enchaînez-vous? leur disoit-elle avec cette douceur aimable & ce son de voix capable d'attendrir les rochers. Si c'est par l'ordre du roi ou de la reine, dites-le moi seulement, j'obéirai; mais on s'abuse, si, par un traitement si rigoureux, on croit me contraindre à renoncer au charmant Ismir: je puis ne jamais l'épouser, mais je l'aimerai toujours. Ces barbares, sans daigner lui répondre, l'enlevèrent avec violence, & la portèrent au donjon d'une vieille tour, où l'on n'enfermoit d'ordinaire que les gens accusés des plus grands crimes; l'ayant jetée dans cette affreuse prison, ils en fermèrent les portes avec soin, & se retirèrent secrètement.

La belle & malheureuse Etoilette reconnut la reine à ces traits de sa vengeance. Son ame ne fut point émue de ces cruautés; mais ce lui fut un grand chagrin de ne plus voir celui à qui elle auroit sacrifié sa vie; s'en occuper étoit pour elle une espèce de soulagement, & il ne lui échappa aucun mouvement de colère contre ses persécuteurs. Liée étroitement, & couchée sur la terre nue, elle demeura ainsi jusqu'au soir. Alors une vieille esclave lui apporta à manger, & la délia sans ouvrir la bouche. Etoilette la remercia affectueusement, sans se plaindre de personne, & l'esclave se retira. Un dur & petit grabat étoit le seul meuble qui s'offrit à Etoilette, pour reposer ce corps si délicat, & tout meurtri des fers dont on l'avoit enchaîné. Elle s'y jeta, en versant des larmes que le souvenir de son tendre amant lui arrachoit, & passa la plus cruelle des nuits; mais elle souffroit pour son amant, & cette pensée seule l'animoit encore à souffrir.

On lui apportoit à manger aux heures ordinaires; elle n'y touchoit point. Une belle chatte blanche comme la neige, sautant des toits tous les soirs, entroit par la fenêtre de ce malheureux donjon, & mangeoit le souper d'Etoilette. Elle se couchoit la nuit, s'alongeant près de la belle esclave, & la réchauffoit: ce n'étoit pas un service médiocre, car il faisoit alors un froid épouvantable. Les heures, qui sembloient des instans auprès d'Ismir, étoient alors devenues de longues années.

Cependant le bruit se répandit que la belle Etoilette étoit perdue. Personne n'ignoroit, ni l'amour du prince pour cette charmante esclave ni la répugnance qu'y avoient le roi & la reine. Ainsi on se persuada aisément, ou qu'Etoilette avoit pris la fuite, ou que la reine l'avoit fait mourir. On n'osoit en parler au prince; il ne soupçonnoit même pas ce qui étoit arrivé, parce que depuis sa conversation avec le roi, il n'avoit osé se présenter à la reine sa mère, dont il connoissoit le caractère violent. Ce n'étoit cependant que chez la reine qu'il voyoit Etoilette; elle étoit si sage, qu'elle ne l'eût pas reçu ailleurs, & il aimoit mieux se priver pour quelques jours du plaisir de la voir, que d'exposer cette charmante fille à se ressentir de la colère où la reine devoit être contre lui. Il craignoit aussi qu'Etoilette, usant de l'empire qu'elle avoit sur son cœur, ne le forçât elle-même à se prêter aux désirs du roi son père, & il auroit souffert la mort plutôt que de renoncer à elle, & de la laisser sous la puissance tyrannique de la reine. Comme il n'étoit pas possible qu'il ignorât long-temps la disparition de sa chère Etoilette, le confident intime du prince hasarda enfin de lui annoncer cette fâcheuse nouvelle.

Qui pourroit exprimer sa douleur & le désespoir d'Ismir? Il prit cent résolutions, & ne s'arrêta qu'a celle de se tuer: son confident ne put l'en détourner qu'en lui réprésentant que si Etoilette vivoit encore, comme il y avoit lieu de le croire, le roi & la reine dévoueroient à la mort cette innocente beauté, qu'ils regarderoient comme l'unique cause de celle du prince: qu'il falloit donc se conserver pour elle, & attendre tout du temps. Le malheureux Ismir se rendit à ces sages conseils; mais il résolut de s'enfermer dans son cabinet, & de n'en sortir qu'après qu'on lui auroit rendu la belle Etoilette.

Le roi Pacifique ayant appris l'excessive douleur de son fils & sa funeste résolution, eut avis en même temps que le roi Guerrier, ayant remporté divers avantages & forcé tous les passages, alloit paroître aux portes de la capitale. Il courut à l'appartement d'Ismir: à quelle honte, mon fils, un fol amour va-t'il te livrer? lui dit ce père affligé. Tu abandonnes lâchement ta patrie, ton père, ta couronne. Vois, Ismir, vois l'extrémité où je suis réduit: repais-toi de ma douleur cruelle & de mon désespoir; jouis du plaisir de voir flétrir ma vieillesse & le sang illustre de tes ancêtres. Le roi Guerrier, à la tête d'une armée formidable, est déjà sous nos murs, & menace de les escalader. Mes troupes sans chef, prêtes à nous abandonner, vont te donner l'affreux spectacle de me voir en proie livré à la fureur d'un ennemi irrité. Si l'intérêt & la conservation de ton père ne peuvent te toucher, si tu as résolu de me laisser périr, laisse-moi expirer, j'y consens; mais, au nom des dieux, sauve un peuple malheureux & fidèle, & toi-même, mon cher fils!

Il s'arrêta à ces mots; la douleur étouffoit sa voix, & il tomba sur un siége en arrachant ses cheveux blancs.

Ismir, ému jusques au fond de l'ame par ce discours, & par la cruelle situation où il voyoit son père, prit les mains de ce triste vieillard, les serra tendrement dans les siennes, & tombant à ses genoux: Mon père! s'écria-t'il, daignez me pardonner; vivez si vous voulez que je vive; ajoutez-y, pour comble de faveur, qu'Etoilette me soit rendue après que j'aurai vaincu vos ennemis; je vais les combattre: conservez votre couronne, Etoilette seule fera ma félicité: aprenez-moi qu'elle vit encore.

Le vieux roi, ravi de retrouver son fils digne de lui, l'embrassa en versant des larmes de joie; il l'assura par les sermens les plus sacrés, qu'on n'avoit point attenté à la vie d'Etoilette, & qu'il la verroit à son retour. Persuadé par ces sermens, jouissant déjà en espérance du bonheur de voir sa chère Etoilette, le tendre Ismir baisa les mains du roi, qu'il arrosoit de ses larmes. On lui fit apporter une magnifique armure toute brillante d'or, de rubis, & de diamans; son père lui-même voulut l'armer, & lui donna un superbe coursier. Ismir, plus beau que le jour, impatient de combattre, embrassa encore une fois les genoux du roi son père; rempli de joie & d'ardeur, il monta fièrement à cheval, alla droit aux portes de la ville, qu'il se fit ouvrir aussi-tôt, & courut à l'ennemi.

La joie de revoir bientôt Etoilette, le jeta dans une douce rêverie qui pensa lui être fatale; il oublia tout à coup qu'il étoit en présence des ennemis, & ne revint à lui-même que quand il en fut entièrement entouré, & dans le plus grand danger de perdre la vie ou la liberté.

