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André le Savoyard

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Un excès de témérité
Vaut souvent mieux qu’un excès de prudence.

La jeune Aglaé s’ennuyait de passer une vie si triste, et son ennui redoublait en songeant qu’elle avait encore vingt-quatre ans à faire. Enfermée dans sa petite chambre, dont la porte donnait sur le carré, auprès de celle de l’appartement de sa tante, la pauvre enfant soupirait sur son tambour à broder ou sur son canevas de tapisserie. Pas un livre amusant pour la distraire. Madame Durfort n’aurait pas vu sans frémir un roman entre les mains de sa nièce, et les romans de chevalerie lui semblaient encore plus dangereux que les autres; car monsieur Amadis, monsieur Tancrède et monsieur Roland parlent sans cesse d’amour, et d’une manière à tourner la tête d’une jeune innocente qui ne sait pas que les amants d’aujourd’hui ne ressemblent point aux chevaliers d’autrefois. La jeune fille n’avait pour toute lecture que le Cuisinier bourgeois; encore madame Durfort avait-elle coupé le chapitre concernant les chapons, parce que la manière dont on engraisse ces pauvres bêtes pouvait donner à sa nièce des idées mélancoliques.

Lorsque Aglaé se hasardait à dire à sa tante:—Il me semble que je serai vieille à quarante ans.—Qu’appelez-vous vieille? s’écriait madame Durfort en lui lançant des regards furibonds; est-ce que j’étais vieille, moi, mademoiselle, quand je me suis mariée? Est-ce que je n’étais pas alors dans tout l’éclat de ma beauté?... fraîche, superbe, éclatante? Mais, à entendre ces morveuses, on n’est plus jeune à cinquante ans. Cela fait pitié, en vérité. Lisez, péronnelle, lisez l’histoire de nos premiers parents.—Mais, ma tante, vous ne me laissez lire que la manière de faire les sauces.—C’est ce qu’une demoiselle peut apprendre de plus nécessaire, et votre mari vous en saura gré.—Mais que dit-elle donc, l’histoire de nos premiers parents?—Elle dit, mademoiselle, que la femme d’Abraham avait quatre-vingt-dix ans lorsqu’elle fit la conquête du Pharaon d’Égypte, et que la belle Judith en avait plus de soixante lorsqu’elle tourna la tête à Holopherne; d’après cela, mademoiselle, il me semble qu’à quarante ans on peut bien trouver encore des maris.

A cela Aglaé ne trouvait rien à répondre; elle se contentait de retourner soupirer dans sa chambre jusqu’à ce que sa tante l’appelât pour faire une partie de loto, seule récréation que l’on se permît quelquefois.

Cependant un jeune officier à la demi-solde, qui logeait depuis quelques jours dans la même maison que la tante et la nièce, aperçut un matin la jolie Aglaé accrochant à sa fenêtre la cage de son serin. La pauvre petite parlait à son oiseau, elle tâchait de le faire chanter; mais elle-même paraissait si triste, qu’elle aurait eu besoin d’un maître, et la manière mélancolique dont elle disait: Petit fils, petit mignon! aurait ému le cœur le plus indifférent. On doit penser que le jeune officier n’y fut pas insensible: la figure d’Aglaé l’avait intéressé; sa fenêtre, plus haute d’un étage, dominait sur la chambre de la jeune fille, dont la croisée était, il est vrai, presque toujours fermée. Cependant le jeune homme passait tout son temps à la sienne, dans l’espérance d’apercevoir sa voisine. Il n’y a rien de si dangereux pour les jolies filles que le voisinage d’un officier en non-activité; un guerrier, pour plaire, passe aisément des combats les plus rudes aux occupations les plus futiles: ainsi Hercule filait aux pieds d’Omphale, Antiochus s’habillait en Bacchus pour séduire Cléopâtre, Renaud chantait pour Armide, François Ier faisait des vers pour la belle Ferronnière, et le preux Bayard lui-même maniait quelquefois une aiguille tout en soupirant près de madame de Randan.

