Zofloya, ou le Maure, Histoire du XVe siècle
ZOFLOYA,
OU
LE MAURE,
HISTOIRE DU XVe. SIÈCLE
Par
CHARLOTTE DACRE
(mieux connue comme Rosa Matilde)
TRADUITE DE L'ANGLAIS,
PAR MME. DE VITERNE,
Auteur des traductions de LA SŒUR DE LA MISÉRICORDE
et de
L'INCONNU, OU LA GALERIE MYSTÉRIEUSE.
TOME SECOND.
DE L'IMPRIMERIE DE HOCQUET ET Ce.,
RUE DU FAUBOURG MONTMARTRE, N°. 4.
PARIS,
CHEZ BARBA, LIBRAIRE, PALAIS-ROYAL,
DERRIÈRE LE THÉATRE FRANÇAIS, N°. 51.
1812.
CHAPITRE PREMIER.
CHAPITRE II.
CHAPITRE III.
CHAPITRE IV.
CHAPITRE V.
CHAPITRE VI.
CHAPITRE VII.
CHAPITRE VIII.
CHAPITRE IX.
CHAPITRE PREMIER.
Bérenza s'attacha chaque jour davantage à Victoria. Ses scrupules, ses réserves, s'évanouirent entièrement, et il se flatta de posséder son cœur comme elle possédait le sien. Cependant, à quelque haut point que fut porté son amour romanesque, sa fierté s'opposait à ce qu'il en fit sa femme. Il y avait une certaine tache imprimée sur la jeune personne, par l'inconduite de sa mère, sur laquelle sa délicatesse ne lui permettait pas de passer; de plus, Bérenza eût cru indigne de lui d'épouser celle dont il avait fait sa maîtresse. Mais la vanité de Victoria ne se formalisait point de cette distinction; et elle pensait simplement que son union avec le comte prouvait, de la part de celui-ci, un amour qui n'avait pas besoin de liens étrangers pour le rendre durable. L'orgueilleuse Vénitienne n'avait garde de croire, que tandis qu'il lui reconnaissait les qualités essentielles pour être sa maîtresse, il ne la trouvait point digne du haut titre de son épouse.
Un soir, que le tems était fort serein, Bérenza conduisit sa belle compagne dans une gondole magnifique, pour se joindre au brillant concours qui était sur le lac. Tout le monde y paraissait gai et animé. Victoria portant ses regards autour d'elle, vit qu'elle excitait encore cette fois l'admiration si chère à son âme, chose qui seule avait le pouvoir de l'intéresser.
Pendant qu'elle se félicitait d'un semblable triomphe, en s'attirant l'attention de tous, une gondole passa près de celle de Bérenza; elle ne contenait qu'une femme avec le gondolier. Cette femme allant rapidement, fixa Victoria d'un air si furibond, et tellement atroce, qu'il était impossible de se méprendre à un coup-d'œil semblable. La vanité de Victoria en fut troublée et même abaissée. Elle regarda Bérenza; mais voyant à son air calme que l'incident lui avait échappé, elle ne crut pas nécessaire d'en faire mention, et d'autres objets le lui firent oublier.
Après s'être bien promenés, ils retournèrent au palais, et la soirée fut achevée par des danses auxquelles le comte avait invité des personnes qui n'avaient point paru sur le lac.
On se sépara fort tard, Victoria et son amant purent enfin se livrer au sommeil: la première, toutefois, ne dormait point. Les plaisirs de la soirée étaient encore tous présens à son imagination. La musique raisonnait dans ses oreilles, et la danse occupait sa vue. Elle repaissait son esprit d'adulation, et se redisait les complimens flatteurs qu'on lui avait adressés, jouissant encore en idée d'un semblable hommage. Elle en revenait ensuite aux amusemens du lac; mais soudain, le coup-d'œil qui lui avait été lancé malignement par une femme, venait attrister ses pensées. Elle allait décidément en faire part au comte, lorsqu'elle s'aperçut que, surpris par la fatigue du bal, il s'était endormi: elle ne voulut pas l'éveiller, et poursuivit le cours diversifié de ses idées. Cependant ce regard perfide lui revenait sans cesse à l'esprit et l'embarrassait dans de vaines conjectures. Elle cherchait à se rendre raison de ce coup-d'œil plein de haine, quand un petit bruit se fit entendre à l'autre bout de la chambre: elle écouta avec surprise. Le lit où elle était couchée avait d'amples rideaux qui l'enveloppaient, et ne laissaient d'ouverture qu'aux pieds. Le bruit augmenta; Victoria regarda vis-à-vis d'elle, où se trouvait une grande fenêtre ouvrant sur un balcon en dehors. Un rideau d'étoffe cachait cette croisée: ce rideau se leva par degré d'un côté, et une figure d'homme s'avança tout doucement. La chambre n'était éclairée que par la faible lumière d'une lampe, mais qui suffisait pour voir cet homme s'approcher à grands pas sur la pointe du pied. Son visage était couvert d'un masque: il vint du côté du lit où le comte était couché, et en sépara les rideaux avec précaution.
Victoria voyait bien alors qu'il se tramait quelque méchante action, mais elle n'osait encore éveiller Bérenza, dans la crainte que sa surprise et sa frayeur ne le privassent de la présence d'esprit nécessaire pour se défendre, et ne hâtassent le coup qu'on paraissait vouloir lui porter; elle espérait qu'étant éveillée et restant tranquille, elle pourrait le parer seule.
L'homme était debout auprès du lit: il se pencha pour examiner les traits du comte. Il ne pouvait voir ceux de Victoria, car son bras était passé sur sa tête, de manière que sa main cachait ses yeux, quoiqu'en lui laissant la faculté d'observer ce qui se passait. Le reste de sa figure était voilé par le drap. L'inconnu crut qu'elle dormait; car tirant un poignard de sa veste, il le tint comme suspendu sur les yeux de Bérenza; et découvrant son sein, il en approcha la pointe ... sa main tremblait ... il fit un soupir et s'éloigna de quelques pas ... puis revint auprès du lit; tenant le rideau de la main gauche, il se préparait à frapper de la droite.... Victoria surveillant le coup, saisit le poignet de l'homme à l'instant où il le baissait. La force de l'action ainsi rompue, l'assassin qui était dans une attitude inclinée, perdit l'équilibre, et tombant à travers du lit, la pointe du stilet alla frapper Victoria. Le comte s'éveilla en ce moment: son premier mouvement fut d'arrêter l'homme; mais celui-ci se débaitit si violemment, que Bérenza, dont le poids du corps ôtait la force, le laissa aller malgré lui. Comme il cherchait à s'échapper, son masque tomba. Il voulut le remettre, mais non assez vîte pour empêcher Victoria blessée, de reconnaître en lui son frère! ce frère, qui avait fui la maison paternelle, à cause du crime de sa mère, et qui maintenant se faisait connaître pour un assassin!
—Horrible meurtrier, prononça-t-elle faiblement, tandis que Léonardo, la terreur peinte sur le visage, se jetta vers la fenêtre et la franchit d'un saut.
Bérenza, libre alors, s'élança du lit; mais comme il courait après l'assassin, un gémissement de sa maîtresse l'arrêta. Il se retourna et vît le lit couvert de sang: cette vue le rendit presque fou.—Vous êtes blessée, mon amie! dit-il au désespoir.
—Ce n'est rien, cher comte; et je ne regrette pas le coup ... oh! non, je ne le regrette pas. Bérenza furieux, appela à haute voix du secours: il envoya de tous côtés pour avoir au plutôt un chirurgien. Puis, soulevant Victoria, il examina la blessure, tandis que des larmes de sensibilité coulaient sur son sein.
—Oh! ne pleure pas, Bérenza; j'en souffrirais mille fois plus pour te prouver ma tendresse; et je me félicite de ce que cet accident m'en donne occasion.—Effectivement, Victoria se félicitait; car elle sentait que sa blessure, causée par l'effroi qu'elle avait mis à défendre son amant, (et dont au fond elle ne redoutait aucune suite), le rendrait inséparable d'elle. La peine qu'il en avait payait donc au-delà le peu qu'elle souffrait. Elle essaya de prendre sa main pour la porter à son cœur; mais toute sa fermeté, tout son mépris de la douleur, n'empêchèrent pas que la nature s'affaiblissant, la perte de son sang ne la fît évanouir.
Le comte était hors de lui. Les gens de l'art arrivèrent; il pansèrent la blessure, et annoncèrent qu'elle n'était pas dangereuse; que le repos, selon toute probabilité, préviendrait la fièvre. Insensiblement, la belle blessée revint à elle. Le comte assis près du lit, la regardait avec douleur. Victoria tourna les yeux sur son amant; une langueur séduisante avait remplacé leur brillant, et l'âme de Bérenza en fut pénétrée dans ses replis les plus cachés. Il fit vœu, de cet instant, de consacrer sa vie entière à son bonheur. C'est alors qu'elle lui devint bien chère! et mille fois plus chère qu'il ne l'aurait imaginé. La conduite de Victoria avait produit le plus puissant effet sur ce tendre enthousiaste. Une intrépidité aussi ferme, un semblable mépris de la vie pour sauver la sienne; la patience et même le plaisir avec lequel elle supportait les suites malheureuses de son courage! quelle femme au monde, en eût fait autant? Ces réflexions portèrent son cœur à l'idolâtrie, et sa sensibilité ainsi exaltée, chercha du soulagement dans un torrent de larmes qu'il ne put réprimer.
Victoria cacha soigneusement à son amant, que l'assassin était son frère. Une sensation indéfinissable l'empêchait d'avouer cette découverte, et elle se félicitait de le savoir hors de danger d'être reconnu; mais elle ne pouvait deviner le motif d'une haine semblable. Quant à Bérenza; il crut avoir affaire à un voleur déterminé, qui s'était introduit dans le palais pendant le bal qui avait eu lieu; et il ne s'en occupa pas davantage. Toutes ses pensées étaient à Victoria, dont il attendait la guérison avec la plus grande impatience. A peine pouvait-il se décider à quitter le chevet de son lit, pour prendre du repos; et on lui apportait auprès d'elle une légère nourriture, seulement pour le soutenir.
En peu de jours cependant, son anxiété cessa, et Victoria put se lever. Elle témoigna à son amant, par des marques de tendresse, sans doute plus fortes qu'avant, toute la reconnaissance qu'elle devait à ses soins. Porté au plus haut degré d'admiration, par ses manières séduisantes, Bérenza se détacha en quelque sorte de son système orgueilleux, et se décida à en faire sa femme aussitôt que le permettrait son entière convalescence.
Un jour que cet amant tendre était assis dans l'appartement de sa bien-aimée et auprès d'elle, (il y avait quinze jours que l'accident s'était passé) un domestique entra pour lui remettre une lettre qui contenait ce qui suit:
«Misérable! je serai loin de toi, lorsque tu chercheras peut-être à te venger. Sache, Bérenza, que c'est moi qui ai conduit dans ton cœur parjure, la main qui s'est égarée en fesant son devoir! c'est moi qui espérais que ma volonté serait remplie, et que le maudit stilet qui s'est trompé de victime, t'arracherait jusqu'au dernier souffle de ton existence! oui, monstre, Mathilde Strozzi t'a rencontré sur le lac, avec la favorite qui a osé m'enlever ton cœur. Oh! si un regard pouvait tuer, que le mien eût bien fait disparaître cette créature de dessus la terre! téméraire, comment as-tu pu montrer ta nouvelle divinité et croire que ton audace resterait impunie? ne me connais-tu pas? tu aurais bien dû cacher plus soigneusement ton idole et ne point souffrir qu'elle parût aux rayons du jour, aux yeux de Strozzi! mais, tous deux, vous n'avez éludé ma vengeance que pour l'instant.... Je me flatte qu'elle ne m'est pas entièrement échappée. Je ne tiendrai désormais à la vie, que dans l'espoir qu'un jour viendra ... oui, il viendra ce moment où rien n'arrêtera plus le coup que je frapperai. Ta nouvelle maîtresse que j'abhore n'en sera pas exempte, et, crois-le bien, insensé, on ne méprise pas impunément les sentimens de Mathilde Strozzi».
—Femme déhontée! s'écria Bérenza, c'est donc à toi, à ton absurde jalousie, que je dois mon chagrin actuel? mais heureusement, cette furie exécrable ne nous tourmentera plus. Elle vient de quitter Venise. Voyez, lisez, Victoria, ce que m'écrit l'infâme.
—Ce regard qui m'avait frappée, dit Victoria, après avoir lu, était à ce que je vois celui de Mathilde Strozzi. Cher Bérenza, je vous avais caché cet incident jusqu'à ce jour; mais je dois vous l'apprendre.
Après qu'elle eut raconté ce qui avait eu lieu le soir de leur promenade sur le lac, Bérenza lui dit qu'il reconnaissait bien là la vindicative Florentine. Victoria gardait le silence, mais elle se fatiguait la tête à chercher quelles pouvaient être les relations de cette femme avec son frère; chose de non légère conséquence, puisqu'il paraissait qu'elle avait déjà assez influencé son caractère, pour en faire un assassin, et un instrument de destruction pour elle. Revenant sur ses soupçons à ce sujet, elle s'en occupait sans cesse pendant que sa blessure se guérissait Nous la laisserons donc un instant pour expliquer certains faits qui vont nous reporter au commencement de cette histoire.
CHAPITRE II.
On peut se souvenir qu'en entrant dans le détail des infortunes qui assiégèrent le marquis de Lorédani, par suite de l'inconduite de sa femme, nous parlâmes de la désertion du jeune Léonardo, de la maison paternelle. C'est ce qui lui est arrivé depuis ce temps, et les dégrés qui l'ont conduit à devenir un assassin, dont nous allons nous entretenir brièvement.
L'humeur hautaine et susceptible de ce jeune homme, lorsqu'il n'avait à peine que seize ans, lui inspira l'idée de fuir le lieu de son berceau, aussitôt qu'il apprit la chute fatale de l'honneur de sa mère. Ce qu'il éprouva à ce sujet n'était guère définissable dans son esprit; mais prenant son essor naturel que rien ne contraignait, ou plutôt se sentant exalté par de hautes notions sur l'honneur de sa famille, sentimens que le marquis avait nourris avec délire dans l'héritier de son nom et de ses biens, il ne crut point devoir rester où sa mère avait porté la honte. Fort de cette idée, il prit son parti, et s'enfuit de Venise, en se promenant de n'y revenir jamais! il mit le moins de tems possible pour s'éloigner d'une ville qui lui était devenue insuportable; et perdit par ce mouvement, par ce changement de scène, les réflexions chagrinantes qui oppressaient son cœur. Mais fuir de Venise n'était pas assez pour lui; rester dans son voisinage, devenait un supplice. Il ne put donc interrompre la rapidité de sa marche, que pour quelques momens, et jusqu'à ce qu'en toute ignorance et sans dessein, il se trouva dans un endroit délicieux de la Toscane. Alors des réflexions plus froides succédèrent à l'exaltation de son âme. Ici donc, s'écria-t-il, je puis respirer sans honte! (la nécessité le forçait d'y rester, car le jeune enthousiaste, sans soin pour l'avenir, en quittant le palais splendide de son père, n'avait qu'une somme très-modique d'argent, dont une grande partie était déjà dépensée en frais de route.) Eh bien! se dit-il, comme la raison lui suggérait cette réflexion, ne vaut-il pas mieux vivre en exil, mourir dans la pauvreté, aux extrémités du globe, que de jouir d'un luxe environné de mépris?
C'était vers le soir que le jeune Léonardo promenait ainsi ses pensées sur le bord du majestueux Arno. Le soleil terminait sa course, et la rosée tombait sur les montagnes. Ce fut en ce moment que sa situation vint à l'inquiéter: devait-il continuer sa marche? trouverait-il un moyen de supporter la vie, s'étant ainsi jetté à la merci du sort? ceci était embarassant.... Il chercha de nouveau à écarter la réflexion, par l'activité, et sortit promptement de l'attitude couchée qu'il avait prise. Il n'avait pas fait trente pas, qu'une maison de belle apparence s'offrit à sa vue. Sa situation et l'élégance de son architecture étaient admirables. Léonardo s'en approcha davantage, et s'arrêta ensuite pour contempler ce superbe édifice. Un homme d'un extérieur distingué en sortit; et étant lui-même attiré par la figure du jeune fugitif il s'avança, et lui demanda par quel hazard il errait dans cette solitude. Léonardo répondit, sans hésiter, qu'il était un jeune homme dont les infortunes ne pouvaient être divulguées, et qu'il fuyait la maison de son père, sans savoir où il allait, et ne s'en embarrassant nullement.
Frappé par la singularité de cette réponse, dans laquelle se trouvait une franchise faite pour intéresser une âme expensive, l'étranger qui s'appelait signor Zappi, se sentit porté à entrer en liaison avec le jeune homme que le hazard lui amenait.—Eh bien, mon jeune ami, lui dit-il, cette demeure que vous semblez admirer est la mienne, et si vous voulez, nous pouvons y avoir une conversation plus satisfaisante pour tous deux. Votre air me plait, et je me trouverai heureux de vous connaître davantage.
Léonardo ne pouvait se refuser à une invitation aussi amicale, et acceptant avec ingénuité la main du signor Zappi, ils entrèrent dans sa maison.
Léonardo fut conduit dans un appartement élégant, où, après l'avoir fait asseoir, le signor Zappi lui demanda s'il ne voulait pas prendre quelques rafraîchissemens. Le jeune homme refusa: une conversation assez indifférente eut lieu d'abord, après quoi son hôte (quoiqu'avec une extrême délicatesse) lui témoigna le désir de savoir son nom.
Le fils du marquis de Lorédani rougit.—Mon nom, dit-il, est Léonardo ... je vous prie de m'excuser si je n'en ajoute pas un autre; une funeste circonstance m'a forcé de quitter ma demeure; et comme il est impossible, absolument impossible, signor, ajouta-t-il en se levant, de satisfaire une curiosité aussi naturelle que la vôtre, en m'admettant chez vous, souffrez que je vous quitte, afin de ne pas abuser plus long-tems de votre hospitalité.
Il n'en sera pas ainsi, mon jeune ami, répondit le signor Zappi. Il y a dans votre abord et vos manières, comme je vous l'ai dit, quelque chose qui m'intéresse fortement. Gardez votre secret, si vous le souhaitez; et puisque vous vous avouez pour l'instant un enfant de la fortune, indécis où indifférent sur l'endroit qui doit arrêter vos pas, restez quelques tems où le hasard vous a conduit, et gardez-vous, jeune et enthousiaste comme vous le paraissez, de vous livrer à la merci d'un monde insensible.
