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Zofloya, ou le Maure, Histoire du XVe siècle

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The Project Gutenberg eBook of Zofloya, ou le Maure, Histoire du XVe siècle

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Title: Zofloya, ou le Maure, Histoire du XVe siècle

Author: Charlotte Dacre

Translator: Madame de Viterne

Release date: May 27, 2014 [eBook #45787]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Madeleine Fournier & Marc D'Hooghe (Images generously made available by Gallica, Bibliothèque nationale de France.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ZOFLOYA, OU LE MAURE, HISTOIRE DU XVE SIÈCLE ***


Tome 1Tome 2Tome 3Tome 4


ZOFLOYA,

OU

LE MAURE,

HISTOIRE DU XVe. SIÈCLE

Par

CHARLOTTE DACRE

(mieux connue comme Rosa Matilde)

TRADUITE DE L'ANGLAIS,

PAR MME. DE VITERNE,

Auteur des traductions de LA SŒUR DE LA MISÉRICORDE
et de L'INCONNU, OU LA GALERIE MYSTÉRIEUSE.

TOME PREMIER.

DE L'IMPRIMERIE DE HOCQUET ET Ce.,
RUE DU FAUBOURG MONTMARTRE, N°. 4.
PARIS,
CHEZ BARBA, LIBRAIRE, PALAIS-ROYAL,
DERRIÈRE LE THÉATRE FRANÇAIS, N°. 51.
1812.

CHAPITRE PREMIER.
CHAPITRE II.
CHAPITRE III.
CHAPITRE IV.
CHAPITRE V.
CHAPITRE VI.
CHAPITRE VII.
CHAPITRE VIII.
CHAPITRE IX.
CHAPITRE X.


CHAPITRE PREMIER.

L'historien qui a le désir de voir ses leçons s'imprimer fortement dans le cœur de l'homme, afin de le rendre plus sage ou plus heureux, ne doit pas se contenter de détailler simplement une série d'événemens; il faut qu'il en approfondisse les causes, et en suive progressivement les effets; il doit tirer des conséquences des incidens tels qu'ils arrivent, et les appliquer toujours à un premier principe.

Vers la fin du quinzième siècle, l'anniversaire du jour de naissance de la jeune Victoria de Loredani, presque toute la haute noblesse de Venise fut invitée au palais de ses père et mère, pour prendre part à une fête somptueuse. La gaîté la plus aimable anima l'assemblée, et la belle Victoria, quoique hautaine et dédaigneuse, ne put s'empêcher de sourire, avec une complaisance qui lui était peu ordinaire, aux hommages qu'on lui adressait, en se disant intérieurement qu'aucune beauté vénitienne ne pouvait l'égaler en perfections, splendeur, ni richesses. Une autre raison d'accroître l'enjouement de la jeune personne, et de rendre son triomphe complet, se trouvait dans l'admiration idolâtre que lui montrait son frère Léonardo, toujours exalté dans ses manières, et qui déclarait hautement qu'aucune des femmes présentes ne vallait sa divine sœur.

Il y avait dix-sept ans, à cette époque, que le marquis de Loredani était l'époux de Lorina de Cornari, femme d'une rare beauté, et douée de mille perfections. Un seul défaut ternissait ces avantages, c'était la vanité excessive qu'elle mettait à se voir admirée, et qui lui donnait une confiance plus grande dans son mérite. Elle avait à peine quinze ans, lorsqu'elle épousa le marquis, et il n'en comptait pas vingt. Ce mariage de pure inclination avait été contracté sans l'avis d'aucuns parens, et décidé dans le délire de l'amour et de la folle jeunesse. Cependant il n'eut pas le sort de la plupart des unions de cette espèce; le dégout et le repentir n'en furent point la suite. Les circonstances contribuèrent, au contraire, à rendre le bonheur des jeunes époux durable. Le tems n'avait pas encore mis le caractère de Laurina à l'épreuve: elle possédait un mari dont l'ardent amour ne souffrait aucune altération; nulle tentation ne s'était encore offerte à elle; il ne lui était donc pas difficile de demeurer vertueuse; et comme, à l'appui d'un nombre d'années, sa raison vint approuver le choix d'une passion enfantée dans l'étourderie de la jeunesse, elle continua d'aimer comme époux celui qu'elle avait accepté indiscrètement comme amant.

Deux enfans nés aussitôt leur mariage en furent les seuls fruits, et la tendresse la plus aveugle accompagna leurs premiers pas dans la vie; on en fît, en propre terme, des enfans gâtés. Des père et mère aussi jeunes connaissaient peu l'étendue des devoirs qu'ils avaient à remplir envers ces gages de leur union. Les voir croître, les rendre heureux, ne jamais souffrir que leurs aimables traits fûssent obscurcis par les larmes ou par la contrariété, était un plaisir trop grand pour le céder à toute autre considération; aussi fermaient-ils les yeux sur les dangers auxquels cette indulgence pouvait les exposer par la suite. Il arriva donc que Victoria, belle comme un ange, à quinze ans, avait malheureusement pour vices la plus grande hauteur et la suffisance la plus impertinente. Son esprit vif et emporté était indifférent à la censure, indocile au reproche. Obstinée, vindicative, cruelle même, rien ne pouvait la ramener, lorsqu'elle s'était mise une chose fortement, dans la tête.

Le jeune Léonardo, d'un an plus âgé que sa sœur, avait aussi sa part des défauts appartenans à une éducation vicieuse. A ceux qui caractérisaient Victoria, il joignait une âme brûlante et susceptible de se laisser entraîner à toutes les séductions. Sans force pour résister aux moindres tentations, il suivait toujours les premières impressions qui agissaient sur son cœur; et ces dispositions, qui pouvaient ne pas le conduire dans le vice, l'empêchaient cependant de s'armer du courage et d'une énergie nécessaire pour se défendre du mal. Quoique violent et vindicatif comme sa sœur, il était cependant susceptible de procédés et d'écouter la voix puissante de la reconnaissance. Ce jeune homme avait également un sens juste et de l'honneur: son âme noble et impétueuse nourrissait une idée si supérieure de sa naissance et de la dignité de son rang (ce en quoi il était infiniment encouragé par le marquis son père), qu'il eût souffert la mort la plus terrible, plutôt que de rien faire qui pût le dégrader. On ne peut donc nier que ce caractère, si mal conduit, n'eût pourtant quelques teintes brillantes.

Tels étaient les enfans qu'une éducation première tendait à corrompre tous les deux, et tels étaient les enfans qui, pour les préserver de la dépravation à venir, demandaient les soins les plus vigilans, soutenus par des exemples faits pour les conduire au bien. C'est de la sorte qu'on eût corrigé les dispositions dangereuses qui s'annonçaient dans leur enfance.

Cependant, avec tant de causes de réfléchir sérieusement sur des premiers torts, et qui ne frappaient que légèrement la raison de ces parens infatués, ils se regardaient comme des père et mère très-heureux. Toute la ville de Venise citait leur intérieur comme le plus parfait. Laurina de Loredani, encore dans l'éclat de la beauté, était toujours adorée de son époux, non avec le délire de ses premiers feux, mais avec un enthousiasme dû à l'attachement fidèle de l'amour. Cet être, le plus noble, le plus délicat, le plus sensible de tous, recherché et admiré avec extase, n'avait cependant d'yeux que pour sa Laurina qu'il avait seule aimée au printems de sa vie. La voir louée et fêtée par tout, était un plaisir bien vif pour lui, tandis que cette femme vaine, avait souvent le tort de s'approprier exclusivement les hommages que ses charmes lui attiraient.

On ne saurait se dispenser d'observer ici, qu'à l'époque où commença cette histoire, les Vénitiens formaient un peuple orgueilleux, sévère et soupçonneux. Dans aucuns pays du monde on ne portait si loin la vanité de la noblesse. Leurs coutumes et leurs manières tenaient aussi beaucoup de la forme sombre de leur gouvernement, qui, jaloux et méfiant, de sa nature, condamnait à mort sur la moindre apparence. Une exécution, quelquefois publique, et souvent privée, dissipait les craintes de l'Etat, et elle tombait toujours par un procès secret sur les membres les plus distingués. Ce pouvoir était exercé par il Consiglio di Dieci, ou Conseil des Dix, qui ordonnait que les nobles seraient pendus par les pieds, entre les pilliers de St.-Marc, ou mis à mort d'une manière particulière; et afin que l'Ordre n'en souffrît pas dans l'opinion du peuple, on brûlait leurs corps, ou on les jetait dans l'Orfano. Les Vénitiens qui aimaient tendrement leurs maîtresses, étaient jaloux de leurs femmes à un degré qui réunissait la perfidie italienne et la haine espagnole dans leur plus grande force. Pour se venger d'une injure, ou de ce qui en avait l'apparence, le poignard et le poison étaient également en activité. Sanguinaire et violent par nature, par éducation et par habitude, la colère d'un Vénitien une fois excitée, il devenait implacable et restait tel toute sa vie.

Ayant donné une idée succinte du caractère d'une nation où les scènes principales de notre histoire eurent lieu, nous allons en suivre le cours immédiat.

Pendant cette fête brillante qui fut donnée au palais de Loredani, un étranger, y arrivant, demanda à parler au marquis; ayant appris son nom, celui-ci ordonna qu'on le fit entrer. Les portes du salon furent ouvertes, et un homme, du meilleur air, s'avançant, et saluant avec grâce, présenta à Loredani une lettre du Baron de Wurmsburg, seigneur allemand, l'un des amis distingués du marquis. Il le priait de recevoir le comte Adolphe, porteur de la lettre, avec l'aimable hospitalité dont il usait envers ses amis. Il ajoutait que ce jeune homme était d'une naissance illustre, jouissait d'une haute fortune et d'une réputation sans tache. Sitôt que le marquis eût parcouru la lettre de son ami, il prit la main du comte et le conduisit au bout du salon, où sa femme, sa fille et la compagnie s'étaient retirés par discrétion; il le présenta d'abord à la marquise, et ensuite à tous ceux qui étaient présens. Il y avait dans l'air de l'étranger quelque chose d'imposant qui les frappa au premier coup-d'œil. Ses traits nobles et réguliers étaient accompagnés d'une majesté qui brillait dans toute sa personne. Ses yeux, une fois portés sur quelqu'un, il n'y avait point de doute que leur beauté, leur éclat, ne captivassent l'admiration. Tels étaient les dehors du comte Adolphe, qui se vit bientôt entouré du cercle brillant dont il formait le centre. Chacun oubliant dans l'aisance pleine de grâce qu'il déployait, qu'il était étranger à la société, jouissait d'un charme, d'une hilarité dont l'assemblée n'avait pas eu d'idée auparavant.

Victoria, comme la jeune divinité de la fête, lui fut présentée par sa belle et non moins brillante mère: les regards du comte s'arrêtèrent un moment sur ses charmes; il lui dit des choses galantes et polies, mais avec un peu de froideur, et se tourna ensuite vers le marquis avec tant d'expression, qu'un observateur sans partialité, eût pu dès lors remarquer les nuances de ses divers hommages.

L'assemblée se sépara, et le comte fut conduit dans un superbe appartement du palais de Loredani.


CHAPITRE II.

Il n'est pas inutile de donner, dès ce moment, à nos lecteurs, une idée de la moralité du comte Adolphe, sa réception dans la famille de Loredani, étant devenue la cause fatale de toutes les infortunes qui frappèrent cette malheureuse famille.

Le comte était Allemand d'origine: laissé de bonne heure à un état d'indépendance, par la mort de son père, il quitta sa patrie pour parcourir l'Angleterre et la France. Dans l'une et l'autre de ces contrées, autant poussé par ses inclinations vicieuses que par le mauvais exemple, il se plongea dans tous les excès du désordre, et perdit totalement en peu d'années, ce qu'il pouvait avoir d'honneur et de délicatesse. Un de ses penchans favoris, et ce qu'il préférait à tout, était le plaisir affreux de corrompre, non l'innocence d'une beauté ingénue, mais des femmes d'un tout autre ordre dans la société. Ses desseins séducteurs avaient pour but de semer la mésintelligence parmi des époux bien unis, d'arracher à un mari passionné la tendresse dune épouse sensible et fidèle; d'étendre le souffle de son haleine impure sur une jeune famille florissante, de détruire les meilleures, les plus nobles affections du cœur, et de se glorifier ensuite, dans toute la noirceur de son âme, du désordre qu'il venait de causer. Doué du physique le plus parfait dont la nature ait jamais avantagé un homme, pour le malheur des autres, possédant tous ces talens séduisans qui peuvent le rendre le plus dangereux ou le plus aimable de son sexe, il employait ces qualités rares comme ferait le démon qui prendrait la forme d'un ange pour captiver les cœurs; cependant le séducteur le plus déterminé se lasse à la fin de ses conquêtes. Adolphe, après avoir contenté ses passions et laissé jouir sa vanité, tombait dans l'ennui et le dégout: méprisant tout ce qu'il avait possédé, dédaignant ces femmes dont les caresses avaient enchanté momentanément ses désirs, sans jamais toucher son cœur; il quitta Paris, le foyer de ses vices et de sa prodigalité, et partit rassasié de tout, espérant que le changement de scène redonnerait une nouveauté à ses sentimens qu'une jouissance sans borne avait presqu'entièrement anéantis. Cependant, en changeant de place, Adolphe manqua encore de trouver ce qu'il cherchait avec une curiosité avide et impatiente, une femme capable de lui faire éprouver des sensations toujours nouvelles; car cet être orgueilleux niait la possibilité que cette femme existât; de plus il analysait et étudiait avec l'œil méprisant du préjugé, le caractère de toutes, et ne trouvait chez elle que sottise, faiblesse, et manque de solidité. C'est ainsi qu'après en avoir triomphé, il délaissait ses conquêtes et avait honte de s'être laissé entraîner par leurs charmes.

Tel était le cruel, le dangereux Adolphe, lors de son arrivée à Venise, où le baron de Wurmsburg, ami et parent éloigné des siens, qui l'avait jugé sur de simples apparences, et le connaissant très-peu (car Adolphe n'avait daigné rendre visite à sa terre natale qu'une fois), l'adressa, en lui donnant une lettre pour le marquis de Loredani. Le baron ne soupçonnait guère la corruption de son cœur, en le recommandant par les termes les plus forts, à l'amitié et à l'hospitalité de ce seigneur, à qui il rappelait la liaison qui avait existé autrefois entre eux.

Le comte n'était venu à Venise que dans le dessein d'y trouver un champ nouveau pour déployer ses talens séduisans et destructeurs, s'attendant peu à y rencontrer un attrait qui l'y retiendrait. Nous allons maintenant donner le récit rapide de ce qui fut la première source des événemens curieux et terribles de cette histoire.

Adolphe ne tarda pas à être envieux du bonheur qui régnait dans la maison de Loredani. Son âme perfide brûlait de troubler cette félicité domestique, et de semer autour de lui le désordre et l'infortune. Ce monstre, afin d'exécuter plus sûrement son dessein, s'adressa non à la jeune et sémillante Victoria, mais à son aimable et charmante mère, à la femme de son hôte trop généreux, de l'homme qui le comblait d'attentions et d'égards, ainsi que de preuves d'amitié; c'était son honneur, la paix qu'il cherchait à détruire: c'était sa femme dont il tramait la séduction! telle se montrait la reconnaissance de l'obligé envers l'obligeant; et telle, hélas, le voit-on encore chaque jour.

Cependant il se trouva que la marquise, quoique susceptible d'une grande vanité, flattée sur-tout par l'approbation d'un homme de mérite et doué d'autant d'avantages que l'était le comte Adolphe, conservait encore pour son époux l'amour le plus entier, et qu'elle le regardait toujours comme le phénix de son sexe. La cour qu'elle recevait de toutes parts avait assurément un grand charme pour elle, mais elle en devait attribuer au moins en partie la cause à cet époux également aimé et estimé; et cette persuasion devenait une barrière puissante à opposer aux entreprises d'Adolphe. Hélas! celui-ci ne demandait pas mieux que de rencontrer des difficultés et de l'opposition: c'était ce qu'il cherchait depuis long-tems et ce qui donnait un stimulant à ses dangereux caprices. Tandis qu'il contemplait les attraits de la femme fidèle et son attachement sincère à un époux, il se promettait, dans l'odieux dé son cœur, d'en faire la conquête aux dépens de tous les sacrifices.

Il y avait près de trois mois qu'il était chez le marquis, lorsqu'une mélancolie profonde (occasionnée en partie par le spectacle d'un bonheur qu'il ne pouvait détruire, et par des sensations qui lui avaient été étrangères jusqu'alors), parut prendre possession de lui. Que ce fût la conviction de la vertu sans tache de Laurina, ou la haute sphère dans laquelle elle se trouvait à l'abri de la séduction, qui donnât une irritation plus grande à ses désirs coupables, et ajoutât un degré violent à sa passion, c'est ce qu'on ne saurait dire; ce qu'il y a de certain, c'est que quantité de femmes plus exactement belles que la marquise, avaient été séduites, obtenues et abandonnées par lui; c'est pourquoi ce ne pouvait être sa personne, quelque charmante qu'elle fût, qui le subjugât; et quant aux vertus de son âme, quoique faites pour ajouter de la gloire à sa conquête, Adolphe y mettait peu de prix. Comment donc, ayant mille raisons d'éviter sa présence, s'avouait-il, dans l'extravagance de sa passion, l'ascendant inconcevable qu'elle avait obtenu sur son insensibilité habituelle? Quelquefois il se promettait, pour se venger de cet empire, de la réduire au niveau des infortunées qu'il avait trahies; mais elle était encore Laurina, et il craignait de n'en pouvoir triompher, ainsi donc, dans la furie de la passion qui le dévorait, ce méchant éprouva une fois la juste rétribution du mal qu'il avait fait aux autres.

Pendant ce tems, Laurina qui avait remarqué sa mélancolie, s'en était sentie affectée à un point qu'elle ne pouvait comprendre. Il lui fut difficile néanmoins de ne pas s'apercevoir, (ainsi que le désirait l'insidieux Adolphe), de la part qu'elle avait à cette tristesse. Son œil langoureux et abstrait, le plus souvent à dessein, se portait vers elle à toute minute. Ses profonds soupirs, et le tremblement qui agitait son corps, si par hazard il touchait sa main ou ses vêtemens, tout était remarqué de la marquise, et commençait à faire sur elle une funeste impression; cependant son âme était encore pure: aucune pensée de trahir son mari ne l'avait souillée ... car les atteintes d'une passion criminelle sont tellement graduelles et insensibles, que Laurina eût frémi à la certitude de sentir pour Adolphe quelque chose de plus que l'intérêt de la simple amitié.

Un soir qu'elle se promenait d'une manière pensive dans une allée de son jardin, le comte se présenta soudain à ses regards: ce n'était point le hasard seul qui avait part à cette rencontre: au moment même il fesait d'elle le sujet de ses pensées; quelqu'espérance de la voir l'avait conduit là; l'air mille fois plus triste que de coutume, les traits excessivement pâles, il marchait en chancelant ... la marquise l'arrête! et le regardant avec intérêt, elle lui demande d'une voix douce s'il se trouvait plus mal? une pareille demande était tout ce qu'Adolphe attendait, mais ce dont il n'osait se flatter. Oubliant cette fois de se tenir sur ses gardes, il ne fut pas plus long-tems maître de ses émotions, et se jetant à ses pieds, il lui fit l'aveu, par des accens brusques et entrecoupés, de la passion qui dévorait son cœur. Confondue et interdite, la tremblante Laurina ne savait si elle devait fuir; cependant rester après un tel aveu était l'autoriser et se rendre complice de sa coupable hardiesse. Elle fit donc des efforts pour se dégager du comte, qui s'était emparé de ses mains en tombant à genoux. Mais n'avait-elle pas déjà souffert qu'un autre homme que son époux occupât ses pensées? Ecouter une seule minute l'aveu d'une passion criminelle qu'elle avait inspirée, n'était-ce point le premier pas que la malheureuse Laurina fesait dans la carrière du vice? reculer alors devenait d'une difficulté qui eut exigé une énergie incompatible avec la faiblesse qu'elle venait de montrer.... Enfin, inspirée d'une résolution subite, et sentant fortement l'indécence de sa situation, elle s'arracha des bras du séducteur Adolphe, et fuyant sa présence, elle chercha à calmer son agitation dans la solitude de son appartement.


CHAPITRE III.

On n'a que trop souvent occasion de remarquer le principe peu généreux qui porte l'homme à désirer ardemment la possession d'un objet, pour paraître le mépriser ensuite. Cela est d'une vérité incontestable; mais dans la circonstance dont nous fesons mention, il y eut une exception à la règle. Pour la première fois, une passion véritable s'était emparée du séducteur Adolphe. Non satisfait d'avoir enlevé une femme à son mari, en la portant à l'oubli de ses liens sacrés, il voulut la posséder exclusivement, et se donner le plaisir odieux de convaincre cet époux généreux de son déshonneur. Il voulut plonger ses enfans dans une honte éternelle, et leur arracher la protection, ainsi que les tendres soins d'une mère.

