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Zofloya, ou le Maure, Histoire du XVe siècle

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ZOFLOYA,

OU

LE MAURE,

Par

CHARLOTTE DACRE

(mieux connue comme ROSA MATHILDE)

HISTOIRE DU XVe. SIÈCLE, TRADUITE DE L'ANGLAIS,
PAR MME. DE VITERNE,

Auteur des traductions de LA SŒUR DE LA MISÉRICORDE
et de L'INCONNU, OU LA GALERIE MYSTÉRIEUSE.

TOME TROISIÈME.
DE L'IMPRIMERIE DE HOCQUET ET Ce.,
RUE DU FAUBOURG MONTMARTRE, N°. 4.
PARIS,
CHEZ BARBA, LIBRAIRE, PALAIS-ROYAL,
DERRIÈRE LE THÉATRE FRANÇAIS, N°. 51,
1812.

CHAPITRE PREMIER.
CHAPITRE II.
CHAPITRE III.
CHAPITRE IV.
CHAPITRE V.
CHAPITRE VI.
CHAPITRE VII.
CHAPITRE VIII.
CHAPITRE IX.


CHAPITRE PREMIER.

Le lendemain, à peine les ombres du soir eurent-elles commencé à dessiner le contour des montagnes, que Victoria se rendit à l'endroit où le maure Zofloya lui avait donné rendez-vous. Elle l'y trouva déjà, et lorsqu'il l'aperçut, il s'avança en la saluant avec grâce. «Venez vous asseoir, belle signora, dit-il en la conduisant respectueusement sur un banc ombragé d'acacias magnifiques.»

Victoria obéit. Les manières de Zofloya, comme nous l'avons déjà observé, lui en imposaient; en dire la raison, lui eut été difficile, si ce n'est que le croyant en quelque sorte fait pour décider de sa destinée, idée qu'elle eut conçue d'après ses songes, elle se croyait obligée, par intérêt, à lui montrer de la soumission; ou bien encore, parce qu'elle l'avait fait confident de la faiblesse de son cœur, dans l'espoir qu'il la servirait. Le maure, moins timide cette fois, s'assit sans façon auprès d'elle. A coup sûr la fille de Laurina ne connaissait pas la crainte, ni n'avait ombre de timidité; cependant une certaine inquiétude s'empara de son esprit en se voyant si proche de cet homme. La nuit s'avançait à grands pas, et répandait une teinte plus sombre sur sa figure noire, tandis que son turban, d'un blanc de neige, formait un violent contraste avec sa peau. Les perles qui entouraient ses bras et ses jambes nues, n'en paraissaient que davantage, et l'obscurité ajoutait à l'air grand et majestueux de sa personne. Sa beauté avait en ce moment quelque chose de particulier, fait pour inspirer cet étonnement respectueux qu'on ne sent que pour les immortels.

»Signora! dit-il d'une voix douce et harmonieuse, j'avais deviné depuis long-tems ce secret pénible qui pesait sur votre cœur; mais je désirais en entendre l'aveu de votre belle bouche; je voulais en être ainsi assuré. Ne pensez pas, femme charmante, que j'aie voulu pénétrer dans les replis secrets de votre âme, par une curiosité indiscrète, non; c'était pour vous donner l'assurance que je possède un pouvoir presqu'égal à mes souhaits pour votre bonheur; mais quand ce pouvoir ne s'étendrait pas aussi loin, vous avez du moins trouvé un être susceptible d'y prendre part.

Victoria ne disait mot.... Le maure continua.

»Ne croyez point, madame, que Zofloya ait un cœur analogue à sa couleur. Non, vous devez mieux en juger. Les espérances trompent le plus souvent; mais si vous voulez m'éprouver, en cherchant auprès de moi un soulagement à votre douleur, déposez dans mon sein tous ces tourmens qui assiègent votre âme, et comptez sur les efforts que j'apporterai à l'en guérir.»

Ce discours de Zofloya, depuis son commencement, avait déjà bien allégé l'oppression de Victoria. Ses paroles faisaient l'effet d'une douce rosée sur un sable brûlant. Quelque chose de suave se répandait dans tout son être, et elle découvrait par avance, dans l'avenir, l'exécution des promesses qu'il lui avait faites. Sitôt que le maure eut cessé son langage agréable a l'oreille de Victoria, elle le regarda attentivement, et, malgré l'obscurité, elle put discerner sur son visage noir, l'éclat de deux yeux, qui, comme des diamans, étincelaient de la clarté la plus vive. Elle se pencha vers lui et dit:

»Que vous puissiez ou non m'obliger, Zofloya, c'est ce que m'apprendra l'expérience; mais je me sens portée à vous faire part entièrement de mon secret. Je vous ai déjà nommé l'objet de mon amour. Quoiqu'épouse du comte Bérenza, j'aime, j'adore son frère Henriquez. Ce qu'il y a de désespérant pour moi, c'est qu'une petite fille, que je méprise, ait la prétention de le captiver, et qu'en effet il ne s'occupe que d'elle. Cependant, ce ne serait pas l'ascendant qu'une pareille espèce a acquis sur un cœur neuf, qui m'effrayerait, si je n'étais liée indissolublement à un homme que j'abhore, qui se trouve entre le bonheur et moi, et qui n'est venu sur cette terre maudite, que pour mettre le sceau à mon infortune. Si j'étais libre ... libre des fers qui me tiennent attachée à Bérenza, je parviendrais bientôt à chasser du cœur d'Henriquez la petite créature qui l'enchante. Je lui apprendrais qu'il est né pour un sentiment plus relevé, plus fait pour le rendre heureux; et il renoncerait bientôt à sa passion puérile, qu'il ne doit qu'à la simplicité d'une première jeunesse. O Zofloya! cela serait, si j'en avais la possibilité; mais, jamais, oh, non, jamais ce bonheur ne sera le mien!»

Victoria laissa aller sa tête sur sa main, et s'arrêta. Reprenant ensuite sa phrase avec plus de rapidité, elle dit: «Voilà donc mon secret ... voilà quels sont mes souhaits ... mon désespoir ... dites, dites maintenant, Zofloya, quelle consolation vous pourriez avoir à m'offrir?»

»Mais, signora, je vous conseillerais de ne pas vous désespérer.

»Est-ce tout?

»Êtes-vous d'un esprit ferme et persévérant, signora?

»Mon cœur ne connaît nulle crainte, et je suis capable de pousser mes desseins jusqu'à la dernière extrémité, dit Victoria, en se frappant la poitrine.

»Sont-ce bien là les attributs de votre caractère, signora, et n'avez-vous pas besoin d'être soutenue dans votre hardiesse?

»Je ne vois pas comment je trouverais un être qui put m'enhardir; ce qu'il y a de certain, c'est que je me crois de force à tenir tête à tous les événemens, quels qu'ils soient.

»Non pas si vous étiez toujours seule, belle dame.

»Mais, Zofloya, je ne vous entends pas; expliquez-vous, je vous prie.

»Je voudrais savoir, madame, dans le cas où vous vous détermineriez à agir selon vos désirs, si aucun accident ou circonstance ne vous arrêterait; si, par exemple, je vous indiquais une marche sûre de vous satisfaire, consentiriez-vous à la suivre?

»O excellent Zofloya, s'écria-t-elle, pouvant à peine contenir sa joie, et prenant la main du maure pour la presser sur son cœur.

»Madame! calmez-vous, et n'honorez pas ainsi le plus humble de vos esclaves.

Eh bien, parlez donc, Zofloya, car je crois vos paroles magiques: elles adoucissent mon âme, et me rendent à l'espérance. Et si je parle, signora, m'ordonnerez-vous de me taire! Ne me blâmerez-vous pas?

»Victoria répondit par un geste, accompagné d'un soupir; et Zofloya reprit ainsi:

»Peu avant la défaite malheureuse de mes compatriotes en Grenade, par Ferdinand d'Arragon, j'étais devenu la propriété d'un Grand d'Espagne, qui me recommanda en mourant au seigneur Henriquez, J'avais reçu une éducation digne de ma naissance, et les sciences et les armes me furent familières dès ma tendre jeunesse. J'étudiais la botanique, la chimie et l'astrologie. Etant encouragé par un savant de Grenade, qui avait pris plaisir à cultiver mes goûts, je devins beaucoup plus instruit sous ses leçons que je ne l'étais encore; et il m'initia dans des connaissances très-étendues. Tandis que je demeurais en Arragon avec mon premier maître, j'eus tout le loisir de m'appliquer à l'étude approfondie de mes branches favorites de science; car je n'étais astreint à aucune contrainte avec lui, et il me traitait en égal, même en ami, plutôt qu'en esclave.»

»Oh! Zofloya, combien cette narration nous écarte de notre sujet.

»Laissez-moi continuer, s'il vous plaît, madame, observa le maure, d'un ton qui commandait l'attention.

»Jouissant donc d'une pleine liberté, je me livrai, comme je viens de le dire, à mes occupations favorites. J'obtins une connaissance parfaite des simples et des minéraux, et sus comment on en pourrait tirer parti. Personne, jusqu'à ce jour, je le puis dire, n'a porté plus loin les calculs à cet égard, et n'en a tiré des effets plus infaillibles. Pour ce, je m'attachais principalement à la chimie, toutefois sans abandonner mes études astrologiques. Une grande application, (aidée, il est vrai, par des expériences particulières) me firent trouver l'art de composer des poisons à un degré imminent; et en composant les plus subtils, je puis diminuer leur force à un point imperceptible. Je fis d'abord mes essais sur des animaux, et ensuite sur ceux qui m'avaient offensé!

Victoria tressaillit, mais le maure feignit de n'en rien voir, et combina de parler.

Par ces essais, je connus l'effet plus au moins prompt de mes poisons. Un jour, un petit lévrier gambadait à mes pieds, je lui jetai une une très-petite boulette qu'il prit, et, cinq minutes après, il tomba mort, sans effort ni convulsion. J'ai vu l'homme que je haïssais, et qui oubliait m'avoir offensé, sourire en ma présence, tandis que par l'effet ménagé et invisible du poison que je lui avais fait prendre, et qui circulait rapidement dans ses veines, il gagnait tout doucement les portes de la mort! Pour la femme qui osa préférer un autre à moi, j'étendis d'abord ma vengeance sur son amant, et ensuite sur elle. Par le pouvoir des drogues que je leur donnai, leur amour s'est changé en haine, et ils ne sont revenus de leur délire que pour ressentir le dernier effet du poison. Jamais dans aucune circonstance mes essais n'ont manqué. Ce que je voulais arrivait, et en tems ainsi que de la même manière que je le décidais! Plusieurs autres secrets surprenans de la nature m'ont été révélés; mais s'étendre là-dessus, serait, comme vous l'observez, signora, s'écarter de son sujet; c'est pourquoi je vous demanderai, pour abréger, si vous avez un choix à faire entre le poison lent et le prompt?

Victoria fut pour un moment interdite à une question semblable, ce que le maure n'ayant pas l'air de remarquer, il tira de sa poche une petite boîte d'or qu'il ouvrit. Elle renfermait quantité de petits paquets divisés. 11 en ôta en disant:

« Ce papier contient le poison le plus infaillible que jamais la main de l'art ait composé. Il donne une mort lente mais sûre. On peut le faire prendre dans le vin, dans la nourriture.... On peut même l'introduire dans le fruit par une piqûre de la plus petite épingle. C'est celui que je vous recommande, signora, pour commencer. Prenez-le, et faites-en usage à la première occasion qui se présentera.»

Victoria s'empara du petit paquet.... Elle fut quelques minutes sans parler ... et dit ensuite: »Eh bien, ce sera pour Bérenza.

Le maure sourit, et fit un geste qui voulait dire: vous êtes la maîtresse. Puis reprenant un air plus grave, il observa que, quand des barrières s'opposaient à la poursuite d'un objet favori, il fallait les rompre, ou bien se résoudre à le perdre; que pour remédier à un mal, il était nécessaire d'en extirper jusqu'à la racine; qu'on ne gagnait rien à émonder un arbre qui gênait; qu'ainsi Victoria devait se déterminer à franchir des liens qui ne convenaient qu'aux âmes vulgaires, et se dégager de ce qu'on appelle communément bienséance chez les femmes, en déclarant franchement sa passion au signor Henriquez; qu'il ne faisait pas de doute que celui-ci ne s'empressât d'y répondre. Le maure demanda ensuite comment, étant la femme d'un autre, elle s'arrangerait pour jouir du bonheur avec l'être qu'elle idolâtrait. «Manqueriez-vous de résolution, belle signora, poursuivit-il, pour une chose très-facile à exécuter lorsqu'il s'agit de voir combler vos souhaits? Si je ne me trompe, le caractère de la signora est d'un naturel plus décidé!» Une sorte d'ironie accompagnait ces mots.

»Ce n'est pas que je manque de résolution, Zofloya, dit-elle un peu piquée, je désire... oh! oui, je souhaite ardemment d'être délivrée de Bérenza; mais le faire mourir de la sorte...! non, je n'hésite pas; cependant ... si ... elle s'arrête comme ayant honte de son manque de hardiesse.

»Vous n'hésitez pas, madame! ceci n'est pas bien certain. Au surplus, qui vous arrêterait? Votre époux a-t-il craint de sacrifier votre jeunesse et votre beauté à sa satisfaction? Pourquoi voudriez-vous être plus généreuse que lui? Vous le haïssez, dites-vous, et cependant vous recevez avec une sorte de plaisir les caresses qu'il vous prodigue. Vous lui nuiriez moins en le privant de la vie, et vous vous épargneriez une suite de faussetés; mais la conscience de Victoria serait-elle assujétie à la sotte inspection d'un confesseur? je ne puis le croire ... d'où naîtraient donc ses scrupules? La nature, madame, étend ses droits sur tout ce qui est destiné à ses jouissances; et ce sont nos intentions qu'elle nous ordonne de suivre. Eh! que deviendrait ce privilège tant vanté de l'homme sur le reste de la création, s'il cédait constament son bonheur aux chétives représentations des pédans d'école? Que deviendrait-il s'il écoutait leurs définitions verbeuses sur ce qui est bien ou mal? Plus des trois-quarts du genre humain a décidé la question: tout est bien, lorsqu'il s'agit de nous rendre heureux, et le mal ne consiste que dans ce qui s'y oppose. Il tint donc détruire l'un pour jouir de l'autre; autrement la vie n'est qu'un supplice. Convenez, signora, que quand on a en main le pouvoir de s'assurer du bonheur, il serait bien maladroit de laisser placer entre soi et ses espérances un moyen qui en détruirait la belle perspective? Quel argument peut-on opposer à la nécessité de se délivrer d'une contrainte.... Le comte Bérenza, par exemple, n'a-t-il pas vécu assez long-tems dans les plaisirs? Eh bien, il faut qu'il cède sa place à un autre; car il ne convient pas, qu'il envahisse ainsi le bonheur d'autrui. Mais devrait-il vivre encore mille ans, chaque jour ne lui serait qu'une répétition monotone du passé, et, à la longue, le plaisir s'émousse et perd tout son prix. Quand on réfléchit sur cette étude à laquelle le philosophe nous livre, pour savoir ce qui vaut mieux, que le souffle de l'homme parte plutôt ou plus tard de son corps, on est tenté de croire que c'est lui rendre service que de le lui enlever, sans attendre que la maladie, la vieillesse, ou toute autre circonstance, ne viennent le faire traîner en langueur pendant des siècles. Mais laissons ces choses, et ne nous occupons que de ce qu'un esprit entreprenant peut faire pour sortir de la route commune.»

Zofloya s'arrêta. Sa froide délibération et sa manière libre d'exprimer sa façon de penser, persuadèrent à Victoria qu'elles n'étaient que le résultat de la conviction qu'il avait acquise sur ces matières, et elle en conclut, après avoir un peu réfléchi, qu'il ne parlait qu'en esprit fort et élevé, plutôt que comme un homme cruel, et dévoué à la situation du moment. Alors elle ne put s'empêcher de lui dire: »Zofloya! vous possédez toute l'éloquence et la fermeté possible.»

»Charmante dame, je ne suis pas naturellement éloquent, mais le soin de votre bonheur est fait pour me rendre tel.»

Victoria lui sut gré de cette réponse.

»Eh quoi! une aussi belle créature serait condamnée à languir dans les tourmens d'un amour sans espoir? Non; elle ne doit pas se voir victime de ses penchans, sacrifiée à des circonstances impérieuses,—Ah! Victoria, femme divine, Zofloya se verrait contraint à fuir loin de vous, si vous rejetiez ses services.»

Dangereuse flatterie, avec combien de douceur tu te glisses dans l'oreille d'une femme! un plaisir secret dilata le cœur de celle-ci, en écoutant les discours miéleux du maure. Elle lui tendit une main dont il s'empara pour la porter à ses lèvres; et la hauteur de Victoria n'en fut point formalisée!

Dites-moi donc, homme étonnant ... comment dois-je en agir avec mon ennemi, dont la sérénité est parfaite?

«Essayez ce soir dans le vin ... de ce paquet ... demain vous en insinuerez dans toute autre chose qu'il vous plaira, car vous serez long-tems avant que de vous apercevoir des effets de la poudre.»

«Le Comte a l'habitude de boire de la limonade à certaine heure du jour; et c'est moi qui l'apprête, parce qu'il prétend la trouver meilleure de ma main.»

«Eh bien, continuez de lui en offrir tendrement, dit le maure en riant, et redoublez d'instance pour la lui faire boire. Cette poudre, que je viens de vous donner, est à prendre en petites parties; un rien suffit à la fois. En en donnant deux fois le jour, le petit paquet ne doit pas aller plus loin que dix. A la fin de ce tems, l'effet qu'il aura produit sur le Comte, nous apprendra ce que nous aurons à faire. Maintenant, signora, permettez-moi de vous conduire hors d'ici.

Parlant de la sorte, Zofloya prit gracieusement le bras de la dame, et la saluant d'un air de liberté respectueuse, il la quitta à la porte du vestibule du palais.


CHAPITRE II.

L'âme tout-à-fait dégagée de remors, et le maintien assuré, Victoria se réunit à la société pour souper. Son teint était plus animé que de coutume, et tout son être se tenait en harmonie avec les espérances horribles qui étaient renfermées dans son sein.

Bérenza lui témoigna le plaisir qu'il avait à la voir plus gaie, et s'approcha pour l'embrasser. Elle répondit avec un mouvement d'impatience à ses caresses; et, en le repoussant, elle le toisa de la tête aux pieds, avec un sourire de démon. Le malheureux Comte prit ce mouvement pour un regret de la froideur qu'elle lui avait montrée les jours precédens, et un simple badinage de l'amour. Mais hélas! qu'il était loin de penser que sa cruelle épouse ne répondait à une marque d'affection, qu'en pensant qu'elle ne subirait pas long-tems la tâche d'y paraître sensible! en le repoussant, elle obéissait à l'impulsion de son cœur haîneux, et se disait:—Oh! bientôt il ne sera plus.