Le cœur de Léonardo fut pénétré de gratitude aux paroles du bienveillant Zappi. Le secret affreux de l'histoire de sa famille, que son orgueil répugnait à faire connaître, allait donc rester intact. Sensible au bonheur que la fortune lui offrait dans sa détresse, il tomba aux pieds de celui qui voulait le protéger, et y versa une abondance de larmes. L'excellent Zappi, que la philosophie portait à chercher chaque occasion, non-seulement de se montrer l'ami de ses semblables, mais de les sauver du malheur, s'il était possible, était bien différent de ceux que la jactence ou l'ostentation font paraître serviables, tandis qu'un intérêt quelconque est le mobile secret de leurs actions. Il ne put donc manquer d'être profondément affecté. Il lui paraissait tout simple que ce jeune homme fût bien né; il croyait également que quelque puissant motif (peut-être mal dirigé) l'avait induit à quitter la maison de ses parens. La bonne opinion qu'il en concevait l'engagea donc à lui tendre les bras, et lui dire: «Venez, Léonardo, car c'est ainsi que j'aimerai toujours à vous nommer, je vais vous présenter à mon épouse et à ma fille, comme le fils d'un de mes anciens amis.»
Malheureusement la femme de Zappi était, à tous égard, le contraire de son mari; douée d'un esprit intrigant, elle avait de plus le cœur corrompu; mais comme il n'est pas nécessaire de détailler minutieusement tout ce qui a trait au jeune Léonardo, nous nous hâterons de maintionner ce fait, afin d'arriver ensuite à sa liaison avec Mathilde Strozzi.
Le signor Zappi sentait augmenter chaque jour son attachement pour son fils adoptif. Quand celui-ci était absent, les éloges de son bienfaiteur, vis-à-vis de sa femme, ne tarissaient pas; quand il était présent, il cherchait tous les moyens de faire ressortir son caractère avec avantage, et chaque bienfait qu'il y découvrait, ajoutait à l'impression ardente que sa première ingénuité avait faite sur son âme bienveillante.
Il arriva que Zappi n'était pas le seul à admirer le jeune homme, car la signora, sa femme, prit bientôt pour lui le goût le plus violent; elle enchérit sur les louanges de son époux, et lui montra les attentions les plus marquées. La beauté et la taille parfaite de Léonardo, qui était réellement au-dessus de son âge, l'enflamèrent d'une passion criminelle; mais Léonardo n'y prenait pas garde, et dévouait toutes ses pensées à la jeune Amamia, plus aimable et plus intéressante, sous tous les rapports, que sa mère. Cette dame découvrit bientôt la passion du jeune homme; mais ne se désistant pas de ses prétentions, elle augmenta de coquetterie, d'agaceries et de soins, pour l'emporter sur sa fille. Pour que ses manèges pussent faire impression sur son cœur, elle éloigna autant qu'elle pût la belle Amamia de sa vue; mais tous ses essais ne produisirent rien: Léonardo sentait tout ce que la femme de son hôte fesait pour lui, et n'y trouvait qu'une simple bonté: il en était reconnaissant, et rien de plus.
Il y avait près d'un an que Léonardo vivait dans cette maison; il avait toujours gardé son secret, et le bon Zappi ne le pressait plus depuis long-tems de lui faire part de ses malheurs. Heureux de la société du jeune homme, il n'exigeait aucune reconnaissance pénible pour l'amitié qu'il lui témoignait, et jamais ce dernier ne lui avait donné occasion de s'en repentir. Ni vice, ni bassesse, ni ingratitude ne s'étaient laissés voir en lui. Zappi, de son côté, se montrait l'ami des mœurs et de la vertu, aussi bien qu'homme bienfaisant; et s'il eût soupçonné la moindre tache dans le cœur de son jeune ami, quelque peine qu'il en eût ressenti, il aurait cru de son devoir de l'expulser de sa maison. Zappi n'aurait jamais voulu paraître protéger le vice, pour donner de mauvais exemples à sa fille, et par suite nuire à la société, plutôt que de rendre service à un individu.
Pendant ce tems, la passion de la femme Zappi était devenue des plus fortes, et il ne lui paraissait plus possible de la cacher à l'objet qui l'inspirait; c'est pourquoi elle se décida, quelque put en être la conséquence, à la lui faire connaître; elle en saisit bientôt l'occasion. Un jour que son époux et la belle Amamia étaient absens, elle suivit le jeune homme dans le parc, où il s'était retiré pour rêver librement au charme si doux d'un premier amour, de l'amour innocent qu'il éprouvait pour la fille de Zappi. A peine s'était-il assis sur un banc abrité de feuillages, que la mère de sa bien aimée parut. Le respect le fesait se lever, lorsque posant la main sur son épaule, elle lui dit de ne pas se déranger, et s'assit auprès de lui.—Vous paraissez bien absorbé dans vos pensées, Léonardo?
—C'est vrai, madame, répondit le jeune homme, en rougissant.
—Vous rêviez à vos amours, Je gage? La femme Zappi le fixa hardiment et soupira avec force: son émotion la trahissait. Léonardo, qui n'était occupé que d'Amamia, soupira de son côté. Ce soupir devint une étincelle électrique qui passa dans le sein de la femme, et anima les feux qu'elle tenait allumés. Prenant la main du jeune homme, elle dit: votre amour est payé de retour, Léonardo.
—Serait-il vrai, madame, s'écria le pauvre enfant transporté, et en changeant subitement d'attitude.
—Rien n'est plus vrai. Et cette femme sans pudeur se jette à son col, en ajoutant: oui, vous êtes aimé, adoré, charmant jeune homme ... et c'est par moi.
—Par vous, signora! sans doute vous plaisantez. Laissez-moi, je vous prie.... Cessez ces discours indécens? ils ne conviennent pas vis-à-vis d'un être incapable de manquer à l'honneur.
—O Léonardo! je vous aime, je vous adore; ne détournez pas ainsi la vue, car il m'est impossible de vaincre la fatale passion que vous m'avez inspirée.
—Signora Zappi, vous m'épouvantez.... C'est votre fille, votre charmante fille que j'aime.
—Et vous me dédaignez? Prenez garde, jeune homme, prenez garde à ce que vous dites.
—Je ne puis vous aimer, madame: non, je ne vous aimerai jamais, répéta Léonardo, en cherchant à se dégager des embrassemens de cette femme hardie. Laissez-moi, je vous prie, conserver seulement l'estime que je croyais vous devoir.
—Malheureux aventurier, s'écria-t-elle, que le ciel te maudisse. La honte que tu me fais éprouver rejaillira sur toi, sois-en bien sûr.
—Femme dégradée, laissez-moi fuir votre présence: je vais quitter cette demeure qui m'est devenue odieuse par un aveu si criminel; je préfère errer à la merci du sort, plutôt que de demeurer l'objet de votre indigne amour.
En parlant ainsi, Léonardo s'enfuit, laissant la femme déhontée au lieu où il avait été interrompu dans ses douces réflexions, par l'aveu du crime. Il eût de même quitté la maison de son bienfaiteur, si le souvenir d'Amamia ne lui eût laissé le désir de la voir encore avant que de partir d'une maison où il jouissait du repos depuis si long-tems. Il monta vite à sa chambre, et s y enferma jusqu'au retour de Zappi et de sa fille.
La femme dédaignée, furieuse d'avoir perdu le fruit de ses avances, résolut, dans sa vengeance, de perdre le jeune homme dont elle n'avait pu corrompre la vertu. Le démon de la haine s'était emparé de son esprit: elle forma le plan diabolique d'une horreur dont une femme de son espèce était seule capable.
Armée d'une noire malice, elle s'apprêta à jouer son rôle, et sans s'embarrasser de la douleur, elle s'égratigna les bras et le visage, jusqu'à ce que le sang en sortit. Puis s'arrachant les cheveux et ses vêtemens, elle attendit ainsi le retour de son mari. Aussitôt qu'elle l'entendit, elle courut au-devant de lui, et se jetta sur la terre, en feignant une violente attaque de nerfs, et criant comme une forcenée.
Zappi, qui aimait tendrement sa femme (elle avait l'art de lui cacher ses vices), fut frappé de son état. Il la fit porter dans son appartement, et l'assayant sur un sopha, il attendit en tremblant le récit de ce qui lui était arrivé.
Cette femme abominable, employant alors toute sa fausseté, fit signe à ceux qui étaient présens de se retirer; puis affectant l'agitation la plus grande, elle porta la main de son mari à ses lèvres, et dit: «ô mon cher époux, cet ingrat que vous avez nourri, pour lequel vous avez eu tant de bontés, sachez quelle récompense il vous destinait!... C'est à son audace, à l'injure que m'a fait l'hypocrite, que vous devez attribuer l'état où vous me voyez: il est venu me trouver dans le parc, où j'étais seule à me promener en vous attendant, pour me faire l'aveu de son amour abominable. J'ai repoussé l'insolent, et comme je cherchais à le fuir... (des sanglots accompagnaient ces paroles), il m'a saisie dans ses bras ... c'est alors que mes forces se sont trouvées inférieures aux siennes. J'ai crié tant que j'ai pu: sans doute il a craint d'être découvert, car il s'est sauvé ... mais heureusement sans pouvoir accomplir son dessein infâme!»
La femme Zappi s'arrêta. Un déluge de larmes vint à l'aide de sa prétendue douleur; elle eût l'air honteux et se cacha le visage.
»Quel misérable! s'écria le signor Zappi. Aurai-je pu croire pareille chose de lui! Je veux qu'il sorte à l'instant de ma maison ... mais non, je veux le voir, lui parler avant, et savoir quel démon a pu le porter à cet acte de démence.»
Zappi ordonna qu'on fit venir sur-le-champ Léonardo. Sa femme craignit alors d'échouer dans sa vengeance, mais elle n'osa s'opposer aux ordres de son mari. Léonardo parut quelques minutes après; il savait déjà ce qui s'était passé, et tressaillit devant son accusatrice; cependant, marchant d'un pas ferme, il conservait air que donne une conscience pure.
»Monstre abominable, dit Zappi, sans réfléchir que l'extérieur calme du jeune homme n'annonçait pas le crime, comment oses-tu paraître avec un front audacieux? c'est donc ainsi que tu prétendais payer mes bontés, et la femme de ton ami ne pouvait être une chose sacrée pour toi? Voilà comme tu foules aux pieds les sentimens d'honneur et de reconnaissance! comme tu détruis la paix d'une maison, pour y attacher une honte éternelle! Ingrat! sors de ma présence, et que jamais je ne revoie ta trompeuse figure!
Pendant ce discours amer, Léonardo ne parla point; il avait les bras croisés sur sa poitrine, il sentait d'où le coup partait. Sa pureté se refusant à tenter une justification, sur une accusation si peu méritée, il jeta un regard de mépris sur la femme atroce qui l'accusait, et un de sentiment sur son bienfaiteur. La générosité et la reconnaissance l'empêchaient de le désabuser, en lui faisant connaître la dépravation de sa femme, il ne se permit que de prononcer ces mots:
«Je suis prêt à partir, signor Zappi. Je vous remercie de toutes vos bontés, et je prie bien ardemment le ciel, pour qu'il ne vous laisse jamais rencontrer de plus grands ingrats que celui qui vous dit adieu.»
Alors il le salua respectueusement, et marcha vers la porte. Il ne, put se défendre en sortant, de lancer un coup-d'œil de dignité et de mépris si expressif sur la femme Zappi, qu'elle en fut totalement confuse, ensuite il s'éloigna.
Retourné à sa chambre, le cœur gros, mais l'œil sec, il rassembla quelques bijoux qui lui appartenaient en propre, avec d'autres qu'il tenait de son bienfaiteur, mais ne prit pas un sol d'argent. Il ouvrit une armoire d'où il tira les habits qu'il avait en entrant chez le signor Zappi, et que par un pressentiment indéfinissable, il s'était avisé de garder. Il s'en revêtit et laissa les autres, regrettant amèrement d'avoir reçu des bienfaits sans pouvoir les mieux reconnaître. Revêtu de ce qui lui appartenait, il dit en se regardant: au moins ce sont mes habits, je me félicite de les avoir gardés. O ma mère! ma mère! c'est à toi que je dois mon infortune!
Sentant que les réflexions ne tendaient qu'à l'affaiblir, il quitta la chambre et la maison d'un pas précipité: il était déjà un peu loin, lorsqu'il voulut retourner pour dire adieu à la belle Amamia; mais pensant que ce serait s'exposer à de nouveaux outrages, et peut-être déplaire à la jeune demoiselle, qui pouvait le croire coupable, il s'en abstint, et fut bientôt hors de vue.
Empressé de quitter le voisinage de cette demeure dont on lui fermait l'entrée, Léonardo marcha jusqu'à ce qu'une distance considérable l'en éloignât tout-à-fait. A la fin la fatigue vint le forcer au repos, il s'assit au pied d'un arbre. Là, affaibli et découragé, il tomba dans les rêveries les plus sombres. Il avait quitté la demeure charmante de Zappi, un peu après midi, et le soir s'avançait rapidement: son oppression augmenta; cherchant toutefois à se ranimer, il se releva, et regarda le coucher du soleil qui était superbe; mille figures formées par l'éclat des derniers rayons entrecoupant les nuages, donnaient à l'occident l'air d'un palais enchanté. Le sommet des montagnes retenait encore de ces lueurs et réfléchissait maints degrés de lumière et d'ombre. Le jeune homme en perdit un peu de sa noire mélancolie: son cœur se sentait soulagé; ses pensées douloureuses fesaient place à l'espérance.... Allons, se dit-il, il ne faut pas perdre mon énergie en regrets superflus, ni m'abandonner oisivement à des réflexions stériles; et reprenant sa marche, selon que le hazard le dirigeait, il se trouva bientôt dans ces belles montagnes couvertes de vigne et d'oliviers. Quand il voyait une maison de campagne, le sentiment de sa peine récente lui fesait détourner les regards; cependant la nuit s'avançait, et le jeune homme courait risque de la passer à la belle étoile. Enfin, cherchant toujours, il se trouva dans un valon d'où partait une faible lumière; pour la voir mieux, il fallait approcher d'un petit monticule, au pied duquel était une maisonnette; quelques massifs de peupliers entouraient ce lieu, qui semblait la demeure de l'indigence, plutôt qu'une retraite romantique. A tout événement, Léonardo se décida à aller jusques là. Une voix gémissante se fit entendre, et il se hâta pour porter du secours à l'être qu'il croyait souffrant. Effectivement, il vit en entrant dans la maisonnette, une pauvre vieille qui pleurait et se tordait les mains de douleur. La situation du jeune homme le fesant compatir à la peine d'autrui, il lui demanda si elle avait besoin de secours.
»Hélas non! mon beau monsieur, dit-elle en redoublant ses larmes: il n'y a point de remède à la mort; elle vient de m'enlever mon seul appui en ce monde, mon pauvre Hugo, mon cher fils. Oh! monsieur, je n'aurais jamais pensé qu il dût partir avant moi. Qui prendra soin de mes vieux jours à présent? qui soutiendra mon corps usé, et travaillera pour faire vivre la pauvre Nina?
»Ne pleurez pas ainsi, bonne mère, dit Léonardo, recevez-moi chez vous, et si vous avez la charité de me donner une jatte de lait à boire, nous parlerons ensuite du sujet de vos peines, peut-être les choses ne seront-elles pas si tristes que vous vous le figurez.»
La voix de la consolation est toujours douce, mais elle l'est doublement dans la jeunesse. La pauvre Nina se leva avec autant de promptitude que sa douleur le permettait. Elle donna, toujours pleurant, mais moins fort, tout ce quelle avait de meilleur dans sa cabane.
Quand Léonardo eut un peu appaisé sa faim (car la longue marche qu'il avait entreprise, l'avait tellement épuisé, qu'il mourait de besoin), il prit la main de sa vénérable hôtesse et la fesant asseoir, il dit:
—Ma bonne mère, quel âge avait votre fils Hugo?
—Vingt ans, monsieur, dieu soit béni, le jour de Saint Gualdabert, et c'est le seul qui me restait de mes autres enfans.
—Et dites-moi, Nina.
—O Sancto Pedro! il était tout pour sa pauvre mère. Monsieur, j'ai un petit jardin, et c'était Hugo qui me le soignait; j'ai une vigne aussi, Hugo me la taillait. Le bon garçon! jamais il ne voulait me laisser seule. Ma mère, me disait-il, il faut donner ce petit coin de terre qui est là-bas, et puis cet autre qui est encore plus loin, à Pietro et à Varro, qui les feront valoir pour nous, çà fait que pendant ce tems-là je pourrai vous soigner. Monsieur, j'ai attrapé la goutte dans mes pauvres jambes, et à présent que j'ai perdu mon bâton de vieillesse.... O miséricorde, mon cher enfant!... Le cœur me saigne, quand je pense qu'il travaillait au-dessus de ses forces, car il était toujours débile et souffrant.
En cet endroit, la pauvre Nina se mit à pleurer si fort, que son récit en fut interrompu.
Une idée vint à l'esprit de Léonardo, et il s'y arrêta davantage à mesure que la femme parlait. Un jardin à cultiver, une vigne à soigner, aucun besoin d'aller se faire voir à la ville ou au marché; son fils ayant peu de force, et cependant assez pour faire toute la besogne ... sûrement, pensa-t-il ... Nina? Nina gémissait toujours.
—Allons, brave femme, essuyez vos larmes: si vous voulez que je demeure avec vous, je ferai tout mon possible pour vous rendre autant de services que le fils que vous avez perdu. Acceptez-vous mes offres?
—Oh! que le ciel soit loué et béni, s'écria Nina dans le ravissement, et en se mettant à genoux pour baiser la terre. Eh! bien, comme je vis, mon pauvre esprit avait cette idée-là de vous en vous voyant, cher jeune monsieur; et quoique je ne me console pas d'avoir perdu mon pauvre Hugo (elle pleurait de nouveau en disant cela), cependant je proteste au nom de la Sainte Vierge Marie, que je regarde votre offre comme une bénédiction du ciel.
—Eh! bien, levez-vous donc, ma bonne Nina, et causons un peu à notre aise.
Nina se releva en tremblant.
—Il faut que vous me disiez tout ce qu'il y a à faire ici; car, quoique je connaisse suffisamment le jardinage, il est nécessaire que vous m'expliquiez beaucoup de choses.
La pauvre Nina était triste et joyeuse tout-à-la-fois: joyeuse de retrouver un appui, et triste en songeant à celui qu'elle avait perdu. Elle donna tous les renseignemens nécessaires; et Léonardo se sentant capable de s'accommoder de sa nouvelle situation, alla se reposer en paix des fatigues qu'il avait essuyées tout le jour.
La vieille Nina l'ayant conduit dans la petite chambre qui avait appartenu à son fils, lui souhaita une bonne nuit: il en goûta aussi une meilleure que la précédente.
Léonardo, en posant sa tête sur le dur traversin, se dit: voilà donc la seconde fois que l'héritier de Lorédani doit un abri à la bienfaisance des étrangers! que des étrangers ont compassion de son abandon, et qu'il vit de leurs bontés et de leur humanité! O ma mère! mère coupable! c'est à toi que je dois une semblable destinée!