La garde avancée, qui avoit vu un cavalier de si bonne mine s'avancer, le prit d'abord pour un des principaux officiers du roi Pacifique, que ce prince envoyoit peut-être faire quelques propositions; mais ayant remarqué qu'il avançoit toujours, sans daigner répondre aux questions qu'on lui faisoit, elle l'entoura. Ismir sortit alors de sa profonde rêverie, & connut le péril où il s'étoit exposé si imprudemment. Mais loin d'en être effrayé, mettant promptement l'épée à la main, il fondit comme un aigle sur ceux qui se trouvèrent plus près de lui: il en abattit douze en un instant, & se fit faire place. Les autres, irrités & ardens à venger leurs compagnons, l'attaquèrent alors de toutes parts: mais le terrible Ismir les fit bientôt repentir de leur témérité, & coupant les bras aux uns, pourfendant les autres, & faisant voler les têtes, il renversa, tua, ou mit tout en fuite. Cependant ses troupes, que la prodigieuse vîtesse de son coursier avoit empêchées de le joindre, arrivèrent enfin, & profitèrent si bien de la terreur que l'incomparable Ismir avoit répandue dans l'armée ennemie, & du désordre qui s'y étoit mis, que, donnant courageusement sur des troupes étonnées d'une attaque si brusque & si inopinée, elles firent tout plier. En vain le roi Guerrier fit les plus grands efforts pour rallier ses troupes fugitives; Ismir le remarqua, & il y eut entre eux un terrible combat, où chacun fit éclater sa valeur & sa force; le roi Guerrier, vaincu enfin, se vit au pouvoir de son ennemi, & son armée acheva de se dissiper.

Ainsi finit cette glorieuse journée. Ismir rentra dans son camp, où la joie régna toute la nuit, & envoya porter au roi Pacifique la nouvelle de sa victoire. Il traita généreusement son illustre prisonnier, le fit servir comme lui-même, & l'ayant, au point du jour, fait monter sur un cheval richement harnaché, il l'amena au roi son père.

Pacifique le reçut avec des transports de joie inconcevables, & ordonna des fêtes qui dévoient durer plusieurs jours.

Ismir, toujours occupé de son amour, attendoit la récompense qui lui avoit été promise; son père ne lui en parloit point, & il n'osa l'en faire souvenir ce jour-là: mais il alla dès le lendemain matin lui demander Etoilette.

Qu'osez-vous dire, Ismir? répondit le roi d'un ton ferme & absolu; n'espérez pas qu'une indigne complaisance me fasse jamais consentir à une chose qui terniroit la gloire dont vous venez de vous couvrir. Choisissez une princesse digne de vous; ne me parlez pas davantage de ce qui m'a déjà irrité tant de fois; vous me forceriez à prendre un parti violent.

Ainsi s'exécutent les promesses quand la crainte du péril est dissipée. Tout déterminé qu'étoit naturellement Ismir, il trembla à ces foudroyantes paroles, non pour lui, mais pour la vie d'Etoilette. Il ne répliqua pas un mot, & dissimulant sa colère, il sortit, alla trouver le roi prisonnier; & l'abordant avec une grande émotion, il le fit trembler d'effroi: Ne craignez rien, seigneur, lui dit-il avec une voix tremblante & altérée; je viens vous rendre la liberté; je le puis, je suis votre vainqueur, recevez-la donc de ma main; mais à une condition, c'est qu'aussi-tôt que vous serez arrivé dans votre pays, vous rassemblerez promptement votre armée, & viendrez vous emparer de ce royaume, dont la candeur & la bonne foi sont bannies: je vous aiderai moi-même à en faire la conquête.

Le roi Guerrier, étonné d'une proposition si étrange, regarda fixement Ismir, dont la physionomie étoit toute changée; & après avoir rêvé un moment: Prince, répondit-il, la liberté est d'un si grand prix, que je l'accepterois avec une vive reconnoissance, quand vous n'y ajouteriez pas un présent aussi considérable que celui que vous voudriez me faire: mais toute précieuse qu'elle est, je ne l'accepterai jamais, s'il faut trahir ma vertu, & dépouiller mon libérateur, d'un bien que je lui conserverois aux dépens de ma vie: non, je ne ternirai pas ainsi ma gloire.

O vertu, que ton exemple est puissant! Ismir, rappelant toute la sienne, & touché d'un refus si généreux, fondit en larmes; puis il raconta ses douleurs au roi, & les raisons qui l'autorisoient à se plaindre de son père. Le roi Guerrier l'écouta attentivement, le plaignit, le consola, & lui promit un asile dans ses états, s'il en avoit besoin.

Ismir, toujours résolu de rendre la liberté à son prisonnier, vint au commencement de la nuit ouvrir lui-même les portes de sa prison, l'accompagna à cheval jusqu'à la sortie de la ville, & rentra secrètement au palais.

Le roi Pacifique ayant su dès le lendemain l'évasion de son ennemi, ne douta pas que son fils n'en fût l'auteur. La reine, encore plus en colère, forca son mari à faire aussi-tôt arrêter Ismir, & il fut enfermé dans le bas d'une tour à l'extrémité des jardins; où on posa une garde nombreuse. Il ne s'en émut point, & se trouvoit trop heureux d'être seul, & de pouvoir penser continuellement à son amour.

Cependant la jeune Etoilette, toujours prisonnière, ne sentoit la privation de sa liberté que parce qu'elle ne pouvoit plus voir son amant. Les réjouissances publiques, dont le bruit alloit jusqu'à elle, lui avoient fait soupçonner qu'il avoit remporté la victoire, & sa vieille géolière le lui avoit confirmé, ce qui la consola un peu de ce qu'elle souffroit éloignée d'Ismir. Une nuit qu'elle étoit à la fenêtre du donjon, par un beau clair de lune, dans un de ces momens où le silence de toute la nature semble donner plus de force aux idées, l'imagination échauffée d'Etoilette lui retraça tous ses malheurs avec des couleurs si vives, que ses yeux, accoutumés aux larmes, en répandirent avec encore plus d'abondance, & ses joues & son sein en étoient tout couverts: sa chatte, son unique & fidèle compagnie, s'étoit assise sur la fenêtre auprès d'elle, & regardoit attentivement la malheureuse Etoilette, qui ne s'en apercevoit pas; cette charmante chatte se mit à soupirer à son tour, & de sa patte essuyoit doucement les larmes de sa maîtresse. Etoilette ne put s'empêcher de la caresser. Hélas! ma chère Blanchette, lui disoit-elle, toi seule dans l'univers compâtis à mes maux; Ismir lui-même, occupé de sa gloire, ne pense peut-être plus à moi. Je cherche à les soulager, belle Etoilette, répondit la chatte; & pour commencer, je vous avertis que votre amant n'est point ingrat, & qu'il souffre autant que vous dans la tour où son père l'a fait enfermer. Bien des gens, sans doute, seront surpris de ce qu'Etoilette ne s'évanouit pas d'entendre parler une chatte; mais outre qu'elle disoit des choses fort intéressantes, puisqu'elle lui parloit de son amant, c'est qu'Etoilette s'étoit fort orné l'esprit par la lecture des contes de fées, dont les beaux esprits de ce pays-là saisoient leur unique étude. Cependant elle fut un peu surprise, il ne faut pas dissimuler le vrai; mais loin d'être effrayée, elle prit la chatte entre ses bras, & vint s'asseoir sur son petit grabat pour entendre plus à son aise ce qu'elle auroit encore à lui dire. Quoi! ma petite Blanchette, vous vous intéresserez à mes peines? disoit Etoilette en donnant mille baisers à ce joli animal. Oui, charmante Etoilette, reprit la chatte, & vous allez le voir. Alors sautant à terre, elle devint tout à coup une grande & belle Dame, habillée d'hermine, avec des cordons de diamans en festons sur sa jupe, & coiffée en cheveux à ravir.

