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Voyages imaginaires, songes, visions et romans cabalistiques. Tome 35.

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Je viens d'un pays lointain
A vos regrets mettre fin.
Etoilette, blanchelete,
Pour vous, d'une amour parfaite,
Refuse un roi du canton,
Qui de son cœur lui fait don.
Mais ce roi, beau, ce dit-on,
Ne vaudra jamais pour elle,
Ismir aux yeux noirs, & blond;
Et plutôt la tueroit-on,
La gente & blanche pucelle,
Que de la voir infidèle:
C'est-là toute ma chanson.

Ismir, ravi de la chanson: Aimable noire, dit-il à l'Ethiopienne, vous connoissez donc ma chère Etoilette, puisque vous m'assurez qu'elle vit encore? A peine il achevoit ces mots, que le pigeon qui arrivoit à tire d'ailes, vint se poser sur la tête de la princesse; la colombe agita ses aîles; la fée Herminette parut aussi tout-à-coup, & touchant l'Ethiopienne de sa baguette d'or, elle lui épargna la peine de répondre; car elle redevint alors la fidèle, la divine, & la ravissante Etoilette. Ismir pensa mourir de joie & d'étonnement; il se précipita aux pieds de sa maîtresse, qui le releva aussi-tôt, pour le mettre à coux de la fée. Aimez-vous toujours ainsi, mes enfans, dit-elle en les embrassant; je viens exprès pour couronner de si beaux feux. Ismir étoit hors de lui-même; Etoilette ne se connoissoit plus: le seul sentiment qu'elle put distinguer dans une telle confusion de pensées, étoit la reconnoissance qu'elle vouloit exprimer à la fée. Le roi leur donna la main, & les conduisit dans son appartement. La surprise redoubla encore là; car ils y trouvèrent le roi, la reine, & le prince de l'Arabie heureuse, qu'Herminette y avoit fait transporter en un moment, par ces charmes puissans auxquels toute la Nature est soumise. Ils accordèrent, de la meilleure grace du monde, la belle Etoilette au constant Ismir; les noces ne furent retardées que jusqu'au lendemain de cet heureux jour. Ismir, devenu enfin l'époux d'Etoilette, fut aussi heureux époux qu'il avoit été fidèle amant, & ils vécurent toujours dans le sein des plaisirs & du plus parfait contentement.


Madame de Briance ayant achevé sa lecture, reçut les complimens de toute la compagnie. En vérité, madame, dit la vicomtesse, je ne me souviens pas d'avoir passé de ma vie une aussi agréable journée, & le conte que vous venez d'avoir la complaisance de nous lire est un ouvrage charmant. Je ne conçois pas comment on ne s'amuse pas à en faire toujours, quand on a le talent d'imaginer de cette façon. La marquise de Briance répondit aux politesses de la vicomtesse par d'autres, & chacun rappela ce qu'il avoit trouvé de plus remarquable dans ce petit ouvrage.

Le chevalier, qui étoit allé tenir compagnie à Tourmeil, n'avoit pas moins bien passé son temps avec cet ami. Après que Tourmeil eut achevé les deux scènes d'opéra que le baron de Tadillac lui avoit demandées, le chevalier de Livry le somma de la parole qu'il lui avoit donnée de lui conter ce qui lui étoit arrivé depuis leur séparation. Tourmeil dit qu'il alloit s'acquitter de cette promesse; que même il lui feroit confidence de certaines particularités qu'on ne peut découvrir qu'à un parfait ami; & il commença ainsi:


 



HISTOIRE
du Comte de Tourmeil.

Je partis avec le désespoir que m'inspiroit la perte des douces espérances de ma félicité, que j'avois cru certaine, & je fis le chemin de Rennes à Paris, sans me connoître; j'étois hors de moi. La pensée que mademoiselle de Livry alloit devenir l'épouse de M. de Briance, me mettoit au désespoir. Cette cruelle idée, fidelle à me tourmenter, se présentoit sans cesse à mon esprit sous toutes les formes qui pouvoient me la rendre plus funeste; souvent même je répandois des larmes, & mon courage ne pouvoit les arrêter.

Etant arrivé à Paris, j'allai descendre chez un de mes oncles, & je lui fis, en peu de mots, l'histoire que vous avez sue. Je ne sais comment il se laissa persuader; j'avois l'esprit si embarrassé, que je ne lui dis presque rien de vraisemblable; son amitié pour moi fut, je crois, ce qui le fit ajouter foi à mes paroles; il me donna de l'argent, & me promit de m'en faire encore toucher à Venise. Enfin, après vous avoir écrit, & à madame de Briance, je partis de Paris, guidé par mes inquiétudes seules, qui ne me permettoient pas de m'arrêter en aucun endroit du monde: je fis, sans être pressé, une diligence extraordinaire.

Mon oncle avoit écrit à Venise, afin qu'on me donnât de l'argent qu'il m'avoit promis; c'étoit une somme considérable; & croyant me mander une nouvelle agréable, il m'apprenoit le mariage de M. de Briance avec mademoiselle de Livry. La certitude du bonheur de mon rival me jeta dans une langueur mortelle; je fus malade près d'un mois, & je commençois à me lever, quand j'appris que les troupes de la république alloient bientôt s'embarquer. Un gentilhomme qui avoit été à mon père, & qui s'étoit attaché à moi dès ma plus tendre jeunesse, voyant que je n'étois pas en état de prendre soin de mon équipage, s'offrit pour me tirer de l'inquiétude que j'avois de n'être pas assez tôt prêt de me rendre ce service; il m'en fit faire un magnifique. Dès qu'il fut achevé, sans attendre que mes forces fussent entièrement rétablies, j'allai me présenter au général, dans le moment qu'il donnoit ses ordres pour l'embarquement des troupes. Je lui dis que j'étois Espagnol, que je m'appelois D. Fernand, qu'ayant eu un démêlé suivi d'un combat, je m'étois absenté, pour donner le temps de terminer mon affaire. La facilité avec laquelle je parlois la langue espagnole, aida à le tromper. Il me reçut avec une bonté qui me toucha; il m'offrit même de l'emploi, dont je le remerciai, & je servis en qualité de volontaire.

L'armée entra en action presque aussi-tôt que nous fûmes descendus à terre; il y eut quelques occasions où je donnai des marques du peu d'attachement que j'avois alors pour la vie. Mon désespoir fut nommé valeur, & m'attira l'estime & l'amitié de nos généraux. La fortune, qui me réservoit le prix des tourmens qu'elle me faisoit souffrir, me conserva la vie, dont je regardois la fin comme le seul bien auquel je pouvois prétendre.

Un jour que j'étois allé me promener aux environs du camp, suivi seulement du gentilhomme dont je vous ai parlé, qui étoit alors mon écuyer, & à qui j'avois appris mes malheurs; je m'en plaignois en marchant dans une belle plaine, quand nous entendîmes un bruit tumultueux, mêlé de quelques cris de femmes: nous vîmes paroître peu de temps après des soldats qui amenoient deux prisonnières; nous courûmes à eux pour sauver ces deux infortunées d'un destin plus cruel que leur captivité. Ces soldats, dont heureusement j'étois connu, se retirèrent à mon abord avec assez de respect; & quelque argent que je leur donnai, acheva de les résoudre à me céder leurs esclaves, tout émues du trouble où leur disgrace les avoient jetées. La magnificence de leurs habits me fit juger qu'elles étoient des personnes auxquelles on devoit du respect, & quelques paroles italiennes qu'elles dirent assez confusément, en tournant la vue du côté d'où on les avoit amenées, me firent connoître qu'elles ne se croyoient pas encore en sûreté. Je tâchai de les rassurer; je leur offris tout ce qui dépendoit de moi, & je leur demandai où elles vouloient être conduites. Après quelques remerciemens qu'elles me firent à la hâte: Sauvez-nous, me dit celle qui avoit parlé la première, sauvez-nous d'un cruel qui croit que l'esclavage où il nous retient doit s'étendre jusques sur les cœurs. Je vous avoue que si j'avois été en état de devenir amoureux, je l'aurois sans doute été d'une de ces belles esclaves, dont la beauté, la jeunesse, & la douleur étoient si touchantes, que mon insensibilité dans cette occasion est sans doute la preuve de ma passion, la plus forte que j'aye jamais donnée à madame de Briance.

Et c'est pourtant là, dit le chevalier en souriant, une de ces particularités dont vous ne lui avez pas fait confidence. Il est vrai, reprit Tourmeil; mais ne me suffit-il pas d'avoir resté fidèle; pourquoi chercher à me faire un mérite d'avoir fait mon devoir?