Cette réflexion pleine d'amertume, mais trop juste, affligea son cœur. Il tomba dans un sommeil pénible; et si le fils de Laurina fut mort cette fois, il eut paru à la face du ciel avec une accusation contre sa mère! Que les autres mères tremblent à cette réflexion, et méditent profondément sur les suites que leur mauvaise conduite peut avoir pour leurs enfans!
CHAPITRE III.
Le lendemain, Léonardo se leva de très-bonne heure, et alla de suite dans le jardin pour s'acquitter de la tâche qu'il s'était imposée. Pendant son séjour dans la maison de Zappi, il avait acquis beaucoup de connaissance en jardinage, s'étant occupé à ses heures de loisir de la culture de plusieurs sortes de plantes, et le signor Zappi avait pris plaisir à lui donner des leçons, parce que lui-même avait employé une grande partie de son tems à botaniser et à faire mainte expérience sur la manière de féconder la terre. Le jeune Léonardo était conduit par un autre motif pour apprendre avec fruit: il sentait qu'en cherchant à se rendre utile, il payerait en quelque sorte les obligations que le sort le condamnait à avoir à autrui; aussi s'acquittait-il de son mieux pour ce qu'il recevait. Son orgueil alors était satisfait, et son esprit en repos éprouvait un plaisir fait pour éloigner leu souvenir de ses peines. Sa situation, toute triste qu'elle était, lui semblait préférable à la splendeur dont il aurait continué de jouir s'il ne l'eut regardée comme entachée d'infamie.
Rien assurément ne tranquillise l'esprit comme un but certain. Léonardo était décidé à persévérer (tant que les circonstances le vendraient nécessaire) dans une suite de travail et d'activité. Tous les jours il s'y habituait davantage, en se félicitant d'être devenu utile à ses semblables. Ses connaissances étant supérieures à celles d'Hugo! la pauvre Nina vit des avantages multipliés en résulter. Tout s'améliorait sous sa main industrieuse, et son âme ardente et enthousiaste ne se ralentissait point dans la poursuite de son objet. Insensiblement il devint amoureux de sa vie paisible, innocente, et même de sa retraite absolue du monde; il n'avait nul besoin, ne recevait nulle faveur, et se félicitait de voir la petite propriété de Nina augmenter de valeur chaque jour. Tandis qu'il savourait la douce récompense due à ses travaux constans, son cœur jouissait pour la première fois du plaisir d'avoir rendu un être heureux!
Cependant l'avenir revenait par fois le plonger dans la mélancolie. Sa destinée incertaine occupait de tems à autre ses pensées. Dois-je toujours rester ainsi, se demandait-il! Hélas! non; il est vrai que mes jours sont tranquilles, mais il est quelque chose en moi qui me dit: héritier de Lorédani! est-ce là une vie glorieuse pour toi, et voudrais-tu oublier de qui tu tiens le jour?... Grand dieu! de qui je le tiens.... ô honte!... l'héritier de Lorédani, d'un être noble et méritant, est aussi le fils ... non, non il faut se taire. Je puis me faire honorer dans l'ombre, mais le mépris m'atteindrait si je m'offrais à la lumière du jour. Lorédani, le monde n'est plus fait pour toi; tu ne peux jamais reparaître sous ton nom parmi les hommes.
Ces réflexions le jettaient souvent dans le chagrin. Il n'avait alors d'autre ressource pour dissiper ces instans de sombre, qu'en redoublant d'activité dans ce qui pouvait l'en distraire.
Mais un événement vint déranger ce cours paisible de la vie du jeune homme. Nina, très-âgée, commença à se plaindre d'un affaiblissement excessif: un matin elle tomba davantage, et vers midi, elle pria Léonardo, qu'elle appelait mon fils, de l'aider à se mettre au lit, d'où elle pressentait ne plus pouvoir sortir. Elle éprouvait des symptômes d'une dissolution très-prochaine, auxquels elle ne pouvait se méprendre. «Hélas! dit-elle faiblement, je sens, mon cher fils, que je vais rejoindre mon pauvre Hugo, c'est pourquoi, reste auprès de moi, que je te regarde, et puisse te donner ma bénédiction ayant mon dernier soupir.»
Léonardo était profondement affecté. Il voyait mourir celle qui l'avait reçu dans son humble demeure, et qui avait voulu partager avec lui tout son petit avoir. Il est vrai que son humanité s'était bien trouvée de cet acte de bonté; mais aucune considération semblable n'avait influencé son hospitalité franche, en conséquence son droit sur la reconnaissance du jeune homme durait toujours; aussi celui-ci la lui prouva-t-il toute entière. Il chercha tous les secours qui pouvaient retarder l'instant fatal, ou du moins l'adoucir; mais ses efforts furent vains: après quelques heures d'un sommeil pénible, le bon jeune homme qui l'avait veillée en écoutant en silence sa respiration gênée, la vit ouvrir les yeux. Elle le pria de la soutenir sur son séant et dans ses bras. «Tout ce que j'ai est à toi, dit-elle, en le regardant avec ses yeux éteints; je remercie le ciel qui t'a amené ici pour ma consolation, et le prie ardemment de t'en récompenser en répandant sur toi toutes ses bénédictions». Ayant dit ces mots, elle expira dans ses bras avec la sérénité d'un enfant.
Léonardo fut sensible à cette perte.
Le jour même, il fit venir le peu de connaissances qu'elle avait dans le village autour de la montagne, pour rendre les derniers devoirs à sa défunte amie, et sitôt que les funérailles furent faites, sentant l'inutilité de rester plus long-tems dans l'endroit, il se prépara à en partir.
Deux jours après, ayant tout arrangé chez la défunte, il divisa les petites possessions entre ceux qui l'avaient aidé à l'enterrer décemment, et ne se réserva qu'une somme modique, tirée du profit de son industrie; puis quittant la simple chaumière où il avait passé quelques jours heureux, ou du moins paisibles, et emportant avec lut un bissac rempli de provisions, il recommença ses courses erranses. Il n'avait plus d'inquiétude pour passer les nuits, car ses dernières fatigues, et ses habitudes, bien faites pour entretenir la santé, avaient tellement augmenté sa force et sa vigueur, qu'il ne craignait plus de dormir en plein air. Il prit également la résolution de ne point entrer dans la demeure des hommes, tant qu'il aurait quelque peu de chose pour subsister.
Effectivement, la nuit étant venue, Léonardo se jetta tout simplement sur la terre, et se mit à réfléchir. Ses intentions vagues, son mode de vie incertain, fesaient le sujet de ses méditations.—Voici maintenant deux ans et trois mois, dit-il, que j'ai quitté la ville qui m'a donné le jour.... voici deux ans que j'ai renoncé aux caresses d'un tendre père ... d'un père qui m'aimait si passionnément. Depuis ce tems, j'ai été accusé du plus vil des crimes, l'ingratitude, et rejetté d'une maison où je jouissais de la protection la plus douce. J'ai été condamné ensuite à la pauvreté, à manger mon pain à la sueur de mon front; et me voici poussé dans le désert de la société, où, ni ami, ni main secourable ne se présentera peut-être plus pour me donner ma nourriture! ô ma mère, ma mère! tout cela vient de toi; c'est à toi que je dois un pareil concours de douleurs...!
Ensuite Léonardo se représentait la destinée plus que probable de cette mère coupable, et la manière dont son père avait enduré sa perte; la situation de sa sœur ... puis, mille souvenirs déchirans remplissaient son esprit. Le désir de revoir les lieux de son enfance l'occupait aussi, mais sans lui en laisser l'espoir. Et pourquoi pas, se demandait-il. Aujourd'hui que je dois être entièrement changé, à force d'avoir été exposé aux injures de l'air, et vêtu comme le paysan le plus grossier, qui pourrait reconnaître l'héritier du marquis de Lorédani? Oui, je le veux. Sans crainte d'être reconnu, je veux visiter le lieu de mon berceau; je me satisferai, en apprenant ce qu'est devenu ma famille infortunée, et après cela, je dirai un adieu éternel à Venise.
Il marcha avec rapidité, pendant quelques minutes, oubliant, dans son exaltation momentanée, qu'il était tout-à-fait nuit. Il ralentit pourtant son pas.—Demain, pensa-t-il ... en attendant, voici mon lit.
Il se jeta de nouveau sur la terre; et le sommeil qui vint s'emparer de ses sens, calma l'agitation de son âme.
Léonardo se décidait promptement et exécutait de même: laissant dès la pointe du jour les montagnes de la Toscane derrière lui, il poursuivit sa route avec la plus grande célérité, toujours dans la persuasion que personne ne le prendrait pour autre que ce qu'il paraissait. Qui pourrait décrire ses sensations, quand il se trouva près de la ville de Venise! Cependant il ne voulut pas y paraître pendant le jour; et lorsqu'il fut à Padoue, il se décida à aller plus lentement, afin de n'y arriver qu'à la nuit clause.
Réprimant son impatience, il s'arrêta quelques instans pour se rafraîchir, et reprit ensuite sa route. Mais nonobstant qu'il avait été, ainsi qu'il le croyait, plus doucement, il aperçut la pointe de la Terra-Firma, avant que le soleil eut touché l'hémisphère de l'ouest. Alors il marcha doucement, en côtoyant les bords du lac, et s'arrêta pour admirer les superbes domaines qui passaient sous sa vue. Enfin se sentant de nouveau fatigué, il reprit son coucher habituel de voyage (sur le gazon) et retomba dans son cours de pensées. Des pleurs coulèrent de ses yeux cette fois et mouillèrent ses joues. Ces pleurs, quel dur oreiller ils arrosaient!... ô source amère, vous vous ouvrîtes dans un cœur que rien n'avait encore souillé.... Par quelle fatalité inouie, vous êtes-vous changée en larmes du crime et de l'ignominie? Comment se peut-il, Léonardo, que, fier et délicat, tu te sois laissé entraîner à grossir la liste des crimes de ta mère?
La nature s'épuise souvent par l'excès de ses sensations. Léonardo tomba insensiblement du sentiment aigu du malheur, dans un engourdissement momentané, et il oublia pour quelques minutes son infortune.
Pendant qu'il reposait ainsi en paix, une dame passa près du lieu où il était. Cette dame venait de sortir de sa maison de campagne, pour respirer plus librement la fraîcheur du soir, et se promenait sur les bords du lac. Le jeune Léonardo attira son attention, et elle s'approcha pour le considérer; ses mains étaient croisées sur sa tête, et ses joues brillaient de tout l'éclat de la santé; quelques larmes s'y soutenaient encore; ses cheveux du plus beau brun, entouraient en anneaux ses tempes et son front, en se soulevant par des zéphirs passagers; ses lèvres vermeilles étaient entrouvertes et laissaient voir le poli de ses dents. Sa poitrine qu'il avait nue, dans l'intention de mieux sentir le frais, contrastait, par sa blancheur, avec la teinte fortement brunie de son visage.
Quoique sous l'habit d'un simple paysan, la dame le trouva de la plus grande beauté. Frappée de cette rencontre, elle ne pouvait plus quitter la place, quand un insecte venant à piquer subitement les joues du jeune homme, il tressaillit et s'éveilla. Extrêmement confus en appercevant la dame, dont il s'émerveilla à son tour, il voulut se lever de terre, mais elle s'avança avec grâce, en lui posant la main sur l'épaule, et lui disant d'une voix douce:
«—Vous paraissez étranger, mon ami, et quoique vêtu aussi simplement, je suis bien trompée si vous n'êtes d'un état supérieur à celui de simple villageois. C'est pourquoi je ne crains pas de commettre un indiscrétion, en vous demandant, comme la soirée est très-avancée, si vous avez un lieu de repos pour la nuit, n'en sachant pas près d'ici?»
Cette dame était encore la plus belle personne (si l'on en excepte la douce et innocente Amamia) qui se fut présentée à l'imagination ardente de Léonardo. Ses joues se chargèrent d'une forte rougeur, et ses yeux qu'il avait d'abord portés sur elle, tombèrent vers la terre; il répondit d'une voix tremblante et en balbutiant; l'objet qu'il avait devant lui, brouillait toutes ses idées.
—Je n'ai point ... non, je n'ai aucun endroit fixe pour cette nuit, madame, mais je sais où je dois aller bientôt; du moins mon intention.... Il s'arrêta, ne sachant plus que dire.
—Eh bien, jeune homme, dit Mathilde Strozzi (car c'était-elle), si vous n'êtes pas absolument décidé à aller plus loin ce soir, j'espère qu'il ne vous sera pas désagréable de venir chez moi, et que vous me ferez le plaisir d'y accepter un réfuge jusqu'à demain.
Léonardo levant les yeux, cherchait à répondre....—Allons, je vois que vous ne me refuserez pas, continua gaîment la belle Florentine, en lui prenant le bras et l'emmenant. Ma maison de campagne est très-proche d'ici: regardez, vous la voyez dit-elle, en lui montrant un élégant édifice bâti en pavillon.—Il est impossible de vous refuser, aimable dame, répondit le jeune homme, ravi de ses charmes, comme de son invitation pleine de grâce: non, je ne puis vous refuser.
La belle Florentine sourit, et marcha plus vite, dans la crainte que Léonardo ne se rétractât. Ils arrivèrent bientôt, et un soupir exhalé en entrant, fut le dernier tribut que le fils de Lorédani paya à la mémoire de son père?
On a déjà eu occasion de connaître le caractère de Mathilde Strozzi, et on sait à quels excès d'atrocité cette femme était capable de se porter. On saura maintenant, que surprise autant qu'enchantée de la beauté du jeune Léonardo, elle n'épargna ni soins, ni artifices pour le retenir chez elle. Toutes les séductions furent employées pour remettre de jour en jour son départ; mais bientôt elle n'en eut plus besoin; car son hôte charmé, chercha des prétextes à son tour pour le retarder, et il tremblait que la nécessité ne le forçât à partir. Il n'en était pas de la belle Mathilde comme de la femme Zappi. La première, également dépravée, savait mieux déguiser ses passions, et cacher sous les apparences de la décence, le délire de ses sens. Ce ne fut donc pas vainement qu'elle chercha à séduire l'imagination du jeune homme; outre qu'il avait dans ses propres dispositions, et dans son âme succeptible d'amour, de puissans avocats qui plaidaient sa cause, il la voyait cependant avec un mélange d'admiration et de passion, bien différent de ce sentiment doux et pur qu'il avait ressenti pour la gentille Amamia. Le trouble, le délire, la fureur étaient l'effet que produisaient sur lui les charmes de Mathilde: Amamia avait rempli son âme d'une douce tendresse. Son sentiment pour l'une ressemblait au calme suave d'un doux printems, et il éprouvait pour l'autre toute l'ardeur d'un brûlant été.
Mathilde qui s'était retirée à la campagne pour quelques jours seulement (et ce par suite d'une querelle qu'elle avait eue avec le comte de Bérenza), oublia alors la peine qui l'avait exilée de Venise. Elle remercia la fortune, en se voyant enfin à même d'exécuter le dessein qui lui roulait depuis long-tems dans la tête, et de ce qu'elle lui avait amené un si beau jeune homme.
C'est à cette époque que le comte retrouva son aimable Victoria; alors Mathilde ne l'occupa plus. Cependant celle-ci avait le projet de se venger de son indifférent; mais tout indifférent qu'il était, elle ne pouvait oublier de l'avoir aimé, même d'une passion aussi forte que celle qu'elle éprouvait pour Léonardo, et se promettait bien que s'il ne lui gardait pas cette fidélité qu'elle avait la vanité, de se croire due, pour l'avoir préféré à tous les autres hommes, l'instant de son changement serait celui de sa mort.
Cependant la fière Strozzi n'avait pas de plan fixé pour sa conduite. Tromper celui dont elle exigeait la fidélité entière, était une chose toute simple pour elle. Cacher ses excès et son inconduite, si elle le jugeait à propos, lui semblait le payer assez; et elle était loin de penser que Bérenza dût s'offenser de son changement; du reste, agir selon sa fantaisie formait à-peu-près sa règle.
Pensant ainsi, cette femme galante donna une pleine latitude à ses sentimens pour Léonardo, et ils se portèrent à un tel point, qu'elle se sentit la force de renoncer à toute autre conquête en sa faveur.
CHAPITRE IV.
Il s'était passé trois mois, depuis que la funeste destinée de Léonardo l'avait fait connaître à la syrène Mathilde. Il n'avait pas encore dix-neuf ans: Mathilde en avait environ douze de plus que lui; cependant ses attraits puissans, l'élégance de ses manières et sa beauté non encore ternie, obtinrent un ascendant invincible sur lui, et rien ne lui eut paru plus terrible que de s'en séparer. Tel est l'effet d'une première passion, toujours forte, toujours exaltée. Mathilde s'était emparée de toutes les issues de son cœur, en donnant une nouvelle existence à son âme. L'image d'Amamia n'y était plus, ou pour mieux dire, ce premier sentiment, trop tranquille pour un être né avec des dispositions ardentes, s'éteignit à la lueur d'un foyer volcanique: il ne vit plus rien que Mathilde qui devint pour lui l'univers.
Combien l'adroite Florentine se félicita de son triomphe! elle possédait le premier amour d'un enfant! elle jouit des transports et des feux nés sous sa brûlante influence, et en partagea les fruits avec délices.
Mais la vanité innée à son sexe, ne la laissa pas long-tems se contenter de son bonheur. Assurée de l'amour parfait de Léonardo, et le voyant sans cesse en adoration devant elle, un autre désir vint tourmenter sa coquetterie insatiable. Elle pensa à le conduire à Venise, et à le présenter aux femmes de sa connaissance, pour exciter leur envie et leur admiration; car elle ne craignait rien de leurs attraits, et nulle rivalité ne l'effrayait, s'estimant beaucoup plus méritante que toutes. Cependant, comment cacher ce jeune sigisbé au comte de Bérenza...? Elle pensa à lui faire un mystère de son retour, en sortant peu. Ce point déterminé, elle exprima à son amant le désir qu'elle avait de retourner à Venise.
A cette mention de Venise, Léonardo parut excessivement agité: il pâlit et rougit successivement; ce qu'il avait tant désiré auparavant, lui répugnait tout-à-fait alors; mais pouvait-il rien refuser à sa séduisante maîtresse? c'était impossible, pour elle il eût tout fait. Son secret terrible ... ce secret qu'il avait gardé avec tant de soin, jusqu'à ce jour, et que l'orgueil lui défendait de découvrir.... Eh bien! il ne fût plus à lui ... il le confia à Mathilde Strozzi.
Se jettant dans ses bras, l'imprudent s'avoua pour ce qu'il était, et témoigna en tremblant, la répugnance qu'il avait de retourner à Venise et de s'y laisser voir.
—Quoi! vous seriez le fils, du marquis de Lorédani?
—Je le suis, belle Strozzi, mais je vous demande une grâce, dit-il en tombant à genoux, et joignant les mains: gardez, ah! gardez ce secret que vos charmes m'ont arraché, respectez mon honneur et ma vie; que jamais, soit par hazard ou volontairement, il ne sorte de votre bouche. Ne dites pas que je suis l'héritier humilié et errant d'une maison illustre, et tombée dans le mépris: que je suis ... Lorédani!