Dès qu'Etoilette vit cette métamorphose subite, elle se jeta aux pieds de la fée. Levez-vous, belle Etoilette, lui dit la fée en l'embrassant, je suis Herminette, & j'habite ordinairement cette tour, pour secourir les malheureux qu'on y enferme quelquefois aussi injustement que vous. Mais comme j'ai présidé à votre naissance, & que vous êtes fille du puissent roi de l'Arabie heureuse, j'ai eu encore un soin plus particulier de vous: ne pouvant forcer la destinée qui vous poursuit, au moins ai-je voulu vous consoler, à cause de la bonté de votre cœur, que j'ai reconnue au soin que vous avez eu de moi, sous la figure que j'avois empruntée. Je vous ai jugée digne de mon secours & de mes faveurs, dont vous allez voir des effets.

Etoilette étoit si transportée de ce qu'elle entendoit, & si ravie d'apprendre que sa naissance l'égaloit à son amant, qu'elle ne songeoit point à interrompre la fée Herminette. Mais comme elle lui avoit appris qu'Ismir étoit en prison, elle osa lui en demander le sujet, & si elle ne daigneroit pas aussi le protéger. La fée satisfit sa curiosité sur la détention du prince, & ajouta qu'elle ne pouvoit encore rien pour lui. Mais, ma chère enfant, ajouta-t-elle, je vais dans l'instant même vous donner les moyens de le voir & de le consoler. Prenez en attendant cette petite boîte que je vous donne, & souvenez-vous de ne l'ouvrir que dans votre plus grand péril. Je vous protégerai toujours, si vous ne révélez point ce secret à votre amant. Je vais vous faire sortir de la tour; c'est tout ce que je puis pour vous en ce moment.

A ces mots, la fée frappa de sa baguette les murs du donjon; les pierres tombèrent doucement, & s'arrangeant avec un art admirable, formèrent aussi-tôt un escalier large & commode, par lequel Etoilette descendit, après que la fée l'eut embrassée encore, & lui eut fait promettre qu'elle ne diroit point à son amant par qui elle avoit été délivrée. Etoilette ravie descendit légèrement ce merveilleux escalier, & se trouva dans une plaine immense que regardoit un côté de sa tour; puis se tournant, elle vit avec étonnement que les pierres qui avoient formé l'escalier, remontant d'elles-mêmes, reprenoient leur première place, comme si d'habiles ouvriers eussent conduit l'ouvrage. Elle s'éloigna, & vint droit à la tour où le prince étoit enfermé. Cette tour, placée dans un coin du parc, étoit entourée de gardes, excepté du côté de la plaine, parce qu'il n'y avoit qu'une seule fenêtre, très-étroite & bien grillée: une sentinelle veilloit jour & nuit sur la plate-forme de la tour.

Etoilette tressaillit en s'approchant de la prison d'Ismir, & favorisée des nuages, elle approcha de la petite fenêtre, sans être aperçue. La lune se dégageant, lui prêta alors assez de lumière pour apercevoir son cher Ismir; il étoit couché sur une natte de joncs, pâle, défiguré, presque immobile. Mais on ne peut tromper les yeux d'une amante.

Ismir! mon cher Ismir! lui cria-t-elle doucement, voici votre Etoilette que l'amour vous ramène. Approchez, cher prince, venez l'assurer que vous l'aimez encore: que ne m'est-il possible d'aller jusqu'à vous! Cette voix chérie, qui passa jusqu'au cœur d'Ismir, émut tout ses sens; il se leva en chancelant, & retrouva assez de forces pour s'approcher de la fenêtre, où la charmante Etoilette lui tendoit les bras. Souveraine de mes jours, délices de mon ame! s'écria l'amoureux prince en baisant mille fois les mains d'Etoilette, est-ce vous que je vois? Il n'eut pas la force d'en dire davantage; la joie & la douleur le serraient tellement, qu'il pensa s'évanouir; & si la belle princesse ne l'eût retenu, il seroit tombé. Les pleurs qu'il versa en abondance, & dont il arrosoit les mains d'Etoilette, le soulagèrent un peu.

Son amante n'étoit guère en meilleur état; enfin, après un assez long silence, & plus éloquent que les discours les mieux arrangés, ils commencèrent à s'entretenir de leur commun malheur, se firent cent questions, répétèrent mille fois les mêmes choses, & se jurèrent mutuellement une ardeur éternelle.

Etoilette ne dit point alors à son amant comment elle s'étoit échappée de la tour où la reine l'avoit fait enfermer; mais elle eut le plaisir de lui apprendre qu'elle étoit née princesse. Ismir sentoit si peu que ce titre manquoit à Etoilette, il en fut si peu surpris, qu'il ne s'informa seulement pas comment elle l'avoit appris.

Il ne parla que des moyens de la rejoindre bientôt; & ne doutant pas que le roi ne le remît en liberté dès qu'il sauroit l'évasion d'Etoilette, il lui conseilla de s'éloigner promptement de ces lieux funestes, la conjurant de cacher sa beauté autant qu'il seroit possible, jurant que sa mort seroit inévitable, s'il venoit à apprendre qu'un autre l'aimât, & fût assez heureux pour lui plaire. Mon cœur est à vous pour jamais, cher prince, répondit tendrement Etoilette; soyez persuadé de ma constance: je choisirois la mort, plutôt que de vous être infidèle.

Le prince rassuré supplia Etoilette de lui faire promptement savoir l'asile qu'elle auroit choisi, en adressant la lettre à Mirtis, son confident, jeune seigneur qui lui étoit entièrement dévoué: il lui marquoit le hameau qui étoit au bout de la plaine, comme un lieu où elle pourroit l'attendre pendant quelques jours. Ils prenoient ainsi leurs mesures, lorsqu'un gros chat blanc passant près d'Etoilette, lui cria en courant: Sauve-toi, ma fille; voici les gendarmes du roi qui te cherchent pour te tuer. L'effroi saisit ces deux amans. Etoilette surprise ne vit de moyen d'éviter la troupe, que celui de s'envelopper dans sa mante, & de se cacher dans un buisson fort épais, qui avoit cru au pied de la tour.

Il étoit temps, car Pacifique, averti effectivement qu'Etoilette n'étoit plus dans le donjon, avoit aussi-tôt fait monter à cheval gendarmes & mousquetaires, pour aller à sa poursuite: son dessein étoit de la faire brûler vive; mais ces troupes, qui passèrent si près d'Etoilette, ne l'aperçurent point, & coururent au loin de tous côtés. Dès qu'ils furent éloignés, la pauvre princesse, tremblante de peur, se rapprocha de la fenêtre où Ismir étoit presque mort, tant il craignoit pour elle. Etoilette coupa une tresse de ses beaux cheveux blonds, & la donna au prince, comme un gage de son amour: la frayeur lui donnant des aîles, elle courut vers le hameau avec tant de légereté, qu'à peine l'herbe ployoit sous ses pieds; ils étoient nus, & ses jambes, semblables à des colonnes d'ivoire, effaçoient la blancheur des lys & des marguerites.

Cependant la princesse étoit si troublée, qu'elle s'égara; & au lever de l'aurore, se trouvant à l'entrée d'une vaste forêt, elle s'y enfonça. Après une heure de marche, elle arriva sur une belle pelouse arrosée d'une fontaine rustique, ombragée de chênes aussi anciens que le temps, & d'une hauteur prodigieuse: accablée de lassitude, Etoilette s'assit en cet endroit.