Je conduisis mes belles esclaves dans notre camp, dont nous étions peu éloignés, continua Tourmeil; leur ayant cédé ma tente, & chargé mon écuyer de les faire servir aussi bien que le lieu où nous étions pouvoit le permettre, je fus chez le général; étant revenu dans une de mes tentes, je me mis à écrire. Comment, me dit alors mon écuyer, qui cherchoit toujours à me tirer du chagrin où j'étois, est-il possible que vous ne me demandiez pas des nouvelles de vos belles esclaves, ne voulez-vous pas les aller voir? Je les verrai demain, lui répondis-je; mes propres malheurs m'occupent tellement, qu'il ne faut pas s'étonner si je suis moins sensible à ceux des autres.

Etes-vous pour ces belles personnes, me répliqua-t-il, dans les mêmes sentimens qu'Alexandre pour ses prisonnières? Tu veux me flatter par les grandes comparaisons, lui répondis-je, mais je t'assure que je ne crains point, comme Alexandre, de devenir amoureux de mes prisonnières; je vais m'exposer au pouvoir de leurs charmes: allons les voir. Il me suivit, & je trouvai ces deux belles esclaves négligemment couchées sur un lit dans leur tente. Celle dont la beauté étoit la plus parfaite paroissoit la plus affligée; j'essayai de les consoler par l'assurance de leur liberté, & celle de faciliter leur retour au lieu où elles voudroient être conduites.

Vous êtes trop généreux, D. Fernand, me dit celle qui paroissoit avoir quelques années de plus, elles s'étoient informées de mon nom; vous êtes trop généreux de rendre la liberté à vos esclaves: si quelque prix plus digne que notre parfaite reconnoissance étoit capable de flatter un homme tel que vous paraissez, nous vous offririons une rançon qui sans doute pourroit toucher une ame moins noble que la vôtre.

Nous sommes grecques, nées dans Argostoly, capitale de Céphalonie; nous avons été élevées dans cette isle; nos parens y tiennent un rang considérable, par leurs biens & par leur naissance; ma sœur se nomme Fatime, & mon nom est Praxile. Nous perdîmes ma mère que nous étions encore dans l'enfance, & nous fûmes destinées par mon père à épouser deux de nos proches parens. Les fêtes qui précédèrent ces malheureuses noces, nous coûtèrent notre précieuse liberté; quelques jours avant celui qui avoit été choisi pour notre hyménée, nous fûmes nous promener sur la mer dans une petite chaloupe assez ornée, mais de nulle défense. Soliman, vieux corsaire, qui couroit cette mer, se déroba de notre vue, à la faveur d'un rocher, dans le dessein de nous surprendre plus facilement; & dès qu'elle eut pris le large, nous ayant enlevées, sans trouver presque de résistance, il fit voile en diligence, laissant dans notre chaloupe le petit nombre de ceux qui nous avoient accompagnées.

Je ne vous entretiendrai point de notre douleur, généreux D. Fernand; il est aisé de se l'imaginer, si toutefois l'imagination peut aller aussi loin, quand on n'a pas éprouvé ce malheur. Nous fûmes servies avec beaucoup de soin, & avec plus de respect que nous n'en avions attendu de ce barbare. Soliman nous amena dans ce pays, & ce ne fut qu'après notre arrivée qu'il parut amoureux de Fatime; cette passion redoubla nos douleurs. Enfin, après trois mois d'esclavage, toujours agitées par nos malheurs, & par la funeste crainte que Soliman, lassé des rigueurs de Fatime, ne se portât à quelque action violente, comme il l'en menaçoit assez souvent; ayant gagné avec des pierreries qui nous étoient restées, un de nos gardes, il facilita notre retraite la nuit passée, nous donna des chevaux, & se sauva lui-même de la fureur de Soliman: quand nous avons rencontré vos soldats qui nous ont faites prisonnières, nous allions dans la ville la plus prochaine demander un asile contre la cruauté de Soliman; mais le ciel, à force de malheurs, semble se lasser de nous être contraire, puisque, par la rencontre de D. Fernand, nous avons trouvé un protecteur assez généreux pour espérer de revoir notre patrie.

Oui, madame, lui répondis-je, touché du récit qu'elle venoit de faire, vous reverrez votre patrie, je vous le promets, & je tiendrai ma parole: elle m'en fit des remerciemens sincères, & me combla d'honnêtetés. Cependant la belle Fatime n'avoit cessé de répandre des larmes; ses beaux yeux languissans, qui se tournoient quelquefois vers moi, auroient sans doute embrasé tout autre cœur que le mien.

Ces beaux yeux, dit le chevalier de Livry, ont été retranchés du récit que vous avez fait à ma sœur. Plus Fatime est belle, reprit Tourmeil, plus le sacrifice est digne de madame de Briance.

Praxile étonnée, continua Tourmeil, de voir Fatime témoigner une douleur si vive, dans un temps où l'espérance de la liberté devoit la consoler, lui dit: Eh quoi! ma sœur, vous vous affligez plus vivement, quand le ciel nous est favorable, que lorsqu'il paroissoit nous abandonner. Ce n'est pas sans sujet, repris-je; la belle Fatime regrette l'absence de cet heureux amant qui doit être son époux. Ah! D. Fernand, me dit-elle en levant les yeux, n'ajoutez pas à mes malheurs l'injustice que vous me faites; elle rougit après avoir prononcé ce peu de paroles, & Praxile me dit que l'indifférence qui avoit toujours régné dans le cœur de Fatime, lui faisoit prendre pour une offense le soupçon même d'une passion. Je les quittai, en leur réitérant toutes les offres de service que je leur avois faites. Les jours suivans, le bruit de mon aventure, & celui de leur beauté, s'étant répandus dans le camp, les plus considérables de notre armée me demandèrent à les voir. La première fois que je les y conduisis, un de nos officiers généraux, qui étoit de mes amis intimes, fut épris d'une violente passion pour la belle grecque; mais s'en étant aperçue, elle me pria très-instamment de de ne le plus amener dans leur tente. Cette prière m'embarrassa; je voulus me servir de quelque prétexte pour conduire encore mon ami aux pieds de la belle Fatime, tous mes artifices furent inutiles. Les belles grecques feignirent d'être malades, & refusèrent constamment l'entrée de leur tente à tous ceux qui se présentèrent; j'avois seul le privilège de les voir lorsque je les faisois demander. Fatime paroissoit plongée dans une profonde tristesse; elle soupiroit, &, si j'ose le dire, elle me regardoit quelquefois tendrement. Mon écuyer, qui cherchoit toujours à me faire oublier la passion que j'avois pour madame de Briance, me faisoit remarquer toutes les actions de cette belle personne.

Les deux sœurs étant un jour entrées dans ma tente pendant que je n'y étois pas, trouvèrent des tablettes que j'y avois laissées. Fatime les ouvrit dans un endroit qui étoit rempli de vers françois, écrits de ma main, & ne pouvant pas les entendre, elle en demanda l'explication à mon écuyer, qui, n'en prévoyant pas les conséquences, les expliqua en italien. Il est nécessaire, pour la suite de mon histoire, que je vous les récite:

Cédez, foible raison, cédez à ma tristesse;
Malgré vos vains conseils, j'y veux penser sans cesse;
Quel bien peut adoucir l'excès de mon malheur?
J'ai perdu l'objet que j'adore,
Trop charmant souvenir de ma fidelle ardeur,
Hélas! vous me plaisez encore,
Même en irritant ma douleur.
Non, je ne prétends pas vous bannir de mon ame;
Redoublez mon amour, augmentez ma langueur,
Plutôt qu'à la raison je vous livre mon cœur,
Vous le défendrez mieux d'une nouvelle flamme.

Ces vers me paroissent bons, dit le chevalier; on a raison de croire que la douleur inspire de plus belles choses que la joie. A cela près, reprit Tourmeil, j'aime mieux être toute ma vie le plus détestable poëte du monde, que de penser désormais à me plaindre de mes malheurs: mais revenons à mon histoire.

Mon écuyer avoit remarqué que Fatime avoit rougi pendant l'explication de ces vers; & le soir même, en passant proche de leur tente, il entendit les deux belles grecques qui s'entretenoient de moi: il accourut promptement me dire que je vinsse apprendre un secret dont le repos de mon cœur pouvoit dépendre.