—Non, jamais, répondit la Florentine.
—Jurez-le! aimable femme, jurez-le, tandis que je suis à vos pieds.... ah! je vous en conjure.
—Je le jure solemnellement, répéta Mathilde, en posant sa main sur l'épaule du jeune homme, et tenant l'autre élevée au ciel. Je te promets au nom de l'Eternel, de ne jamais divulguer ton secret, mon ami, de ne le dire à qui que ce soit!
—Mathilde, je te remercie, et Léonardo se relevant, embrassa sa belle maîtresse. Les larmes lui roulaient dans les yeux. Je te remercie de tout mon cœur, car je ne survivrais pas à la découverte de mon secret!
—Mais tu viendras à Venise avec moi, cher Léonardo?
—Oh Mathilde! mon père n'y demeure-t-il pas? comment hazarder de m'y montrer, il m'y saurait bientôt.
—Vous ignorez donc, cher ami, que le marquis est mort il y a trois ans? cet événement et ses suites ont cependant fait assez de bruit. Aucun de vos parens n'habite Venise maintenant.
Léonardo n'avait entendu que ces mots: le marquis est mort. Une douleur profonde le saisit: il médita ... puis dit ensuite, mon dieu, je vous remercie! Une larme mouilla sa joue. Il regarda Mathilde avec un calme affecté. Dites-moi, s'il vous plait, comment cet événement est arrivé.... Je sens que je puis vous entendre.
La Florentine parut extrêmement touchée de l'air sombre du jeune homme. Elle en frissonna, et lui détailla avec tristesse ce qui avait eu lieu, donnant à son récit, quoique exact, la plus grande brièveté possible.
—O malheureuse mère! s'écria-t-il; la mesure de tes crimes a donc été comblée? adieu, adieu pour jamais maintenant, la considération, le bonheur de tes enfans: tu les as totalement perdus! Il n'osait plus parler à Mathilde; il se croyait trop humilié à ses yeux, pour lui demander de prendre part à sa douleur. La tête baissée, les joues humides et rouges de honte, il restait dans une immobilité parfaite.
—Et? mon aimable ami, tu ne veux pas me suivre à Venise, dit-elle, en lui serrant la main et le regardant avec tendresse.
—J'irai, belle Strozzi, répondit-il en hésitant, et en se frottant le front, comme pour éloigner quelque pensée terrible. Oui, j'irai ... qu'ai-je à craindre aujourd'hui? Souvenez-vous que je ne suis que Léonardo. Enchantée d'avoir obtenu ce qu'elle demandait, la Florentine promit d'obéir à ses moindre désirs. Elle fit les arrangemens qui parurent lui convenir le mieux pour cacher son séjour dans Venise. Léonardo ayant consenti à tout, la quitta pour aller s'occuper du passé; car son âme n'était pas revenue du choc qu'elle venait d'éprouver; elle sentit le besoin de la solitude, pour se remettre de son cruel froissement.
Mais Mathilde, ne voulant pas laisser à son amant le tems de se dédire, alla bientôt le trouver pour l'entretenir de son projet favori, et fixer le départ d'Ayna-Dola, au lendemain. C'était une retraite qu'elle regardait comme des plus agréables, puisqu'elle lui avait procuré un plaisir supérieur à tout ce quelle avait connu jusque-là.
Le lendemain, vers le soir, ce couple d'amans s'embarqua pour Venise, et il commençait à faire nuit lorsqu'ils y arrivèrent. Mathilde alla de suite à son hôtel qui était très-beau, et meublé dans la dernière élégance; mais rien ne put dissiper la tristesse de Léonardo, qui se voyant dans le lieu de sa naissance, la sentit accroître davantage. Sa belle compagne fit tous ses efforts pour le distraire, et le ramener à des idées moins tristes; elle employa envers son jeune hôte, tout ce que l'hospitalité a de plus aimable. Un repas splendide fut préparé, et enfin les agrémens de la table rappelèrent petit-à-petit les sens abattus de Léonardo. Strozzi lui versa fréquemment des petits verres du vin le plus exquis. L'inutilité des regrets devint alors évidente au jeune homme, et ils laissèrent place à un ton plus animé. De plus la délicatesse des mets, la variété des liqueurs imposèrent silence à la raison. Les caresses flatteuses de Mathilde, portées à leur suprême degré, achevèrent de tourner la tête de Léonardo. Des idées nouvelles, des sensations plus fortes s'emparèrent de lui, et son cœur l'entraîna bientôt dans une mer de voluptés.
Mathilde ayant ainsi exalté l'imagination de son amant, elle lui parut une divinité bienfaisante, belle et parfaite tout à-la-fois. Il s'y attacha tellement qu'il ne connaissait d'existence que par elle, et tenait entièrement à sa pensée. Pour empêcher que le jeune homme formât aucun désir qui n'eut cette femme adroite pour objet, elle lui chercha tous les amusemens faits pour lui rendre sa retraite de plus en plus agréable, ce qui n'était pas difficile, puisque la crainte momentanée de Léonardo était d'être vu et reconnu dans Venise.
Mathilde invita chez elle plusieurs femmes de ses amies, et quelques hommes de sa connaissance qui, en lui fesant la cour, n'étaient pourtant pas des amans. Elle leur présenta à tous son bel objet, comme un jeune homme de Florence qui lui était parent; car toute sans principes qu'était cette femme, elle conservait cependant encore assez d'apparence de décence pour n'oser avouer un nouvel amant.
Il n'était pas à supposer qu'il se trouverait parmi les gens qui venaient chez la belle Strozzi, aucun de ceux reçus chez le marquis de Lorédani; et quand même cela fut arrivé, trois années d'absence jointes à une vie passée dans les montagnes de la Toscane, avaient tellement changé les premiers traits du jeune homme, qu'il était impossible de reconnaître le délicat Léonardo dans le robuste Florentin, devenu d'une stature superbe. Mais tout inconnu qu'il restait, ce fut en-vain que Mathilde se flatta de faire croire au conte qu'elle avait établi à son sujet.
Enchantée, comme elle le paraissait, de la beauté supérieure de sa personne, et se montrant toujours inquiète quand il s'absentait un instant, il était facile d'y voir clair, et il ne fallait pas une grande pénétration pour discerner que des liens plus tendres que ceux de la parenté, l'attachaient à lui. Il se trouva que parmi les femmes auxquelles la vanité de Mathilde avait fait présenter son amant, il s'en trouva une nommée Thérèse, qui était d'une beauté exquise, mais plongée dans le torrent du vice et de la dissipation. Il est vrai de dire que ce fut à la première que celle-ci dût la perte de son innocence. La malheureuse, quoique recherchant en apparence sa société et son amitié, avait eu des remords au fond de son cœur porté naturellement au bien, et elle maudissait souvent en silence l'ennemie de ses mœurs et de sa tranquillité.
Thérèse observant avec l'œil de clairvoyance, le cousin et la cousine prétendus, découvrit bientôt l'expression amoureuse de leurs regards; et en femme qui a du ressentiment, elle se promit bien de se venger de l'état de dégradation dans lequel Mathilde l'avait fait tomber. Conduite aussi par un sentiment particulier pour Léonardo, elle forma le projet de le détacher de la femme qu'elle haïssait au fond du cœur. Alors toutes les batteries furent mises en œuvre. Elle invita souvent Mathilde à l'aller voir, et en dépit des soins et de la surveillance de celle-ci, elle parvint à s'attirer l'attention du jeune homme, et à avoir des entretiens avec lui. Thérèse s'y prit de la même manière que la Florentine avait fait, en en appelant de son imagination à ses sens. Elle avait de plus, l'avantage de la jeunesse, et par conséquent plus de fraîcheur, ce qui lui rendait sa conquête peu difficile. Mais tandis que Thérèse agissait, ainsi qu'elle le pensait, sans être soupçonnée, le démon de la jalousie s'empara du cœur de sa rivale, qui, s'appercevant de tout, en conçut le dépit le plus furieux. Pour s'assurer mieux de la trahison de celle qu'elle croyait son amie, il était prudent de paraître ne s'apercevoir de rien; aussi poussa-t-elle la politique au point de laisser une sorte de liberté à son amant, afin qu'il tombât de lui-même dans le piège, et fût dupe de son artifice.
Enfin Thérèse ayant réussi à séduire le jeune homme, dont le regard et le langage devenaient une preuve certaine de sa passion, elle chercha le moyen de l'attirer chez elle. Léonardo, quoique très-susceptible sous bien des rapports, n'était pas si pointilleux, lorsqu'il s'agissait d'une infidélité en amour. Habitué dès l'enfance à voir tout plier sous ses désirs, et son amour-propre se trouvant flatté; en ce moment, d'inspirer de la tendresse à une jeune et aimable femme, il ne crut pas devoir se gêner dans son nouveau goût, et accepta l'invitation; quoique sentant bien qu'il se rendait fautif envers sa belle amie. Au surplus, que devait-il à Mathilde, sinon de l'avoir égaré en entraînant son âme dans le vice? continuer le cours de galanterie qu'elle lui avait enseigné, était une conséquence assez naturelle.
Le soir donc, le rendez-vous fut donné. L'adroite Strozzi, pour mieux tendre son piège, feignit une indisposition subite, et dit qu'elle voulait être seule. Ainsi Léonardo eut sa liberté pour le reste de la soirée. Alors il s'échappa furtivement et alla où sa belle l'attendait. Il n'y avait pas cinq minutes qu'il était chez Thérèse, lorsque Mathilde y tomba comme une bombe. Entrant de suite dans le salon, elle les examina de l'air d'une furie qui médite le moyen le plus horrible de vengeance.
En ce moment Léonardo assis auprès de Thérèse, lui rendait les baisers qu'il en recevait et telle était encore leur attitude. Alors marchant d'un pas ferme et décidé, Mathilde s'avança vers Léonardo et le saisit parle bras. Il eut tellement peur à la vue d'une femme qui avait acquis sur son être le pouvoir le plus illimité, qu'il ne put résister à une action aussi décisive. Il parut même honteux de sa faute, et humilié sous la force de ses regards. Il se trouvait coupable en ce moment, c'est pourquoi ne fesant aucune défense, et la Florentine lui tenant toujours fermement le bras, il céda à ses volontés, Strozzi sortit de l'appartement en lançant à Thérèse des regards qui lui dépeignaient bien ce qu'elle avait dans l'âme, et enmena son captif.
En retournant chez elle, Mathilde observa le plus grand silence. Léonardo voulut deux ou trois fois parler, mais sa langue glacée resta immobile, et ses lèvres tremblèrent. Il songea aux moyens d'appaiser sa maîtresse offensée. Celle-ci gardant toujours le silence le plus sombre, se jetta sur un sopha, et se couvrant le visage de ses mains, elle resta absorbée dans ses pensées.
Léonardo ne put soutenir plus long-tems cette scène terrible; il parut profondement affecté. Le souvenir du bonheur dont il avait joui avec Mathilde, revenait à sa pensée avec une brûlante ardeur: il se répentait de sa conduite envers celle qu'il adorait toujours. Thérèse ne lui était plus rien; au contraire, il la maudissait pour l'avoir brouillé avec celle à qui il croyait tout devoir. N'étant pas plus long-tems maître de lui, il courut se précipiter à ses pieds en les embrassant, et versant une abondance de larmes. C'était ou l'artificieuse Florentine l'attendait; car, quoique Léonardo fut extrême en tout, elle le savait sensible et espérait le voir revenir de lui-même sur une faute qu'il avait commise. Elle se défendit dont d'irriter par le reproche celui qu'un appel à son cœur ramenait naturelment.
«—O Mathilde! maîtresse autant adorée qu'aimable, pardonne, pardonne-moi, je t'en conjure. Je sens, oui je sens que c'est toi seule que j'aime.—Ah! pardonne à l'esclave de tes charmes.... Mathilde, par pitié, regarde-moi!»
La Florentine ne répondit pas un mot.
—Quoi, pas une parole?... eh bien! vous vous taisez.... Vous voulez donc ma mort.... (Il tira son stilet.) J'ai vécu trop long-tems, je le sais ... l'existence m'est affreuse.... J'aurais dû y renoncer plutôt ... (Il fit un mouvement comme pour se percer.) Vous le voulez....» Mathilde sauta sur lui, et arrachant le poignard, le jetta à quatre pas. Le jeune homme était toujours à ses pieds. Mathilde regarda sa figure enchanteresse avec un nouveau plaisir, et l'amour revenant l'assaillir avec force elle dit: «Levez-vous, jeune homme.»
Cette voix le ranima, et se levant, il la serra impétueusement dans ses bras.
La Strozzi lui rendit son embrassement, puis lui dit soudain: «Apportez-moi ce stilet.» Cette demande surprit Léonardo, mais il obéit à l'ordre impérieux de sa belle.
Elle prit l'arme de ses mains, puis ajouta d'une voix sévère:—Est-il bien vrai, Léonardo, que vous m'aimez?
—S'il est vrai, belle Mathilde!
—Eh bien, vous allez m'en donner une preuve. Il faut plonger ce stilet dans le cœur de Thérèse.
Le jeune homme frémit, et fit deux pas en arrière. La nature répugne toujours à l'idée d'un assassinat.
—Comment, vous hésitez, traître? c'est donc Thérèse que vous aimez? allez, fuyez pour jamais ma présence.
—Eh! quoi, Mathilde, rien ne peut-il vous appaiser?
—C'en est assez.... Il l'aime, je le vois, dit d'une voix sombre la Strozzi.
—Oh! non, non, par le ciel, je ne l'aime pas, je vous jure.
—Prouvez-le moi donc, en plongeant ce poignard dans son indigne cœur, car rien autre chose ne m'appaisera, ni ne me persuadera de votre amour.
—O Mathilde, ma première, ma seule passion! vous ne voudriez pas, j'en suis sûr, en exiger une preuve aussi terrible?... Il avait l'air de l'implorer, en regardant avec douleur.
Mathilde ne changeait pas le sien: il y lisait, fais ce que je te dis, ou laisse-moi.
Le malheureux insensé craignit de perdre celle qu il aimait plus que jamais. Sa beauté lui semblait en ce moment plus éclatante, plus fière qu'il ne l'avait encore vue; et tout en la regardant, sa répugnance s'évanouissait. Il se sentit prêt à tout faire, plutôt que de renoncer à son amour ... il s'empara de sa main brûlante et dit:
—Donnez-moi ce poignard.
—Vous consentez donc à verser le sang de la séductrice Thérèse?
—Je ... Je ... j'y consens!...
—Et à me rapporter ensuite ce poignard fumant encore?
Tout ... tout ... je ferai tout ce que vous voudrez, dit en gémissant l'infortuné Léonardo. Je vous aime, cruelle Mathilde.... Oh! n'est-ce pas trop vous aimer que de se rendre assassin pour vous plaire? Oui ... Thérèse va périr ... et c'est à cause de vous.
La Florentine jetta le stilet avec violence au bout de l'appartement, et ouvrit ses beaux bras à Léonardo aveuglé: il tomba à moitié sur son sein.
—Je te pardonne, s'écria-t-elle: oui, je te pardonne maintenant, Léonardo. J'avais besoin, après ta cruelle infidélité, de m'assurer si tu m'aimais encore.... Je le conçois à présent et je suis toujours ton amie.
—Oh! jamais je ne cesserai de t'adorer, Mathilde, répondit l'insensé, pendant que les larmes baignaient son visage.
—Je l'espère, mon ami.... La belle Strozzi regardait sa victime avec orgueil. «J'espère que tu ne commettras plus une pareille faute.» Et elle lui sourit d'un air fin et gracieux.
Tel était pourtant l'empire fatal qu'une misérable créature avait obtenu sur un cœur novice, et susceptible de meilleures qualités. En s'attachant à une femme aussi intrigante, Léonardo avait perdu toute son énergie avec cette fierté d'âme qui auparavant l'avait distingué. Il fuyait alors jusqu'au moindre souvenir du passé, et lorsque la raison voulait se faire entendre, il l'éloignait pour se laisser aller progressivement aux plus épouvantables crimes. Hélas! Léonardo autrement dirigé, eut peut-être été l'honneur de sa race, et la gloire de son sexe.
CHAPITRE V.
Mathilde Strozzi, ayant éprouvé une trahison de la part d'une femme de sa société, se dégoûta de Venise, et retourna à sa campagne sur le lac, où elle pouvait conserver son esclave en toute sûreté. N'ayant quitté que rarement sa maison, pendant son séjour à la ville, et ayant évité les lieux publics, elle avait pu, ainsi qu'elle le désirait, se dérober à l'observation du comte de Bérenza, qui, de son côté, avait bien plus à cœur de l'éviter que d'examiner sa conduite.
Elle resta pendant un tems à Aqua-Dolce, avec son amant; mais afin de varier les amusemens du jeune homme, et empêcher l'ennui de l'atteindre, elle parcourut les environs charmans de sa demeure, se promenant souvent avec lui sur le lac. Cependant en dépit de ses soins, et quoique tant continuellement avec celui qu'elle aimait, l'esprit changeant de cette femme ne put se trouver content; elle soupira de nouveau après les plaisirs de la ville. L'ennui vint surprendre cette âme mal organisée et sans ressource aucune. Ah! jamais la solitude n'a plu à des êtres trop dissipés et frivoles; elle ne convient qu à des cœurs purs, seuls capables d'en goûter les charmes.
Venise avec tous ses dangers, lui devenait préférable à la triste monotonie de la campagne, quoique y jouissant d'une pleine sécurité. Aussi, après quelques semaines de retraite, se décida-t-elle à y retourner. Léonardo ne demandait pas mieux, de son côté; mais ayant appris à dissimuler, il feignit d'être indiférent à cette proposition. Mathilde flattée, dut se convaincre de plus en plus, qu'il n'aimait qu'elle au monde, et hazarda de retourner à la ville, avec autant de plaisir qu'elle en avait mis à la quitter. Ce fut le plus promptement possible qu'elle fuit sa fatigante solitude.
De nouveau à Venise, elle se mit en tête de ne se plus priver des amusemens dont jouissaient les autres, et se promit, si Bérenza cherchait à savoir qu'elle était la nature de sa liaison avec Léonardo, de lui faire le même conte qu'elle avait déjà débité à d'autres.
En conséquence de ces arrangemens, Mathilde ne tarda pas à se montrer sur la place Saint-Marc et sur le lac. Léonardo, cependant, refusait fermement de l'accompagner dans ses courses publiques. Alors la rusée Florentine lui procurait des occupations pour le tems de son absence, et dont elle lui demandait compte à son retour.