Pendant le souper, Victoria n'ôta pas les yeux de dessus Henriquez, tandis qu'elle répondait aux attentions de la belle Lilla avec son dédain accoutumé. Au milieu de tout, elle s'occupait de chaque convive qui était à table, et la vivacité de ses manières, ainsi que le brillant de son esprit, produisaient l'effet ordinaire, qui était de lui attirer l'admiration.

—Allons, ma bonne amie, dit Bérenza enchanté, et en prenant son verre, nous allons tous boire à ta meilleure santé et à tous les souhaits. Voyons, mes amis, buvons pour ma charmante femme.

On obéit: on but au bonheur de celle qui méditait la ruine des autres,

« C'est à moi, maintenant, reprit-elle avec gaîté. Puis, prenant deux verres, elle vola au buffet où étaient les vins à la glace. Elle s'empara d'une bouteille, et remplit les verres, en infusant dans l'un une petite quantité de la poudre qu'elle tenait cachée: personne ne la vit. La poudre, incorporée avec le vin, disparut, et Victoria, revenant à sa place avec les deux verres, s'assit et dit: «Allons, Messieurs, emplissez les vôtres. »Alors elle feignit de porter ses lèvres à celui qu'elle présenta ensuite à Bérenza, en ajoutant: «je viens de goûter à celui-ci, cher comte, prenez-le, et buvons réciproquement à l'accomplissement le plus prompt de nos désirs

Le toast fatal fut porté, et tout le monde répéta les paroles perfides. Bérenza, qui était de tout son cœur pour le bonheur de sa femme, but jusqu'à la dernière goutte le breuvage de la mort, et en la regardant tendrement: oui, femme adorée, s'écria-t-il, à tout ce que tu souhaites!—L'infortuné! quels vœux il formait contre lui! Victoria l'examinait.... elle crut le voir pâlir. Il passa la main sur ses yeux, comme si une douleur subite lui eût attaqué le cerveau: elle craignit d'avoir mis une trop forte dose dans le verre, et que cela ne lui fit manquer son coup. Cependant ses craintes s'évanouirent, la couleur revint à Bérenza, et il ne parut plus rien sentir. L'enjouement le plus vif continua jusqu'à la fin du souper, et il ne se sépara que bien avant dans la nuit.

A compter de ce jour, Victoria ne manqua pas de donner à son époux une boisson empoisonnée, et celui-ci ne se doutait nullement de la cause des douleurs passagères qu'il ressentait. Quelquefois, elle insinuait le poison dans un fruit avec la pointe d'un couteau qu'elle portait sur elle à ce dessein, et elle lui présentait ce fruit avec le même couteau. Le pauvre Bérenza, par ce moyen, s'aidait lui-même à mourir.

Après quatre ou cinq tentatives pareilles, le poison ne fit presque plus d'effet; l'estomac s'y habituait: les atômes se trouvant mêlés avec les alimens, s'introduisaient dans le système. Au bout de dix jours, un changement, à peine remarquable pour les autres, mais très-visible pour Victoria, s'annonça dans le malheureux comte. Le sang parut circuler avec plus de peine sur ses joues, et ses couleurs devinrent marbrées. Une sorte de tremblement nerveux s'empara de lui, et une toux sèche et fréquente fut le symptôme le plus fort qui annonça le progrès rapide du mal.

Satisfaite de ces remarques, le soir du dixième jour, (car Victoria n'avait pu en laisser passer un sans faire usage de la poudre fatale) elle donna rendez-vous à Zofloya au lieu accoutumé. En y arrivant, elle ne le vit point. Déjà l'humeur allait s'emparer d'elle. Zofloya! Zofloya! cria-t-elle sourdement, où êtes-vous?

Ici, répondit une voix qui semblait celle d'un esprit que les zéphirs auraient poussée, et se retournant, elle vit la taille élevée du maure. Cependant elle ne l'avait pas entendu marcher; aussi, honteuse de l'impatience qu'elle venait de témoigner, il lui fut impossible de soutenir les regards perçans qu'il lui lançait. «Eh bien, belle dame, me voici; permettez-moi de vous demander si l'espoir commence à vous sourire.»

«Oh oui, j'ai de l'espoir, et beaucoup, Zofloya. Je me souviendrai éternellement du jour où, prévenu par l'intérêt aimable que vous me témoignâtes, je me suis décidée à mettre ma confiance en vous.»

«Et moi aussi, Madame, je marquerai ce jour avec orgueil, car il a fait connaître à Zofloya, esclave indigne, la femme la plus belle et la plus entreprenante de son sexe.»

»Eh! bien, aimable maure, cela te donne à jamais mon amitié et ma reconnaissance. Si j'étais libre, que sais-je ... que sais-je, jusqu'où irait mou amitié?... mais j'en aime un autre irrévocablement, tule sais....»

»Belle Victoria, ne soyez pas offensée si je vous observe qu'il ne faut pas employer notre tems en discours flatteurs, car le signor Henriquez à qui je ne reste soumis qu'à cause de vous, m'a fait demander il n'y a qu'un instant. Oui, je le répète, sans vous, Zofloya qui a supporté en dissimulant jusqu'à ce jour la honte d'une condition indigue de sa naissance, se délivrerait d'un joug odieux.»

Mais cette humeur subite, Zofloya, vous ne l'aviez pas avant ceci. Homme généreux, vous serviez le signor Henriquez avant que de me connaître, ai-je ouï dire?»

»Cela peut-être; cependant, si vous étiez toute autre que vous n'êtes, femme enchanteresse, je ne demeurerais pas ici un instant de plus.»

»Je vous remercie bien de votre zèle, et des sacrifices que vous faites pour moi, dont je crains beaucoup de ne pouvoir vous récompenser assez dignement.»

»En tems et lieu, signora, je vous en fournirai les moyens. Maintenant j'ai à vous remettre la seconde poudre, que sans doute vous veniez me demander....» Le maure riant à demi, sortit la petite boëte d'or de sa poche, et en tirant un nouveau paquet, il le donna à Victoria, en disant: «cette poudre est d'un degré plus forte que la dernière. Vous l'administrerez de la même manière que l'autre, et vous en verrez les effets progressifs; elle vous durera également dix jours, et pendant ce tems, vous pourrez trouver que le flambeau de la vie s'éteindra petit-à-petit chez le Comte. Son mal-aise continuant en langueur, personne ne soupçonnera le danger de son état: quant à vous, il faudra dire, que sans doute, une fraîcheur qu'il aura attrapée, est cause de son rhume; et vous le presserez avec tendresse d'y prendre garde comme à une chose toujours dangereuse quand on la néglige. Il faudra cependant lui fermer les yeux sur sa situation, et lui donner des espérances en lui étant la vie: vous lui direz que sa constitution est assez forte pour résister au mal. Vous éloignerez aussi les médecins de peur qu'ils ne contrecarrent ou retardent votre ouvrage. Vous le verrez périr de la sorte, comme la rose qui porte un ver dans son cœur, ou comme l'arbre frappé de la foudre, qui ne peut jamais recouvrer sa verdure.»

Le maure se tut. Victoria paraissait vivement agitée, et restait dans le silence, occupée d'une pensée soudaine qui lui venait à l'esprit.

Enfin, le regardant avec trouble, elle dit: »Zofloya, Venise n'est pas un endroit convenable pour achever notre ouvrage. Ce serait la plus grande imprudence de le tenter: une pareille entreprise, si elle est couronnée du succès, pourrait nous perdre. Ignorez-vous Zofloya, qu'il n'y a rien de caché pour le conseil des Dix?»

»Mais vous ne commettez pas de crime contre l'état, signora; ni vous n'êtes hérétique?»

»C'est vrai; mais les accusations de ces crimes ne servent souvent que de prétextes pour punir d'autres offenses. La haine, le soupçon on la méchanceté sont synonimes dans la bouche du Lion; les familiers de la Sainte-Inquisition sont des doguins qui mettent sans cesse leur nez partout; et quoiqu'on soit appelé au tribunal terrible sous de fausses apparences, et accuse d'une chose à laquelle vous n'avez point eu de part, la torture vient bientôt vous forcer à découvrir ce dont vous êtes réellement coupable. Non, Zofloya, l'exécution ne peut me satisfaire, si une condamnation terrible est la suite d'un triomphe momentané.»

»Eh bien, Madame, quoique je pense que vos craintes aggravent le danger, il faut user d'un moyen qui puisse vous rendre tranquille. Persuadez au Comte de quitter Venise.»

»Mais où aller, toute l'Italie est également dangereuse.»

Zofloya fit un geste d'impatience, et Victoria s'en appercevant, dit; «j'ai entendu Bérenza parler de Torre-Atto; c'est un château qui lui appartient; il est situé au milieu des Appenins.»

»Cette retraite pourrait vous convenir; le soupçon n'irait pas vous chercher là.»

»Mais comme j'ai déjà refusé d'aller voir ce château, si Bérenza allait faire de même?»

»Alors, vous trouverez mille raisons à lui opposer: un nouveau désir de solitude, l'envie de voir enfin un lieu dont vous n'avez nulle idée, ou le besoin pour lui de changer d'air, afin de rétablir sa sante.»

»Je voudrais bien que cela pût réussir. O Zofloya! ayez pitié d'une malheureuse que la passion égare, et qui, d'elle-même, est incapable d'efforts pour acquérir le bonheur. Conduite par vos avis, je suis bien sure du succès.»

Le maure sourit. »Votre destinée, votre fortune, belle Victoria, dépendent de vous seule; je ne suis que l'humble artisan, l'esclave de vos volontés; vous me donnerez des moyens, en coopérant avec moi, dans l'accomplissement de vos souhaits; mais si vous me fuyez, si vous dédaignez mes conseils et méprisez mon amitié, je suis sans pouvoir, et je me retire honteusement dans mon incapacité. Adieu, signora, j'en ai dit assez, et pour le présent, vous n'avez nul besoin de moi.» Zofloya, se retournant brusquement, s'éloigna de Victoria, qui se rendit chez elle aussitôt.

A souper, comme le vin et la conversation avaient animé le comte Bérenza, sa femme saisit cet instant de gaîté pour parler de Torre-Atto, et de l'envie de voir ses magnifiques solitudes. Elle dit, en regardant tendrement son époux, que ce changement d'air, et l'élévation du lieu, ne pourraient que produire un grand bien sur sa santé.

Quel que fut le sentiment du comte, à cet égard, il lui suffisait que sa chère Victoria témoignât un désir, pour qu'il s'empressât d'y répondre: elle lui dit qu'elle abandonnerait volontiers les plaisirs de la ville, pour lui prouver son attachement, et le goût réel qu'elle avait pour la retraite. Charmé de voir autant de sagesse et de bonté dans sa femme, Bérenza se persuada que le soir de ses jours, passé avec une aussi aimable compagne, ressemblerait aux rayons brillans de l'ouest, qui s'éteignent tout doucement dans l'ombre de la nuit: cependant, craignant que cette fantaisie ne durât pas, il lui vanta la beauté et la situation de son château; puis voulant lui prouver combien il désirait qu'elle s'y plût, il invita Henriquez, sa belle amie, et la vieille parente à être du voyage.

Henriquez, qui aimait escessivement son frère, accepta sur le champ son invitation: il dit en riant, qu'il se chargeait de déterminer les dames présentes, (Lilla et la cousine) à les accompagner; puis les regardant, il parut demander leur acquiescement.

Victoria voyant que son malheureux époux donnait si volontiers dans son plan, se défendit d'en parler davantage; mais par une autre fausseté, elle fit des caresses à la vieille parente, pour l'empêcher de refuser, et lui dit que ce peut voyage lui ferait tous les biens du monde, et ne manquerait pas de la rajeunir.

La pauvre signora ne pensait pas ainsi; mais flattée que la maîtresse de la maison s'adressât à elle, en lui montrant une déférence peu ordinaire, il lui sembla impossible de résister: outre ce, comme l'amour-propre est de tous les âges, elle se dit qu'il ne fallait pas négliger un moyen qui lui rendrait peut-être encore quelqu'air de jeunesse.

Tous ces préliminaires ainsi arrangés, on convint, avant de se lever de table, que le lendemain on s'occuperait des préparatifs du départ, et que le matin du jour suivant, on quitterait Venise la superbe, pour le château solitaire des Appenins.


CHAPITRE III.

Ce fut au commencement d'une belle matinée de printems, que la société descendant la place Saint-Marc, s'embarqua sur la Brenta, pour les Appenins. Victoria, assise auprès de son époux, lui témoignait les attentions les plus tendres comme les plus trompeuses; la jolie et charmante Lilla, avec ses beaux cheveux qui ombrageaient son col d'albâtre, était à côté d'Henriquez, respirant le souffle de l'amour, et sentant sans le regarder, tout le feu de ses regards: la pudeur de la jeune personne n'empêchait pas que tout son être ne fut pénétré de ce que le sentiment a de plus voluptueux: la vieille signora, fière de se trouver en partie avec la jeunesse, quoiqu'elle fût de peu d'intérêt pour tous, excepté pour sa pupille, parut contente de voir la gaîté régner parmi eux. Zofloya, ressemblant à un demi dieu, avec la plume et le turban en tête, ses bracelets de perles, et la blancheur éclatante de ses vêtemens, était assis à la poupe du navire avec sa harpe, et ravissait la compagnie par l'harmonie exquise de ses accords; les vagues même, comme respectant sa musique, adoucissaient leur marche onduleuse, afin que l'oreille ne perdît aucuns de ses sons.

Jamais voyage fatal ne fut entrepris sous des auspices plus agréables, et jamais fiancé ne mena sa fiancée à l'autel avec une tendresse plus glorieuse, que le pauvre Bérenza ne conduisit dans sa solitude, parmi les montagnes, la perfide Victoria. Avec elle, il ne connaissait point de solitude; elle était pour lui l'univers: le cœur plein du contentement le plus doux, il bénissait la maladie qui lui avait rendu, ainsi qu'il le pensait, tout l'amour de sa femme.

Bref, le voyage terminé, et une fois arrive à Torre-Atto, Victoria vit avec plaisir que ce lieu était entouré de tous côtés par une solitude entière; ni ville, ni village n'avoisinaient le château de Bérenza, qui était situé dans une vallée profonde, au bord d'une forêt: d'un côté, des rochers d'une hauteur énorme, s'élevaient au-dessus de ses plus grandes piramides, et s'enveloppaient de leur majesté terrible; mais sublime; tandis qu'aucun bruit ne dérangeait le silence de ce lieu, que la chûte d'une cataracte impétueuse, qui tombait de sa superbe élévation dans un abîme, ou bien encore, le son solemnel de la cloche d'un couvent peu éloigné, quand le vent était de ce côté. Quelquefois aussi, le carillon musical d'un orgue se laissait entendre, et ressemblait plus à une musique aérienne, qu'à celle sortant de la demeure des vivans.

»Ici donc, se dit Victoria, le lendemain de son arrivée, et en mesurant de l'œil l'étendue incommensurable de la solitude qui l'entourait, ici, je puis exécuter sans danger les desseins qui doivent me conduire au comble de mes vœux! nul regard ne peut m'y atteindre, et j'y agirai en liberté! salut à vous, bienveillantes solitudes: salut à vos ombres impénétrables, puisqu'elles entretiennent mon espoir ... celui de mon amour ... et périsse tout ce qui pourrait s'y opposer encore!

Les yeux de Victoria se portèrent du côté des montagnes, tandis qu'elle prononçait ses malédictions; et ses pensées en pénétraient l'obscurité la plus ignorée, quand elle fut interrompue par Bérenza qui, lui saisissant le bras avec gaîté, lui demanda le sujet de sa rêverie.

Une faible rougeur couvrit le front de cette femme au cœur de bronze. Elle répondit: «je contemplais la beauté sévère de ces lieux, cher comte!»

« Eh! savez-vous, ma bien-aimée, que je me sens déjà mieux depuis que je suis ici. Cette belle retraite, et l'air pur qu'on y respire me font réellement du bien.»

Victoria sentait que ce n'était là qu'une idée, car la veille au soir, n'étant pas arrêtée par la fatigue qu'il avait éprouvée, elle lui avait donné une dose de poison à prendre, et même un peu plus forte qu'à l'ordinaire. Cependant elle eut quelqu'inquiétude sur ce mieux qu'il disait sentir, et elle se promit bien d'augmenter encore la dose dans la prochaine boisson. Pour l'instant, elle le suivit dans la salle où le déjeûner était servi, et où on les attendait.

Persévérant toujours dans sa barbarie réfléchie, Victoria, avant la fin des dix jours, avait administré au comte jusqu'à la plus petite particule de poison. C'est pourquoi, vers le soir, elle chercha le maure, avec qui elle n'avait encore pu avoir de conversation depuis son arrivée à Torre-Atto.

Elle alla droit à la forêt, et prit, pour y entrer, les chemins les moins fréquentés, pensant que Zofloya ne s'y promenait que dans les endroits les plus sombres, et espérant l'y trouver. Effectivement, elle n'alla pas loin avant qu'il se présentat à ses regards, en sortant d'un massif d'arbres. Elle l'appela très-haut, quand, la saluant légèrement, il s'arrêta, et attendit qu'elle vint à lui.

«Zofloya, dit-elle, en lui prenant le bras et marchant rapidement, ne pouvez-vous me délivrer tout-à-coup des tortures que j'endure? m'ayant conduite aussi loin, je ne puis supporter la lenteur des événemens; c'est pourquoi, si vous désirez réellement me servir, il faut vous y prendre d'une manière plus prompte.»

«Madame, votre impatience a déjà contrarié mes projets, et presque détruit votre ouvrage, répondit le maure. La maladie actuelle du comte est de nature à le conduire à sa dissolution en très-peu de tems. Il n'y a rien en ce moment qui puisse le sauver d'une mort, subite. Ainsi, dans ce cas, le soupçon peut se former aisément et avec justice. Pardonnez-moi ces observations, mais voilà ce qui cause un changement si grand dans votre époux. Huit jours suffiraient maintenant pour l'achever, mais ne le tuez pas auparavant. Je vous avertis, signora, que si vous vous écartez en la moindre chose de mes avis, vous affaiblissez le pouvoir qui me fait agir, et détruisez l'effet qu'une soumission parfaite aux règles qui vous sont prescrites, peut seule produire.» Alors, donnant un petit paquet à Victoria, il la salua d'un air respectueux, puis s'enfonçant dans la forêt, il disparut.

—Quel être singulier! pensa Victoria en retournant au château. Comment se fait-il qu'entre mille questions que je voudrais lui faire, je ne trouve qu'à peine le tems d'en placer une, et qu'avec tant de choses que j'ai à lui demander sur lui-même, ma langue soit glacée en sa présence, comme s'il s'agissait de parler à un immortel. S'interrogeant de la sorte, elle doubla le pas, parce que la nuit approchait. En avançant vers le château, elle vit venir le jeune Henriquez, objet passif de la flamme qui la consumait. A cette vue, son cœur battit vivement, et elle resta comme immobile à sa place.

«Signora, je venais vous chercher, dit-il, lorsqu'il fut près. Mon frère, impatient de votre absence, craint qu'il ne vous soit arrivé quelqu'accident. C'est à sa prière que je viens au-devant de vous.»

