← Retour

Zofloya, ou le Maure, Histoire du XVe siècle

16px
100%

ZOFLOYA,

OU

LE MAURE,

HISTOIRE DU XVe. SIÈCLE

Par

CHARLOTTE DACRE

(mieux connue comme Rosa Matilde)

TRADUITE DE L'ANGLAIS,

Par MME. DE VITERNE,

Auteur des traductions de LA SŒUR DE LA MISÉRICORDE
et de L'INCONNU, OU LA GALERIE MYSTÉRIEUSE.

TOME QUATRIÈME.

DE L'IMPRIMERIE DE HOCQUET ET Ce.,
RUE DU FAUBOURG MONTMARTRE, N°. 4.
PARIS,
CHEZ BARBA, LIBRAIRE, PALAIS-ROYAL,
DERRIÈRE LE THÉATRE FRANÇAIS, N°. 51.
1812.

CHAPITRE PREMIER.
CHAPITRE II.
CHAPITRE III.
CHAPITRE IV.
CHAPITRE V.
CHAPITRE VI.


CHAPITRE PREMIER.

Jamais le soleil ne s'était levé sur un jour plus horrible que celui qui succéda à l'aventure de la veille. Henriquez s'éveilla ... et toute trace de délire étant passée, il regarda à ses côtés ... ô monstruosité! ce n'était point la belle Lilla, sa charmante fiancée, l'épouse de son cœur, mais Victoria, qui ne lui paraissant plus quelle même, empoisonnait ses regards: elle dormait encore, et soupçonnait peu l'horreur qu'elle inspirait; ses cheveux noirs, sortant de sa coëffure de nuit, s'étalaient sur un visage brun et fortement animé ... hélas! tout prouvait à Henriquez sa fatale erreur. Une fureur nouvelle le saisit ... ses yeux sortaient de leur orbite, et il les roulait en véritable maniaque; un cri aigu partit de ses lèvres. Il prononça avec un accent déchirant le nom de Lilla! s'élançant du lit en désespéré, il courut à son épée, qui était suspendue dans un coin de la chambre, et en arrachant le fourreau, il tourna la pointe vers son cœur, et se précipita dessus: comme il était nud, rien ne pouvait arrêter le coup, aussi tomba-t-il à terre, et un ruisseau de sang coula de sa blessure. Victoria s'était éveillée au cri qu'il avait fait, mais elle n'avait pu prévenir l'action; elle le soutint seulement comme il tombait, et partageant sa chûte, elle put presser sa tête contre sa poitrine.

A ce toucher, de fortes convulsions s'emparèrent d'Henriquez; il chercha à retirer sa tête d'entre les mains de son ennemie, et ne pouvant y réussir, ses mouvemens convulsifs devinrent plus forts; il ferma les yeux un instant, puis les rouvrant ensuite, il parut vouloir exprimer ce qu'il ressentait: regardant Victoria, d'un air de joie mortelle, il prononça ces mots: »Furie persécutrice ... c'est ainsi que ... que je t'échappe ... à jamais!» pas un mot de plus ne sortit des lèvres de l'infortuné, ni un soupir de sa poitrine; et, triomphant dans son agonie, il expira!

Voilà donc encore une fois, les visions de bonheur de Victoria évanouies! une rage des plus fortes brûla son âme à cette conviction, et la mit dans l'imposibilité de savoir à quoi elle allait se porter. Elle se tordit les bras, et se serra tellement les mains l'une dans l'autre, que les ongles y étaient empreints: elle s'arracha ensuite les cheveux, et tomba accablée sur le corps d'Henriquez. Enfin sa violence cessa, et un calme de mauvais augure en fut la suite; elle se releva, et s'habilla à la hâte, puis s'emparant de son poignard, elle parut méditer quelqu'action horrible. Elle quitta brusquement la chambre de désespoir et de mort, en ferma soigneusement la porte, et vola encore une fois à la forêt.

Victoria ne pouvait analyser au juste ce qui se passait dans son âme en ce moment; niais elle alla droit au lieu où languissait la malheureuse prisonnière: se sentant une force de démon, elle escalada au plus vite le rocher; la cataracte raisonna de nouveau à ses oreilles, ce qui augmenta la rapidité de ses mouvemens, et elle ne sentit presque point la dureté des cailloux; la montagne ne lui parut qu'une colline, et les précipices ne lui inspirèrent aucune crainte, tant était grande l'exaltation où ses espérances déçues avaient porté son être! enfin elle se trouva au lieu où sa rage aveugle la conduisait. Jusqu'alors elle n'avait pas été voir l'objet de sa haine; indifférente à sa situation, elle n'avait fait aucune demande à Zofloya sur ce sujet; et, oublié jusqu'à cet instant fatal, il fallait un nouveau motif de vengeance pour le lui rappeler. L'âme de Victoria tramait un dessein infernal, pour mettre fin, par une catastrophe subite, aux scènes qui avaient précédé. Ne prenant pas le tems de respirer, elle descendit avec promptitude dans le sentier qui conduisait au cachot de l'orpheline Lilla!

Ce qu'elle vit ne fit qu'irriter sa mortelle humeur, loin de l'adoucir. Etendue sur la terre, l'infortunée paraissait attendre son dernier instant; sa tête était posée sur un bras qui lui servait d'oreiller; elle avait à ses côtés quelques parcelles de nourriture grossière. Victoria s'en approchant avec son poignard, qu'elle tenait d'une main ferme, secoua la chaîne de l'autre, en commandant à Lilla de se lever. La pauvre petite s'efforça d'obéir; le manteau de léopard était jeté sur une de ses épaules, et venait croiser sur le reste de son corps; ses cheveux tombaient autour d'elle dans un désordre lugubre, tandis que de ses deux mains, elle cherchait à voiler son sein, par une pudeur angélique qui ne l'abandonnait jamais. Elle leva ses yeux bleux sur sa persécutrice, dont l'air était sévère et sombre; la charmante petite Lilla offrait bien en ce moment, la miniature de la Vénus de Médicis.

»Maussade, hideuse créature! cria Victoria en furie, prépare-toi à la mort!» Dans cet état d'abandon et de malheur, la beauté sans tache de l'orpheline excitait encore la jalousie de son ennemie.

»Oh! madame, dit l'enfant, d'un ton plaintif, c'est donc vous! c'est vous qui voulez me tuer! je croyais, j'espérais ... mon dieu, ne me regardez pas ainsi ... j'espérais que vous veniez me donner la liberté.»

»Oui, misérable, je vais te la donner, la liberté. Regarde ... (elle secouait la chaîne vivement)... je te la donne ... mais par la mort....»

O ciel! Victoria, en quoi donc vous ai-je offensée pour que vous me haïssiez autant? songez que je ne suis qu'une pauvre orpheline qui ne vous a jamais fait de mal.» «Paix, chétive créature; il t'appartient bien de parler ainsi. Saches donc que tu m'as déjà fait plus de mal que tu ne vaux. Allons, suis-moi.»

«Je ne puis marcher ... il m'est impossible de vous suivre, répondit en sanglottant la pauvre Lilla.»

«Eh bien, je vais t'aider, dit Victoria, en la saisissant par le bras, et l'enlevant durement de terre. Alors, elle l'entraîna par l'ouverture de sa prison, sans égard pour ses pieds meurtris par la dureté des pierres sur lesquelles elle marchait; mais la pauvre victime ne pouvant plus aller, tomba à ses pieds.

«Maintenant, regarde, dit la cruelle femme!... Un abîme était devant elle, et un torrent, fuyant à travers les cavités immenses de la montagne, s'y précipitait avec fureur. Vois-tu, belle séductrice, adorable Lilla, que rien au monde ne pouvait arracher du cœur d'Henriquez, devine-tu le sort qui t'attend?»

«Oh! grâce, grâce, je vous en prie, Madame, dit Lilla en s'attachant étroitement à Victoria. Oh! je vous en supplie, ne me tuez pas. Rappelez-vous que nous avons été amies, compagnes. Je vous aimais, Victoria! je vous croyais si bonne!... mais à présent je vous crois l'esprit égaré, et je vous aime encore ... chère, chère Victoria, revenez à vous. Si belle, si spirituelle ... non, vous ne sauriez assassiner une pauvre fille abandonnée du monde entier ... non, non, cela n'est pas dans votre cœur sensible.»

«Ton babil ne m'appaisera pas, te dis-je. N'as-tu pas été aimée exclusivement d'Henriquez?»

«Henriquez!... ah! oui, il me semblait ... mais ... mais où est-il maintenant, Victoria?»

«Il est mort! mort, dit-elle avec un rire d'enfer. Allons, prépare-toi à le suivre.»

«Mort! ah! femme cruelle, c'est toi, sans doute, qui l'as assassiné.»

«C'est plutôt toi, misérable, c'est ta frivole image qui a plongé une épée dans son sein. Cesse donc de parler, ou, par le ciel, je te précipite au bas de ce rocher.»

«O! Henriquez! tu n'existes donc plus!... cela est; car, vivant, tu n'aurais pas cessé un instant de chercher ta Lilla, et le ciel eût permis que tu découvrisses l'horrible caverne ou l'on ma renfermée. Eh bien, il n'est plus de bonheur pour moi qu'en quittant la vie.»

«En ce cas, meurs donc vite, dit Victoria en cherchant à se dégager de Lilla; qui la serrait avec toute la force que donne le désespoir.»

«Oh! chère, chère Victoria ... une mort si affreuse m'épouvante ... s'il faut que je meure ... que ce soit de la même mort qu'Henriquez ... plonge ton stilet dans mon sein.»

«C'est ce que je veux faire, cria l'enragée, et te précipiter ensuite.» Elle leva son poignard pour en percer l'orpheline, mais, n'étant pas à son aise, elle n'atteignit que l'épaule, et le sang qui en sortit rendit ses cheveux blonds d'un rouge brillant.

Le courage de la malheureuse Lilla l'abandonnait ... la mort qu'elle venait de demander fesait frémir son âme innocente. Voyant que Victoria était décidée à lui ôter la vie, la nature la porta à faire un dernier effort pour se sauver ... un autre coup de poignard la fit tomber sur ses genoux, où elle implora miséricorde. Puis, oubliant ses blessures et sa faiblesse, elle essaya d'échapper à sa barbare ennemie.

Excitée davantage par cette tentative légère de se soustraire à sa vengeance, Victoria poursuivit sa victime. Elle l'eut bientôt gagnée de vîtesse, et Lilla, voyant que tout espoir était perdu pour elle, s'élança après un vieux chêne dont les branches énormes s'étendaient par degrés sur un précipice. Elle y enlaça ses bras déchirés. Et son corps à peine soutenu par cet appui fragile, se balançait en attendant sa chûte.

Victoria regarda ce spectacle d'un œil furieux. Elle chercha à secouer les branches de l'arbre, afin de faire tomber Lilla. Tremblante à sa menace terrible, la malheureuse fille quitta soudain son appui, et chercha un autre refuge dans le roc. Mais elle était mille fois trop faible pour résister à son adversaire. Elle tomba encore sur ses genoux; elle regarda, en implorant sa grâce, celle dont elle venait de recevoir des blessures dont le sang coulait abondamment. «Barbare Victoria, vois-moi donc avec compassion. Mon sang ne saurait-il t'appaiser, non plus que mes douleurs? ah! j'étais loin de penser, quand tu m'invitas, dans mon abandon, à demeurer avec toi, que ce serait pour me faire subir une pareille destinée. Souviens-toi donc, Victoria ... oh! je t'en prie, aies pitié de moi, et je prierai Dieu de te pardonner le passé!»

La seule réponse de Victoria fut un rire féroce, et elle leva encore une fois son poignard.

«C'est donc décidé? ô ciel! eh bien, prends ma vie, Victoria, mais prends-la d'un seul coup. Tue-moi du même poignard qui a tué mon Henriquez, parce qu'il m'aimait plus que toi.

Le feu sortit des yeux de Victoria, à cette observation; et n'étant plus maîtresse de sa violence, elle prit Lilla par les cheveux, et la renversa à terre; alors elle lui donna mille coups de poignard, partout où elle pût frapper. Lilla expirait ... l'exécrable furie, redoubla ses coups, et après en avoir couvert son beau corps, elle le poussa du pied, pour le jeter dans l'abîme; le cadavre roula de pointe en pointe, et jusqu'à ce qu'il disparut à la vue de Victoria, qui le suivait de l'œil. Bientôt un bruit sourd frappa son oreille ravie, en l'informant que Lilla était dans son tombeau; mais cette joie cruelle n'était qu'un délire, une confusion dont le repos était bien loin! une certaine frénésie s'empara d'elle, et la fit courir en insensée, sans savoir où elle allait; quoique rendue de fatigue, elle n'osait demeurer dans ces sombres solitudes, et craignait même de tourner la tête, pensant que l'ombre de Lilla la poursuivait. Elle la voyait encore rouler dans le précipice ... elle entendait ses gémissemens ... ses beaux cheveux teints de sang, ses membres déchirés étaient devant elle ... et le cri, grâce, grâce, raisonnait autour d'elle, comme si mille échos l'eussent répété. Voilà ce que Victoria retirait de l'atrocité monstreuse à laquelle elle venait de se livrer.

Enfin elle sortit des rochers, et descendit le sentier: arrivée au bas, le premier objet qu'elle rencontra fut le maure, qui parut devant elle, comme s'il l'eut attendue.

»Victoria, dit-il, d'une voix moins douce que de coutume, et en fronçant le sourcil, vous vous êtes trop précipitée, et cette dernière action hâtera votre destin. Pourquoi avoir assassiné une pauvre orpheline? vous vous en repentirez ... gardez-vous maintenant de rentrer au château, car le malheur vous y attend.»

»Qui t'a dit, maure, que j'aye assassiné Lilla? demanda Victoria avec hauteur. Eh bien, si je l'ai fait, cela ne te regarde pas, et j'en répondrai ... allons retire-toi, que j'aille au château ... ce lieu m'appartient, j'espère.»

»A votre aise, dit Zofloya. Courez après un sort que vous pouvez encore éviter.»

»C'est mon affaire, répondit Victoria, et je veux passer.»

»Passe, passe, pauvre femme ... mais souviens-toi que, sans ma permission, tu ne saurais même respirer!»

Victoria fut indignée de ce ton que prenait le maure, et lui tournant le dos, elle poursuivit son chemin. Son esprit en fermentation, ne pouvait plus éprouver de contrainte ... elle entrait au château, quand Zofloya passa tout-à-coup devant elle; cependant elle ne l'avait pas vu aller, et au contraire, il était resté quelque tems à la place où elle l'avait laissé. Cette circonstance lui causa bien un peu de surprise, mais, occupée d'autres objets, elle ne s'en inquiéta pas davantage.

Son premier soin fut d'aller à la chambre d'Henriquez; tout était comme elle l'avait laissé, et le corps noyait dans son sang: on n'avait donc point forcé la porte, selon que Zofloya le lui avait donné à entendre; aussi se moqua-t-elle de ses prédictions. Elle referma la chambre sans dire à qui que ce fut qu'Henriquez était mort. Comme il était encore de bonne heure, Victoria tenta de se mettre au lit, pour dissiper par un peu de sommeil, le chaos terrible de son âme: elle s'enferma; et la lassitude l'emportant sur ses réflexions, elle ne tarda pas à s'endormir.