Il fallait, pour en venir à ces fins, user d'un moyen bien digne de son cœur atroce: c'était de dégrader, à ses propres yeux la malheureuse Laurina. Il lui dit, dans le premier moment où elle sentit amèrement sa faute, que ce serait y ajouter grandement que de rester avec un époux qui ne possédait plus son amour. Qu'après ce qui s'était passé, elle deviendrait doublement coupable, en employant une lâche trahison, et la duplicité du crime; que la délicatesse et la générosité lui ordonnaient de fuir; puisque le trésor est enlevé, poursuivait le sophiste Adolphe, à quoi bon lui laisser le cofre? pourriez-vous, Laurina, passer votre vie à tromper votre mari, en lui persuadant qu'il possède un bien qui ne lui appartient plus?—Laissez-moi, cruel, s'écriait-elle dans le délire. Vous osez m'humilier après m'avoir perdue; ah! laissez-moi, fuyez ma présence à jamais; je veux rester ici, j'y veux mourir; et puisse le tourment que j'endure, expier un crime dont je connais toute la noirceur.

Adolphe vit qu'il avait été trop loin: il employa alors toute l'éloquence et le ton flatteur dont il s'était servi pour amener la destruction du bonheur conjugal. Les larmes et les gémissemens ne l'intimidèrent point; et son plan demandant une persévérence d'autant plus soutenue qu'on paraissait vouloir l'arrêter, il fit le serment (en cet instant il pouvait être sincère) que tant qu'il vivrait, il ne cesserait d'adorer celle qui avait tout sacrifié pour le rendre heureux.

—Et mes enfan ... mes enfans! disait Laurina d'un accent déchiré.

—Puissent-ils appeler les malédictions du ciel sur moi, reprenait Adolphe; puissent ces enfans chéris, me punir, si jamais je deviens parjure envers toi, ô la plus idolâtrée des femmes.

Mais quittons ce sujet douloureux qui montre tant de faiblesse d'un côté, et de perversité de l'autre. Le triomphe du séducteur fut complet: il enleva sa victime à sa gloire passée.... Il l'arracha de sa maison, des bras de son époux, des caresses de ses enfans, et la conduisit loin de Venise, le lieu de sa naissance.

Peindre l'horreur qu'éprouva Loredani, à la découverte de la perfidie de ceux que son noble cœur aimait et estimait; de sa femme qu'il avait adorée uniquement ... de l'hôte qu'il avait reçu d'une manière si aimable et en qui il avait placé toute sa confiance entière, serait la chose impossible. Il se voyait abandonné; il était humilié, désespéré de la conduite de celle à qui ses enfans devaient le jour; seul pour leur continuer les soins qu'ils avaient reçus jusqu'alors d'une mère, naguère vertueuse et maintenant perdue! Le marquis, cependant, appela à son aide cette glorieuse énergie dont les grandes âmes sont susceptibles; mais une autre épreuve de l'adversité l'attendait. A peine avait-il acquis assez de force pour dompter sa douleur et sortir de son appartement qu'il gardait depuis plusieurs jours, qu'il fut fait une nouvelle blessure à son cœur affligé, par l'annonce terrible que son fils Léonardo, l'orgueil de son nom et l'héritier de sa maison, avait quitté le palais Loredani presqu'aussitôt la fuite de sa mère, et qu'il n'était pas revenu depuis. Le malheureux père reconnut en cela le sentiment d'honneur et l'orgueil impétueux de son fils, dont intérieurement il ne pouvait accuser la conduite, tandis qu'il gémissait de sa cruauté; il espérait, toutefois, que le jeune exalté reviendrait, après que le premier mouvement de fierté serait passé, et qu'il mêlerait ses larmes aux siennes, en le pressant dans ses bras paternels. Le marquis nourrissait l'idée que dans ce premier instant de vivacité, Léonardo avait sans doute pris la maison de quelqu'ami pour refuge. Mais lorsqu'il l'eut fait chercher partout, sans qu'on pût le trouver, il tomba dans le découragement, et, pressant contre son cœur le seul être qui lui restait, il chercha à se sauver du désespoir, en concentrant sur sa fille tout ce qui pouvait encore l'attacher à l'existence.

Victoria, ainsi devenue la seule idole et la consolation du marquis, était maîtresse absolue dans le palais. Chacune de ses paroles était une loi; et contester ses désirs en la moindre chose, devenait un sacrilège: avant l'égarement de sa mère, il avait toujours été difficile de lui faire le moindre reproche, mais en ce moment cela devenait de toute impossibilité, et cette jeune personne se livrait à tous ses mauvais penchans, avec une latitude sans bornes. En vain le marquis espérait-il que le tems et une raison plus mure corrigeraient ce qu'il eût bien voulu réformer lui-même. Rien ne pouvait changer ce qu'une éducation sévère eût eu seule droit de réformer, une tendance naturelle au mal; car telle est notre organisation, que cette seconde nature peut très-souvent rectifier les défauts de la première. Ainsi Victoria, qui donna dans son enfance des preuves d'un mauvais cœur, aurait pu changer, si l'éducation n'eut pas été négligée chez elle. Par exemple, on eut transformé son orgueil en émulation pour le bien et en amour-propre permis; sa cruauté en courage, son obstination en fermeté de caractère; on eut corrigé ainsi un mauvais naturel. Combien donc sa coupable mère avait de reproches à se faire pour sa négligence à remplir les devoirs sacrés que son état exigeait, pour avoir compromis la prospérité de ses enfans; et au lieu de les former à la vertu, les avoir condamnés à mille maux à venir, en leur donnant des exemples de perversité, en les privant de l'estime du monde, en les rendant même indifférens à la leur propre.

Ce fut avec la plus grande douleur que le marquis observa les progrès affreux du caractère de sa fille: cependant il chercha encore à se dissimuler que son cœur fût totalement corrompu. Une chose bien faite pour agraver ce malheur, c'est que chacun évitait avec soin la société de Victoria, non à cause de l'inconduite de sa mère, mais par rapport à son humeur intraitable qui lui attirait la haine de toutes les jeunes dames de Venise. L'orgueilleuse fille n'attribuait cependant l'abandon qu'elle éprouvait, qu'à la première cause; et se voyant privée de la considération du monde, elle y devenait plus indifférente de jour en jour. C'est ainsi que les êtres vicieux se consolent de ce qu'ils nomment injustice, pour se livrer sans contrainte à toutes les erreurs du vice.

Un soir que Victoria était assise auprès de son père, en gardant un sombre silence, un an environ après l'enlèvement de la marquise, il lui dit avec douceur:—Pourquoi, Victoria, fuyez-vous les amusemens qui conviennent à votre âge et à votre rang, pour partager ma solitude? pourquoi n'invitez-vous pas vos amies à venir vous voir, et n'allez-vous pas leur rendre visite à votre tour?

Victoria répondit avec hauteur:—Parce qu'elles ne voudraient pas venir chez moi, ni me recevoir chez elles.

—Et comment cela, demanda le marquis étonné.

—Parce que ma mère nous a déshonorés, reprit avec dureté l'insensible Victoria.

Jamais encore le nom de sa femme n'avait été prononcé par le marquis, depuis sa fuite ignominieuse.... Il évitait même de faire la moindre réflexion sur la bassesse de sa conduite. La cruelle Victoria venait de r'ouvrir des blessures mal fermées: elle venait de toucher une corde qui vibra jusqu'au fond de son cœur. L'époux infortuné, s'élançant de son siége, quitta comme un trait l'appartement.

Ces souvenirs, rétablis dans leur entier, condamnèrent son âme à de nouvelles tortures. Il avait pensé souvent en secret à sa coupable épouse, en gémissant de son erreur, mais dans le secret seulement: c'était là qu'il s'abandonnait à des regrets, à des larmes amères, pour la perte de celle qu'il avait tant adorée, et jamais être vivant n'était témoin de ces sensations dont il rougissait. Sa fierté le dérobait à la compassion d'autrui, et ce n'était que seul qu'il retrouvait toutes ses douleurs.

Incapable de supporter plus long-tems, dans la solitude, l'horreur des souvenirs que sa fille venait d'exciter, Lorédani sortit à l'approche de la nuit, afin d'alléger, par l'exercice, le poids de ses pensées. Après avoir marché pendant quelque tems dans une partie peu fréquentée de la ville, il aperçut un homme venir de son côté et qui était enveloppé de son manteau. Un pressentiment fit frémir le marquis ... la fureur et le désespoir s'emparèrent de lui, et courant subitement sur celui qu'il voyait, il se saisit de sa personne; puis arrachant son manteau, il reconnut Adolphe.

—Défends-toi monstre, vil scélérat, s'écria l'époux emporté, en tirant un stilet de son sein!

—Je n'ai pas d'épée, observa froidement le comte, mais je porte comme vous un stilet qui est bien à votre service.

Le marquis n'en entendit pas davantage: il frappa son ennemi de plusieurs coups, avec une furie sans égale; mais ces coups égarés parla soif de la vengeance, n'étaient nullement sûrs, et la passion les dirigeait mal; le comte calme et maître de lui, les parait avec une dextérité rare. Ayant senti la pointe du stilet de son adversaire, il se laissa aller à un mouvement de rage, et, faisant un pas en arrière, plongea le poignard dans le sein de l'infortuné Loredani.

Ainsi Adolphe fut le meurtrier de l'époux, après avoir été le séducteur de la femme, et son crime devint doublement affreux. Il quitta la place à l'instant où le marquis tomba, en cachant soigneusement son stilet et s'enveloppant de son manteau. Il eut la barbarie de laisser l'infortuné qu'il avait sacrifié si horriblement, sans lui donner le moindre secours. Le marquis resta donc baigné dans son sang jusqu'à ce que quelques gens qui passèrent, et le reconnurent, le portassent dans son palais. Un chirurgien fut appelé sur-le-champ: il pansa la blessure, et lorsque le marquis put parler, il demanda d'une voix faible qu'on lui dit la vérité sur son état, ce à quoi le docteur répondit qu'il le croyait en danger de mourir.—C'est assez, dit le marquis, qu'on fasse venir ma fille.

—Monsieur le marquis, vous ne devez pas parler, observa le chirurgien. Lorédani le regarda tristement.—Si j'ai si peu d'heures à vivre, observa-t-il, pourquoi n'en profiterai-je pas?... Je désire voir ma fille.

—Signor, ce sera précipiter votre mort.

Lorédani fit signe de la main.... Victoria fut appelée. Elle entra d'un pas lent et tremblant ... elle fixa les traits livides de son père avec horreur et repentir; avec horreur, en contemplant son état, et repentir, pour lui avoir causé une peine sensible peu d'heures auparavant. Il est vrai que Victoria se montra susceptible d'une émotion semblable, en ce moment où son cœur n'était pas totalement corrompu. Sa dureté naturelle avait disparu, et s'approchant du lit, elle parut profondément affectée. Le marquis étendit une main glacée qu'elle prit, et la pressant contre son cœur, elle tomba à genoux....

—O ma fille!... ma Victoria, je te suis enlevé au moment, à l'époque où tu ne saurais te passer de mes soins. Je vais mourir!... chère enfant, écoute bien ce que le ciel te déclare par ma bouche en cet instant douloureux.... Ma Victoria, corrige, je t'en supplie, les erreurs de ton cœur, et le penchant de ton caractère ... pense à ce que nous sommes tous ... combien notre vie est peu sûre ... sa possession peu stable ... mets-toi devant les yeux qu'au milieu des grandeurs et de la jeunesse, entourés de richesses et des jouissances qu'elles procurent, un événement terrible ... imprévu! un accident nous enlèce!... c'est pourquoi! ô ma fille, ne souffres pas que la triste indépendance dans laquelle tu te verras bientôt, te rende vaine, ni confiante en tes propres forces. Considères que passagers en ce monde, un avenir que nous ignorons nous est réservé. Que ton rang ne fasse pas de toi une femme orgueilleuse, insensible; persuades-toi bien que le hasard d'une grande naissance ne te dispense pas d'observer les règles les plus strictes de la vertu. Souviens-toi, au contraire, que tes inférieurs auront toujours l'œil sur tes actions, et qu'il est d'un devoir indispensable et d'une obligation morale de te tenir sur tes gardes, et de faire pardonner les faveurs dont la fortune t'aura comblée, par la plus grande douceur, et les exemples d'humanité et de bonne conduite qui sont en ton pouvoir, afin qu'aucune augmentation de mal ne vienne de toi, et ne te rende responsable de nouveaux vices dont tu porterais l'épidémie dans la société. Ne te laisses pas abuser par l'idée méprisable que tu dois moins te gêner qu'une autre; car en proportion du pouvoir que tu as de te garantir du mal, il faut régler ta conduite sur le bien qu'il te convient de faire. Qu'il est glorieux de vivre avec dignité et bienséance, de régner sur ses passions; de placer son bonheur au plus haut point de perfection dont notre nature soit capable, en se souvenant que nous devons vivre pour un état supérieur à celui dans lequel nous nous trouvons ici bas[1]

Les efforts que le marquis avait faits pour continuer ce discours, lui causèrent un excès de faiblesse qui pensa marquer son dernier soupir. Ses paroles émurent vivement Victoria. Il était minuit passé!... une lampe ne donnant qu'une lueur très-faible rendait les traits du mourant encore plus pâles. Un silence lugubre et solennel eut lieu pendant quelque tems: cette scène terrible fesait la plus grande impression sur Victoria, et ses seuls soupirs interrompaient un calme précurseur de la mort de son père.

Le bras réfroidi du marquis tombait de son lit. Victoria l'appuya sur sa poitrine: il la regardait d'un air tendre et douloureux.... ô ma fille! s'efforça-t-il de prononcer encore, tu vas donc demeurer sans appui!... Une suffocation l'arrêta: mille souvenirs cuisans parcoururent rapidement son imagination.... Soudain un bruit se fit entendre ... les portes de l'appartement furent ouvertes et ... oh! non, ce n'était point un songe! Laurina accourut se jeter aux pieds de son époux!

«Ciel que vois-je! s'écria faiblement Lorédani, en essayant de se mettre sur son séant. Serais-je déjà dans le séjour des ombres, ou l'on rencontre ses premiers amis?

»Pardon, pardon» mon Dieu! ô! Lorédani, pardonnez-moi! époux offensé, je vous demande grâce, en me prosternant contre terre.... Ah! je vous en supplie, n'emportez pas en mourant la haine qui m'est due ... ne me maudissez pas à votre dernier soupir!»

En s'exprimant ainsi, l'insensée Laurina cachait son visage couvert de honte, contre le lit de l'époux qu'elle avait si indignement trahi, et qui, à la fleur de ses ans, était victime de son inconduite.

Lorédani réussit pour un instant à tenir sa tête appuyée sur sa main: une expression céleste ranima ses traits; il regarda la malheureuse repentante, qui versait un torrent de larmes, avec la pitié d'un ange. Faisant un signe à Victoria, il dit: «retire-toi, mon enfant, pour une minute? Quand sa fille se fut éloignée: Laurina, dit-il, d'une voix grave, levez-vous.»

Elle leva la tête, mais en se tenant toujours à genoux.

»Laurina, asseyez-vous sur ce siége, dit-il encore de la voix d'un homme qui sent n'avoir pas de tems à perdre, et ne veut rien dire d'inutile. Regardez-moi, Laurina!»

Il y avait quelque chose de si impératif dans ces paroles, que la coupable femme ne put se défendre de le fixer.

»Il est encore en votre pouvoir de réparer le mal que vous avez fait.... Sitôt que je serai dans la tombe, occupez-vous de chercher votre fils ... ce fils qui a déserté le toît paternel à la nouvelle de votre inconduite? cherchez-le, et s'il plait au ciel que vous le retrouviez, quittez Venise avec lui et Victoria.... Venise n'est plus un lieu de demeure pour vous, qui devez expier dans la retraite et par une conduite plus sage, les crimes dont vous vous êtes rendue coupable. Songez que vous avez exposé le bonheur et l'honneur de vos enfans, ce à quoi il se peut encore trouver du remède. Retirez-vous dans un endroit ignoré; et lorsque le tems aura effacé vos fautes aux yeux du monde, et que vos enfans y pourront encore prétendre aux égards et à la considération, ramenez-les à un bonheur nouveau.... Mais, ô Laurina! tremblez de retourner au crime, à l'infamie ... les malheurs les plus terribles en seraient la suite.... Il n'y aurait plus de remède alors. Jamais cette nuit ne s'effacera de la mémoire de Victoria, si vous avez le courage d'abandonner la carrière du vice, et de lui donner, par de meilleurs exemples, un goût réel de la vertu et de l'honneur.... O! femme infortunée, vous que j'aimais autrefois du plus tendre amour! songez à mes recommandations: songez que vous répondez du sort de votre fille dans ce monde et dans l'autre.... Prenez la noble résolution de la corriger par vos sages leçons, et sur-tout par votre exemple ... faites-en le serment dans ce moment terrible, à mon lit de mort.... Vous qui sûtes abandonner les fruits de l'hymen pour courir après un séducteur ... préservez votre fille du mal et des dangers du mauvais exemple!

»Oh! épargnez-moi ... de grâce, épargnez-moi, s'écria la coupable Laurina dans les accens du désespoir; je jure....

»Faites rentrer Victoria ..., dit le marquis, retenant son dernier souffle. Je n'ai pas une minute à vivre.»

Laurina se lève et appelle sa fille. «Vîte, ... vîte, mon enfant, ... dit Lorédani, embrassez votre mère!... Laurina ... jurez-moi maintenant de protéger et chérir votre fille ... de la garantir du mal, de ne jamais l'abandonner.

»Je le jure, je le jure, dit Laurina, en sanglottant, et pressant convulsivement sa fille contre son sein.

»Victoria, jures-moi, ajouta bien bas le marquis, que tu oubliras les erreurs de ta mère, et imiteras ses vertus à l'avenir.»

»Je le jure, mon père, répondit Victoria, d'un ton solennel.

»O! mon dieu!... je ... je te remercie ... je te rends grâce ... embrasse-moi, Victo ... ria ... ma ... ta main, Laurina ... je te ... pardonne ... ô! mon créateur ... je meurs content!

Ainsi périt dans la force de l'âge, le noble Lorédani, victime de l'ingratitude d'un ami, et de la corruption d'une femme!


[1] Cicéron.


CHAPITRE IV.

Nous avons dit qu'après la funeste rencontre du marquis avec Adolphe, celui-ci se sauva prudemment du lieu de la scène; il arriva chez lui sans être vu. Alors, sans perdre un moment, il courut louer, sous un nom supposé, une petite maison à quelque distance de Venise, pour le tems qu'il avait encore à rester sur le territoire; il espérait, par ce moyen, éluder les poursuites qu'on ne manquerait pas de faire contre lui, pour le meurtre de Lorédani. En rentrant, il trouva Laurina qui l'attendait avec impatience. Son air la frappa; elle lui prit tendrement la main (car tel était l'empire que le traître avait acquis sur le cœur de cette femme), et lui demanda à quoi elle devait attribuer l'altération de ses regards.

Adolphe pressa cette main, et la regardant fermement, lui dit: Laurina, je viens de commettre une action que mon cœur désavoue, mais à laquelle la nécessité m'a forcé. «Avant que je vous en apprenne davantage, dites-moi que vous ne me haïrez pas pour ce que j'ai fait involontairement.

»Vous haïr, s'écria-t-elle, oh! Adolphe, je ne le pourrais jamais, eussiez-vous commis un meurtre.

»Un meurtre! répéta l'amant, d'un air sombre.; je ne le pense pas ... mais j'ai blessé fortement, je le crains, ... votre époux, Laurina!»

Un cri perçant fut la seule réponse de Laurina épouvantée. Son crime se présenta avec horreur devant ses yeux: elle quitta Adolphe, et courut, selon que l'impulsion du remord la guidait, à la demeure de son époux infortuné. Adolphe, qui crut d'abord qu'elle ne l'évitait qu'à cause de l'émotion du moment, ne soupçonna pas qu'elle fût partie, il ne s'en apperçut que quelques heures après. Quand il en fut assuré, sa colère et ses craintes n'eurent point de bornes. La fatale passion que la marquise lui avait inspirée; cette passion auteur de mille maux à-la-fois, n'avait pas encore été si forte qu'en ce moment. Dans une âme telle que celle d'Adolphe, avec un pareil caractère, l'opposition ou les difficultés ne pouvaient qu'en augmenter la violence. Il eut, à cette époque, enduré la mort plutôt que d'y renoncer. C'est pourquoi il se décida, au hazard d'être découvert, à arracher Laurina du sanctuaire qui la lui dérobait, et à ne pas souffrir qu'elle existât indépendante de ses volontés.