«C'est une peine que, sans doute, vous auriez bien voulu vous épargner, dit Victoria avec dépit.»

«Point du tout, Madame, répondit froidement Henriquez. Alléger, autant qu'il est possible, la sensibilité d'un frère que j'aime, est une chose que je ne lui refuserai jamais; et ses moindres plaisirs auront toujours droit de m'intéresser.»

«S'occuper de moi, Monsieur, est regardé par vous comme un de ses moindres plaisirs, à ce que je vois.»

«Je ne dis pas cela, Madame.»

Comme il parlait, le pied de Victoria donna contre un caillou, ce qui pensa la faire tomber. Il voulut la soutenir, mais elle le repoussa, et ses yeux s'emplirent de larmes. « Ne faites pas attention, seigneur Henriquez; car, je crois que si je tombais, cela vous serait à peu près égal.»

«Bon dieu, Madame, qui peut vous avoir donné une pareille idée, et comment me croyez-vous aussi peu sensible?»

«Parce que ... vous me haïssez, je le sais, dit-elle fortement agitée.»

Henriquez la regarda avec surprise, et ne sachant que répondre, il se pencha d'un air embarrassé. Victoria gardait le silence ... elle dit un peu après: « si le comte vous eut envoyé chercher Lilla, votre obéissance n'aurait pas été si méritoire.»

« Ah! reprit le jeune homme d'un ton animé, aurait-on jamais besoin de me faire penser à Lilla, depuis que mes yeux ont eu le bonheur de, se reposer sur sa céleste figure?»Victoria était furieuse. Elle fit un mouvement qui annonçait de l'humeur, mais en ne regardant point Henriquez, qui, sans l'obscurité, n'eut pas manqué de s'en apercevoir. L'expression de ses traits était si terrible en ce moment, qu'on eût pu s'en douter par inspiration. Se radoucissant par degrés, elle fit l'observation au jeune homme qu'il paraissait aimer beaucoup sa chère Lilla.

«Si je l'aime! ah! je fais plus, je l'idolâtre. Elle est la lumière de mes yeux, l'astre de mon âme, la source de mon existence. Sans elle, la vie ne me paraîtrait qu'un désert affreux; et si le destin me l'enlevait, l'instant de sa mort marquerait la mienne; mon âme s'écbapperait de son enveloppe pour rejoindre celle de ma Lilla, et mon corps reposerait près d'elle dans le tombeau.»

»O rage, prononça entre ses dents Victoria, et en serrant de colère le bras d'Henriquez.»

«Vous trouveriez-vous mal, signora? dit-il en s'arrêtant.»

«Non, non, mais je ... je ... souffre beaucoup du pied.»Dans ce moment, la cruelle pensait qu'il serait peut-être mieux de destiner à Lilla la poudre qu'elle tenait cachée dans son sein, que de la faire prendre à Bérenza.

Pendant que cette idée occupait son âme infernale, elle vit l'innocente créature, qui sautillait en s'avançant au-devant d'eux. Semblable à un être aérien vu à travers les ombres du soir, ses pieds touchaient à peine la terre. La colère de Victoria se changea promptement en un sentiment de mépris. Elle se rendait la justice de croire que son moindre pouvoir suffirait pour anéantir un enfant aussi faible, et prit le parti de la dédaigner. Sa fierté répugnait à s'occuper plus long-tems d'une créature tout-à-fait insignifiante à ses yeux.

Henriquez vola au-devant de sa petite amie. Victoria marcha lentement, et tous trois entrèrent au château, la tendre Lilla prenant la main de cette femme altière, et passant son bras autour d'elle. Ils se rendirent dans le salon où Bérenza les attendait, et le trouvèrent couché sur un sopha de couleur cramoisie, ce qui ajoutait une teinte plus livide à la pâleur de son visage. En voyant Victoria, il dit: «Mon dieu, ma bonne amie, où avez-vous donc été? j'attendais avec impatience ma charmante Hébé, pour qu'elle me versât un verre de limonade.»

«Cher comte, il m'a pris fantaisie d'aller faire un tour dans la forêt, et la rêverie m'a portée plus loin que je n'avais intention d'aller. Mais je vais vous verser votre limonade, mon ami.»Disant ainsi, elle sortit, et la rapporta bientôt, après y avoir mêlé la dose suffisante de poison. Cette force additionnelle ne manqua pas de produire son effet sur l'estomac débile du comte, qui venait de boire tout d'un trait, et avec une grande avidité. Il se sentit prêt à s'évanouir, et fit signe à Victoria de s'asseoir auprès de lui. Sa tête tomba sur le sein de la perfide, comme s'il eût été surpris par un profond sommeil. Bientôt cependant, des accès d'une toux violente accompagnée de mouvemens nerveux, le forcèrent à changer d'attitude. Sa respiration, qui s'exalait sur la figure de Victoria, ne touchait point ce cœur sans remords. Un frisson se fit sentir dans tous les membres du comte, et la plus grande pâleur y succéda. Ses lèvres tremblaient, ses yeux étaient agités de tiraillemens, et quelque chose de trouble s'apercevait sur sa prunelle. Le monstre femelle eut peur ... elle craignait d'avoir donné la dose trop forte. Bérenza était retombé dans l'assoupissement; elle prit sa main brûlante, et mue par ses craintes, elle la pressa dans tous les sens, ce qui rappela ses esprits. Il tressaillit, et ouvrit des yeux fixes d'où la vapeur se dissipa. Alors, apercevant la perfide, il allait se plaindre, mais la crainte de l'inquiéter l'arrêta. Il essaya même de sourire pour cacher les douleurs qu'il ressentait.

«Cher Bérenza, vous paraissez souffrir beaucoup, dit-elle en contrefesant la femme sensible.»

«Je ne suis que languissant, ma charmante amie; ce ne sera rien j'espère. Faites-moi donner un peu de vin; je crois que cela me fera, du bien.» Il chercha à se lever; en parlant de la sorte, mais sa faiblesse devenait plus sensible, particulièrement à Victoria. Elle fit servir le souper dans la pièce où était le comte, et ce soir-là elle permit, non par compassion, mais par une politique horrible, qu'il bût son vin sans mêlange de poison, en regrettant toutefois que la prudence nécessitât ce répit.


CHAPITRE IV.

La semaine suivante ne fut pas achevée, sans qu'un changement suffisamment visible dans l'infortuné Bérenza ne vînt satisfaire la cruelle ennemie altérée de son sang. Envain portait-il sur elle des yeux mourans et toujours tendres; envain, accablé par une soif affreuse, lui demandait-il à boire, car il n'en voulait recevoir que de sa main; son cœur féroce n'en était pas désarmé; ni la pitié, ni les remords ne le touchaient. Si elle affaiblissait la dose de poison, ce n'était que dans la crainte d'aller trop vîte et de s'exposer ainsi au soupçon: alors la malheureuse lui donnait une boisson, qui, loin d'appaiser la soif dévorante qui le consumait, ne fesait que jeter de l'huile sur le feu.

Jusques-là, Bérenza n'avait pas eu idée de son danger, et ce qu'il éprouvait lui semblait une suite du dérangement violent de son estomac. Du reste, il ne pouvait précisément assigner de cause à un mal qui lui reprenait souvent. Lorsque son poulx battait avec plus de vivacité que de coutume, il regardait cela comme une fièvre de nerfs tout simplement; et ses tiraillemens de poitrine, ses maux de tête, comme un grand feu qui avait besoin de calmans. Sa toux, il l'attribuait à une transpiration arrêtée, etc. Enfin, le malheureux comte s'abusait entièrement sur son état; et loin de vouloir essayer aucun remède qui pût le soulager, il ne suivait que le régime qui pouvait aider à lui nuire et à rendre plus actifs les effets du poison. Par exemple, croyant se redonner des forces, il buvait du vin plus souvent que de coutume; mais il en résultait un épuisement encore plus fort. Victoria fesait toutes ces observations et en concluait que le vin, en ranimant pour l'instant, tendait à dessécher et corroder la chaleur du cœur; en conséquence elle le pressait souvent d'en boire. C'est ainsi qu'elle accomplissait ses vues en hâtant le moment de sa mort.

La toux devenait plus sérieuse, l'exercice le fatiguait, et toute société, excepté celle de Victoria, lui était à charge. Elle avait, de la sorte, un pouvoir entier sur lui: cependant elle n'osait outrepasser les instructions de Zofloya. La personne du comte ne présentait, toutefois, aucune altération considérable, et qui pût le faire croire en danger réél. Il était très-pâle, mais ses joues se coloraient de tems à autre, d'un rouge passager. Son embonpoint avait peu diminué, et il mangeait même avec une avidité plus grande que de coutume.

D'après ce, comment s'inquiéter? au contraire, Bérenza adoptait l'espérance, l'espérance feinte que sa femme lui donnait, que le tems et sa constitution, naturellement robuste, triompheraient d'une maladie qu'il s'obtinait à regarder (ainsi qu'elle le lui persuadait) comme la suite d'un rhume négligé. Il n'était point tenté de se promener dans les déserts des Appenins avec les habitans de son château mélancolique, ni même de visiter l'enceinte de ses possessions. Victoria, afin de le tenir mieux sous sa garde, et d'éviter le risque d'attirer l'attention, lui disait que le repos était ce qui convenait davantage au rétablissement de sa santé.

Tout ce que cette créature atroce prononçait, soit qu'elle eut tort ou raison, se changeait en lois pour l'époux aveugle; il oubliait, dans la tendresse perfide qu'elle lui montrait, tout ce qui n'était pas elle, au moment même où sa main assassine lui présentait de nouveau le breuvage mortel. En ce moment, elle lui paraissait plus chère que jamais; et avant qu'il portât le vase à ses lèvres desséchées, il baisait cette main que le ciel aurait dû paralyser à l'instant.

Le poison était à sa fin et la semaine écoulée. Victoria voyant que le malheureux Bérenza, non-seulement vivait encore, mais que les deux derniers jours ne l'avaient pas rendu plus mal que les précédens, sentit sa patience à bout: elle maudit le reste d'existence qui tenait encore son époux sur la terre, et révoltée par la lenteur que la mort mettait à s'annoncer, elle alla trouver Zofloya, dans cette même partie de la forêt où ils avaient déjà eu un entretien. Cette fois, le maure semblait l'attendre et il se rendit vers elle aussitôt qu'il le vit.

—Vous êtes impatiente, signora, lui dit-il, de voir que la constitution du comte tienne contre tout, n'est-ce pas? mais soyez tranquille, vous êtes a la fin de votre ouvrage. Il va bientôt mourir.

—Cependant, il ne paraît pas plus mal qu'il y a dix jours, et cela est désolant.

—Il a tout à présumer, signora, que les principes de la vie sont sappés sans remède en lui; et quoique vous fissiez maintenant pour les rappeler, quoique tous les secours de la médecine fussent mis en œuvre, rien ne produirait d'effet, car il court à grands pas vers son dernier instant.

—Mais quand cela arrivera-t-il? Cet état peut durer des siècles, et il faudra donc, en attendant, que j'endure les feux qui me dévorent, que ma jeunesse se flétrisse, et que mon énergie se perde dans l'inaction de mes passions? oh, Zofloya! si vous voulez me servir, que ce soit tout de bon. Jusqu'ici, vous n'avez fait que des bagatelles.

Le Maure se jette en arrière et regarde Victoria avec courroux: jamais elle ne lui avait vu un coup-d'œil si terrible. A l'instant sa colère cessa; elle baissa les yeux et craignit de l'avoir fâché. Oui, Victoria, que jamais mortel n'avait fait trembler, qui n'avait pas craint de rappeler la douleur dans le cœur d'un père, d'avilir une mère, et de conduire un époux au tombeau, frémissait à l'idée de s'être attiré le courroux du maure Zofloya! Cependant elle ne s'avoua point cette sensation; mais s'approchant de lui, elle dit: pardonnez-moi, Zofloya, pardonnez ma vivacité, et ne l'attribuez qu'au délai qu'éprouvent mes espérances, et qui me troublent la tête.

—C'est bien, Madame, répondit le maure, en la saluant avec une politesse mêlée de hauteur.

—Vous me pardonnez, mon ami; ainsi veuillez me continuer vos conseils.

—Je vous guide, madame, et ne vous conseille pas. Cependant, je dois observer que la confiance unique que vous m'avez fait l'honneur de placer en moi, n'a pas encore été trompée. Il sera tems de me faire des reproches, quand vous découvrirez que j'en ai abusé. Epargnez-moi, je vous en supplie, jusques-là. Cessez aussi vos doutes, en attendant; et si vous voulez que je vous aide, il faut souffrir, sans commentaire, que je suive le chemin le plus sûr de vous conduire à vos fins. Je vous avais dit que la dernière drogue acheverait la destruction du comte, mais n'ai-je pas ajouté, en même-tems, qu'elle agirait lentement? vouliez-vous donc brusquer les choses, afin de vous frustrer pour jamais de l'objet de vos espérances, et nous perdre tous deux ensuite?

—Eh bien, Zofloya, je suivrai vos intentions en tout point. Ne froncez donc plus le sourcil, et regardez-moi comme de coutume.

—Belle Victoria! on ne peut vous en vouloir, dit le maure en pliant le genou. C'est à moi à vous demander pardon et à vous promettre le service le plus dévoué.

—Levez-vous, maure charmant, et touchez ma main.... Jamais! oh! jamais, je le répète, il ne sera en mon pouvoir de vous récompenser comme vous le méritez.

—C'est me récompenser, madame, que de continuer à accepter mes services. Daignez maintenant m'écouter: vous voulez que le comte Bérenza meure tout d'un coup. Je crois plus prudent de le laisser aller jusqu'à ce que le poison ait entièrement produit ses effets. Mais comme je n'ai d'autre désir que de vous contenter, tout en nous gardant du danger de manquer notre affaire ... voici une drogue dont j'assure la vertu la plus prompte. De peur, cependant, qu'il ne survienne quelque chose qui arrête ses progrès et qu'il ne faille une petite addition ou une plus grande force de la dose, je vous recommanderais de l'essayer sur un sujet sans conséquence.... il s'arrête.

—Je ne sais personne sur qui je puisse faire l'essai, dit Victoria.

—Cette vieille parente que l'orpheline Lilla a avec elle...? c'est autant que je puis croire, un être inutile à la jeune personne, et sans doute fort ennuyeux pour tous?

—Il est vrai, répondit Victoria, qu'elle est bonne pour une expérience semblable.

Le maure sourit avec malice.

—Je voudrais donc, signora, que vous amenassiez la dame officieuse dans la forêt. J'y paraîtrais bientôt, comme si vous m'aviez demandé, avec deux verres de vin ou de limonade. Vous prendriez celui que je tiendrais de votre côté et présenteriez l'autre à la vieille femme; elle est faible et touche aux portes du tombeau. Si la dose ne produisait pas promptement son effet, immédiatement après l'avoir prise, nous y ajouterions un grain de plus pour le comte.

—Mais si l'effet n'est pas aussi prompt que vous le dites, Zofloya, nous nous trahirons.

—Laissez-moi faire, signora. Sitôt l'opération, qui sera prompte, je vous assure, je m'éloignerai, et vous courrez au château pour appeler du secours, en disant, comme cela paraîtra probable, que la signora est tombée; dans une attaque d'apoplexie.

—Mais ne verra-t-on pas quelques marques de poison après sa mort?

—Elles seront attribuées au genre de mort subite qui l'aura atteint. Il n'y aura rien qui puisse exciter le soupçon; soyez en bien assurée, belle Victoria. J'ai intérêt, le plus grand intérêt à ne point vous exposer.

—Eh bien, donnez-moi donc cette poudre. Je compte absolument sur vous.

Le maure lui donna le petit paquet contenant le poison, et le lendemain fut pris pour en faire l'essai cruel. Ces deux-êtres se séparèrent ensuite et gagnèrent le château chacun de leur côté.

Le lendemain, Victoria saisissant l'occasion, entra dans le petit appartement où la pauvre dame était assise auprès d'une croisée à respirer le frais des montagnes. Solitaire et délaissée par tous, même par Lilla, que son ami avait emmenée d'un autre côté, elle parut bien contente de voir la dame du château, qui, plus rarement que personne, daignait lui rendre visite.

—Quoi! totalement seule, signora, dit-elle en entrant. Allons, venez faire un tour de promenade avec moi; le grand air vous conviendra mieux que ce coin si sombre où vous vous tenez.

La pauvre dame, surprise et flattée en même tems d'une pareille marque de condescendance, se leva aussi vîte que ses facultés purent le lui permettre.

—Appuyez-vous sur moi, bonne signora, et je vais vous conduire.

L'offre fut acceptée avec respect et reconnaissance. Soutenue de la sorte, elle arriva jusqu'à la forêt. Victoria maudissait de tout son cœur la lenteur que la vieille mettait à marcher, encore fallait-il s'arrêter de tems en tems pour reprendre haleine. Mais le mauvais génie de la première favorisait ses intentions horribles: elles ne rencontrèrent personne; et le grand air ayant rendu quelque vivacité à l'impotante Signora, elle dit pouvoir aller plus loin. Alors Victoria la conduisit dans un endroit fort obscur de la forêt. Un rocher s'avançant en forme de voûte s'offrit pour leur servir de pavillon. Victoria parut n'avoir amené la Signora en ce lieu que pour l'y tenir mieux à l'abri du vent et du soleil, et parce que dans ses promenades elle avait remarqué ces sièges naturels et fort commodes. Elle l'invita donc traîtreusement à s'asseoir un instant sous le rocher.

Malgré tout, la Signora paraissait fort fatiguée; mais la complaisance comme la reconnaissance l'empêchaient de se plaindre. Victoria lui dit: « vous êtes lasse, Signora, je crains que l'exercice n'ait été trop fort pour vous. Souffrez que je retourne au château pour vous chercher quelques raffraîchissemens, quoique le maure, me sachant à la promenade, ne manquera sûrement pas de m'apporter du sorbet ou de la limonade.»

«Sainte Vierge-Marie, reprit la bonne dame, que le ciel me préserve de vous donner cette peine: je n'ai besoin que d'un peu de repos ... je ne suis plus jeune, Signora.»

En ce moment, Victoria aperçut à travers les arbres le turban garni d'émeraudes de Zofloya, qui brillait aux rayons du soleil. Son cœur battit violemment. Dès que le maure fut près, elle se leva pour prendre les verres qu'il tenait sur un plateau d'argent. Exacte à garder celui qui était de son côté, elle présenta l'autre à la paisible Signora, qui le reçut d'une main tremblante, et en faisant mille remercimens de tant de bonté.

Cependant, à peine eut-elle pris la drogue fatale, qu'elle d'en ressentit. Elle voulut parler: son œil était égaré; tout son corps s'agitait de convulsions. Elle articula difficilement ce peu de mots: « Horreur!... je ... je suis empoisonnée....»

«Elle ne meurt pas, dit tous bas Victoria.»