Cependant son sommeil ne fut pas profond, et ressemblait plutôt à un engourdissement qu'à un véritable repos; on eut dit même qu'elle veillait, car ses yeux étaient à demi-ouverts. Des choses étranges passaient devant elle, et ne pouvant tout-à-fait croire à l'illusion, il lui sembla qu'un renouvellement de cochemars la tenait éveillée, sans qu'elle put faire le moindre mouvement pour se débarrasser des horreurs qu'il lui laissait voir ... un bruit de sonnettes la frappa; elle se crut transportée dans un appartement isolé du château, et qui n'avait pas été ouvert depuis la mort de Bérenza. Il y avait dans une chambre, un grand coffre de fer qu'elle se souvint d'y avoir vu: soudain les portes furent ouvertes, et plusieurs des gens du château entrèrent ayant à leur tête le vieil Antoine, domestique de confiance du Comte. Il s'avança, l'air égaré et plein de terreur: il appela quelques-uns de ses camarades pour ouvrir la caisse ... ce qui ne fut pas plutôt fait, qu'un cri d'épouvante partit de toutes les bouches ... on put voir ... et on reconnut la cause véritable de la mort de Bérenza!

A cette découverte, il se tournèrent tous avec fureur contre Victoria, en paraissant vouloir l'exterminer.—Zofloya parut, et la foule se dissipa. Alors elle s'éveilla tout-à-fait, et des gouttes de sueur froide découlèrent de son front.

En ce moment elle apperçut le maure au pied de son lit; son aspect était sombre et terrible: ses regards lançaient des éclairs. Victoria était tentée de se croire encore endormie; elle regarda comme une personne en délire, et sans y voir, tant son âme était troublée. Elle allait se lever.... Zofloya l'arrêta en disant: une minute, madame. Ce matin vous avez dédaigné mes avis, en voulant passer outre, cependant cela ne m'empêche pas de m'intéresser à votre danger. Déjà vos passions violentes vous ont conduite au-delà des bornes de la prudence, et ont hâté votre perte, la honte vous attend en ce moment. Ecoutez ce que je vais vous dire. Vous venez de faire un rêve qui n'est que l'image de la réalité. Pendant le peu de tems que vous avez dormi, il s'est passé des choses étranges dans le château. Vos gens s'étant levé plus tard que de coutume, ne s'étaient encore aperçu de rien; mais Antonio venait de voir en songe une chose faite pour le remplir de terreur; il a sonné; quelques domestiques sont accourus à sa chambre, et il leur a raconté ce qui venait de l'agiter pendant son sommeil. Cette classe d'hommes se porte facilement à la superstition; en conséquence, ils se sont décidés à aller à la chambre solitaire, où ils sont encore. Là est un coffre ... qui contient le comte de Bérenza!»

—Oh! Zofloya, Zofloya, est-ce ainsi que tu me témoignes ton amitié, et ne m'avais-tu pas promis que tu me préserverais du soupçon et du malheur?

—Je ne vous ai pas dit que ce serait pour toujours. Je n'ai point un empire éternel sur le corps du comte ... de plus, ce sont vos propres fautes ... votre impatience, qui ont tout perdu.

—Oh! je ne m'attendais pas à cette restriction, dit Victoria. Cependant, j'en suis sûre, il t'est possible de me préserver du danger qui, je ne le crains que trop me menace. Depuis que je te connais, Zofloya, j'ai dû m'apercevoir que tu possédais des connaissances infinies; ta science est supérieure à celle de tous les hommes; et soit par étude, ou par un don particulier de la nature, rien ne t'est impossible. Le livre des destinées est ouvert devant toi; tu prédis les événemens et sais les prévenir. Sauve-moi donc ... sauve-moi, je te prie, de la honte que tu dis m'attendra, ou bien je ne pourrai plus me féliciter d'avoir cru à tes promesses.

L'œil terrible du maure était en feu en regardant Victoria.—il n'est pas tems encore, dit-il fièrement, de revenir sur le passé, ou de faire des observations inutiles. Si vous vous repentez de la confiance que vous avez mise en moi, agissez donc en ce moment sans mon secours ... allez recevoir votre supplice entre les pilliers de St.-Marc ... je vous y verrai peut-être ... adieu! mais souvenez-vous qu'il n'y a pas d'espoir de vous soustraire au sort qui vous attend.

—O homme bisarre et indéfinissable! tout de vous ne sert qu'à me confondre. Vos paroles, vos regards n'ont rien que de terrible et de menaçant. (le maure s'éloignait) Mais ne vous en allez pas, de grâce ... ne m'abandonnez pas dans cette crise, cruel Zofloya.

Il revint auprès du lit. Son air parut moins altier, et il sourit même avec assez de douceur.—Eh bien, dit-il, voilà que vous me suppliez encore une fois, mais prenez garde, Victoria, de ne plus m'irriter davantage: ce serait impolitique de votre part; la haîne éternelle que je porte aux humains retomberait sur vous, et ... mais ne parlons plus de cela. Le soupçon commence à s'élever contre vous, signora, il faut se hâter ... et comment s'y soustraire? L'inquisition va bientôt vous attirer devant son tribunal: une confusion des plus grandes suivra la dénonciation faite contre vous. Déjà on s'apprête à forcer la chambre du seigneur Henriquez, et ce qu'on y va découvrir suffit pour vous perdre. Le corps est sur le plancher et baigné dans son sang.... Votre voile et une partie des vêtemens que vous portiez hier y sont encore: ainsi toutes les preuves d'un crime seront évidentes. Sachez encore que, pour vous surprendre dans la sécurité où ils vous croient, les gens ne vous diront rien de leurs découvertes; ils vous surveilleront seulement, tandis que deux sont détachés à Venise, afin d'instruire les magistrats de ce qui se passe ici. Il n'est pas nécessaire, je crois, de vous en dire davantage ... une infamie publique ... une ...

—Oh! épargne-moi, Zofloya, je t'en conjure. Cette destinée est horrible et m'accable de frayeur.... Cependant si Henriquez vivait encore, qu'il eût pu m'aimer, je regarderais le reste avec indifférence. Ah! Zofloya, tu m'avais promis le bonheur, et....

—Prenez garde, madame! je me suis acquité exactement des promesses que je vous ai faites: j'avais juré que le signor Henriquez serait à vous et qu'il vous presserait volontairement contre son cœur ... j'avais juré son amour ... mais je ne vous avais pas dit que sa méprise durerait éternellement, ni ne m'étais rendu responsable des conséquences qui pourraient en résulter.

Victoria voulait répliquer, mais la terreur avait glacé ses lèvres. Il lui passa une idée dans l'esprit, elle fut rapide ... amère. Combien avait été court un instant de plaisir procuré par Zofloya, et que le mal qui lui succédait était affreux! une ombre de bonheur avait paru, et des dangers épouvantables en devenaient Je résultat!

Le maure lisait dans les pensées de la malheureuse Victoria; une nouvelle teinte d'humeur passa sur ses traits et il dit:—Si vous hésitez sur la conduite qu'il vous reste à tenir pour le moment, je vous laisse libre d'en agir comme il vous plaira.

Victoria joignit les mains. Elle ne sentait que trop ce qui lui allait arriver.... Mais la fierté du maure, ses reproches hautains.... En vérité, cette femme criminelle expiait déjà bien une partie du mal qu'elle avait fait.

«Décidez-vous vite, Victoria! lui cria-t-il avec une augmentation de sévérité.—Oui, oui, oui ... je m'en repose sur vous ... je m'abandonne à vous. Sauvez-moi des horreurs que je crains; sauvez-moi de tout, Zofloya, ajouta-t-elle, la tête perdue, et que ce soit pour jamais!

—Allons, je m'y engage: je vais vous soustraire à ce qui vous attend, mais il faut vous décider à fuir.

—A fuir! quoi, je quitterais tout?...

—Oui, car je ne saurais détourner le cour, des événemens dans lesquels je n'ai point de pouvoir; je ne puis influencer la justice, Victoria, ni prévenir ce qui est indépendant de moi. Quelque grand que semble mon savoir, croyez bien que tout en profitant des circonstances et des choses, il est hors de moi de rien déranger de ce qui est écrit dans le livre du destin.

—Et où donc fuir? demanda-t-elle d'un air abstrait.

Reposez-vous sur ma prudence a ce sujet. Encore quelques mots, et je vous laisse. On n'a point ouvert la chambre d'Henriquez; vous pouvez donc dormir pendant quelques heures, tandis que j'éloignerai les gens de leur dessein sous un prétexte quelconque. Ainsi livrez-vous sans trouble au sommeil; je vous garantis de tout. Quand cette demeure deviendra le siège du désordre et de la confusion, que l'inquisition sera instruite de ce qui a eu lieu, et que les malédictions et l'exécration pleuvront sur vous, vous serez loin de votre château, loin de Venise!»

Comme Zofloya finissait ces mots, il fit un léger salut et s'éloigna avec la rapidité d'une ombre.

La matinée commençait à être avancée. Victoria n'osant paraître, s'enferma tout-à-fait dans sa chambre, sans songer ni à la faim ni à la soif. Voulant se retracer les événemens de sa vie odieuse, elle chercha à en calculer les causes et les progrès; mais la tentative fut vaine; un profond engourdissement s'empara de ses sens; elle chercha à s'en défendre, malgré la recommandation de Zofloya, et le sommeil fut le plus fort. Quelque chose d'horrible glaça ses membres, et elle céda, malgré tout autre désir, à la magie puissante à laquelle elle était soumise.


CHAPITRE II.

L'obscurité la plus profonde enveloppait Victoria quand elle ouvrit les yeux; elle se trouva couchée sur la terre. Le tonnerre grondait, et des traits de lumière découvraient la majesté des objets d'alentour. Des montagnes immenses étaient assises les unes sur les autres, et semblaient placées là pour la dérober au monde entier. En examinant cette étrange enceinte, couverte de nuages seulement, l'imagination, repoussée dans ses conceptions, n'avait plus d'essor pour rien pénétrer. Des rochers énormes effrayaient par leur masse, et les précipices qui se trouvaient a leur base, recevaient l'eau qui, du sommet, tombait de cascade en cascade, pour se perdre ensuite dans des gouffres qu'on eût pris pour l'entrée du Pandimonium (enfer de Milton). Tel était le spectacle que les éclairs découvraient à Victoria. Au milieu de ces belles horreurs était le maure colossal, les bras croisés sur la poitrine, et l'air majestueux. Il était là dans sa sphère, les lieux simples ne pouvant convenir à un homme à qui il fallait toutes choses extraordinaires; aussi, l'endroit où il était n'offrait que des merveilles: la terre tremblait sous la fermeté de ses pas; on l'eût cru souverain de cette partie cachée de la nature; rien ne pouvait l'y éclipser, ni lui commander; mais aussi, rien de doux, de gracieux n'embellissait ces sîtes agrestes seulement faits pour des êtres audacieux et indépendans comme ceux qui s'y trouvaient alors.

Victoria regarda le maure; à chaque trait de feu qui partait du firmament, il avait un air de satisfaction qu'elle ne lui avait point encore vu; et il lui parut beau au-delà de l'expression. Pour la première fois un sentiment de tendresse se confondit avec son admiration. Quelle bisarrerie étrange! Cette Victoria si vaine, si fière au milieu de ses terreurs, au milieu du danger où elle se savait, trouve doux et précieux d'inspirer un intérêt si soutenu à un homme que rien au monde ne pouvait l'empêcher de reconnaître comme au-dessus de tous, pour son rare mérite et son savoir inapréciable.

Le maure, comme s'il eût deviné ce qui se passait dans son âme, s'en approcha avec la plus grande douceur, et l'aida à se lever. Tremblante, agitée par mille sentimens confus; et étonnée de tout ce qu'elle voyait, elle se laissa presser dans les bras de Zofloya.

«Mais, dites-moi, mon ami, où sommes-nous donc, et qui peut m'avoir transportée ici?»

«Vous ne savez pas, belle dame, que nous sommes dans les Alpes, frontières d'Italie? il doit peu vous embarrasser de savoir comment vous y êtes venue; sachez seulement que nous voilà en parfaite sûreté.»

«Mais, je ne me souviens pas d'avoir voyagé. Je sais bien que, m'étant venu chercher le soir dans mon appartement, vous m'avez conduit à travers les bois, et fait reposer dans une grotte, mais ... que serais-je devenue depuis?... c'était le soir, et il fait nuit encore.»

«Votre observation est juste; nous sommes partis de nuit, et il est encore nuit, ce qui doit vous convaincre que nous avons fait tout ce chemin en vingt-quatre heures.»

«Comment cela est-il possible? aurais-je donc perdu l'esprit pendant tout ce tems, ou bien un sommeil forcé m'aurait-il ravi la connaissance ainsi que le mouvement? ô! Zofloya, quel pouvoir avez-vous donc? combien il est incompréhensible, et me fait sentir que je suis entièrement sous vos loix.»

Victoria soupira profondément en prononçant ces mots, et laissant tomber sa tête, elle parut plongée dans les réflexions les plus sombres.

Zofloya lui serra tendrement la main. «Pourquoi ces réflexions et ces remarques, belle Victoria? ne vous croyez-vous pas avec un ami qui vous est entièrement attaché? il devait vous arracher à la honte et aux horreurs qui vous attendaient. Les moyens ordinaires n'auraient pas suffi pour vous tirer de ce mauvais pas. La chose pressait, et demandait la plus grande célérité ... pourquoi donc regretteriez-vous qu'un pouvoir supérieur eût été employé pour vous délivrer.»

Un grand coup de tonnerre coupa cette phrase, et les échos des rochers répétèrent ce bruit terrible. La foudre étincelait en flammes longues et tremblantes. Victoria, tout esprit fort qu'elle était, ne put s'empêcher de frémir, car jamais elle n'avait été témoin des phénomènes de la nature, dans un orage au milieu des Alpes. Elle se serra plus près du maure, qui, passant ses bras autour de son corps, la pressa contre son cœur.

Victoria se crut rassurée ... elle n'avait plus ni parens, ni amis, ni protecteur sur la terre, que celui sur qui elle s'appuyait avec crainte ... un effet magique l'y retenait ... cependant, honteuse (car, Victoria avait encore de l'orgueil) de paraître aussi dépendante de cet homme, elle en rougit. Se rappelant qu'au bout du compte ce n'était qu'un esclave, connu pour tel dans l'origine de sa liaison avec lui, elle voulut, mais ne put reprendre le ton de hauteur qu'une fierté plus grande lui avait fait perdre. Et puis, sitôt qu'elle le regardait, (enveloppé par intervalles de la foudre qui ne le touchait point) sa beauté, sa grâce lui faisaient oublier bien vite son infériorité, et ses sens ravis se refusaient à le voir autre chose qu'un être d'un ordre supérieur à tous les mortels.