Dans ce dessein, il roda déguisé, autour du palais Lorédani, alors le mausolée de son maître, jadis heureux. Il se proposa bien de ne pas le quitter, qu'il n'en eut enlevé celle que toute probabilité lui fesait croire dans son enceinte.

C'était le soir du second jour de la mort du marquis. Laurina livrée à sa douleur et à ses remords, pleurait sur les conséquences de sa mauvaise conduite. Une lettre lui est apportée; elle l'ouvre, et y lit ce qui suit:

»Le lieu où vous êtes maintenant, ne doit plus être un asyle pour vous, ayant agi de manière à renoncer authentiquement au titre d'épouse de feu Lorédani. Je crois donc être en droit d'exiger que vous quittiez le palais sur-le-champ; autrement, la famille orgueilleuse de votre mari, qui ne va pas tarder d'arriver, vous accusera, et vous traitera avec toute l'ignominie que l'esprit de vengeance et d'avarice peut dicter.»
ADOLPHE.

Laurina, dont l'âme était encore abîmée sous le poids des dernières paroles de son époux mourant, et pénétrée de son crime, répondit sans hésiter de la manière suivante:

«O! Adolphe! voudriez-vous me faire croire que mon coeur coupable vous aime encore? Vous, que ma raison troublée me montre comme un séducteur et un assassin?... Malheureuse que je suis, le pourrais-je?... A quoi donc le sort m'a-t-il réservée?... Cependant écoutez-moi. Je suis déterminée à ne vous revoir jamais. Mon intention est bien de quitter le lieu où je suis, avec Victoria, la victime innocente de l'erreur de sa mère. Je vais me retirer pour un tems dans une province éloignée, et quand ma faute sera oubliée, j'essayerai de reparaître dans la société, non pour moi, mais pour ma fille a qui j'ai si cruellement fait tort. N'insistez pas pour me revoir, cela serait inutile. Je n'agraverai pas le poids dont ma conscience est chargée.
Adieu pour jamais.»

Ayant écrit ceci, elle le remit au messager qui attendait une réponse. Mais faut-il le dire? Laurina, ne se repentant qu'à demi, et dans une agitation d'âme qu'elle ne pouvait dompter, espérait une nouvelle instance d'Adolphe! Elle n'osait s'avouer l'idée secrète qu'elle avait, qu'il ne renoncerait pas si facilement à son amour. Ce n'était qu'en tremblant et bien à regret, qu'elle fesait ses préparatifs pour quitter une demeure dont tout lui interdisait une plus longue habitation.

Il ne s'était pas passé une heure depuis le départ de sa lettre, lorsque le messager revint avec une réponse qui, soit dit à la honte de Laurina, lui causa une sensation de plaisir au moins aussi forte que la peine qu'elle avait éprouvée auparavant. Elle était conçue en ces termes.

«Vous voudriez vous éloigner de Venise avec votre fille! Prenez garde Laurina, il n'est pas question de plaisanter avec moi. Quittez le palais à minuit. Je vous attendrai ainsi que Victoria, sur le canal, vis-à-vis de vos fenêtres. Nous irons à Montebello, campagne que j'ai louée en arrivant ici, comme un délassement pendant le séjour indispensable que je suis obligé d'y faire encore. Sa situation est isolée et assez loin de la ville. Nous serons là à l'abri du soupçon, car tout le monde croit que le marquis est mort par la main des bravos (assassins); j'ajouterai seulement que si vous persistez dans votre dessein de me fuir, je vous conduirai par tout où vous l'ordonnerez, et vous laisserai ensuite en paix; que ce soit donc entendu entre nous. Je jure par tout ce qu'il y a de sacré, que vous consentiez ou non à ma proposition, que vous ne sortirez pas de Venise sans moi. Je vous poursuivrai jusqu'au bout de l'univers, s'il le faut. Je serai sans cesse sur vos pas, et vous tourmenterai éternellement, si vous hésitez, ou si vous cherchez à m'échapper.»
ADOLPHE.

Un soupir pénible partit du cœur de Laurina. Cherchant à se croire irrévocablement fixée dans sa résolution d'être vertueuse, et ne voulant pas lire plus loin dans ses pensées, elle écrivit ce qui suit:

«Bien convaincue, homme cruel, et le plus exigeant de tous! bien convaincue que je serai fidelle jusqu'à la mort à la promesse que j'ai faite à ... Dieux! je n'ose écrire son nom ... mes doigts tremblans ont peine à tenir la plume ... je consens à ce que vous me proposez, et je m'en rapporte à votre honneur pour l'exécution de votre parole.»

Les choses étant ainsi arrangées, la faible Laurina reprit ses préparatifs. Mais hélas! quelle vîtesse elle y mit cette fois! Car, malgré qu'il lui eût été difficile peut-être de définir ce qui se passait en son âme, encore eut-elle pu y découvrir le plaisir de se savoir toujours aimée par l'homme qu'il lui convenait le plus d'éviter et même d'abhorer. Telle n'est que trop souvent la bizarrerie du cœur humain.

A minuit, Laurina, accompagnée de sa fille, quitta le palais de Lorédani. Adolphe fut exact au rendez-vous. Il reçut les dames avec un sérieux plein de hauteur, et les conduisit à une gondole qui les attendait. En peu de tems ils furent à Montebello.

Il n'est pas nécessaire de nous étendre sur cette partie de notre histoire. Nous dirons seulement qu'arrivés à la maison de plaisance, le perfide Adolphe appela à son aide toutes les séductions qui avaient déjà réussi à apporter le désordre dans une famille respectable. Il n'en oublia aucune, cette fois, et la malheureuse Laurina consentit d'abord à un délai de peu de jours, pour rester sous le toît de l'être qui l'avait perdue, le traître sachant bien ensuite comment prolonger ce délai. Effectivement, quel est l'homme qui, après avoir corrompu les principes et le cœur d'une femme qu'il trompe, trouve de la difficulté à maintenir sa victoire, s'il l'en juge digne? Néanmoins Adolphe tint si exactement sa promesse, que Laurina eût pu s'en éloigner, si elle eut continué de le souhaiter. O femme coupable! elle ne le souhaitait pas, car aveuglée par les fascinations de son amant, il lui semblait impossible de vivre hors de sa présence.

Insensiblement ce commerce, doublement criminel, se ressera et devint plus durable que jamais. Cependant Adolphe eut l'hypocrisie de faire un voyage en différes lieux, et même à une distance considérable de chez lui, sous le prétexte de trouver une demeure convenable pour la jeune Victoria et sa mère. Il n'ignorait pas que faire changer Laurina de scène, c'était la détourner de ses réflexions douloureuses, et en venir à ses vues. Il savait bien aussi, que tant qu'elle serait avec lui, elle n'éprouverait pas un instant de tristesse, et par conséquent elle ne pourrait voir qu'avec horreur l'instant de s'en séparer.

Les plans d'Adolphe, toujours bien combinés, manquaient rarement de réussir. Enivrée par ses séductions, Laurina cherchait à bannir tout souvenir chagrinant; et, telle qu'un misérable attaqué d'une maladie néphrétique, court en désespéré après le secours de l'opium, elle se sauvait des remords de sa conscience, en regardant sans cesse celui qui l'avait souillée. Autrement eut-elle pu endurer l'idée horrible de son crime! Eut-elle oublié qu'elle s'était élancée du lit de mort de son époux où le sang coulait encore, pour se jetter dans les bras de son assassin! Qu'elle avait trahi son vœu solemnel; que l'âme du comte s'était arrêtée dans son vol pour l'entendre! Pouvait-elle, même à l'aide des sophismes, trouver la moindre palliation à sa conduite? Non, il ne lui restait de ressource qu'auprès d'Adolphe. Dans ses regards quelle idolâtrait, se trouvait son excuse, et dans son organe enchanteur, une tentation à laquelle elle croyait que nul être n'eut pu résister.

Que les progrès du vice sont terribles! La seule imperfection originelle de Laurina était la vanité et l'amour de l'admiration. Cette erreur, peu dangereuse, quand rien ne la nourrit, mais funeste lorsqu'elle est poussée hors des bornes de la raison, devint la cause de maux sans nombre. Déjà des peines amères l'avaient suivie. Une pareille leçon devrait suffire pour nous tenir en garde contre les égaremens du cœur, et ne jamais nous laisser abuser sur les effets nuisibles des passions.


CHAPITRE V.

Une année s'était écoulée depuis la mort de Lorédani; lés tristes événemens qui avaient marqué cette funeste époque, s'étaient affaiblis insensiblement dans l'esprit de sa veuve; les recherches avaient cessé depuis long-tems; en un mot, la femme coupable ne pensait plus à se séparer d'Adolphe.

Ils ne vinrent point à Venise; ils continuèrent leur résidence à Montebello, dans le crainte que leur présence à la ville ne fût vue avec mépris et indignation parmi la haute classe de la société. Ils se condamnèrent donc à rester constamment à la campagne, et se dédommagèrent de cette contrainte, en y attirant tous les jeunes gens de plaisir qu'ils purent rencontrer. Cela ne leur fut pas difficile, car il est des êres qui se plongeraient dans les antres de la débauche, plutôt que de refuser une jouissance quelconque; comme il y a aussi très-peu d'individus qui aient le droit de se rendre les censeurs du vice. Montebello devint le séjour de la gaîté et de la folie. Les réflexions en furent bannies, et les événemens qui auraient dû être gravés en lettres de sang dans le cœur de ses hôtes, ne furent plus rappelés qu'avec indifférence, ensuite totalement oubliés.

Parmi les joyeux Vénitiens qui fréquentaient la société des amans, il s'en trouvait un appelé le comte de Bérenza. C'était un homme à sentimens singuliers, et d'un caractère extraordinaire. Il n'était pas venu à Montebello pour s'amuser, ni par indolence, mais dans un véritable esprit de curiosité, pour analyser ses habitans, et découvrir, d'après le résultat de ses observations, si le mal qu'ils avaient commis, et la conduite qu'ils persistaient à suivre, venaient de la dépravation naturelle de leur cœur, ou si la force inévitable des circonstances les avait seule rendus coupables: il venait pour faire ses études sur deux caractères, et augmenter ses connaissances du cœur humain.

Cependant il ne trouva, ou ne crut rien trouver, dans la liaison d'Adolphe et de Laurina, qui pût mériter la considération d'un philosophe. Il ne vit en eux, que deux êtres qui s'étaient plongés volontairement dans le vice, sans avoir le pouvoir, ni même la volonté de se tirer de son funeste tourbillon. C'est pourquoi il les regardait avec mépris, sans en avoir la moindre pitié. Il vit deux malheureux qui n'avaient écouté que leurs passions, sans égard pour ce qui devait en résulter en s'y adandonnant.

Ainsi prévenu, il cessa de s'en occuper; mais il examina avec un intérêt tout particulier la jeune Victoria, sans cependant songer à demander sa main; car, jusqu'à ce jour, Bérenza n'avait encore jugé aucune femme digne de lui appartenir en légitimes nœuds. L'ardeur de son admiration ne put donc conduire jusque-là le philosophe. Mais, sans l'idée déshonorante attachée à cette infortunée jeune personne, il en aurait fait sa femme par calcul; c'est-à-dire que, fort du pouvoir qu'il se croyait sur le cœur humain, il eût espéré de la rendre ensuite telle que le demandaient ses désirs. D'abord, travaillant à diminuer son orgueil, il eût entrepris de transformer cette humeur impérieuse en noblesse et dignité; il eut de même corrigé ses autres imperfections. Hélas! Bérenza ne savait pas, tant l'homme qui se croit si savant sur les autres s'ignore lui-même, que c'était la taille pleine d'élégance et l'air animé de Victoria, qui lui fesait avoir de son caractère une idée si flatteuse. Elle avait à cette époque près de dix-sept ans, et Bérenza trente-cinq. L'air de celui-ci était majesteux, et ses traits, quoiqu'annonçant de la gravité, possédaient une douceur d'expression qui charmait; mais les pensées de la jeune Victoria ne s'arrêtaient point à ce mérite personnel, et la persuasion de s'être attiré exclusivement les regards d'un homme d'une indifférence orgueilleuse, donnait un prix réel à sa conquête. Cela lui fit rechercher sa société, et la rendit prévenante envers lui. Aussi l'enthousiasme de Bérenza s'éleva-t-il bientôt au plus haut point, et son plus ardent désir fut de la nommer son amante. Son âme philosophique n'avait point d'autre attachement, excepté pour un frère plus jeune de quelques années, qui était alors absent d'Italie, pour se distraire d'une passion malheureuse; c'est pourquoi ses pensées et ses désirs furent tous concentrés en Victoria.

Il est naturel de supposer que le caractère de cette jeune personne, plus enclin au mal qu'au bien, et ayant besoin d'un Mentor sévère pour le régler, n'avait pas, depuis la mort de son père, pu s'améliorer beaucoup; au contraire, le mauvais exemple tendait à le gâter tout-à-fait. Elle voyait, dans la conduite de sa mère, une violation du serment le plus sacré; la délicatesse et la vertu foulées aux pieds; et quoique ses penchans la portassent à préférer la vie dissipée dans laquelle elle se trouvait, à la retraite enjointe par le marquis, cependant elle réfléchissait assez pour sentir ce qu'avait de blâmable l'oubli qu'on avait fait de ses dernières volontés. Au total, Victoria était une fille qui ne pensait pas comme tout le monde, et son imagination ardente devait donner aux choses la couleur qui la frappait, plutôt que celle de la vérité.

Bérenza venait d'éveiller dans son sein, des sensations qui, endormies jusqu'alors, ressemblaient, dans leur inactivité, au sommeil du lion; il ne fallait qu'un léger aiguillon pour les exciter. Victoria avait toujours regardé l'union séduisante, et en apparence heureuse, de sa mère avec Adolphe, avec un certain sentiment dont elle ne pouvait se rendre compte; mais quand Bérenza la distingua, lorsqu'il s'adressa à elle avec le langage de l'amour, cela lui fit découvrir que ce sentiment était celui de l'envie, et du désir ardent de se trouver dans la même situation que sa malheureuse mère, de recevoir les attentions, comme elle, d'écouter la tendresse y et devenir l'objet des regards passionnés d'un amant. Tels étaient les effets que produisaient le vice d'une mère sur l'âme de sa fille.

Enfin, j'ai donc trouvé un adorateur, s'écriait-elle avec une secrète satisfaction! Je serai au moins aussi heureuse que ma mère, si le comte Bérenza aime comme le comte Adolphe.

En effet, Bérenza aimait, mais d'un amour réel, tandis que Victoria n'était susceptible que d'une vanité dont elle se promettait la jouissance dans un semblable amour. Bérenza aimait, et Victoria n'était qu'émue et flattée. L'amoureux philosophe considéra que ce ne serait pas s'exposer au reproche, que de la tirer de la position dangereuse où elle se trouvait, en lui avouant sa passion et en l'engageant à quitter la demeure déshonorante d'Adolphe. Toutefois l'orgueil du Vénitien fut plus fort que son amour; car il écarta toute idée d'en faire sa femme, et au contraire, il employa son adresse pour l'engager à devenir sa maîtresse.

Dans ce dessein, il chercha l'occasion la plus prochaine d'avoir un entretien avec Victoria. Elle se présenta bientôt, et ayant déclaré à la jeune personne enchantée l'amour ardent qu'elle lui avait inspiré, il lui proposa franchement, mais non sans une sorte de retenue, d'adopter ce que son âme ravie lui avait suggéré depuis long-tems.

L'organisation hardie de Victoria, sa façon de penser dégagée de toute contrainte, l'empêchèrent de s'offenser à la proposition du comte. Si elle eut pensé un instant que ses idées strictes sur l'honneur lui défendaient de la demander pour femme légitime, malgré son désir extrême d'avoir un amant, elle eut dû le repousser avec mépris; mais ici l'orgueil agit contre l'orgueil, et elle se persuada que Bérenza regardait le mariage comme une chose inutile, et même dégradante à un amour comme le sien.

Ce fut en faisant cette fausse réflexion, qu'elle lui tendît les mains. Bérenza les saisit, avec ardeur, comme une marque de consentement; et s'asseyant aux pieds de sa maîtresse, qui lui souriait avec une vivacité extraordinaire, il parla plus en détail des arrangemens et des moyens à prendre pour quitter Montebello, sans être soupçonnés. Victoria l'écoutait avec délices; le plaisir animait ses joues et brillait dans ses regards hautains. Son cœur se pavanait aux discours du comte, et sans pouvoir rien définir, elle se sentait capable d'actions surprenantes. L'enthousiasme animait son sein, et répandait sa chaleur sur ses traits. Soudain, au milieu de ses félicitations, et tandis que Bérenza, encore à ses pieds, poursuivait son discours amoureux et décrivait ses plans pour leur bonheur à venir, arriva en frémissant de rage, et l'horreur peinte dans toute son attitude ... Laurina!

—Malheureuse, s'écria-t-elle, en prenant rudement le bras de sa fille, est-ce ainsi que vous récompensez mon indulgence envers vous, la confiance tendre et aveugle que je vous ai montrée? et vous, signor Bérenza, qui jouez ici le rôle d'un infâme séducteur, croyez-vous, par cette conduite, payer l'hospitalité du comte Adolphe? est-ce ainsi que vous vous dites son ami, en cherchant à nous ravir notre seul bien, l'innocente Victoria?

—Signora, reprit Bérenza avec un sourire de dédain, il vous sied à merveille en vérité, de faire le procès à ceux qui violent les lois de l'hospitalité!

Les yeux de la coupable Laurina furent baissés à l'instant. La honte colora ses joues, son cœur battit avec violence, et à peine put-elle se soutenir; Bérenza prit la main de Victoria.—Je ne crois pas, continua-t-il, d'une voix ferme, devoir me défendre de séduire votre fille; je pense, au contraire, la sauver de la séduction. Excusez-moi, madame, si j'observe que c'est le sort qui l'attend, en restant dans cette maison.

—Victoria, dit sa mère, revenant de son agitation et n'osant répondre au comte, Victoria, je vous ordonne de sortir d'ici ... oui, pour la première fois de ma vie, je vous ordonne de m'obéir, en évitant toutes les occasions de parler au comte de Bérenza.

Celui-ci lança un regard à la jeune personne. Il voulait lui communiquer une étincelle du feu qui l'animait, et voir si elle montrerait cette indépendance de sentiment qu'elle annonçait. Mais Victoria, retirant fièrement sa main, que le comte retenait, comme voulant lui prouver qu'elle n'avait pas besoin de son aide, s'avança vers sa mère et repliqua ainsi:

—Que vous ne m'ayez jamais ordonné, est une chose vraie; que vous m'ordonniez, maintenant qu'il est trop tard, l'est également. Je suis donc décidée à partir d'ici, où il n'y a point de protection pour moi, et à me remettre sous celle du comte de Bérenza, dans laquelle je place toute ma confiance.

—Oh! Victoria, es-tu folle, dit sa mère, en joignant les mains, et commençant à éprouver la juste rétribution due à ces parens coupables qui corrompent leurs enfans. Es-tu folle, ma fille, ou veux-tu me plonger dans une douleur mortelle?

—Vous plonger dans la douleur! répéta amèrement Victoria.

—O mon enfant, ma chère enfant cria sa mère, la tête perdue et sentant la pointe aigue du remords, voudrais-tu donc m'abandonner?

—Vous m'abandonnâtes bien ainsi que mon père et mon frère, reprit Victoria, qui perdit toute retenue.

—Quoi, ma fille!... Victoria!... c'est toi qui parles ainsi?

—Ma mère, pardon!... mais vous nous avez déshonorés, perdus à jamais. Personne ne m'a trouvée digne d'amour, que le comte de Bérenza. Ne vous opposez donc pas à ce que je réponde à sa tendresse, à ce que je sois heureuse. Pourquoi, je vous le demande, les considérations de votre bonheur viendaient-elles empêcher le mien? Quand vous aimâtes le comte Adolphe, vous savez, madame, que vous nous quittâtes, sans penser à la peine que vous fesiez à mon père; souvenez-vous que....

—Tais-toi, fille dénaturée, tais-toi, s'écria Laurina accablée.

—Eh bien! poursuivit cette fille sans délicatesse, cessez donc de trouver mauvais mon départ avec le comte de Bérenza. Je vous obéirais, j'aurais pour vous tout le respect qu'une fille doit à sa mère, si vous aviez tenu le serment ... ce serment que vous prononçâtes au lit de mort de mon père!...

Ces reproches indignes d'un enfant bien né, mais mérités par une mère coupable, furent beaucoup trop forts pour que la criminelle Laurina pût les endurer. Elle fut saisie d'une convulsion violente, et tomba sur le parquet.