Zofloya ne répliqua point; mais, se jetant sur l'infortunée, il lui serra le gosier de ses deux mains, et quelques cris de désespoir à moitié formés se perdirent dans le râle de la mort. Alors, se levant d'un air tranquille, il posa le doigt sur ses lèvres, et montrant le côté du château, il disparut précipitamment.

Victoria comprit le signe; et, sans être effrayée ni fâchée du crime qui venait d'être commis, elle se sauva également au château, et appela du secours. Les gens accoururent de tous côtés, et quand elle les eut informés de la terrible catastrophe arrivée à la Signora, ils se hâtèrent d'aller à l'endroit où elle avait eu lieu. Bérenza même, tout épuisé qu'il était, voulut se rendre spectateur d'un événement qui n'était que le précurseur de sa mort. La pauvre petite Lilla, presque folle de douleur, se tordait les mains en voyant sa parente sans vie; car c'était bien alors qu'elle devenait orpheline et privée tout-à-fait de famille dans le monde!

«Injuste Lilla, lui dit Henriquez en s'efforçant de l'arracher à un spectacle si triste, n'avez-vous pas un amant, un ami qui n'existe que pour vous?»

Lilla ne répondit point. Les larmes arrosaient ses jolies joues, et son cœur était gros de soupirs. Henriquez parvint à l'entraîner, et Victoria, les voyant s'éloigner ensemble, sentit la colère dévorer son sein.

Tout le monde crut que la vieille dame était morte d'un coup de sang. Quelques-uns dirent que l'air avait trop pris sur ses organes débiles.

D'autres que les convulsions l'avaient étouffée, tandis que les gens pieux attribuèrent sa mort à la providence, qui avait permis sa fin pour l'enlever à des infirmités qui ne pouvaient guères la laisser aller plus loin. Personne en un mot ne soupçonna la véritable cause de cette mort tragique, qui n'avait eu de témoins que ses acteurs, qui l'avaient exécutée sous les ombrages où elle avait été tramée.


CHAPITRE V.

Quelques jours se passèrent après la mort funeste de la pauvre Signora, pendant Lesquels Victoria, faisant usage, à son grand déplaisir, du poison lent, (le maure lui avait refusé obstinément la dernière dose) sentit son impatience aussi bien que son amour augmenter. Alors elle chercha à s'entretenir encore avec le noir, complice de ses crimes. Ce fut un soir où rien n'était convenu entr'eux, qu'elle courut après Zofloya. La fureur du mal était si forte en elle, que rien ne pouvait l'arrêter. Le malheureux Bérenza vivait toujours, et c'était l'obstacle à ses souhaits. Sa mort! sa mort seule pouvait la satisfaire.

Elle porta ses pas vers le plus épais de la forêt, où le sombre cyprès, le haut pin et le peuplier élancé mêlaient leur ombrage. Au-delà, des rochers amoncelés les uns sur les autres, des montagnes inaccessibles, perçaient à travers les clairières que laissait le feuillage. Sur le sommet de ces montagnes, on voyait encore par-ci par-là de vieux chênes que le tems avait noircis, et qui, examinés de loin, ressemblaient à des arbrisseaux manqués par la nature. Il y ayait au-dessous de ces masses colossales, des précipices dans lesquels tombaient des torrens qui gémissant continuellement dans un abîme qu'on ne pouvait voir, remplissaient la solitude environnante d'un murmure aussi triste que mystérieux.

Victoria s'arrêta un moment pour regarder autour d'elle. L'horreur sauvage du lieu lui sembla en conformité avec son âme. Elle se laissa aller à un enchaînement de pensées qui lui causèrent une oppression violente. Son cœur, livré à l'anarchie, ne respirait que crime. Elle souffrait d'avoir laissé subsister jusqu'à ce jour une barrière entr'elle et ses désirs.—Avec le secours du poignard, s'écriait-elle, j'aurais déjà tout fini. Je déteste ma folie d'avoir écouté si long-tems les craintes misérables qui ont retenu ma main.—S'excitant ainsi dans la frénésie de ses passions, elle ne réfléchissait pas que le danger menace quiconque commet ouvertement le crime. La raison ni la prudence ne pouvaient plusse faire entendre, et l'ardeur des pratiques du mal conduisait seule cette créature féroce.

—O Zofloya, Zofloya, répéta-t-elle avec impatience, pourquoi n'es-tu pas ici? peut-être parviendrais-tu à adoucir la fermentation de mon cerveau!—En disant ces paroles, elle se frappa durement le front, et se jeta la face contre terre.

Soudain des sons mélodieux se firent entendre. Ils ressemblaient à la double vibration d'une flûte. Cette mélodie agit sur son âme, et parvint à la calmer. Ce n'était pas là les sons de l'orgue du couvent voisin, ni ce n'avait l'air d'une musique terrestre. Outre ce, le couvent était de l'autre côté et au milieu des rochers. D'ailleurs, le vent et l'éloignemen eussent empêché d'entendre la musique claustrale, car tous deux étaient contraires en ce moment. Mais, d'où venaient donc ces sons que Victoria entendait, et qui suspendaient son délire? elle pensa un instant que ce pouvait être Henriquez, qui, plein de grâce et de beauté, chantait les douceurs de l'amour. Cet air mélancolique la faisait souffrir. Elle se disait que ce qu'il exprimait si bien ne serait peut-être jamais senti pour elle, et que des obstacles toujours insurmontables empêcheraient le bonheur dont elle voulait jouir avec lui. Si ces émotions turbulentes s'appaisaient, c'était pour laisser place à d'autres non moins dangereuses ... elle écouta encore un moment, après quoi elle n'entendit plus rien.

—Douce musique aérienne, dit-elle, pourquoi remplir mon âme troublée d'impressions, plutôt faites pour augmenter mon délire que pour le dissiper? ces accords me tuent, et j'aimerais bien mieux entendre la voix gracieuse de Zofloya qu'une musique aussi déplacée.

«Eh bien soit, oh! la plus admirable des femmes, dit quelqu'un dont l'organe valait les meilleurs chants, car c'était celui du maure, qui se trouva tout à côté de Victoria.»

«Être étonnant! je ne vous ai point entendu; d'où venez-vous donc?»

«Me voici, Signora, cela ne vous suffit-il pas?»

«Comment avez-vous deviné que j'avais besoin de vous?»

«Par sympathie, aimable dame. Toutes vos pensées ont le pouvoir de m'attirer. Celles qui vous occupaient en ce moment m'auraient amené du bout de l'univers.»

«Expliquez-vous, Zofloya.»

«Elles sont vives et hardies; elles me prouvent que votre génie a du rapport avec le mien, et que vous méritez véritablement mes services. Cette assurance est faite pour me plaire.»

«Mais, qui vous donne ce pouvoir de lire dans mes pensées?»

Zofloya se mit à rire, en la regardant d'un œil perçant. «Je les lis toutes, belle Victoria; et ces joues colorées, ce regard errant, font preuve de ce que je dis.»

«Victoria soupira profondément, et sentant la justesse de l'observation, elle n'alla pas plus loin.

Le maure rusé avait cherché à détourner son attention par des insinuations mystérieuses, mais ce ne fut pas pour long-tems; ses sensations reprirent plus de force, et tout le reste lui paraissait mériter peu qu'elle s'en occupât.

«O Zofloya, tu es réellement un homme divin, mais tu viens de me surprendre dans un accès d'humeur, et si tu ne me tires de là, je suis perdue.»

«Ne vous désespérez donc pas, dit-il en prenant hardiment sa main, et faites-moi connaître comment je puis servir mieux mon estimable maîtresse, et lui prouver tout mon zèle.»

«Ah! Zofloya, je t'ai cédé; j'ai obéi à tes conseils, à ta volonté, et si tu m'eusse laissée faire, je serais libre maintenant.»Un regard sévère du maure réprima son impétuosité, et elle acheva plus doucement, «Bérenza vit encore; il est toujours là pour mettre obstacle à mon bonheur; cependant, tu sais combien l'impatience me dévore. Mon sang bouillonne dans mes veines desséchées: un feu dévorant me consume. La rage, le désespoir, accablent mon amour trop retardé. Homme sensible et obligeant! je te demande en grâce ... oui, je t'en supplie, achève l'existence d'un être qui n'est plus que l'ombre de lui-même, que le néant environne; et puisque tout est fini maintenant pour lui, délivre-le des tourmens qu'il endure, et me rends le bonheur.»

Elle s'arrêta; le maure la regarda alors avec des yeux si étincelans, qu'elle fut obligée de baisser les siens, quoiqu'attendant impatiemment sa réponse.

»Victoria, dit-il enfin, avec un accent mielleux, je n'aurais pas cru que dans le délire fantasque de votre esprit, vous vous fissiez l'idée que je refuserais en la moindre chose d'accomplir vos souhaits: soyez assurée que votre bonheur et le but de vos espérances m'occupent seuls. Quand nous essayames le poison sur la vieille tante de l'orpheline Lilla, qui en perdit la vie sur le champ, je vous le demande, eut-il été prudent d'en faire aussitôt l'essai sur le comte? quel soupçon terrible en fut résulté! et ne mettait il pas le terme à vos vues? si la nécessité nous a forcés à laisser passer un peu de tems, nous n'ayons rien perdu pour cela, car il ne s'est pas écoulé un jour qui n'ait rapproché votre époux du tombeau; vous avez tort de croire qu'il ne soit pas totalement épuisé, et je vous garantis que le moindre effort maintenant, peut jetter son corps anéanti, dans les bras de la mort. Je vous réponds du succès, et d'un succès fort prompt; le Comte mourra, et sans prononcer un seul mot, comptez là dessus, belle Victoria, et ayez une confiance entière en mes paroles....»

»Ah! si vous aimez à me servir, bon Zofloya, dit elle, ravie de ce qu'elle venait d'entendre, pourquoi ne pas montrer plus d'empressement quand vous me voyez, et attendre que ce soit moi qui vous prévienne? pourquoi ne pas finir de suite mes tourmens par quelque plus grande adresse de votre esprit?»

»Je ne vais pas au-devant de vous, parce que mon plaisir et mon triomphe augmentent en voyant que vous me cherchez. Je réponds volontiers à vos souhaits, mais je m'empresse davantage, quand c'est vous qui m'engagez à les remplir ... outre ce, je pense qu'il n'y a pas de mal de retarder un peu les choses....»

»Mon dieu, Zofloya, ne me parlez pas ainsi: pourquoi, pourquoi ce délai.»

»Toujours, pour mieux éluder le soupçon.»

»Vos craintes me feront mourir, Zofloya....» Le maure fronça le sourcil d'une manière si terrible, que Victoria se hâta d'ajouter: »de grâce, point d'humeur; finissez seulement l'affaire, et vous pouvez être assuré de mon éternelle reconnaissance dans tout ce que vous exigerez ensuite.»

»Eh bien, dit le maure, dont les beaux traits furent dilatés par un doux sourire, je ferai ce que vous me demandez, et vous sauverai de plus des conséquences qui résulteraient de votre empressement et de mon zèle. Ce soir, éloignez d'autour de vous tout ce qui pourrait porter ombrage.»

»Ce soir ... quoi, ce soir, Zofloya?»

»Oui, ce soir, d'ici à une heure, vos désirs seront remplis, et je me charge du reste.»

»O maure! combien je te remercie! dit Victoria, en prenant sa main d'ébène et la pressant contre son cœur.

Le maure la regarda avec encore plus de feu: ses yeux brillaient d'un éclat surnaturel. »Ce cœur n'est-il pas à moi, dit-il comme transporté.

»Il vous est attaché par la reconnaissance, bon Zofloya, lui répondit-elle, d'un air décontenancé.

»Je dis, à moi, Victoria: puis il ajouta en riant, ne craignez rien, car je ne suis pas jaloux de votre passion pour un autre.»

Victoria était interdite; elle leva les yeux sur le maure, mais pour les rabaisser aussitôt d'après la fierté des siens ... elle voulait parler, et ne pouvait concevoir ce conflit d'émotions qui paralisaient sa langue. La hardiesse de Zofloya l'étonnait, mais ayant besoin de lui, elle n'osait la réprimer: Victoria s'était mise en son pouvoir, et son âme abjecte et criminelle, tremblait devant ... un esclave!

Zofloya conservait un air malin: il pressa la main de Victoria sur sa poitrine, et cette pression répondit au cœur de celle ci, mais d'une manière pénible et difficile à supporter ... le maure laissa aller sa main, alors elle se sentit soulagée d'un poids énorme; on eut dit qu'un bras de fer cessait de la retenir: elle essaya encore de lever les yeux; les traits de Zofloya avaient repris toute leur sérénité: c'était le calme brillant d'un beau jour, qui, peu avant, avait été menacé d'un terrible orage. Ses paroles ambigues, cessèrent d'occuper Victoria; elle pouvait bien pardonner quelque chose à un homme qui possédait des manières si irrésistibles: elle sourit doucement, pour lui prouver qu'elle ne lui en voulait pas.

»Signora, dit-il, le jour n'est pas fini; la soirée se montre calme et belle: la suavité de l'air invite aux jouissances ceux qui sont en santé, et convient pour ranimer les faibles. Je pense qu'il serait possible d'inviter le comte Bérenza à se promener un peu; s'il sort avec vous, je paraîtrai sur votre chemin, et s'il se sentait plus mal, alors faites-moi signe, et je serai bientôt près de vous avec des raffraîchissemens ... que vous lui ferez prendre ... le résultat en sera bientôt manifesté.... Adieu!»

En achevant ces paroles, le maure tourna le dos et fut bientôt loin. Ses mouvemens avaient été si précipités, si subtils, qu'à peine pouvait-elle croire les avoir apperçus: elle se décida à s'en aller aussi, mais avec une telle lenteur, qu'on eut dit que quelqu'un la retenait à la même place: les paroles du maure raisonnaient encore à ses oreilles, mais elles lui étaient absolument inintelligibles. Sa conduite mystérieuse occupait ses pensées, et quoiqu'en sa présence, des sensations agréables agitassent son sein, il n'était pas plutôt parti, que le calme apparent dont elle avait joui, laissait renaître mille horreurs qui la rendaient presque folle. Une passion emportée à l'excès, une haine des plus fortes, et la soif ardente du sang, envers ceux qui s'opposaient à ses desseins, voilà ce qui remplissait le cœur de Victoria. Son imagination s'aigrit de plus en plus, sa tête se troubla entièrement, et livrée ainsi à des idées atroces, elle doubla le pas, sans tenir de marche directe: déjà elle était à la vue du château, quand une voix faible prononça son nom.

Elle leva la tête, et s'arrêta subitement, en voyant le simulacre touchant du ci-devant beau et séduisant comte de Bérenza; il était soutenu par Lilla et Henriquez. Victoria ne prit point garde à ce spectacle, car ses yeux s'arrêtèrent uniquement sur le jeune homme plein de fraîcheur et de santé. Les manières pleines d'agrémens, et l'air animé de celui-ci, lui présentaient un contraste trop frappant avec l'être mourant qui lui donnait le bras. Bérenza n'était plus qu'un squelette ambulant, et la forme des tombeaux dans sa plus triste peinture; sa gaîté était perdue, et une difficulté excessive à s'exprimer, lui ôtait toute apparence de belle humeur: sa démarche élevée et son maintien noble étaient détruits sous ses cruelles souffrances; enfin le malheureux Bérenza, ne conservait plus de traces de ce qu'il avait été, ni dans la suavité de ses manières; ni dans cet air gracieux qu'il possédait au suprême degré. Cet esprit philosophique, cette force d'âme qui l'avaient toujours distingué, n'était pas éteints; mais il ne s'en servait plus que pour résister aux maux qui l'avaient frappé ... maux qu'il croyait toujours n'être pas sans remède, et auxquels un malheureux préjugé l'empêchait d'appliquer les secours de l'art: tout son espoir pour en guérir, se reposait sur la tendresse trompeuse de sa femme; il croyait que les soins continuels qu'elle paraissait prendre de lui, le sauveraient et que la mort n'oserait l'arracher à une créature bien aimée, dont il recevait tout son bonheur: son amour lui semblait une égide, à travers de laquelle ses flèches ne pouvaient passer. Toutes les sensations de ce cœur malade battaient encore du même amour, et quand il la vit s'approcher, il quitta le bras de son frère, au risque de tomber, et s'avança vers elle, en posant vite la main sur sou épaule, et disant d'une voix éteinte:

»L'espoir de te rencontrer, ma Victoria, a pu seul m'amènerai loin; mais je n'en puis plus, fais-moi asseoir quelque part un instant.»

»Cher Comte, pourriez-vous faire quelques pas de plus dit-elle, en le menant du côté où la signora avait perdu la vie; ils n'en étaient pas loin, et Bérenza ne pouvant parler, fit signe qu'il pouvait aller.

Henriquez et Lilla aidèrent à le soutenir. En peu de minutes, on fut à la grotte, sous le rocher, et le Comte s'assit sur le même banc de verdure qui avait déjà été si fatal à une autre.... Passant son bras autour de Victoria, il appuya sa tête sur son épaule.

»Vous êtes bien fatigué, mon ami, dit-elle avec inquiétude.

»Oui, Victoria, et je voudrais être maintenant au château, car je n'en puis plus de soif.»

»Que voudriez-vous prendre, Bérenza, je vais vous l'aller chercher.»

»N'importe quoi, je meurs de soif; je voudrais cependant du vin.»

»O mon frère! je crains fort que vous n'en buviez trop; et le vin ne fait qu'augmenter la fièvre qui vous consume.»

»Laissez-moi faire, Henriquez, dit-il avec une sorte d'humeur; je veux boire, ou je meurs; qu'on me donne du vin ou autre chose; voudriez-vous refusera un malheureux déchiré de douleur ce qu'il croit propre à les appaiser?»

Avant que le comte n'achevat ses plaintes à un frère qui l'adorait, il en sentit du regret, et lui tendant la main, il ajouta; mon ami pardonne-moi, tu ne sais pas tout ce que je souffre; que le ciel te préserve de pareilles angoisses. Si tu me refuses du vin, mes forces se perdent toutes, et mon mal en devient mille fois plus insuportable; en en buvant, il me semble que je renais ... autrement, je crois toucher à ma dissolution.... Ici, il fit un signe qu'Henriquez comprit, et fâché d'avoir causé un instant d'humeur à son malheureux frère, il dit à Lilla de voler au château, et de faire apporter du vin au plus vîte, parce que lui restait pour secourir le comte au besoin.

La belle Lilla s'élança comme la biche pour remplir sa mission. Bérenza revint enfin à lui, mais son pouls battait plus violemment encore, et tous ses membres tremblaient.

L'amante d'Henriquez reparut toute essoufflée. «Je viens de rencontrer le maure Zofloya, dit-elle; pensant que le Comte pourrait avoir besoin de prendre quelque chose, il venait ici avec du vin dans un verre. Le voici qui s'approche; ainsi, seigneur Bérenza, ajoute-t-elle avec un doux sourire, vous allez vous sentir soulagé.»