Pendant qu'ils étaient ainsi dans le milieu de ces épouvantables solitudes, et qu'ils gardaient ce silence solemnel qu'impose ordinairement la force de l'orage, qui ne s'arrêtait que pour recommencer avec plus de violence, le son de voix humaines vint frapper leurs oreilles. Il parut des lumières à travers les fentes des rochers, qui semblaient des météores au milieu des nuages: ils reconnurent que c'était des torches portées par plusieurs hommes. Quand ces hommes furent plus près, leurs habits, leurs armes et leur air déterminé les annoncèrent pour des condottiéri, ou brigands.

Zofloya se baissa et dit à Victoria: «Ne craignez rien, nous allons être entourés de ces troupes qui infestent les montagnes, particulièrement le Mont-Cénis, où nous sommes maintenant; mais, n'ayez pas peur, il ne vous arrivera aucun mal; au contraire, ce seront eux qui nous procureront un abri, et tout ce qui nous sera nécessaire.»

Victoria ne répondit rien, car il se forma au même instant, un cercle autour d'eux, d'une vingtaine d'hommes armés; et elle put voir, aux lumières qu'ils portaient, des figures de scélérats, ressemblant à peine à des êtres humains. Un d'eux s'avançant le poignard levé, dit:

»Que faites-vous ici, vous autres, pendant ce diable d'orage? d'où venez-vous, et où allez-vous? voyons, avez-vous de l'or, des bijoux? il faut nous les donner sur-le-champ, sinon vous êtes morts.»

«D'où nous venons et où nous allons doit peu vous importer, répondit Zofloya. Quant aux richesses que nous possédons, elles sont peu faites pour exciter votre envie; mais il est essentiel, absolument essentiel que nous parlions à votre chef. Veuillez donc nous y conduire à l'instant.»

Aucun de la bande ne répondit, et Zofloya reprit de la sorte: «Vous voyez que nous sommes sans armes; c'est pourquoi vous n'avez rien à craindre de nous, ainsi, accordez-moi ma demande. Nous ne sommes pas des espions, ni n'avons d'intentions malfaisantes.» En parlant de cet air d'autorité, Zofloya fit signe qu'on le conduisît sans en demander davantage. On le comprit aisément, et le cercle s'ouvrant, celui qui avait parlé fit un léger salut au maure, qui lui en imposait par son ton, et marcha en avant pour le mener vers le capitaine.

Zofloya tint toujours sa compagne d'une main; il prit de l'autre un flambeau qui lui fut présenté: il marcha hardiment au milieu de cette troupe; sa tête, ornée de son superbe plumet, dominait sur tous, comme le peuplier qui s'élève orgueilleusement au-dessus des arbres de son voisinage.

Quel être étonnant, pensa Victoria! il n'est pas jusqu'à ces bandits féroces, qui ne montrent de la soumission au pouvoir magique de sa voix.

Ils montèrent le côté droit de la montagne, puis descendirent ensuite un défilé étroit et dangereux. Les voleurs passèrent sur le bord des précipices et sur les pierres glissantes des rochers, avec une facilité qui tenait de l'habitude qu'ils avaient à les franchir. Enfin un creux profond se présenta; ils le descendirent presque perpendiculairement et furent dans la vallée pierreuse qui était au-dessous. Un morceau du rocher s'avançait et semblait soutenu par la colonne d'air; il s'étendait jusqu'à la montagne voisine, en formant de cette sorte une espèce d'angard. En entrant sous cette voûte, on y vit une ouverture étroite par où les brigands passèrent les uns après les autres: vint le tour de Victoria d'entrer dans cette sombre caverne, auquel le sommet servait de portique périlleux. Son cœur s'affaiblit et ses craintes augmentèrent.

Cependant, forcée de marcher, car ceux qui étaient derrière la pressaient, elle prit son parti en songeant qu'elle était avec Zofloya. Le passage devint plus spacieux à mesure qu'on avançait; mais en tournant et retournant dans ce labyrinthe sans fin, tandis que d'autres ouvertures s'offraient sur leur passage, la plupart, séparées par une arche, ils se trouvèrent dans un espace fort large. Les murs de cette sombre caverne étaient glaireux et rendaient des couleurs variées, semblables à l'arc-en-ciel, quand on passait devant avec les lumières. Le faîte en était soutenu par des pilliers de pierres brutes, arrangés grossièrement en colonades. Victoria examina ce lieu qui lui rappela celui où elle avait enfermé sans pitié l'infortunée Lilla, ce qui lui donnait raison de trembler pour elle-même.

Un des brigands s'approchant d'une certaine partie de la caverne, frappa trois grands coups contre le mur avec son bâton ferré. Une minute après, les coups furent répétés dans l'intérieur: il tira alors de sa ceinture un petit instrument ressemblant à une corne, et le portant à sa bouche, il en fit sortir un son fort singulier. Immédiatement cet endroit du mur, qui n'avait de remarquable qu'une pierre très-unie qui paraissait faire partie du rocher, s'ouvrit en forme de lourde porte, et on vit, assis autour du feu et près d'une table chargée de bouteilles et de plats, quantité d'hommes dans un attirail sauvage, comme ceux qui y entrèrent, et qui se montrèrent empressés de partager le repas qu'on avait servi.

Au milieu de cette horde de bandits rangés de chaque côté, se voyait un large banc de pierre sur lequel était assis un homme distingué du reste de la troupe par ses vêtemens et son casque à plumet. Il se leva en voyant deux personnes étrangères: c'était le chef des condottiéri, qui l'était devenu à la mort du précédent qu'on disait avoir été fameux capitaine. Sa taille était haute et son air noble. Sa figure était cachée par un masque, ce qui ne surprit pas peu Victoria. Il avait à côté de lui une femme richement vêtue, mais comme lui, d'une manière bisarre. Elle n'était ni jeune ni fraîche. Victoria fut frappée en la voyant; une idée confuse de l'avoir rencontrée quelque part lui vint à l'esprit, et un coup-d'œil, que cette femme lui lança, accrédita son doute; mais elle ne pouvait dire où, ni comment elle l'avait vue.

Zofloya s'avança d'un pas ferme, en conduisant sa compagne par la main; le capitaine les salua. Les brigands les voyant tous deux si près de lui, se levèrent de terre, ou ils étaient assis, et le soupçon leur fit prendre les armes pour se munir contre toute mauvaise intention ou trahison; Zofloya, observant ce mouvement, sourit, et les rassura par un signe. Le chef leur ordonna de se tenir en repos, et le maure lui parla de la sorte:

«Signor, nous sommes des étrangers, mais nous ne demandons pas mieux que de devenir vos amis: nous fuyons la persécution et le danger, et attendons de vous sûreté et protection.»

Victoria s'étonna de l'entendre s'exprimer ainsi, mais tout, au surplus, était fait pour l'étonner dans cet homme. Elle garda le silence, et le chef répondit à Zofloya: «C'est assez; nous n'attaquons point les gens sans défense, ni ceux qui mettent leur confiance en nous. L'honneur est notre loi, et la vie de ceux qui nous demandent notre protection nous est sacrée: je vous prie donc de vous asseoir, et de partager notre souper sans cérémonie. Ainsi, amis, prenez tous vos places.» Chaque voleur s'assit à la sienne au même instant.

«Buvez, dit le capitaine, et offrez au signor maure un verre de vin.» Celui ci l'ayant pris, le présenta à Victoria.

Ce mouvement attira vers elle les regards du voleur; il la fixa assez long temps, et eut ensuite l'air troublé. Il posa la main sur son poignard, se leva à demi et se rassit!... Victoria tremblait sans savoir pourquoi. Toute la compagnie parut surprise; Zofloya seul conserva sa tranquillité, et serrant la main de sa compagne, il la pressa avec respect de manger un peu. Le capitaine se remit petit à petit; il cessa de regarder Victoria, et alors se sentant moins gênée, elle essaya de porter quelque chose à sa bouche. La réserve disparut ensuite; chacun s'égaya, et tous les gens de la troupe burent à leurs bons succès, ainsi qu'à la santé de leur brave capitaine. On plaisanta, on rit, on chanta, et la femme qui était de cette bande prit part à la gaîté avec aussi peu de décence qu'on pouvait en rencontrer parmi des gens vivant du crime. Le chef prenait peu de part à ce bruit, et paraissait absorbé dans ses pensées. Le mouvement ou le besoin peut-être de les éloigner, le sortit de là, et il dit à son monde: «Allons, tous nos braves camarades sont-ils ici?

—Nous y sommes tous, reprirent plusieurs voix,

—Eh bien, on n'ira pas plus loin cette nuit. Que chacun se repose, à l'exception de ceux désignés pour la garde. Quant à vous, signor, s'adressant à Zofloya, vous ferez ce qu'il vous plaira, Victoria! la signora, veux-je dire, (n'étant, comme je le présume, ni votre femme, ni votre maîtresse), trouvera ce qui lui sera nécessaire pour passer la nuit dans une partie retirée de ce souterrain.»

Les paroles du chef masqué électrisèrent Victoria. Etait-elle connue de cet homme?... Elle regarda le maure, mais ne vit rien dans ses traits qui indiquât qu'il partageait sa surprise.

«Le signora n'est pas ma femme, ni elle n'est ma maîtresse, signor capitaine; cependant ... elle m'appartiendra, car nous sommes déjà liés par des nœuds indissolubles.

—Ceux de l'amour sans doute, dit aigrement la femme du chef, qui ressemblait en ce moment à une bacchante.

—Elle vous appartiendra, répéta le capitaine troublé de nouveau.» Mais se remettant soudain, il ajouta: «On trouve difficilement ses aises dans des lieux comme celui-ci; mais je vous invite à vous arranger de votre mieux.« Puis courbant sa tête d'un grand air de supériorité, il se retira sous une des arches de la caverne qui paraissait conduire en un endroit particulier, et la femme le suivit.

Le maure ayant trouvé des peaux et des coussins du côté séparé de la troupe que le chef avait désigné pour Victoria, il lui en fit un coucher assez passable, et allait se retirer ensuite, quand celle-ci, entièrement subjuguée par les attentions respectueuses du seul ami que ses vices et ses crimes lui avaient laissé, lui tendit la main d'un air tout-à-fait revenu de sa fierté naturelle; Zofloya la prit et la porta délicatement à ses lèvres.... Cette action ne fit qu'augmenter l'ardeur nouvelle que Victoria se sentait pour lui; elle le vit en ce moment l'égal d'un Dieu: sa taille, ses traits, et plus encore le feu de ses regards produisaient un effet irrésistible sur cette créature susceptible de s'enflammer. Elle resta attachée à le contempler avec ravissement, tandis qu'il baisa sa main, et se sentit tellement émue par un être aussi séduisant, que des larmes de tendresse en coulèrent sur ses joues.... Oui, l'orgueilleuse, la barbare Victoria, captivée par l'amitié soutenue du maure, éprouva, peut-être pour la première fois, ce qu'est la sensibilité. Mais qui eût pu résister à l'influence enchanteresse d'un Zofloya!

«Femme tendre ainsi que belle, dit-il d'une voix ravissante, remettez-vous, et goûtez quelques heures d'un repos dont vous ayez besoin. Pourquoi mes simples attentions pour vous attirent-elles vos larmes? Croyez-moi, votre attachement me paye grandement de tout ce que j'ai le bonheur de faire pour vous plaire.

—Te payer Zofloya! Ah! il n'y a que le don de ma personne qui puisse m'acquitter de tout ce que je te dois.

—Je sais que vous tenez beaucoup à moi, belle amie; mais ce n'est pas encore assez pour remplir mes vues.

—Que veux-tu donc de plus, Zofloya? Ah! dis, dis, je t'en conjure; quant à moi, je sens qu'il est impossible de dépendre davantage que je le fais. Mon cœur, mon âme, tout t'appartient.»

Quelque chose d'indéfinissable passa sur les traits du maure.

«Chère Victoria, reprit-il avec douceur, le tems n'est pas encore venu.... Je ne puis prétendre encore à la jouissance incomparable de posséder ta charmante personne; mais le moment viendra où tu seras tout-à-fait à moi. Dis, n'est-ce pas ton intention?

—Ah! Zofloya! Zofloya!

—Tu le veux, douce amie! et cela sera, car je l'ai juré; j'ai juré pour moi-même que.... Mais non; en ce moment je te laisse en repos. Un peu d'attente augmentera la valeur de ma possession, et m'en rendra plus fier.

—Quel être inconcevable es-tu donc? je ne puis réellement te comprendre.

—Avec le tems tu me connaîtras tout-à-fait, ô la plus charmante des femmes. Bonne nuit pour cette fois.»

Le maure s'éloigna, et Victoria tomba sur son lit, le cœur malade. Elle fut mal couchée; mais comment l'avait été la pauvre Lilla? Cette circonstance lui rappela sa destinée, attendu que, dans le malheur, la conscience du coupable n'est jamais endormie, et que c'est là où se retrace avec activité le souvenir de tous ses crimes. Les pensées de Victoria allaient donc prendre une marche des plus tristes, si, pour s'en débarrasser, elle n'eût songé bien vîte que Zofloya, l'enchanteur de son âme, n'était pas loin; et elle s'occupa de lui avec délices.

Le sommeil la surprit dans l'entretien de sa passion, et elle dormit jusqu'à ce que le bruit que firent les voleurs en s'agitant dans leur caverne, l'éveillât. En ouvrant les yeux, elle vit le seul être qui pût l'intéresser au monde. Il l'examinait avec attention, et lui voyant un air engageant, il s'avança et dit: «J'ai obtenu, ma belle compagne, la permission du chef pour que vous puissiez prendre l'air autour d'ici. Il compte sur la parole que je lui ai donnée que nous reviendrions sous peu d'heures; il m'a même dit que si nous voulions quitter ses montagnes, il nous ferait escorter de l'autre côté et à quelques milles plus loin. Cette précaution est autant pour la sûreté de sa troupe que par égard pour nous. En attendant, il permet que nous fassions un tour sans être accompagnés.

—Avait-il encore son masque, et pourrai-je le voir à découvert?

—Il ne l'avait pas en me parlant; cependant on m'a assuré qu'il ne le quittait jamais en présence d'étrangers, et je crois bien qu'il ne l'ôterait pas devant vous. Mais voici une corbeille pleine de provisions; nous déjeûnerons au grand air. Sortons de ce souterrain. J'ai passé la nuit à en examiner les issues tortueuses, et nous n'avons pas besoin de guide pour nous conduire.»