Ainsi notre jeune officier, après avoir battu les ennemis de son pays, passait des journées entières à crier au serin de sa voisine: Baisez, petit fils; baisez, petit mignon.

Aglaé, qui n’ouvrait sa fenêtre qu’une fois le matin, pour accrocher la cage lorsqu’il faisait du soleil, et une fois le soir pour rentrer son serin, fut quelque temps sans remarquer son voisin; mais un jour qu’elle venait, comme à son ordinaire, de placer la cage, et qu’elle restait pensive devant Fifi, elle entendit une voix bien tendre qui répétait avec expression: Baisez donc, petit fils; baisez, petit mignon. Elle lève alors les yeux et aperçoit la figure de son voisin, qui n’avait rien d’effrayant. Cependant elle referme brusquement sa fenêtre, parce qu’elle est toute honteuse; mais ensuite elle se rapproche et soulève un petit coin du rideau, afin de savoir quelle physionomie a ce monsieur dont la voix est si douce.

C’est un jeune homme: il est très-bien; des cheveux bruns, des yeux bleus, un sourire fort agréable, et puis une paire de jolies petites moustaches bien noires, qui donnent beaucoup de caractère à sa figure. Aglaé a vu tout cela d’un coup d’œil, et elle reste toujours là, tenant un petit coin du rideau, et à chaque minute elle regarde encore le voisin, et elle se dit:—Ah! que c’est gentil, des moustaches! Ah! je voudrais bien en avoir aussi, si j’étais garçon!... Je suis sûre que cela m’irait bien. Et mademoiselle Aglaé passerait volontiers sa journée à tenir un coin du rideau pour regarder en face. Sa tante l’appelle; il faut quitter sa fenêtre: quel dommage! mais on s’y mettra le lendemain. Pauvre petite, quel plaisir elle trouve à regarder le voisin! Ah! madame Durfort, vous auriez bien dû mettre votre nièce en garde contre les moustaches.

Le soir, lorsqu’on retire la cage, on ne voit pas le voisin, c’est l’heure de son dîner. Mais le lendemain matin on ne manque pas d’accrocher Fifi, et on s’est déjà assurée que le jeune homme est à sa croisée; on n’ose pas encore le regarder; mais on parle un peu plus longtemps à son serin, et on entend le voisin qui lui parle aussi. Aglaé devient rouge et embarrassée, elle n’en est que plus jolie: l’embarras de l’innocence a quelque chose de si séduisant! Il n’est pas donné à toutes les belles d’avoir cette aimable gaucherie; il en est qui veulent encore l’imiter, mais ce sont de ces choses qui ne s’apprennent point.

Aglaé referme sa fenêtre plus lentement cette fois, mais sans regarder en face; elle compte s’en dédommager en soulevant un coin du rideau... Mais sa tante l’appelle pour travailler. Quel ennui! et que la journée sera longue jusqu’au lendemain!

Le jeune homme s’est bien aperçu qu’on l’a remarqué, et quoiqu’on ne l’ait point encore regardé la fenêtre ouverte, il devine qu’on l’a examiné sous le rideau. Une jeune fille se trahit par ses manières, par ses moindres gestes, et lors même qu’elle veut feindre l’indifférence, il y a dans toute sa personne quelque chose qui dément ses yeux ou ses paroles; l’amour est pour elle un sentiment si doux, si exclusif, qu’il s’identifie avec tout son être; on le reconnaît dans ses actions, dans sa démarche, dans son silence même; et tous les efforts qu’elle fait pour le cacher ne servent souvent qu’à le mieux faire paraître.