Bérenza qui, d'abord, avait écouté avec plaisir et surprise cet esprit indépendant, selon lui, mais qui n'était qu'altier, fut choqué ensuite de la dureté odieuse de Victoria envers l'auteur de ses jours, dont la tendresse aurait dû, au moins, exciter dans son cœur quelque gratitude. Ne voulant pas analiser l'effet que ce trait produisait sur son amour, éprouvant beaucoup de peine d'une pareille insensibilité, il releva avec empressement Laurina. Quand elle fut tout-à-fait revenue à elle, il la conduisit dans sa chambre, et disant quelques paroles à l'oreille de Victoria, d'un air très-sérieux, il les laissa ensemble.

Cette manière réservée, que montra le comte, ne manqua pas de produire, sur l'esprit de la jeune personne, l'impression qu'il désirait. Elle sentit ce qu'il pouvait penser, et vit que sa sortie impitoyable contre sa mère, pouvait lui avoir inspiré du dégoût. Effrayée à l'idée de lui devenir indifférente, elle songea à regagner son estime. C'est pourquoi, s'approchant de sa mère d'un air plus doux, elle chercha à réparer sa faute; mais elle avait réveillé le remords dans l'âme de Laurina, qui, voyant celle-ci dans des dispositions plus modérées, prit la résolution de se retirer du crime, et de la sauver des dangers dans lesquels elle l'avait conduite. Une peine violente venait d'assaillir le cœur de cette mère coupable, en reconnaissant les effets de son fatal exemple. Afin de la débarrasser de ce poids, elle se promit bien de renoncer à tout ce qui lui avait fait tort jusqu'alors. Les représentations furent donc mises en jeu, et Laurina chercha à persuader sa fille de la nécessité d'une retraite absolue pour un tems, et à quoi celle-ci parut absolument contraire. Tout ce que la première put en obtenir, avec répugnance, fut la promesse de ne pas voir le comte de Bérenza de tout le jour, et Victoria n'y eut pas même consenti, si ce n'est qu'en le privant de la voir pendant quelques heures, elle espérait lui faire sentir le vide de sa société, et que cela lui ferait oublier l'humeur qu'elle lui avait vu prendre.

Laurina passa ce tems dans la douleur la plus violente qu'elle eût encore ressentie; elle se sépara ensuite de sa fille, après l'avoir vue se mettre au lit. Alors elle courut auprès d'Adolphe, à qui elle fit part de sa nouvelle peine. Baignée de pleurs, elle lui annonça qu'elle voulait le quitter le lendemain pour se rendre dans une retraite où elle voyait trop bien qu'elle eût mieux fait d'y garder sa fille après la mort de son époux.

Adolphe l'écouta sans interruption; et quand elle eut cessé de parler, il la regarda d'un air sérieux, mais tendre, et dit:

—Qu'une union comme la nôtre, chère amie, cimentée par les liens et par les circonstances, quoique pouvant être considérée désavantageusement par le préjugé vulgaire, puisse être rompue, cela ne tombe pas sous le sens. Ecoutez ce que j'ai à vous proposer, et laissez Victoria jouir du fruit de son audace. Il ne me serait pas difficile de défendre au comte de Bérenza de rester ici une heure de plus: il serait également facile d'enfermer la jeune personne dans sa chambre, et de l'empêcher de voir qui que ce fût; mais nous aurons recours à des mesures plus simples et plus efficaces. Il est plusque probable que le comte n'a jamais eu occasion de correspondre avec votre fille, et par conséquent qu'il ne connaît point son écriture; tracez donc ce que je vais vous dicter, et qui ne manquera pas de produire son effet.

«Cher Bérenza, la peine que ma mère a ressentie de notre altercation, m'engage à me priver pour un tems du plaisir de vous voir. Retournez à Venise, je vous prie; et quand l'humeur occasionnée par la circonstance, sera dissipée, je mettrai tout empressement à solliciter votre retour.»

—Que ce peu de mots soit envoyé à Bérenza, et vous verrez que la suite en sera son prompt départ d'ici. Le comte absent, Victoria quittera cette maison.

—Sans moi, Adolphe?

—Nous l'accompagnerons jusqu'à un autre azile, Laurina; elle y sera en parfaite sûreté, sans pouvoir nuire davantage à notre bonheur.... Mais il me vient une idée, continue-t-il, en s'appercevant que Laurina voulait parler probablement pour s'opposer à ses intentions: j'ai une retraite admirable pour elle. Dans nos promenades, l'an passé, nous nous arrêtâmes, comme vous savez, chez votre cousine, la signora di Modène; elle demeure, je crois, près de Trévise. Il n'y a pas d'endroit plus retiré ni plus convenable pour notre jeune demoiselle. La signora s'est montrée excessivement polie envers moi, dit-il en souriant; ainsi, ma Laurina, elle fera tout ce que nous voudrons.... Allons, pas d'objection, nous parlerons de cela plus amplement. Pendant ce tems, si Bérenza, pensant qu il n'est pas rappelé par sa maîtresse, s'aventurait à revenir, nous le recevrions avec les marques de la plus grande froideur. Quand il n'appercevrait plus la petite, il concevrait aisément que nous l'avons éloignée à dessein, et n'ayant aucun droit de nous en demander la raison, il prendrait sur-le-champ le parti de nous quitter.

—Ainsi, ajouta Adolphe, d'un ton plus gai, nous serons débarassés d'un sujet de trouble; et ainsi, ma bien aimée, vous vous appercevrez qu'il n'y a pas de nécessité immédiate à séparer l'âme du corps; c'est ce qui arriverait en vous arrachant à moi dont vous êtes plus que l'âme ... mais non, jamais nous ne serons soumis aux caprices des circonstances; nous les soumettrons au contraire. Nul pouvoir humain, ni aucune considération sur la terre, ne me séparera de toi, ô ma Laurina! mais revenons à notre objet.

Laurina prit machinalement la plume, et écrivit, sous la dictée d'Adolphe, ce que nous avons déjà vu. Le billet écrit, une femme de chambre le porta, avec défense d'attendre la réponse.

Bérenza ne se douta point de la supercherie; et sa conduite, à ce sujet, fut telle qu'elle devait l'être pour favoriser les vues d'Adolphe. Le comte, loin de se fâcher du billet, pensa que Victoria, en refusant de le voir pendant un tems, n'avait en vue que de réparer les torts dont elle s'était rendue coupable envers sa triste mère. La chose lui paraissant ainsi, il se disposa, par bonté, à son vœu, et crut que son départ rappelerait l'harmonie que sa présence avait interrompue, d'autant qu'il le croyait nécessaire à l'entier accomplissement de ses vues. En conséquence il se décida à quitter Montebello, sans perdre de tems, et dans l'espoir d'y revenir bientôt, avec une meilleure perspective de succès. Il éprouvait quelque plaisir à penser que Victoria fût susceptible de se repentir de ses fautes. Ne voulant point s'exposer à aucune explication sérieuse avec le comte Adolphe, il appela sur-le-champ son valet-de-chambre, et lui ordonna de tenir tout disposé pour partir. Bérenza avait bien l'idée de laisser un mot pour Victoria, mais réflexion faite, il sentit que ce serait irriter sa mère davantage. Tout était prêt, le firmament parsemé d'étoiles, et la lune éclairant la route, le comte de Bérenza dit adieu à Montebello.


CHAPITRE VI.

Le jour suivant, Laurina entra dans la chambre de sa fille, et après quelques mots vagues, elle lui apprit, avec une surprise affectée, le départ du comte.

Cette annonce causa d'abord à la haute Victoria la peine la plus mortifiante qu'elle put ressentir; mais cette émotion fut promptement suivie d'un dépit concentré: «le comte Bérenza n'est pas parti volontairement d'ici: à quelle instigation doit-il son départ? demanda la fière demoiselle?»

À l'instigation de personne, Victoria, répondit sa mère avec douceur et en tremblant. Victoria détourna ses jeux perçans de dessus Laurina, et d'une voix calme et non sans aigreur, dit: «si le comte Bérenza s'est éloigné de son plein gré, il restera tranquille et ne cherchera plus à me voir; niais s'il a été excité à partir d'ici, il m'écrira et m'apprendra la vérité. Ainsi donc, à tous événemens ce mystère sera éclairci.»

»Et en attendant, enfant cruel, ajouta Laurina qui avait sa leçon faite par Adolphe, nous chercherons à vous distraire par de petites promenades dans les environs.»

L'air de vérité qu'elle sut prendre en imposa à sa fille, qui condescendit à sourire. Moitié fâchée et moitié adoucie, elle souffrit que sa mère lui serrât la main.

«Quand partirons-nous, et où irons-nous, madame?»

«Nous partirons tout de suite si vous n'y apportez pas d'objection, ma chère enfant, répondit Laurina d'un ton caressant; et le comte Adolphe désire que nous allions rendre une visite à la signora de Modène, à sa délicieuse retraite de Il Bosco, près de Trévise.»

«Quoi, chez cette rebutante vieille créature?»

«Allons, mon ange, point d'humeur; c'est une parente, vous savez. Nous ne resterons là que quelques jours, après quoi notre petite tournée sera à la volonté de Victoria.»

La jeune personne daigna sourire encore, et la mère l'embrassant tendrement, dit en se levant: adieu pour l'instant, ma chère fille; préparez-vous, ainsi que je vais le faire, pour notre départ.»

Cette injonction ne fut pas désagréable à Victoria, car son orgueil blessé usurpait en ce moment chez elle la place du regret et de l'amour. Sûrement, pensait-elle, si Bérenza m'eût véritablement aimée, il ne m'aurait pas quittée si froidement, si vîte et sans m'écrire une seule ligne! peut-être a-t-il craint qu'en exécutant le plan qu'il avait formé, des embarras ou quelqu'inconvénient ne vinssent l'inquiéter. C'est pourquoi, si même son départ n'a pas été volontaire, nul doute qu'il ne saisisse cette occasion de rompre avec moi; puis-je alors le regretter? Mais je le juge peut-être sévèrement ... quelqu'artifice combiné qui ne serait pas venu à ma connaissance.... Allons, je n'y veux plus penser. C'est au tems seul à me convaincre.

L'esprit troublé et le cœur mécontent, Victoria commença ses apprêts de départ. Le comte et Laurina ne la laissèrent pas long-tems à sa solitude, dans la crainte qu'elle n'y entretînt des réflexions dangereuses. Ils entrèrent dans son appartement, et Adolphe d'un air gai et dégagé, lui demanda si elle était prête. Je le suis, fut la réponse laconique de la demoiselle.

Et nous aussi, dit-il. Alors il voulut prendre sa main pour la conduire.

L'orgueilleuse fille la retira avec humeur, puis suivit sa mère et le comte en silence.

Adolphe, qui avait paré à tout ce qui pouvait apporter quelque délai à leur départ, eut soin que rien ne pût les arrêter. Ils s'embarquèrent donc de suite pour Trévise, et Victoria, sans s'en douter, dit adieu pour long-tems à Venise.

Toute tentative pour alimenter la conversation, en route, fut rendue inutile, parla sombre taciturnité de Victoria. Mais petit à petit (honteuse sans doute de paraître s'éloigner à regret d'un homme qui, après tout, semblait l'oublier,) elle reprit un peu de sérénité, et montra un enjouement quelle était loin de ressentir. Ce changement enchanta Laurina. Son coeur toujours porté pour sa fille, commença à se repentir de sa conduite précipitée, et à sentir de la répugnance à condamner une jeune créature à une rebutante solitude, tandis que sans ses exemples pernicieux, elle eût pu devenir l'ornement de la société.

Adolphe devina ses pensées et parut mécontent. Celui qui avait pour but d'éloigner toute barrière à sa possession, ne pouvait souffrir qu'on y portât atteinte, il le lui fit sentir par son air sévère. Laurina soupira et se laissa aller à de tristes pensées. Ce fut alors le tour de Victoria de chercher à distraire sa mère. Elle montra en cette occasion l'empire qu'elle avait sur ses sentimens, et combien elle savait s'en rendre maîtresse. Cependant ses efforts ne firent qu'ajouter aux regrets de la malheureuse Laurina.

Comme nos voyageurs étaient partis tard de Venise, il fesait nuit quand ils arrivèrent au Bosquet, lieu ainsi nommé à cause de sa situation au milieu d'un bois. Sa sombre apparence ne frappa nullement Victoria, qui était en ce moment toute vivacité; mais le cœur de sa mère se serra. Elle savait que l'intention d'Adolphe, après qu'il aurait instruit sa parente de la conduite à tenir envers Victoria, était de l'abandonner à sa garde. Il devait la dépeindre comme une jeune personne très-légère et fort libre de principes, qui en conséquence avait grand besoin d'être surveillée. Laurina essaya encore de faire changer les résolutions d'Adolphe, mais toujours envain; elle n'avait aucun pouvoir sur son esprit, quand il était question de coups d'autorité. Fatigué de ses importunités, il devint glacial et insensible. Avant le départ de Montebello, Laurina aurait pu, peut-être, obtenir quelqu'adoucissement à la sentence, mais en ce moment il n'était plus tems. Son air le lui dit assez pour qu'elle cessât de le presser.

La signora reçut le comte Adolphe avec toute la politesse dont elle était susceptible. Laurina l'examina attentivement pour pouvoir augurer ce qu elle avait à en attendre pour sa fille. Mais cette femme peu gracieuse, n'offrait sur ses traits que l'orgueil d'une vertu maussade, avec l'envie maladroite de se faire valoir par quelqu'amabilité qui lui était tout-à-fait étrangère.

Cette grave personne avait été informée de la mauvaise conduite de Laurina, conduite qui l'avait exposée à perdre son rang dans la société. Se prévalant alors de l'arrogante supériorité assez ordinaire aux petites âmes toujours prêtes à triompher de la chûte des autres, elle crut ne lui devoir qu'une froide révérence, puis daigna à peine jeter un regard sur Victoria.

La signora de Modène, comme on l'a déjà observé, était une parente éloignée de la marquise: son physique était aussi repoussant que son caractère. Un long visage jaune, des petits yeux gris, une taille maigre et à moitié courbée, en faisaient l'ensemble. Elle était orgueilleuse, minutieuse et elle avait une âme mercenaire. Allarmée, dans sa jeunesse de l'idée d'être forcée à se faire religieuse, parce qu'elle n'avait pas de bien, chose assez commune parmi les filles nobles d'Italie, elle préféra de demeurer avec des gens riches, à qui elle offrit ses services. Elle se comportait alors, selon que lui valait son séjour chez ces personnes, tantôt comme compagne, tantôt comme gouvernante, et même au besoin comme femme de chambre. Par ces moyens et autres semblables qui tiennent à la flatterie, aux petits calculs et à l'hypocrisie, elle était parvenue à amasser un capital assez fort pour pouvoir se passer d'autrui, dans un âge où elle se verrait oubliée, et se consoler du mépris dont on l'avait souvent abreuvée dans sa jeunesse. Ensuite, pour s'en venger, elle se promettait bien de devenir le Mentor, ou plutôt le tourment des malheureux êtres qui se trouveraient sous sa dépendance. Nul homme, même dans ses plus beaux jours, n'avait pris garde à elle, et beaucoup moins encore n'avaient pensé à la demander en mariage. Par cette raison, sa haine contre toutes les femmes qui avaient des attraits, ou qui osaient se montrer sensibles aux hommages de l'autre sexe, ne connaissait point de bornes, et on ne pouvait rien espérer de son indulgence. Telle était la signora de Modène. Son intérêt personnel l'avait toujours empêchée de se mettre mal avec sa cousine, quoique n'ayant jamais été intime, parce que celle-ci n'avait cessé d'être généreuse à son égard. Toutefois son malheureux penchant à l'envie s'opposa à ce quelle lui fît un accueil bien cordial. Elle n'agissait pas de même avec Adolphe, dont cette femme désirait se faire un ami. Elle lui adressa donc son hommage mercenaire, et elle lui fit une cour assidue. Ainsi, il n'avait rien avancé de trop en disant à Laurina que la signora avait beaucoup d'égards et d'estime pour lui; mais toutes ces prévenances n'étaient pas faites pour l'engager à rester dans sa maison une heure de plus qu'il ne lui fallait. Il se permit de demander librement à souper de bonne heure, pour que Victoria allât se reposer, et qu'il lui fût plus facile ensuite d'entamer le grand objet de leur visite.

On ne tarda pas à être servi. Victoria, sans soupçon et voulant éviter les regards de la vieille dame, regards qui avaient déjà fait une impression désagréable sur son esprit, demanda où était sa chambre, aussitôt qu'on eut fini de souper. Quoique conservant une sûreté apparente, elle ne put s'empêcher d'éprouver, en se levant de table, un serrement de cœur qui l'emporta sur son indolence accoutumée. En souhaitant le bon soir à sa mère, l'envie lui prit de se jeter à son col, ce qu'elle fit avec une tendresse qui ne lui était pas ordinaire. Elle la pria tout bas à l'oreille de ne pas rester trop long-tems dans cette détestable demeure. Laurina, non moins affectée, n'eut pas la force de lui répondre; le cœur lui battait: elle balbutia, et la dissimulation qu'elle se voyait forcée d'employer, la rendait rouge comme le feu. Pressant la main de sa fille, elle lui dit bon soir en tremblant, et en pensant que ce serait peut-être la dernière fois. Sa poitrine se gonfla, et ses yeux se remplirent de larmes.

Victoria quitta la salle, en se reprochant presque d'avoir affligé un cœur aussi sensible que celui de sa mère. Oh! que ce moment eût été propre à réparer bien des fautes, si ces deux femmes, éclairées par la sagesse, se fussent entendues! Victoria était à peine partie, que l'impatient Adolphe s'adressa à la signora de Modène, en entrant brusquement en matière sur le sujet qu'il avait le plus à cœur de terminer.

«Voudriez-yous, signora, dit-il, me permettre de vous parler sur quelque chose de sérieux?»

La signora fit une inclination assez roide, tout en voulant la rendre gracieuse; et essayant de sourire, la plus laide grimace vint contracter ses traits. Adolphe, en homme du monde, la prit pour un acquiescement, et continua de la sorte:

«Votre politesse envers moi, signora, et plus encore la haute idée que j'ai de votre caractère, m'engagent à placer en vous ma confiance, que certainement je ne donnerais pas à aucune autre femme ... je vous apprends donc que la jeune demoiselle qui sort à l'instant de l'appartement, doit être remise pour un tems à vos soins. Naturellement disposée au mal, ayant l'humeur dédaigneuse et hardie, elle a été élevée avec cela en véritable enfant gâté. L'indulgence et la flatterie l'ont perdue. Son cœur est déjà corrompu; et, jeune comme vous la voyez, car à peine a-t-elle dix-huit ans, il n'a pas manqué de gens d'un autre sexe pour la pervertir».

Ici, la signora exhala un soupir. Etonnée, elle regarda le ciel eu fesant un signe de croix. Le comte, avec une gravité extérieure et un mépris secret, poursuivit ainsi: c'est pourquoi je vous demande si vous voudriez bien condescendre à tenir sur cette jeune personne orgueilleuse, une surveillance des plus strictes, et ne jamais la perdre de vue?

—Mais, je vous en prie, chère cousine, interrompit Laurina d'une voix altérée, ne la traitez pas trop sévèrement.

La signora prit un air de mépris, et parut dédaigner de répondre à Laurina, quoi qu'autrefois elle en parlât avec assez d'orgueil. Maintenant se voyant bien au-dessus de l'épouse criminelle de Lorédani, elle la méconnaissait.

—Je voulais vous dire, signora, reprit Adolphe, en rappelant à lui l'attention de la dame, qu'il me semblerait à propos de la tenir enfermée pendant quelque tems, dans le cas où vous le jugerez nécessaire.

—Oh! Adolphe, s'écria Laurina, vous êtes trop cruel, et il n'y a pas de raison d'agir avec autant de dureté.

Un autre regard de la sévère signora la réduisit au silence: elle se tourna ensuite avec plus de douceur vers le comte qui répondit:

—Laurina, vous ne m'entendez pas. La signora agira selon que les circonstances l'exigeront. Vous pouvez vous en reposer sur sa discrétion pour le bien-être de votre fille. Quand, par une conduite plus sage (il lança un coup-d'œil significatif à la signora) et en la privant de tout ce qui pourrait l'induire au mal, Victoria montrera un véritable changement d'humeur, alors nous viendrons la retirer d ici, et vous l'aurez encore auprès de vous, mon amie; comme il est aussi dans mon intention, signora de Modène, de partir demain matin, de très-bonne heure, et avant que Victoria soit éveillée. Sitôt qu'elle sera levée, elle ne manquera pas de vous demander de nos nouvelles: alors vous lui direz doucement la vérité, et ce à quoi elle est destinée pour le présent. Vous l'accoutumerez, je n'en doute pas, à souffrir ce qu'il lui sera impossible d'empêcher. Veuillez agir dans cette affaire, avec le zèle et la ponctualité dont votre piété vous rendra capable pour le salut de son âme, et avec cette prudence qui a si éminemment distingué votre conduite dans toute votre vie; soyez assurée que vous ne me verrez pas ingrat pour vos soins.