Victoria donna la main au maure, non sans s'étonner un peu qu'il fût déjà si bien au fait de la localité du lieu. Elle eut une autre surprise agréable, ce fut de voir combien Zofloya en imposait et maitrisait le respect des brigands, qui tous le saluèrent avec soumission, lorsqu'il passa devant eux pour sortir de la caverne. Comme ils montaient le rude sentier, le capitaine (toujours masque) se montra donnant le bras à sa compagne. Il s'arrêta un instant. Ses manières étaient hautes et contraintes; mais quand il vit le maure témoigner le plus grand respect à Victoria, il fit un léger salut et s'éloigna de quelques pas pour leur laisser le passage libre. Sa femme regardait toujours beaucoup Victoria, et de l'air d'une noire malice. Celle-ci se trouvait extrêmement embarrassée d'un semblable examen, et se remit de nouveau en pensée qu'elle l'avait vue quelque part. C'était bien ce maintien hardi et impudent qui avoit frappé son esprit, sans qu'elle pût se ressouvenir dans quel temps; et malgré que la beauté de la femme ne fut plus la même qu'à l'époque où, elle croyait l'avoir rencontrée pour la première fois, il n'y avait pas à douter que ce ne fût elle. Assurément la vie étrange et irrégulière que cette femme menait, ou quelqu'autre cause, avait échauffé ce teint et grossi ces traits qui la rendaient presque méconnaissable. Ce qu'il y a de bien certain, c'est que Victoria, tout en ayant peine à définir ce rapprochement de traits, frémissait d'en être reconnue.

Lorsqu'ils furent en plein air, elle fit part de ses idées au maure. «Je ne sais comment cela se fait, dit-elle, mais les manières composées de ce chef de voleurs et son air altier, m'affectent au dernier point. Ses regards assez durs, autant que j'en puis juger à travers son masque, sont toujours fixés sur moi; sa femme me désoriente et me trouble également. Je crains bien, Zofloya, que le malheur ne m'ait conduit en un lieu où je dois trouver des ennemis. Peut-être ai-je été vue par ces deux gens en quelqu'endroit.

—Cela ne serait pas impossible, observa Zofloya.

—Mais pourquoi la femme me regarde-t-elle avec une sorte de méchanceté? pourquoi lui-même paraît-il mécontent de ma présence dans sa caverne?

—La suite nous expliquera tous ces mystères, répondit le maure laconiquement et avec emphase.

—Mais n'es-tu pas surpris de ces incidens bien extraordinaires? Dis, ne t'étonnent-ils pas aussi?

—Rien ne m'étonne jamais.

—Au moins qu'en penses-tu?

—Ce que j'en pense?

—Oui. On dirait, Zofloya, que tu ne prends aucune part à ce qui se passe autour de toi. De quoi donc t'occupes-tu?

—De destruction! répondit-il d'un voix terrible.»

Victoria frémit.

«Il est très-vrai, reprit-il plus modérément, que les incidens communs de la vie n'ont rien qui puisse m'attacher; je n'y mets pas le moindre intérêt. L'étonnant, l'extraordinaire dans la nature, ont seuls le pouvoir de fixer mon attention; et encore faut-il leur joindre un puissant attrait pour que je m'en occupe.

—Il est bien malheureux, Zofloya, qu'isolée et sans amis comme je le suis, ta conversation me soit toujours inintelligible.

—Je m'expliquerai mieux un jour, Victoria. Mais, asseyons-nous et parlons d'autre chose.

Victoria fit ce que désirait le maure. Pouvait-elle se défendre maintenant de suivre en tout point ce qu'il voulait? Il la pria de manger un peu de ce qu'il avait apporté; mais une oppression excessive l'empêchait de rien prendre. S'appercevant de son mal-aise, il chercha à le dissiper, en disant: «Ma belle Victoria, pourquoi cet air chagrin? d'où vient cette sombre humeur? de nouveaux doutes s'élèvent-ils contre moi dans votre esprit? Allons, mon amie, sois heureuse avec Zofloya; dis, ne le regardes-tu pas comme ton époux? car nous sommes déjà fiancés, tu le sais bien.

—Que voulez-vous dire, Zofloya, demanda-t-elle interdite.

—Une vérité, ma belle. Tu m'aimes, et je t'aime aussi à la folie; je me crois tout au moins ton égal, et qui plus est ton supérieur. Femme orgueilleuse, aurais-tu supposé que le maure Zofloya se regardât dans son âme comme un esclave, qu'il aurait perdu le sentiment de son origine?»

Victoria se repentit de sa question. Elle était entièrement au pouvoir du maure; ainsi pourquoi reprendre son air hautain? Les manières également impérieuses de celui-ci portaient néanmoins avec elles un certain charme, un je ne sais quoi qui la pénétrait d'admiration, c'est pourquoi elle prit le parti de l'en convaincre tout-à-fait.

«Signora, continua le maure, souvenez-vous que j'ai été votre serviteur dévoué, et que j'ai rempli exactement toutes les promesses que je vous avais faites.»

C'est ce que n'avouait pas la dame au fond. Elle savait que ces promesses avaient été fallacieuses ou remplies à demi; mais elle garda sa réflexion pour elle, et il continua comme s'il n'avait pas deviné ses pensées.

»Suis-je à blâmer si les circonstances ont rendu mes services peu heureux? n'ai-je pas sacrifié mes espérances de fortune à vous sauver du déshonneur, et en vous accompagnant dans votre fuite? Vous n'en sauriez disconvenir, Victoria: il ne faut donc pas m'accuser de ce qui n'est que le résultat des caprices de la fortune.»

Ce raisonnement spécieux et futil ne devait point la satisfaire, et cependant il la tranquilisa, tant elle avait besoin, dans sa situation, de s'appuyer de consolations quelconques. Eh puis, ces grâces, cette beauté qui brillaient dans la personne du maure, faisaient qu'elle ne pouvait cesser de le regarder avec le plus vif intérêt; son œil tendre, quoique plein d éclat, portait ses étincelles au fond d'un cœur qui se livrait tout entier au charme qui le possédait. L'émotion de Victoria était visible pour le maure, qui l'encouragea par un sourire séducteur. Il prit sa main et la baisa avec passion.

«Oui, cela n'est que trop vrai, s'écria-t-elle, ne pouvant plus se taire, je t'aime, Zofloya; et pour toi, je donnerais le monde entier.... même ma vie. Cependant quelque chose de pénible se mêle au sentiment que je t'avoue.... Dis, resterons-nous long-tems avec ces farouches condottiéris?

—Encore un peu de tems, mon aimable. Mais en quittant ces laides cavernes, tu te donneras à moi (ses yeux brillaient d'un feu extraordinaire) toute à moi, fidèlement et pour la vie, n'est-ce pas?»

Victoria le regardait, mais sans parler.

—Promets-moi, chère amie, de m'appartenir en entier. Mais qu'ai-je besoin de te le demander? tout cela est décidé: j'ai ton consentement; tu ne peux t'en défendre, je te tiens à jamais!» En disant ceci, il lui serra la main si fortement, qu'elle jetta un cri; mais regardant son action comme une preuve d'un ardent amour, d'autant que ses yeux le dépeignaient, elle sourit. Le maure la pressa contre sa poitrine ... puis, la repoussant d'une manière singulière, il l'examina de la tête aux pieds d'un air glorieux; et ajouta: «Oui, tu es à moi, charmante, superbe créature, et c'est pour l'éternité.»


CHAPITRE III.

Il y avait déjà quelques semaines que la fille de Lorédani, et veuve Bérenza, vivait dans une caverne de brigands, le vil rebut de la société; ayant pour ami, pour amant, un maure; un homme qui avait été esclave! elle s'était bannie de la société par ses crimes, et devait apprécier l'obscurité impénétrable qui la sauvait du châtiment qu'elle avait si bien mérité.

Voilà donc la situation de celle qu'une éducation négligée, et la perversité naturelle de son caractère, avait corrompue. Les imprudences et l'indiscrétion d'une mère, en détruisant le respect qui lui était dû, avaient rendu toute remontrance inutile. Ses conseils n'eussent plus été propres à corriger son enfant, et son exemple lui ôtait le droit de rien reprendre à sa conduite. C'est ainsi qu'une éducation est manquée, quand on ne peut rectifier de mauvais penchans, faute de n'avoir pas su ménager son autorité en se faisant respecter de ses enfans.

Dans ses instans de solitude, qui étaient très-rares, Victoria, tout-à-fait misérable, réfléchissait sur sa première jeunesse, sur ce qu'elle eut pu être, et sur ce quelle était; maudissant (il est dur de le dire,) la mère qui l'avait perdu par sa conduite coupable, Victoria songeait au passé avec amertume, mais il était trop tard.

Depuis qu'elle était chez les condottiéris, elle n'avait encore pu voir la figure de leur chef. Cependant dans son absence, Zofloya l'avait vu sans masque. »Il a une raison, lui avait dit le maure, de vous cacher ses traits; cette précaution ne durera pas toujours, et bientôt peut-être, vous le connaîtrez pour ce qu'il est.»

Cependant les manières de ce chef changeaient considérablement: il paraissait content de celle dont Victoria et le maure vivaient: celui-ci se montrait toujours très-respectueux en sa présence; mais il se dédomageait de cette contrainte, par des marques de tendresse, alors qu'il était seul avec son amie. Plus il se tenait sur la réserve, plus il avait d'attentions délicates, et plus le chef semblait satisfait; mais si par un mot, ou un regard, il laissait voir trop de chaleur ou de passion, alors il était mécontent, et touchait aussitôt son poignard, ou s'élançait de son siège, comme pour se porter à quelqu'action violente: la voix de cet homme faisait tressaillir Victoria, toujours gênée devant lui; et pour tout au monde, elle eut souhaité de voir son visage.

Quant à sa maîtresse ou sa femme, c'était autre chose; elle traitait Victoria avec assez de civilité, et même d'attention, en présence du chef; mais quand il était absent, elle ne la regardait plus que d'un air qui annonçait la menace et la perfidie.

Le maure Zofloya accompagnait de temps à autre un détachement choisi de brigands, dans leurs incursions parmi les Alpes; et Victoria ne pouvait s'empêcher de remarquer que quand cela arrivait, ils n'en étaient que plus portés au pillage, et se montraient alors plus hardis et plus féroces; ils n'avaient ni scrupule, ni répugnance pour répandre le sang. Au total, cette bande avait autant de propension à assassiner qu'à voler; aussi Zofloya les choisissait-il, quand il faisait des courses: avec lui, un homme semblait plus déterminé, et se portait à des actions que sans lui, il n'eut jamais tentées.

Un soir qu'il faisait très-sombre, Victoria assise sur la pente d'une montagne fort proche du souterrain, se mit à réfléchir sur la conduite du maure. Elle l'aimait, et cependant, elle tremblait devant lui ... mais que faire? perdue, détachée du monde entier, ayant besoin de quelqu'un sur qui elle put compter, elle cédait sans effort au prestige. Rien ne paraissait plus vrai que l'attachement du maure, sinon que la dignité et souvent la hauteur repoussante de ses manières la désolait. Dans les momens où ils se montrait le plus agréable, elle guettait l'expression de son regard, avec la crainte que celui d'après ne fut plus le même; jamais elle ne s'était trouvée à son aise avec lui: toujours orgueilleux et réservé, le maure laissait plutôt voir la condescendance d'un supérieur, que l'abandon d'un amant.

»Quel être inconcevable, s'écriait Victoria! ses paroles, ses regards, ses actions, ne tiennent en rien du commun des hommes; c'est une énigme indéchiffrable....

»Hélas! peut-être eut-il mieux valu que le destin ne m'en eût jamais laissé faire la connaissance.» elle soupira fortement, et réfléchissant sur sa vie passée, elle se retraça son horrible carrière....» Oh! ma mère, ma mère, c'est bien à toi que je la dois attribuer. Si tu eusses mieux dirigé mon enfance, si quand mes passions s'annonçaient fortes, que mon jugement était encore faible, tu m'eusses préservée de tout ce qui tendait à empêcher la culture de l'un, et à augmenter la proportion des autres, je ne me serais pas portée à tant d'excès. Pourquoi mis-tu devant mes yeux des scènes propres à enflammer mon imagination, à égarer mes sens? pourquoi m'appris-tu à prêter l'oreille aux aveux d'un amour illicite? ce fut ton exemple aussi qui me fit regarder avec légèreté les liens du mariage. Ton cœur se dégageant de la fidélité due à un mari, apprit à mon cœur à faire de même: ton époux est mort par suite de ton inconduite ... le mien, par un poison, donné de ma main ... mais à quoi bon me rappeler tout cela, ajouta-t-elle, en se couchant sur l'herbe, dois-je me repentir de ce que j'ai fait? non ... je regrette seulement l'état où les circonstances m'ont réduite, car ... malheureuse que je suis! Zofloya ... ah! Zofloya, tu m'as aidé à me perdre. Oh, mais! suis-je donc tellement liée avec toi, par une magie inconcevable, que je ne puisse faire un effort pour te fuir? hélas! je ne le sens que trop, c'est impossible! Elle soupira encore et avec douleur, puis reprit tristement:—Je vais l'attendre ici; car je ne veux pas descendre dans la caverne.... L'air sombre du chef de ces brigands me fait mal, et les regards furibonds de sa femme me sont encore plus insupportables.

Victoria resta donc couchée sur la terre, et bientôt, fatiguée par une longue tention d'esprit, elle ferma les yeux. Aussitôt endormie, elle rêva qu'une belle figure de séraphin descendant légèrement du haut des rochers, s'avançait vers elle. Quand il fut plus près, il lui sembla que ses yeux ne pouvaient soutenir l'éclat de cette vision céleste.

Victoria, dit l'esprit d'une voix ferme et douce; je suis ton bon génie. Je viens t'avertir de ton danger en ce moment, parce que c'est le premier où ton âme criminelle éprouve une étincelle de repentir. Dieu tout puissant, qui ne veut que le salut de ses créatures, me permet d'apparaître devant toi. Ecoute-moi bien ... si tu consens, dans l'abîme horrible où tu t'es plongée; si tu consens, dis-je, à changer de conduite, en fesant une sévère pénitence de tes crimes, tu peux encore espérer miséricorde! mais sur-tout, fuis Zofloya, car il te trompe ... il n'est pas ce qu'il parait.

En ce moment Victoria vit le maure sous les pieds de l'être céleste. Il était à genoux, et dépouillé de ses riches habillemens. Il était horriblement difforme; cependant il ressemblait encore à Zofloya.

«Ecoute, dit l'ange; il te faut fuir ce prétendu maure, et le ciel guidera tes pas. Retire-toi du monde, lis dans ton cœur, et repents-toi; alors tes péchés te seront pardonnés ... (un grand coup de tonnerre se fit entendre.) Mais, prends-y garde: si tu poursuis ta coupable carrière, la mort va te suivre de près, et une damnation éternelle en sera la suite.»

Comme l'esprit céleste prononçait ces mots, la terre s'ouvrit sous ses pieds, et laissa voir un abîme effroyable. Le maure y tombait en poussant des hurlemens qui se répétaient dans les montagnes; il disparaissait ensuite. L'être surnaturel s'éleva aux cieux, qu'il montrait du doigt à Victoria. Le tonnerre roula de nouveau avec majesté dans les nues, et Victoria éblouie regarda le séraphin entrer dans la demeure céleste. Une musique divine ravit un instant ses oreilles: sa pensée n'en put soutenir davantage, et elle s'éveilla.