Là, rappelant tous ses malheurs, comparant le temps si court où elle avoit joui du bonheur de revoir son amant, avec l'immensité de celui qu'elle seroit peut-être sans le rejoindre, elle répandit tant de larmes, que la terre en étoit trempée. Le sommeil, dont elle ne connoissoit plus les douceurs, vint lui fermer les yeux, & elle s'endormit profondément.

Or cette forêt, étoit celle qu'habitoient depuis plusieurs siècles les centaures jaunes; c'étoit l'asile qu'ils avoient choisi après la malheureuse affaire qu'ils eurent contre les Lapithes, aux noces de Pirithoüs. Quelques-uns, qui étoient à la chasse, passèrent par hasard auprès d'Etoilette. La nouveauté d'un tel objet, sa beauté ravissante les firent s'arrêter, & beaucoup d'autres s'y joignirent bientôt. La princesse, en ouvrant les yeux, fut saisie d'une extrême frayeur de se trouver seule dans un bois au milieu d'une pareille troupe; mais quand elle vit les centaures l'admirer, & se dire entre eux que c'étoit sans doute une fée ou quelque divinité, sa crainte fut bientôt dissipée.

Puisque les hommes conspirent ma perte, se disoit-elle en elle-même, & que le seul auquel je puisse demander du secours est hors d'état de m'en donner, essayons, cette espèce de créature est peut-être moins barbare; d'ailleurs je ferois de vains efforts pour me sauver, & je suis dans la nécessité de demander sa protection. Après ces courtes réflexions, la princesse levant modestement les yeux sur les centaures:

Mes amis, leur dit-elle, vous voyez une fille malheureuse, qui fuit la fureur d'un roi puissant; accordez-moi un asile parmi vous. Je n'ai que de la reconnoissance à vous offrir, & mon amitié, si vous voulez la recevoir.

Les centaures, qui n'étoient pas grands complimenteurs, mais francs & sincères, lui répondirent qu'ils seroient ravis qu'elle voulût bien rester avec eux, & qu'ils la protégeroient avec plaisir.

Alors un d'eux lui dit de monter sur sa croupe, les autres l'y aidèrent; & cette troupe s'éloignant, conduisit Etoilette dans une vaste caverne, où logeoient plusieurs centauresses, auxquelles on la remit pour en avoir soin.

Les centauresses reçurent Etoilette avec beaucoup de joie, & s'empressèrent à la servir. Tous les jours on lui procuroit de nouveaux divertissemens, tels que la chasse, la pêche, & les joûtes que faisoient entre eux les forts centaures. Etoilette décernoit les prix; c'étoit ou une fleur, ou une couronne de feuilles de chêne: ils les recevoient de sa main avec plus de satisfaction que ne leur auroit causé un empire.

Ils l'aimoient, ils la respectoient, & s'affligeoient sincèrement de ce qu'elle étoit toujours triste & solitaire: ils lui demandèrent un jour la raison de cette tristesse profonde. Etoilette avoit trop de confiance en eux pour leur refuser le récit de ses malheurs; ils en furent touchés, & la princesse profitant de cette heureuse disposition: Puisque vous avez tant de bonne volonté pour moi, leur ajouta-t-elle, il faudroit que l'un de vous allât à la cour, & invitât Ismir à venir chasser une biche blanche aux pieds d'argent, qui s'est réfugiée dans cette forêt; il entendra aussi-tôt ce que cela signifie. Elle ne put continuer, & versa un torrent de larmes. Les centaures, grossiers, mais bons & sensibles, jurèrent non seulement de faire sa commission, mais encore de ravager le royaume de son persécuteur, & même de le mettre à mort, si elle le vouloit. A dieu ne plaise! s'écria la princesse, que j'exige de votre amitié une pareille vengeance; le père d'Ismir sera toujours respecté d'Etoilette, & je défendrois sa vie aux dépens de la mienne.

Les centaures, qui avoient le cœur naturellement simple & juste, trouvèrent dans un sentiment si généreux de nouveaux motifs de respecter Etoilette. Un d'eux fut choisi pour aller à la cour du roi Pacifique; son esprit & son bon sens firent espérer à Etoilette qu'il réussiroit dans sa négociation.

Cependant, aidée des centaures, elle se fit une petite habitation, où elle se retiroit souvent pour verser des larmes qu'elle donnoit au souvenir de son amant. La forêt étoit si touffue & si remplie de Centaures, que personne n'osoit en approcher. Suivant une vieille tradition répandue dans tout le pays, ils dévoroient les hommes: ainsi la terreur générale faisoit la sûreté particulière de la princesse; elle y vivoit dans une paix profonde, que troubloit seulement l'inquiétude de son amour.

Le centaure député arriva bientôt dans la capitale; il apprit qu'Ismir, sorti de la tour, étoit tombé dans une mélancolie si sombre, que les médecins désespéroient de le guérir; que le roi, très-affligé de son état, inventoit chaque jour de nouveaux divertissemens, pour dissiper la tristesse de son fils; mais que le prince n'y prenoit aucune part, qu'il ne vouloit voir personne, & se tenoit presque toujours enfermé.

Le centaure devina aisément la cause de la maladie d'Ismir; & comme il ne vouloit pas hasarder son secret, il prit le parti d'aller hardiment dans les jardins du roi, espérant d'y attirer Ismir. La vue d'une créature si extraordinaire ne manqua pas de faire une grande nouvelle à la cour, & d'y jeter l'effroi. Le centaure se promenoit gravement, & saluoit les personnes qui paroissoient aux fenêtres. On avoit parlé d'abord de le tuer; mais outre que cela n'étoit pas aisé, on craignoit que les autres centaures ne vinssent le venger; ainsi on abandonna ce projet.

Il paroissoit tous les jours aux mêmes heures, se nourrissoit de fruits, & couchoit sur un tapis de gazon au fond du parc.

Quelques personnes de la cour, plus courageuses que les autres, hasardèrent de l'approcher, & se promenèrent même avec lui, & cette hardiesse fut prise pour un effort très-sublime d'intrépidité; car depuis que le centaure s'étoit emparé du jardin, personne n'y paroissoit. On l'approcha donc encore de plus près; on osa lui offrir du lait & des fruits; il but & mangea, remerciant de bonne grace ceux qui lui présentoient ces choses. Cette familiarité parut charmante; on accouroit en foule, & la compagnie devint si nombreuse, que le centaure en étoit quelquefois excédé. On lui parloit, on lui faisoit beaucoup de questions; & comme ses réponses étoient assez ambiguës, on ne manqua pas de dire qu'il avoit de l'esprit prodigieusement; ceux qui l'entendoient moins le louoient davantage; des sots retinrent de ses phrases, de plus sots encore les écrivirent: de là sont venus tant de livres qu'on fait semblant d'entendre, & cette façon de s'exprimer qu'on appela depuis persifflage, mot qu'aucune académie n'a pu encore définir. Ces sottises divertissoient le bon centaure; il s'ennuya à la fin d'être devenu si à la mode, & de ne point voir Ismir. Sa réputation s'établit, ainsi qu'il est arrivé à bien des gens, justement parce qui auroit dû la lui faire perdre; lui seul s'en étonnoit, il ne savoit pas encore qu'il est des siècles de démence où les sots donnent le ton, comme il y en a où la raison & le bon sens président, quand ils se reposent ou tombent dans l'enfantillage. On parla tant du merveilleux centaure, on redit tant ce qu'il avoit dit, que tout cela vint aux oreilles du solitaire Ismir. Il n'y fit pas grande attention d'abord; mais tourmenté par le peu de gens à qui il permettoit de le voir, il descendit un matin dans les jardins. La foule qui entouroit le centaure, s'en éloigna un peu par respect, & on cria: Place, place au prince. Le centaure, sans tous ces cris, auroit reconnu Ismir, tant étoit vive la peinture qu'en faisoit Etoilette. Si le prince trouva le centaure jaune admirable dans son espèce, le centaure n'étoit pas moins émerveillé des graces & de l'air majestueux d'Ismir.