»Mille remerciemens, mon petit ange.» Et le pauvre Comte la regarda avec amitié. En ce moment, le maure, s'avançant respectueusement vers Bérenza, lui présenta le gobelet qu'il tenait. A cette vue, un mouvement précipité se fit sentir au cœur de Victoria; elle vit l'accomplissement de ses dernières paroles et garda le silence.

«Donnez-moi ce verre, ma bonne amie; vous savez que de votre main je bois avec plus déplaisir.»

Victoria prit le verre en examinant Zofloya, dont le regard attestait que la mort était là.

Quoique d'une hardiesse décidée dans le crime, l'expression étrange, terrible du maure, la fit frissonner: cependant, tenant le verre d'une main ferme, elle le présenta à son époux.... Il l'éleva en le regardant avec des yeux creux, et remercia le ciel, comme s'il eut répandu ses bénédictions sur sa tête.... Puis, le portant à ses lèvres, il le but tout d'un trait...!

A peine cela fut-il fait, qu'un mouvement convulsif lui fit porter la main sur son cœur. Une douleur nouvelle s'y fit sentir ... cependant il ne prononça pas un mot, car les feux de l'Éthna le consumaient.... Ses lèvres et ses joues se couvrirent d'une pâleur mortelle.... Un soupir pénible partit de son sein. Ses yeux se fermèrent.... Ses bras sans nerfs tombèrent à ses côtés, et, privé de sens, il glissa à la renverse...! Qui alors était plus recueilli que le maure Zofloya? Il détacha la veste du Comte; il lui frotta les mains et les tempes, et tandis qu'Henriquez était frappé d'horreur, et que même la criminelle Victoria frémissait au prompt succès de ses désirs, il montrait seulement un calme triste; il disait que le Comte n'était que tombé en faiblesse; qu'en le portant au château, les remèdes lui feraient sûrement revenir. Henriquez, quoiqu'insensible par la violence de sa douleur, consentit à la proposition du maure: alors ce dernier soulevant dans ses bras nerveux celui qu'il savait bien perdu à jamais, se hâta d'arriver au château.

Le corps sans vie étant posé sur un lit, un domestique de confiance se proposa pour aller chercher un moine du couvent voisin, qu'il avait entendu dire très-habile dans la connaissance des maladies de toute espèce. Henriquez, adoptant son idée, envoya aussitôt chercher ce moine, et se rapprocha de son frère, pour aider Victoria, et son complice abominable, dans les prétendus efforts qu'ils faisaient pour le rappeler à la vie.

Il n'est pas besoin de dire que tout ce qu'on essaya fut inutile. Cependant Victoria eut des craintes très-vives sur le savoir réputé du moine, qui pourrait peut-être contrecarer les effets du poison, ou découvrir la trame horrible. Cette idée la jetta dans une frayeur, que, ni la présence de Zofloya, ni les regards qu'il lui lançait pour la rassurer, n'avaient le talent de détruire.

Après quelque tems d'une anxiété tourmentante, éprouvée par tous, quoiqu'avec des motifs différens, Antoine revint. Il amenait un moine, mais non celui dont il avait parlé. Le révérend père était absent pour faire des visites de charité dans le voisinage; celui qui venait à sa place avait été recommandé hautement par le supérieur, comme capable de suppléer au père Anselme, et son égal en savoir, piété et bienveillance envers les hommes.

Le moine s'approchant de Bérenza, le regarda pendant quelques minutes; il demanda qu'on lui découvrit le bras. Alors prenant sa lancette, il fit une piqûre à la veine. Victoria était courbée sur le Comte, d'un air excessivement affligé, et Henriquez soutenait le bras immobile. Le premier coup de lancette n'avait rien produit, mais au second le sang en sortit soudain, et jaillit sur la figure de Victoria.

La femme criminelle trembla d'épouvante. Le sang vengeur de son mari venait de marquer sou assassin, et en appliquer la preuve sur ses joues! Elle n'osa lever les yeux de peur qu'on y lut la confirmation du crime; mais prenant son mouchoir d'une main tremblante, elle en essuya les gouttes pourprées. Elle se pencha de nouveau sur le corps, et dans l'altonte de quelque chose de plus terrible. C'était tout cependant; le sang s'était lancé, il avait cessé aussitôt. La vie ne paraissait plus suspendue ... elle avait fui pour jamais!

Personne ne soupçonnant le crime de Victoria, son agitation fut attribuée à la douleur amère qu'un événement aussi cruel devait naturellement lui causer. Pendant que chacun était occupé autour de Bérenza, elle essaya de lever les yeux. Ceux de Zofloya furent les seuls qu'ils rencontrèrent. Elle y lut toute la férocité du crime, et ne pouvant le regarder long-tems, elle se tourna vîte d'un autre côté.

Quoique désespérant du plus léger succès, le moine venait d'ouvrir la veine de l'autre bras. Les terreurs de Victoria se renouvelèrent, mais rien ne suivit la lancette. Le coeur était glacé, et ce sein qui avait battu dans toute l'élévation de l'orgueil, était absolument insensible. Bérenza reposait d'un sommeil éternel!

Ce destin prononcé sur le meilleur des êtres, excita des regrets cruels dans l'âme de tous, excepté dans celle de Victoria. Cependant, quoiqu'une mort aussi prompte ne fut pas attendue, personne n'espérait plus rien de l'état déclinant du Comte. Il n'avait point été attaqué d'une mort subite; au contraire, son mal avait été progressif quoique rapide. Henriquez attribuait cette prompte dissolution à l'obstination fatale que son frère avait apportée à refuser tout espèce de remède, et à voir les médecins, dans l'idée bizarre de son esprit; par fois systématique, que la nature devait suffire pour triompher avec le teins de ses propres infirmités. Jamais Bérenza ne voulut s'entendre dire qu'il était en danger, quoiqu'on le lui fit comprendre de la manière la plus ménagée; et Henriquez ne cessait de presser Victoria d'user de son pouvoir pour le faire changer de système et le rendre plus raisonnable; mais c'est ce à quoi elle se refusait toujours, sous prétexte que son frère connaissait mieux son tempérament que qui que ce fut. Henriquez qui savait que le moindre mot de la part de sa belle sœur, aurait changé les résolutions les plus obstinées de Bérenza, lui en voulait fortement quand elle disait que les médecins étaient des ignorans, qu'ils faisaient des expériences dangereuses sur les malades, et quelle n'avait aucune foi à leurs décisions aveugles; qu'il était beaucoup moins hasardeux de se confier aux opérations de la nature. D'après ces réflexions, Henriquez se tourna tout à fait contre l'infâme épouse. Il ne l'avait jamais vue avec aucun sentiment agréable, maintenant elle lui semblait horrible à envisager. Il lui attribuait la mort de Bérenza, en ce qu'elle l'avait soutenu dans ses méprises cruelles. Malheureux frère! tu soupçonnes encore bien peu ce que tu dois à ce monstre, et la nature ne t'a appris qu'une faible partie de ses crimes!


CHAPITRE VI.

Quand tous les habitans du château se retirèrent chacun dans leurs chambres, ce fut plutôt pour se livrer à leurs regrets dans la solitude, que pour goûter le moindre repos. Victoria, insouciante sur le crime qu'elle venait de commettre envers le plus excellent des êtres, ne tarda pas à se livrer au sommeil; mais, à peine assoupie, elle fut réveillée en sursaut par un songe qu'elle venait de faire, et qui avait l'air de la vérité. Elle se leva à demi, et regarda tout autour de sa chambre en tremblant violemment. Elle venait de rêver qu'étant dans l'appartement du Comte, et tirant les rideaux de son lit, elle avait vu sa figure pleine de taches livides ... de nature à convaincre qu'il était mort empoisonné. Remplie d'épouvante, elle appelait Zofloya à grands cris, quand il parut à ses yeux ... sans daigner lui répondre, il souriait avec une malice infernale. Ce fut cette image horrible qui la réveilla, et l'impression en était si forte, qu'elle eut de la peine à se soumettre à l'idée de n'avoir fait qu'un rêve. Le visage tacheté de Bérenza était toujours présent à sa vue!...

Enfin voulant se détacher de ce qu'elle appelait une terreur superstitieuse, elle prit le parti d'aller dans la chambre du Comte, pour se rendre raison de son rêve, et chasser ces fantômes conjurés contre son imagination.

Elle quitta tout-à-fait son lit, et s'enveloppant d'une longue robe blanche, elle prit la lampe qui brûlait sur la table de marbre de sa chambre et sortit. Zofloya lui avait bien fait entendre qu'il la garantirait de tout soupçon; mais avait-il voulu dire de celui d'attentat contre la vie du Comte. Il ne s'était pas assez expliqué, il ne l'avait point assurée qu'après la mort, il ne surviendrait pas des accidens qui en découvriraient la cause. Cette réflexion lui fit doubler le pas, et elle entra dans la chambre funèbre, le cœur lui battant fortement et la pâleur sur les traits. La crainte de voir son songe vérifié la retenait: elle n'osait approcher du lit. Les rideaux de gaze en étaient tirés tout autour, Victoria hésita long-tems, et en cherchant à voir, à travers le tissu léger, le malheureux Bérenza, dont la forme paraissait comme enveloppée d'un brouillard épais, elle devint enfin plus hardie, et écarta les rideaux. Un voile cachait ses traits, elle l'arracha avec emportement, et.... O confirmation horrible de ses craintes! Le visage du Comte était non-seulement défiguré par la contraction des muscles, mais couvert de plaques hideuses, et même pires que son rêve ne les lui avait dépeintes.... Elle resta clouée sur la place pendant quelques minutes. Elle voulut en voir davantage, quoique cette connaissance fut faite pour augmenter sa consternation, et découvrit la poitrine.... Ce sein, jadis le siége de l'honneur et de la paix! elle y trouva de grandes marques vertes et bleues qui la firent tomber sur le lit presque sans sentiment! elle fut effrayée, non par l'idée que son crime allait la soumettre à la justice publique, mais en pensant que le supplice arrivant trop tôt, la priverait de ce que ses souhaits criminels s'étaient promis, et pour lesquels elle avait déjà tant fait.

Ces idées s'évanouirent. Victoria resta encore à la même place, regardant toujours celui qu'elle avait plongé dans le néant, et qui, si elle eût été susceptible du moindre sentiment, lui fesait mille reproches dans sa pause lugubre. Hélas! non! la barbare ne songeait plus qu'aux conséquences qui pouvaient résulter de cette mort. Le jour s'approchait, et son cœur battait avec plus de violence et d'allarmes. Quels soupçons allaient naître! que devenir.... Le tribunal terrible de l'inquisition ... ses tourmens ... son œil de linx qui perçait à travers toutes les obscurités ... que de choses vinrent tour-à-tour augmenter l'effroi de son âme! malgré tout, elle pensait, avec espoir, aux promesses que lui avait faites Zofloya, et c'était ce qui la ranimait. Elle voulait le voir ... mais comment s'y prendre, à une pareille heure ou le maure, présomptueux, pourrait se prévaloir d'une démarche si fort contre la décence?

Cependant on pensera bien que cette réflexion n'occupa pas une seconde de plus l'esprit de Victoria; et dans sa situation embarrassante, elle ne vit rien de mieux que de l'aller trouver. Elle savait que sa chambre était près de l'appartement d'Henriquez, et elle marcha doucement de ce côte: il fallait traverser un corridor fort long, que la seule lampe éclairait, ce qui la força à marcher lentement: soudain sa lumière donna sur la veste pailletée de Zofloya: c'était lui qui venait de son côté.

—Je vous cherchais; j'ai besoin de vos avis suivez-moi, vous prie, dit Victoria, enchantée et surprise tout à la fois de le rencontrer à pareille heure de la nuit.

—Je vous suis, madame, répondit le maure.

Victoria posa son doigt sur ses lèvres et retourna à la chambre du comte. Ces deux êtres formaient en ce moment le contraste le plus frappant. Victoria, grande et élancée, était forte en proportion. Sa robe de nuit l'enveloppait étroitement, et laissait voir toutes ses belles formes. Ses cheveux, noirs comme le jai, tombaient en désordre sur ses épaules. Zofloya, d'une taille de géant, et costumé d'une manière particulière, semblait encore plus grand aux rayons mobiles de la lampe, et son ombre se projectant sur le mur, le portait à une hauteur beaucoup plus qu'humaine. Une ou deux fois, cette grandeur trompeuse frappa de crainte celle qui n'en connaissait aucune; et sans le sujet dont elle était fortement occupée, elle se serait arrêtée aussitôt; mais son esprit avait bien une autre cause d'attention!

Ils furent à la chambre solitaire.

—Entrez, Zofloya, et approchez du lit.

Le maure obéit.

—Ouvrez ces rideaux, et regardez ce qu'ils cachent.

Le maure tira les rideaux et vit les traits de Bérenza; puis se tournant vers sa veuve, elle crut remarquer en lui la même expression qu'elle avait vue dans son rêve.

—Eh bien, maure, dit-elle, en lui prenant vivement le bras, qu'allez-vous faire dans une extrémité pareille?

Zofloya resta muet.

—Dites donc, est-ce ainsi que vous me préservez du soupçon? voyez-vous ces taches noires et ces traits crispés par l'effet du poison ... que va-t-on dire ... que c'est le poison qui a tué Bérenza.»

»Ceux qui verront le Comte, ne manqueront pas de le croire, répliqua froidement le maure.

»Zofloya, Zofloya!... que voulez-vous dire?»

»Je dis, belle personne, que ceux qui verront le Comte, prononceront aussitôt qu'il est mort empoisonné.»

Victoria se frappa les mains, et demeura muette de consternation. Elle fixait le maure d'un air égaré.

»Victoria, dit-il enfin, si vous voulez de mes services> je vous répèterai ce que je vous ai dit souvent; il faut placer votre confiance absolue en moi, et ne point changer. Retournez dans votre appartement, et soyez sans crainte pour demain.»

»Mais Bérenza?»

»Laissez-moi le soin de votre sureté.»

»Mais ces moyens....»

Le maure fronça son noir sourcil, »j'ai dit; prononça-t-il avec humeur, et en montrant la porte d'un air d'autorité.

Victoria tremblait de tous ses membres en s'en allant; une sorte de crainte horrible à l'aperçu du caractère inexplicable du maure, la tenait tellement, qu'elle n'osait plus le presser: l'œil de cet homme brillait comme des étoiles à travers un nuage, et il la poursuivit jusqu'à ce qu'elle eut fermé sa porte, ce qu'elle fit sur le champ.

Ses doutes, ses espérances, se balançaient; mais la dernière parole du maure la tranquillisait, car il ne l'avait jamais trompée. Cependant l'obscurité de son langage l'étonnait souvent, et cette fois, surtout, il la laissait dans l'incertitude de ce qu'allait devenir le corps du Comte. Enfin, elle passa le reste de la nuit à attendre un résultat douteux.

Ah! que Victoria recevait bien en ce moment le salaire trop juste, dû à un être aussi coupable!

Le jour n'était pas encore avancé, lorsqu'un bruit extraordinaire et une confusion de voix se firent entendre dans le château. Sa conscience l'empêcha d'en demander la cause: presque morte de pour, elle attendit qu'on vint l'instruire de ce qui excitait ce bruit. Une sueur froide découlait de son front, et sa langue était glacée. Enfin, on frappa violemment à sa porte; son sang s'arrêta; une pâleur mortelle la saisit: on frappa plus fort. Plus morte que vive, Victoria se traîna vers la porte pour ouvrir. Plusieurs personnes et domestiques entrèrent chez elle en foule. La terreur la plus grande s'exprimait sur leurs traits, et deux ou trois prononcèrent avec volubilité ces mots: on a enlevé le corps de monseigneur le comte.


CHAPITRE VII.

Cet événement répandit la consternation dans tout le château; et pendant ce tems, Victoria cachait avec soin ce qu'elle en soupçonnait sous une apparence de surprise extrême.—Oh! charmant Zofloya, s'écriait-elle étant seule, tu avais bien raison de dire que ceux qui verraient le corps du comte y reconnaîtraient la cause de sa mort, parce que tu avais décidé que personne ne le verrait jamais. Non, homme aimable, je ne formerai plus le moindre doute sur toi maintenant, ni ne craindrai rien davantage, car cette circonstance me prouve que ta prudence et ta sagesse sont également profondes.

Après s'être ainsi félicitée de se voir dérobée au danger, Victoria réfléchit sur cette disparition soudaine du corps. Où, dans quel lieu avait-il été transporté? sans doute dans quelqu'abîme sans fond, ou un torrent l'avait englouti pour toujours. Elle s'alambiqua l'esprit à ce sujet; mais comme l'essentiel était qu'il fût totalement disparu, elle n'y songea plus, et heureuse de se voir à l'abri du soupçon, elle resta tranquille.

Quelqu'étranges et terribles que soient les choses à l'instant où elles arrivent, l'effet s'en affaiblit avec le tems, et bientôt des circonstances plus rapprochées en tiennent la place. Aussi, plusieurs semaines s'étant passées, tous ceux qui étaient attachés au comte sentirent leur douleur s'amoindrir par degrés. Une tristesse plus calme dura encore un peu, et laissa dans les esprits une certaine idée que quelque jour il y aurait une catastrophe horrible dans le château, et qu'elle serait suivie d'une découverte miraculeuse au sujet de l'enlèvement du corps du comte de Bérenza.

Henriquez était celui que cette mort affectait le plus. Aussi en conserva-t-il une mélancolie noire, que rien, pas même la vue de sa petite amie, ne pouvait dissiper. Le château lui devenait un séjour insupportable, et la présence de Victoria le lui était encore plus. Il pensa à quitter ce séjour, et même l'Italie, pour aller dans quelque climat lointain, où le souvenir de sa peine ne l'assiégerait pas autant qu'il le ferait au lieu où il était.

Cependant, le tems approchait où la tendre Lilla allait se trouver quitte de ses devoirs sacrés; aussi se décida-t-il à rester jusqu'à cette époque; car, en s'éloignant du château, il savait que la décence l'empêcherait d'en faire autant, et qu'elle demeurerait toujours avec Victoria; conséquemment il se fût privé de la voir aussi souvent.

Mais cet attachement profond des deux jeunes gens, quels obstacles allait y mettre Victoria! elle n'avait plus, ainsi qu'elle le pensait, rien à ménager. Elle renouvella donc ses attaques auprès d'Henriquez, qui, toujours également épris, n'avait de soin et de pensée que pour sa Lilla. La beauté délicate de cette jeune personne, son aimable douceur, sa tournure de Sylphide, tout en elle lui semblait incomparable; et, habitué à l'admirer, il ne voyait rien dans les autres femmes qui put être mis en parallèle avec son objet de perfection. Quant à Victoria, sa répugnance pour elle s'accroissait à chaque instant. Sa taille forte, quoique noble, son maintien hardi et son air imposant lui déplaisaient. L'âme sèche, le cœur insensible, et par-dessus tout, une violence de caractère qu'un rien excitait, la lui laissait voir avec une sorte d'horreur. Quelle différence entre ces deux femmes! quand Lilla d'un air timide et doux cherchait à caresser Victoria, Henriquez tremblait que la rudesse de celle-ci ne froissât la délicatesse de son amie, et il les comparait dans leurs embrassemens, à la tendre colombe flattée par le vautour.