Un nouveau sourire qui parut hideux, parce qu'il n'était pas d'accord avec les traits qu'il dilatait, fut la réponse à la dernière phrase du comte. Il venait de toucher la corde sensible, le seul côté où reposaient les principes de la signora, l'intérêt. Elle pensa, ainsi quelle avait toujours jugé son intérêt, de paraître affable envers le comte et de l'obliger. Elles attendait bien qu'en fesant tout ce qu'il lui dirait, elle en serait généreusement récompensée.

—Soyez assuré, M. le comte, dit-elle d'une voix discordante qu'elle tâcha de rendre douloureuse, que je remplirai vos intentions avec tout le zèle possible. Quant à vous, signora Laurina (un regard de pitié accompagnait ces paroles), dans la promesse que je fais de répondre à la confiance dont m'honore M. le comte, vous ne trouverez aucune raison de vous plaindre du traitement que recevra votre fille.

A ces mots, Laurina reconnaissante s'avança, et prenant la main de sa cousine, elle la pressa avec affection, en disant, vous n'avez pas d'enfant, chère signora, mais ayez pitié des sentimens d'une mère, et devenez-la pour ma fille: elle n'a jamais connu la contrariété, et n'a point été traitée avec dureté.

Choquée et presqu'offensée, la signora retira sa main, comme si l'attouchement de la pauvre Laurina l'eût souillée; puis éloignant son siége, elle fit ensorte de prévenir une autre approche de la pécheresse qui la fesait rougir, et dit ensuite:

—Je ferai, madame, le devoir d'une bonne catholique envers votre enfant. Je travaillerai au salut de son âme, et soignerai sur-tout son intérêt spirituel.

Humiliée de cette réponse, Laurina sentit tout ce qui lui en revenait, quoique de la part d'une femme qui n'offrait de vertu que sous les formes les plus rebutantes, l'orgueil et l'affectation.

—Nous n'avons pas besoin de nous entretenir davantage de ce sujet, observa froidement Adolphe, nous nous confions pleinement en votre manière d'être pour Victoria. Quand nous apprendrons que le tems et la réflexion l'auront changée, nous viendrons vous voir pour la reprendre avec nous; ainsi bonne nuit, cousine de Modène, bonne nuit: ayez la bonté de donner vos ordres pour que nous soyons sur pied de grand matin, et en route avant le lever du soleil. Mais afin que vous vous souveniez de nous, jusqu'à notre retour, daignez accepter ce diamant comme une preuve que vous nous aimez. Ainsi dit, Adolphe ôta une bague de son doigt et la plaça à celui de la signora, dont l'œil à demi-baissé s'était porté avec convoitise sur ce bijou. Il la laissa ensuite dans l'admiration de son extrême politesse, ainsi que de sa propre adresse, comme elle le pensait, de lui avoir soutiré ce bon à compte.

Poursuivant son plan, bien avant le lever du soleil, Adolphe et sa compagne en pleurs, furent loin de Il Bosco; mais Laurina ne se consolait point, et gémissait des mesures sévères que le comte s'était obstiné d'employer. Il s'abstint de lui faire aucune réflexion sur ce sujet, et se contenta de jouir au fond du cœur de son empire sur elle, en pensant que tout ce qu'il voulait, il l'exécutait; que rien ne pouvait plus le priver d une femme, que son amour propre, autant que sa passion, le rendait si ardent à retenir. Sans tous ces obstacles qui s'étaient rencontrés dans sa possession, le dépravé et cruel Adolphe n'eut jamais cherché à la conserver si long-temps; il l'eut bientôt dédaignée; mais son amour et son orgueil, continuellement en allarmes, redonnaient un degré de vivacité à ses sentimens qui, sans de pareils stimulans, seraient tombés dans l'apathie et le dégoût. Tel était l'esprit vicieux d'Adolphe, qu'il ne pouvait goûter de charme dans la possession d'un bien, qu'en causant la peine ou le malheur des autres. Les plaisirs innocens et honnêtement acquis n'avaient pas la plus légère attraction pour lui, et il fallait, pour le tenter, qu'il rencontrât des obstacles à ses désirs, dans la tendresse d'un époux, ou la gloire de toute une famille. Telle s'était offerte Laurina, lorsque son malheur le lui fit connaître; et ce fut alors qu'il forma le projet de l'arracher à ses liens sacrés, au bonheur, pour en jouir seul. Dût-elle survivre à son amour, son ambition était de la retenir encore. Hélas! pauvre Laurina, tu pouvais bien maudire dans l'amertume de ton cœur, l'instant où tu fus remarquée de l'inhumain et insensible Adolphe.

Des sentimens si bas, mais non sans exemple pourtant dans le cœur de l'homme, donnaient à l'esprit d'Adolphe une activité qui s'étendait sur les beaux traits et les manières toujours élégantes de sa personne. Sans paraître faire attention à la tristesse de Laurina, il avait soin, par les caresses et les flatteries les plus aimables, de la dissiper insensiblement. Tel était le pouvoir qu'il savait prendre sur une femme qui finissait par oublier tout autre que lui. En écoutant ses discours enchanteurs, et en fixant la beauté de ses traits, le sentiment de vanité qui l'avait déjà perdue, parlait toujours en sa faveur; et même, (tant était grande sa partialité pour lui) elle lui savait gré de la sévérité qu'il venait d'employer, en pensant que l'ardeur extrême de son attachement en était cause, et elle l'en aimait davantage. Chaque instant qui l'éloignait de sa fille, effaçait son image, et les artifices de son amant la rendaient la plus cruelle des mères, comme elle avait été la plus coupable des épouses. Mais c'était ce qui l'occupait le moins, étant toute entière au maître de son existence infortunée. Laissons ce couple doublement criminel jouir pour un tems de la société l'un de l'autre, et revenons à Victoria abandonnée.

Quand elle s'éveilla, et qu'elle jette les yeux autour de la vaste chambre qu'elle n'avait pu bien examiner la veille, elle éprouva un nouveau dégoût pour la maîtresse de la maison, et un désir impatient de sortir au plus vîte d'un séjour aussi haïssable. Voyant que personne ne venait, et croyant avoir dormi trop tard, elle se hâta de se lever et de s'habiller, puis descendit dans le jardin pour prendre le frais. Elle n'y fut pas long-tems sans voir venir à elle une grosse et forte fille vêtue en paysanne. Cette fille lui dit que la signora l'attendait pour déjeuner. Victoria la toisa d'un air de hauteur, et souriant dédaigneusement, elle retourna sur ses pas sans dire un mot.

En entrant dans la salle où le déjeuner était servi, elle vit, seule à table, la vieille signora dans une attitude négligée. Sans s'embarrasser d'offrir les salutations du matin, Victoria demanda sèchement si sa mère et le comte étaient encore au lit.

—Cela n'est pas probable, répondit la signora, du même ton.

—Pourquoi ne sont-ils pas encore ici?

—Parce que, selon toute espèce de calcul, ils doivent en être à quelques lieues.

—Seraient-ils partis? dites-vous, madame, qu'ils sont partis?

—Sans doute, répondit encore la signora avec malice, Trouvez-vous rien de si terrible, mademoiselle, à l'idée de rester avec moi pendant quelque tems? allons, soyez charitable: j'ai été si long-tems solitaire, que vous ne vous refuserez pas, j'aime à le croire, à devenir pour moi une compagnie agréable.

La rage de Victoria ne connut point de bornes. Elle jetta un coup d'œil furieux autour d'elle: la vérité s'offrit à sa pensée, et elle reconnut qu'on l'avait entraînée dans un piège. Elle se frappa violemment le front et s'écria: je suis trahie, c'est une horreur! Puis elle sortit précipitamment de la salle avant que la signora pût deviner son intention. Arrivée dans sa chambre, elle poussa les verroux de sa porte pour empêcher qu'on entrât.

Là, se jettant sur le plancher, Victoria se livra à des cris de fureur qui furent accompagnés d'un torrent de larmes; mais, devenant soudain honteuse de sa faiblesse, et fâchée que les mauvais traitemens prîssent autant sur son esprit, elle se relèva plus composée. Une haine mortelle s'établit alors dans son sein contre ceux qui avaient osé la trahir ainsi. Un désir ardent de vengeance s'y joignit; et cette conduite maladroite et inexcusable dont on s'était servi envers cette jeune personne, n'en irrita que davantage son caractère qui se livra en entier à toute sa violence.

Victoria n'eut pas plutôt appelé à son aide la plus altière et la plus dangereuse des passions, qu'elle se calma un peu. De tems à autre seulement, ses yeux étincelaient de colère, et son cœur battait avec violence, en pensant à la trahison de sa mère et aux artifices froidement calculés d'Adolphe. Cependant elle ne conserva pas long-tems les traces de sa peine; mais au contraire, une dignité d'expression qui eut fait honneur à de plus nobles motifs, s'empara de son être. Elle leva la tête, et quittant promptement l'attitude du désespoir, elle marcha d'un pas ferme dans son appartement. En réfléchissant avec plus de calme, il lui vint en pensée que certainement le comte de Bérenza n'avait quitté Montebello, que d'après une ruse qu'on avait employée, et non de son propre mouvement. Cette supposition fut un adoucissement pour son orgueil; elle sentit que ses charmes n'avaient pas été dédaignés, et que quelque jour elle le convaincrait que leur séparation n'avait pas été non plus volontaire de son côté. Puis revenant à sa situation présente, elle se demanda si son emprisonnement devait être éternel. Son cœur frémit à cette pensée. Cependant elle se décida à tout souffrir avec patience, à ne pas faire de questions, à ne pas se trahir, mais à agir selon que les circonstances se présenteraient.

Plus tranquille par la victoire que la raison venait de remporter, Victoria se décida sur le soir à quitter la chambre. Elle n'avait pas mangé de tout le jour, et quoiqu'elle n'y pensât pas, la privation de nourriture se fit pourtant vivement sentir. L'insensible signora, heureuse d'avoir un être à tourmenter, et principalement une jeune personne qui annonçait du caractère, ne voulait rien lui donner qu'elle ne vînt le demander en faisant des excuses de sa conduite impolie. Mais c'est ce dont Victoria n'avait garde, et il est probable que plutôt que de s'abaisser de la sorte, elle eut préféré mourir de faim. Très-heureusement pour elle, et au grand regret de la sévère signora, le destin ne la condamna pas à cette épreuve. Ayant marché pendant quelque tems dans le jardin, et se sentant rafraîchie par l'odeur balsamique des plantes et la rosée du soir, elle rentra et alla machinalement dans la salle à manger où le souper était servi. Alors s'asseyant tranquillement en face de la vieille femme, elle partagea sans cérémonie ce qui était sur la table, et essaya même d'entamer la conversation; mais, contrariée dans son espoir de contrarier autrui, la signora ne répondit point. Elle avait espéré trouver sa captive obstinée, récalcitrante et emportée, ce qui eut donné belle matière à la chapitrer, selon sa louable intention. Combien elle fut désorientée de trouver la petite furie du matin, tranquille et disposée à la soumission!

Victoria, s'appercevant que sa geolière était décidée à garder le silence le plus opiniâtre, demanda de l'air de la plus grande politesse, la permission d'aller se coucher. La seule réponse qu'elle obtint, fut une seule inclination de tête. Plus déterminée que jamais à ne pas lui laisser le plaisir de s'en voir provoquée, elle se leva en silence, et lui fesant une révérence profonde, elle lui souhaita une bonne nuit et quitta la salle.

Lorsqu'elle fut partie, cette digne et pieuse catholique commença à réfléchir qu'en se conduisant ainsi, Victoria échapperait à tous les arrangemens qu'elle avait pris pour la mortifier et la punir. Il n'en sera pas ainsi, s'écria-t-elle, en rêvant au moyen le plus sûr de la tourmenter: elle semble prendre son parti en brave, mais elle n'en sera pas quitte à si bon marché; je veux abaisser cet esprit orgueilleux, et le rendre soumis en dépit de ses ruses.

Telles étaient les réflexions de la charitable dévote, et après avoir ainsi occupé son cerveau du malheur d'autrui, elle se mit en prières, puis se coucha.

Victoria s'étant assise pendant une heure auprès de sa fenêtre, en se fortifiant dans la résolution de tenir bon, pensa également à se mettre au lit, où le sommeil vint bientôt lui faire oublier les tourmens du jour.

Le lendemain, elle s'éveilla de bonne heure, et après s'être habillée, elle voulut aller de sa chambre au jardin; mais sa porte, qu'elle crut ouvrir, se trouva fermée en dehors. Voyant que les efforts pour tirer le pêne étaient superflus, elle se mit à sa croisée.

Une demi-heure après on fit du bruit, et la grosse fille dont on a déjà parlé, entra chez elle, en tenant une jatte de lait et un morceau de pain rassis qu'elle posa sur la table; elle s'en allait:

—Arrêtez, lui cria impétueusement Victoria. La fille se tourna à demi.

—Je veux me promener dans le jardin.

—La signora ne le veut pas, mam'selle, dit la fille d'un air rechigné.

—Elle ne le veut pas?

—Non; et elle mit la main sur la clef de la porte.

—Pourquoi laissez-vous ces choses derrière vous, demanda Victoria qui sentait la colère fermenter dans son sein.

—Parce que c'est votre déjeûner, répondit l'autre, en sortant de la chambre et fermant soigneusement la porte.

Ainsi donc je suis prisonnière! se dit Victoria, les joues cramoisies et en essayant de sourire de l'impuissante malice de la signora. Comment me suis-je attiré ce traitement? Ce n'est sûrement pas par ma conduite d'hier. La disposition malveillante de la signora parut évidente à la jeune personne, qui la regardait comme un être trop digne de mépris pour en prendre un moment de peine. Ce n'est pas pour toujours, pensa-t-elle, et quand la méchante créature sera lasse de me renfermer, elle me mettra en liberté pour changer. En attendant, je vais me distraire du mieux qu'il me sera possible.

Alors elle visita la malle qu'on avait mise dans sa chambre, le soir de son arrivée, et en tira ses crayons et quelques esquisses. La vue pittoresque qui était devant ses yeux, fournissait une ample occupation à son pinceau; et comprimant ce qui se passait en son âme, elle s'assit et travailla pour chasser la réflexion.

Les indignes procédés et le système de tourment de la signora durèrent pendant quelques jours, et jusqu'à ce que le manque d'exercice et la mauvaise nourriture produisissent un effet visible sur Victoria, trop fière pour se plaindre. La signora, qui en fut avertie par la jeune fille qui la servait, commença à s'en allarmer, et à craindre d'avoir passé les limites qui lui étaient prescrites. Elle était responsable du danger qui pouvait eu résulter, si par exemple, Victoria venait à tomber malade. Sa mère que le comte Adolphe aimait tendrement, pourrait exciter son ressentiment contre elle, pour une pareille sévérité qui ne lui avait pas été commandée; car, quoiqu'Adolphe ait dit, s'il est nécessaire, renfermez Victoria, il ne lui avait pas enjoint de le faire sans cause, et encore moins de la priver de sa nourriture habituelle, ou en ne lui donnant qu'une mince portion d'alimens les plus grossiers. Ces considérations eurent donc le pouvoir de la fléchir un peu. Victoria ne fut plus enfermée des jours entiers, et elle put se promener une heure le matin et une heure le soir, accompagnée toutefois de Catau. Vouloir décrire l'indignation de la demoiselle à un pareil traitement, ou tout ce qui lui en coutait pour se contraindre, serait superflu. Cependant elle supporta tout, déterminée à mourir plutôt que montrer le plus léger symptôme de mécontentement ou d'impatience.

Mais le désir de se venger n'en prenait que plus de force dans son cœur, et son caractère en recevait une nouvelle touche de férocité. Comme la hyenne indomptable, la contrainte ne la rendait que plus fière et plus sauvage.

Peu de jours après que cette espèce de liberté eut été rendue à Victoria, la signora lui fit dire par Catau de venir la trouver dans le salon. Observant strictement la règle qu'elle s'était prescrite, elle obéit aussitôt. Sa seule peine était que la pâleur de son visage ne convainquît la signora des souffrances dont elle n'avait pu se défendre, et par-là, ne servît la malignité de son tiran. Elle entra cependant, sans paraître ni mécontente ni affligée, mais calme, et sans être embarassée. Victoria apprit ainsi à faire usage des artifices les plus subtils dont la pratique devait augmenter la masse de ses autres mauvaises qualités.

La signora, qui avait composé son visage de manière à inspirer la crainte, ne savait pourtant comment la recevoir. Enfin elle dit: asseyez-vous, enfant.

Victoria obéit, le cœur plein de mépris et de haine.

—Il n'est pas dans mon intention, continua l'autre, d'une voix forcée du gosier, de vous parler pour l'instant de ce que votre conduite violente a eu de déplacé à votre arrivée ici, ni je ne veux pas vous punir du passé. Je vise à vous convaincre que la douceur, l'humilité et l'obéissance sont indispensablement requises dans ma maison, et que rien n'y peut tolérer l'opiniâtreté ni l'orgueil. J'espère qu'en ce moment vous reconnaissez votre erreur?

Victoria sentit son cœur se gonfler d'indignation. Elle allait répliquer.... Elle se contint, et ses joues seules marquèrent ce quelle ressentit. La signora poursuivit.

«D'après ce, je ne crois pas nécessaire de vous tenir renfermée plus long-tems. Vous ne sortirez pas de l'enceinte de cette habitation. Les jardins en sont suffisamment grands pour vos promenades, et Catau vous tiendra compagnie. Peut-être moi-même aurai-je cette bonté-là de tems à autre».

C'est ici que l'orgueil de Victoria souffrit! Catau pour compagnie! cependant elle ne repliqua pas davantage.

«J'espère en même-tems que vous lirez les livres de piété que je mettrai dans vos mains, et qui tendront à amender votre âme si vaine. Je veux de plus que vous abjuriez toute mondénité dans votre mise, et que vous vous soumettiez aux règles que, comme une bonne catholique qui a à cœur votre salut, je croirai de mon devoir de vous prescrire».

La signora s'arrêta pour reprendre haleine. Victoria garda toujours le silence, ne pensant pas qu'il fût nécessaire de répondre.

La signora reprit donc ainsi: combien vous devez de remerciemens à Dieu, pauvre enfant, de ce qu'il vous a conduite sous ma garde: de ce qu'il vous a tirée de la demeure du vice et de l'abomination, pour vous placer dans celle de la vertu! ce que le comte Adolphe m'a dit serait-il vrai, malheureuse fille, que, jeune comme vous êtes, votre imagination a été souillée par la pensée d'un homme! ô Sainte-Vierge Marie! faut-il que je prononce pareille chose, continua la dévôte, en se croisant les mains sur la poitrine, d'un air contrit. Jésus! donnez-moi la patience de soutenir en ma présence une pécheresse dont la mère, déjà damnée, n'a plus de miséricorde à espérer; une pécheresse qui a déjà fait le premier pas dans le chemin de perdition, quand elle devrait encore posséder toute son innocence. Allez, enfant, vous pouvez vous retirer, dit-elle, en changeant son ton bigot en une dignité sévère; éloignez-vous, et allez trouver Catau; sa société ne déshonore pas la fille d'une femme qui s'est mise au rang des créatures les plus méprisables.»

Cette dernière apostrophe, amère et non provoquée, fit passer un feu corrosif dans les veines de Victoria. Un bourdonnement affreux frappa ses oreilles.—O ma mère ... cruelle mère!... prononça-t-elle en semblant et en se hâtant de quitter le salon.


CHAPITRE VII.

On n'en finirait pas s'il fallait raconter tout ce que la pieuse signora fit indignement souffrir à la malheureuse créature confiée à ses soins. Qu'il suffise de dire qu'elle ne réussit pas à la réduire au point où elle voulait, et que les pensées de Victoria se tournèrent toutes sur la possibilité d'échapper à une aussi misérable tyrannie. Elle occupa son esprit à en calculer jusqu'aux moindres probabilités, mais inutilement. Elle ne pouvait aller plus loin que le jardin, où se trouvait bien une petite porte enfoncée, mais qui ne désignait pas où elle conduisait; et cette objection eût-elle été levée, comment deviner la route qui allait à Venise? Cependant l'essentiel était de sortir de l'enceinte destinée à ses promenades; elle serait bien venue à bout du reste après.

Dans cette position, la pensée de séduire Catau lui vint subitement à l'esprit. Condamnée presqu'entièrement à la société de cette fille rustique, elle sut remarquer qu'un certain bon naturel, que quelque docilité ne lui étaient pas étrangers, et se cachaient mal sous la sévérité qui lui avait sans doute été commandée.