En ouvrant les yeux, elle ne vit qu'obscurité. Cependant elle était encore si frappée de son songe, qu'il lui semblait que les airs étaient en feu, et que l'ange y planait encore. Elle baissa ses paupières, et un éclair divin brilla à son imagination. Cette flamme restait toujours à la même place, en ne s'effaçant que petit à petit. Victoria, ayant peine à s'en détacher, craignait d'ouvrir les yeux, en se reprochant toutefois l'importance qu'elle mettait à son songe. Cependant son âme en était affectée; «Fuir! se disait-elle, mais, où et comment? une damnation éternelle m'attend si je reste!... ah! c'est une folie que cela, et des rêveries d'enfant. Pourquoi quitter Zofloya? n'a-t-il pas tout fait pour moi jusqu'à ce jour?... non> non, je ne serai point ingrate, je sens que c'est impossible.

A peine la malheureuse Victoria eut-elle prononcé ces mots que, s'élançant d'une ouverture de la montagne, le maure parut. Son air, quoiqu'un peu soucieux, avait encore plus d'élévation et de feu que de coutume. Si auparavant elle avait hésité pour suivre la conduite qui lui était prescrite dans son songe, cela ne dura pas long-tems. Elle oublia la vision, et la présence de Zofloya dissipa toute réflexion sérieuse, et tout dessein de le fuir. Il lui prit la main, et dit d'un air caressant:

«Vous ne voudriez pas me quitter, Victoria?»

Cette question lui parut étrange. Avait-il une si exacte connaissance de ses pensées?

«Comment donc, Zofloya? vous avez un don tout particulier pour me deviner.

«Oui; je lis dans votre âme, belle personne; et n'y ai-je pas toujours lu?»

«C'est vrai, c'est vrai, et je ne sais pas comment, dit-elle embarrassée.»

«L'intérêt que je prends à vous m'en donne le pouvoir, chère amie. Au surplus, vous m'appartenez, je vous ai obtenue par mes soins, et rien au monde ne vous enlèvera à ma puissance. Vous ne me haïssez pas, Victoria?»

Elle ne répondit point; ses pensées étaient dans une confusion excessive au sujet du maure. «Venez, dit-il définitivement, et ne restons pas plus long-tems dans cet endroit. Il fait meilleur dans le souterrain qu'ici; on y chasse du moins la mélancolie.»

Le maure prit le bras de Victoria, et l'emmena. Ses scrupules s'étaient évanouis. Il est vrai cependant qu'il lui restait une certaine oppression qui l'empêchait de s'exprimer, et elle marchait en silence. Zofloya lui adressa les paroles les plus flatteuses, et augmenta d'attentions, ce qui produisit son effet. L'inconstante Victoria changea encore de résolution, et oubliant les pensées graves qui l'avaient occupée momentanément pendant son absence, elle fut toute à cet être enchanteur.

«Si tu ne me quittais jamais, lui dit-elle tout bas, comme ils entraient dans le souterrain, ne triste mélancolie et de vains songes n'auraient pas le pouvoir d'usurper l'ascendant que tu as sur mes pensées.»

Ils descendirent dans la caverne, et virent le capitaine des voleurs assis parmi quelques-uns. Il avait toujours son masque. Sa compagne hardie était auprès de lui, légèrement vêtue, et regardant d'un air amoureux le maître de cette demeure sauvage, dont le maintien était réservé; il écoutait plutôt qu'il ne partageait la conversation de ses gens. Quelques-uns assis à terre, les jambes croisées, d'autres debout, le corps penché en avant, racontaient leurs exploits sanguinaires, tandis que la lumière d'un foyer très-ardent ajoutait une touche de férocité à leurs traits déjà assez durs.

Victoria s'assit dans l'assemblée, se tint près d'elle à une distance respectueuse. Le chef la regardait avec humeur, mais sans dire mot. Sa compagne avait un air dédaigneux, en examinant la jeune femme dont le teint était plus animé que de coutume, d'après l'exercice qu'elle venait de faire. Cet examen ramenait toujours le souvenir inexplicable dont l'esprit de Victoria se trouvait embarrassé, et ne lui annonçait rien que de funeste. Une fois même, cette femme se leva brusquement, sans doute pour exécuter quelque projet qu'elle avait formé; mais le capitaine qui ne les perdait pas de vue, ni l'une, ni l'autre, la retint par le bras et la força de se rasseoir. En ce moment, trois coups distincts furent entendus au-dehors. Un des voleurs se leva, et répondit au coup avec le manche de son poignard: alors on fit sonner un cor en dehors du souterrain, et le voleur touchant au même instant le bouton, la porte fut ouverte.

Plusieurs brigands entrèrent; ils avaient avec eux une femme qu'ils contenaient dans leurs bras. Ses traits, quoiqu'altérés, étaient encore beaux, mais ils portaient l'image du désespoir. Elle avait au front, une blessure d'où le sang coulait et qui, se mêlant avec ses larmes, tombait sur son sein horriblement meurtri. Ses cheveux bruns s'étalaient en désordre sur ses épaules, et ses vêtemens étaient déchirés à plusieurs places. Une de ses mains était également blessée, et cette femme offrait en tout un spectacle des plus affligeans.

On la conduisit, ou plutôt on la traîna au milieu de rassemblée. Le chef s'en approcha et la regarda quelques minutes ... puis reculant soudain, il posa la main sur son cœur comme s'il y eût éprouvé une douleur et dit:

«Serait-il possible, ô mon dieu!» Il parut fortement troublé; alors le reste des voleurs s'avança: ils tenaient, avec force, un homme d'un extérieur distingué, et qui était furieux de se voir pris de la sorte. L'attention du capitaine se porta bientôt sur lui, et il s'en approcha davantage. Il l'examina ... le reconnut ... et sembla frappé d'horreur! tout son corps frissonna, et, se livrant à une fureur subite, il s'élança sur l'étranger qu'il arracha des mains des voleurs, et lui plongea son poignard dans le sein jusqu'à la garde.

La dame blessée fit un cri aigu, et tomba sans sentiment sur le plancher; alors le capitaine devint encore plus furieux, et arrachant le poignard du cœur de l'étranger, il lui en perça le corps en différentes places. La troupe, quoiqu'étonnée de cet acte de violence extraordinaire dans son capitaine, ne songea pas à s'y opposer et se tint à l'écart. L'étranger n'étant plus soutenu, tomba baigné dans son sang. Le capitaine se jetta sur lui, et appuyant son genou sur ce corp mutilé, il enfonça de nouveau son poignard au milieu de son cœur palpitant.

—Meurs, infâme scélérat! dit-il d'une voix terrible: meurs ainsi que tu le mérites. J'ai demandé long-tems au ciel que cet instant arrivât, et il a enfin exaucé ma prière.—En disant ces mots, il arracha son masque, et le jettant de côté, ainsi que son casque à plumet, Victoria vit ... son frère!

Eh bien, me reconnais-tu, malheureuse Victoria? et sais-tu quel est le monstre qui expire à tes pieds? celui qui vient de recevoir par ma main la punition qui lui était due?... Vois, fille déshonorée, le séducteur de ta mère, le lâche Adolphe!... Et cette mère, regarde-la étendue sur la terre, prête à suivre au tombeau celui qui l'a perdue!»

Victoria allait parler, quand Léonardo, s'approchant encore d'Adolphe, dit avec un rire amer et convulsif:

«Il croyait, le misérable, échapper pour toujours à ma juste vengeance! Lâche! (et il le poussait du pied) qui fondais ta sécurité sur la faiblesse d'un enfant, as-tu dû penser que mon bras resterait toujours impuissant, et que ton infamie ne trouverait pas sa punition? Nous avoir enlevé notre mère! assassiné notre père! détruit l'honneur, ainsi que le bonheur de leurs enfans!... Homme atroce, tu comptais donc que le jeune Léonardo oublierait tes forfaits? Non, non, celui dont l'âme fut assez sensible à la gloire de sa famille, pour fuir le lieu de ses disgrâces, ne pouvait oublier l'être exécrable qui les avait causées. Il ne pouvait oublier les traits maudits gravés en caractères indélébiles dans son cerveau brûlant; non, non, ni les siècles, ni les tems, ni les circonstances, ne devaient en voiler le souvenir d'une manière assez épaisse pour que l'honneur outragé n'y pût percer? J'ai donc ardemment souhaité cet instant, et mon désir augmentait à mesure que mes forces me promettaient l'espoir de la vengeance; je le voyais de loin avec enthousiasme; il me soutenait dans mon infortune, et j'ai tout souffert, tout entrepris, pour le hâter.... Je remercie le ciel d'avoir exaucé mes vœux, dit-il en tombant à genoux, tandis que ses regards étincelaient de fierté. O mon père, mon infortuné père! pardonne à ton fils, car il vient de te venger.»

Léonardo regarda le corps avec satisfaction; il voyait cet Adolphe, jadis si séduisant, n'être plus qu'un cadavre hideux ... cet ennemi de sa famille anéanti.

Laurina soupira en ce moment. Son fils tressaillit; il joignit les mains et des pleurs coulèrent de ses yeux. Il s'approcha de sa triste mère, et aidée de Victoria, il la soutint dans ses bras. S'adressant ensuite à sa troupe, qui restait toute interdite, il dit d'un ton de colère: »Qui, parmi vous, a osé frapper une femme?»

»Aucun de nous, répondirent les bandits.

»Comment donc se trouve-t-elle ainsi blessée?»

Un de la troupe, s'avança et dit; »Après avoir fait beaucoup de chemin, nous nous en revenions, quand des cris aigus nous arrêtèrent; nous retournâmes sur nos pas, et allâmes à l'endroit d'où partaient les cris. C'était l'homme que vous venez de tuer, qui battait violemment la signora: lorsqu'il nous vit, il chercha à fuir; en l'entraînant avec lui; elle tomba et se blessa avec une pierre: le méchant redoubla ses coups et la poussa sur une roche qui a dû lui faire une contusion plus dangereuse que celle, qui est apparente: nous avons arrêté le brutal, tandis que cinq à six de mes camarades s'emparaient du bagage en mettant les muletiers en fuite; ce qui n'a eu lieu qu'après nous être battus avec les gens qui voulaient faire résistance, et dont la plupart....

»Assez, dit le Capitaine, je n'ai pas besoin d'un plus grand détail; tais-toi maintenant.»

Le voleur s'offensa du silence qu'on lui imposait: il mordit ses lèvres, et marmotta quelque chose entre ses dents. Zofloya qui était auprès de lui, le regarda d'un air approbateur.

»Quoi, que dis-tu, insolent?

»Je dis Capitaine, que nous avons fait notre devoir, et que vous ne pouvez....»

»Paix, point de réplique, encore une fois.»

Le voleur tira son poignard ... cette action mit Léonardo en fureur. Il déposa sa mère dans les bras de Victoria, et courant sur le bandit, il le renversa d'un seul coup.

»Misérable, oserais-tu lever la main sur ton capitaine? qu'on me donne un poignard, et j'apprendrai à ce drôle à se taire.»

Tous lui furent tendus à-la-fois; Léonardo en prit un, et le tint un instant levé sur le voleur, puis s'arrêtant, il lui ordonna de se lever: ce que fit l'autre, qui se croisa les bras sur la poitrine, et baissa la tête en signe de soumission. Le Capitaine jetta l'arme avec mépris: » tu ne mérites pas de périr, par ma main, dit-il. Le voleur s'éloigna d'un air sournois, et Léonardo se rapprocha de sa mère.

Il la regarda avec compassion, et la prenant dans ses bras, il la porta plus avant dans le souterrain; puis essaya de lui faire prendre quelques gouttes d'un élexir, ce qui parut la ranimer un peu. Léonardo lui fit alors préparer un coucher, qu'il chercha lui-même à rendre le plus doux possible; mais que pouvait ce soin filial pour celle qui n'avait été habituée qu'à reposer sur le duvet? cependant c'était un bien pour son corps brisé. On bassina ses blessures, et on les pansa avec soin: Léonardo aidait à tout, tandis que Victoria restait debout à regarder sa malheureuse mère, sans témoigner la moindre sensibilité; elle causa même avec Zofloya, sur des sujets indifférens, et marcha avec lui dans une autre partie du souterrain.

Enfin la pauvre Laurina éprouva le bienfait d'un sommeil causé par la fatigue, la douleur et l'épuisement, Léonardo la laissa, pour aller retrouver ses camarades qui l'attendaient à table: pendant le repas, un des brigands détailla tout-à-fait l'aventure du soir; il n'en apprit cependant guères plus que ce qu'on savait déjà; mais Léonardo écoutait avec une grande attention, sans se permettre aucun commentaire, et sa sœur paraissait jouir intérieurement de voir sa mère punie d'une manière si cruelle.

Le vin passa gaîment à la ronde, et après avoir bien bu, les voleurs se livrèrent au repos. Victoria s'était retirée dans son cabinet, Léonardo dit à sa compagne d'en faire autant, puis il se rendit auprès de sa mère, dans l'intention de la veiller toute la nuit.

C'est ainsi que par la marche incompréhensible d'une sage providence, se trouvaient réunis en un même lieu, ceux dont la destinée avait tant de rapports les uns avec les autres: l'une souffrait la punition terrible de son crime, ses enfans de ces fatales conséquences, et l'auteur abominable de tant de maux venait de recevoir le châtiment dû à ses forfaits, ainsi qu'à la barbarie dont il venait d'user envers la femme qu'il avait perdue.

La malheureuse Laurina ne put conserver long-tems cet amant pour qui elle avait tout sacrifié. Lorédani n'étant plus, son fils ayant fui la maison paternelle, sans qu'on put savoir ce qu'il était devenu, Victoria échappée de la prison où on l'avait mise, il ne restait plus d'obstacles ... par conséquent l'amour d'Adolphe, s'éteignit petit à petit. Cet homme, peu généreux, commença à regretter d'avoir sacrifié sa liberté pour une femme, dont la mélancolie, presqu'habituelle, lui devenait à charge: il parut d'abord indifférent, et en vint à détester la victime de ses artifices. Ses manières gracieuses disparurent bientôt, et son humeur se changea en celle d'un tiran dur et sauvage; le chagrin avait effacé les roses du teint de Laurina, et le remord avait détruit ses grâces enchanteresses; elle cessa de paraître l'objet d'admiration ou d'envie qui avait marqué ses beaux jours: son amant lui reprocha la perte de ses charmes; ce séducteur infâme, las de sa passion, la dédaignait entièrement: il foisait des absences fréquentes, dont elle n'avait pas le droit de se plaindre: gaî et sémillant en sortant, il rentrait sombre et de mauvaise humeur. Laurina gémissait en secret de ses infidélités, et si ses yeux, encore rouges des pleurs qu'elle venait de verser, rencontraient les siens, l'indigne lui en faisait les reproches les plus amers, et ne bornait pas là ses mauvais traitement; il ajouta la barbarie à ses autres outrages, et mit le comble à l'infortune de cette femme abusée.

C'était après quelques-uns de ces momens terribles, et dans sa triste solitude, où, cruellement punie, Laurina gémissait de la tirannie brutale de son amant, que sa conduite passée se retraçait fortement à son esprit; elle se rappelait la mort de son époux, la perte de ses enfans ... oh! que doit être douloureux le repentir d'une mère, qui s'étant écartée du sentier de l'honneur et de la vertu, en voit retomber la faute sur ses enfans! femmes coupables, votre triomphe, ce que vous regardez comme le bonheur, n'a qu'un tems, et l'heure du remord, de la honte, vient infailliblement vous punir, en vous condamnant à des regrets éternels?