Il arriva qu'un certain soir qu'elle se promenait sur le lac, Bérenza parut tout-à-coup à sa vue. Elle avait toujours craint cette rencontre, mais cette fois il la voyait seule, ce qui devait lui sembler heureux, si le comte, lui-même, n'eût été avec une femme. La première impression que ressentit Mathilde, en remarquant une jeune et belle rivale, assise avec un air de satisfaction à côté de lui, fut une fureur jalouse. Ses yeux ressemblèrent à ceux d'un basilic: elle le regardait en jurant vengeance et mort. C'est donc pour faciliter leurs amours, s'écria-t-elle, que je me suis séquestrée de la société avec tant de soin? pendant ce tems le misérable Bérenza était loin de s'occuper de moi! il n'avait garde de m'ennuyer de ses visites: et voilà ce qui le retenait!... Mais pouvais-je deviner.... Oh! il me le paiera, le traître; il paiera cher ce bonheur que lui a valu son inconstance!
Brûlant ainsi du désir de se venger, Mathilde se sauva chez elle, ou elle trouva Léonardo occupé à finir un dessin; elle se jetta sur une chaise auprès de lui, en disant:
—Laissez, laissez-là votre crayon, Léonardo, et reprenez votre poignard, car j'en jure par le ciel, il mourra cette nuit.
—De qui parlez-vous, Mathilde, demanda le jeune homme, fort surpris de l'égarement de ses traits; qui doit mourir cette nuit? Mathilde ne parlait plus, mais ses yeux sortaient de leur orbite, et tous ses membres étaient en convulsion. Léonardo prit sa main avec tendresse: dis-moi donc, aimable amie, quelqu'un t'aurait-il offensée?
—Oui, il mourra, l'enfer dût-il être mon partage ensuite! et toi, Léonardo, tu exécuteras mes volontés.
Serait-il encore question d'un assassinat, se demanda en frémissant le malheureux fils de Lorédani.
—N'y consens-tu pas, Léonardo reprit-elle en appercevant son air triste, et le regardant avec des yeux pleins de fierté.
—Mais qui doit donc mourir, et en quoi t'a-t-on offensée?
—C'est un traître, un infâme! vous ne le connaissez pas, Léonardo, ainsi faites bien attention à ce que je vais vous dire: le tems est enfin venu où vous devez me prouver la force, la vérité de votre attachement. Le comte de Bérenza est un noble Vénitien qui m'a trahie; il a été le séducteur de mon innocence, et c'est à lui que je dois de l'avoir perdue..., oui, je le punirai pour avoir abusé une jeune personne sans expérience, et qui sans lui, ne se serait pas égarée des sentiers de la vertu. J'ai pleuré des années ma fatale confiance, et aujourd'hui c'est à ce monstre que je dois encore l'humiliante pensée ... (Elle se cacha le visage d'un air de honte et de repentir), de ne pouvoir être autre chose à mon Léonardo, que sa maîtresse! Je viens de le rencontrer sur le lac, avec une femme dont il paraît extrêmement occupé; il a passé près de moi, en me disant les injures les plus grossières, et en me riant au nez ainsi que l'indigne créature qui est sa maîtresse aujourd'hui; interdite et choquée à l'excès de cette conduite indécente, j'allais m'en plaindre, lorsque le comte Bérenza me regardant d'un air de mépris, a fait un signe de la main, comme s'il eût été indigné de me voir si près d'une personne supérieure à moi, et sa gondole s'est éloignée.... Léonardo! s'écria-t-elle en s'élançant de son siège, laisseras-tu mon injure impunie! c'est ton amie, ta compagne qui vient d'être insultée. Ne feras-tu rien pour la venger?
Ce conte fabriqué pour en imposer à un être susceptible, et intéresser son orgueil autant que son amour, réussit au gré de l'astucieuse Florentine. Le jeune homme prit le parti de sa maîtresse, soi-disant outragée; mais il ne goûtait pas cependant la vengeance qu'elle voulait exercer.
S'apercevant que son amant était fortement irrité, quoiqu'il ne dit pas une parole, Mathilde crut à propos de l'exalter davantage, et continua de lui parler ainsi:
—O Léonardo! si en m'attachant à vous, j'ai franchi les bornes de la décence et de la bienséance, indispensables à mon sexe, du moins ne souffrez pas.... Oh! non, je vous en conjure, dit-elle avec une feinte candeur, ne souffrez pas que les autres m'outragent et m'humilient!
—Non, non, non, s'écria Léonardo éperdu, et en la prenant sur son sein, non jamais, douce maîtresse de mon âme, tant que j'aurai un souffle d'existence, celui qui t'offensera mourra.
—Que je reconnais bien là l'héroïsme de l'amour, dit Mathilde, enchantée des transports du jeune homme. Ce noble sentiment relève mon âme abattue. Assurée maintenant de punir le lâche, je remets à un autre moment d'en calculer les moyens. Allons souper, en attendant, cher ami.
Aussitôt à table, Strozzi qui craignait que l'enthousiasme de l'amour vengeur ne se ralentit, chercha à obvier à cet inconvénient, en versant des rasades de son plus excellent vin à Léonardo; elle feignit de lui tenir tête, mais ne but cependant que très-peu, pour ne pas nuire à l'empire qu'elle voulait conserver. Malheureusement pour Léonardo, Matilde ne lui paraissait jamais plus belle que dans ces instans ou elle méditait quelqu'action horrible. Aussi ces actions, quoique répugnantes à son cœur et à son amour, le rendaient-il plus esclave que jamais; c'est ce que Mathilde savait bien; et elle en profitait, comme de tout, pour l'enchaîner chaque jour davantage. Léonardo eut pourtant voulu lui faire sentir la répugnance qu'il éprouvait à se rendre un lâche assassin; mais il n'osait, et tremblait de rencontrer son œil brûlant de vengeance, d'entendre l'amertume de ses reproches, et il frémissait à la crainte de s'en voir abandonné. Prenant violement sur lui-même, il se décida à céder aux volontés de sa souveraine, et à s'en rapporter du reste à l'événement ou aux circonstances. Comme les fumées du vin lui montaient à la tête, son raisonnement en prit plus de force, et les illusions de la pensée augmentèrent; Mathilde parut plus charmante, et l'enchantement devint tel, que le plus grand crime commis en sa défense, lui aurait semblé en ce moment une vertu. Celle qui, ainsi qu'elle l'en avait persuadé, s'était sentie entraînée par un amour irrésistible pour lui, qui avait bravé les mépris du monde, et venait encore d'être insultée grossièrement, par rapport à lui, ne devait-elle pas trouver un défenseur? C'était donc encore plus la justice, l'honneur et la reconnaissance qui devaient le décider? Voilà comme pensait le pauvre Léonardo, dans son ivresse, et ce fut lui qui revint sur le sujet si cher à Mathilde, et que par un raffinement d'artifice, elle semblait laisser tomber. La méchante créature attisait le feu tout en ayant l'air de l'éteindre.
Enfin, incapable de retenir l'humeur bouillante quelle venait de fomenter, Léonardo se leva brusquement, et buvant son dernier verre de lacrima-christi, il se disposa à sortir, sans même prendre la précaution d'un manteau et d'un masque, tant il était ensorcelé pour exécuter les desseins de Mathilde. Elle chercha cependant à le calmer un peu, mais dans le dessein de le diriger plus sûrement au coup qu'il allait porter. Elle posa un masque sur ses traits, et l'armant d'un poignard qu'elle tenait à sa ceinture, elle l'enveloppa ensuite d'un manteau, puis le serrant contre sa poitrine, elle dit: «que le ciel t'accompagne!»
Stimulé de nouveau par ses caresses, et le poignard en main, le malheureux, perdu de sens, courut plonger l'arme dans le cœur d'un homme qui ne lui avait jamais fait de mal ... qu'il n'avait jamais vu!... Telle était l'influence qu'une femme avait obtenue, par ses artifices, sur les sens embrâsés d'un jeune adolescent sans expérience! et l'événement prouva que si l'amour peut conduire aux grandes actions, elle entraîne aussi quelquefois dans les crimes les plus aveugles.
Dirigé par la subtile enchanteresse, Léonardo trouva facilement le chemin du palais de Bérenza. C'était ce même soir que le comte donnait une fête à Victoria, ce qui lui procura un accès plus aisé dans l'intérieur. Il se glissa sans être vu, et arriva à la chambre à coucher, ou il se plaça derrière un grand rideau, qui, comme nous l'avons dit, cachait une fenêtre ouverte sur un balcon. Léonardo s'était mis là pour plus grande sûreté, d'autant qu'il avait remarqué qu'en cas d'inconvénient, il pourrait sortir de ce lieu avec toute facilité, ce balcon ayant un escalier qui conduisait à la porte de la rue. Il resta là fixe comme un terme, en attendant l'instant favorable de porter son coup. Le comte et Victoria, tous deux excessivement las, s'étaient couchés à la hâte et sans bruit. La vaste chambre ne resta éclairée que par une faible lampe posée à l'une des extrémités ... mais on sait le reste. La main de Léonardo peu sure, d'après le reproche intérieur de sa conscience, tardait à frapper, lorsque la vue d'une sœur qui reçut le poignard dans son sein, selon qu'il le croyait, le glaça d'horreur. Quittant précipitamment la place, il s'enfuit, persuadé qu'il s'était rendu assassin, et cherchant, dans un état difficile à décrire, la vile Strozzi, qui attendait avec impatience l'annonce de la mort du comte.
«Eh bien! demanda-t-elle vivement, en se relevant de dessus un canapé où elle s'était mise en attendant le retour de Léonardo. Celui-ci pâle, les yeux hagards, courut dans la chambre, son masque à la main, et sa poitrine découverte pour laisser pénétrer l'air dans son sein brûlant.—Eh bien! est-ce fait?
—Oui, oui, la vengeance a eu lieu sur une de vos victimes, prononça-t-il avec terreur et avec des accens précipités.
—Sur le lâche et infâme Bérenza, sans doute ... dit Mathilde, en s'approchant du jeune homme et en fixant ses traits décomposés.
—Non, non, sur ma sœur!... répondit-il d'un air sombre.
—Sur votre sœur! êtes-vous fou, jeune homme?...
—Non, je ne suis pais fou.... J'ai blessé mortellement Victoria de Lorédani, ma sœur. Je l'ai blessée dans les bras de celui sur qui devait tomber votre vengeance.
Quoi! votre sœur, c'est votre sœur qui.... Et la méchante furie triomphait de la découverte. Cependant elle regrettait infiniment que Bérenza fût épargné. Cette méprise lui fit oublier sa prudence ordinaire, et elle s'écria: «Ainsi donc Mathilde Strozzi n'est pas la seule femme qui se soit déshonorée! elle n'est pas la seule à qui il convienne de baisser la tête avec honte! des dames du plus haut rang ont renoncé à la vertu et à l'estime aussi bien qu'elle.... Laurina, la mère de l'héritier Lorédani, et Victoria sa sœur! toutes deux, hautes et puissantes dames, l'ont élevée à leur niveau, en descendant au sien!... oh! c'est une consolation pour mon âme, continua-t-elle, en joignant les mains avec un sourire de démon. Bérenza, séducteur orgueilleux! la femme qui t'aime peut bien te sacrifier son innocence et sa réputation, mais tu ne lui sacrifieras jamais ta liberté, ni ne lui accorderas ton amour honorable; tu la flatteras dans ta passion, mais tu la mépriseras en secret, et l'instant de ton dégoût sera celui de sa perte entière.» Ainsi parlait l'insensible Florentine, en répendant tout le venin de sa médisance sur le misérable Léonardo, parce qu'il avait manqué son coup; l'exécution de l'ordre terrible. C'était la première fois, depuis cette liaison fatale, que la cruelle lui avait parlé avec une telle amertume, des infortunes de sa famille. Son âme en frémit et se resserra à des allusions aussi barbares. Il regarda l'infâme Strozzi avec horreur et voulut la quitter; mais ses membres étaient comme paralisés par le conflit de ses émotions, et il tomba rudement sur le plancher.
Mathilde sentit alors qu'elle s'était laissée entraîner trop loin par sa vengeance, et craignit qu'ayant blessé tellement ce jeune homme plein de fierté, elle n'eût anéanti pour jamais en lui, un amour dont elle était si jalouse. Cette réflexion changea à l'instant sa conduite; elle sentit qu'il fallait adoucir les suggestions de sa rage malicieuse; afin de rappeler un malheureux auquel rien ne pouvait la faire renoncer. C'est pourquoi elle se jetta à ses pieds en lui demandant pardon, et employant tous, ses moyens artificieux pour adoucir les plaies qu'elle venait de r'ouvrir. Ses caresses parvinrent par dégrés, à ramener le pauvre Léonardo, toujours opiniâtrement attaché aux charmes d'une créature perfide; et cette idée même qu'elle venait de lui donner de ses misères et de sa honte, le lia encore plus à elle, parce que dans sa peine, il se regardait comme déshonoré et condamné à l'abandon, par la nature entière. Elle connaissait son sort et l'aimait toujours! elle s'intéressait à sa destinée! n'en était-ce pas assez pour exciter la reconnaissance d'un cœur abusé? il continua donc de l'adorer, quoiqu'elle l'eut blessé indignement; et quand elle lui jura de l'aimer à jamais, en le suppliant de l'aimer du même amour, il la serra dans ses bras, et la pressant convulsivement sur son coeur, il dit d'un air emporté:
—Oui, Mathilde, je suis encore à toi ... oui, je sens que je t'aime de l'amour le plus brûlant et le plus immortel. O femme enchanteresse! l'empire que tu as conquis sur moi durera autant que ma vie; et je t'abandonnerais!... ah! que plutôt toute la colère des cieux tombe sur ma tête.
Eh bien, mon ami, dit Mathilde, ravie de cette assurance solemnelle, que de cet instant nos liens soient plus resserrés que jamais! devenons tout l'un pour l'autre. Jurons que ni le tems, ni les circonstances n'auront le pouvoir de nous désunir.
—Je le jure, répondit Léonardo avec ardeur. Je le jure à la face des cieux. Et il baisa la main que Mathilde tenait élevée.
—Reçois mon serment de fidélité constante, aimable jeune homme! dit du même ton la Florentine. Je promets solemnellement de ne t'abandonner jamais!... Maintenant, ajouta-t-elle avec plus de calme, que ce qui a eu lieu demeure dans l'oubli. Il est des choses trop essentielles en ce moment pour n'y pas donner toute notre attention.
Mathilde s'assit sur le sopha avec Léonardo, et lui demanda le détail nécessaire de l'événement de la nuit. Soudain, le poignard lui revint en pensée, et elle frémit en apprenant qu'il avait été forcé de le laisser. Le jeune homme, en cherchant son masque pour le remettre, avait également cherché le poignard, ne se rappelant plus, si, dans son trouble, il l'avait laissé dans le sein de Victoria, tant son âme était bouleversée par l'horreur de son action. Ce qu'il y avait de certain, c'est que le poignard était resté chez le comte, et cela suffisait pour renverser l'esprit de la Florentine.
«Nous sommes perdus! s'écria-t-elle. Nous voilà découverts, car mon nom est gravé en entier sur le manche.»
Léonardo se tut: il craignit les reproches qu'il sentait avoir mérités. Soudain Mathilde reprenant sa présence d'esprit dit: «Il faut fuir à l'instant même. La nuit n'est pas encore passée, et nous pouvons être loin de cette ville exécrable, avant le point du jour. Je remettrai l'accomplissement de ma vengeance à une époque plus certaine.... Vous tremblez, jeune homme! ah, ah! espérons que vous n'aurez pas toujours aussi pour de verser le sang.... Comment, Léonardo, une pareille faiblesse dans un Vénitien!
—Mathilde! quand l'occasion s'en présentera, je vous prouverai que je ne suis pas pusillanime. Je sens même en ce moment que toute horrible que me paraisse une action inhumaine, l'amour que j'ai pour toi, me fera passer par-dessus tout. Cependant, en parlant de la sorte, le jeune Vénitien frémissait de rencontrer les regards perçans de la Florentine.
—Eh bien, nous allons partir, mon bien-aimé, et ce sera avec peu de regrets que je quitterai les plaisirs de cette ville dangereuse. De plus, pour parler avec franchise, je t'avouerai que mes ressources diminuent journellement. Les calculs que j'avais faits pour les augmenter m'ont manqué. Les Vénitiens sont devenus avares, ou peut-être ai-je tellement perdu en attraits auprès d'eux, que leur obligeance s'en est refroidie. An surplus je m'en moque, et les abandonne sans regret. Espérons, mon ami, qu'un nouveau chemin à la fortune nous sera ouvert.
Quoique ce discours fut fait pour surprendre Léonardo, (peu disposé à arracher le voile qu'il avait sur les yeux), il se défendit d'en demander l'explication, et prenant la main de sa maîtresse, il dit: «je te suivrai où tu voudras, belle Mathilde, et jusqu'à mon dernier instant, ainsi que nous nous le sommes mutuellement juré.
Un sourire de contentement éclaircit les traits de la Florentine, sur lesquels il était resté des traces d'une haine non satisfaite. Elle regarda son amant avec reconnaissance, et le remercia de son acquiescement. A la verité, il lui était devenu nécessaire, et en général, son intérêt la portait à le conserver; car, avec sa conduite vicieuse, prodigue, et son humeur inconstante, elle s'était mise dans la chance du délaissement. Presque totalement ruinée, il lui devenait difficile de trouver, comme elle le disait, des ressources. Quoique n'ayant pas encore perdu tous ses charmes, elle se voyait, d'après les passions violentes qui la conduisaient, à la veille de perdre le peu d'admirateurs qui lui restaient parmi les Vénitiens, naturellement jaloux et ombrageux.
Mathilde se hâta donc de faire ses préparatifs de fuite, et en moins de deux heures, elle avait rassemblé tout ce qu'elle possédait de précieux et qu'elle pouvait emporter. Tout fut prêt, et la lumière douteuse du matin surprit les deux amans déjà loin de Venise.
Malheureuse Laurina! voici donc ton second enfant perdu par suite de tes égaremens! déjà, il s'est rendu indigne d'estime et de grâce! mais ce n'est pas tout, ses premiers crimes seront suivis de crimes encore plus grands. Tandis que des exemples de vertu eussent transformé l'orgueil enthousiaste du jeune homme en qualités mâles et honorables; que ta fille eut perdu de sa violence naturelle par une sage direction, vois-les maintenant abandonner sans remords toute espèce de préceptes. La destinée obscure de ton fils est décidée: esclave d'une femme intrigante et sans pudeur, d'une femme qui ose, à juste titre, l'appeler son égale! il va se plonger avec elle dans les excès les plus terribles. Devenu, par une combinaison fatale, l'assassin de sa sœur, qui sait si son horrible avenir ne le conduira pas à assassiner sa mère! tremble, femme coupable et infortunée, tremble sur ta fin, elle ne peut être que funeste.
CHAPITRE VI.