Catau était une paysanne de la Suisse, courte et grosse. Ses traits, durs et hommasses, annonçaient une créature rompue au travail. Elle avait été choisie par la signora, pour surveiller notre jeune demoiselle, et pour la mortifier, par la grossièreté de ses manières, ainsi que par la bassesse de sa condition. Ensuite, la signora pensait que Victoria la mépriserait trop pour tenter en aucune façon de la corrompre et de la mettre dans ses intérêts; et eût-elle eu envie de le faire, l'extrême stupidité de Catau s'y serait opposée. Cependant, cette fois, l'infaillible signora se vit trompée dans sa pénétration; car, non-seulement Catau n'était pas aussi stupide qu'elle se l'imaginait, mais elle possédait, au contraire, une certaine subtilité d'esprit, et une combinaison d'idées, qui, cachées sous un air tranquille et un silence habituel, fesaient méprendre sur sa capacité. Catau pouvait penser, et ce qui valait davantage, elle pouvait sentir, oui, beaucoup mieux que celles qui jugeaient aussi injustement qu'orgueilleusement de son caractère.

Pour en revenir à Victoria, elle n'eut pas plutôt saisi un rayon d'espoir d'échapper à la tyrannie, qu'elle songea à mettre la paysanne dans ses intérêts. Le tems et l'expérience l'avaient tellement persuadée de la méchanceté de la signora, qu'elle sentit la nécessité de ne pas paraître s'habituer à la société de Catau, mais, au contraire, de la mépriser; car il suffisait à la bigotte de voir goûter un moment de satisfaction par quelqu'un, pour exciter son attention malveillante. C'est pourquoi, lorsque Victoria montrait de la répugnance à se voir suivie par cette fille dans le jardin, ce quelle faisait souvent à dessein, la signora, d'un air qui marquait son triomphe, ordonnait à Catau de prendre son bras et de l'y conduire, pensant que c'était lui infliger la mortification la plus amère; mais la signora manqua encore son coup cette fois, et sitôt que Victoria fut hors de sa vue, elle regarda Catau avec des yeux qui semblaient dire: ne pourrait-on tirer un meilleur parti de toi? La pauvre fille devina sa pensée, et peut-être était-elle si bien disposée en ce moment, que la demoiselle n'eût pas tenté en vain d'en tenir parti. Ce ne fut pas néanmoins l'idée qui lui vint d'abord, parce qu'elle n'était pas assez mûrie par sa réflexion. Elle ne voulait rien entreprendre, qu'elle n'eût tout arrangé, avec soin, dans sa tête. Ne fesant que commencer à sonder les dispositions de la paysanne, elle devait aller plus doucement, et d'ailleurs, son cœur toujours bien armé, ne s'abandonnait pas ainsi, même à une effusion de sensibilité due au moment.

Il arriva qu'un soir qu'elles parcouraient une partie des jardins, encore inconnue à Victoria, elles entrèrent dans une allée très-sombre, formée de vigne et de chèvre-feuille: un laurier fort épais eu bouchait presqu'entièrement l'entrée, et semblait défendre aux indiscrets d'y pénétrer. Cette allée allait tellement en serpentant, qu'il eût été difficile d'en mesurer l'étendue. Une fois dedans, elles continuèrent de marcher, Victoria avec un sentiment vague de crainte et d'espoir, et Catau par la curiosité commune aux esprits vulgaires.

Quand elles furent au bout, elles se trouvèrent a une fin de jardin, et en face d'un grand mur. Victoria se mit à le regarder avec une tristesse indicible. Le tournoyement de l'allée l'avait trompée, et elle croyait se trouver beaucoup plus loin. En examinant cet enclos si sombre et si élevé, sûrement, pensait-elle, il n'y a d'entrée à ce jardin que par la maison, et aucune autre sortie.

Tandis qu'elle y rêvait, marchant lentement le long du mur, elle remarqua qu'elle n'était pas encore venue dans cette partie de l'habitation. Enfin une petite porte enfoncée et cachée plus de moitié par la charmille, vint enchanter sa vue: deux verroux énormes et une forte serrure la fermaient. Elle appela Catau, et la lui montra, en demandant si elle savait où cette porte conduisait. La paysanne regarda vîte par le trou de la serrure, et dit: dans le bois qui entoure cette maison, mam'selle; mais à moins que d'être dehors, je n'en puis savoir davantage.—La première partie de sa réponse suspendit la respiration de Victoria: dans le bois, répéta-t-elle tout bas, en regardant aussi. Et, ne pourrait-on ouvrir cette porte, Catau?

—Non, mam'selle, que je sache, et quand çà serait possible, vous savez bien que la signora ... vous savez que....

—Je vous entends, Catau; mais vous ne croyez pas qu'il y aurait un grand mal à se promener dans ce bois, et supposons que la signora l'ait défendu, personne n'irait le lui dire.

—C'est vrai, reprit Catau, d'un air pensif. C'est vraiment ben dur d'être enfermée comme çà; mais Sainte-Vierge, comment ouvrir cette porte?

—O! ma chère Catau, rien n'est impossible aux gens de bonne volonté. Il vous serait facile de vous procurer la clef sous un prétexte quelconque, et alors vous pensez combien il serait délicieux de se trouver hors de l'habitation de la méchante signora.

—Il me vient une idée, mam'selle ... oui, je pense une chose. Faut pas que je demande la clef, çà serait tout dire. Je me souviens qu'avant votre arrivée ici, la signora m'envoyait souvent chez Ambrosio, le jardinier, et que j'ai vu dans la serre où il met ses outils, un gros paquet de clefs toutes rouillées. Je gage que je mettrais ma main sans y voir, à l'endroit où le paquet est pendu.

—Eh bien! cria Victoria que son impatience naturelle empêchait de se contraindre; eh bien, allez les chercher, nous les essayerons, sur-le-champ.

—Oh! que nani, mam'selle, dit doucement la fille, çà ne peut pas se faire comme çà. Voici la nuit qui vient, et la signora nous a déjà peut-être cherchées. Puis Ambrosio doit être rentré et occupé à ranger ses outils dans la serre. Demain, quand il travaillera bien loin dans le jardin, je guetterai le moment où je ne verrai plus personne, et me glisserai où sont les clefs. Il faut pour çà que je passe chez lui, car la serre est dans une petite cour derrière. Je ferai semblant de roder, et zeste j'attraperai le paquet sans réveiller la souris; mais il faut me promettre, mam'selle ... de ... de ne pas me vendre, ni rester long-tems dehors. Je ferai alors tout ce que je pourrai pour vous obliger. Dites, mam'selle, n'est-ce pas que vous ne me vendrez pas.

Victoria était aux anges ... les pieds lui brulaient d'envie de passer la barrière que la signora avait mise à ses promenades; cependant elle acquiesça avec une tranquillité apparente aux arrangemens de Catau, et retourna malgré elle à la maison.

Toute la nuit fut passée entre la crainte et l'espoir. Victoria excessivement agitée, souffrait encore de la contrainte qu'elle s'imposait. Elle eut la plus grande peine à se contenir dans les bornes qu'elle s'était prescrites; ce travail continuel sur son humeur avait déjà produit des marques visibles sur sa personne, au point qu'elle en était devenue fort pâle et très-maigre. Cependant ses yeux n'avaient rien perdu de leur feu; quoique chargés parfois de mélancolie, ils indiquaient encore tout ce qui se passait dans son âme altière et vindicative.

Le lendemain, vers midi, Catau, qui n'avait pas paru depuis qu'elle était levée, (car la signora la fesait coucher dans la même chambre que Victoria), entra brusquement, et après avoir ferme la porte avec soin, elle tira le gros paquet de clefs de sa poche. L'œil de Victoria étincela, et la pourpre d'orient vint ranimer ses joues. Elle les dévorait ... elle se croyait déjà devant l'intéressante porte. Ce n'était cependant pas le moment de tenter l'aventure, car ayant besoin de rester un peu long-tems à essayer les clefs, l'heure du dîner pouvait les surprendre, et le soupçon marcher, c'est pourquoi elle remirent au soir leur essai.

Néanmoins, dans cette conduite de la simple Catau, il n'y avait pas la plus petite intention d'aider Victoria à s'échapper: elle était à mille lieues de cette idée qui l'eût fait frémir; mais, si dans les commencemens elle avait traité Victoria avec brusquerie, ce n'avait été que pour obéir aux ordres de la signora; peu-à-peu, selon qu'il est naturel à un bon cœur, elle s'était ennuyée du rôle qu'on lui faisait jouer; elle avait repris sa douceur et son obligeance, et était redevenue respectueuse, ce qui convenait beaucoup mieux à ses sentimens. Outre ce, le rang de la jeune Victoria, qu'elle n'ignorait pas, produisit sur elle l'effet ordinaire d'en imposer aux inférieurs, quand sur-tout il est accompagné de noblesse et de dignité.

Victoria, qui s'était aperçue avec plaisir d'un changement de conduite dans sa gardienne, se défit elle-même, autant que possible, de sa hauteur habituelle; ayant un point de vue fixe, elle montra à Catau une sorte de condescendance approchant de l'amitié. Elle lui fit quelques petits cadeaux: de ce qui était en son pouvoir, (car la signora, pour la guérir, soi-disant, d'une vanité qui ne tendait qu'à la perdition de son âme, lui avait ôté la plus grande partie de ses bijoux et ajustemens.) Victoria donna donc ce qu'elle put, et les bagatelles qu'elle offrit avec grâce à Catau, firent un grand plaisir à cette dernière. La bonne fille n'était pas exempte du petit esprit mercenaire appartenant à ses pareilles. Ainsi, d'après ce, elle étendit volontiers la sphère des consolations de Victoria et de ses amusemens solitaires. C'est par cette raison qu'elle avait pris les clefs, comptant bien n'en faire usage que pour lui procurer une nouvelle satisfaction pendant quelques instans.

Le soir donc, elles descendirent de bonne heure dans le jardin, et abordèrent l'avenue déjà décrite. L'anxiété la plus forte donnait des aîles à Victoria, et elle fut bientôt à la porte qui avait excité dans son âme un espoir si séduisant. Elle prit brusquement les clefs des mains de la paysanne, et tremblante de vivacité, en essaya plusieurs. Une parut appartenir à la serrure: Victoria voulut la tourner, mais peine inutile! il était réservé à la forte main de Catau de triompher de la rouille et du fer. Elle enfonça la clef avec violence et tourna ... mais deux énormes verroux empêchaient de savoir si le pêne était tiré. Enfin Catau s'empara d'une pierre, et frappant de toutes ses forces le bouton des verroux, la porte cèda et fut ouverte.

Quelle joie pour la pauvre prisonnière! elle s'élança comme un oiseau qui fuit de sa cage, dans le bois charmant qui était devant elle. La prudente Catau ferma la porte, et suivit Victoria qui regardait avec attention de tous côtés: aucune nouvelle barrière ne se présentait ... osera-t-elle s'échapper? Plongée dans la réflexion, elle restait indécise.—Catau, dit-elle, d'un air insouciant, pourrais-tu me dire de quel coté est Venise?

—Venise, mam'selle (et Catau se tournait de droite et de gauche), Venise est là, j'en suis sûre, répondit la fille en montrant du doigt.

Ainsi donc, dit Victoria, en marquant la gauche avec mépris, Montebello est de ce côté.—Mille réflexions insuportables à endurer s'offrirent à son esprit. Elle se tourna brusquement, et d'un air qui semblait dire, maudit soit le lieu ou j'ai été si indignement trompée, maudit soit l'air qu'on y respire.

Mais que ses sensations furent différentes, en regardant d'un autre côté. Venise est là, se disait-elle, et par conséquent c'est là que demeure Bérenza! La distance qui, ainsi que la mort, augmente le mérite de l'objet aimé, et à laquelle était joint de plus le souvenir de l'artifice mis en usage pour l'en séparer, l'y fesait penser avec tendresse. Sans ces circonstances, il est bien à croire que Victoria n'en eût pas également ressenti. O cher Bérenza! continuait-elle de penser, puis-je espérer de te revoir jamais?

Cherchant cependant à ralier ses pensées, Victoria prit le bras de Catau, et marcha en silence. Mille songes divers flottaient encore dans son imagination. Le tout se passait insensiblement jusqu'au moment où Catau lui représenta avec respect qu'il était convenable de rentrer, ce qui la sortit de ses rêves sur l'avenir; et elle sentit la justesse de l'observation de la paysanne.


CHAPITRE VIII.

On présume bien que l'esprit de Victoria fut tout à son projet d'évasion. Il ne se passa pas un jour sans qu'elle engageât Catau à étendre leur promenade de plus loin en plus loin, et la signora ne devina point qu'elles eussent pu découvrir ce passage, et encore moins osé le franchir. Chaque jour aussi notre jeune demoiselle devenait plus silentieuse, et souffrait plus patiemment les dures remontrances, les observations malignes de sa geolière, sentant que c'était le moyen le plus sûr de servir son projet.

A la fin, ne pouvant plus supporter de délai, elle résolut de mettre à exécution ce qui faisait depuis long-tems l'objet de son attente. Ainsi, le lendemain soir, elle fit tant de caresses à la confiante Catau, que celle-ci consentit a l'accompagner beaucoup plus loin quelles n'avaient encore été. Alors Victoria adressant à la fille étonnée, lui dit: Catau, je ne veux plus retourner au Bosquet. Mon tems d'esclavage est fini; j'irai maintenant où il me plaira ... à l'est; à l'ouest, au nord ou au sud. C'est pourquoi, écoute bien ce que j'ai à te proposer; il faut changer tes habits contre les miens. Pour t'en récompenser, je te donnerai cette bague de diamans que j'ai cachée à la vieille signora. Tu pourras aisément rentrer à la maison, ainsi que nous l'avons fait jusqu'ici, et te rhabiller ensuite comme tu voudras. Si l'on te demande ce que je suis devenue, tu diras, comme cela est vrai, que tu non sais rien. Si, après toutes ces questions, la signora prend de l'humeur et te chasse, n'en prends aucun chagrin, car ce diamant, qui est d'une grande valeur, t'indemnisera bien au-delà de la perte de ta place. Voilà donc ce que je t'engage raisonnablement à faire. Si tu te refusais à mes vœux, je ne m'en échapperais pas moins; le désir de recouvrer ma liberté, me donnerait des forces pour m'échapper de tes bras.

Catau, toute robuste qu'elle était, devint tremblante comme la feuille, par la fermeté de ce discours; elle n'eut pas le pouvoir de répliquer. Victoria s'appercevant de son air consterné, commença à ôter sa robe, et de l'air le plus doux qu'elle pût prendre, continua de lui parler de la sorte.

—Je vois, Catau, que tu as le bon sens de trouver ma proposition raisonnable, et que tu vas y répondre avec complaisance. Allons, ma bonne fille, déshabillons-nous.

—Oh! mam'selle, que voulez-vous donc faire?

—Quitter un tiran! répondit Victoria les regards étincelans; et je souhaite, Catau, que tu ayes le même bonheur. Voyons, dépêchons-nous, dit-elle, en lui présentant la robe qu'elle venait d'ôter.

La pauvre Catau obéit machinalement. Sa lenteur naturelle ainsi poussée, et sentant dans le fond de son cœur bon et simple, que Victoria n'était pas tout-à-fait à blamer, (car qui plus que la pauvre souffre-douleur Catau avait raison de haïr le pouvoir tyrannique de l'exigeante signora?) elle obéit, mais non aussi promptement que Victoria le désirait. Enfin, pièce par pièce, l'échange des habits se trouva fait et le déguisement complet.

Quoique l'impérieuse Vénitienne eut inspiré de l'amitié à la bonne Catau, par une douleur apparente et son ton insinuant, cependant cette dernière la craignait toujours; l'autre qui s'en apperçut crut devoir employer ce pouvoir dont elle savait parfaitement tirer parti, plutôt que de se sauver sans son consentement; car ce dernier moyen eut réveillé l'engourdissement de la fille, et il était possible alors qu'elle l'eût surpassée en agilité, et qu'elle eût détruit par suite son projet. En outre il était infiniment plus politique de se faire une amie de Catau, que de la rendre ennemie par des menaces ou par une défiance maladroite.

Le changement de vêtemens achevé, Victoria mit sa bague au doigt de la paysanne; et lui pressant doucement la main, elle lui dit: ma bonne fille, mon honnête Catau, si tu peux rentrer à la maison sans être vue, et monter à notre chambre, ferme la porte. Il est vraisemblable que la signora ne nous demandera pas de la soirée. En ne nous voyant pas paraître, elle pensera que nous nous sommes couchées sans souper, ce qui ne lui fera pas de peine, y trouvant un repas de gagné. Nous sommes dans l'habitude de ne la voir que très-tard, le matin, ainsi je serai tout-à-fait loin de sa tyrannie, du moins je l'espère, quand elle me demandera. Catau, nous nous reverrons peut-être encore; sois sûre qu'alors tu ne te repentiras pas de m'avoir obligée.... Adieu, ma bonne fille, vas-t-en ... adieu, ne cherche pas à me suivre, je t'en prie.

—Oh, mam'selle! mam'selle!... et Catau soupira fortement, en versant une abondance de grosses larmes qui coulaient sur des joues d'un rouge cramoisi.

—Si tu m'aimes véritablement, ma fille, dit Victoria, dont le cœur n'éprouvait pas l'ombre de regret à quitter sa rustique compagne, si tu m'aimes, ne me retiens pas, mais vas-t-en, que je te voye partir.

Catau fondant en larmes, saisit la main de Victoria, et la baisa avec toute l'ardeur que ses sentimens lui dictaient. Après cela, elle partit sans dire un mot, et se rendit vers la maison, d'un pas lourd, qui fit bouillir d'impatience celle qui eut voulu la voir bien loin.

Elle ne put toutefois s'empêcher de s'arrêter à une petite éminence, et ce moment de repos parut un siècle à Victoria. Enfin la pauvre fille, après avoir encore tourné la tête, et s'éloignant toujours à regret, obéit aux signes répétés qui lui furent faits pour se hâter, et disparut. Alors Victoria quittant subitement sa place, s'élança en avant, se félicitant, à chaque pas qu'elle fesait, qui l'éloignait de plus en plus de la signora, et la reprochait de Venise.

Le soleil était couché depuis une heure. Victoria qui avait marché, ou plutôt couru sans perdre haleine, dès l'instant où elle n'avait plus apperçu Catau, croyait toujours être à la fin du bois. Elle reconnut son erreur; car l'étendue en était si grande, et les chemins étaient si variés, qu'elle n'avait pu prendre le plus court pour en sortir. Pressant toujours ses pas avec vîtesse, elle se vit cependant surprise par la nuit, et enveloppée dans les ténèbres. N'y voyant presque plus, la nécessité de borner sa course devint évidente.—Où vais-je me mettre à l'abri jusqu'à demain matin, se dit-elle, en regardant de tous côtés!... Un petit hangard se fit remarquer à une courte distance: Victoria charmée y courut; mais réfléchissant bientôt que sa fuite découverte, on pourrait la venir chercher de ce coté, et jusque sous cet abri, elle crut prudent pour sa sûreté, d'éviter tout endroit où serait sensé qu'on trouverait un couvert; se désournant donc, pour prendre la route la moins fréquentée, la courageuse Victoria sa décida à passer la nuit de la même manière que les hôtes des bois, ayant pour coucher l'herbe fraîche et douce, et pour couverture la voûte étoilée des cieux.

Un berceau formé naturellement de branches de vigne, et soutenu par des hayes assez fortes, lui servit de réduit.—Pourquoi, pensa-t-elle, ne jouirais-je pas ici d'un sommeil aussi doux que celui que j'ai goûté dans un lit plus voluptueux? je ne crains personne en ce moment, car, à coup sur, la méchante et laide signora ne s'appercevra de mon absence que demain dans la matinée.

En réfléchissant de la sorte, le sommeil vint la surprendre. Fatiguée par l'exercice violent du jour, elle dormit long-tems sans s'éveiller; et ce ne fut que lorsque le soleil se joua entre les branches qui ombrageaient son visage, et que les oiseaux chantèrent à ses oreilles, que Victoria se réveilla.

Sitôt ses yeux ouverts, elle se leva et recommença à marcher avec la plus grande promptitude. Quelques biscuits de Naples, dont elle s'était pourvue la veille, firent son déjeuner, et elle mangea en marchant: son envie était de se voir hors du bois. Après deux heures de marche, elle trouva un petit sentier qu'elle espéra en être la fin. Allégée par cette idée, elle le franchit au plus vîte; et apercevant au bout un long canal bordé de peupliers et d'acacias, Victoria, en le regardant, se jetta presque désespérée sur ses bords.