Parmi les vices qui composaient le caractère de l'ingrat Adolphe, était un grand amour du jeu; il s'y livra tellement, qu'en très-peu de tems sa fortune devint à rien. Ce fut ce qui le détermina à quitter l'Italie, et à aller en Suisse: il fit part de son dessein à Laurina, d'un ton impérieux, et ajouta ironiquement, que son exil serait délicieux en l'ayant pour compagnie. La pauvre femme ne répondit rien à cette mauvaise plaisanterie; le suivre était son devoir, aussi ne fit-elle aucune réflexion, d'autant que, malgré sa bassesse et son inhumanité, elle avait la faiblesse de l'aimer encore.

Pendant le voyage, il ne cessa de la traiter durement et avec mépris; cependant il s'était encore contenu jusqu'à la rencontre des gens de Léonardo, dans les Alpes; mais il arriva qu'en ce moment, son humeur étant excitée par quelque motif particulier, il porta la cruauté jusqu'à frapper Laurina. Il mettait même sa vie en danger, (pour s'en débarrasser peut-être) lorque ses cris attirèrent de leur coté les voleurs qui rodaient dans les environs; le barbare fut arrêté à l'instant par des assassins moins féroces que lui, et il mérita de trouver la mort près de celui dont il avait causé les misères.... Telle est la juste rétribution du crime, qui tôt ou tard reçoit le prix qui lui est dû.


CHAPITRE IV.

Le lendemain, vers midi, Laurina, qui était toujours restée dans un état d'insensibilité, ouvrit des yeux presqu'éteints; Victoria fut le premier objet qu'ils rencontrèrent; elle la fixa pendant quelques minutes; petit-à-petit la mémoire lui revint; elle reconnut sa fille, et fit un cri ... elle passa la main sur son front, l'éleva au ciel, et la tendit à Victoria.

»Ma fille! quoi, c'est vous, vous que je n'ai cessé d'aimer et de regretter ... mais pardonnez-moi.... Oh, chère enfant, pardonne à ta mère!»

Victoria ne répondit, ni par des gestes, ni par des paroles. Léonardo, qui avait l'âme un peu moins corrompue, s'avança près de sa mère, quoiqu'elle parut ne point le reconnaître: il se pencha sur elle, et prit sa main, qu'elle avait laissé retomber sur sa triste couche.

»Ma mère, dit-il, en regardant Victoria, d'un air sévère, ma mère, auriez-vous oublié votre fils Léonardo?»

L'infortunée tourna sur lui ses yeux apésantis: la nature pailla vivement à son cœur, et elle reconnut dans la figure mâle, et les muscles fortement prononcés du chef des brigands, cet enfant délicat et plein de fraîcheur, qu'elle avait nourri de son lait. Un soupir pénible partit de son sein: »O mon dieu! s'écria-t-elle, serait-il vrai? ô mes enfans, pouvez-vous pardonner à une mère qui vous a si indignement abandonnés?»

»Oui ma mère, je te pardonne. Que le ciel te pardonne de même, et te rende la paix.»

»O mon Léonardo! tu fus toujours bon et sensible ... soutiens-moi dans tes bras, je t'en prie ... si ... si tu ne crains pas de donner cette marque de tendresse à une femme déshonorée ... qui s'est jouée du bonheur de ses enfans ... qui....» elle s'arrêta et frissonna violemment.

Il n'y avait en ce moment, dans la caverne, que Léonardo et Victoria; la lumière blanchâtre d'une lampe laissait voir les traits altérés de Laurina, prête à rendre le dernier soupir: ce qui l'entourait était bien fait pour remplir ses derniers momens d'horreur. Peu loin de son lit, se voyait une table, sur laquelle était des casques, des stilets, des sabres, et autres instrumens de carnage; il y avait de plus, suspendu le long des murs, les dépouilles des voyageurs assassinés; le corps d'Adolphe avait été éloigné, et jetté peut-être dans un gouffre, ne méritant pas d'autre sépulture; mais les traces de son sang, qui n'avaient pas encore été lavées, teignaient le pavé, tandis que ses habits ensanglantés et percés de mille trous par le poignard vengeur de Léonardo, restaient comme un témoignage, près de Laurina.

Ce fut sur cet affreux spectacle, que Léonardo éleva sa mère, lorsqu'elle le pria de la soutenir dans ses bras. Elle regarda de tous côtés avec horreur.... Elle frémit ... mais tournant bientôt ses pensées sur un sujet de la plus haute importance, elle leva les yeux au ciel, puis les reporta sur sa fille, qui debout, au pied de son lit, l'examinait avec le ressentiment d'une furie.

»Ma fille, dit Laurina avec difficulté, ta mère te demande pardon avant que de mourir ... ne la regarde donc pas avec cet air de ressentiment? adoucis l'amertume de tes traits ... ne me laisse pas paraître devant Dieu, chargée de la haine de mon enfant ... ô Victoria, je t'en supplie, pardonne à ta malheureuse mère.»

Un soupir convulsif, interrompit Laurina, qui retomba pésamment des bras de Léonardo.

»Parle, parle donc à ta pauvre mère, Victoria, lui dit vivement son frère. As-tu toi-même été assez irréprochable dans ta conduite, pour affecter cette sévérité déplacée, et n'as-tu pas besoin ainsi qu'elle, de miséricorde?»

»Ah, que voilà qui est bien dit! s'écria Victoria en riant amèrement; si ma conduite a été fautive, si je me suis égarée, à qui doit-on s'en prendre? ma mère, poursuivit-elle, en regardant Laurina hardiment, vous avez abandonné vos enfans, pour suivre un séducteur, et il vous en a récompensée, comme cela devait être. C'est vous qui avez causé ma perte, et c'est à vous à répondre de mes crimes: puis-je ... ah! puis-je songer à tous les excès auquels je me suis livrée, sans vous en regarder comme la cause première? vous m'enseignâtes à m'abandonner sans retenue à toutes mes passions.... C'est pour cela que j'ai empoisonné mon mari, causé la mort de son frère, et égorgé une orpheline sans défense: ce sont ces crimes ... tous, oui tous, que je dois à votre exemple, et c'est ce qui m'a fait exiler méprisée, au milieu des brigands, dont le noble fils, qui vous soutient dans ses bras, est le digne chef!... c'est pour cela....»

»Silence, monstre dénaturé, cria Léonardo! puisse le ciel paraliser ta langue envenimée. Malheureuse! comment oses-tu, dans des momens pareils, joncher d'épines le chevet de mort de ta mère? mets-toi à genoux, créature barbare, et prie Dieu ainsi qu'elle, de te pardonner.»

L'audacieuse Victoria ne répondit à son frère, que par un sourire de mépris, et resta immobile.

Laurina s'appuya sur le sein de son fils, en se cachant la tête: des convulsions la saisirent. Elle leva les yeux par intervalle, pour trouver dans ses traits les sentimens d'amour filial qu'elle ne pouvait plus attendre de sa fille; l'instant de sa mort approchait: elle serra la main de Léonardo, tandis que son œil lui exprimait sa reconnaissance. Elle regarda encore Victoria, qui semblait de glace devant sa mère expirante.

L'agonie de l'infortunée augmenta; son cœur battit avec violence, puis cessa tout-à-coup de se faire sentir; ses yeux se couvrirent ... une sueur froide mouilla son visage; et elle prononça dans des accens à peine articulés: »Dieu terrible, mais juste, pardonne ... miséricorde sur ta créature.»

Ce furent les derniers mots qui sortirent de ses lèvres; un frisson parcourut sas membres ... c'était le dernier effort de la vie entre la mort ... elle cessa d'exister.

Quand Léonardo n'eut plus à douter que sa mère était expirée, il la remit doucement sur son chevet, et s'agenouillant auprès de son lit, il tint sa froide main contre ses lèvres, et des pleurs abondans coulèrent de ses yeux.

»Insensé, dit Victoria, qui le regardait avec pitié, comment peux-tu être assez faible pour pleurer sur le sort de celle qui t'a fait ce que tu es, le vil chef d'une troupe de voleurs? Gémis si tu veux, non de cette mort, mais du métier que tu fais, tandis que tu devrais figurer parmi la première noblesse de Venise!

—Ame basse et endurcie, répliqua Léonardo avec dignité, le vil chef d'une troupe de voleurs peut pleurer sans honte sur les erreurs et l'affreuse destinée d'une mère coupable. Il gémit aussi de l'amertume que ta cruauté a apportée à ses derniers instans. Tu ne te rends pas justice, fille barbare, en l'accusant des crimes que tu as commis. Ce, n'est pas son exemple qui t'a pervertie, mais bien ton mauvais naturel. La sévérité et la bonne conduite d'une mère pouvaient bien reprimer tes passions; mais une meilleure éducation ne l'eût jamais rendue bonne, ni vertueuse.

—Fort bien, reprit Victoria d'un air sombre; sa conduite libertine n'était pas faite pour m'inspirer le goût de la galanterie: ce n'est pas elle qui corrompit mon cœur par ses exemples que j'avais chaque jour devant les yeux, et ils n'étaient pas propres à ouvrir les issues de mon âme aux passions. C'est pourtant de là, rien que de là, que sont venus tous mes crimes, si toutefois mes actions peuvent être appelées ainsi; et ... mais qui es-tu, toi-même, pour te permettre des reproches. N'as-tu pas tenté d'assassiner, pendant son sommeil, un homme qui ne t'avait jamais fait de mal? n'as-tu pas versé le sang de ta sœur, et, auparavant, donné le chagrin le plus vif au cœur de ton père? n'es-tu pas maintenant le rebut de la société, l'infâme capitaine d'une troupe de brigands, qui cherches, à la faveur des ombres, le voyageur que son malheureux destin amène sur tes pas, pour le voler et l'égorger ensuite? car sans doute il est arrivé plus d'une fois, que ces affreuses solitudes, qui ne sont des lieux de sûreté que pour toi et tes pareils, ont reçu les corps de tes victimes ... sans doute que....

«Cesseras-tu, misérable furie? ne me provoques pas davantage, crois-moi, ou je te ferai sentir le pouvoir que j'ai en ce lieu, qui n'a jamais abrité d'être aussi méchant que toi.» Léonardo trépignait de colère; il était hors de lui, ce qui excita le rire de sa soeur sans pitié. Elle se retira néanmoins à l'extrémité du souterrain, pour éviter les suites de son emportement.

En ce moment, Zofloya se présenta à l'entrée de la caverne. Victoria fut la seule qui l'aperçut. Il lui fit signe du doigt, et elle courut avec joie vers lui. Le maure la reçut avec son sourire gracieux. Cependant, quelque chose d'étrange paraissait sur sa physionomie. Comme il lui imposait silence, Victoria se défendit de parler, étant habituée à se soumettre à tons les désirs de Zofloya.

Il lui offrit son bras, et la conduisit hors de la caverne, par la sortie accoutumée. Ils marchèrent sans rien dire jusqu'à ce qu'ils fussent au haut de la montagne. Alors Zofloya invita sa compagne à s'asseoir sur la pointe d'un rocher, et se plaçant à côté d'elle, il lui parla de la sorte: «Ma chère amie, ton frère t'a offensée, mais il ne tardera pas à s'en repentir. Te souviens-tu du voleur qu'il a frappé la nuit dernière? son nom est Ginotti. Je me trouvais à côté de lui dans le moment.»

»Oui, je m'en souviens, dit Victoria.»

«Mais, as-tu remarqué que je lui fis un signe?»

«Oui, oui, fort bien.»

«Cet homme a juré haine éternelle à ton frère. A la pointe du jour il est sorti de la caverne, il est parti au grand galop dans le dessein d'aller dénoncer son capitaine, an risque de sacrifier tous ses camarades. Il se passera du tems avant qu'il ait pu donner des informations suffisantes au gouvernement de Turin, sur cette solitude presqu'impénétrable. Mais demain matin, le duc de Savoie ne manquera pas d'envoyer un détachement considérable au Mont-Cénis. Les issues de la caverne seront entourées, et ceux qui y résident ne pourront échapper. Ton frère tombera peut-être le premier.»

«Et moi, que deviendrai-je, interrompit Victoria avec l'intérêt personnel qui la guidait, et sans faire aucune autre réflexion, ne serai-je pas en danger, Zofloya, avec ces brigands?»

«Je ne vous ai pas abandonnée jusqu'ici, reprit sévèrement le maure; allez, rentrez sans crainte dans le souterrain; les troupes environneraient déjà son enceinte, que je vous garantirais de tout.»

«Mais, pourquoi y retourner, mon ami?»

«Parce que telle est ma volonté, répondit-il hautement. Sachez compter sur moi, même à l'instant du plus grand danger. En voilà assez; ne parlons plus de cela, ajouta-t-il d'un air radouci. Rentre, et sois tranquille, ma Victoria.»

Elle obéissait; Zofloya, content de sa soumission, lui permit de faire encore un tour dans les montagnes avec lui, puis la conduisit à la petite porte de la caverne, où il n'entra pas, au grand déplaisir de Victoria. Il alla d'un autre coté. L'heure du coucher vint sans quelle put le voir, et elle se mit au lit, indifférente sur le sort des autres, mais excessivement troublée sur le sien.


CHAPITRE V.

Avant que de terminer le récit de cette histoire terrible, il ne sera pas tout-à-fait hors de propos d'apprendre à nos lecteurs, qui peut-être se sont intéressés pendant quelques instans au sort de l'infortuné et coupable Léonardo, ce qui a pu le porter à renoncer totalement à ses sentimens si exaltés sur l'honneur, et à dégrader entièrement l'illustration de sa naissance, dont il paraissait si fier.

Il est une chose malheureusement trop vraie; c'est que l'humanité fragile, une fois entraînée dans l'erreur, perd souvent de vue les moyens d'en sortir; et que n'écoutant que le langage trompeur des passions, elle marche toujours en avant pour l'autoriser à s'y livrer davantage. L'homme probe, le cœur vertueux deviendra donc criminel, s'il néglige de s'appuyer, à l'approche des tentations, de cette force divine qui soutient la faiblesse, et aide le pécheur à s'arracher même aux plus grands crimes, s'il le désire sincèrement.

Léonardo, fils d'une mère déshonorée, Léonardo devint lui-même vicieux, et un assassin; il désespéra de son sort. Il crut qu'il était devenu étranger à tous les nobles sentimens. Il lui sembla que le crime se lisait sur son front comme sur celui de Caïn; que ses mains étaient toujours tachées de sang, et que tout dans la nature devait avoir horreur de luai. En ces momens de trouble, les caresses de Matilde étaient repoussées; il se voyait prêt à lui vouer de la haine et à la fuir pour jamais. Ainsi que ces malheureux coupables que la société repousse de son sein, que le mépris accable, et qu'une sévérité, souvent préjudiciable au repentir, condamne au désespoir en leur refusant toute idée de pardon, Léonardo, pour se venger de ses malheurs, de l'espèce humaine, se prépara à en devenir le tourment.