Aglaé n’est plus la même; en parlant à son serin, elle est plus gaie, plus vive. Elle fait la conversation avec l’oiseau, qui n’a jamais été aussi bien soigné, et qui se voit maintenant bourré de biscuits, de sucre, de graine et de mouron. Comme ces petites niaises se forment vite!—Qu’il est beau! qu’il est gentil, Fifi! dit la jeune fille, en mettant l’oiseau à la fenêtre. Et le voisin répond:—J’aime bien ma maîtresse... Elle est bien jolie! baisez maîtresse, baisez vite!...—M’aimes-tu bien, Fifi?—Oui, oui, oui, oui.—Si j’ouvrais la cage, tu t’envolerais, pourtant!—Non, non, je veux rester avec toi! Jamais voler auprès d’une autre!...—Cher Fifi!...

Et mademoiselle Aglaé avait l’air de croire que c’était son serin qui lui répondait; pour une innocente, ce n’était pas maladroit. Des serins qui tiendraient une telle conversation se vendraient en France un prix fou; et l’oiseau bleu n’était qu’un idiot auprès du serin de mademoiselle Aglaé.

CHAPITRE VIII

PIERRE FAIT ENCORE DES SIENNES.

Depuis que, par l’intermédiaire de l’oiseau, on commençait à s’entendre, la petite nièce avait risqué quelques regards; elle avait rencontré ceux du jeune homme, continuellement attachés sur elle, quoiqu’il eût l’air de ne parler qu’au serin. Il avait fait un profond salut, auquel on avait répondu par une légère inclination de tête. Puis on avait repris la conversation avec Fifi, que l’on mettait à la fenêtre, n’importe le temps qu’il faisait.

Mais ces doux entretiens étaient bien courts, parce que la tante, qui ne concevait pas qu’on fût si longtemps pour accrocher une cage, grondait sa nièce lorsqu’elle n’arrivait pas aussitôt qu’à l’ordinaire; et la petite, que l’amour tourmentait sans cesse, et qui ne pouvait plus passer une journée sans retourner à sa fenêtre, s’écriait à chaque instant:—Ah! ma tante, il pleut... il faut que j’aille rentrer Fifi...—Non, mademoiselle, il ne pleut pas...—Ma tante, je vous assure qu’il va faire de l’orage. Ce pauvre Fifi, il a si peur de l’orage! Je suis sûre qu’il ne sait où se cacher maintenant... Voyez-vous comme le temps devient noir... On n’y voit plus clair.

La tante, ennuyée de ces lamentations, permettait quelquefois que l’on allât retirer le serin, mais un moment après; Aglaé disait:—Ah! il fait beau maintenant! voilà l’orage dissipé.—Je le crois bien! vous avez rêvé qu’il en faisait!—Ah! le beau soleil... Ma tante, voulez-vous que j’aille remettre Fifi à la fenêtre?...—Non, mademoiselle, je ne le veux pas. En vérité, vous me faites tourner la tête avec votre serin. Au lieu de vous occuper de votre broderie, de votre tapisserie, c’est Fifi qu’il faut rentrer, c’est Fifi qu’il faut sortir!... Le matin, on n’en finit pas d’arranger Fifi! Si cela continue, je vous préviens que je donnerai la volée à votre oiseau.—Ah! ma tante, j’en mourrais de chagrin! Je n’ai que cela pour m’amuser!—Qu’est-ce à dire, mademoiselle, je vous trouve bien impertinente!... Et qu’avez-vous besoin de vous amuser? est-ce qu’une jeune fille bien élevée s’amuse? Croyez-vous que jusqu’à l’âge de trente-neuf ans, que je me suis mariée, je me sois amusée, moi? Non, mademoiselle, et même, étant mariée, je ne m’amusais jamais, ni M. Durfort non plus. Mais ces demoiselles, cela ne songe qu’au plaisir!...

Aglaé se taisait, et n’osait plus parler de Fifi pendant la journée, mais on s’en dédommageait le lendemain matin. En ayant l’air de s’adresser à l’oiseau, on se comprenait, on se répondait, et le jeune officier savait dans quelle triste position se trouvait la petite nièce.