—O, mon dieu! s'écria-t-elle, combien donc dois-je encore faire de chemin? pas une gondole sur ce triste canal! où peut-être il n'en passe jamais!... Retourner sur mes pas serait me perdre ... eh bien! je mourrai ici.

Elle s'était appliquée la face contre terre, en la soutenant faiblement de ses mains. Un vent frais sifflait à travers les arbres d'où partait un frémissement mélancolique et cadencé.... Pas un humain n'interrompait cette solitude: la seule gent aîlée dérangeait le silence du lieu, en s'échappant de branche en branche et se poursuivant amoureusement. Victoria insensible à ces variétés champêtres, si importunes pour elle en ce moment, restait prosternée dans le désespoir.

A la fin, cependant, un bruit lointain vint frapper son oreille; elle tressaillit: n'était-ce pas celui de rames plongeant dans le canal à distances mesurées? Non, c'était le vent qui agitait plus fortement les arbres.... Victoria se recoucha sur la terre.

Bientôt nouveau bruit; il devint même plus frappant; il était accompagné ... ô bonheur!... d'une voix rauque qui chantait un air en vogue parmi les gondoliers. Victoria fut promptement sur pied: elle regarda le canal et vit effectivement s'approcher une gondole qui n'avait qu'un seul rameur et qui cotoyait tranquillement le lac.

—Ah! s'écria-t-elle, faut-il que ma destinée repose sur cet être insouciant! qu'il approche lentement, tandis que je brûle d'impatience!

Sans accélérer davantage sa marche, le gondolier s'approcha par degrés. Victoria lui fit signe d'avancer plus vîte.—Où vas-tu, mon ami, lui demanda-t-elle?

—A Venise.

—Le cœur de Victoria battit de plaisir plaisir.

Veux-tu bien me prendre dans ta gondole?

Ouais, la jolie fille, avez-vous de quoi me payer?

Victoria se tut. Tout ce qui était en sa possession, sa bague, avait été donnée à Catau. Le gondolier ne disait mot non plus, et son espérance s'évanouissait encore.

Enfin elle regarda tout-à-fait l'homme, qui lui parut jeune, malgré son teint basané.—Hélas! dit-elle, je n'ai pas d'argent, mon ami; mais j'ai un amant à Venise, et si tu veux m'y conduire, la Ste.-Vierge t'enverra toute sorte de bonheur.

Le gondolier, qui fixait aussi Victoria, dont le minois caché sous un grand chapeau, lui sembla des plus jolis, la prit pour ce que ses habits annonçaient, une simple paysanne, et crut facilement qu'elle n'avait pas le sol. Cet homme avait une maîtresse de laquelle il était très-amoureux, mais que ses parens refusaient de lui donner à cause de sa pauvreté, et il la voyait en cachette. Les peines d'autrui sont d'autant mieux senties, qu'elles sympathisent avec les nôtres, et le rustre s'approchant tout contre terre, tandit la main à Victoria, qui la saisit, et sauta lestement sur son bord.

Mais comment décrire les sentisations de la jeune personne alors? elle ne pouvait parler: mille idées riantes accouraient en foule s'emparer de son esprit, et leur jouissance était trop douce pour souffrir d'être interrompue. Cependant, le gondolier croyant avoir au moins droit à sa conversation, pour son obligeance, ne lui permit pas plus long-tems de l'en priver, et dit:—mais, comment, ma jolie poulette, as-tu espéré trouver une gondole à un endroit où il n'en passe pas deux dans un siècle, et encore dans des cas extraordinaires? Si ce n'avait été un cavalier et sa dame, bien jolie aussi, qui sont passés un de ces jours, le matin, pour se faire conduire dans une belle campagne, il y a toute apparence que je n'y serais pas venu. J'ai ben vu, par exemple, qu'il y avait qu'euqu'anguille sous roche, mais ce ne sont pas mes affaires; j'ai été ben paye, çà suffit ... et, comme je dis, sans çà, ma gondole ne serait pas venue ici. Vois donc, la belle enfant, combien tu es heureuse de m'avoir trouvé ... et de passer pour rien encore. Victoria, qui n'avait écouté qu'avec peine le bavardage du gondolier, ne prit garde qu'à ses dernières paroles, et le remercia en le louant beaucoup de son bon cœur. Le gondolier lui sourit alors, en la lorgnant du coin de l'œil ... puis, reprenant son chant, il répondit à la prière qu'elle lui fit d'avancer.

Bientôt, à l'entière satisfaction de Victoria, on découvrit les tours et les dômes de Venise la superbe, qui s'élevaient au-dessus de l'Adriatique. C'était le tems du carnaval: quantité de gondoles élégantes paraissaient sur le lac comme ils approchaient; et ils prirent terre à la place St.-Marc. Victoria renouvela ses remerciemens au gondolier. Il lui fit un signe amical et la posa à terre. Elle resta quelques momens sans bouger, en portant la main à son front. Son cœur palpitait, et elle commença à craindre que chez elle, l'esprit ne fût pas plus fort que le corps. Ses jambes tremblaient, sa tête bourdonnait ... cependant elle revint insensiblement à un état plus calme. La gaîté des rues et des canaux, qui étaient tous illuminés, ainsi que l'élégance des masques, ranimèrent ses sens abattus; elle ne se rappelait plus de sa solitude, ni de la tyrannie dont elle avait souffert, que pour se féliciter d'y avoir échappé.

Comme elle examinait la foule qui continuait d'aller et venir, (ses belles formes, comme nous l'avons observé, cachées sous des habits grossiers, et ses superbes traits ombragés par un grand chapeau de paille), un groupe de masques attira son attention. Au milieu, se voyait un homme de haute et noble stature, et qui surpassait ses camarades; il était revêtu d'un domino de taffetas bleu qui l'enveloppait négligemment, de manière que son épaule gauche et une partie de sa veste étaient à découvert. Il portait au chapeau à l'espagnol, de velours noir, surmonté de trois plumes blanches comme neige. Une gance de diamans relevait le chapeau sur le front.

Cette tournure gracieuse frappa Victoria, et elle eut quelqu'idée de l'avoir vue autre part. Cependant ce costume l'empêchait de savoir où; et elle désira de s'en voir plus près, afin de mieux reconnaître le personnage. A la vérité il était masqué, mais cela n'empêchait pas que ses manières et ses mouvemens ne lui parussent en quelque sorte familiers. Ne pouvant résister à sa curiosité, elle approche du masque, le reconnait, et posant la main sur son bras, s'écrie: Bérenza!

—Oui, c'est moi, c'est bien moi! répondit-il tout bas et d'un ton animé. Il lui serra la main et ajouta: ne me perdez pas de vue, mais éloignez-vous.

Victoria se retira à l'écart ... le masque réjoignit la compagnie dont il avait été séparé pour un moment, et fut bientôt perdu dans la foule.

Que pouvait signifier ce mistère, et combien Victoria en fut désolée? découvrir ainsi par hazard l'homme qu'elle avait à cœur de retrouver, pour s'en voir séparée aussitôt, lui dont dépendait son unique espoir! la brillante clarté de la place était toujours la même, et l'âme de la jeune Vénitienne se trouvait en unisson avec l'éclat qui paraissait à ses yeux. L'idée d'être à Venise et en liberté soutenait son ravissement. Elle continua de marcher sans dessein, et jusqu'à ce qu'elle se vit en un lieu plus retiré de la ville, où demeuraient quelques gens d'une classe inférieure. Elle ne resta pas là, et revenant à sa première place, elle s'apperçut que le brillant de la scène commençait à s'affaiblir: le monde diminuait et entrait dans les cafés pour s'y raffraichir. Les illuminations s'éteignaient et ne ressemblaient plus qu'au crépuscule recevant les derniers rayons du couchant.

L'entreprenante Victoria commença craindre de se voir réduite à passer une autre nuit sans gîte. Cette crainte n'était pas propre à soutenir son courage. Cependant elle préférait ce malheur au danger de s'exposer à se faire connaître de quelques personnes qui l'avaient vue autrefois. Elle alla donc se placer sous un portique, et la tête posée sur ses deux mains, elle se mit à réfléchir de la manière la plus sombre. La faim et la fatigue ajoutaient à l'abattement de ses esprits. Soudain une voix s'adressa à elle. «Suivez-moi, lui dit-on.»Victoria leva la tête, mais ne vit personne; elle se cacha de nouveau le visage et continua de penser.

«Levez-vous, lui dit la même voix.»Elle se leva brusquement. Le portique où elle était assise, se trouvait le seul dans la rue. Un grand corps parut: il était enveloppé d'un vaste manteau, et marchait à quelque distance, de manière à n'être pas remarqué. Il fit seulement signe à Victoria de la suivre. Enchantée de cet ordre mistérieux, quoique dangereux peut-être, elle obéit autant que ses jambes affaiblies purent la porter. L'inconnu voyant qu'elle le suivait, alla plus vîte, en répétant son signe. Enfin, quand il fut dans un endroit désert, il s'arrêta. Victoria s'avança: il la prit à travers le corps, et ouvrant son manteau, elle reconnut la veste brodée et les traits de Bérenza!

«Chut! s'écria-t-il, en voyant qu'elle allait exprimer sa joie. Il l'entraîna vers une petite porte à laquelle il frappa trois coups. La porte fut ouverte doucement. Bérenza prit la main de Victoria et la fit entrer. Après avoir marché dans un passage long et obscur, il s'arrêta, et tirant un mouchoir de sa poche, il en couvrit les yeux de la jeune personne, en lui disant tout bas: ne craignez rien, ce ne sera pas pour long-tems.»Victoria sourit et ne répondit pas.

Enfin tous deux montèrent quelques marches, et entrèrent dans un appartement. Le comte pressant la main de sa compagne, lui dit d'ôter le mouchoir qu'elle avait sur les yeux. Elle obéit ... une exclamation d'admiration et de surprise partit de ses lèvres; car un salon brillant et somptueux s'offrit à sa vue, et d'énormes glaces placées tout autour, réfléchissaient sa charmante personne.

Bérenza parut jouir quelques instans de sa surprise; puis la serrant entre ses bras, il dit:—Ici, ma bien aimée et seule maîtresse n'aura plus envie de fuir, j'espère, l'homme qui l'adore pour toujours.

—Fuir, répéta Victoria, je ne vous ai jamais fui, Bérenza.

—Serait-il vrai, mon amie? en ce cas, il est besoin d'une explication entre nous, mais ce sera dans un autre moment. Vous paraissez souffrante et fatiguée. Restez ici un instant seule, je vais vous faire donner quelques rafraîchissemens.

En parlant ainsi, il fit asseoir Victoria sur un sopha superbe, et la laissa pour quelques minutes. Les idées les plus agréables vinrent alors prendre possession de son esprit, et, couchée à demi sur le canapé, elle attendit dans une douce ivresse le retour de Bérenza. Ses craintes, son emprisonnement, tout fut oublié devant la perspective des jouissances qu'elle avait si long-tems désirées.

«A présent, mère cruelle et injuste, s'écria-t-elle, tu ne me priveras plus d'un bonheur semblable à celui dont ton cœur égoïste voulait jouir seul! bonheur que sans toi je n'eusse jamais conçu ni souhaité. O ma mère, ma mère! tu m'as trompée, abandonnée; mais je devrai du moins à ton exemple de m'avoir appris le chemin de l'amour et de la volupté.»

Bérenza entra comme elle achevait sa phrase, qui prouvait bien la corruption de ses principes. Quoiqu'enchanté que le hazard eût placé sur son chemin la jeune personne qu'il admirait et aimait, cependant le comte, dont l'âme était délicate, éprouva une sensation pénible à l'aveu de sentimens si libres; mais il blâmait encore plus les auteurs de ce mal, la mère, qui les avait corrompus par son exemple, et le scélérat qui avait perdu la mère par ses séductions perfides. Bérenza se promit bien de restreindre et corriger les dispositions funestes du caractère de Victoria; car quoique voluptueux, ce seigneur possédait une âme noble, vertueuse et philosophique.

Il s'assit auprès de Victoria, et lui prenant la main avec douceur, il s'apperçut qu elle était brûlante, que son poulx battait avec une grande inégalité.—Vous avez donc fait un exercice immodéré aujourd'hui, belle Victoria? dites, est-ce vrai? Victoria sourit, et Bérenza apprit avec peine qu'il y avait plus de vingt-quatre heures qu'elle n'avait pris de nourriture. Il lui ordonna aussitôt de se taire, jusqu'à ce que la nature eût pris assez de force, et la colation qu'il venait de demander arriva aussitôt. Il la pria alors tendrement de manger, et ne répondit qu'après qu'elle se fût suffisamment rafraîchie, aux interrogations pressantes qu'elle lui fit sur la cause véritable de son départ de Montebello.

Quand il lui eut raconté la chose, et la croyance où il était d'avoir agi d'après ses désirs formels, rien n'excéda la fureur quelle ressentit de la trahison qui avait été mise en pratique; et quoique Bérenza fut éloigné d'aggraver son ressentiment, il ne put s'empêcher de trouver juste l'expression de ses sentimens. La ruse qu'on avait employée lui parut indigne, et si un instant auparavant, il s'était senti porté à plaindre Laurina, dans la peine qu'elle devait éprouver de la fuite de sa fille, il ne songeait plus maintenant qu'au plaisir de la voir échappée de ses mains et échappée pour se donner à lui. Il paraissait ainsi, dans le cours de son explication avec Victoria, que surpris de n'en pas recevoir la moindre nouvelle, quoique dans son billet elle lui eut promis de lui écrire pour le rappeler à Montebello, il s'y était rendu de lui-même; que là on lui avait dit que sa belle amie en était partie de sa propre volonté, et avait demandé expressément qu'on le tînt dans l'ignorance de sa retraite. Il semblait que la réflexion l'ayant convaincue de l'indécence qu'il y avait à encourager l'amour du comte, elle s'était décidée à surmonter son inclination, et avait regardé l'absence comme la chose la plus propre pour parvenir à ce but. «J'avoue, dit Bérenza, que connaissant votre caractère, je trouvais ce changement presqu'impossible avec ce que j'en pensais; mais n'ayant pas l'alternative, car je n'étais pas en droit de vous demander à votre mère ni au comte Adolphe, et rebuté par l'air froid avec lequel on me reçut, je partis, dans l'espoir toutefois, que le tems apporterait quelqu'éclaircissement à une chose que je ne pouvais regarder que comme très-mistérieuse.»

La nuit était fort avancée, avant que les explications mutuelles eussent cessé. L'histoire des souffrances de Victoria, chez la signora de Modène, le moyen qu'elle employa pour fuir, et les précautions qu elle prit pour ne pas être arrêtée dans sa fuite, tout fut détaillé avant qu'elle songeât à se retirer. Bérenza lui parla cependant de la nécessité de se livrer à quelques heures de repos. Elle obéit à contre-cœur à son attention délicate, et des femmes entrant, il leur ordonna de conduire la signora dans la chambre qui lui était préparée.

Victoria ne fut pas plutôt dans son appartement, qu'elle dit à ses femmes de se retirer, parce qu'elle était bien aise de se livrer sans distraction à ses pensées; le plaisir avait tellement pris possession de sa personne, que ses mains tremblantes conservaient à peine la force de la déshabiller. Elle fut aussi fort long-temps à s'endormir, après être entrée dans un lit élégant qui avait la forme d'un dôme, était garni de draperies en velours et satin blanc, ornées de franges d'or, et où le tourbillon de ses pensées la suivit. Bercée par les songes les plus brillans et les plus fantastiques, elle s'endormit ensuite pour tout le reste de la nuit.

Bérenza s'était également livré au repos; mais son esprit sensé, quoique charmé d'avoir trouvé un bien désiré, n'avait rien qui tînt de l'agitation ni du délire. Les images qui l'occupaient étaient dégagées des attraits romanesques de la pensée. Il voyait Victoria ce qu'elle était réellement. Son œil juste, qui appercevait ses beautés, discernait ses défauts. Il apprécia ses qualités et ses talens, et voyait en même tems son obstination, sa violence et sa fierté.—Puis-je, se demandait-il, être véritablement heureux avec une créature aussi imparfaite? non, à moins que je ne change les touches trop hardies de son caractère en des qualités plus estimables. Sans cela, je sens que tous ses attraits seraient insuffisans pour m'attacher. Aimer une femme pour ses charmes phisiques seulement, m'est impossible; et ce n'est qu'en y joignant un mérite réel que Bérenza peut se voir fixé. Ce fut en continuant de réfléchir ainsi, que notre philosophe amoureux s'endormit.

Victoria dans sa maison, volontairement en son pouvoir, et corrigée de ses défauts par ses soins et ses conseils, pour se trouver digne ensuite d'une tendresse comme la sienne, voilà ce qui occupait la vanité de ce sage, et telle est souvent la chimère de ses pareils.


CHAPITRE IX.

Il fesait déjà grand jour, quand la belle Victoria s'éveilla. Elle sauta à bas du lit, et vit que ses vêtemens de paysanne avaient été changés pour d'autres qu'elle était plus habituée à porter. Elle reconnut en cela l'attention aimable du comte. Après s'être habillée seule, elle sonna, et une femme-de-chambre entrant, lui apprit que son maître l'attendait à déjeuner depuis long-tems, et qu'elle avait ordre de la conduire. Victoria le trouva assis sur un sopha, une table servie devant lui. Il se leva en la voyant et l'emmena s'asseoir à ses côtés. Sa conduite envers la jeune personne parut plutôt celle d'un ami tendre que d'un amant empressé. Tel était Bérenza, dont la façon de penser tendant toujours à la perfection, ne le laissait désirer d'être amant qu'après avoir perfectionné l'objet de ses affections.

Pendant le déjeûner, il causa sur des sujets indifférens, mais encore sans scruter attentivement ce qui se passait en Victoria. Il est pourtant vrai de dire, que le comte avait du goût pour la volupté, mais de cette volupté raffinée, délicate et tenant de la philosophie tout à-la-fois; et comme nous l'avons observé déjà, ce n'était pas la seule beauté du corps qu'il demandait, mais il voulait aussi celle de l'âme.

Victoria appercevant l'embarras de ses manières, chercha tous les moyens de le tirer de son abstraction, et lui tendant les mains avec grâce elle dit: «Bérenza, pourquoi cet air sérieux? vous me disiez que je ferais votre bonheur, si je vous appartenais; maintenant que la fortune nous a réunis, pourquoi paraître moins heureux que quand vous désespériez de m'obtenir? en vérité, cher Bérenza, je suis presque tentée de me croire étrangère à l'amour que vous m'avez pourtant juré.»

Pendant ce discours, Bérenza se leva. Une idée neuve avait pris possession de son âme: c'était la tourmentante, l'inutile réflexion que peut-être il n'était pas distingué exclusivement de Victoria, que peut-être elle n'était venue à lui que pour chercher un refuge contre l'oppression, et que si un autre lui eut fait la cour, il en eut été également préféré. Cette suggestion frappa douloureusement le cœur du sensible philosophe. Il déguisa néanmoins son émotion, et prenant la main de Victoria, il répondit seulement:—Vous m'avez connu distrait, et par fois sérieux, mon amie; je n'ai pas de raison particulière de l'être en ce moment.... N'y prenez pas garde, cela sera bientôt dissipé.

—Eh bien, monsieur le comte, je vais me retirer dans mon appartement, dit Victoria, piquée de voir que sa présence n'était pas un talisman propre à chasser toute espèce de mal-aise.

—Allez, chère Victoria, regardez-vous comme la maîtresse ici, et agissez selon qu'il vous plaira; faites les arrangemens qui vous conviendront le mieux; employez le peu d'heures que vous passerez sans moi, à ce qui vous paraîtra plus agréable. Nous nous reverrons à dîner, et vers le soir nous nous promènerons sur le lac, où ma Victoria sera la plus belle des belles.

La jeune demoiselle se retira, mais d'un air indigné, et Bérenza l'observant, en soupira; il s'écria intérieurement: Victoria, que tu es imparfaite! que j'étais fou de m'imaginer posséder le cœur de cette jeune personne! les circonstances seules me l'ont livrée. Oh! que ne puis-je pénétrer ses pensées! si je connaissais ses sentimens, mon esprit serait en repos: si je pouvais me convaincre de son amour, je parviendrais aisément à former son caractère, parce que les leçons d'un objet aimé tombent avec fruit dans l'esprit. Mais qu'importe, je serai son ami; je serai le frère, le protecteur de celle qui s'est jettée de son plein gré dans mes bras. Je l'aimerai, mais sans prendre bassement avantage de quelque circonstance que ce soit. Je veux être assuré de son affection ... de son attachement entier et absolu: jusque là, je serai son ami, et non son amant.

Telle fut la détermination du prudent philosophe, dont l'âme susceptible à l'excès, prenait plaisir à se chagriner à force de penser.