Je crus que j'allois savoir quelque chose qui regardoit madame de Briance; cette pensée me fit sortir avec lui; il me conduisit avec précipitation au même endroit d'où il les avoit entendu parler ensemble, & ayant prêté l'oreille, il me fit approcher, en me disant tout bas, écoutez. C'étoit Fatime qui parloit; elle disoit alors à sa sœur: Oui, Praxile, je me trouvois moins à plaindre quand j'étois au pouvoir de Soliman; la mort me pouvoit délivrer de ses injustices; j'aurois au moins eu la douceur de mourir tranquillement, & la vue de D. Fernand m'a pour jamais ôté cette tranquillité dont j'ai toujours fait mon bonheur & ma gloire. Je ne sais que vous dire, reprit Praxile, pour vous consoler d'un malheur que le ciel irrité ajoute à nos infortunes: vous avez résisté de toute votre force à ce penchant involontaire que vous sentez pour D. Fernand; il ignore vos sentimens; vous avez fait votre devoir, il ne reste plus que de fuir en diligence d'un lieu où votre gloire ne me paroît point en sûreté. Ma gloire! reprit fièrement Fatime, est en sûreté quelque part où je me puisse trouver; mais ici mon cœur ne sauroit résister, & c'est la vue du redoutable D. Fernand que je veux fuir. Les vers que son écuyer nous a lus, achèvent de m'apprendre ce que sa tristesse m'avoit déjà fait soupçonner: il aime, & son amour, tout malheureux qu'il me paroît, ne l'occupe pas moins qu'une passion qui feroit le bonheur de sa vie. Malheureuse Fatime! s'écria-t-elle en soupirant, quel dieu t'a fait sentir son courroux, en t'inspirant des sentimens si tendres, & que tu dois cacher?

Après avoir entendu ces dernières paroles, je m'éloignai, & je dis à mon écuyer: Quel rapport cette conversation a-t-elle avec le repos dont vous me flattiez tout à l'heure? Quoi! me répondit-il tout étonné, la passion que la charmante Fatime a pour vous ne peut-elle vous faire oublier.... Non, lui répliquai-je en l'interrompant; non, jamais rien n'effacera de mon cœur le tendre & malheureux amour que j'ai pour madame de Briance; ce que j'apprends ajoute seulement à mes malheurs, celui de savoir que je suis un ingrat. Je poursuivis alors mon chemin vers ma tente, & toutes les fois que j'eus occasion depuis de voir ces deux belles grecques, je ne dis jamais rien à Fatime qui pût lui faire comprendre que j'avois entendu ce qu'elle avoit dit à sa sœur. Je voulus même un jour lui parler du mérite de mon ami, qui brûloit pour elle d'une passion aussi tendre qu'infortunée; mais Fatime, me regardant avec un air qui imprimoit le respect: D. Fernand, me dit-elle, puisque vous m'avez rendu la liberté, cessez de me traiter en esclave.

Enfin, après un mois de séjour dans notre camp, les belles grecques me prièrent de leur tenir la parole que je leur avois donnée, & de les faire conduire au port de Zante, d'où elles avoient appris, qu'à peu près dans ce temps là il partoit tous les ans quelques vaisseaux marchands, qui faisoient voile pour la Grèce.

Jusqu'à ce jour, dit Praxile, où nous avons cru devoir partir pour revoir notre patrie, nous avons mieux aimé, généreux D. Fernand, être auprès de vous qu'en nul autre lieu du monde, & rien ne doit nous causer un chagrin plus sensible, que de ne pouvoir vous marquer, comme nous y sommes obligées, notre vive reconnoissance. La belle Fatime ajouta peu de mots à ce remerciement de sa sœur, s'occupant avec empressement à tout préparer pour leur départ. L'une paroissoit désolée, l'autre ne pouvoit s'empêcher de faire éclater la joie qu'elle ressentoit au fond du cœur. Je vous avoue que, dans un état plus heureux, j'aurois peut-être été moins fidèle; mais accoutumé à ne penser qu'à mes malheurs, mon cœur ne plaignoit point ceux de Fatime.

Je fis donc préparer un chariot pour les belles grecques; deux filles esclaves que je leur avois données pour les servir, furent destinées à les suivre dans leur voyage, & je leur laissai un homme à moi, nommé Desfontaines, dont la fidélité m'est connue, pour les accompagner jusqu'à leur débarquement.

Cependant mon ami se désoloit, & me prioit instamment de les retenir encore quelque temps, dans l'espérance qu'il pourroit toucher le cœur de Fatime; mais je résistai à toutes ses prières.

Enfin le jour destiné pour le départ des deux belles grecques étant arrivé, je me rendis dès le matin dans leur tente. Je les trouvai qui alloient monter dans leur chariot; mon écuyer donnoit la main à Praxile, je présentai la mienne à Fatime, que je conduisis à sa voiture, sans lui dire un seul mot: elle s'y mit auprès de sa sœur, & je montai à cheval pour les escorter moi-même jusqu'à quelques lieues du camp.

Quand nous fûmes arrivés au lieu ou je devois les quitter, ayant fait arrêter le chariot pour leur dire adieu, elles descendirent sous une touffe d'arbres peu éloignés du chemin. Ce fut là où la constance de Fatime l'abandonna. A ce moment fatal, quelques larmes qu'elle ne put retenir, coulèrent de ses beaux yeux; je fus véritablement touché, je m'approchai d'elle, & me voyant tout interdit: Quoi! D. Fernand, me dit-elle en me regardant tendrement, vous vous intéressez donc à notre départ? On ne peut quitter la belle Fatime, lui dis-je, sans ressentir une vive douleur; & plût au ciel, ajoutai-je en soupirant, que mon cœur eût été en liberté de former des vœux dignes d'elle.

Ah! D. Fernand, reprit-elle en se retirant brusquement, laissez-moi partir; quelle idée venez-vous d'ajouter à tous les malheurs de ma vie! Elle reprit au plus vîte le chemin de son chariot; Praxile, qui s'étoit amusé à parler à mon écuyer, la suivit aussi-tôt. Leur ayant dit encore quelques paroles, je les laissai partir, & je repris le chemin de notre camp.

Ce fut à ce coup que je sentis mon cœur abattu par les plus vives secousses de la foiblesse humaine; je ne saurois vous dissimuler, chevalier, que les larmes, la beauté, & la tendresse de Fatime firent que je souhaitai de pouvoir me guérir d'une passion dont les fréquentes idées me causoient des transports insupportables dans le particulier. Je menois la vie du monde la plus triste & la plus languissante; je paroissois tout autre aux yeux de ceux que j'avois l'honneur de fréquenter, & toutefois je ne laissois échapper aucune occasion, quelque périlleuse qu'elle fût, sans m'exposer au danger évident de la perdre.

Quelques semaines s'écoulèrent sans que j'eusse appris aucune nouvelle de Desfontaines, à qui j'avois confié la conduite des belles grecques. Mon ordre avoit été de ne les escorter que jusqu'au lieu de leur embarquement; mais le désir de voyager que cet homme avoit toujours eu, le fit partir avec elles sans mon consentement. Enfin je reçus une lettre qu'il m'écrivit auparavant de se mettre en mer; il m'en demandoit pardon, & me mandoit que Praxile paroissoit parfaitement contente de retourner dans son pays; mais que Fatime étoit dans une langueur qui faisoit craindre que les fatigues de la mer ne l'exposassent au danger de perdre la vie, quoique le trajet fût court.

Desfontaines vint, deux mois après son départ, me joindre à l'armée. Eh bien, lui dis-je, nos belles grecques sont-elles arrivées heureusement dans leur patrie? Elles y sont arrivées heureusement, me répondit-il; mais la belle Fatime n'a pas joui long-temps de ce plaisir; elle est morte quelques jours après avoir vu sa famille. Quelle fut mon émotion à cette nouvelle! Vous ne sauriez le concevoir, chevalier; je ne le conçois pas moi-même. Mon homme s'en étant aperçu, demeura court, & je lui dis, outré de douleur: Apprends-moi donc, s'il te plaît, quel accident a terminé la vie de la malheureuse Fatime? Notre voyage avoit été heureux, reprit-il; on s'embarqua avec une joie qui n'étoit troublée que par la mauvaise santé de Fatime.

Le père de ces belles personnes étant averti de leur arrivée, vint les recevoir sur le port, accompagné de deux jeunes hommes, magnifiquement vêtus & de fort bonne mine, qui témoignoient une joie aussi parfaite que la sienne. Praxise embrassa son père avec une satisfaction qui ne se peut exprimer, & Fatime, à sa vue, parut oublier sa langueur: elles me présentèrent à leur père; je fus comblé de présens, & traité comme D. Fernand auroit pu l'être lui-même.

Peu de jours après notre arrivée, on prépara tout pour les noces de ces deux grecques, qui dévoient épouser les deux jeunes hommes qui j'avois vus les venir recevoir en sortant du vaisseau; mais cette fête fut troublée par une fièvre violente qui prit à la belle Fatime; elle languit quelques jours; enfin elle expira, en témoignant un courage infini, & nul regret à la vie.