Enfin, la veuve de Bérenza parvint à se convaincre que non-seulement elle était indifférente à son frère, mais qu'il la méprisait et la haïssait. Cette découverte amère pensa lui aliéner l'esprit.—Oui, il me déteste, se disait-elle dans ses accès de rage, mais cependant il sera à moi ... un caprice enfantin ne l'en dispensera pas.... Ah! s'il le faut, ma fortune et ma main lui appartiendront ainsi que ma personne; je sacrifierai encore une fois ma liberté pour son bonheur.

Au milieu de ses réflexions, la superbe Victoria se faisait à peine l'idée que Lilla était cause de l'indifférence d'Henriquez. C'est pourquoi elle se décida à avoir une explication avec lui, et pensa à lui faire une proposition qu'elle croyait bien ne pouvoir être refusée. L'occasion la plus proche fut choisie par elle a cet effet.

Tout s'arrangea précisément selon ses vœux; car, ce même soir, Lilla se plaignant d'une indisposition, alla se coucher de bonne heure; et Henriquez, qui n'avait nulle envie de rester avec une femme qu'il ne pouvait souffrir, se leva peu après que l'autre fut partie, puis, saluant sa belle sœur, il touchait la porte.... « Restez, Henriquez, lui cria la femme déboutée, j'ai besoin de vous parler.»

Henriquez s'arrêta.

«Revenez et asseyez-vous, je vous prie.»

«Auriez-vous quelque chose d'assez important à me dire, Signora, pour que cela ne pût se remettre? ou autrement vous me le diriez demain.»

«Je ne puis attendre, et vous demande encore une fois de vous asseoir, Henriquez.»

Le jeune homme fut contraint de reprendre son siège; et aussitôt l'indigne créature se jetta à ses pieds en lui prenant la main.—Henriquez, je vous adore. Voyez cette posture ... je m'en sers pour vous faire l'offre de ma fortune et de ma main ... en un mot, je demande à être votre épouse....»

»Madame, répondit Henriquez, en se dégageant, comme veuve de mon frère, je me dispenserais de répondre ainsi que je le devrais à votre égarement; depuis sa mort, vous m'êtes devenue étrangère; et ce n'est pas ma faute si vous n'avez pas su lire dans mon âme, tout l'éloignement que vous m'inspirez.... Comment osez-vous oublier sitôt un époux qui vous adorait, et tandis que ses cendres fument encore! malheureuse, pouvez-vous bien m'avouer ainsi votre passion criminelle, quand vous savez que je suis pour jamais attaché à une autre!»

Victoria quitta son humble posture; elle n'avait pas cru aller si loin, mais le mouvement de son cœur l'avait emportée ... maintenant, outrée de la réponse d'Henriquez, elle y répondit avec la même irritation.

»C'est assez, homme indigne ... cette froideur insultante, ces reproches amers, eussent été supportés par moi, dont la fierté et la patience sont égales à l'amour; mais vous permettre de me dire sans crainte, que vous en aimez une autre!»

»Dites donc que je l'adore, interrompit Henriquez. Par le ciel! ma Lilla, si vertueuse, n'est pas faite pour demeurer plus long-tems en un lieu que souille le crime. Oh! quelle est votre maladresse de chercher à vous faire aimer par l'adorateur de Lilla!»

Qui pourrait décrire les sensations de la veuve! sa fureur était à l'excès ... elle résolut de tout employer pour se venger, et commandant fortement à ses passions, elle se garda de pousser plus loin l'attaque faite au cœur d'Henriquez; mais que faire? l'expulser du château, ou sacrifier la jeune Lilla à son affront, cette petite créature, que jusqu'alors elle avait crue indigne d'une pensée? Oui, elle ne voyait, que ce moyen d'adoucir l'insensibilité sévère d'Henriquez: il fallait, en attendant qu'elle pût se livrer à tout l'excès de son ressentiment, dissimuler et donner le change sur ce qu'elle éprouvait. Elle se décida promptement, et se couvrant le visage de son mouchoir, elle se laissa tomber sur un canapé en sanglottant vivement.

Cette répliqne, bien différente de ce à quoi Henriquez s'attendait, le surprit et même l'affecta. Il connaissait assez son naturel violent; pour croire qu'elle allait s'emporter contre lui. Il regretta donc la dureté avec laquelle il venait de lui parler; et réfléchissant qu'une faute commise par une femme, à cause de son amour pour lui; méritait au moins quelque chose de plus doux; il hésitait à réparer sa vivacité ... son bon cœur l'emporta, et s'approchant de Victoria, il dit:

«Je sens, madame, que j'ai été trop loin, et vous demande grâce de la brusquerie de mes paroles ... je ne voulais pas, non, je vous assure, je ne croyais pas être aussi sévère ... pardonnez-moi et comptez sur le regret bien sincère que j'ai de mon oubli.»

«O Henriquez! répondit Victoria en redoublant ses larmes, c'est moi seule qui ai tort, et je sens toute l'indiscrétion de ma conduite. L'aveu que j'ai pu laisser échapper de mes lèvres, me couvre de honte ... mon cœur était plein de votre image et il ne m'a pas été possible de me taire plus long-tems ... mais si, noble et généreux comme vous l'êtes, vous daignez oublier ma faute, si vous faites grâce au délire du moment ... je vous en supplie ... (elle se jetta de nouveau à ses pieds) je vous promets de vaincre mon fatal sentiment et d'en conserver un remords éternel.»

Henriquez ne put se défendre de quelque sensibilité, en voyant l'humiliation où se portait cette femme rusée, et la relevant, il la pressa dans ses bras, en l'engageant à se calmer, et à mettre en oubli ce qui venait de se passer.

«Oh! jamais, jamais ma honte ne s'effacera de ma pensée; mais vous me pardonnez, Henriquez; faites plus, jurez-moi que vous ne me mépriserez point. Être aimable et parfait, je saurai vous prouver que si Victoria a pu céder à une faiblesse impardonnable, elle sait réparer ses torts et se les faire pardonner.»

Henriquez l'assura qu'il se défendrait d'en avoir une opinion défavorable; et il ajouta que cette candeur franche et le courage qu'elle mettait à s'accuser avaient déjà plus qu'expié l'imperfection de sa conduite.

Victoria affectant d'être satisfaite et reconnaissante de cette assurance, prit la main d'Henriquez d'un air d'humilité, et l'ayant portée à ses lèvres, elle s'éloigna de lui avec précipitation, comme s'il lui eut été impossible de soutenir plus long-tems sa présence.


CHAPITRE VIII.

Victoria, qui n'avait pas de grands succès de sa démarche, ni de la sensibilité d'Henriquez, courut s'enfermer dans son appartement, pour y fulminer tout à son aise contre le nouvel obstacle qui s'opposait à ses vues; la contrainte qu'elle s'était imposée devant le jeune homme n'étant plus restrainte, elle se livra à des imprécations dignes d'une furie: elle se maudit elle-même, et l'instant qui lui avait donne l'être, et la mère qui l'avait portée. L'orgueil outragé étouffait son cœur, et elle criait vengeance ... vengeance sur l'innocente Lilla! »Oh! tu périras, fille détestée, chétive créature, dit-elle, en s'emparant d'un poignard, et l'agitant d'un air déterminé: oui, j'achèverai ma fureur sur toi, et tu n'auras plus l'audace de rivaliser de bonheur avec celle qui t'abhore.»

»Doucement, signora, dit quelqu'un qui lui arrêta le bras en riant: c'était Zofloya.

»Quoi! vous ici? comment se fait-il ... au surplus, c'est venir bien mal à propos; car, ni votre présence, ni vos paroles, n'auront le pouvoir de me tranquilliser maintenant.»

»Belle dame, je croyais cependant vous apporter quelque consolation.»

»C'est impossible. Henriquez me déteste ... dis, maure, est-il en ta puissance de changer ses sentimens? peux-tu faire que sa haine devienne amour?»

»Je puis tout, si vous voulez croire en moi.»

»Mais tu n'es pas sorcier?»

»Ne saurait-on avoir quelques connaissances en physique, sans être physicien?»

»J'avoue, Zofloya, que vous possédez un grand savoir, reprit-elle plus patiemment; mais il ne peut aller jusqu'à ... non assurément, vous n'avez pas l'art de changer le cœur d'Henriquez, au point de le rendre amoureux de moi, tandis qu'il en aime une autre?»

»Pas, tant que cette autre existera, belle personne.»

»Eh bien, que faire ... dites ... dites donc ...»

»Charmante! délicieuse créature!...

Ces mots furent prononcés avec une emphase qui toucha sensiblement Victoria: l'accent était plaintif et tendre ... il lui arracha des pleurs, et ne sachant plus où elle en était, elle se jeta dans des bras ouverts pour la recevoir, et pleura sur le sein du maure, qui la pressa contre son cœur.

Cette méprise de la dame dura peu; revenant de son délire, elle s'arracha promptement de ses bras, et dit en tremblant:»c'est une chose bien étrange, Zofloya, que vous ayez ainsi le talent de m'appaiser, et de m'entraîner vers vous d'une manière si irrésistible.... En vérité, beau maure, je suis tentée de croire que tu possèdes quelque moyen pour me rendre de la sorte.»

Le maure fit un salut gracieux pour réponse.... En ce moment, réunissant tout ce qu'il avait d'attrayant dans sa personne, il parut quelque chose de plus qu'un mortel aux yeux de Victoria, dont l'orgueil ne put l'empêcher d'en convenir, par les éloges dont elle le combla.

»Maîtresse imcomparable et adorable, dit-il, en posant un genou en terre, et la main sur son coeur, veuillez informer le plus soumis de vos esclaves, de ce que vous désirez de lui; et croyez que son bonheur sera d'accomplir vos souhaits, avec toute la promptitude d'un être qui vous est entièrement dévoué.»

Levez-vous, Zofloya, dit-elle, séduite par cette complaisance entière qu'elle trouvait dans le maure. Levez-vous, et dites-moi ... oui, cher ami, il faut que tu me dises ce que je dois faire de ... de ... Lilla?»

»Cette petite lille se trouve encore là pour gêner votre amour, n'est-ce pas?»

»Eh! mon dieu oui»

»Et vous voudriez vous en défaire?»

»C'est cela même; je voudrais ... qu'elle fût morte.»

»Pas tout-à-fait, signora, il ne faut pas tuer cette pauvre enfant.»

»Eh, pourquoi non?»

»Parce que cela vous ferait accuser; et adieu, alors, à vos espérances: vous oubliez, belle Victoria, que déjà....»

»Chut! à quoi bon cette remarque?»

»C'est qu'il ne faut pas répéter trop souvent des actions semblables signora.»

»Maudit soit le scrupule. Eh bien elle mourra, c'est moi qui vous le dis; et cela sans votre aide.»

Le maure lui lança un regard terrible. »Soit, madame,» et lui tournant le dos, il se retrait majestueusement vers la porte.

»Oh! restez, être indéfinissable et faites-moi grâce encore cette fois.»

»Que voulez-vous donc? vous vous désespérez, quand je vous conseille l'espoir, et ne me croyez jamais.»

»Eh bien, expliquez-vous, et dites-moi.»

»Eh bien, eh bien, la petite Lilla ne mourra point, mais elle sera à votre disposition, et vous pourrez lui infliger telle punition qu'il vous plaira.»

»Une punition! dites des tourmens ... les tourmens les plus horribles, pour tout ce qu'elle m'a fait souffrir, prononça Victoria, l'œil en furie, et le geste menaçant. Mais quand, et comment me la livrerez-vous, Zofloya?»

»Demain, à la pointe du jour, trouvez-vous dans la forêt: vous suivrez le sentier obscur que vous trouverez à votre gauche, et monterez le rocher qui est au-dessus du bois; quand vous serez tout en haut, vous verrez un vallon sous vos pieds; alors asseyez-vous en cet endroit et m'attendez.»

«Je m'y trouverai, bien sûr ... mais Lilla?»

«Elle sera avec moi; ne vous embarrassez pas davantage, Victoria.»

Un plaisir abominable se fit sentir dans l'âme de cette méchante furie: elle comprit à merveille quelles étaient les intentions du maure.

«Zofloya, dit-elle avec vivacité, excellent Zofloya, comment reconnaître tant d'obligeance?» Alors, ôtant de son doigt un brillant d'une immense valeur, elle ajouta: acceptez ceci, et portez-le pour l'amour de moi, mais caché dans votre sein.

Zofloya refusa le présent avec orgueil.—Gardez votre diamant, signora. Les richesses du monde n'ont rien qui me tente. J'élève mes prétentions plus haut.

«Et quelles sont donc vos prétentions, Zofloya?»

«Elles reposent sur vous-même, Victoria!... J'aspire à votre confiance pleine et entière ... à votre affection, madame.»

Victoria traita de pure galanterie les propos du maure et en rit. Zofloya rit également, mais d'un air différent, et fesant un salut en marchant vers la porte, il dit: adieu pour l'instant, très-belle dame; demain, soyez ponctuelle au rendez-vous.»

«Le sommeil n'approchera pas de mes paupières, je vous assure; et à la dernière scintillation des étoiles, je sortirai du château.»

Sitôt que Zofloya fut parti, Victoria éteignit sa lampe, dans la crainte qu'elle ne l'empêchât d'observer la petite pointe du jour: ensuite, ouvrant sa fenêtre, elle s'assit auprès, et regarda d'un front hardi, la majesté des cieux. Elle souffrit patiemment la longueur d'une nuit sans repos. Semblable à l'assassin qui, devenu impassible aux maux physiques, par la férocité de son âme, attend les heures solitaires pour dresser ses embuches au malheureux qu'il a désigné. Pour Victoria, elle guettait l'instant de tomber sur la sienne! elle pensait tout à la fois à sacrifier un enfant, et au bonheur dont elle s'était promis de jouir avec son futur époux. Forcée de convenir à la fin, que les charmes innocens de cet être céleste étaient la barrière qui s'y opposait encore, elle résolut, dans tout l'orgueil de son âme vindicative, de s'en venger, en lui fesant subir tout ce que la malice la plus noire peut inventer.

Pendant que ceci se passait, Henriquez laissé à ses réflexions, repassa en lui-même la conduite de Victoria. Il commença à croire qu'il l'avait traitée avec trop de douceur et de patience. Une augmentation de dégoût s'élèva contre elle dans son âme, et il mettait en parallèle ses aveux honteux et déshonorans avec la modestie de l'orpheline; l'admiration parfaite qu'il avait pour l'une, lui fesait regarder l'autre avec antipathie: il sentait la nécessité d'éloigner sa douce amie d'une femme aussi corrompue, et une sensation délicieuse remplissait son cœur, en songeant qu'il touchait au terme où les scrupules de son amante céderaient à ses désirs, et qu'il pourrait enfin la nommer son épouse chérie. L'année expirait sous très-peu de semaines: il pensa à en saisir la fin pour la célébration de son mariage, après quoi, disant adieu à son pays, aux lieux où il avait vu périr le meilleur comme le plus aimé des frères, il devait aller dans une contrée ou ses malheurs ne vinssent point se retracer à sa mémoire? se fesant ensuite une idée de son avenir, du bonheur d'être l'époux d'une charmante femme, et le père d'aimables enfans, une larme coulait sur sa paupière, en pensant que Bérenza n'existait plus pour admirer ce tableau de la félicité domestique.

Pauvre Henriquez! cette félicité, l'espoir de tes jours, le sujet de tes songes ne se réalisera donc jamais! jamais tes droits à une existence de délices ne te l'assureront; et au contraire une perspective affreuse, épouvantable, va s'ouvrir devant toi!

Victoria était restée près de sa fenêtre, plongée dans la méditation la plus sombre, jusqu'à ce que l'horison commençât à montrer de faibles rayons de lumière entre les nuages etles brouillards que les eaux éloignées dissipaient lentement. Les étoiles s'affaiblissaient, et un vent frais s'élevait de l'est, quand ne songeant qu'au mal, elle quitta son appartement avec précaution, et le cœur lui battant fortement, elle traversa les cours du château sans être aperçue. Elle fut droit à la forêt par une petite porte qui donnait de ce côté, et dont elle tira les verroux. Le chemin que Zofloya lui avait décrit ne lui fut pas difficile à trouver; quoiqu'il fit encore très-peu de jour, et elle le reconnut à un massif d'arbres qui en formait l'entrée. Alors l'allée sombre et montante s'offrit à elle; c'était le chemin du rocher. Cette masse énorme obscurcissait, par son étendue, tout ce qui était au-dessous. Jamais auparavant Victoria, malgré son intrépidité, n'eut tenté d'aller si loin à une pareille heure, mais entièrement confiante dans la bonne foi de Zofloya, et stimulée par son plan de vengeance, elle monta hardiment le rocher.

Le jour s'avançait par degrés, cependant le brouillard empêchait encore d'y voir distinctement. Victoria fit quelques pas, et bientôt elle fut arrêtée par le bruit gémissant d'une cataracte qui tombait à travers les fentes du roc dans un goufre qui était au-dessous. Néanmoins elle s'avança jusqu'à ce qu'elle eut atteint le sommet, tandis que les eaux semblaient redoubler de fureur et de bruit à son approche. Arrivée là, elle s'y arrêta pour attendre qu'on y vit plus clair, et qu'elle put mieux observer ce qui l'entourait. Des masses de brouillard s'élevèrent les unes sur les autres, et leur pointe obscure s'étendant sur l'horison lointain, ne laissait rien voir au-delà.

Les étoiles avaient toutes disparu. On eut dit qu'elles avaient honte de briller devant une femme si criminelle: à leur place s'élevait des nuages qui couvraient la face du ciel. Le vent souillait avec violence à travers les arbres de la forêt, et un murmure sourd partant des cavités du rocher, se répétait d'échos en échos. Si ce spectacle était fait pour inspirer une sorte de crainte religieuse à l'âme qui se serait trouvée en contemplation pieuse de la nature, il devait, par un effet contraire, agiter et frapper d'un sombre désespoir celle qui ne cherchant que le crime, s'enfonçait dans toutes ses horreurs.

Tel était l'état de Victoria!... S'impatientant de la lenteur que le jour mettait à paraître, elle se leva et promena ses regards de tous côtés. A sa droite, les ombres enveloppaient la forêt, qui ne lui paraissait qu'un immeuse vallon, ainsi que Zofloya lui avait dit qu'elle le verrait sous ses pieds; tandis qu'à sa gauche, un cercle d'un bleu sombre faisait découvrir l'océan doré à une distance lointaine, et qui, dans son élévation oblique, semblait se joindre au firmament.