On a déjà vu pleinement ce qui eut lieu, d'après la lettre que Mathilde Strozzi écrivit d'un endroit retiré de l'isle de Capri, et qu'elle fit parvenir à Bérenza. Cette lettre n'arriva qu'après quinze jours de la fuite des amans, qui avaient pris des précautions pour rendre les poursuites inutiles, et leur trace impossible à suivre. Comme ils n'avaient pas encore pris de détermination sur le plan qu'il exécuteraient, et qu'ils ne pouvaient guères que s'en rapporter aux circonstances, nous prendrons congé d'eux pour long-tems, et reviendrons au sujet principal de notre histoire.
La grande jeunesse de Victoria et cette force d'esprit qui la distinguait, ne lui permirent pas de souffrir long-tems de sa blessure; elle en guérit bientôt. Pendant cette retraite forcée qui l'avait privée des plaisirs faits pour flatter sa vanité, elle avait pu contenter ses pensées ardentes sur un seul point: c'était de se rendre tellement chère et précieuse au bonheur de Bérenza, qu'il en vint à regarder avec horreur la possibilité de la perdre, et, afin de s'assurer plus entièrement de sa possession, de se l'attacher par des liens indissolubles.
Mais tel était déjà l'effet produit sur l'amant généreux, que non-seulement il regardait l'action de son amie comme une preuve héroïque de tendresse, mais que rien ne pouvait plus apporter d'augmentation à son entousiasme et au sentiment de reconnaissance qu'il lui vouait.
Que peut faire de plus une femme; que d'exposer sa vie pour sauver celle de l'objet de ses affections, et quelle est celle qui eût aimé Bérenza avec plus de vérité et d'exaltation? Ne pouvant douter plus long-tems de l'attachement romanesque de Victoria, les idées du comte éprouvèrent un changement subit. Ce n'était plus cet être fier de sa naissance, de ses alliances sans tache, et qui eut redouté d'y apporter la moindre souillure ... ni celui qui regardait du haut de sa grandeur, et d'un air de protection, sa maîtresse, tendrement aimée, à la vérité, mais nullement estimée comme une égale, à cause du crime de sa mère. La jeune personne en était pourtant bien innocente; cependant il ne l'en estimait pas moins déshonorée, surtout d'après la facilité qu'elle avait apporté elle-même à ses désirs. Maintenant sensible au trait sublime dont elle s'était montrée capable envers lui, il succombait sous un excès de tendresse, et la trouvait digne du titre de son épouse, puisqu'elle s'était élevée au-dessus de tout ce qui lui était contraire. Il la voyait en ce moment supérieure à lui, tant était puissant l'effet que l'action de Victoria avait produit sur son âme. Enfin, il en devint totalement idolâtre. Le philosophe calculateur céda à sa nouvelle passion; et pour tranquilliser sa conscience, ainsi que réparer ses injustices passées envers son amante, il prit le parti de l'épouser.
A peine Bérenza eût-il formé cette résolution, qu'un baume vivifiant embellit toutes choses à ses yeux, et qu'une sensation pure et inconnue vint dilater son âme. Il attendit avec impatience que sa bien-aimée fût totalement guérie, pour déposer à ses pieds les vœux de son cœur, et lui offrir tendrement le don de sa main.
Croyant bien faire l'impression la plus vive à la jeune personne, il s'y prit avec toute la délicatesse possible pour lui annoncer sa résolution; mais Victoria l'écouta seulement d'un air de complaisance, et avec cette douceur qu'elle savait si bien feindre. Sa vanité la tint en garde contre les avances du comte; elle l'avait toujours empêchée de croire que s'il ne lui parlait pas de l'épouser, c'était parce qu'il la trouvait indigne de devenir sa femme. N'ayant donc jamais eu cette idée, elle ne parut que médiocrement sensible à l'offre. Ses traits n'annoncèrent ni surprise, ni transport; mais elle l'écouta en silence et avec un sourire gracieux. Cette manière d'être, paraissant peu convenable à Bérenza, dans la circonstance, il l'attribua à l'orgueil blessé de la demoiselle, à qui il n'avait pas fait plutôt l'offre de sa main. Il en fut affecté, et son âme généreuse reconnut la justice de ce reproche tacite. Empressé de détruire toute impression fâcheuse, il mit encore plus de chaleur dans ses manières; il pria Victoria de lui pardonner les scrupules indignes par lesquels il s'était laissé dominer.
Bérenza fit une faute bien grave cette fois: qu'il se fût contenté d'offrir tout simplement sa main à Victoria, à la bonne heure; mais sa dernière remarque, quoique placée au hasard, ne fut pas perdue et le cœur orgueilleux de la Vénitienne en reçut le coup le plus sensible: il prit l'alarme bien au-delà de ce que Bérenza en pouvait penser. Elle fronça le sourcil et devint pâle comme la mort. Le ressentiment s'empara d'elle: la conviction la frappa ... il était donc vrai que jusqu'à ce jour, Bérenza l'avait regardée comme indigne d'être son épouse!
—Ah! tu viens de trahir ton secret, pensa-t-elle, et ce lien que tu avais contracté avec moi, que je croyais bonnement la suite d'une façon de penser plus noble que chez le reste des hommes, n'était que semblable à ... misérable orgueilleux! va, je m'en souviendrai.
Ces idées passèrent rapidement dans l'esprit de Victoria; elle voua un souvenir éternel à l'offense et s'appliqua, en attendant, à se composer assez pour recevoir de la meilleure grâce possible les offres du comte, car il était question maintenant de devenir sa femme; ce point obtenu, elle n'avait plus qu'à attendre en triomphant l'instant de le punir, pour avoir osé la juger inférieure à lui. Pauvre Bérenza! toute ta générosité et ta sensibilité profonde ne te sauveront pas du malheur d'avoir trop parlé.
Le changement d'humeur de Victoria ne fut attribué, par son amant, qu'à une émotion bien naturelle qu'elle s'efforçait de comprimer; et cette dernière preuve de sentiment l'exalta tout-à-fait. Il la sollicita, de la manière la plus tendre, de consentir à ce que leur mariage eût lieu sur-le-champ. Victoria la regarda d'un air qui devait lui paraître bien singulier, car des pensées totalement contraires à son repos l'occupaient entièrement.
—D'où vient cette façon de m'examiner, mon cœur, demanda-t-il?
—Je vous regarde comme je vous aime, Bérenza.
—Et vous consentez à m'appartenir solemnellement ... honorablement, chère Victoria?
—Oui, mon désir le plus ardent est de me voir votre épouse.
Bérenza, qui n'entendait cette réponse que selon qu'il la désirait, ne vit plus devant lui qu'une Divinité. N'est-il pas dans l'homme d'exalter les objets dont il veut causer l'élévation?
Très-peu de tems après cet arrangement, Victoria de Lorédani devint l'épouse du comte de Bérenza. Cette affaire terminée, elle n'eut plus aucun défaut aux yeux d'un mari toujours en admiration, et les qualités qu'il lui trouvait, augmentèrent de lustre, parce qu'elle était sa femme!
Avec quelle différence de façon de penser et de sentir, le comte ne montra-t-il pas sa Victoria à la place St.-Marc et sur le lac! Quel plaisir, quel délice il éprouvait à la nommer son épouse; et sans en être aucunement embarrassé, à présenter à une société honorable celle qu'il avait fait connaître avec moins de satisfaction et de gloire, comme sa maîtresse, à ses amis de plaisir! ce changement donnait à son cœur une joie indicible: il pensait avec ravissement à l'action d'avoir élevé au plus haut rang de la société, une jeune personne qu'il avait aidée à conduire au plus bas.
Mais quoique la manière d'agir du comte dût lui valoir la reconnaissance et l'amour parfait de Victoria, celle-ci ne put oublier qu'il l'avait crue indigne, pendant un tems, d'être nommée son égale; et la solitude entretint ce souvenir plein de haîne. Un avantage fait pour être considéré par elle comme le résultat le plus heureux d'une tendresse véritable, perdait son prix devant l'aveu imprudent que Bérenza lui avait fait; elle regretta même quelquefois d'être devenue sa femme et se trouva prête à l'abandonner pour lui montrer le mépris qu'elle conservait de cette condescendance. Si dans ce moment d'ingratitude, son époux sans soupçon se présentait devant elle, il était reçu d'un air sombre et mécontent; et quand il demandait les raisons d'un accueil si froid, elle répondait qu'un mal-aise insurmontable d'esprit la rendait peu propre à montrer de la tranquillité.
Si lorsque quelque chose nous trouble ou nous inquiète, que nous ayons tort ou non, nous voyons tout sous un point de vue exagéré, à bien plus forte raison l'imagination en délire se fait-elle des fantômes pour les combattre, et telle était celle de Victoria. Elle sentait que le comte Bérenza lui était bien supérieur sous beaucoup de rapports et croyait qu'il le pensait de même. Elle trouvait, dans ses regards, dans ses moindres actions, la preuve qu'il n'avait pas oublié ce premier état de dégradation, duquel il lui avait plu, dans sa bonté, de la tirer. Ces accès d'humeur augmentèrent, et elle les porta au point d'abandonner la société par un sentiment impardonnable d'orgueil qui, comme un ver rongeur, dévorait le sein qui le recelait. Bérenza se voyait, pendant ce tems, réduit à penser, que si l'état de femme légitime avait rendu l'objet de sa tendresse plus respectable, il avait détruit pour jamais le charme séduisant de celui de maîtresse. Cependant il l'aimait toujours, et toujours avec la même vérité.
Cinq ans s'étaient écoulés depuis cette union peu productive au bonheur de l'un et de l'autre, quand un soir on sonna violemment à la porte de l'hôtel. Bientôt on annonça un étranger, et presqu'en même tems il entra dans le salon. Bérenza se leva, et à peine l'eût-il regardé, qu'il vola dans des bras ouverts pour le recevoir,—Henriquez à Venise! s'écria le comte: oh, mon cher ami, sois le bien venu.—Puis s'avançant vers sa femme, Bérenza dit: c'est mou frère, ma Victoria. Et toi, Henriquez, souffre que je te présente à mon épouse chérie. Eh! c'est maintenant que je vais jouir d'un bonheur parfait!
—Henriquez pressa la main de son frère, et adressa à Victoria les complimens les plus agréables; tandis que celle-ci le regardant avec surprise, fit soudain entre ces deux personnes une comparaison au désavantage de celui en qui elle n'aurait jamais dû trouver un seul défaut. Cet être excellent s'assit entre les deux objets de sa tendresse, et connut le bonheur comme il méritait de réprouver.
On n'a pas cru nécessaire, avant cet instant, de grossir un volume, en décrivant les causes qui avaient forcé le départ du frère de Bérenza de Venise. Cependant on a donné à penser que la raison en était une passion malheureuse que ce jeune chevalier avait conçue pour une demoiselle de haute naissance. Le père, sous prétexte de la trop grande jeunesse de l'un et de l'autre, refusait de les unir; mais au fond, ce noble n'avait en vue que de marier sa fille Lilla plus avantageusement! L'âge de la demoiselle ne passait guère treize ans. Quoiqu'il ne put lui donner la moindre dot, il croyait que sa naissance devait l'allier au premier duché de Venise. La mort venait d'enlever tout récemment ce père ambitieux, ce que Lilla avait aussitôt appris à son amant, avec qui elle était toujours demeurée en correspondance. Voilà donc la raison qui avait ramené celui-ci, espérant que nul obstacle ne s'opposerait maintenant à leur mariage. La passion d'Henriquez était des plus vives et ne pouvait s'éteindre; car il savait, à n'en pas douter, que nulle part il n'eût pu trouver une candeur et une pureté de cœur égales à celles qui feraient le mérite principal de cette jeune personne.
Bérenza, à qui son frère apprit, en soupant, cette cause heureuse de son retour, en appuyant avec toute l'ardeur d'un amant, sur l'espoir d'être bientôt l'époux de Lilla, prit plaisir à le flatter de l'idée que sans doute rien ne se montrerait plus contraire aux désirs de son coeur.
Victoria écouta cette conversation en silence, et une sensation étrange prit possession délie, en apprenant que le cœur du jeune homme ne lui appartenait plus.
Enfin, on se sépara pour la nuit: l'amant rêva à la belle créature qu'il avait l'espoir de revoir le lendemain; et Victoria chercha à mettre de l'ordre dans ses idées, s'il était possible.
A peine les premiers rayons du jours se firent-ils apercevoir, qu'Henriquez s'occupa de vendre visite à l'objet de son amour. Il eut beaucoup de peine à attendre que la bienséance pût le lui permettre. Dès qu'il la crut levée, il vola à sa demeure. La belle Lilla le reçut avec une innocente tendresse, et telle qu'il pouvait le désirer. Cependant elle trompa son attente trop vive, en donnant un refus à sa demande de consentir à leur prochaine union.
Le père de la demoiselle était mort, à la vérité, mais il l'avait laissée sous le pouvoir d'une dame âgée, sa parente, qui demeurait avec lui; elle avait assisté à ses derniers momens. Ce père rigide, avait exigé en mourant, que sa fille ne se marirait qu'après l'expiration entière de l'année de sou deuil. Lilla avait promis obéissance à l'ordre sacré d'un père, et toute dure que lui devait paraître cette condition, elle jura à Henriquez qu'elle y serait soumise.
Elevée dans des sentimens de piété et convaincue de l'obligation religieuse où sont les enfans de respecter les dernières volontés de leurs parens, elle eut regardé comme un sacrilège d'y manquer. Toutes les supplications de l'amour furent donc sans pouvoir auprès de cette fille vraiment pénétrée des devoirs filials. Cependant Henriquez n'en estima que davantage son amie, et cette nouvelle preuve qu'elle lui donnait que la vertu était profondément enracinée dans son cœur, lui fit conjecturer que le bonheur le plus stable l'attendait auprès d'une personne d'une moralité aussi parfaite: il y avait un mois que le père tyrannique reposait dans le tombeau de ses ancêtres, il en fallait encore onze pour que le mariage eût lieu, la pieuse Lilla, le cœur brisé par la douleur de son ami, résista à ses nouvelles supplications, en l'engageant à retourner au palais de son frère.
Henriquez alla trouver le Comte en particulier, pour lui raconter le mauvais succès de ses tentatives. L'aimable Bérenza l'écoute avec peine, et cherche à le tranquilliser, en lui observant que puisque la belle Lilla ne voulait pas l'épouser avant le délai fixé, il était possible d'alléger le chagrin de l'un et de l'autre, en engageant la jeune demoiselle à venir demeurer au palais, chose qui pouvait se faire, puisqu'outre qu'elle avait avec elle une parente, Bérenza étant marié, elle se trouverait conséquemment dans une situation décente, auprès de deux femmes qui ne la quitteraient, point. Cet arrangement ne souffrait aucune objection; et Henriquez en fut si enchanté, qu'il permit à peine à son frère de finir sa phrase, et s'élança hors de l'appartement, pour courir faire part à son amie, de la proposition du Comte, en l'implorant, de l'air le plus tendre, pour qu'elle y consentit. Cette charmante fille, pleine d'innocence, ne crut pas devoir refuser une pareille consolation à son cher Henriquez, et le cœur de celui-ci fut extrêmement soulagé par cet acte de complaisance.
Le soir du même jour, Lilla accompagnée de sa parente, fit une visite à Victoria, car c'était sous cette forme seule qu'Henriquez lui avait proposé de le venir voir chez son frère. La belle demoiselle fut présentée au Comte et à la Comtesse, comme l'épouse future d'Henriquez; mais jamais, oh non jamais assurément, étrangère ne fut reçue avec des pensées plus hostiles que celles que fit naître la douce créature dans le cœur de Victoria. Cependant cette hypocrite profonde, déployant toutes les grâces de sa physionomie, lui tendit la main d'un air d'amitié, en l'invitant à demeurer constamment avec elle, et lui promettant la plus tendre protection; sa conduite, le reste de la soirée, sembla faite pour inspirer de la reconnaissance à son aimable hôtesse; elle voulait par là se mettre bien dans l'esprit d'Henriquez, qui parut enchanté de ses manières engageantes. Hélas! que n'étaient-elles sincères, envers deux êtres qui le méritaient si bien, et qui s'en félicitaient également! mais comment développer la fausseté du cœur humain, quand il est couvert d'une triple armure, comme l'était celui de Victoria! Se connaissant à peine elle-même, elle se laissa aller à une haine violente pour l'horpheline Lilla, dont le seul crime était d'être adoré du bel Henriquez, et de paraître le payer de retour. Voilà l'horrible envie que conçut cette femme, qui, si son âme eut été aussi noble que son cœur était vain, n'eut pas manqué d'étouffer des sa naissance un sentiment si bas, et contraire à toute bonté, plutôt que de l'écouter une minute; mais elle ne pouvait se complaire que dans les maux d'autrui, et telle devint de plus en plus son humeur chagrine.
CHAPITRE VII.
C'était donc de la sorte que la fille de Laurina se disposait à suivre ses traces; une flamme adultère dévorait également sou sein, à l'exception que la dernière s'était trouvée entraînée par une séduction combinée, tandis que celle-ci se portait d'elle-même à trahir un époux aussi digne d'être aimé que Lorédani. Victoria, du premier instant qu'elle vit Henriquez, se livra à l'idée de s'en faire aimer; n'ayant jamais été réprimée dans son enfance, n'y n'ayant jamais bien connu le pouvoir que la raison nous donne sur nos passions, elle se laissa aller à la faiblesse de son coeur; l'éducation n'avait corrigé en elle, ni la vanité, ni l'obstination, ni la sécheresse d'âme, qui en faisaient une créature très-imparfaite: elle n'avait nulle idée d'acquérir ces qualités indispensables pour tout être appelé à coopérer au bien de la société par ses exemples, surtout pour les femmes dont les vices sont plus pernicieux que ceux d'un autre sexe, en ce qu'elles sont presque toujours chargées de semer les premiers principes dans le sein de la jeunesse; principes qui ne se perdent jamais, quels qu'ils soient. La malheureuse Victoria, ne connaissait rien autre, que les passions les plus noires; l'envie, la haine, portées jusqu'à la férocité; un amour d'elle-même qui la rendait insensible pour tout autre, et qui lui faisait rapporter chaque action de sa vie à sa seule satisfaction. Voilà les traits caractéristiques de son humeur: entraînée par ses penchans naturels, et encouragée par l'inconduite de sa mère, Victoria ne pouvait marcher que d'erreurs en erreurs, de crime en crime; et son âme privée du moindre rayon de vertu, devait, hélas! rester plongée dans une éternelle nuit.
Henriquez l'occupait sans cesse, même pendant son sommeil: en s'éveillant il était sa première pensée. Enfin, de peu-à-peu, de moment en moment, sa passion prit une telle force, qu'elle commença à voir avec répugnance celui qui avait les droits les plus sacrés sur son affection et sa gratitude.
La pauvre Lilla, par contre-coup, devint de plus en plus odieuse à Victoria, qui chargeait l'air qu'elle respirait de souhaits ardeus pour sa destruction. Cependant aucun des êtres avec qui elle vivait, ne soupçonnait les sentimens qui l'inspiraient; car l'estimable Bérenza, instruit par une douce philosophie, croyait tout bonnement que l'amour se paye par l'amour; et continuant de bien penser de sa femme, il ne variait nullement dans sa tendresse. Lilla, vraie comme a nature, se confiait dans des apparences de bonté, tandis qu'Henriquez, en contemplation devant un objet adoré, ne prenait pas garde aux regards passionnés qu'une autre lui dirigeait, ni aux attentions dont ils étaient accompagnés.