Jamais la douleur n'a paru sous tant de formes différentes qu'elle le fit alors. Le père de cette belle fille, la sœur, l'amant qui lui étoit destiné pour époux, tous se désespéroient, & j'étois aussi affligé qu'eux. Après avoir satisfait à l'envie que j'avois devoir ce beau pays, je témoignai à Praxile le dessein où j'étois de vous rejoindre; elle me chargea de cette boîte, & m'ordonna de vous la présenter de sa part.

Desfontaines me donna la boîte; j'y trouvai deux lettres, l'une de Praxile, & l'autre du père de ces belles grecques; elles étoient remplies des marques de leur reconnoissance pour moi, & de leur douleur pour la perte de Fatime. J'ouvris en suite un autre petit paquet qui étoit dans la même boîte; il renfermoit les portraits de ces belles grecques, enrichis de diamans d'un prix considérable; je soupirai à la vue du portrait de la malheureuse Fatime, & je chargeai le capitaine d'un vaisseau qui devoit partir pour Argostoly, de tout ce que je pus trouver de plus curieux, pour envoyer à Praxile & à son père, avec une lettre pour leur marquer combien je partageois leur juste douleur. J'appris, par le retour de ce capitaine, qui m'apporta une lettre de Praxile, qu'elle avoit épousé ce parent qu'on lui avoit destiné, & qu'elle eût été fort heureuse, si la perte de la belle Fatime n'avoit pas troublé sa félicité.

Cette fâcheuse perte redoubla mes chagrins; je me reprochai d'avoir contribué, par ma férocité, au malheur de Fatime; & lorsque les occasions de se signaler devenoient moins fréquentes à l'armée, ou qu'on y avoit quelque espèce de relâche, mes inquiétudes revenoient en foule accabler mon esprit; tantôt c'étoit madame de Briance qui l'occupoit, tantôt c'étoit la mort de Fatime. Enfin, ne pouvant plus vivre en repos dans la Morée, je retournai à Venise au commencement de l'hiver, avec plusieurs volontaires de mes amis, qui alloient y passer le carnaval.

Aussi-tôt que je fus arrivé dans cette ville, mon écuyer alla chez ce banquier de qui j'avois autrefois touché de l'argent; il y trouva plusieurs lettres pour moi, que cet homme avoit gardées, ne sachant par quelle voie me les faire tenir; car je ne l'avois pas averti que je m'embarquerois avec les troupes de la république. J'ouvris mes lettres, & la première étant par hasard celle qui étoit arrivée la dernière, j'y trouvai la seule nouvelle qui pouvoit me résoudre à revenir dans mon pays; c'étoit la mort de M. de Briance. Mon oncle me la mandoit, & même les circonstances de son testament, qui étoient en ma faveur. Je le regrettai comme le meilleur de mes amis; sa mort effaçoit de mon souvenir tous les malheurs qu'il m'avoit causés.

Le désir ardent que j'avois de revoir madame de Briance, me fit partir promptement; j'écrivis à mon oncle, que dans peu de temps je l'irois trouver à Paris; mais je ne voulois alors m'arrêter en aucun endroit. J'arrivai enfin à Rennes, & c'est où j'appris que vous & M. le comte de Livry étiez chez madame de Briance. Cette nouvelle m'eût donné une extrême joie, si je n'avois su presque en même temps que le baron de Tadillac y étoit avec vous, qu'il y avoit demeuré quelques jours inconnu, qu'ensuite il étoit venu à Rennes chercher une troupe de comédiens, & qu'enfin vous étiez tous au château de Kernosy.

Je ne doutai pas alors que Tadillac ne fût amoureux de madame de Briance: je l'accusai d'une infidélité que j'avois si peu méritée; je me plaignois aussi de votre oubli; mais, disois-je, après y avoir fait réflexion, ils ne savent ce que je suis devenu: madame de Briance croit peut-être que je ne suis plus au monde: allons, reprenois-je un moment après, allons l'accabler de reproches, & voir si l'inconnu rival est plus digne que moi d'un bien qui m'a tant coûté.

Je partis de Rennes; je laissai presque tous mes gens dans un bourg qui est à quelques lieues d'ici. J'avois l'esprit & le cœur si remplis de mes chagrins & de ma jalousie, que je méconnus d'abord votre voix, & que je vous pris pour le rival que je venois chercher; quelques paroles que vous me dites en m'abordant, aidèrent à me tromper. Je louai la fortune de l'occasion qu'elle me présentoit de combattre mon rival; il ne fallut pas moins que la joie de retrouver un ami tel que vous, pour suspendre ma colère.

Je vous suis obligé, dit alors le chevalier, de la complaisance que vous avez eue pour moi, en m'apprenant ce que j'avois tant d'envie de savoir. Je suis convaincu de votre sagesse, par le récit que vous venez de faire de vos aventures; mais je regrette la belle Fatime. C'est un effet de votre prudence de n'en avoir pas parlé à ma sœur; en sa place, j'aurois eu de furieux soupçons de votre fidélité. Je lui en donnai hier le portrait, reprit Tourmeil, sans lui parler de la passion de cette belle grecque; j'ai dit seulement que je l'avois eu d'un marchand de Céphalonie: je me suis fait un plaisir de sacrifier ce portrait à madame de Briance, sans blesser la mémoire de Fatime. Le chevalier trouva cette conduite de Tourmeil très-judicieuse; ne le voulant pas laisser seul, il demeura le reste de la journée avec lui en conversation, puis il retourna auprès de ces dames, qui étoient ravies de ce que Fatville & son oncle les avoient délivrées, en partant dès le matin, de deux provinciaux bien fatigans. Madame de Briance, apercevant son frère, se douta bien que son amant étoit resté seul; elle fit naître un prétexte, qui donna occasion à toute la compagnie de se retirer plutôt qu'à l'ordinaire. Les personnes choisies passèrent, suivant la coutume, dans son appartement; Tourmeil s'y étant aussi rendu, eut le plaisir d'apprendre de la bouche de sa maîtresse, qu'elle étoit dans les mêmes sentimens qu'il lui avoit laissés, quand il la quitta.

Le lendemain, le jour étant beau, M. de Livry & le baron, en sortant de table, proposèrent de s'aller promener. La vicomtesse, toujours complaisante pour les divertissemens où Tadillac avoit quelque part, descendit, sans perdre de temps, dans le jardin, & fit monter les dames dans son carrosse, afin qu'elles eussent le plaisir d'aller, sans être fatiguées, dans le bois, dont les routes étoient fort spacieuses; & le baron monta sur le siége du cocher, aimant mieux cette occupation que celle de l'entretenir. Cependant madame la vicomtesse lui tint compte de cette galanterie, & admira long-temps la bonne grâce de ce nouveau Phaéton, qui n'eut pas un sort si cruel que le premier; car il conduisit heureusement les chevaux & le char jusqu'à l'endroit qu'il avoit prémédité. D'abord il s'éloigna du château, puis il s'engagea tellement dans plusieurs allées de traverse, qu'il auroit eu bien de la peine à s'en retourner, s'il en avoit eu le dessein. Le second carrosse, qui étoit mené par le chevalier de Livry, suivoit les traces du premier qui étoit devant, & la nuit vint, que le baron, feignant de chercher le chemin, s'en éloignoit encore; les valets de la vicomtesse étoient payés pour ne pas enseigner le véritable.

Madame la vicomtesse commençoit à s'effrayer; les autres dames, se voyant bien accompagnées, & dans un pays de connoissance, ne s'inquiétèrent point: le baron & le chevalier avançoient toujours; enfin on aperçut beaucoup de lumière. D'abord tout le monde fut d'avis qu'on allât dans cet endroit chercher un guide qui pût, avec le secours de quelques flambeaux, conduire les carrosses, sans s'égarer, jusqu'au château de Kernosy. Le baron s'étoit arrêté en attendant la décision de cet avis; le bruit confus des paroles que les uns & les autres proféroient dans un même moment, l'empêchoit, disoit-il, d'entendre l'avis de madame la vicomtesse. Elle imposa silence, pour lui dire qu'il falloit marcher incessamment vers cette lumière qui paroissoit de loin: il obéit aussi-tôt, & continua son chemin jusqu'à ce qu'il fût sorti d'une fort belle avenue, d'où l'on découvrit à plein un pavillon carré, dont les fenêtres, qui étoient toutes illuminées, composoient, par leur symétrie, un aspect aussi agréable que surprenant. Quand on fut à portée de ce pavillon, l'on entendit le son de quelques instrumens qu'on mettoit d'accord, & la voix de plusieurs personnes qui sembloient n'être occupées que de la fonction dont chacun étoit chargé. Madame la vicomtesse délibéra, pendant un assez long temps, si elle se feroit connoître, & mademoiselle de Saint-Urbain, voyant qu'elle avoit peine à se déterminer, lui dit: Pourquoi non? Cette aventure n'a pas l'air périlleuse; j'espère que nous en sortirons sans malencontre. Je vais l'éprouver, dit le baron en descendant du siége où il étoit. Les deux carrosses étant arrêtés, on ouvrit, sans attendre qu'il eût frappé à la porte; lorsqu'ils furent dans la cour, quatre hommes vêtus en sauvages vinrent avec des flambeaux à la main recevoir madame la vicomtesse, & l'ayant aperçue à la tête de plusieurs dames qui avoient déjà mis pied à terre, deux marchèrent les premiers devant elle, les deux autres se mirent sur les côtés de la troupe qui suivoit, & tous quatre ils conduisirent la compagnie jusqu'à l'entrée d'un grand salon orné de quantité de lustres, dont la lumière saisoit succéder un nouveau jour à celui qui venoit de finir. Deux sauvages qui attendoient dans cette salle, ayant approché des fauteuils près d'un grand feu, se retirèrent, après avoir fait de profondes révérences.