Le rocher sur lequel Victoria était, comme le plus élevé, recevait aussi en premier la lumière; et c'est ce qu'à sa plus grande joie elle reconnut bientôt. Tout commença à se développer autour d'elle, et ses yeux avides cherchaient à distinguer, à travers tout, des choses qui l'intéressaient. Chaque instant qui fuyait était pour son âme sanguinaire un vol fait à sa vengeance. Enfin son cœur bondit de plaisir en voyant ce qu'elle désirait si ardemment. Le maure marchant rapidement par le sentier qu'elle venait de traverser, lui parut toujours d'une taille extraordinaire quoiqu'à une pareille distance. Il portait une créature sans vie dans ses bras, et dont la tête était posée sur son épaule. C'était cette Lilla, si fraîche, si jolie, et qu'une pâleur excessive rendait maintenant l'égale de la mort! Il approcha; et, comme s'il n'eut porté aucun fardeau, monta le rocher avec la promptitude de l'éclair.... Victoria regarda avec une joie féroce l'orpheline infortunée, dont les membres flexibles étaient privés de mouvement. Ses bras, blancs comme neige et nuds jusqu'à l'épaule, (car elle n'était couverte que par un simple vêtement de nuit) pendaient sur le dos du maure. Ses pieds et ses jambes ressemblaient à l'albâtre sculpté, et étaient également nuds. Sa tête tombait insensible, et ses longs cheveux blonds, libres du rézeau qui les avait tenus enveloppés, couvraient en partie son col et ses joues, puis s'élevaient ensuite au gré du vent.

«La précipiterons-nous à l'instant même, demanda Victoria, qui regardait d'un œil jaloux les grâces parfaites de sa victime.

«Non, il n'en sera pas ainsi, mais suivez-moi, madame, dit Zofloya. Alors il descendit brusquement un côté fort rude du rocher. Elle le suivit quoiqu'ayant peine à aller aussi vîte que lui. Tantôt il côtoyait les bords d'un précipice, et tantôt descendait une roche. Enfin il s'arrêta quelques instans dans un vallon étroit, ou plutôt dans la division de deux montages d'une hauteur prodigieuse. Cet endroit se terminaient par un terrein irrégulier et rempli de pierres inégales qui semblait descendre dans un gouffre. Zofloya regarda Victoria, il s'aperçut qu'elle était rendue de fatigue. « Allons, du courage, dit-il, nous n'avons plus un grand chemin à faire.»

Elle feignit d'être contente, et le suivit de nouveau quand il se remit en marche, tant la force de ses passions lui donnait de fermeté désespérée.

Soudain Zofloya s'arrêta; il posa son fardeau inanimé sur une pierre garnie de mousse. Ensuite, d'un air aisé, il en dérangea une d'un volume énorme, qu'on eut dit faire partie du rocher, mais qui n'en était qu'un morceau détaché: une ouverture étroite et profonde se trouva dessous. Le maure reprenant Lilla dans ses bras, entra par cette ouverture en se courbant beaucoup. Victoria le suivit encore, et se vit avec lui dans une caverne immense, et qui ne tirait du jour que par l'endroit où ils étaient entrés.

«Ici, Victoria, votre rivale sera au moins hors d'état de vous porter ombrage; et si le cœur d'Henriquez n'est pas invincible, je ne vois rien maintenant qui puisse empêcher votre bonheur.

»Mais, dit-elle avec horreur, tant que Lilla vivra, n'aurais-je pas à m'inquiéter, et n'est-il pas possible qu'elle se sauve d'ici?»

»Regardez donc, signora, si ne voilà pas de quoi dissiper toutes vos craintes?» En disant ceci, le maure leva une chaîne massive qui était fixée dans le mur, et qui, du fond de la caverne, conduisait à l'entrée.

»Je vais passer cet anneau qui le termine autour du corps de la jeune fille, tandis qu'elle est encore sans connaissance; serez-vous satisfaite après cela?»

»Je crois que oui, Zofloya.» La malheureuse voulait la mort et non la captivité de sa victime.

»Eh bien! pour vous faire plaisir, je vais l'attacher, quoique cela soit inutile, car, quand elle reprendra ses sens, il lui sera impossible de deviner l'état où on l'aura mise. J'ai été la prendre dans son lit, où elle dormait d'un profond sommeil, et en rêvant, sans doute au bonheur de se voir bientôt l'épouse d'Henriquez, je n'ai agi de la sorte que pour m'acquitter de ce que je vous avais promis. La jeune personne se sentant ainsi enlevée, a voulu crier et se débattre, mais un mouchoir que je lui ai appliqué sur la bouche l'a réduite au silence, et bientôt elle s'est évanouie. Elle est restée depuis dans cet état. Comment donc, femme incrédule et craintive, pouvez-vous conserver aucune idée qui vous soit contraire? il n'est pas besoin de faire autre chose que de la laisser ici: elle n'en sortira pas, je vous jure.

«C'est à merveille; mais, malgré tout, il n'y a pas de mal de l'attacher à la chaîne; si ce n'est point une précaution nécessaire, cela lui servira au moins de châtiment.... Allons, bon Zofloya, faites encore ce que je désire, continua-t-elle en mettant la main de sa belle victime dans celle du maure, et sortons bien vîte d'ici avant qu'on puisse s'apercevoir de notre absence.»

Zofloya rit d'un rire amer et méprisant. Il tenait la main de Lilla et la chaîne: il dit avec persiflage, en regardant l'une et l'autre, «pensez-vous, Victoria, que le conseil des dix ait jamais renfermé aucun de ses condamnés dans un endroit plus secret que cette caverne? Cet anneau ... cette chaîne pesante feraient croire que....

A cette mention terrible du conseil des dix, Victoria changea de couleur. «Votre remarque est cruelle et vient bien mal-à-propos, Zofloya. Pourquoi parler de ces choses dans un moment pareil? je vous en prie, attachez cette chaîne et allons nous-en.»

Conservant toujours son air sardonique, le maure obéit. La chaîne fut attachée au corps délicat de la pauvre petite orpheline, et Victoria se hâtant de gagner l'ouverture de la caverne, dit: «Allons, sortons vite, Zofloya.»

Ils allaient partir en laissant la malheureuse enfant étendue sur la terre rocailleuse.... Déjà ils montaient l'ouverture.... Elle ouvrit les yeux! sa situation, frappa ses sens affaiblis. Elle voulut parler, et ne le put. Alors tendant ses mains d'une manière suppliante, elle se traîna sur ses genoux. Le bruit qu'elle fit avec sa chaîne, obligea Victoria à tourner la tête.... Elle vit la trop malheureuse orpheline ... mais ne vit en elle qu'une rivale; et dans l'odieux de son âme, elle lui lança un regard de mépris, et continua son chemin. La pauvre petite qui l'avait reconnue, fit un cri perçant et la nomma.... Victoria n'en fut point émue.... Cet abandon barbare ne toucha point la tigresse!

«Signora, observa le maure, comme ils traversèrent la montagne, je reviendrai à la caverne dans le jour, pour apporter la nourriture de notre prisonnière, et un grand manteau de peau de léopard que j'ai, et qui lui servira tout à-la-fois de lit et de vêtement Mon intention aussi....

»Vous paraissez bien tendre pour cette créature, interrompit aigrement Victoria.»

«Il n'est pas dans nos vues que votre rivale périsse de faim, repliqua froidement le maure. Elle aura tout ce qui sera nécessaire pour la soutenir, car dans le lieu où elle est condamnée à finir ses jours, le chagrin sera une cause suffisante pour y mettre un terme.»

«A la bonne heure. Qu'elle souffre et meure, c'est tout ce que je demande.»

«Viendrez-vous la voir quelquefois, signora?»

«Oui, il est possible que cette petite ennemie de mon bonheur me fasse plaisir à voir dans l'état ou nous la laissons. Cependant, si Henriquez ne devient pas plus aimable, elle n'aura pas a se féliciter de mes visites.»

«Voilà qui est très-bien combiné, signora. Si le signor Henriquez vous garde toujours rigueur, la mémoire de Lilla étant cause de son indifférence, il faudra punir celle-ci. En vérité, signora, j'admire l'inflexibilité d'esprit que vous possédez.... Cette âme altérée de vengeance, et qui ne cède point aux considérations.»

Victoria regarda le maure en face, pour voir si ce qu'il disait ne tenait pas de la plaisanterie, et elle fut contente de reconnaître dans ses yeux éteincelans la cruauté et l'ardeur du mal dont elle-même était remplie.

Le jour était fort avancé, mais le soleil ne faisait paraître aucun de ses rayons ... des nuages s'étendaient par milliers dans l'espace, et venaient se réunir en foule au-dessus de la forêt. Toute la nature gardait un silence morne, comme si l'œil du matin se fut arrêté sur le crime qui s'était commis à son aurore.

Le maure ne parlait pas, et Victoria, perdue dans ses calculs sur la conduite la plus sûre à tenir pour en venir à ses fins, ne cherchait pas à entamer la conversation.

Ils arrivèrent de cette manière à l'endroit le plus ouvert de la forêt, et Zofloya observa qu'il était prudent de se séparer avant que d'être en vue au château. Victoria sentit l'à-propos de l'observation, et alla droit à la petite porte qui donnait près d'une voûte, conduisant au pied de son escalier, tandis que Zofloya tourna ses pas d'un autre côté.


CHAPITRE XI.

Henriquez s'éveilla, après s'être entretenu toute la nuit dans ses songes, de l'aimable créature qu'il comptait bien voir aussitôt son lever. Lilla avait pour habitude de se promener le matin, à l'entrée du bois, dans un endroit très-ouvert et garni de petits buissons d'arbustes de toute espèce. Elle venait là prendre le frais, et y trouvait son ami, ayant un livre à la main, en attendant son arrivée.

Cette fois il l'attendit plus long-tems que de coutume; il marcha avec patience pendant environ une heure, s'imaginant que l'indisposition qu'avait sentie la jeune personne la veille, la retenait un peu plus tard au lit. Cependant la matinée s'avançait, et il devenait improbable que Lilla fût encore couchée; c'est pourquoi il retourna sur ses pas, pour en demander des nouvelles. Il fit venir sa femme de chambre pour savoir si sa maîtresse dormait encore, et alors l'avertir de l'heure qu'il était. Mais de quelle alarme ne fut-il pas saisi, quand cette fille vint lui dire que la jeune signora n'était pas dans sa chambre; que cependant ses vêtemens y étaient, et à la même place où elle les avait posés la veille!

Henriquez, naturellement impétueux, ne fit aucune remarque, mais s'élançant de son siége, il vola à l'appartement de son amie, où, ne la trouvant pas, il en sortit pour courir comme un insensé dans toutes les parties du château, et ... inutilement! Livré à la plus mortelle, inquiétude, et trouvant la porte de la chambre de Victoria ouverte, il y entra brusquement, pour lui demander avec volubilité où était sa Lilla?

La femme artificieuse s'attendait à cette scène. Elle feignit d'être réveillée en sursaut par la bruyante entrée d'Henriquez. Celui-ci s'embarrassant fort peu de l'effet qu'elle produisait, et sachant à peine ce qu'il faisait, courut vers le lit, et prenant sa belle-soeur par le bras, il lui demanda, d'une voix troublée, où était sa bien-aimée. « Madame, ma Lilla est enlevée... Ah! de grâce, dites, dites-moi si vous savez où on l'a conduite.»

«Lilla enlevée! c'est impossible, signor.... Comment voulez-vous que cela soit?... Cependant à votre air on en croirait quelque chose ... mais je ne puis vous rien dire, absolument rien là-dessus.»

«Oh! mon dieu, mon dieu! si je ne retrouve pas mon amie, je suis perdu.... Où est-elle? où est-elle?

«Signor Henriquez, veuillez vous éloigner un moment, que je puisse m'habiller, et je vous assure que nous chercherons aussitôt votre petite amie ... mais calmez-vous, je vous supplie, et croyez que la belle enfant ne peut être loin.»

Henriquez se frappa le front et sortit tout troublé de l'appartement, Victoria sonna ses femmes, et sitôt qu'elle fut habillée, elle alla le retrouver. Elle eut l'air de chercher avec lui, surtout où on pouvait supposer qu'était Lilla. Hélas! Henriquez eut beau l'appeler par tous les noms les plus tendres, l'aimable créature, enchaînée et dans une caverne affreuse, était loin de pouvoir entendre les cris de l'amour.

Ils revinrent dans sa chambre à coucher, et trouvèrent tout à la même place où Henriquez l'avait laissé, ce qui faisait bien voir qu'elle n'y était pas rentrée. Le lit parut dérangé de manière à laisser croire que la violence l'en avait arrachée, car une partie des couvertures tombaient sur le parquet. Les rideaux étaient déchirés, et le réseau avec lequel elle avait couché cette nuit là, était également à terre, comme s'il y fut tombé de force. Sur ce plus grand examen, le désespoir du jeune homme ne connut plus de bornes. Cette idée affreuse lui troublant la tête, et ne pouvant se soutenir, il partit comme un éclair pour la chercher dans la forêt, et même dans les rochers et les montagnes voisines.

Il revint vers le soir avec une fièvre violente, et sans avoir pu trouver le moindre indice de ce qu'était devenue la belle Lilla. A peine avait-il fait la question inutile, en rentrant, pour savoir si on avait eu des nouvelles, que sur la terrible négative, il tomba sans sentiment sur la terre.

Victoria le fit porter dans son lit. La fièvre augmenta et un délire violent le suivit. Dans ses transports, il faisait des efforts inouis pour s'arracher des mains de ceux qui le retenaient; et ses domestiques en pleuraient à chaudes larmes. On désespéra de sa vie pendant trois semaines, et la folie qui le possédait laissait craindre qu'en guérissant il ne revint jamais à un état de parfaite raison.

Pendant ce tems, la pauvre Lilla, cause infortunée de tout ce ravage, continuait de languir dans son horrible prison. Le maure la soignait avec une grande exactitude. Il lui avait porté tout ce qui était nécessaire et commode, ainsi que le superbe manteau de peau de léopard qu'il avait promis, pour la garantir en quelque sorte de la dureté de la terre, sur laquelle elle était forcée d'étendre son corps délicat. Cependant, dans cette situation pitoyable, elle entretenait l'espérance que ses peines (dont elle ne pouvait concevoir la cause) finiraient, et qu'elle serait rendue à la vie et à l'amant qu'elle adorait. Elle essaya quelquefois d'adoucir le maure, et de le questionner pour connaître les motifs du traitement cruel dont on usait à son égard, et qu'au fond elle pouvait bien deviner; mais le maure la regardant d'un air terrible, arrêtait ses paroles. Il lui apportait journellement sa nourriture, mais sans dire un mot. Enfin son air détruisait le peu d'assurance dont Lilla s'armait avant qu'il entrat.

De faibles éclairs de raison, et un mieux assez sensible s'annoncèrent dans le malheureux Henriquez. Pendant sa maladie, Victoria n'avait pas quittée un seul instant son appartement. C'était elle qui lui faisait prendre tous les remèdes que les médecins prescrivaient; et elle s'était fait apporter un lit de repos dans un cabinet près de sa chambre, afin de le veiller plus sûrement. Quand l'état de santé du malade lui permit de reconnaître quelque chose autour de lui, les attentions de Victoria redoublèrent, mais pour déplaire infiniment à celui qui en était l'objet. Ainsi ces soins excessifs, qui prouvaient l'attachement le plus vif, ne faisaient qu'ajouter à la répugnance qu'il sentait à la voir. Une pareille sollicitude lui était plutôt pénible qu'agréable, et les instans où l'infortuné éprouvait plus de soulagement à ses maux, étaient ceux où Victoria s'éloignait de lui; mais elle ne s'apercevait ou ne voulait pas s'apercevoir de cette répugnance. Chaque jour au contraire la rendait plus soigneuse, plus tendre, et elle ne déguisait plus ses émotions avec lui. Henriquez était toujours affecté d'une sombre mélancolie, et continuellement abstrait. Lorsque Victoria s'en approchait, un frisson involontaire le surprenait; et quoiqu'elle se flattât qu'à la fin ses soins lui attireraient un sentiment plus doux, rien n'annonçait le moindre changement dans le jeune homme.

Un soir que cette femme amoureuse était assise dans un petit salon de l'appartement d'Henriquez, et attentive à examiner son air pensif, celui-ci voulant être quelques instans seul pour se livrer tout entier à sa douleur, lui dit tranquillement: « Je ne désire pas, signora, imposer une gêne continuelle à votre amitié, et je vous prie, maintenant que je suis en convalescence, de vous dispenser de vos attentions pour moi, et de prendre quelque récréation qui vous repose l'esprit.»

Victoria, profitant de cette ouverture pour reparler du sujet si cher à son cœur, lui dit du ton d'un tendre reproche: « Cruel Henriquez! est-ce ainsi que vous devriez parler à celle qui ne peut vivre qu'auprès de vous? Epargnez au moins un cœur qui vous aime, qui....»

»Signora! je n'aurais pas dû m'attendre à ce que vous revinssiez sur un sujet ... et en ce moment encore!»

«Eh bien! je ne puis me taire davantage;»et se jetant de nouveau aux pieds d'Henriquez, elle poursuivit ainsi: « Oui, je vous aime, je vous adore, et j'en perds l'esprit. O Henriquez, si vous avez une étincelle de sensibilité, de compassion, ne me repoussez pas, mais ayez pitié d'une malheureuse qui ne peut vaincre sa folle passion!»

Le pauvre persécuté ne savait que répondre cette fois à de tels aveux. La reconnaissance qu'il devait aux soins que Victoria lui avait prodigués pendant sa maladie, lui défendait de la traiter avec la même sévérité dont il avait fait usage à sa première déclaration. Cependant la voir à ses pieds excita de nouveau son humeur, et il n'y eut pas de considération qui put l'obliger à la traiter avec ménagement. Il garda pendant quelques instans un silence pénible, puis s'efforça de la lever de terre; mais sa faiblesse l'en empêchant, il dit:

«De grâce, madame, quittez cette posture. Jusque là il me sera impossible de vous parler.»

Victoria se leva excessivement troublée.

Il y a une chose très-vraie, signora, c'est que l'affliction profonde que m'a infligé le destin, ne sera jamais oubliée. J'ai perdu le seul bien qui m'attachait à la vie: je suis encore à chercher comment a pu m'arriver ce malheur affreux; mais mon cœur déchiré ne guérira pas de ce coup; et quoique je paraisse revenir en santé, je prévois que mes jours ne seront plus longs désormais. Que ceci suffise pour répondre aux avances que vous vous êtes permis de me faire. Mais afin qu'il ne vous reste aucun doute sur mes sentimens, j'ajouterai que les circonstances fussent-elles différentes de ce qu'elles sont, et n'eussai-je point aimé une créature aussi pure, aussi vertueuse que ma Lilla, je n'aurais pu, dans aucun tems, vous payer de retour. Notre façon de penser et de sentir est absolument opposée à tous égards.... Que ce soit un tort de mon coté, je l'ignore ... mais je sens que je me plongerais plutôt un poignard dans le cœur, que d'entretenir pour vous le moindre sentiment de tendresse.»

«Fort bien! s'écria Victoria, d'une voix étouffée. Fort bien, homme ingrat ... vous ne déguisez pas les choses.... Adieu, je ne vous importunerai pas plus long-tems de ma présence. Cependant, avant que de vous quitter, je vous rappelle que votre Lilla, que vous regrettez tant, est perdue pour vous!