Seigneur, lui dit-il en s'inclinant, je désire depuis long-temps d'être de vos amis, & je viens vous prier de m'accorder une grace. Le prince fit signe qu'on s'éloignât encore, & répondit avec bonté au centaure, qui, pour ne pas trop exposer le secret d'Etoilette, proposa à Ismir de venir dans leur forêt chasser la biche aux pieds d'argent.

Le prince, par la puissance de cette passion qui éclaire si bien l'esprit, dévoila d'abord l'emblême, & s'étonna que sa charmante Etoilette n'eût point été dévorée par les centaures, chez lesquels il comprit qu'elle s'étoit retirée. Il regardoit fixement le beau centaure, pour le pénétrer jusqu'à l'ame; & le voyant tranquille & assuré, il promit d'aller dès le lendemain, à la pointe du jour, chasser dans la forêt jaune, s'il vouloit l'y conduire.

C'est mon projet, seigneur, répondit le centaure; mais venez seul, & laissez à nos habitans le soin de vous garder; vous éprouverez que vous n'avez pas de meilleurs amis.

Ismir fit mille amitiés au centaure, passa le reste de la journée avec lui à s'instruire des mœurs, des lois & des coutumes de la gent centaure. Ismir, charmé de l'envoyé, ne voulut point le quitter, soupa & coucha avec lui dans le boulingrin. Le centaure, ravi de ces marques de confiance, & se voyant seul avec Ismir, lui découvrit enfin tout le secret de son ambassade, & lui parla beaucoup d'Etoilette. Ismir pensa mourir de joie, & ne savoit comment exprimer sa reconnoissance au centaure. Il ne dormit point cette nuit, l'aurore étoit trop lente à son gré; & dès qu'elle parut, il éveilla le bon centaure, qui dormoit encore profondément, car il n'étoit pas amoureux.

Le prince se fit apporter des armes magnifiques pour lui & le centaure, & se mettant sur sa croupe, ils s'éloignèrent aussi-tôt. Chemin faisant, Ismir promit que dès que son père lui auroit pardonné son mariage avec Etoilette, il enverroit une ambassade pour cimenter une paix durable avec la république des centaures, & en avoir mille pour sa garde: le discours retomboit souvent sur la princesse, & ils arrivèrent à la vue de la forêt jaune, dont l'approche causa une violente émotion à Ismir: ils pénétrèrent avec des peines incroyables dans cette épaisse forêt, sans que le prince voulût se reposer, & arrivèrent enfin à la petite habitation d'Etoilette. Elle y étoit, & dès que ces tendres amans s'aperçurent, ils coururent l'un à l'autre, s'embrassèrent étroitement, & se livrèrent à tout le plaisir de se voir réunis. Leur tendresse intéressa & centaures & centauresses, au point que les larmes leur venoient aux yeux. Etoilette s'apercevant qu'Ismir s'étoit blessé dans les fortes épines qui hérissoient l'entrée de la forêt, l'obligea de se coucher sur un lit de gazon dans son petit réduit, lui donna à manger, & de ses mains blanches & délicates, appliqua sur ses blessures des herbes dont les centauresses lui avoient enseigné la vertu. Elle ne voulut jamais souffrir que personne partageât ces tendres soins avec elle. Bientôt Ismir fut guéri; l'amour en guérit souvent de plus malades. Le prince se trouvoit heureux avec sa maîtresse chez les bons centaures: Etoilette cependant ne vouloit recevoir sa foi, & lui donner la sienne, que du consentement de ceux à qui elle devoit le jour; à cela près, leur félicité étoit parfaite.

Ismir, voyant la princesse déterminée à ce projet, lui proposa de s'embarquer; Etoilette y consentit, persuadée que la fée dirigeroit leur course. Ils annoncèrent leur départ aux centaures, qui en furent vraiment affligés, & conduisirent jusqu'à la mer Ismir & Etoilette. En partant, ils laissèrent dans ces lieux sauvages un souvenir de leurs charmes & de leurs vertus, que la tradition y garde encore. Ils ne furent pas long-temps arrêtés sur le bord, & aperçurent bientôt à l'ancre le plus joli navire du monde; ils s'approchèrent, & virent avec une extrême surprise qu'il étoit de bois de cèdre & de rosier; les cordages étoient de guirlandes de fleurs, & les voiles de gaze d'or, sur lesquelles étoient brodées des figures de gros chats; cent chats blancs angola servoient de matelots. Etoilette comprit aisément que ce merveilleux navire étoit un nouveau bienfait de la fée Herminette; elle invita le jeune prince à y entrer, & ils s'embarquèrent au miaulis des chats, qui firent un bruit désespéré en signe de réjouissance.

Les deux jeunes amans n'eurent pas sujet de se repentir de leur confiance; le vaisseau étoit rempli, non seulement de tout ce qui étoit nécessaire à la vie, mais encore d'habits magnifiques & galans, de toutes les couleurs, & pour toutes les saisons. Le navire ayant pris le large, vogua par un vent très-favorable, & les chats blancs manœuvroient à merveille. Dans les temps calmes, ils faisoient des concerts admirables sur d'excellens instrumens, & la princesse, pour s'amuser, apprit d'eux à jouer de la guitare.

Ismir, enchanté de voir la princesse sans témoins & à toutes les heures, ne cessoit de l'entretenir de son amour; elle croyoit toujours l'entendre pour la première fois, & lui juroit à son tour une tendresse éternelle: la nuit seulement les séparoit, & ils avoient autant d'impatience de se revoir le lendemain, que s'ils avoient éprouvé les rigueurs d'une longue absence.

Il étoit bien difficile de garder un secret avec tant d'amour. Ismir trouvoit toujours qu'Etoilette supprimoit des circonstances dans le récit de sa prison. Il s'en plaignoit si tendrement, & la pressa si fort, qu'Etoilette ne put se défendre d'avouer qu'Herminette lui avoit révélé le secret de sa naissance, & lui découvrit enfin ce que la fée lui avoit tant recommandé de tenir caché. Elle s'applaudissoit d'avoir fait cette confidence à son amant; mais elle en porta bientôt la peine: la mer s'émut, le ciel se couvrit d'épais nuages, d'où partoient d'horribles éclairs, & un tonnerre affreux.

Etoilette s'aperçut bien que c'étoit une vengeance de la fée, elle s'efforçoit de la fléchir, & la conjuroit de ne frapper qu'elle, puisqu'elle étoit seule coupable; & dédaignant de se servir de la boîte qu'Herminette lui avoit donnée, qui l'auroit sauvée d'un si grand péril, mais qui n'auroit peut-être pas préservé son amant, elle courut se jeter dans ses bras, pour avoir du moins le plaisir d'expirer avec lui. En vain Ismir la pressa d'ouvrir la boîte; dès qu'elle ne peut sauver que moi, répondit-elle, je la trouve inutile. A peine elle achevoit ces mots, que le tonnerre tomba sur le navire avec un horrible fracas, & le précipita dans les abîmes de la mer. Les deux amans, se tenant étroitement embrassés, & reparoissant sur les eaux, alloient au gré des ondes. Une vague les sépara; l'obscurité de la nuit & l'agitation des flots les empêchèrent de se rejoindre, & ils furent jetés séparément dans des contrées différentes.