Il y avoit environ un quart-d'heure que l'on étoit entré, quand il parut un jeune enfant vêtu à la romaine, qui salua madame la vicomtesse, & lui demanda si elle auroit agréable que le seigneur de la Maison-brillante vînt lui faire offre de son service. La vicomtesse, charmée de cette proposition, pria le prétendu nain d'assurer le maître de cette maison qu'elle auroit un extrême plaisir à le voir; l'enfant étant sorti, le baron dit qu'il étoit jaloux de ce prince inconnu, qui sembloit lui disputer l'honneur d'être bien auprès de madame la vicomtesse. Alors le seigneur de la Maison-brillante parut, précédé de quatre hommes vêtus à la romaine, qui portoient des flambeaux devant lui; il avoit une robe de velours couleur de feu, à l'arménienne, doublée de martre; une écharpe magnifique sur une longue veste d'étoffe d'or, & sur la tête une espèce de petit casque couvert de plumes blanches & couleur de feu, tenant de bonne grace dans la main une baguette dorée: c'étoit Tourmeil, qui, pour faire plaisir au baron, représentoit un personnage dans cette petite fête, & qui, étant obligé de paroître dans un habit bizarre devant madame de Briance, n'avoit pas voulu être trop négligé. Il n'y avoit que la baronne de Sugarde à qui en laissa ignorer la vérité de cette aventure, pour avoir le plaisir de son étonnement: elle fut charmée du seigneur de la Maison-brillante, & en oublia pendant quelque temps le goût qu'on lui avoit toujours remarqué pour le chevalier de Livry.

La fortune vous a conduit dans mon empire, madame, dit le seigneur de la Maison-brillante à la vicomtesse; je lui en ai déjà rendu graces, & je me serois flatté que ce grand jour devoit être celui où un enchanteur m'a prédit un bonheur suprême, par l'arrivée d'une dame que ses grandes qualités rendant aimable & dont l'humeur charmante fait qu'en préfère sa personne aux grands biens qu'elle possède. Je n'ai garde d'élever mes pensées jusqu'à vous, madame; je sais, continua-t-il en montrant le baron, que les destins vous ont réservée pour ce fidèle chevalier. Il est digne de vous par son amour & par son mérite; je ne troublerai point une union qui doit être si belle.

Les termes ampoulés que madame la vicomtesse avoit employés dans la réponse qu'elle fit à ce discours obligeant, l'auroient rendue trop longue, & peut-être fatigante, si des sauvages ne fussent venus interrompre le cours de ses paroles, en apportant une table qui fut couverte magnifiquement.

Le seigneur de la Maison-brillante fit les honneurs de chez lui: on se mit à table; il s'assit auprès de madame de Briance, & lui parla d'un air familier; il désola madame de Sugarde, qui ne pouvoit souffrir que ce seigneur, tel qu'il pût être, parût plus touché des charmes d'une autre que des siens. La vicomtesse complimenta madame de Briance sur sa conquête, & dit au seigneur de la Maison-brillante, que ce seroit sans doute par cette beauté que la prédiction de l'enchanteur alloit s'accomplir; il lui répondit gravement qu'il commençoit aussi à le croire.

Des hautbois jouèrent pendant le repas, les sauvages servirent à table; dès qu'il fut fini, le seigneur de la Maison-brillante conduisit la compagnie dans une salle séparée par un petit vestibule de celle ou l'on venoit de souper, donnant toujours la main à madame de Briance, parce qu'il ne vouloit point, disoit-il, s'opposer aux ordres du destin, en s'exposant de trop près aux charmes de la vicomtesse.

Elle se mit la première dans un fauteuil qui lui étoit préparé vis-à-vis d'un petit théâtre bien entendu; les dames se placèrent au second rang, & les musiciens s'étant mis au troisième, les acteurs parurent après que la symphonie eut cessé. Ils jouèrent le Bourgeois-Gentilhomme avec tous les agrémens, & s'attirèrent l'applaudissement qu'ils méritoient. Ce sont là nos comédiens de Rennes, dit la vicomtesse, en les reconnoissant. Il est vrai, répondit le seigneur de la Maison-brillante, je savois qu'ils avoient eu l'honneur de vous plaire, madame, & d'un coup de baguette je les ai transportés ici pour vous divertir.

Madame la vicomtesse comprit, par cette réponse, que tout ce qui se passoit étoit une galanterie du baron; & de crainte qu'il ne se persuadât qu'elle avoit d'abord été trompée, elle dit en haussant la voix: Quel que soit le seigneur de cette maison, je lui suis très-obligée d'avoir fait pour moi tous ces agréables enchantemens, qui lui ont assurément coûté plus de peines & de soins qu'il ne veut nous faire croire.

La baronne de Sugarde ayant aussi reconnu les comédiens, jugea que c'étoit Tadillac qui donnoit cette fête. Mais le seigneur de la Maison-brillante l'embarrassoit toujours; il avoit tant d'esprit, & l'air si poli, qu'elle ne pouvoit le prendre pour un comédien de campagne, ni pour un provincial.

Ce seigneur, accompli de toutes manières, qui étoit cause de la jalousie qui se glissoit parmi les dames, se leva aussi-tôt que la comédie fut finie; fit une grande révérence à madame la vicomtesse, & commença le bal avec elle. Les dames craignant que M. de Livry & le baron de Tourmeil ne se fatiguassent trop à danser, prièrent chacune à leur tour ceux d'entre les acteurs qui se distinguoient dans cet exercice. Les hommes en firent de même à l'égard des comédiennes; la compagnie, par ce moyen, étant devenue plus nombreuse, le bal dura plus long-temps, & le plaisir n'en fut pas moins agréable.

Il y avoit déjà deux heures qu'on étoit occupé à ce divertissement, quand on vit tout à coup entrer quatre sauvages qui portoient chacun deux flambeaux. D'abord le seigneur de la maison présenta la main à madame la vicomtesse, & la conduisit dans la salle où l'on avoit soupé; toute la compagnie suivit, ainsi que les comédiens; enfin, on servit des rafraîchissemens, que l'exercice de la danse rendit plus agréables. Les uns prirent du chocolat, les autres du café, d'autres des liqueurs, dont il y avoit à profusion; enfin chacun trouva de quoi se satisfaire selon son goût, car les glaces & les confitures sèches & liquides n'y manquoient pas.

Cela fait, on retourna dans la salle du bal; mais quel fut l'étonnement de la compagnie, lorsqu'elle vit le théâtre illuminé de nouveau, avec une décoration qui représentoit un bois si naturellement, que peu s'en fallut qu'on ne crût s'être égaré, comme on avoit fait en venant du château de Kernosy à la Maison-brillante. La symphonie se faisoit entendre; dès qu'elle eut fini, l'on chanta les paroles qui suivent, que Tourmeil avoit composées, & où il n'avoit pas oublié madame de Briance, sachant bien qu'elle seroit présente à ce petit opéra, qui n'étoit que de deux scènes, comme Tadillac l'avoit souhaité.

(Si, dans quelques endroits, on trouve peu de justesse, c'est moins la faute de l'auteur que de celle qui raconte ces faits; car n'ayant entendu qu'une fois ces paroles, il est bien difficile de les avoir retenues exactement.)


SCENE Iere



SCENE Iere.

TIRCIS, PHILEMON.

Philemon.

Quand l'amour, dans ces lieux tranquilles,
Veut rassembler les Plaisirs les plus doux,
Pourquoi, Tircis, les troublez-vous,
Par des soupirs & des soins inutiles?

Tircis.