L'orpheline Lilla avait absolument tout ce qu'il faut pour inspirer l'amour le plus ardent dans un jeune homme d'un goût délicat. Pure, innocente, et dégagée de la moindre pensée qui put ternir le lustre des belles âmes, la beauté de son esprit répondait à ses perfections morales. Elle était petite de taille, mais d'une proportion exquise: une douceur séraphique était répandue sur ses traits, beaux comme ceux d'une des trois grâces; ses joues, d'un rouge virginal, en donnant plus de vivacité, rendaient plus éblouissante la blancheur de sa peau: ses cheveux cendrés flottaient sur ses épaules, et son air tout angélique donnait bien l'idée de l'innocence dans les premiers jours du monde: de plus sa situation était bien faite pour exciter un intérêt réel, car la belle Lilla, orpheline de père et de mère, n'avait plus pour appui de sa tendre jeunesse, que cette parente infirme, dont l'existence paraissait de jour en jour plus précoce. Voilà aussi ce qui rendait le bienveillant Bérenza empressé à accélérer son bonheur, et lui faisait désirer ardemment de voir l'année de son deuil révolue, pour la remettre entre les bras de son frère, comme en un refuge honorable et certain.
Le tems se passa, et l'effervescence des passions de Victoria s'accrut jusqu'au délire. Il n'y avait que la considération du retard apporté au mariage d'Henriquez, pur son amie scrupuleuse, qui put la retenir dans la discrétion nécessaire à l'accomplissement de ses desseins; mais comme elle voyait que le jeune homme était insensible à ses vues, elle s'en impatienta au point de tout risquer pour se satisfaire.
Les idées les plus affreuses prirent alors possession de son esprit: les extrémités et l'horreur du crime ne lui étaient rien en comparaison de n'être point aimée d'Henriquez. Le voir prodiguer à Lilla les marques du plus tendre attachement, lui donnait une fureur quelle pouvait à peine contenir; c'était alors qu'elle sentait bien n'avoir jamais aimé le comte de Bérenza, et que les circonstances seules et la situation du moment l'avaient portée à fuir pour l'aller trouver, comme l'unique protecteur qu'elle eut à espérer. Maintenant, elle ne le voyait plus que comme un séducteur sans délicatesse, qui ne s'était conduit envers elle, que par des motifs intéressés. Beaucoup plus âgé qu'elle, il était clair qu'il comptait la rendre son esclave en l'épousant; et s'il n'avait pas pris avantage des situations d'abord, ce n'avait été que par un raffinement du plus grossier artifice: mais Henriquez, l'aimable Henriquez lui eut convenu bien davantage, et si Bérenza avait voulu se conduire plus généreusement, c'était pour ce frère qu'il devait la ménager.
Voilà comme l'ingrate analisait la conduite noble et délicate du Comte; elle oubliait son attachement désintéressé, sa patience, tout enfin de lui. C'est ainsi que les méchans, à la poursuite de quelqu'objet favori, méprisent les biens qu'ils doivent à d'autres.
Se retirant un soir dans son appartement, plus sombre et plus tourmentée que jamais, elle se jetta toute habillée sur sou lit, pour souhaiter que Bérenza, que Lilla, et même tout l'univers, (comme s'il se fut trouvé là pour la contraindre) furent exterminés. Sa poitrine se gonfla de colère, et la rage, le désespoir s'emparèrent d'elle dans toute leur force; deux fois elle s'elança du lit, comme pressée par quelque dessein horrible, dont elle ne pouvait trop discerner le but! des images étranges, épouvantables, attaquèrent son cerveau: un feu dévorant s'attacha à ses entrailles: elle fut même étonnée de la violence de ses sensations, et se crut pour un instant, sous l'influence de quelque pouvoir inconnu.
Transportée tout à fait au-delà des bornes du la raison, elle s'attendait à voir apparaître quelqu'être surnaturel qui pût lui expliquer ce qu'elle éprouvait, et peut-être adoucir son mal ... elle regarda de tous côtés ... mais rien ne paraissait ... tout était paisible autour de Victoria ... l'enfer seul était dans son sein! sa lampe réfléchissait une pâle lumière sur quelques meubles de sa chambre ... cette clarté solitaire s'étendit davantage ... c'était les rayons de la lune qui, perçant à travers les rideaux de la fenêtre, fesaient discerner la solitude profonde où veillait Victoria! ses grands yeux, qu'elle promenait de tous côtés, n'apercevant rien, un mouvement machinal lui fit porter la main à son front, et de suite à son cœur, qui battait avec violence. Epuisée par le combat singulier qui se passait en elle, sa tête retomba sur son chevet.
Enfin, un sommeil pénible vint engourdir ses sens; niais bientôt les songes les plus extraordinaires s'amoncelèrent pour agiter autrement son imagination. D'abord, elle vit Henriquez et Lilla dans un jardin magnifique; le bras du premier était passé autour du corps de la jeune personne, dont la tête se penchait sur l'épaule de son ami, qui la regardait d'un air d'amour idolâtre. Un gémissement profond partit du sein de la misérable Victoria. Elle fit des efforts inutiles pour détourner ses yeux; et tandis qu'elle éprouvait un tourment affreux à la vue de ces deux êtres, ils disparurent, et elle se trouva seule dans une partie isolée du jardin; alors elle vit s'approcher un groupe de figures d'hommes les plus grotesques, qui semblaient marcher dans l'air, mais à une petite distance de la terre; et comme ils étaient plus près, elle remarqua que leurs traits étaient beaux, quoique frappés de la pâleur du sépulcre. Ces figures passaient devant elle l'une après l'autre, quand un Maure d'une taille majestueuse se présenta. Il était vêtu d'une draperie blanche parsemée d'or: sur sa tête se voyait un turban égal en blancheur à la robe, et éblouissant d'émeraudes. Il était surmonté d'une superbe plume verte et flottante. Ce Maure portait une chaîne d'or à son col, et ses oreilles étaient chargées d'anneaux d'une énorme grandeur, et du même métal.
Victoria regarda cette figure avec une sorte de crainte, et la vit s'agenouiller en lui tendant les bras. Elle en fut pour le coup effrayée, et voulant fuir, elle s'éveilla.
En réfléchissant sur son rêve, elle ne put l'attribuer qu'au dérangement de ses organes, et éloignant tout ce qu'il avait de désagréable, elle parvint à se rendormir.
A peine avait-elle perdu connaissance, que les images fantastiques revinrent l'occuper. Alors elle se vit dans une église extrêmement illuminée, et ... horrible vue! comme elle s'avançait vers l'autel, Lilla parut conduite par Henriquez, et vêtue en mariée. A l'instant où leurs mains allaient se joindre, le Maure qu'elle avait vu dans son songe précédent, se mit entr'eux, et lui fit signe de s'avancer. Une impulsion irrésistible la porta vers lui ... elle touchait sa main quand Bérenza arriva, et lui prenant le bras, la repoussa loin de l'autel. Veux-tu m'appartenir, lui dit le Maure à l'oreille, et d'une voix précipitée? personne alors n'aura de pouvoir sur toi. Victoria hésita et regarda Henriquez. Le Maure s'éloigna, et les mains des deux époux se rejoignirent. Veux-tu m'appartenir, lui cria encore l'être bizarre avec plus de force, et le mariage n'aura pas lieu....—oh! oui, oui, répondit promptement Victoria, qui n'avait d'autre crainte en ce moment que de le voir s'accomplir. A l'instant elle occupa la place de Lilla, et cette charmante créature ne fut plus Lilla fraîche et pleine d'attraits, mais un spectre livide qui s'envola à travers le dôme de l'église en poussant des cris épouvantables; pendant ce tems, Bérenza, blessé soudain par une main invisible, tomba couvert de sang au pied de l'autel! la joie s'empara alors de Victoria; elle voulut prendre la main d'Henriquez, et le regardant, elle le vit se changer en un squelette effroyable ... la terreur la réveilla de nouveau.
Son âme se trouva alors dans un chaos d'agitation et d'horreur, dont elle eut peine à sortir. Cherchant cependant, par de violens efforts, à recueillir ses idées et à reprendre sa fermeté d'esprit, elle rassembla les singularités de son rêve pour se les expliquer.
L'image qui se présenta le plus vivement fut celle du maure, qu'elle avait l'idée confuse d'avoir vu auparavant. Après quelques minutes de réflexion, elle l'identifia à Zofloya, le domestique d'Henriquez; mais elle ne pouvait comprendre comment il était venu occuper ses songes, d'autant quelle y avait encore peu fait d'attention jusqu'alors. Ce qu'il y avait de certain, c'est que cette ressemblance était parfaite, quoiqu'un air de supériorité accompagnat l'être de son rêve. Elle pensa ensuite au moment terrible où les mains de Lilla et d'Henriquez se joignirent, et où le Maure était venu pour empêcher le mariage. Puis elle se reposait avec plaisir sur la vue de Bérenza assassiné et mourant à ses pieds, ce qu'elle considérait comme un présage de succès. Néanmoins, plus elle se retraçait ses visions chimériques, et plus elle se perdait dans leur bizarrerie. Elle finit par croire, à son avantage, que toutes les oppositions seraient détruites, et qu'à la fin elle obtiendrait Henriquez. Voilà comme elle interprêta les travaux fantastiques d'un esprit égaré. Les fréquentes apparitions de Zofloya lui parurent la simple conséquence de ce qu'elle la voyait pendant le jour, soit en servant son maître à table, soit en se montrant dans quelque partie du palais, tandis qu'Henriquez, changé en squelette, en recevant sa main, signifiait qu'il voulait être à elle jusqu'à la mort.
Le jour suivant, elle ne parut que fort tard, et seulement pour se mettre à table. En entrant dans la salle à manger, le premier objet qui attira son attention lut le maure, qui se tenait debout derrière la chaise de son maître. Comme elle passait près de lui, sa grande et belle stature la frappa; elle remarqua combien il ressemblait, dans ses traits et son vêtement, à l'être du songe. Assise à sa place, ses yeux se tournèrent comme malgré elle vers Zofloya. Une ou deux fois elle crut remarquer qu'il la regardait avec une attention particulière, et les idées les plus bizares lui vinrent à ce sujet: elle tomba dans une abstraction complète. Comme on était habitué, depuis quelque tems, à la voir ainsi, personne n'y prit garde, mais l'excellent Bérenza déplorait en secret le changement de sa chère épouse. Sans se permettre le moindre reproche, il cherchait, par les soins les plus aimables, à dissiper cette mélancolie étrange. La douce Lilla tentait aussi, soit par ses paroles, soit par ses prévenances, d'éloigner une tristesse si évidente pour tout le monde.
Mais l'aimable fille aigrissait plutôt qu'elle n'adoucissait l'âme des Victoria. Elle ne faisait que l'irriter et la jeter dans des sensations pleines d'amertume. La solitude était donc ce qui lui convenait le mieux, et comme elle refusait obstinément de donner à Bérenza une raison de cette humeur si sombre, il lui permit de suivre en cela ses goûts. N'imaginant pas le mal qui faisait des progrès dans son coeur, il crut qu'en ne la tourmentant point, cette tristesse se passerait.
Quant à Henriquez, quoiqu'il la traitât avec amitié et respect, comme l'épouse de son frère, il ne faisait rien de plus, d'abord, parce qu'il était tout entier à Lilla, et ensuite parce que la trouvant totalement différente de caractère et de personne avec sa bien-aimée, non-seulement il ne pouvait regarder ces deux créatures comme d'une même classe, mais Victoria lui inspirait une sorte de dégoût, par la raison qu'elle était l'opposé de sa délicate et douce maîtresse.
CHAPITRE VIII.
Le maure Zofloya était aimé de tout le monde, dans le palais de Bérenza, à l'exception d'un seul homme appelé Latoni, domestique qui avait été nombre d'années au service du comte. Il devint envieux de Zofloya, à cause de ses qualités supérieures et de sa beauté corporelle, qui était encore une des moindres; il dansait avec une grâce inimitable, et son habileté comme musicien était telle, que dans les promenades sur le lac, son maître le prenait toujours avec lu, et le rendait le charme de la société, par la perfection de son harmonie. Ces rares talens et l'estime dont le maure jouissait de la part de ses supérieurs, était ce qui outrait Latoni. Il chercha toutes les occasions de répandre son fiel, et ne désirait que d'avoir une querelle avec Zofloya, afin de le terrasser s'il était possible. Mais le maure dédaignait de répondre aux attaques qui lui étaient faites, et traitait Latoni avec un souverain mépris. L'amertume des propos de ce dernier ne servait qu'à exciter en l'autre un sourire de pitié. C'en était plus qu'il ne fallait pour pousser Latoni à bout; mais comme il n'osait attaquer ouvertement le favori, il attendit avec une rage concentrée l'instant de se venger de l'être dont le mérite lui portait si fortement ombrage.
Ce fut quelques jours après le rêve de Victoria; et comme elle était encore occupée de l'impression qu'il lui avait fait, on vint dire que le maure Zofloya avait disparu. Comme Henriquez en faisait le plus grand cas, et que tout le monde l'aimait, ainsi que nous l'avons dit, cet événement répandit la consternation dans le palais, et personne n'en fut plus altéré, (chose bien inconcevable), que Victoria. On le chercha dans tous les endroits où il avait coutume daller, et on envoya dans chaque quartier de Venise pour découvrir ce qu'il pouvait être devenu, mais ce fut en vain. Il se passa plusieurs jours, et on ne reçut pas la moindre nouvelle du beau maure. Les conjectures formées à ce sujet devinrent embarrassantes, et on perdit entièrement l'espoir de le trouver. Il fallut donc s'en fier au tems pour découvrir le mystère d'une disparition aussi surprenante. Pendant cet intervalle, Latoni tomba malade, et ne put quitter le lit. Le comte de Bérenza, qui le regardait comme un fidèle et ancien serviteur, lui fit donner tous les soins possibles pour le guérir; mais la maladie faisant des progrès rapides chez cet homme, les médecins déclarèrent qu'il leur devenait impossible de le sauver. Cette déclaration, qui fut faite devant Latoni, le saisit tellement, qu'il se hâta de demander un confesseur, en fesant prier son maître et le seigneur Henriquez d'être présens à son dernier soupir.
L'humanité de Bérenza ne put se refuser à cette demande, et Henriquez consentit également à lui tenir compagnie. Victoria, sans trop savoir pourquoi, demanda à être aussi présente. Tous trois allèrent donc dans la chambre de Latoni: lorsque le confesseur s'y fut rendu, et sitôt que le mourant les vit, il leur adressa ainsi la parole:
«Monseigneur Bérenza, et vous, seigneur Henriquez, daignez écouter avec miséricorde un malheureux repentant à son lit de mort, et ne le maudissez pas pour la confession qu'il va vous faire. C'est moi, moi, Latoni, qui ai connaissance de la disparition du maure Zofloya. J'ai été jaloux de sa beauté, de ses talens, et de l'admiration qu'il excitait. Je lui en ai voulu à la mort, et j'ai cherché mainte occasion de le provoquer et de l'entraîner dans une querelle; mais il m'a toujours traité avec mépris, ce qui, augmentant ma fureur, m'a déterminé à lui donner la mort.»
»Misérable! s'écria Victoria.»
»Madame, ayez la bonté de garder le silence, je vous en supplie, car je n'ai pas de tems à perdre, et les douleurs que j'éprouve en ce moment, expient peut-être assez mon crime.»
«Un soir ... je le suivis comme il sortait du palais, et me tins derrière lui à une certaine distance: je le vis s'arrêter sur la place S.-Marc; la rage me transportait, et les mortifications qu'il m'avait causées me revenaient toutes à l'esprit ... je le vis regarder le ciel et contempler les astres ... il était très-près du canal, et l'envie me prit de le pousser dedans; mais la crainte qu'il n'en revint en nageant me retint: je m'approchai de lui tout à fait; il ne m'entendit pas ... je pris mon poignard en tremblant, et le lui plongeai dans le dos à différentes reprises, et ayant qu'il eût le tems de se défendre. Sentant alors qu'il n'en pouvait revenir, je le poussai à l'eau de toutes mes forces, et me sauvai bien vite de la place. Mais depuis ce tems, ma conscience n'a cessé de me tourmenter, et ne m'a pas laissé jouir une minute du fruit de mon crime. La mort s'approche ... et les supplices de l'enfer sont présens à mes yeux!...»
Une convulsion violente saisit Latoni, comme il achevait sa confession, et il retomba anéanti sur son oreiller. Ses aveux avaient allégé sa conscience, mais ils ne purent prolonger sa vie. Il resta encore quelques heures en demandant pardon à Dieu et aux hommes, puis il rendit son dernier souper.
Le chagrin de Victoria, en écoutant Latoni, fut très-vif. Il avait tué un être devenu si intéressant à sa pensée! cependant elle n'avait jamais senti de prédilection pour le maure, et sans cet effet étrange qu'il avait produit sur ses songes, jamais la pensée la plus commune ne l'eut occupée en sa faveur. Mais de cet instant, un intérêt inexplicable s'était fait sentir pour lui, et rien ne pouvait le bannir de sa pensée.
Ce fut donc inutilement qu'elle chercha à se rendre indifférente à la catastrophe de sa mort, et son cœur en conserva un poids égal à celui que lui eût causé une perte plus directe.
Zofloya, quoique maure, était de naissance noble. Une combinaison d'événemens l'avait rendu prisonnier de guerre (dans la défaite des maures de la Grenade par les Espagnols.) Il était sorti de la race des Abdoulrahmans. Après plusieurs changemens de fortune, il tomba au pouvoir d'un grand d'Espagne, qui, ayant pitié de son sort, le considéra plutôt comme un ami que comme un inférieur, et eut égard à l'éducation distinguée qu'il avait reçue. Henriquez fit connaissance de ce seigneur pendant les voyages qu'il entreprit pour se distraire de ses peines d'amour, et se lia avec lui de la plus étroite amitié. L'Espagnol se trouva engagé dans une querelle qui se termina avec sa vie. Il reçut une blessure mortelle, et Henriquez s'occupa du soin cruel de rendre les derniers devoirs à un ami mourant. C'est alors que celui-ci lui recommanda son maure Zofloya, en le priant de le traiter comme il avait toujours été traité par lui. Henriquez promit, et en conséquence le maure, après que son premier maître et protecteur fut expiré, passa au service et sous la tutelle d'Henriquez.
Ces circonstances fatales et l'excellent naturel du maure le rendirent cher à son nouveau maître. Il l'aimait, non-seulement à cause de son ami, mais parce qu'il avait tout ce qu'il fallait pour se faire aimer. C'est pourquoi sa perte fut vivement sentie, et la confirmation de son sort funeste reçue avec une peine des plus grandes.