Ismir s'étoit évanoui de douleur, il flottoit sur la mer; des pêcheurs l'aperçurent, se jetèrent à l'eau, & l'amenèrent à leur habitation.

Le pays où ce prince fut jeté s'appeloit l'isle du Repos; on n'y entendoit pas le moindre bruit, on y parloit toujours bas, & l'on n'y marchoit que sur la pointe du pied. Jamais de querelles, rarement des guerres; & quand il falloit absolument en soutenir une, les dames seulement combattoient de loin à coups de pommes d'api. Les hommes ne s'en mêloient point; ils dormoient jusqu'à midi, filoient, faisoient des nœuds, promenoient les enfans, mettoient du rouge & des mouches. Ces hommes secoururent si délicatement Ismir, qu'il ouvrit bientôt les yeux. Quand il s'en vit entouré, & n'apercevant point Etoilette, il fit des cris qui effrayèrent les pêcheurs; ils se bouchèrent les oreilles, & lui firent signe de parler bas. Il commença donc à leur conter à demi-voix le sujet de son désespoir, & ces bonnes gens pleuroient à chaudes larmes; mais leurs femmes, qui rentrèrent venant de la chasse, & qui virent leurs maris en pleurs, leur ordonnèrent de sortir. Ismir leur apprit la cause de cet attendrissement, & elles le consolèrent avec un courage qui tenoit un peu de la dureté. Ismir passa la nuit dans la cahute, & donna le lendemain beaucoup de pierreries à ces maîtresses femmes, en reconnoissance du soin qu'on avoit pris de lui; elles n'en firent point de cas, & les donnèrent à leurs maris. Le prince sortit, & après avoir traversé une vaste plaine, arriva à une ville toute de cristal de roche, & brillante comme le soleil: il y entra, dans l'espérance d'y trouver sa chère Etoilette, & passa dans plusieurs quartiers sans presque rencontrer personne. Il parvint à un superbe palais du plus beau cristal du monde, & entra dans la cour pour s'y reposer. Là, assis sur un banc, il parcouroit des yeux ce superbe édifice; il en fit le tour plusieurs fois, bien étonné de n'y voir aucune porte.

Les gens du pays ne s'en soucioient point, elles faisoient trop de bruit; & quand on venoit chez eux, ils jetoient des échelles de soie, au moyen desquelles on entroit par les fenêtres; on sortoit de même. Ils n'avoient point d'escaliers non plus, on seroit venu trop facilement les voir, & ils n'aimoient pas les visites gênantes, ennuyeuses, & toujours inutiles. Ce palais étoit la demeure du roi de la contrée; ses ministres, occupés du soin important d'apprendre à marcher aux jeunes princesses, ayant aperçu Ismir, jugèrent, à son habillement magnifique, que c'étoit quelque ambassadeur étranger, remirent promptement les princesses au berceau, descendirent un grand sac de velours bleu, suspendu par des cordons de soie, & firent signe au prince de s'y mettre. Ismir comprit leur signe, & se vit guidé tout d'un coup dans un riche appartement.

Il s'avança vers un lit à baldaquin, dont les rideaux étoient fort riches, & relevés par des cordons pourpre & or; vingt cassolettes de parfums les plus exquis brûloient autour du lit, où le monarque, couché de son long, écoutoit attentivement son chancelier qui lui lisoit la barbe bleue.

Ismir, étonné de voir un homme d'un embonpoint admirable, soutenu des couleurs les plus vives & les plus vermeilles, avec la couronne sur la tête, ne put douter que ce ne fût le roi. Sire, lui dit-il après l'avoir salué assez cavalièrement, ne seriez-vous point malade? Non, mon enfant, répondit-il assez bas, je me porte fort bien; mais je me repose un peu pendant que la reine est à la guerre. Eh! si donc, reprit vivement Ismir; n'avez-vous point de honte d'en user ainsi? Vous laissez aller votre femme à la guerre, & vous vous reposez? En vérité, cela est impardonnable. Mon fils, répliqua le roi, ce sont nos lois & nos coutumes immémoriales; si vous voulez, mon chancelier vous les lira; car pour moi je n'ai pas voulu me fatiguer à les apprendre. Ismir, transporté d'une noble colère à la vue de tant de lâcheté, prit une forte lance, la seule qui fût dans tout l'empire, & qui encore ne servoit jamais, en donna cent coups à ce roi efféminé, secoua rudement ses couvertures, & les jeta par la fenêtre.

Il alloit traiter de même le chancelier & les ministres; mais ils se mirent à pleurer de compagnie avec leur cher maître, & supplièrent Ismir de calmer sa colère. Comme il étoit naturellement bon, il revint aisément à la pitié, & dit cependant au roi: Sire, si vous ne me promettez d'abolir vos ridicules usages, & d'aller vous-même à la guerre comme les autres rois, je renverserai votre beau palais de cristal. Au reste, je veux vous accompagner, mais que ce soit tout à l'heure, sinon je vais rouer de coups vous, votre chancelier, & tous vos animaux de ministres.

On laisse à penser la belle peur. Le pauvre roi jura, en sanglotant, de faire tout ce qu'Ismir voudroit; car il craignoit un redoublement de la terrible lance, que le prince branloit d'une façon tout-à-fait martiale.

Le roi se fit apporter des armes de la reine, se mit dans le sac avec Ismir, à qui on donna le plus beau cheval des écuries; le roi en monta un autre, & ils partirent au plus vîte pour l'armée. La reine, à la tête d'un gros escadron de dames, disputoit vaillamment le passage d'une petite rivière, de l'autre côté de laquelle les ennemis étoient en bataille. Les pommes d'api voloient des deux parts, & ceux qui avoient la moindre contusion, se retiroient du combat.

Ismir regarda un instant ce beau combat, en éclatant de rire. Sire, dit-il au roi de l'isle du Repos, voulez-vous que je vous débarrasse de tous ces gens-là? Très-volontiers, mon cher ami, répondit-il. Aussi-tôt Ismir lâche la bride à son cheval, traverse l'escadron de la reine, & comme un torrent qui descend d'une montagne, passe la rivière, & arrive à l'autre bord.

Les ennemis, qui ne s'attendoient pas à une si grande témérité, & qui avoient cru d'abord qu'Ismir étoit une jeune dame, tant il étoit beau, furent bien détrompés, quand ils le virent la lance au point, frapper, tuer, abattre, & tout renverser. La reine eut grand'peur; car le cheval d'Ismir avoit si bien animé tous les autres, qu'ils traversèrent aussi la rivière, malgré les efforts des cavaliers. Le roi, s'apercevant qu'Ismir y alloit tout de bon, & tuoit sans quartier, courut à lui; & prenant la bride de son cheval: Mais de bonne foi vous n'y pensez pas, lui dit-il; arrêtez-vous donc: est-ce qu'on tue ainsi les gens sans miséricorde? Il seroit beau que vous leur apprissiez à tuer aussi, & qu'ils vinssent nous rendre la pareille! Nous ne voulions que les faire fuir; & voyez, il n'y a plus personne que ceux que vous avez tués ou blessés.

Ismir haussa les épaules, & s'arrêta cependant, voyant que tout avoit fui; & tout en causant, ramena le roi, la reine & l'armée jusqu'au palais de cristal.

Ce prince, qui venoit d'acquérir tant de gloire, n'en étoit pas plus vain: en passant les troupes en revue, il examinoit curieusement toutes les dames de l'armée, espérant qu'Etoilette seroit parmi elles. Le chagrin d'avoir fait si inutilement cette recherche le fit soupirer amèrement, & il devint triste, malgré tous les propos du roi, qui étoit le plus démesuré bavard de tout son royaume, avec sa voix basse.