Je cherche en vain dans ce bois écarté,
Un doux repos qui me rende à moi-même.
Hélas! est-il pour moi quelque tranquillité?
L'impitoyable amour a résolu que j'aime.
J'ai fui pour m'affranchir de ses barbares lois;
Mais il a fait ma bergère si belle,
Qu'à nos regards, dès qu'il l'offre une fois,
Ce n'est plus l'éviter que de s'éloigner d'elle.

Philemon.

En faveur d'un amant si tendre & si fidelle,
Amour, lancez, lancez vos traits.
Percez le cœur de cette belle,
Puisqu'elle a déjà vos attraits.
En faveur, &c.

Tircis.

Percez le cœur de cette belle.

Philemon.

En faveur d'un amant si tendre & si fidelle.

Tircis & Philemon.

Amour, lancez, lancez vos traits.

Tircis.

L'ingrate vient dans ces forêts.

Philemon.

Je ne veux point troubler les amoureux secrets.

SCENE II.

TIRCIS, SILVIE.

Silvie.

Je viens chercher dans cette solitude
A me plaindre des maux de l'empire amoureux.
N'y calmerai-je point ma triste inquiétude....?
Ah! je vous trouve ici (à part), que mon sort est heureux!

Tircis.

Cessez, cessez de fuir un amant malheureux.
Pourquoi déchaînez-vous votre injuste colère
Contre une si parfaite ardeur?
Quelque dieu qui me soit contraire,
L'amour, le tendre amour vous répond de mon cœur.
Je jure à vos attraits une ardeur immortelle;
Je brûlerai toujours d'une flamme si belle:
Et si j'osois trahir de si tendres sermens,
Que des dieux le plus redoutable,
Le dieu qui fait le bonheur des amans,
Ne me soit jamais favorable.

Silvie.

Je veux croire enfin vos sermens;
Ils ont désarmé ma colère;
Une jeune & vaine bergère
S'applaudissoit de causer vos tourmens,
Mais mon amour m'assure à tous momens,
Que je mérite un cœur sincère.
Je veux croire enfin vos sermens,
Ils ont désarmé ma colère.

Tous deux.

Redoublons nos vives ardeurs,
Bannissons les tristes alarmes;
Que tout ce qu'amour a de charmes
Règne à jamais dans nos cœurs.

Silvie.

En vain j'ai cru rompre ma chaîne;
C'est mon destin de soupirer pour vous.
Je ne m'oppose plus au penchant qui m'entraîne;
Loin de me plaindre de ma peine,
Je me plaindrai toujours de l'injuste courroux.
Qui me fit préférer les fureurs de la haîne
Aux plaisirs d'un amour si charmant & si doux.
En vain, &c.

Tircis.

Rossignols de ce lieu paisible,
Oubliez, s'il se peut, vos plus tendres amours?
A chanter la beauté qui m'a rendu sensible,
Employez les beaux jours.
Retenez bien les chants que je vais vous apprendre,
Eux seuls doivent plaire toujours,
Jamais mon cœur fidelle & tendre
Ne vous fera chanter de nouvelles amours;
Philomèle, venez m'entendre.
Amour, qui faites seul le bonheur de ma vie,
D'un mortel fortuné rendez les dieux jaloux.
Leur destin glorieux ne me fait point d'envie;
Etre aimé de Silvie
Est un destin cent fois plus doux.

Duo.

Redoublons, &c.

L'auteur de ces paroles, & celui qui les avoit mises en musique, eurent sujet d'être contens des applaudissemens de la compagnie. On sortit de cet endroit pour se rendre dans le salon, où l'on s'entretint très-long-temps, en se chauffant, sur les beautés de ce petit opéra. Le jour commençoit à paroître, & le seigneur de la Maison-brillante, qui n'avoit pas discontinué de faire les honneurs de chez lui, & à qui la fatigue d'avoir veillé la nuit avoit ouvert l'appétit du matin, jugea bien que toute l'assemblée devoit être dans le même besoin. Il donna ordre qu'on mît le couvert; & quoique le repas fût aussi magnifique que celui du soupé, les plaisirs de la table ne furent pas ceux qui occupèrent le plus; chacun paroisse ravi d'être auprès de ses inclinations. MM. de Livry étoient à côté de mesdemoiselles de Kernosy; le baron faisoit sa cour à madame la vicomtesse; le comte de Tourmeil, indifférent pour tous les mets délicieux qui étoient devant lui, ne pensoit qu'à entretenir madame de Briance, de l'autre côté, madame de Salgue se félicitoit de voir que Tadillac ne rendoit ses hommages qu'à madame la vicomtesse. La baronne seule, dévorée par sa jalousie, ne pouvoit souffrir qu'une autre personne qu'elle eût su gagner, par ses charmes, le cœur du seigneur de la maison. La compagnie étoit si comblée de joie, qu'on auroit insensiblement gagné l'heure de midi à table, si les domestiques de madame la vicomtesse n'etoient venus avertir que les carrosses étoient prêts. Le grand jour qu'il faisoit alors, ayant dissipé les enchantemens de la nuit passée, donna lieu de reconnoître que la maison où l'on étoit appartenoit à un gentilhomme voisin de madame la vicomtesse, qui, depuis trois ou quatre ans, en avoit fait un gros pavillon à la moderne.

Ce gentilhomme n'y venoit jamais que dans la belle saison. Son absence facilita les moyens au baron de gagner le concierge, & de le faire consentir, moyennant une honnête récompense, qu'il y célébrât cette fête, dont l'invention plut si fort aux dames, qu'elles lui en donnèrent mille louanges. Depuis ce temps-là madame la vicomtesse ne pouvoit plus vivre sans lui; elle étoit enchantée de ses manières nobles & magnifiques; & le seigneur de la Maison-brillante, avec toutes ses qualités avantageuses, n'avoit point altéré la passion que cette dame sentoit pour Tadillac. Il n'y a pas lieu de s'en étonner; ce seigneur de la Maison-brillante l'avoit laissée dans l'erreur où elle étoit de le croire sincèrement le maître de la troupe de comédiens.

On n'arriva qu'après midi au château de Kernosy; les gens de la vicomtesse ne furent point en peine de son absence; Saint-Urbain avoit eu soin de les avertir qu'on ne reviendroit que le matin; ils dirent au baron en entrant, qu'un courrier étoit arrivé en poste pour lui rendre une lettre en main propre; qu'il paroissoit très-pressé de lui parler. Le baron fit comme si cette nouvelle l'eût fort surpris, parce qu'on lui parloit en présence de la vicomtesse, qui prit part à ce qu'on lui disoit, & lui ordonna de venir à son réveil l'instruire des nouvelles que ce courrier lui apportoit; elle alloit prendre quelques heures de repos, pour se remettre des fatigues de la nuit passée.

Avant d'entrer dans sa chambre, elle lui conseilla aussi d'aller se reposer, & d'avertir ses gens qu'ils ne manquassent pas de faire monter ce courrier quand il viendront le demander. Les dames, à l'exemple de madame la vicomtesse, se mirent au lit. MM. de Livry, & le comte de Tourmeil qui étoit arrivé avec les comédiens, dont il paroissoit être le chef, passèrent le reste de la journée à se divertir entre eux. Le baron de Tadillac ne put être de la compagnie; car le prétendu courrier revint justement dans le moment qu'ils entroient dans leur appartement. Les domestiques le firent monter, suivant l'ordre qu'ils en avoient reçu, & Tadillac le retint long-temps exprès, pour empêcher que personne ne se défiât de la supposition de cet homme.

Le baron alla chez la vicomtesse aussi-tôt qu'elle fut éveillée. Son air triste la fit frémir; elle voulut savoir le sujet de cet abattement qui paroissoit sur son visage; & pour toute réponse, elle n'entendit que de profonds soupirs; enfin le baron lui dit qu'il étoit bien malheureux, qu'on l'arrachoit d'auprès de sa personne. Eh! pourquoi, reprit la vicomtesse tout étonnée. Voyez, madame, s'il vous plaît, la lettre que j'ai reçue, dit le baron; c'étoit celle que Tourmeil avoit écrite. L'ayant lue, elle tâcha de le consoler par un discours qui effectivement partoit du cœur. Votre oncle est bien pressant, dit-elle; je vois qu'il vous offre un parti considérable, & qu'il prétend que vous alliez, sans perdre un moment, tenir la parole qu'il a donnée pour vous; mais vous pourriez trouver ailleurs une fortune aussi considérable. Je..... Comme elle alloit continuer, madame de Sugarde entra; le baron fut obligé de se retirer, & ne se trouva point le soir à la comédie.