Neuf jours s'étaient passés depuis la mort de Latoni; rien n'avait contredit celle de Zofloya, quand, à l'extrême surprise de chacun, on vit entrer dans l'appartement où toute la famille était réuni ... ce maure tant regretté ... Zofloya lui-même! on s'écria, on quitta les sièges, et Victoria ne fut pas la dernière à témoigner son étonnement. Henriquez demanda l'explication d'un tel prodige ... où, et comment il avait échappé à la mort. Zofloya se courba de la meilleure grâce possible, et raconta ce qui suit:
«Messeigneurs et dames, j'ignore encore ce qui avait excité si fortement la haine de Latoni contre moi. Je sais seulement qu'il en voulait à ma vie, et le soir qu'il me suivit avec des intentions de me l'ôter, et qu'il me blessa à différentes reprises, il me dit en partie la raison d'une pareille fureur. Ayant d'abord reçu un coup profond, et me trouvant sans armes, je ne pus me défendre. Je fis donc de vains efforts contre mon assassin. La perte de mon sang m'affaiblissant, il m'entraîna facilement sur le bord du canal, et me poussant de toutes ses forces, il me jetta dedans. Sans doute j'eusse péri de la sorte, si un brave pêcheur, qui retournait à Padone, et qui avait vu le coup, ne fût venu à mon secours. Il me tira de l'eau, aidé du peu de forces qui me restait. Il fit venir un chirurgien, et heureusement mes blessures ne se trouvèrent pas mortelles. Alors, étant en possession d'un secret qui m'avait été transmis par mes ancêtres, pour la prompte guérison des blessures les plus violentes, j'en ai fait usage. L'honnête pêcheur m'a gardé dans sa cabane jusqu'à ce que j'aie pu marcher, et je me suis bientôt trouvé en état de reparaître devant l'honorable assemblée à laquelle je dois toute ma reconnaissance et mes plus profonds respects.»
J'ai fini la narration de Zofloya, qui, quand il eut reçu les félicitations de chacun sur sa résurrection miraculeuse, apprit avec surprise la mort de Latoni. Il ne put cependant s'empêcher de paraître satisfait de cette nouvelle; puis, renouvelant ses remercimens, et assurant de sa soumission avec un air de dignité, il se retira vers la porte, jetant, comme il la passait, un coup d'œil de la plus vive gratitude à Victoria, qui avait paru prendre un grand intérêt à son histoire.
Quant à celle-ci, autant elle avait senti de regret à la disparition du maure, autant elle fut aise de le revoir. Son cœur se dilata, et l'image d'Henriquez vint s'y confondre avec celle de cet homme. L'idée qu'elle se faisait qu'il l'aiderait dans ses desseins sur l'autre, lui rendait la tranquillité. Ce nouvel espoir rappela sa belle humeur, et elle se montra plus aimable quelle ne l'avait été les jours précédens. Ce changement ne pouvait que faire plaisir au comte, qui se persuadait qu'il était l'effort de la raison sur une imagination malade. La douce Lilla en augmenta ses caresses avec un plaisir de cœur, mais Victoria ne les lui rendit qu'avec contrainte. On eût pu la comparer dans ces instans, à un assassin tenté d'embrasser un bel enfant qu'il serait prêt d'étouffer. Henriquez, partageant toujours les plaisirs comme les soucis de sa petite amie, eut aussi pour Victoria des soins plus empressés que de coutume, mais il n'agissait en cela que par égard pour sa Lilla, et pour un frère qu'il aimait tendrement, et non par le mouvement spontané du cœur.
Ce soir-là Victoria alla se coucher, pleine de sensations délicieuses, et toutes ayant trait au malheur des autres. Bien loin d'éprouver ce désir permis de partager le bonheur de ses semblables, elle n'en voulait voir à personne. En nuisant à autrui, elle goûtait le plaisir féroce d'un tiran, qui, condamnant ses sujets à la torture, rit de leur agonie. C'était la lueur brillante d'un volcan, terrible dans sa beauté, et ne menaçant que ruine.
A peine fut-elle couchée, que Zofloya occupa son esprit. Elle s'assoupit cependant, mais pour le retrouver trouver bientôt en songe, tantôt se promenant sur des lits de fleurs, tantôt à travers des prairies d'une délicieuse verdure, et d'autres fois sur des sables brûlans, ou autour de précipices, au fond desquels tombaient des torrens furieux. Ces images fantastiques devenaient si fortes, qu'elles la réveillaient en sursaut, et alors elle avait peine à croire que Zofloya ne fut pas près de son lit. Une fois, l'idée en fut si grande, qu'elle s'arrêta pendant des minutes sur son séant, à regarder, comme si elle l'eût vu marcher lentement auprès d'elle, et qu'il se fût ensuite retiré vers la porte. Ne pouvant résister à une pareille illusion, elle tira ses rideaux avec force, et l'appela par son nom; mais il s'était évanoui, quoique sa porte n'eût pas cessé d'être fermée. Surprise à l'excès, elle se frotta les yeux, et examina tout autour de sa chambre, où rien d'étrange ne parut. Alors, comment prendre pour réalité un effet aussi bizarre? Victoria se persuada raisonnablement qu'il n'était que le résultat de son songe.
Enfin, elle se rendormit. Son sommeil pénible l'avait tellement abattue, qu'elle fut prise de douleurs par tout le corps; il ne lui était plus possible de remuer. Après une demi-heure de calme, ses yeux se r'ouvrirent de nouveau. Une vapeur blanchâtre et épaisse remplissait la chambre, en formant une espèce de colonne mobile. Ses rideaux, qu'elle avait refermés, furent ouverts, et Zofloya parut aux pieds de son lit. D'une main il semblait soutenir Bérenza, dont les traits étaient ceux de la mort. Des marques livides se voyaient sur sa poitrine, et ses grands yeux éteints se fixaient sur Victoria. De l'autre main, le maure tenait l'orpheline Lilla par ses beaux cheveux: elle ressemblait à une ombre; sa tête était penchée, et une blessure qu'elle avait au côté laissait couler du sang sur son vêtement aérien. Victoria, dans une immobilité parfaite, regardait Bérenza et Lilla. Alors ils s'évanouirent, et au lieu d'eux, ce fut sa propre ressemblance et celle d'Henriquez, qui étaient de même dans les mains du maure. Elle paraissait tendre ses bras, dans lesquels le jeune homme était poussé; puis, en s'échappant, il lui montrait une plaie terrible. Soudain Bérenza et Lilla reparurent, resplendissans de lumière, au point que Victoria en fut éblouie. Des ailes brillantes étaient attachées aux épaules de Lilla, et, de l'air d'un séraphin, elle tendait les mains à Bérenza et à Henriquez, en les élevant de terre. Victoria ne les vit pas plus long-tems: son cœur battait avec force, la tête lui brûlait, et essayant de changer d'attitude, elle sentit que cela ne lui était pas possible; la violence de cette espèce de cauchemar, (car pouvait-elle, ferme d'esprit comme on la connait, regarder autrement son illusion,) l'avait totalement anéantie.
CHAPITRE IX.
Victoria ayant passé une nuit sans repos et dans l'agitation la plus grande qu'elle eut encore éprouvée, s'endormit tout-à-fait vers le matin, et ne se réveilla que fort tard dans la journée. Quand elle parut pour se mettre à table, ses yeux se portèrent irrésistiblement sur le maure, qui s'empressa de lui donner un siège; elle ne dit mot pendant tout le dîner. En regardant Zofloya, autant que la décence pouvait le lui permettre, il se trouva que les traits de cet homme lui parurent posséder une grâce et une majesté qu'elle ne lui avait pas encore vues? son visage semblait animé par quelque chose de supérieur, et sa mise était beaucoup plus riche et avait plus de gout que de coutume; il est vrai que ce maure était d'une beauté rare, et quoiqu'excessivement grand, sa recherche dans ses vêtemens; ajoutée à la tournure parfaite et aux grâces qu'il déployait dans toute sa personne, le rendait, en dépit de sa couleur, le plus séduisant des hommes. Ses grands yeux brillaient d'un feu éclatant; son nez et sa bouche étaient très-bien formés; et quand il souriait, un charme inconcevable embélissait encore ses traits, et y attachait la surprise et le plaisir: mais jusques là, Victoria n'avait pas pris garde à tous ces avantages extérieurs, et alors, plus elle le regardait, et plus elle se demandait comment il se pouvait qu'elle n'en eut encore rien remarqué; elle ne concevait pas que Zofloya, avant sa disparution, fût le même que Zofloya, depuis son retour, tant était grande la différence qu'elle y trouvait.
Cependant, tout en regardant le maure de la sorte, Victoria put voir qu'il l'observait, et non-seulement cela, mais qu'il l'examinait avec un intérêt tout particulier, ce qui remplissait son âme d'un trouble aussi doux qu'étrange. De tems à autre, elle pensa même qu'il y mettait une attention empressée dont son orgueil ne pouvait s'offenser; au contraire, la vérité lui disait qu'il était toujours flatteur de se voir admirée par un homme d'un mérite reconnu, et qui possédait lui-même des droits à l'admiration. Les fonctions du maure étaient toutes dévouées à Henriquez, son maître; cependant il se montrait attentif aux moindres besoins de Victoria, et dans chaque mouvement qu'il faisait pour la servir, elle pouvait remarquer une nouvelle grâce et la beauté au superlatif.
Cette fois, quoiqu'Henriquez fut l'objet principal qui embrâsait son âme et ses pensées, le maure captivait fortement son imagination, et malgré qu'elle cherchât à s'en distraire par d'autres objets, celui-là seul, comme par une attraction magnétique, la rappelait toujours; pour sortir de ce malaise indéfinissable, elle se leva, et alla se promener dans le jardin, où se jettant sur un banc de verdure, elle commença à s'entretenir de sa passion criminelle, et les désirs les plus illicites embrâsèrent ses sens.
Détesté Bérenza, s'écria-t-elle soudain, poussé par l'ingratitude la plus basse! méchant égoïste; qui a profité de ma jeunesse pour me tromper et m'amener à devenir ta femme! sans toi, sans tes maudits artifices, j'aurais pu voir ma destinée liée à celle de l'aimable Henriquez. La petite Lilla eut été bannie de son cœur, ou je l'aurais anéantie: mais cet indigne lien m'arrête aujourd'hui; je suis esclave, et je porte le titre odieux de ton épouse! qu'est-ce donc que cette mince créature pour inspirer une passion? une enfant, une forme fragile, sans énergie, comme sans beauté; de plus, une orpheline dans la misère, et certes, elle n'eut pas été un obstacle à mon attachement pour Henriquez; mais toi, Bérenza? toi? l'ennemi de ma vie, le tiran jaloux de mon bonheur, je le répète encore ... je voudrais, oui, philosophe flegmatique, calculateur intéressé de tes plaisirs, je voudrais que la terre t'engloutît à l'instant même! Comme elle prononçait ces mots, un foible écho semble les répéter à une certaine distance, en les conduisant à son oreille par le vent.
Quoi, qui répète mes paroles?—Victoria écouta, et n'entendit plus rien. Hélas, dit-elle, en soupirant fortement, mon esprit est tellement agité, que les moindres choses le frappent. Elle posa un instant la main sur ses yeux, comme pour se recueillir; en l'otant, elle vit Zofloya debout à une distance respectueuse.
La surprise et la colère allaient lui dicter de justes reproches à un inférieur qui vient s'introduire dans sa solitude; mais l'air de grandeur et de gravité du maure lui en imposa: elle le regarda avec inquiétude et sans parler; elle vit qu'il tenait à sa main un bouquet de roses.
»Belle signora! dit-il d'un ton modeste, et en s'inclinant, pardonnez si j'ose paraître devant vous sans être appelé; mais j'avais cueilli ces roses pour vous, et je demande la permission de les déposer à vos pieds.» Disant ainsi, il les éparpilla devant elle.
»Zofloya! s'écria-t-elle, en contemplant sa belle taille, non ... ne les jettez pas à mes pieds, donnez-les moi plutôt, je veux les mettre à mon côté.»
Elles sont en trop grand nombre, madame! je vais en choisir une, si vous le permettez, et le reste vous servira de tapis.» Le maure prit la plus belle rose du bouquet, et la présenta à Victoria, qui l'accepta. Comme elle l'attacha sur son sein, une épine la piqua fortement, et son sang vermeil sortit de sa blessure. Zofloya parut consterné; il ouvrit sa veste, et en tira un mouchoir qu'il déchira; puis se jettant à genoux, il en pressa en tremblant, le doigt piqué. Victoria ne pouvait revenir de ces manières, mais elle se défendait d'en témoigner son mécontentement. Le maure continua dans son opération, pour tirer du sang de sa plaie, qu'il essuyait à mesure avec le même mouchoir; cela fait, il plia soigneusement le linge, et le mit dans sa poitrine, comme une relique précieuse: alors, revenant à lui, il demanda pardon de son audace, et en n'osant plus lever les jeux sur Victoria. Une teinte de ronge violet changea sa couleur naturelle.
Victoria poussée par une impulsion secrète, posa la main sur son épaule, en disant: »levez-vous, Zofloya, et n'ayez pas tant de honte; vous n'avez pas eu l'intention de m'offenser, je pense?»
»Oh! non, madame, et je me relève heureux de votre honte.» Puis s'éloignant de quelques pas, il demeura immobile.
»Mais Zofloya, ce mouchoir taché de sang, que vous venez de mettre dans votre poitrine, le croyez-vous donc bon pour quelque remède? demanda-t-elle en riant.
»Belle et aimable signora, dit le maure, en la regardant avec extase, et en croisant ses mains sur sa poitrine, il a pour moi une vertu au-dessus de tout; car c'est une partie de vous-même: c'est votre sang précieux! et je suis jaloux d'un semblable trésor.» En finissant cette phrase, les yeux du maure brillaient d'un éclat surprenant, et ajoutaient à l'altitude imposante de sa personne.
Victoria, dont le cœur était si vain, se sentit flattée d'un pareil hommage. Jamais, dans aucune circonstance, elle n'avait dédaigné l'encens; et dans cette occasion, il lui fut plus doux qu'elle n'aurait pu le croire; elle s'étonnait même de l'intérêt qu'elle y mettait: enfin, voulant bannir toute pensée hostile; et regardant de nouveau le maure, elle reporta subitement ses yeux vers la terre, comme en craignant de lui laisser voir ce qui se passait dans son sein.
»Pourquoi donc, Zofloya, demanda-t-elle en hésitant, restez-vous ainsi éloigné de moi?»
»Me le permettez-vous, d'approcher, madame?»
»Vous le pouvez.»
Le maure s'avança, mais comme Victoria restait le coude appuyé, et dans une attitude penchée, il s'assit sur l'herbe à ses pieds.
Une oppression pénible s'empara d'elle alors; un poids énorme se fit sentir sur son cœur, et se couvrant le visage de ses deux mains, elle soupira profondément.
»Vous soupirez, belle signora? Zofloya peut-il s'enhardir à en demander la cause?»
La cause, Zofloya? ... ah! c'en est une que vous ne pouvez détruire. C'est un mal sans remède qui fait naître mes soupirs.»
»Peut-être, signora.»
Il y avait dans ce seul mot, quelque chose qui semblait devoir rappeler l'espérance de Victoria, et cela la fit changer de posture. »Zofloya, dit-elle, dans un accent de doute, que pourriez-vous offrir à mon mal pour le guérir?»
»Peut-être un remède efficace: mais veuillez le nommer, signora.»
Victoria tressaillit.... »Maure, vos mots sont une énigme, ils en disent plus que n'en entend l'oreille! vite, expliquez-m'en le sens.»
Zofloya se lèva, et prenant la main de Victoria, il la pria de l'écouter tranquillement: »daignez, dit-il encore, me faire part du secret qui vous oppresse, et j'espère me montrer digne de votre confiance.»
Le cœur de Victoria était sur ses lèvres ... caché jusqu'alors à tous les mortels, il ne se laissait deviner que dans la plus sombre solitude, où les plaintes d'une âme en délire se faisaient un passage; mais elle allait le divulguer, le confier, à qui?... à un inférieur, et à un idolâtre! cette idée lui semblait épouvantable; mais un regard jetté sur ce maure charmant, qui, non-seulement était un des premiers de sa race; mais encore supérieur en mérite à tant d'hommes, elle ne put se contraindre plus long-tems, et s'écria avec impétuosité: »Henriquez, ô Henriquez!»
Le maure sourit.
»Pourquoi riez-vous, Zofloya?»
»Vous aimez le signor Henriquez, madame?»
»Oui, oui, je l'aime, à la fureur. Mais pourquoi rire encore, homme insensible?»
»Signora, n'êtes-vous pas catholique, et vos liens permettent-ils....»
»Point d'observation déplaisante en ce moment, Zofloya; car je sacrifierais tout, jusqu'à mon salut éternel, pour un être aussi charmant. Eh quoi! vous continuez de m'observer avec un air malin? aurais-je porté la condescendance trop loin, pour que vous osiez tourner en plaisanterie ce que je vous dis de mes peines?»
»Tenez, ma belle signora, je souris seulement de votre simplicité.»
»De ma simplicité?»
»Oui, signora, de cette simplicité, qui dans l'ardeur de vos souhaits, ne vous laisse pas voir le moyen d'en obtenir l'accomplissement.»
»Eh bien! dites donc si vous voyez mieux que moi. Dites, dites, aidez-moi à débrouiller le cahos affreux de mon esprit.
»Je crois le pouvoir, signora.»
»O maure! vous exciteriez en moi une éternelle reconnaissance, dit avec vivacité Victoria.
»C'est assez, aimable dame. Demain à la chûte du jour, daignez me venir trouver ici. Je vois en ce moment le comte de Bérenza et le signor Henriquez qui s'approchent.»
»Eh bien, voilà ce Bérenza, que je déteste. O haine! venge-moi de cet époux odieux.»
»Adieu, belle dame, jusqu'à demain:» et Zofloya quitta précipitamment la place, et s'en alla du côté opposé à celui par où le Comte et son frère venaient. Victoria le regarda encore jusqu'à ce qu'elle l'eut perdu de vue; alors elle s'avança à regret vers son époux; se livrant davantage à l'espoir de voir couronner ses désirs criminels, elle lança des regards brûlans au possesseur de son âme; il n'y prit pas garde, car la charmante Lilla, qui les suivait de près, l'occupait entièrement. Il retourna pour lui donner le bras, ce qui augmenta la jalousie de Victoria, qui regardant la jeune personne avec des yeux de basilic, souhaitait que comme ceux de cet animal, ils eussent le pouvoir de tuer. Les avances de l'amante d'Henriquez furent très-mal reçues ce soir-là: on la repoussa avec hauteur. Victoria n'était pas maîtresse de se contraindre alors; car, malgré les promesses du maure, elle sentait sa haine devenir de plus en plus amère, et en éprouvait une irritabilité indomptable.