Au lieu de rentrer dans le palais, Ismir résolut de chercher Etoilette dans tous les pays, & sur toutes les mers, & vouloit prendre congé du roi & de la reine: le roi protesta qu'il ne souffriroit point qu'il se séparât si-tôt d'eux, & lui fit tant d'instances, qu'il se remit dans le ridicule sac, & fut reguindé dans les appartemens.

Le prince Ismir, qui ne cédoit à ces importunités qu'avec répugnance, se mit de mauvaise humeur, & demanda au roi de quoi il s'avisoit de n'avoir point d'escalier à sa maison. Mes prédécesseurs n'en ont jamais eu, répondit-il. La belle raison! reprit brusquement Ismir, pour garder un usage si sot & si incommode. Le roi, sur qui le prince avoit pris beaucoup d'ascendant, promit d'en faire construire un, s'il vouloit lui en tracer le dessin. Ismir, touché de tant de déférence, crut ne devoir pas laisser dans l'ignorance des gens si dociles, & consentit d'autant plus volontiers de rester une année avec eux, qu'il espéroit y apprendre plutôt qu'ailleurs des nouvelles de sa chère Etoilette. Il trouvoit quelque douceur à n'être point dans les lieux ou étoit né son amour, & où il avoit fait de si grands progrès.

Pendant son séjour dans l'isle du Repos, il se fit un changement prodigieux dans les mœurs de ces habitans efféminés; il accoutuma leurs oreilles au bruit, leur donna quelque connoissance de l'architecture, de la sculpture, & des arts utiles; il entreprit même de les former à la guerre, & vint à bout de les discipliner, & de faire assez bien les exercices & les évolutions militaires. Mais il ne put leur donner la fermeté d'ame, la valeur, & l'audace. Trois armées différentes ayant fait tout à coup une descente sur les côtes, Ismir, ravi de rencontrer une si belle occasion de réduire ses leçons en pratique, rassembla les différens corps de troupes, & voulut les mener à l'ennemi; mais ces ombres de soldats ne purent en soutenir la vue, & leur terreur fut telle, qu'Ismir s'en vit abandonné aussi-tôt. Il fit des prodiges de valeur pour sauver au moins le roi. Ce prince malheureux & Ismir furent pris, & la ville saccagée. Pendant que les ennemis achevoient de la ruiner & d'en piller les richesses, ils firent porter Ismir dans une de leurs barques. Ce prince, qui avoit perdu presque tout son sang, s'étoit évanoui: il resta long-temps dans cette situation; & lorsqu'il ouvrit les yeux, il fut fort étonné de se trouver seul, & de voir la barque voguer d'elle-même. Il se trouva aussi fort qu'auparavant, ne sentoit aucune blessure, & la merveilleuse barque le fit arriver en deux jours dans un port qu'il reconnut aussi-tôt; c'étoit celui de la capitale de son royaume.

Quelques personnes qui s'y promenoient en grand deuil, reconnurent aussi-tôt Ismir, l'aidèrent à sortir de la barque, & versant des larmes, ils se prosternèrent à ses pieds, & se mirent à crier: Vive le roi!

Ces acclamations firent frémir le prince, & il apprit bientôt que le roi son père & la reine sa mère étoient morts presque en même temps, du chagrin de l'avoir perdu.

Ismir, épuisé par la diète & la fatigue, oublia ses besoins, pour se livrer aux regrets; ses entrailles s'émurent; il pleura amèrement son père & sa mère, & voulut être conduit sur le champ à leur tombeau. Ce ne fut qu'après avoir satisfait à sa piété, qu'il se revêtit des habits royaux, & qu'il reçut les hommages des grands & les respects des peuples.

Etoilette ne fut pas la dernière de ses pensées; & dès le lendemain, il envoya aussi une célèbre ambassade à la forêt jaune, pour faire part de son avenement aux centaures, & en demander mille pour sa garde.

Ils reçurent ces marques d'amitié & de souvenir avec beaucoup de reconnoissance, & firent partir ceux que le roi demandoit; ils étoient commandés par un des plus considérables de la forêt, qui apporta au nouveau roi un pigeon & une colombe: le pigeon avoit le talent de retrouver les choses perdues. Dès qu'Ismir en fut instruit, il lui commanda d'aller chercher Etoilette; & croyant ne pouvoir trop prendre de mesures pour s'assurer du succès, il ordonna encore au grand amiral de se mettre en mer avec une flotte de mille vaisseaux.

La colombe n'abandonnoit jamais le roi, & se tenoit ordinairement sur son épaule; le commandant centaure assura le prince qu'elle serviroit dans le temps à faire reconnoître Etoilette.

Plusieurs jours s'étant passés, les sujets d'Ismir, qui le voyoient toujours plongé dans la tristesse, solitaire, & s'enfermant souvent avec le capitaine des gardes, résolurent de lui proposer de leur donner une reine, afin d'assurer à sa maison la succession au trône. Les plus considérables vinrent le trouver, & le supplièrent, de la part de ses peuples, de se rendre à leurs vœux, afin qu'ils eussent des princes de son sang. Ismir, à cette proposition, sentit son cœur se presser, & l'amour tendre qu'il y conservoit à Etoilette, fit couler ses pleurs. Je ne veux pas, répondit-il, refuser à mes peuples la récompense qu'ils attendent de leur attachement pour moi; mais je vous conjure, mes amis, de me laisser le temps de faire encore de nouvelles recherches de la belle Etoilette, que vous savez que j'aimois si tendrement. Mon amour pour elle n'a fait qu'augmenter; elle le méritoit; & quand elle ne seroit pas fille du puissant roi de l'Arabie-Heureuse, ses vertus seules la rendent digne du trône. Si, dans un an, on me donne la certitude qu'elle n'est plus, vous me choisirez vous-mêmes une princesse à votre gré: avant ce temps-là, ne m'en parlez point, si vous ne voulez m'affliger, ce que je ne crois pas.

Les députés s'étant humblement prosternés la face contre terre, répliquèrent que rien n'étoit plus raisonnable que ce que le roi proposoit. De nouveaux vaisseaux furent équipés & mis en mer avec une diligence incroyable, pour aller encore à la recherche d'Etoilette dans toutes les parties du monde. Dès qu'ils arrivoient dans quelque port, ou à la moindre plage, on crioit: Qui nous donnera des nouvelles de la belle princesse Etoilette, sera récompensé d'une belle province, que notre roi lui donnera, avec cent mille pièces d'or, & un beau cheval.

Cette magnifique promesse chatouilloit toutes les oreilles; mais Etoilette ne se trouvoit point. L'amiral se seroit lassé de tant de courses inutiles, s'il eût moins aimé Ismir; mais ne pouvant se résoudre à revenir sans avoir des nouvelles de la princesse, il voguoit toujours. Voyons cependant ce qu'elle étoit devenue.

Les flots ayant porté Etoilette sur le rivage, fort près d'une très-belle ville, elle fut secourue par le roi même du pays, qui se promenoit alors au bord de la mer. Ce prince fut si attendri de la jeunesse & des charmes d'Etoilette, que, par une généreuse compassion, il ordonna que la belle inconnue fût transportée dans son palais, & qu'on en eût autant de soin que si c'étoit sa propre fille. Il en avoit eu une jadis, mais elle étoit perdue depuis long-temps, & n'espérant plus la revoir, il résolut d'adopter celle que la fortune avoit conduite sur ses côtes.