Madame la vicomtesse y passa le temps à faire des réflexions sur l'absence de Tadillac; enfin craignant qu'il ne prît son parti, & qu'il n'obéît à son tuteur, elle sortit seule, & alla se mettre sur un petit lit de repos qui étoit dans son cabinet; son inquiétude l'avoit abattue, & son esprit ne fut tranquille qu'après l'arrivée du baron qu'elle avoit fait appeler. Vous allez voir, dit-elle des qu'il fut entré, à quel point je suis touchée d'un véritable mérite.

Je ne saurois souffrir qu'un homme tel que vous cherche ailleurs une fortune qu'il dépend de moi de rendre aussi agréable que celle qui se présente de la part de votre oncle. Je vous déclare que je consens de vous épouser, & que rien désormais ne pourra nous séparer, si vous m'aimez autant que je m'en suis flattée. Le baron l'interrrompit en se jetant à ses genoux, & lui dit quantité de choses que la vicomtesse prit pour un excès de sa passion. Saint-Urbain vint dans ce moment avertir qu'on avoit servi le souper. Ils sortirent ensemble du cabinet de la vicomtesse; le baron lui donna la main pour descendre, & entra dans la salle la tenant encore, avec une gaîté qui fut d'un bon augure aux deux aimables sœurs & à leurs amans.

La soirée ne fut pas longue; chacun se sépara en sortant de table, parce que les divertissemens de la nuit précédente causoient une nécessité indispensable de prendre du repos. Le baron, après avoir fait sa cour à madame la vicomtesse, qu'il venoit de conduire dans son appartement, passa chez madame de Briance, où il savoit que le comte de Tourmeil, MM. de Livry & mesdemoiselles de Kernosy étoient. Il y rendit compte du bon succès de sa lettre; on l'en félicita, & il en reçut les complimens de si bonne grace, qu'on vit bien qu'il étoit content. Ce n'étoit pas sans sujet; il savoit qu'en épousant madame la vicomtesse, comme il l'avoit toujours désiré, il assuroit, par ce mariage, sa fortune & son bonheur.

Vos souhaits sont accomplis, lui dit le chevalier; que deviendrons-nous à présent? Rien ne flatte encore nos espérances. Vous êtes bien prompt, lui répondit le baron; à peine ai-je eu un moment pour remercier madame la vicomtesse; demain je travaillerai pour vous: j'espère que M. le comte de Livry sera content, & que mademoiselle de Saint-Urbain ne deviendra jamais l'épouse de M. de Fatville. J'ose même me flatter que si l'occasion se présente de faire connoître M. le comte de Tourmeil à madame la vicomtesse, elle sera ravie d'apprendre sa passion pour madame de Briance, & qu'elle se servira de tout son crédit pour avancer leur mariage.

Le lendemain, le baron, qui désiroit sincèrement de contribuer au bonheur de ses deux cousins, alla du matin rendre visite à madame la vicomtesse, afin de l'entretenir en particulier. Il lui proposa l'alliance de MM. de Livry pour les deux nièces. La vicomtesse accepta la proposition de donner Kernosy au comte de Livry; mais, dit-elle au baron, puisque je vous accorde une partie de ce que vous demandez, faites-moi le plaisir de parler à Saint-Urbain, & de la disposer à m'obéir; j'ai des raisons qui m'obligent à vouloir absolument son mariage avec M. de Fatville: si je pouvois m'en dispenser, je le ferois pour vous plaire. Allons donc lui annoncer que MM. de Fatville & leur oncle arrivent ici aujourd'hui.

La commission que le baron venoit de recevoir, contre son attente, l'embarrassa; il ne crut pas à propos de découvrir au chevalier la vérité du fait, ni de désoler Saint-Urbain, en lui apprenant l'intention de sa tante; il lui dit seulement que MM. de Fatville devoient arriver le soir. Cette aimable personne, extrêmement affligée d'entendre une nouvelle si terrible, feignit de se trouver mal, & alla se mettre au lit, afin de n'être pas obligée de paroître. Madame de Briance lui tint compagnie; Kernosy ne vouloit point la quitter: mais madame la vicomtesse voulut absolument qu'elle vînt faire les honneurs de la maison.

Fatville le conseiller & son oncle arrivèrent sur le soir; un peu après, le frère de Fatville vint en litière, parce qu'il n'étoit pas encore assez bien guéri de sa chûte pour se tenir à cheval, & entra dans la salle de la comédie, où l'on étoit alors. La vicomtesse le reçut agréablement, & lui dit qu'aussi-tôt que la pièce seroit finie, elle le présenteroit à sa nièce, qui s'étoit trouvée mal. Le chevalier de Livry sentit des mouvemens de colère à la vue de son rival, & sa prudence n'auroit pu les retenir, si elle n'avoit été secondée de celle de son frère & des conseils que Tourmeil lui avoit donnés.

Après la comédie, la vicomtesse mena Fatville & la compagnie dans la chambre de Saint-Urbain. Cette visite inopinée embarrassa beaucoup la nièce. Mais quel que fût son embarras, celui qu'on remarqua sur le visage du frère aîné de Fatville étoit bien plus grand: il ne put dire deux paroles de suite, & ne cessa point de regarder Tourmeil qu'il trouva dans la chambre. Madame de Briance qui étoit auprès de lui, dit à la vicomtesse qu'elle l'avoit envoyé chercher pour apprendre quelques morceaux de leur petit opéra. Ce discours augmenta le soupçon de Fatville; il le regarda encore fixément. Tourmeil, ne voulant pas être connu, sortit aussi-tôt; mais le provincial n'en parut pas plus tranquille.

La vicomtesse ne pouvant comprendre quelle étoit la cause de cette agitation d'esprit qui régnoit de part & d'autre, emmena MM. de Fatville, & laissa Saint-Urbain en liberté avec madame de Briance. Après leur sortie, elles raisonnèrent touchant l'émotion qui avoit paru sur le visage du provincial à la vue de Tourmeil, & n'y trouvant rien de vraisemblable, elles conclurent qu'il ajoutoit à beaucoup d'autres défauts, celui d'être jaloux sans sujet.

Cependant le chevalier étoit au désespoir; il ne trouvoit point Saint-Urbain assez résolue pour désobéir à sa tante. Ah! mon frère, disoit-il à Tourmeil, car il l'appeloit souvent de ce nom, que je suis malheureux! que j'envie votre destinée! vous êtes tendrement aimé, & rien ne s'oppose à vos espérances. Vous êtes aimé de même, répondit Tourmeil; & quand on est aimé, c'est offenser l'amour que se plaindre avec tant de violence. Vous n'aimez point, si vous n'espérez rien. L'espoir est inséparable de l'amour; & dans le même temps que l'on croit aimer sans ce secours flatteur, on mourroit de douleur, si l'espérance n'étoit cachée au fond du cœur qui croit l'avoir perdue.

Tourmeil essaya inutilement de consoler le chevalier; ce fut beaucoup de le résoudre à retourner dans la chambre de la vicomtesse; il y alla enfin, & regarda en entrant son rival avec une jalousie terrible, dont il n'auroit pu être le maître, s'il n'avoit senti à son côté son ami, qui ne voulut point l'abandonner dans cette occasion.

Tourmeil, moins prévenu que le chevalier, considéra le provincial avec plus d'attention qu'il n'avoit fait dans la chambre de Saint-Urbain, & après l'avoir entendu parler plusieurs fois: C'est lui-même, dit-il au chevalier; oui, c'est lui-même. Le chevalier lui demanda l'explication de ces paroles. Sortons, lui dit Tourmeil, en baissant la voix, je vais relever vos espérances.

La vicomtesse proposoit alors à MM. de Fatville de signer, après le souper; les articles qu'elle avoit dressés avec leur oncle. Kernosy, que cette proposition affligea, sortit de la chambre, pour avertir sa sœur du dessein de leur tante.

Cependant Tourmeil ayant appris au chevalier le secret qui devoit contribuer à le rendre heureux, fit avertir le baron de le venir trouver. La vicomtesse, qui remarquoit un grand mouvement dans toute la compagnie, craignant que Saint-Urbain, peu disposée à suivre ses volontés, ne songeât à lui échapper, pour aller dans un couvent, ou chez quelqu'une de ses parentes, donna secrètement ses ordres pour faire fermer les portes du château; mais on lui en apporta les clefs avec moins de discrétion: un valet étourdi les lui donna devant MM. de Fatville.