On se retrouva à l'heure du dîner, et quand la chaleur du jour eut fait place à l'air frais du soir, Bérenza conduisit sa belle amie à la place Saint-Marc. Une multitude de Vénitiennes élégantes la traversait à la hâte pour gagner leurs gondoles. Le comte conduisit Victoria dans la sienne qui était décorée avec le plus grand goût. L'orgueilleuse demoiselle se trouva heureuse d'être ainsi portée parmi ce qu'il y avait de plus opulent. Le lac était couvert d'un millier de gondoles. La musique la plus douce se faisait entendre, et des voix de femmes s'y joignaient. Cette scène transporta Victoria, et elle bénit l'instant qui l'avait arrachée aux tracasseries d'une méchante dévote. Regardant ce qui l'entourait, elle remarqua que l'attention et l'admiration se portaient de son côté, et pensa que les femmes la regardaient avec envie, ce qui lui rendit la promenade doublement agréable. Il ne lui vint pas une fois dans l'idée que cette envie avait pour objet son compagnon. Bérenza était, sans exagérer le cavalier le plus accompli de Venise, le phénix des grâces et de l'élégance; ses opinions, son goût, son approbation formaient l'empire de la mode; car, quoique personne ne se montrat capable de le connaître ni de l'apprécier, on ne le regardait pas moins comme le plus agréable et le plus séduisant des hommes. Sa société était généralement recherchée par les femmes, qui lui pardonnaient sa gravité et la grande supériorité de son jugement; son cœur n'était pas celui d'un libertin, si toutefois un libertin a un cœur. Il ne s'extasiait pas devant l'exacte proportion d'une belle taille, ni ne passait son tems à en examiner la souplesse. Il ne s'arrêtait pas à chercher quelque combinaison heureuse dans les traits ou le teint d'une femme, et ses heures de loisir ne s'écoulaient pas aux pieds d'une coquette, pour en recevoir les sourires. Non, il fallait à Bérenza, que les perfections extérieures fûssent accompagnées de dons plus solides, pour qu'elles eussent de l'attrait à ses yeux. On le savait, on connaissait son exigeance là-dessus; cependant cela n'empêchait pas les femmes de prétendre à sa conquête; puisque se l'attacher était regardé comme une gloire, qui donc pouvait résister à tenter l'entreprise?

C'est pourquoi Victoria excitait la jalousie universelle de son sexe, en même tems qu elle fixait l'admiration de l'autre. L'attention qu'elle s'attira remplit d'orgueil son cœur ambitieux; et ce fut avec un regret infini quelle quitta le lac brillant, pour retourner à l'hôtel de son amant.

Flattée de l'impression qu'elle avait faite, le philosophe Bérenza sentit son amour s'accroître malgré lui, tant il est vrai que l'homme est porté à estimer les choses d'après le dégré d'estime quelles acquièrent d'autrui et qu'il se laisse influencer par le jugement souvent partial du public.

Le souper servi, le comte commença à se défaire de la réserve qu'il s'était imposée. Il s'assit auprès de Victoria enchantée. Alors elle profita de cette disposition pour lui demander ce qui lavait rendu si sérieux le matin; puis, apercevant quelque chose de fin dans son air, elle dit:—Permettez, Bérenza, si la question n'est pas indiscrète, que je m'informe de la raison qui vous a fait mettre tant de mystère à me reconnaître et à me conduire ici, tandis qu'à présent vous me menez sans crainte dans la société?

—O femme! femme curieuse, dit le comte en riant; eh bien, Victoria, je vais vous le dire. Frédéric Àlvarès, un de mes amis, et Espagnol de haut rang, avait une maîtresse nommée Mathilde Strozzi, Florentine de naissance. Il l'aimait passionnément, et me pressait souvent de me laisser présenter à elle; mais ayant d'autres engagemens, je refusai toujours.

Enfin, un jour, il réussit à me gagner, et m'entraîna de force chez sa syrène. Apprenez ce qui en arriva. Je puis bien vous assurer, sur l'honneur d'un Vénitien, que je n'y fis pas grande attention, et pensai encore moins à tromper mon ami; cependant, cette femme mit en usage tous les artifices de la coquetterie pour me tenter. Matilde était belle; outre ce, elle avait une tournure des plus élégantes, et la nature l'avait douée de mille charmes. Je ne suis pas de marbre, ni ne me pique d'une vertu stoïque; mais je suis seulement difficile dans ma manière de sentir. Je cédai néanmoins aux ruses de Matilde, sans réfléchir à la trahison dont je me rendais coupable envers mon ami. Je n'avais pas cherché à séduire sa maîtresse; c'était elle, au contraire, qui avait attaqué puissamment mes sens, et qui méritait la pleine acception du terme de séductrice. Le Jaloux Alvarès ne tarda guères à découvrir l'infidélité de celle à qui il était dévoué d'âme et de pensée. Il me chercha, dans la rage d'un amour outragé, et me provoqua à me battre avec lui. Alvarès ne respirait que vengeance et mort, c'est pourquoi il eut été inutile de raisonner avec lui: j'acceptai son offre et nous nous battîmes. La colère rendait ses coups peu sûrs, et lorsque je lui eus tiré un peu de sang du bras, nos amis mutuels, qui étaient témoins de l'affaire, firent ensorte de lui faire entendre qu'il y avait de la folie à se tuer pour une femme sans foi comme sans pudeur. Alvarès les écouta d'un air sombre, mais parut convaincu de leurs raisonnemens. Je lui offris ma main qu'il repoussa avec humeur; et bientôt après, il quitta Venise. Depuis cette époque, je n'avais vu que rarement Mathilde, et jamais je n'ai pu prendre sur moi de la regarder comme une maîtresse. Une femme, pensai-je, qui s'est rendue infidelle envers un amant sincère et dévoué, m'abandonnera également pour tout autre qui séduira son cœur volage. Cependant Mathilde voulait à toutes forces me captiver, et je m'étais vu plusieurs fois exposé à des accès d'amour et de fureur qu'elle pensait propres à me retenir, et qui me devenaient infiniment désagréables. Elle avait juré, dans sa frénésie, que mon insultante froideur, qu'elle disait supporter avec patience, me voudrait la mort, si elle découvrait qu'une autre eu fût la cause. Ainsi, quoique je connusse l'irrégularité de sa conduite, et que ses passions sans bornes la conduisissent dans les excès les plus vils, je ne lui donnai pas sujet d'attaquer la mienne, ni mon repos. Je ne voulais pas qu'un nouveau crime la rendit plus coupable qu'elle ne l'était déjà. Voilà pourquoi j'ai pris tant de précautions pour vous amener ici; et quoique vous fûtes un instant sans me voir, je ne vous perdis pas de vue. Ma raison pour placer un bandeau sur vos yeux, n'était que pour jouir de votre étonnement, quand vous vous verriez chez moi. Je crois, belle Victoria, avoir expliqué suffisamment le mystère apparent dont j'ai fait usage envers vous.

—Oui, monsieur le Comte, mais ... avez-vous continué de voir Matilde Strozzi? demanda-t-elle avec une sorte de jalousie.

—Je viens de vous dire, reprit le comte en riant, que j'avais conservé l'habitude de lui rendre des visites.

—Et ... vous la reverrez encore, signor Bérenza?

—Mes intentions, à l'avenir, seront grandement influencées par vous, répondit-il d'un air sérieux.

—Mais, comte, poursuivit l'artificieuse Victoria, en feignant une grande ingénuité, vous m'aimez trop réellement, j'espère, pour vous occuper d'une autre femme, tandis que je suis avec vous!

—Charmante Victoria, je prendrai le même ton de gravité pour répondre à votre observation trop juste. La signora Matilde peut prendre son parti, car elle nous verra ensemble; et j'espère qu'il sera hors de sa puissance de nous séparer. Je l'avais été voir hier; elle connaissait la couleur du domino que je portais, et ses yeux m'auront suivi partout, je n'en fais point de doute. Si elle se fut aperçue de mon attention sur vous, elle aurait cherché à vous y soustraire par quelqu'odieux moyen, ou vous eût suivie jusque dans mon appartement comme une furie vengeresse. Voilà pourquoi j'ai pris la précaution de vous amener dans mon hôtel par une porte secrète et qu'elle ne connaît point. Mais laissons ce sujet indigne de nous occuper. Une fois pour toutes, Victoria, croyez qu'il n'est point au pouvoir de Matilde de me détacher de vous. Je l'ai connue, il est vrai; elle a été la compagne de mes heures perdues, mais jamais ma maîtresse en titre, encore moins l'amie avouée de Bérenza. Non, parce qu'il ne suffit pas que ma maîtresse soit admirée, mais il faut encore qu'on puisse m'envier sa possession. La femme que Bérenza peut aimer, doit être supérieure à tout son sexe: je ne lui veux rien des caprices d'une coquette, des dédains fastidieux d'une prude, ni de la simplicité d'une idiote. Elle doit abonder en grâces de l'esprit aussi bien qu'en celles du corps; car je ne fais aucun cas d'une femme qui ne cède à mes embrassemens qu'une forme insipide, plaisir que le rustre le plus grossier dans la nature, peut connaître aussi pleinement que moi. Ma maîtresse doit m'appartenir également de cœur et de pensée, n'avoir, d'autre ambition que celle de conserver mon amour. Les hommes peuvent soupirer pour elle, mais sans oser l'approcher. Il lui convient aussi, quand sa beauté les attire, qu'une dignité suffisante les repousse. Si elle oublie un seul instant ce qu'elle se doit, je la rejette pour jamais de mon sein; et si, ajouta-t-il avec plus de force, il arrive qu'elle manque à son honneur, alors ... oh! alors, son sang peut seul laver l'outrage ... Victoria! (il saisit sa main) m'entendez-vous...? avez-vous le courage, la fermeté suffisante pour devenir l'amie, la maîtresse de Bérenza?

Victoria le regarda avec une douce fierté; et posant sa belle-main sur le bras du comte, elle dit:—Oui, j'ai le courage de devenir tout pour vous plaire. Pourquoi donc ces conditions, Bérenza?

—Parce que je désire que tu sois à moi ... à moi seul, belle créature, dit-il en la fixant avec pénétration.

—Et n'en est-il pas ainsi? ne vous aimai-je pas uniquement?

—Non, certainement, non pas assez; tu es étrangère aux détours de ton propre cœur, dit-il intérieurement. Puis se levant, il ajouta:—Retirez-vous, ma belle amie: allez vous reposer, et demain nous nous reparlerons.

Il la conduisit la porte de son appartement, et ayant baisé sa jolie main, il la laissa libre, Combien peu d'hommes ressemblent à Bérenza! il est cependant quelques âmes susceptibles d'augmenter la valeur de leurs plaisirs, en se défendant d'une jouissance trop précipitée.


CHAPITRE X.

Il se passa quelque tems de la sorte, et Bérenza resta toujours en doute sur la conviction positive de l'attachement de Victoria. Il continua de la traiter en sœur bien aimée et en fille innocente, plutôt qu'en femme dont il voulait faire sa maîtresse. Bérenza, malgré son goût très-passionné pour la beauté, et principalement pour des charmes supérieurs comme ceux de la jeune personne, était un voluptueux trop raffiné pour user sur-le-champ du privilége que lui accordait la fortune, ou anticiper, par une jouissance prématurée, sur le plaisir qu'il se promettait lorsqu'il aurait la preuve, (ô idée délicieuse!) que le cœur de Victoria lui appartenait en entier. Enchanté comme il l'était de la fierté de son humeur, ravi des grâces de sa personne, il était cependant trop fier lui-même, pour tenir une conduite que sa façon de penser repoussait. Mais envain cherchait-il une marque ingénue de tendresse en Victoria, quelque chose qui lui apprît qu'il était aimé: rien, rien ne répondait à sa curieuse anxiété. Ce n'était cependant pas là une figure de madone, ni une forme pétrie dans un moule angélique; c'était de la fierté, non une fierté repoussante, mais belle..., grave, fortement expressive et commandant l'esprit qu'elle animait. L'ensemble de Victoria n'annonçait ni douceur, ni sensibilité, ni aucune vertu effrayante; mais en l'examinant, vous ne vous apperceviez pas qu'il y manquât du charme. Son sourire était gracieux au-delà de tout. Dans ses grands yeux noirs, qui étincelaient d'un vif éclat, vous reconnaissiez une âme forte et décidée, capable de tout entreprendre, quelqu'en fussent les conséquences; et ils tenaient ce qu'ils promettaient.

Sa taille au-dessus de la moyenne offrait la plus parfaite symétrie. Elle était grande et svelte, elle portait la tête haute, et marchait avec majesté, sans avoir rien de roide ni d'affecté. Cette beauté supérieure vivant dans la demeure de Bérenza, et presque toujours en sa compagnie, ne pouvait manquer de devenir journellement l'objet le plus dangereux pour son repos. Cependant, même alors que ses idées étaient moins en contradiction avec sa raison, il ne pouvait s'empêcher de revenir sur le soupçon tourmentant que peut-être elle n'avait pas pour lui une affection bien tendre: alors l'humeur s'emparait de nouveau de son esprit, et en laissait des traces dans toutes ses manières.

La singularité de son caractère surprenait Victoria. Elle chercha à en pénétrer la cause, et voulut à son tour en étudier les replis les plus secrets. Pour ce faire, elle examina ses mouvemens, ses regards, et pésa toutes ses paroles; puis recueillant le tout, elle y découvrit promptement ce qu'il tenait si bien caché.

«Comment donc, s'écria-t-elle, quand sa tête fut posée sur son oreiller, Bérenza doute-t-il de mon attachement, et serait-ce cette idée qui donnerait lieu à la conduite qu'il tient avec moi». Puis elle en vint à examiner son cœur à ce sujet. «Mais en effet, je ne sais si je l'aime; je ne puis trop me définir là-dessus, ni ne comprends bien ce que c'est que l'amour. Ce qu'il y a de certain, c'est que je le préfère à tous les hommes que j'ai vus jusqu'ici. Il me semble parfait en tout; et si la mort venait à me l'enlever, je crois que j'en aurais une véritable douleur. Les sensations qui me portent vers lui, n'ont rien d'ardent, il est vrai; je n'éprouve, ni cette opression de cœur, ni ce mal aise, ni ne suis atteinte de ces soupçons qu'il montre dans son attachement pour moi. Cependant il convient, pour mes plans à venir, encore vagues et indéfinis dans ma tête, que Bérenza n'éprouve pas la plus petite contrainte à mon égard. Je vais donc me conformer à la délicatesse fastidieuse de ses idées, et agir adroitement avec un homme si ridiculement soupçonneux.

Ainsi raisonna Victoria, dans la fausseté et la subtilité de son esprit. Il n'était que trop vrai qu'elle n'aimait pas le scrupuleux Bérenza. Elle était incapable d'aimer un pareil homme. Son caractère ne pouvait s'accorder avec un sentiment aussi doux et aussi pur que celui de l'amour véritable. Le cœur de cette fille, étranger aux nobles passions et aux sentimens supérieurs, n'avait de tendance qu'à l'ambition, à l'intérêt personnel, et à l'égarement le plus immodéré. Son être entier ne convenait qu'aux orages de l'âme; grondant, menaçant, et livrant tout à la ruine et au désespoir, alors qu'elle se serait crue offensée. Bérenza, au contraire, quoique tenace dans ses systèmes orgueilleux, était doux, et réellement tendre; ses passions ressemblaient à un courant rapide, mais calme, et dont la profondeur ne nuit point à ce qui l'entoure; tandis que les sources de la sensibilité de Victoria se répandaient comme un torrent, rugissant du sommet d'un rocher, entraînant tout sur son passage, et écumant encore au fond de l'abîme! elle n'était susceptible d'aucun doux sentiment; rien ne fesait éprouver la moindre vibration à son cœur: ni la reconnaissance, ni l'amitié, ne lui étaient connues; capable d'infliger une peine, sans remords, la vengeance la plus amère suivait toute atteinte portée à sa personne; les passions barbares remplissaient son sein, et pour les satisfaire, il n'était pas de moyen, de crimes qu'elle n'eût mis en pratique. Malheureuse fille! le ciel te créa dans sa colère, et ton éducation corrompue acheva d'anéantir ce qui pouvait être laissé de bon dans ton âme!

Bérenza, comme nous l'avons remarqué plus loin, était le seul homme qui lui eût montré des attentions particulières; par conséquent il était naturel qu'elle éprouvât du penchant pour lui. Elle rechercha sa protection, parce qu'elle ne savait où en trouver. Elle vint chez lui, parce qu'elle ne connaissait nulle part de refuge ni d'ami. Si toute autre femme eut reçu des soins aussi tendres, aussi délicats que Bérenza lui en avait témoignés, elle en eut éprouvé le plus vif enthousiasme, tandis que Victoria était à peine émue. Elle ne fit aucune réflexion à ce sujet, qui ne se reportât sur elle-même, et ne vit que la nécessité de répondre politiquement à son amour ardent et sincère, mais dont au fond elle ne partageait rien. La trempe d'esprit de Bérenza était portée à la mélancolie; il était sérieux et réfléchissait, quoiqu'il parût gai et insouciant en société: Victoria crut devoir feindre de la mélancolie: elle devint abstraite, et montra du goût pour la solitude. Alors le comte ne pouvait manquer de chercher à en savoir la cause. L'artifice d'un côté et l'amour-propre de l'autre, devaient faire croire qu'un pareil changement d'humeur était l'effet d'un amour violent et caché: cela conduisait naturellement à une explication, et la réserve, les doutes, l'hésitation de Bérenza cessaient.

Son plan ainsi arrangé, Victoria y entra graduellement. Ses regards cessèrent d'être vifs et animés. Elle paraissait tantôt langoureuse et tantôt délicate; elle restait des heures entières à rêver dans un endroit écarté. Sa démarche, toujours ferme et élevée, devint traînante et incertaine: elle se livrait peu à la conversation, et paraissait sans cesse plongée dans les pensées les plus sombres. C'était alors à Bérenza à la sortir d'une mélancolie dont il lui demandait sans cesse la cause. Victoria le voyait venir, et s'applaudissait en secret de son adresse. Elle en augurait des merveilles pour les succès de ses vues. Des idées nouvelles, délicieuses, et dont il avait peu connaissance auparavant, commençaient à occuper l'âme de Bérenza; mais cependant, il ne parlait pas encore; il n'exprimait aucun désir.... Hélas! Bérenza ne se décidait point, parce qu'il craignait de se tromper.

Un soir, après que ces deux personnes eurent passé la journée à rêver, soupirer, à s'étudier de part et d'autre, Victoria laissa le comte seul, et entra dans un petit salon, où se jettant sur un sopha, près d'une croisée ouverte, elle jouit tranquillement de la fraîcheur du soir. Il n'y avait pas long-tems qu'elle était ainsi, lorsque Bérenza ne pouvant supporter son absence, vint la trouver. La voyant couchée sur le sopha, il la crut endormie, et fermant doucement la porte, il s'approcha d'elle. Une idée vint à l'instant frapper Victoria: ce fut de profiter de la circonstance et de la méprise du comte. Elle ferma les yeux et affecta un véritable sommeil. Le comte s'en approcha davantage, et après l'avoir examinée pendant quelques minutes, il s'assit à son coté.

«O Victoria! ma bien-aimée, aurais-tu du chagrin? ah! puissai-je en être la cause; puissai-je croire que l'amour t'a embrâsée de ses feux.... Si cela était, je me regarderais comme le plus heureux des mortels». Il soupira après avoir prononcé intérieurement ces paroles. Victoria soupira également, mais beaucoup plus fort, et comme si un rêve pénible l'eût agitée. Le nom de Bérenza sortit de ses lèvres. Celui-ci n'osait respirer. «Bérenza, répéta-t-elle, pourquoi douter de ton amie»?

Le cœur du comte battait violemment. Victoria s'apperçut de son émotion; un mot de plus pensa-t-elle.

«Oui, cher Bérenza, je t'aime, je t'adore ... oh! combien je t'adore!» Ces mots prononcés, elle fit un mouvement, comme pour le presser dans ses bras, en feignant que quelque chose de terrible l'en empêchait. Puis ouvrant subitement les yeux, elle affecta la plus grands surprise, et même de la honte à la vue du comte. Elle se cacha le visage et détourna la tête.

L'émotion de Bérenza était si violente, qu'il fut privé pour quelques momens de la faculté de s'exprimer. Le sang montait rapidement de son cœur à sa tête; un feu pénétrant parcourait tout son corps, et ses sens étaient bouleversés. Il prit l'artificieuse créature entre ses bras, et dit avec transport: «Tu es à moi! oui, je reconnais maintenant que tu m'appartiens».

Vaine de sa réussite, Victoria eut soin que son amant ne sortît pas de son erreur. Elle soutint le rôle qu'elle venait de jouer, et Bérenza, tendre et susceptible comme il l'était, crut qu'il possédait l'amour le plus entier d'une jeune personne aimable et innocente.

Fin du premier Volume.


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