La voilà, donc servie, habillée en princesse, & adorée de toute la cour. La reine lui faisoit mille amitiés, & le fils du roi encore plus que la reine. Etoilette recevoit leurs caresses avec toute la reconnoissance imaginable, mais elle versoit continuellement des larmes; les fêtes, la chasse, les tournois, & tout ce qu'imaginoit le roi pour la dissiper, ne diminuoient pas sa douleur.

La reine, qui aimoit véritablement cette belle fille, la pria un jour de lui dire la cause de sa tristesse; le prince royal seul étoit de cet entretien. Etoilette ne fit aucune difficulté de leur raconter ses malheurs; elle supprima seulement le secret tant recommandé par Herminette. L'expérience instruit mieux que toutes les leçons; elle craignoit d'être punie une seconde fois par la fée. Etoilette peignoit si naïvement son amour pour Ismir, qu'elle touchoit & la bonne reine & le jeune prince; mais quand elle leur apprit qu'elle étoit fille du roi de l'Arabie Heureuse, & qu'elle avoit été prise au sac de la ville, la reine se jeta à son cou, la prit dans ses bras, & l'appela mille fois sa chère fille. Le jeune prince, enchanté de retrouver une sœur si aimable, alla aussi-tôt faire part au roi d'une si heureuse découverte. Pendant que la reine & la princesse se livroient à la joie, & épanchoient leurs cœurs, le bon roi arriva. Etoilette vouloit se jeter à ses pieds; mais il la serra tendrement dans ses bras, & ce ne fut qu'embrassemens, questions, éclaircissemens, confusion de paroles, & choses infiniment touchantes.

La joie devint générale, & se communiqua à toute la cour; on tira le canon, les violons jouèrent, on mangea des pigeons, des dragées & des confitures, & on but à perte d'haleine des vins les plus exquis. Les fusées, les pétards, les marionnettes, & le peuple faisoient un bruit enragé. Tout le monde à la fois vouloit voir la princesse, & chacun apportoit des présens, bijoux, diamans, étoffes, petits chiens, moutons, singes & perroquets. Etoilette recevoit tout avec un air de bonté & de reconnoissance qui enchantoit chacun, & personne ne s'en retournoit sans avoir pris du café au lait, ou du sirop de groseilles.

Le tumulte diminua à la fin, & la princesse se remit à penser à son cher Ismir: l'incertitude de son sort empoisonnoit tous ses plaisirs; elle soupiroit, elle se soulageoit par des pleurs, & se plaignoit de ne pouvoir partager avec ce prince le bonheur qui lui étoit arrivé.

Pour mettre le comble à ses peines, le roi son père l'accorda au puissant empereur des Déserts, pour cimenter & rendre plus durable une paix qu'il venoit de conclure avec ce redoutable voisin.

La princesse pensa mourir de douleur à une nouvelle si affligeante; elle se jeta aux genoux du roi son père, & lui représenta qu'ayant donné sa foi au prince Ismir, elle ne pouvoit absolument être à un autre. Le roi la traita de visionnaire, & malgré ses pleurs & ses raisons, lui ordonna de se disposer à recevoir pour époux l'empereur des Déserts; elle vint cent fois se jeter dans les bras de la reine, & implorer son secours. Cette bonne mère partageoit sa douleur, & tâchoit de la consoler: mais elle n'imaginoit aucun remède; il falloit obéir.

La princesse en eut un si violent chagrin, qu'elle refusoit toute nourriture; elle ne dormoit point du tout. Les apprêts de son mariage avançoient toujours, & le moment fatal s'approchoit. Une nuit, qu'elle s'affligeoit encore plus qu'à l'ordinaire, elle se souvint de la petite boîte de la fée Herminette, & le danger présent lui paroissant plus considérable que ceux qu'elle avoit courus sur la mer, elle résolut d'en faire usage cette fois, & l'ouvrit. Une sombre vapeur en sortit, & enveloppa Etoilette; un quart-d'heure après, le nuage s'étant dissipé, elle se trouva sur un vaisseau de nacre de perles, dans une chambre ornée de glaces, & tapissée de brocard d'argent; elle s'aperçut, au mouvement du vaisseau, qu'elle étoit sur la mer. Un beau lustre de cristal de roche éclairoit sa chambre; la princesse, un peu revenue de son étonnement, se leva du canapé où elle étoit assise, & s'étant trouvée vis-à-vis un grand miroir, elle vit avec effroi qu'elle étoit devenue une éthiopienne, vêtue à la moresque, de gaze d'argent & couleur de rose, avec une guitare en écharpe, soutenue par un cordon de diamans blanc & couleur de rose, la ceinture & les brodequins garnis de même.

Cette magnificence ne la consoloit pas de la perte du plus beau teint du monde. Barbare Herminette! s'écria-t'elle douloureusement, si tu as conservé mon amant, voudra-t'il m'aimer encore sous cette couleur affreuse? Otes-moi la vie, si tu me condamnes à le voir changer.

Elle ne s'en tint pas là, & courut sur le tillac, résolue de s'ensevelir dans les flots. Comme elle montoit, une main puissante la retint; elle se retourna, & vit la fée. Foible Etoilette, lui dit Herminette, la perte de ta beauté te fait chercher la mort, comme si cet avantage étoit l'unique qui pût te rendre heureuse. Hélas! répondit l'affligée princesse en versant un torrent de larmes, je ne la chérissois que pour Ismir, & Ismir ne m'aimera plus. Les sanglots étouffèrent sa voix. Mais si les destins, reprit la fée, avoient attaché la vie de ton amant à la perte de ta beauté, que voudrois-tu choisir, ou qu'il mourût, & que tu reprisses ta figure; ou qu'il vécût, & que tu restasses Ethiopienne? Qu'il vécût, reprit vivement Etoilette; mais que je meure, si je dois cesser de lui plaire. Vous vivrez tous deux, répondit la charmante Herminette en embrassant la princesse, & vous vivrez heureux & contens. Tant de constance & un amour si parfait méritent que je vous protège. Elle disparut en achevant ces mots, & Etoilette ne s'inquiéta plus de sa couleur. Le petit navire vogua heureusement, & entra enfin dans le port du royaume d'Ismir.

La belle Ethiopienne, sautant légèrement à terre, & tournant sa guitare, dont elle jouoît divinement, traversa la ville, & adressa ses pas au palais du roi.

Ismir en descendoit l'escalier dans ce moment même, pour aller se promener au bord de la mer, comme il faisoit tous les jours, & voir arriver son amiral, duquel il n'avoit aucun nouvelle.

Etoilette reconnut le prince aussi-tôt, & lui voyant la couronne sur la tête, & un manteau de gaze noire, ne douta pas qu'il ne fût devenu roi. Elle s'étonnoit seulement de lui voir une colombe sur l'épaule; elle s'avança en tremblant, & fit cependant un compliment fort galant & fort délicat. Le jeune roi, enchanté de l'esprit & des graces de l'Ethiopienne, fut persuadé, à la magnificence de sa parure, que c'était une personne importante. Il faut dire tout; un secret pressentiment, que les seuls vrais amans connoissent, lui inspira de la curiosité: il s'approcha donc avec empressement, & lui demanda ce qui l'amenoit à sa cour.

Etoilette, pénétrée d'une joie si vive de voir son amant, pensa mourir de douleur de n'en être pas reconnue; mais la joie l'emporta, & sur-tout la confiance qu'elle avoit aux promesses de la fée. Sans répondre au roi, elle accorda sa guitare, & chanta ces paroles: on verra qu'elle les fit sur le champ.

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