Mais sa mémoire vit encore, prononça Henriquez aux abois. Mon cœur saignant en est rempli, femme cruelle, ajouta-t-il avec agonie.» L'effort qu'il venait de faire était trop grand pour son état, et ne pouvant plus se soutenir, il tomba sur le plancher.

Victoria, qui s'en allait, se retourna vîte à cette chûte, et le prenant dans ses bras, elle soutint sa tête sur sa poitrine.

«Homme obstiné, dit-elle avec dépit, tu seras à moi, l'enfer dût-il être mon partage!«

«Laissez-moi, laissez-moi; plutôt mourir à l'instant mêmee, dit Henriquez, qui avait entendu ces paroles; et se sentant pressé par Victoria, il fit un effort pour se dégager, comme s'il eût craint la piqûre d'un serpent, et se jeta d'un autre côté. Victoria ayant peur qu'il ne retombât dans le délire, ne dit plus rien, mais l'aidant malgré lui à se lever, elle le conduisit vers son lit, et le laissa libre.

Fortement irritée de ce qui venait d'avoir lieu, la dame tourna ses pas vers la forêt. Il était tard, et l'obscurité des nuages devenait celle de la nuit, mais cela ne l'empêcha pas de poursuivre son chemin. Le tonnerre roulait sur sa tête, et les éclairs coupaient sa route; mais son urne, pleinement en guerre avec elle-même, ne remarquait pas ce qui se passait dans les élémens; et d'ailleurs les choses qui ne tenaient point à elle particulièrement, avaient rarement le pouvoir de l'affecter.

«Eh que vais-je donc devenir, dit-elle très-haut, en pensant bien que personne n'était à portée de l'entendre. Comment satisfaire ma funeste passion? tout ce que j'ai fait jusqu'ici n'aura-t-il été que peines perdues; et l'objet de mes souhaits, ce but si ardemment désiré m'échapperait-il?... non, non, cela ne sera pas. Pour l'obtenir, je sacrifierais jusqu'à mon salut éternel ... car, je ne puis exister avec sa privation. Ce monde m'est devenu un purgatoire affreux ... ah, Zofloya, pourquoi ne viens-tu pas me seconder de tes avis? surement tu ne peux m'oublier en ce moment, où j'ai le plus besoin de toi ... mais, peut-être n'as-tu plus de moyens à m'offrir....»

Comme elle prononçait ces mots, une douce vibration frappa ses oreilles. Elle écoutait, et ne concevait pas ce qui pouvait rendre des sons si harmonieux. Elle crut reconnaître quelque chose de Zofloya; mais les sons cessèrent, et Zofloya ne parut pas. L'humeur lui fit quitter la place. Elle allait sortir de la forêt avec promptitude, lorsqu'il s'offrit soudain devant elle. «C'est vous; Maure, ah! tant mieux, car je m'impatientais de ne pas vous voir. Mais, pourquoi ne vous ai-je pas rencontré d'abord?»

«Je vous suis depuis quelques minutes, Signora.»

«Eh, que ne parliez-vous?»

«Je vous ai déjà observé que je mettais mes délices à me voir appelé.»

«Mais, pourquoi cette fantaisie?»

«Vous écoutiez quelques sons qui se perdaient dans les airs, et je n'ai pas voulu vous interrompre. A présent, dites-moi, Victoria, comment vont vos amours.»

«Au plus mal; et je crains bien, malheureuse que je suis, de n'en voir jamais la réussite. Henriquez me hait de plus en plus. Ce soir, il vient de me repousser et de me fuir.»

«Et son excuse pour tenir rigueur à la plus aimable de son sexe?»

«Le souvenir imbécile qu'il conserve de sa Lilla. Encore a-t-il ajouté de plus, que quand cette petite créature n'eût jamais existé, ce n'est pas moi qui lui aurais inspiré de l'amour dans aucun tems.»

«Le sot! je vois que pour vous en faire aimer, il faudrait ressembler sa Lilla.»

«Oh! certainement; il faudrait changer ma grande et forte taille contre sa mince structure, mes traits matériels pour sa figure enfantine. Eh bien, je le ferais encore, s'il ne s'agissait que de cela pour obtenir un regard de l'impitoyable Henriquez.»

«Belle Victoria, dit le maure d'un ton caressant, ne parlez pas ainsi contre vos avantages, qui valent tout au moins les siens. Vous avez, sous beaucoup de rapports, une grande supériorité sur la petite Lilla, et vous touchez à la perfection plus qu'aucune autre femme. Il faut que le seigneur Henriquez n'ait pas de goût pour vous voir autrement ... mais il serait facile ... on pourrait prendre un parti....»Le maure n'acheva pas, et Victoria cherchant à pénétrer sa pensée, lui dit: « parlez, parlez Zofloya, si vous avez quelque chose à me dire pour me tirer d'embarras; ne me cachez rien.»

En ce moment, un vif éclat de lumière divisant les cieux, Zofloya dit: «cherchons un abri, signora, car voici un orage qui se prépare.»

«Oh! je me moque bien de l'orage! dites-moi plutôt si vous avez un moyen d'adoucir mon désespoir. »

—Vous ne craignez pas la foudre, signora? ni moi non plus.

Croyez-vous donc fortement qu'Henriquez ne veuille jamais vous payer de retour?

—Je viens de vous le dire, reprit Victoria avec tristesse.

—Et, malgré cela, vous persistez à l'aimer.... Vous le croyez toujours nécessaire à votre bonheur?

S'il fallait y renoncer, je me percerais à l'instant de ce poignard. (Elle toucha le stilet qui tenait à sa ceinture.)

Zofloya garda quelques minutes le silence et reprit de la sorte:

—Si vous pouviez seulement obtenir son amour et des marques non équivoques de sa tendresse, sous la forme trompeuse de Lilla, consentiriez-vous à faire ce qu'il faudrait pour cela?

—Je ne vous entends point; mais je me hâte de vous assurer que rien ne m'arrêtera, s'il s'agit de l'obtenir. Voyons, que faut-il entreprendre encore?

—Il se fait tard, signora; l'orage devient plus violent; me permettez-vous de remettre à demain ce qu'il me reste à vous dire?

—Non, à moins que vous vouliez me voir expirer à vos pieds. Pourriez-vous me laisser ainsi dans l'incertitude?... Au milieu d'un faible espérance que vous venez de me donner! que nous fait l'heure? Ne suis-je pas maîtresse de tous mes instans, et y aurait-il un être qui osât s'occuper de ma conduite? que m'importent l'orage et le tonnerre? Au même instant, des éclairs partant de tous côtés, semblaient embraser la forêt en découvrant le sommet des montagnes.—L'anéantissement de la nature ne saurait m'épouvanter en ce moment où je ne crains que la perte entière de mes espérances.

—Eh bien donc, femme intrépide, je ne vous ferai plus d'observation à cet égard. J'aime et j'adore la force de votre esprit, et cette audace vigoureuse qui brave jusqu'aux élémens. Je vous apprendrai, pour récompense, que je suis possesseur d'un secret ... d'une poudre dont la propriété est ... non de déranger entièrement la raison, mais d'amener un délire passager, qui rend la personne qui l'administre toute autre qu'elle est en effet.... Le fou qui le devient de cette manière, peut avoir son bon sens sur le reste. Cette drogue a le pouvoir singulier de confondre tellement les idées et de tromper, que l'on croît réel ce qu'on désire qui le soit. Ainsi, ceux qui sont fous par amour, s'imaginent voir dans toute autre femme celle qui cause leur délire, et la recherchent comme si elle l'était véritablement.

Vous commencez, signora, à me comprendre, je pense ... c'est là le seul moyen d'en finir avec votre passion ... laissez-moi continuer. Cette poudre, que je vais vous remettre, étant donnée, ce soir par exemple, à Henriquez, dans la potion calmante qu'on lui fait prendre pour la nuit, elle commencera ses effets pendant son sommeil. Il s'éveillera le lendemain, bien persuadé que celle dont il vient de rêver, vit encore, et qu'elle est près de lui. Personne ne s'étonnera de ce nouveau délire, qui sera regardé simplement comme un renouvellement de celui qu'il avait dans sa maladie. Vos gens viendront vous l'annoncer comme une nouvelle attaque, et vous vous rendrez sur-le-champ à sa chambre. A peine y serez vous entrée, que vous prenant pour Lilla, il vous sautera au cou, et vous serrera dans ses bras avec l'ardeur la plus vive, en vous nommant sa bien-aimée ... celle qu'il croyait perdue.

Victoria ne pouvant contenir sa joie, tomba à genoux en s'écriant: «O bonheur! ô délices! instant que j'ai si vivement souhaité! quoi! Henriquez m'aimerait ... je serais pressée dans les bras d'Henriquez!... ô mon ami! je succombe à l'idée d'un pareil bonheur; oh! j'en mourrai de plaisir.»

—Réservez ces transports pour ce moment qui arrivera, je vous le jure, belle dame, et écoutez-moi plus tranquillement. Henriquez pleinement persuadé que vous êtes son amie, sa Lilla, vous donnera les noms les plus tendres: sa mémoire sera tellement dérangée, qu'il ne se souviendra plus du passé, si son mariage a eu lieu, on non. Occupé seulement de vous avoir retrouvée, il vous parlera de son afflixion, et se réjouira de vous tenir dans ses bras. Cette élévation de ses esprits s'augmentera de plus en plus; et il faudra bien vous garder, ainsi que qui que ce soit, de le contrarier en rien. Il ne s'agit pas ici de le lier de nouveau ... au contraire, il faudra se prêter, avec complaisance, à tous ses caprices: faites-lui boire du vin, servez-lui un repas élégant et délicat; charmez-le avec de la musique, et jouez, autant que possible, le rôle de Lilla, comme sa femme. Enfin, ayez l'œil à tout; soyez prudente, et je vous réponds du succès.

Zofloya reprit, pour une dernière fois, la boîte fatale cause de tant de maux. Elle contenait le philtre dont il vantait la propriété, et la remettant à Victoria, il sourit en lui disant de bien profiter des avantages qu'elle en tirerait; et sans autre réflexion, il s'en alla. Comme il s'enfonçait dans le plus épais de la forêt, un éclair très-vif le montra en entier à Victoria.... Elle le vit traversant les arbres, puis escaladant le rocher, puis tout en feu comme il en touchait le sommet.

Trop ivre de joie, en songeant qu'elle allait enfin jouir de ce qu'elle avait tant souhaité, Victoria remarqua peu la retraite du maure. Elle pensait seulement au bonheur exquis qu'il lui avait promis. Le tonnerre roulait envain avec fracas sur sa tête, et la foudre embrasait la forêt, les rochers et les montagnes sans l'intimider. Elle restait ferme à la même place, n'ayant pour défense qu'un cœur palpitant de plaisir à l'idée heureuse de ce qui allait lui arriver.

Enfin, réveillée de son extase, elle prit le parti de retourner au château. Elle ne vit aucune trace de Zofloya en son chemin, et en conclut que par suite de son caractère bizarre et étrange, il avait pris une soirée semblable pour errer dans les montagnes. En arrivant, elle alla droit à l'appartement d'Henriquez, à qui elle fit demander un moment d'entretien. Il n'osa la refuser, et elle entra d'un air humble et abattu, en lui faisant de nouvelles excuses de sa faiblesse, et en le priant de lui pardonner encore cette fois.

Le jeune homme, toujours dupe de ses artifices, la reçut avec une grande politesse. Elle maintint son air contrit en jouissant au fond du cœur, et s'occupa à examiner si rien ne lui manquait. Cela fait, elle demanda si elle pouvait se retirer, et s'il n'avait pas besoin d'autre chose. Henriquez la remercia brièvement, en lui souhaitant une bonne nuit. Victoria s'éloigna avec une feinte modestie; puis, paraissant soudain avoir oublié quelque chose, elle revint sur ses pas pour lui donner la potion calmante qu'il prenait tous les soirs. Elle la prépara loin du lit; et après y avoir mis ce que Zofloya lui avait donné, elle la lui présenta: sa main était peu sûre, en songeant à ce que cette boisson allait produire: cependant le pauvre Henriquez ne s'aperçut de rien, et but autant par complaisance, que pour se débarrasser bien vîte de la vue d'une personne qui lui était odieuse. Cela fait, Victoria prit le verre, et lui disant adieu, elle rentra dans son appartement.

A peine Henriquez avait-il mis la tête sur l'oreiller, qu'il dormit d'un profond sommeil. Son esprit se troubla petit à petit, et sa Lilla fut l'objet de son rêve; il la vit avec toute sa famille et assise à côté de lui; puis ensuite dans la forêt à se promener et à écouter ses douces paroles. Toute la nuit ces images flottèrent dans sa pensée, et le matin, en s'éveillant, il était tellement en délire, qu'il voulait sortir du lit, quoique l'heure dut l'en empêcher.

Sa folie augmenta rapidement. Il crut sortir d'un rêve pénible et qu'il ne venait que de recouvrer ses sens. Incapable de supporter plus long-tems les illusions de sa pensée et l'ardeur brûlante de son sang, il se leva à la hâte et prit le chemin du bois où il s'était promené si souvent avec son amie. Il l'appela par son nom et jusqu'à ce que la respiration et les forces lui manquassent. Trouvant enfin ses recherches vaines, il retourna au château. Victoria qui le guettait, avec une anxiété craintive, entendit tous ses mouvemens. Afin de la mieux tromper, elle portait un voile qui avait appartenu à Lilla, et ceux de ses vêtemens qui pouvaient lui aller. Il lui était facile de voir combien le philtre agissait, mais elle voulut en augmenter l'effet s'il était possible; elle avait quitté son appartement et se tenait dans celui du pauvre patient: bientôt elle l'entendit passer et repasser devant la porte; c'était le moment critique pour Victoria: elle l'ouvrit, et ... à peine eût-elle vu Henriquez, qu'il se jeta au-devant d'elle, et la prenant dans ses bras, il s'écria:

«C'est donc toi, ma bien-aimée...? ô ma Lilla! enfin je t'ai retrouvée: chère amie, combien mon cœur a saigné de ta perte...! parle, parle, ma douce Lilla, dis que tu aimes encore ton ami ... ton époux! mais où t'étais-tu donc cachée?»

Qui pourrait décrire le ravissement de Victoria, à cette preuve de l'extravagance d'Henriquez. Il n'y avait plus là à douter de rien, et elle chercha à entretenir cette illusion étrange. Le regardant avec tendresse, elle lui dit:

«Mon cher Henriquez, calmez-vous; je ne vous ai jamais quitté, je vous jure, depuis notre mariage; mais vous oubliez que, le soir, vous fûtes attaqué d'une maladie subite et mis au lit. Vous avez été dans un état d'insensibilité pendant trois semaines. Vous ne me reconnaissiez même pas dans vos transports, et cependant je ne me suis point absentée de votre chambre, ni jour, ni nuit; mais ne parlons plus de cet état fâcheux. Vous me reconnaissez, cela suffit. Ah! cher ami, j'osai peu espérer, quand je te quittai hier soir, la mort dans l'âme, que cette nuit produirait le bonheur de la guérison!

»Étais-tu avec moi, ma bien-aimée ... oh, oui, je le crois, car je me souviens....» Il passa la main sur son front ...»oui, je me rappelle ... que tu dormais à côté de moi. Je pense même ... ah! mon dieu, que j'étais fou de croire que ... que tu n'étais pas ma Lilla ... mais ... je devrais être puni pour avoir méconnu tes traits charmans.»

»Laissons cela, mon Henriquez ... mon aimable époux, et jouissons de ton retour à la santé, et du bonheur que j'en reçois. Malgré que nous ayons été comme perdus l'un pour l'autre, il faut oublier notre peine, et célébrer notre réunion du mieux possible.»

A ces mots, le pauvre Henriquez, se mit à sauter ... à crier comme un insensé. »C'est vrai, il nous faut faire la noce ... oui, c'est aujourd'hui que nous nous marierons, ma Lilla. Allons, embrasse-moi, donnons une fête, un repas; je veux me réjouir, danser, chanter, et que les échos des montagnes répètent notre joie.»

»Oui, oui, mon ami, je vais tout ordonner pour te plaire, dit Victoria, tremblante de plaisir. Cette solitude va être embellie de ce qui te sera agréable; et nous serons l'univers l'un pour l'autre.»

»Oui, c'est bien parler comme ma Lilla, cela: Oui, c'est elle, je n'en plus douter ... Si nous étions à Venise, ma bonne amies nous donnerions des fêtes ... mais non, il ne faut pas qu'on nous voie ... cette horrible femme ... paix, paix, ma Lilla; viens promener nous deux, ma bonne amie.»

Il passa ses bras autour de Victoria, et dans un transport frénétique, l'entraîna plutôt qu'il ne la conduisit vers la forêt.

Voilà donc Victoria bien heureuse! pouvant tout à loisir, lancer ses regards amoureux sur le jeune homme, sans qu'il le trouvat mauvais, elle jouissait encore du plaisir de se sentir pressée contre son cœur. Que d'actions de grâces ne promettait-elle à Zofloya, et quelle récompense elle lui destinait! donnant ses ordres à tous les gens du château, pour qu'ils se prétassent à la fantaisie du pauvre insensé, comme elle le nommait vis-à-vis deux, elle eut soin ensuite d'en écarter tous ceux dont l'œil malin pouvait observer de trop près ses démarches. Un repas superbe fut préparé, et les vins les plus exquis ornèrent la table. En s'y plaçant, Victoria pressa la main d'Henriquez avec ardeur, tandis que son sang circulait rapidement: le délire du jeune homme en augmenta encore.

Le savant Zofloya, présidant à tout dans la salle du festin, venait de s'asseoir à part, avec sa harpe devant lui, dont il joua plusieurs morceaux au premier signe de Victoria. Les gens s'avançaient de tems à autre, comme pour lui parler; mais il les écartait tous par un air fier et taciturne, d'autant qu'il avait une autorité supérieure dans le château; sa mélodie, toujours ravissante, toujours enchanteresse, conduisait l'âme dans une sphère de voluptés; il ajoutait à l'ivresse d'Henriquez, comme à l'ardeur brûlante de Victoria. Le premier surtout, fut tellement attendri, qu'il en répandît des larmes ... et entièrement plongé dans le ravissement, il quitta son siège, et prit Victoria dans ses bras, pour pleurer de plaisir sur ce sein perfide.

Alors la frénésie le porta à danser. Victoria avec les grâces d'une Therpsicore, saisit légèrement la cadence de Zofloya: Henriquez la dévorait des yeux; puis il dansa à son tour comme un fou, tandis que le maure ne pouvait plus suivre la mesure de ses pas.

Cette espèce de fête dura bien avant dans la soirée: mais Henriquez buvant à ne plus se soutenir, tomba sur son siège, et quoique son délire fut toujours le même, il dit: »Je suis fatigué, ma Lilla, je n'en puis plus ... la tête me tourne ... je voudrais me reposer. Allons nous-en donc, mon amie, retrouver dans d'aimables songes, tous les plaisirs de cette journée.«

Fin du troisième Volume.


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