La présence de Tourmeil & du chevalier de Livry, le murmure qui se répandoit dans le château, la vue de ces clefs qu'on venoit d'apporter; tout sembloit annoncer à Fatville l'aîné l'impossibilité de son mariage. L'appréhension de quelque malheur troubla son esprit de telle sorte, que se jetant tout à coup aux pieds de la vicomtesse: Ah! madame, lui dit-il, voulez-vous me perdre? On m'a reconnu; je n'en saurois douter. M. de Tourmeil & le chevalier de Livry sont ici; faites ma paix. J'accepte toutes les conditions qu'ils voudront m'imposer. De quoi donc est-il question? dit la vicomtesse, surprise des paroles & de l'action du provincial; quelle querelle avez-vous avec le chevalier de Livry? & où avez-vous vu ici ce M. de Tourmeil dont vous parlez? Ah! mon neveu, s'écria l'oncle de Fatville, vous vous perdez vous-même par votre frayeur; sans elle madame la vicomtesse ignoreroit absolument la malheureuse aventure qui vous est arrivée. Oui, dit le chevalier en entrant, madame ne la savoit point, mais je venois l'en instruire.

Fatville, que vous voyez, madame, continua-t-il en remarquant qu'on l'écoutoit avec attention, est complice de cet assassinat dans Rennes, qui suivit la querelle que j'avois eue avec un gentilhomme de la province: j'y fus blessé, & M. de Tourmeil, le plus cher de mes amis, pensa y perdre la vie, en défendant généreusement la mienne. Ce fut de la main de ce lâche que Tourmeil reçut un coup par derrière. Nous avions ignoré son nom, parce que celui des assassins qui fut pris ne le savoit pas lui-même; il déposa seulement que celui qui avoit blessé Tourmeil, étoit un ami du provincial avec qui j'avois eu querelle.

L'oncle de Fatville, qui avoit de l'esprit, jugeant bien, par la confusion où il vit son neveu, qu'il n'étoit pas en état de répondre, dit au chevalier de Livry toutes les raisons qu'un honnête homme peut donner pour défendre une mauvaise cause, & pour tâcher de terminer l'affaire à l'amiable. Voilà, dit alors Fatville le conseiller, voilà sans doute ce que les maudits lutins étoient venus prédire. Cette sottise ne seroit pas tombée à terre, & l'on s'en seroit diverti, si l'on n'avoit pas été trop occupé d'ailleurs.

La vicomtesse, qui se piquoit de grandeur d'ame, parut indignée de la mauvaise action de Fatville, & pourtant, à la considération de son oncle, elle pria le chevalier de pardonner à ce malheureux gentilhomme. Le chevalier, qui étoit véritablement généreux, accorda de bonne grâce à la vicomtesse tout ce qu'elle lui demandoit; elle en fut touchée. Mais, reprit l'effrayé Fatville, je ne pourrai jouir de la grace que M. le chevalier de Livry veut bien me faire, si M. de Tourmeil n'est pas aussi généreux que lui. Le chevalier, qui vit bien qu'il n'y avoit plus moyen de cacher le comte de Tourmeil à la vicomtesse, la pria de passer dans son cabinet; le baron les y suivit: ils lui apprirent en peu de mots les divers intérêts qui avoient obligé Tourmeil à déguiser sa véritable condition pour quelques jours. La vicomtesse taupa au mystère, en faveur de l'air de roman qu'elle trouva dans cette aventure; & le baron la trouvant de bonne humeur, lui dit: Madame, il n'y a pas d'apparence que vous eussiez donné mademoiselle de Saint-Urbain à Fatville, sans avoir des raisons pressentes. J'approuve fort que le chevalier ait pardonné à ce perfide, puisque vous l'en avez prié; mais, madame, servez-vous plus utilement du pardon que Tourmeil va sans doute lui accorder aussi à votre prière.

La vicomtesse trouva que le baron de Tadillac avoit raison; elle se voyoit dans l'obligation de quelque reconnoissance envers le chevalier, qui venoit d'accorder de si bonne grace à sa prière le pardon de Fatville; & comme elle n'admettoit pas à son roman le peu de soin que les héroïnes ont de leurs intérêts, sa résolution fut, suivant l'avis de Tadillac, de profiter en cette occasion de vingt mille liv. qu'elle devoit à M. de Fatville. Après tout, Fatville étoit encore trop heureux de sortir d'affaire à si bon marché; il avoit donné sa parole à madame la vicomtesse qu'il lui remettroit cette dette ayant d'épouser mademoiselle sa nièce, & son oncle avoit même offert une somme aussi considérable, en proposant l'accommodement avec MM. de Tourmeil & le chevalier de Livry.

La résolution prise, le chevalier sortit, & le baron resta seul avec la vicomtesse; ne voulant pas laisser refroidir la bonne volonté où il la voyoit, il lui proposa, sans autre cérémonie, de donner mademoiselle de Saint-Urbain au chevalier de Livry, qui avoit beaucoup de bien, de mérite & de naissance, & qui lui appartenoit déjà, ayant accordé mademoiselle de Kernosy à son frère. J'ouvre enfin les yeux, dit alors la vicomtesse, vos deux cousins sont amoureux ici; mais puisque, par leur moyen, je trouve le même avantage que je trouvois en donnant ma nièce à M. de Fatville, & de plus que je juge facilement que vous désirez cette alliance, je l'accepte avec plaisir. Le consentement de la vicomtesse charma le baron; il la pria d'assurer, dès ce soir, le bonheur de tant d'aimables personnes, & le sien, en lui permettant de déclarer la fortune qu'elle lui réservoit. La vicomtesse, que le discours du baron attendrit, fit appeler madame de Briance & MM. de Livry, pour leur apprendre qu'elle avoit accepté la proposition que le baron lui avoit faite pour eux. Jamais joie plus parfaite ne succéda à une plus affreuse tristesse.

Les amans heureux accoururent annoncer leur bonheur à mesdemoiselles de Kernosy. Madame de Briance étoit ravie de voir ses frères, par cette alliance, encore plus parfaitement unis avec elle, & les Fatville étoient satisfaits de la générosité de leurs ennemis. Madame de Salgue, exempte de jalousie, & touchée de l'amour & des charmes du baron, fut la première à témoigner à la vicomtesse la joie qu'elle avoit de son mariage. La baronne de Sugarde étoit seule mécontente; plus d'espérance au chevalier de Livry. Cette réflexion ne pouvoit que lui causer du chagrin; mais le temps n'étoit pas propre à faire paroître ses sentimens.

La nuit se passa sans qu'il fût possible au dieu du sommeil de régner un moment sur un peuple aussi dévoué à la joie; le trouble agréable que l'amour heureux porte dans les cœurs, les agite autant que la plus cruelle tristesse. Tout le monde, au lieu de se coucher, s'employa vigoureusement à terminer l'affaire de Fatville, avant que la nuit se passât. Tourmeil lui pardonna à des conditions avantageuses pour la vicomtesse; mais, à son égard, il ne connut que le plaisir d'accorder un généreux pardon à son ennemi, comme le chevalier de Livry avoit fait.

Dès qu'il fut jour, les Fatville partirent du château, & les amans, satisfaits de leur destinée, ne songèrent qu'à choisir le jour de leur hymen; il ne fut reculé que de trois jours, encore trouvèrent-ils le temps trop long, au gré de leur impatience. La magnificence y régna moins que la joie & l'amour. Le comte de Livry épousa mademoiselle de Kernosy; le chevalier, mademoiselle de Saint-Urbain; le baron de Tadillac, madame la vicomtesse.

Tourmeil ne fut heureux, en épousant madame de Briance, que quelques mois après ses amis, des raisons de famille retardant leur mariage. Il soupira, & se plaignit douloureusement d'être seul dans un jour destiné à la félicité. Vous avez une fortune à laquelle vous ne faites pas réflexion, lui disoit le baron le jour de leurs noces: vous êtes, dites-vous, le plus infortuné des amans? Je suis sûr que vous êtes aujourd'hui le plus amoureux.

Tourmeil goûtoit fort peu cette espèce de consolation; mais l'amour ne retarda son bonheur que pour le rendre encore plus parfait; il épousa madame de Briance, & fut véritablement heureux avec elle. Il semble même que leur hymen rendit leur amour plus ardent & plus tendre.

Ils passèrent encore quelques mois ensemble au château de Kernosy; après ce temps-là, Tourmeil & MM. de Livry emmenèrent leurs belles épouses; & le baron se seroit peut être ennuyé de rester seul avec la sienne, si le voisinage de la charmante madame de Salgue ne l'en eût dédommagé.

Fin de la seconde & dernière partie.

 



TABLE
DES ROMANS CABALISTIQUES
CONTENUS DANS CE VOLUME.

 



TABLE
DES ILLUSTRATIONS
du Tome Trente-cinquième.



Note de Transcription:

  • Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe et la ponctuation d'origine ont été conservées et n'ont pas été harmonisées.
  • La Table des Illustrations a été crée par le transcripteur.
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