«Je suis perdu, se disait-il en délire, et quand Matilde Strozzi le laissait à ses réflexions! si je reparais dans ma patrie, l'échafaud sera mon lit de mort, dans le cas où l'agonie de mon cœur ne m'enlèverait pas à un supplice ignominieux. J'ai tué ma soeur! elle vivait criminellement avec celui que, sans le connaître, je devais poignarder! O misère affreuse ... destinée épouvantable que m'aura valu.... Il s'arrêta; un souvenir révoltant troubla son esprit. «Monstre, s'écria-t-il ensuite, je te trouverai ... je te chercherai par toute la terre, et il ne sera pas de moyens que je n'emploie pour satisfaire ma trop juste vengeance; c'est donc toi qui es cause que le crime est la seule profession qui me reste aujourd'hui! va, je te trouverai, fusses-tu au fond des enfers.» Léonardo, en parlant souvent de la sorte, marchait à grands pas, tantôt frappant rudement la terre de son pied, tantôt s'armant de tout ce qui se présentait sous sa main, et qu'il brisait bientôt en éclats, comme s'il eut cru se battre contre quelqu'un, puis se calmant un peu, il tombait sur un siège en versant un déluge de larmes. Matilde le surprenait souvent dans cet état de frénésie, et cherchait par ses caresses et ses raisonnemens à consoler celui que, malgré l'inconstance de son caractère et sa méchanceté naturelle, elle aimait avec sincérité, et que même elle adorait toujours.

Voyant que Léonardo s'abandonnait fréquemment à ces irritations d'humeur, et craignant qu'il n'en vint à se déplaire en sa société, le jeune homme pouvant prendre un parti violent qui l'en séparât à jamais, elle rêva aux moyens de le distraire de ses nuisibles pensées.

Le lieu qu'ils avaient choisi pour retraite, offrant peu de sujets d'occuper un esprit actif, et d'éloigner l'ennui qui ne pouvait manquer de surprendre deux êtres ayant chacun besoin de varier l'uniformité de leurs jours, il était à propos, pour leur intérêt, d'aviser aux moyens d'en rompre la monotonie, et c'est ce à quoi songea Matilde Strozzi.

Il se passa peu de jours avant que le hasard lui offrit l'occasion de mettre le plan qu'elle nourrissait à exécution. Léonardo et elle s'étaient déjà promenés plusieurs fois dans une partie de l'île extrêmement agréable, et où le jeune homme s'amusait à tuer des cailles, dont on sait qu'elle abonde en un certain tems de l'année. Matilde lui fit renouveler souvent, cet exercice qu'elle partageait avec lui. Mais on sait que Léonardo s'était trouvé indisposé et qu'il avait besoin de repos, elle alla seule se promener le long d'un petit bois qui s'avançait presque jusque dans la mer. Cet endroit formait une anse où les eaux reposaient tranquillement. Elle s'assit sur une pointe de rocher, les yeux portés sur la mer Adriatique, et vit bientôt une barque s'avancer de son côté. Il lui sembla que plusieurs hommes la conduisaient, et elle les crut pêcheurs; mais quand ils furent plus proches, leur costume singulier et leur nombre de huit qu'elle compta, lui donnèrent quelqu'inquiétude. Matilde n'était pas peureuse; son intrépidité au contraire l'avait déjà tirée, ainsi que Léonardo, de plusieurs dangers qu'ils avaient courus dans leur voyage de Venise à l'île de Capri, et auxquels celui-ci étant seul et ayant une femme à défendre, n'aurait pu se soustraire, sans cela. Matilde portait constamment un poignard sous ses vêtemens, et avait de plus un fusil avec elle en ce moment. Aussi attendit-elle tranquillement que ces hommes fussent à terre. Un d'eux, assez bien mis, et qui paraissait être le maître de la barque, s'avança vers le petit bois dont on vient de parler; il était de grande taille, portant un sabre à son côté et des pistolets à sa ceinture, ce qui ne rendait pas son extérieur rassurant. Quand il apperçut Matilde, il tourna les pas de son côté. Elle se tint debout alors, en tenant son fusil de ses deux mains. L'homme hésita.... Il fit un geste de la main comme pour la rassurer, et s'approchant davantage.... «Je ne me trompe pas, dit-il, c'est ... Matilde Strozzi ... c'est ma sœur! Matilde crut également le reconnaître, et le regardant d'un air interdit, elle le nomma.» Je suis Raffalo Strozzi, cela est vrai; mais comment se fait-il que la belle Matilde habite un séjour si peu fait pour ses charmes, et quels sont les liens qui l'y retiennent? Matilde lui promit de répondre à ses questions; mais plus pressée elle-même de savoir les aventures qui étaient arrivées à son frère depuis leur séparation, elle le pria de les lui raconter.

Tandis que la Florentine Strozzi usait de toute son adresse pour captiver les hommes les plus beaux et les plus riches de Venise, afin de pouvoir se livrer amplement à ses goûts de luxe et plaisir, son frère ayant aussi peu de principes qu'elle, et voulant faire fortune de son côté par quelques moyens que ce fut, s'enrôla sous le pavillon d'un corsaire. Ses talens et son intrépidité le rendirent l'ami du capitaine, avec lequel il fut heureux pendant un tems. Mais une galère de Malte qui les poursuivit jusque dans le golphe de Venise, les força de se jeter sur un récif où leur mâture fut extrêmement endommagée, et d'où ils eurent peine à se tirer après avoir jeté une partie de leurs richesses à la mer, pour en sauver quelques débris. Le capitaine en mourut peu après ce naufrage, et Raffalo gagnant terre, renonça au métier périlleux qu'il avait entrepris pour se réunir à une troupe fameuse de Condottiéris qui se cachait dans les Appennins, et qui faisaient leurs escursions par toute l'Italie, se mettant quelquefois en mer pour éviter d'être poursuivis, ou pour guetter quelque nouvelle proie.

Raffalo Strozzi ne tarda pas à avoir un grade supérieur dans la troupe, et ce fut dans ses courses vagabondes qu'il apprit que sa sœur n'était plus à Venise et qu'on la croyait dans les environs de Naples, vivant avec un jeune noble qu'elle avait emmené. Raffalo n'en savait pas davantage, mais voulant retrouver cette sœur, et ayant une raison particulière qui l'appelait dans le midi de l'Italie, il y rodait depuis quelques semaines, lorsque le hasard la lui fit retrouver dans l'île de Capri, où lui et son monde venaient se rafraîchir quelques instans.

Matilde ayant entendu le récit de son frère, conçut la pensée de tirer parti de la rencontre. Elle eut une conversation particulière avec lui, et s'entendant tous deux à merveille, ils formèrent un projet qu'ils voulurent mettre à exécution le plutôt possible.

La Florentine retourna auprès de Léonardo, et le reste de la soirée fut employé par elle en discours propres à inspirer au jeune homme un dégoût réel pour la retraite que la nécessité leur avait fait choisir, et un désir de rendre leur existence plus sûre et plus agréable. Elle lui représenta la gêne extrême dans laquelle ils se trouvaient, et le danger infaillible de se voir bientôt privés de toutes ressources, s'ils n'y mettaient ordre. Elle en vint ensuite, mais avec ménagement, à lui inspirer l'idée de se venger de l'ennemi de sa famille, et lui fit entendre que les moyens de punir le traître Adolphe étaient faciles à trouver. «Quittons ce triste séjour, dit-elle. Il me reste encore quelques bijoux de valeur qui serviront à nous défrayer d'un voyage indispensable. Mon ami, il faut absolument tenter la fortune, et nous venger tous deux de la perfidie des humains.» Matilde s'arrêta. Léonardo, la regardant avec curiosité, paraissait attendre qu'elle lui communiquât extérieurement ses idées; mais la Florentine ne dit plus rien que de vague ce soir-là, et se contenta de démontrer à Léonardo le besoin urgent de prendre un parti.

Elle venait simplement de dresser ses batteries, et elle remit au lendemain à en faire usage.

A peine le jour avait-il paru, qu'un coup assez violent se fit entendre à la demeure de deux exilés. Un homme à figure redoutable entra en disant qu'il avait à parler au fils de feu le marquis de Lorédani. Ces paroles dites très-haut, furent entendues de Léonardo, qui ne faisait que s'éveiller et qui en frissonna. Qui pouvait avoir découvert sa retraite? Serait-ce ... l'homme entra sans attendre, et s'avançant vers le lit qu'il aperçut au fond d'une chambre, il présenta à celui qui y reposait encore le billet suivant:

«Le jeune Léonardo, fils du marquis Lorédani, s'est rendu coupable d'un assassinat envers sa soeur, et il se cache maintenant dans un coin obscur de l'île de Capri avec une femme qui s'est associée à son sort. Celui qui pourra débarrasser le comte Adolphe d'un ennemi semblable, et lui donner des nouvelles certaines de sa mort, peut compter sur une récompense de sa part, égale au service qu'il en recevra.

P. S. Matilde Strozzi est le nom de la femme qui vit avec lui; elle peut être épargnée. Ce n'est pas à elle qu'on en veut.

Léonardo, ayant lu ce billet étrange et sans signature, s'empara sur-le-champ de son poignard; il allait s'élancer sur l'homme qui était devant lui, lorsque celui-ci, fort calme et sur ses gardes, lui dit: «Ne craignez rien, monsieur; je suis au contraire ici pour vous sauver, et ma sœur que voilà, est garante de votre sûreté personnelle.» A ces mots, Matilde fit une exclamation en paraissant étonnée de voir son frère, (car elle n'avait pas dit à Léonardo sa rencontre de la veille pour des raisons qu'on sentira.) «Oui, ajouta celui-ci, je suis Raffalo Strozzi, et chargé d'un emploi que je suis loin de vouloir remplir. Vos malheurs, que j'ai appris en différens tems, m'ont intéressé pour vous, et ma sœur que je savais retrouver ici, peut vous attester que je ne nuis jamais à qui ne m'a jamais fuit de mal; mais ma haine est mortelle pour ceux dont j'ai eu grièvement à me plaindre. Seigneur Léonardo, il ne tient qu'à vous de vous venger de l'ennemi de votre famille. Il habite une campagne fort isolée et située aux pieds des Alpes. Engagez-vous dans mon parti; moi et mes camarades sont braves et gens d'honneur, quoique réunis pour corriger les injustices du sort. Quittez cette île; je vous en offre les moyens. Une barque solide vous conduira en peu de tems à Porento, où vous serez aussi en sûreté qu'ici. Delà nous nous rendrons dans les montagnes, et je vous présenterai au chef puissant de nos troupes libres; il vous accueillera comme il fait de tous ceux que l'injustice des hommes, ou les malheurs, ont obligés à se rendre indépendans et maîtres à leur tour du sort d'autrui. Adieu, je vous laisse à vos réflexions; il s'agit pour vous de la mort, si vous ne prévenez une trahison, et de votre salut autant que de votre bonheur, si vous acceptez mes offres. Dans deux heures je serai de retour, et d'après votre décision nous partirons, car je ne puis attendre une minute de plus.

Après ce brusque discours, Raffalo sortit, et Léonardo, excessivement pensif, se leva en silence. Matilde témoigna son étonnement de retrouver de la sorte un frère qu'elle dit le meilleur comme le plus brave des hommes. «Il a eu aussi beaucoup à souffrir dans sa vie, observa-t-elle, et ce parti qu'il aura pris, n'est sans doute que le résultat de son ressentiment contre l'espèce humaine.»

«Mais, Matilde, ton frère est un brigand, s'écria Léonardo, en sortant de sa rêverie.» Le mot est un peu dur, mon ami; je le regarde, moi, comme le défenseur de l'opprimé et un vengeur en besoin. Pourquoi n'accepterions-nous pas les offres qu'il nous fait? Est-il un moyen plus sûr de nous cacher, que parmi ces hommes, qui, j'aime à le croire, observeront envers nous les lois de l'hospitalité avec plus de franchise que maints traîtres dans le monde? D'ailleurs il ne nous reste plus d'autre ressource pour exister, et, je l'avoue, je tremble, cher Léonardo, sur notre avenir.» Matilde continua ainsi à persuader un jeune homme, qu'elle avait déjà perdu pour la société, à achever sa carrière dans le crime; et Léonardo entraîné par ses nouvelles séductions, réfléchit peu, combattit faiblement avec sa conscience, et se détermina à s'associer à des hommes dont il pouvait se servir en tems et lieux pour exécuter ses vengeances. On voit que Matilde avait fait parfaitement la leçon à son frère; elle parvint également à décider Léonardo, qui ne réfléchit pas autrement sur la singularité du billet que venait de lui laisser Raffalo, et consentit à le suivre dans le séjour odieux ou celui-ci voulait le conduire.

Strozzi revint dans deux heures, et, tout étant prêt, Léonardo s'autorisant du parti dans lequel il se laissait entraîner, par l'espoir de trouver en quelque lieu le séducteur de son infortunée mère, et de tâcher d'arracher celle-ci à une vie misérable, donna sa parole qu'il s'attacherait fidèlement à la fortune de ses amis, pourvu qu'on secondât son désir de vengeance par tous les moyens à employer.

Matilde fit signe de l'œil à son frère de promettre, et celui-ci jura de prendre à cœur ses intérêts et sa vengeance comme les siens propres.

On déjeûna, et ce trio d'êtres corrompus quitta l'île pour aller dans un lieu connu de Raffalo, ou ils trouvèrent le chef des Condottiéris. On sait que le brigand ayant été tué, Léonardo devint chef à son tour, et ce fut alors qu'il s'occupa uniquement à chercher à satisfaire sa vengeance. On vient de voir comment ce désir fat rempli au moment où il ne s'y attendait pas.


CHAPITRE VI.

Le jour était fort avancé, quand Léonardo, qui n'avait point quitté le souterrain depuis la mort de sa mère, entendit le signal ordinaire de la troupe pour rentrer.

Elle n'avait pas coutume de revenir à pareille heure (à midi); il pensa qu'il lui était sans doute survenu quelque chose d'extraordinaire, et s'empressa d'ouvrir. Quelques-uns des voleurs se jetèrent dans la caverne d'un air épouvanté.

«Nous sommes perdus, s'écrièrent-ils, nous sommes trahis! notre retraite est découverte: la force armée entoure ce lieu. Toutes les issues sont gardées, et il n'y a pas moyen d'échapper. Ceux de nos camarades qui sont restés dehors n'auront pas plus de bonheur, car ils seront pris par les soldats qui les attendent en embuscade. Quant à nous, notre sort est facile à deviner: nous serons tous sacrifiés, à moins que notre capitaine ne connaisse quelque passage secret par où nous puissions nous sauver dans les montagnes, et esquiver ainsi les poursuites de nos ennemis.»

«Mes braves camarades, je ne connais pas d'autre passage que les entrées habituelles, et que vous dites gardées, répondit Léonardo d'un air froid et courageux. Si la chose est telle que vous la dépeignez, tout est perdu. Je ne sais point de moyen particulier de fuir de ce souterrain. Son entrée la plus cachée est sous le portique, dont les avenues en labyrinthe ont toujours été une défense suffisante. Il n'y a que la trahison qui ait pu nous déceler; alors, tout ce que nous tenterions pour sortir serait inutile. Il faut seulement nous défendre vigoureusement. Nous pouvons être les plus forts. Du moins, nous devons vendre chèrement notre vie! ne cédons pas un pouce de terrain sans qu'on l'achète par le sang!»

Tandis que le capitaine parlait de la sorte, le signal fut entendu de nouveau en dehors, et répété avec vivacité.

«Voilà sans doute quelques-uns de nos camarades qui auront trouvé le moyen de se soustraire à la vigilance des gardes. C'est bien notre signal, que nous seuls connaissons ... ainsi, dépêchez-vous d'ouvrir ... peut-être viennent-ils nous donner de nouveaux renseignemens.»

En ce moment, il n'y avait dans la caverne qu'un nombre peu considérable de voleurs: leur chef Léonardo, sa maîtresse et Victoria, qui s'était mise auprès d'elle, en tremblant à l'idée du danger qu'elle courait, et se désolant de ce que Zofloya n'y fût pas. Elle commençait à craindre qu'il ne l'eût abandonnée dans la ruine commune.

On obéit à l'ordre du capitaine, Les signaux furent échangés, la porte ouverte, et ... un détachement de soldats entra. Ginotti était à leur tête: le misérable n'avait pas manqué d'exécuter sa vengeance sur son capitaine, pour l'avoir frappé dans un moment de vivacité.

Surpris à l'excès, le chef intrépide fût attéré. Les soldats se hâtèrent de l'entourer, mais au signe plein de fierté et de grandeur qu'il leur fit, ils n'osèrent le toucher.

«Un instant, Messieurs, dit-il, et je suis à vous.» Il voyait bien alors que toute résistance eût été vaine. «Je ne veux que dire deux mots à Madame, qui a été la compagne de mes infortunes jusqu'à ce jour; ensuite je n'abuserai plus de votre complaisance.»

Il s'approcha de sa maîtresse, qui, plus étonnée qu'intimidée, restait à sa même place.

«Matilde Strozzi! s'écria-t-il.»

Ce nom électrisa sur-le-champ Victoria. Elle se voyait assise auprès d'une affreuse ennemie, entourée de mort et de danger! elle se leva pour chercher des yeux Zofloya, mais elle ne l'aperçut point, et son âme en frémit ... elle se rassit pour écouter les paroles de Léonardo.

«Matilde Strozzi, dit-il encore à voix basse, je ne vous reproche rien ... je ne vous dirai pas que vos artifices ont perdu ma jeunesse, et m'ont conduit où je suis. Non, je ne m'en plains pas ... une cause plus éloignée m'a plongé dans le malheur ... mais, regardez ce qui se passe ici en ce moment ... chère Matilde! je ne considère que l'amour que je t'ai porté; les années que nous avons été unis; je me souviens que tu as partagé également mes périls et mes chagrins, et je te pardonne en faveur de ce souvenir, le mal que tu m'as fait! cependant, tu seras jugée avec moins d'indulgence par les autres, et tu es réservée à endurer l'ignominie commune au dernier de la troupe ... une mort infâmante!»

«J'ai de quoi me l'épargner, dit Matilde très-bas, et en montrant le manche d'un stilet qu'elle tenait caché. J'ai ... mais toi, infime Victoria, toi qui dans la splendeur de la jeunesse, te trouvas sur mes pas pour m'enlever mon amant, c'est ainsi que je remercie le destin qui t'a jetée en mon pouvoir!» Alors, elle voulut frapper Victoria avec son poignard; mais Zofloya, se montrant soudain, l'arrêta.

«Victoria m'appartient, cria-t-il d'une voix de tonnerre.

Matilde furieuse, se plongea le poignard dans le cœur. »Voilà, Léonardo, comme j'évite une mort ignominieuse!»

«Et voilà, dit celui-ci en courant sur Giuotti, comme je punis un traître.» Puis il le fit tomber mort à ses pieds, «Va-t-en, lâche, chercher aux enfers la récompense que tu attendais de ta perfidie.»

Ginotti, en tombant, poussa des imprécations horribles. Les gardes s'emparèrent alors de Léonardo, qui, usant de toutes les forces que lui donnait sa situation, se dégagea de leurs mains, et courut à l'extrémité de la caverne. Avant qu'on pût le reprendre, il s'était donné plusieurs coups du poignard, tout fumant du sang de Ginotti. Affaibli et blessé profondément, il chancela, et serait tombé sans les soldats qui le soutinrent, et qui essayèrent d'étancher le sang qui coulait de ses blessures; mais il se défendit encore en criant avec une sorte de joie. «Il est trop tard, il est trop tard, le ciel soit loué.» Il voulut se jeter vers la terre; mais ne pouvant plus lutter contre ceux qui le retenaient, il tourna des yeux égarés autour de lui, et se laissant tomber, il expira, le sourire du triomphe sur ses traits.

Voyant que le chef des voleurs se dérobait ainsi à leur attente, les soldats s'emparèrent du reste de la troupe. Ils voulurent aussi arrêter Zofloya, qu'ils supposaient commandant en second.

«Oh! nous sommes perdus, prononça Victoria, en frémissant de tout son corps.»

«Ne craignez donc rien, dit le maure qui s'adressa ainsi aux gardes.

«Messieurs, sortez à l'instant de cette caverne; car, si vous y restez, il va vous arriver un grand malheur. Vous suivrez mes mouvemens, et, pour vous prouver que je ne cherche aucunement à me sauver de vous par cet avertissement, voici mon poignard, prenez-le, et soyez convaincus que je n'ai nulle envie d'imiter le capitaine.»

Les soldats et leurs officiers furent interdits à cette annonce du maure; portant leurs regards de tous côtés, ils se disposaient à suivre son conseil. Zofloya, passant alors son bras autour de sa compagne, s'éloigna de quelques pas. Soudain un bruit effroyable se fit entendre; la caverne et même les montagnes semblèrent s'écrouler; plusieurs pierres énormes se détachèrent des murs, et le plancher se fendit dans différentes parties. A ce prodige, les soldats terrifiés ne retinrent pas plus long-tems les brigands, mais se hâtèrent de sortir d'un lieu aussi dangereux. Victoria, quoique soutenue par son ami, chancelait par l'effet que lui causait cette commotion étrange. Mille horreurs s'offrirent à sa vue, ses yeux se fermèrent, et n'en pouvant plus, elle s'évanouit. En reprenant ses sens, elle se trouva dans une plaine spacieuse, toujours soutenue dans les bras du maure. Un nombre infini de gardes les entouraient. Elle regarda par-tout avec frayeur, doutant si elle existait.

«O Zofloya, Zofloya! dit-elle avec épouvante, où sommes-nous? ce n'est plus ici la caverne, mais c'est le même danger. O! mon ami, tire-moi au plus vite de cette horrible situation. Regarde comme nous voici gardés à vue. Par où nous sauverons-nous?... il n'y a nul espoir ... eh, que n'ai-je comme Léonardo le courage de me soustraire à la mort ignominieuse que je vais sans doute recevoir!»

«Ne voulez-vous donc jamais croire en moi, dit le maure avec impatience. Je vous ai dit que je vous sauverais de ce que vous craignez le plus. Quoiqu'entourés par un si grand nombre d'hommes, nous n'en sommes pas vus. Jure-moi donc, ma Victoria, que tu te confies à moi ... entièrement, sans arrière-pensée, et je t'emmène loin d'eux.»

«Oh! je le jure, je le jure, dit-elle accablée.»

Le transport fut plus prompt que la minute. Elle se vit sur le sommet d'un rocher. Zofloya la porta vers une extrémité où il s'assit. Une terreur excessive s'empara d'elle, en voyant le précipice qui était à ses pieds, mais elle n'osa parler. Cet abîme recevait les eaux rapides d'une cataracte dont le bruit rendait presque sourd. L'écume qui en sortait s'élançant sur les bords du précipice, retombait ensuite pour se réunir à la masse de ses eaux. Cette chûte épouvantable raisonnait comme le tonnerre en s'abîmant, et le creux profond de l'abîme rendait un écho qui retentissait aux environs.

Victoria, l'esprit ainsi que le courage totalement perdus, crut voir l'ombre de la belle Lilla s'élever du milieu de l'abîme. Elle était triste et couverte de blessures. Mais bientôt vinrent se joindre à elle celles de Bérenza et de son frère Henriquez. Ces trois ombres planèrent autour de Victoria, en paraissant la menacer, et lui montrant le vaste sépulcre qui était à ses pieds. Puis, s'élançant tout à coup dans les bras l'un de l'autre, la charmante Lilla entre son frère et son époux, un rayon céleste vint les environner; la joie se répandit sur leurs traits aériens, et montant rapidement dans les airs, des séraphins couverts d'or et d'azur, les transportèrent au même instant dans les cieux. Le firmament cessa de briller; et Victoria, qui vit ce tableau d'abord avec épouvante, et ensuite avec un frémissement de rage, tomba dans le dernier excès de douleur. Les remords commencèrent à se faire sentir, et se frappant les mains avec violence, elle poussa un soupir déchirant.

«Eh bien, Victoria, dit le maure d'un ton qui n'était plus celui dont il se servait pour lui parler, eh bien, te voici à la fin de toutes tes craintes, ni l'explosion, ni les gardes, ni une mort ignominieuse ne doivent plus t'épouvanter. Te voilà maintenant bien au fait de ce que je puis. Je t'ai surveillée jusqu'ici; je t'ai accompagnée et servie jusqu'à cet instant, mais s'il faut encore te garantir de maux à venir ... de toute peine en ce monde, tu ne peux te dispenser d'être entièrement à moi.» «Oh! Zofloya, quelle est cette vision? par quel pouvoir surnaturel les malheureuses victimes de mes horribles passions viennent-t-elles de m'apparaître? car, je les ai vues, hélas! trop bien vues.» «Tout cela va s'expliquer, Victoria; mais, avant tout, dis, oh dis si tu es entièrement à moi?»

—Point d'évasion, Victoria, cria sévèrement le maure. Je ne veux pas d'abandon forcé. Ne m'as-tu pas promis d'être tout à moi, et ai-je abusé jusqu'ici de ma propriété? cependant, ajouta-t-il d'un ton plus doux, je ne veux te contraindre à rien, ma digne compagne, et malgré le vif désir que j'ai de jouir de mon bien, il ne faut pas que la seule complaisance te porte à y consentir. Dis donc une fois pour toutes, ma Victoria, ma tendre amie, te donnes-tu irrévocablement de cœur, de corps et d'âme à ton Zofloya?

—Oui, oui pour jamais, Zofloya. Mais pourquoi me tourmenter ainsi. Je t'aime et ne désire que de t'en donner des preuves, dit-elle charmée du retour apparent du maure. De grâce, maintenant, éloigne-moi d'ici, arrache-moi à tant de terreurs à cette vue épouvantable ... après cela, tu feras ce que tu voudras de ma personne.

—Un moment, belle dame: il me faut d'abord renouveler votre serment d'abandon volontaire, et nous verrons ensuite.

Victoria répéta son serment, en tremblant de toutes ses forces.

—Voilà donc où je t'attendais, femme odieuse! reprit le maure, en partant d'un brillant éclat de rire, et en la fixant d'un air si terrible qu'elle en frémit.... Ne détourne pas ainsi tes regards, poursuivit-il malicieusement, mais écoute, et connais celui à qui tu viens de t'abandonner!

Victoria leva les yeux ... quel objet horrible était devant elle! rien du beau Zofloya ... mais à sa place, l'être gigantesque qu'elle avait vu dans ses songes...! c'est bien alors que l'âme de Victoria fut frappée de désespoir. Elle fit un cri et serait tombée dans l'abîme, si une main de fer, qui n'était plus celle si douce de Zofloya, ne l'eût arrêtée par les cheveux.

»M'as-tu bien examiné, femme orgueilleuse! demanda-t-il de sa voix de tonnerre; sais-tu maintenant qui je suis?... je suis, non l'homme charmant, divin, qui avait captivé ton imagination, allumé le feu de tes sens; mais l'ennemi de toute la création, celui enfin que les hommes nomment SATAN!...—Ciel! oh ciel! ô malheureuses victimes!...—Elles sont montées comme tu l'as vu, dans le sein de ce Dieu qui m'a réprouvé!... oui, je suis Satan! C'est moi qui guette l'humanité fragile, pour la surprendre dans ses erreurs; mais rarement, trop rarement, arrive-t-il que mes séductions l'entraînent aussi loin que la peine que je prends pour les perdre. Peu s'aventurent dans les sentiers du vice, autant que tu l'as fait: tes affreuses dispositions, et ton orgueil me firent te distinguer parmi les monstres qui font le malheur de leurs semblables; ils m'attirèrent près de toi, dans l'espoir d'avoir une bonne proie en ta personne. Oui! et ce fut sous la ressemblance de l'esclave maure d'Henriquez, (soi-disant retrouvé,) que je t'apparus d'abord dans tes songes; j'essayai de te faire tenter l'accomplissement de tes désirs déréglés. Je te trouvai, à ma plus grande joie, prête à céder à toutes mes tentations; mais qu'y as-tu gagné? je t'ai toujours trompée.... Eh bien, pourtant, tu te laissais aller à une aveugle confiance, tant la propension au vice était forte en toi, ainsi que le besoin de te satisfaire; tu t'es damnée par nombre de crimes, dont chacun te livrait à moi, tu n'as pas joui d'un seul moment de paix, ni du plus léger fruit pour lequel tu t'es enfoncée si avant dans le péché. Ainsi donc tu as rendu mon triomphe complet; la gloire de ton entière destruction m'appartenait; et, ajoutait-il avec un rire affreux, je vais remplir la promesse que je t'ai faite de te sauver de tous maux à venir en ce monde.—Grâce! grâce?—point de grâce à l'assassin!

En parlant ainsi, il serra fortement Victoria par le col, et la fit pirouetter dans l'abîme. Comme elle y tombait, les ris, les sarcasmes d'une foule de démons, témoins de sa juste punition, retentirent à ses oreilles, et son corps, plus de moitié brisé, fut reçu par les eaux écumantes qui étaient au fond de ce gouffre affreux; elle devint ensuite la proie de Satan, qui l'emporta dans le fond des enfers, où elle fut condamnée a souffrir pendant l'éternité.

Lecteur ... ne regarde pas ceci comme un simple et futile roman; les hommes ne sauraient trop se défier de leurs passions et de leurs faiblesses: les progrès du vice sont graduels, imperceptibles, et l'ennemi rusé du genre humain est toujours prêt à profiter des fautes de l'espèce humaine, dont la destruction est sa gloire; il n'y a pas de doute que ses séductions ne l'emportent souvent; autrement, comment rendre compte de ces crimes, auxquels les hommes se laissent entraîner, et qui sont la honte de la nature? Ou nous devons supposer que le mal est né avec nous, (ce qui serait une insulte à la divinité,) ou nous devons l'attribuer, (comme plus d'accord avec la raison,) aux suggestions de l'influence infernal.

FIN.

Chargement de la publicité...