—Hélas! disait Aglaé en regardant la cage, je suis bien malheureuse, mon cher Fifi, on ne veut me marier qu’à quarante ans! et je n’en ai que seize encore!...—Mais c’est affreux!... c’est une barbarie! Laisser se faner une aussi jolie fleur, lui faire perdre son printemps dans la retraite! la priver de tous les plaisirs de son âge!... A quarante ans, au lieu de songer à plaire, une femme commence à remplacer l’amour par l’amitié, la folie par la sagesse, la coquetterie par la raison. Et c’est alors que l’on veut seulement vous permettre d’aimer! Ah! n’écoutez pas une tante si cruelle, cédez aux lois de la nature, aux mouvements de votre cœur; le printemps est la saison de l’amour, du plaisir; aimez, charmante Aglaé, aimez avant que les rides, la raison, les années ne viennent fermer votre cœur à ce sentiment si doux. N’est-ce pas pour inspirer l’amour que vous avez tant d’attraits, de grâces, de fraîcheur? Ne vous a-t-on créée si belle que pour être privée des hommages que l’on doit à la beauté? Partagez le sentiment que vous faites naître, et croyez à l’amour de celui qui jure de n’adorer jamais que vous.

C’était le serin qui parlait ainsi, et Aglaé avait répondu en balbutiant et en donnant son doigt à baiser à l’oiseau:—Moi, je veux bien t’aimer, Fifi, ce n’est pas ma faute si je ne sors pas et si on m’enferme tous les soirs à dix heures.

Après un pareil aveu, le jeune officier n’avait plus qu’à agir pour tâcher de se rapprocher de sa belle; car il ne comptait pas se borner à faire le serin à la fenêtre. Mais comment parvenir près de la petite nièce, que la tante ne laissait pas sortir un seul instant dans la journée, et qu’elle enfermait tous les soirs dans sa chambre? Si la croisée du jeune homme avait été plus rapprochée, on aurait pu placer une planche et se laisser glisser, à l’imitation des montagnes russes? mais il y avait près de seize pieds d’intervalle, et on ne trouve pas dans son appartement une planche de seize pieds. C’était la clef de la chambre d’Aglaé qu’il fallait tâcher de se procurer, et Fifi répétait tous les matins à sa maîtresse:

—Donne la clef, donne vite!... Cherche la clef de la cage; ou bien:—Ouvre-moi la porte, pour l’amour de Dieu!

Mademoiselle Aglaé, qui, quelques semaines auparavant, n’osait pas mettre sa jarretière devant une glace, de crainte d’apercevoir le diable ou autre chose, trouva moyen, au bout de quelques jours, de prendre la clef placée dans le sac à ouvrage de sa tante, qui venait de lui demander ses lunettes. La petite niaise a glissé la bienheureuse clef dans sa poche, puis elle court retirer son serin de la fenêtre, parce qu’il fait beaucoup de vent et qu’il y a beaucoup de nuages rouges au ciel. En prenant vivement la cage, on a appelé Fifi à plusieurs reprises; le jeune officier, qui est toujours aux aguets, paraît à sa croisée et voit tomber une clef dans la cour. Aussitôt il est en bas, il s’en saisit; Aglaé referme sa fenêtre, et revient près de sa tante en disant que, pour sûr, le temps changera dans la nuit; mais la tante n’écoute pas sa nièce, elle est occupée à chercher la clef qu’elle croit avoir perdue, et la petite lui dit d’une voix bien calme:—Que cherchez-vous donc, ma tante?—Ce n’est rien, ce n’est rien, mademoiselle, répond madame Durfort, qui se dit en elle-même:—N’apprenons pas à cette petite que j’ai perdu la clef de sa chambre, car elle pourrait la garder si elle la trouvait; mais j’en ai une seconde, elle ne se doutera de rien.

Le soir, à son heure ordinaire, madame Durfort fait rentrer sa nièce, et l’enferme à double tour. En entendant la clef tourner dans la serrure, la petite est toute saisie, elle craint de s’être trompée, le matin, en ayant cru prendre la clef de sa chambre; car elle ignore que sa tante en possède une seconde; et ce pauvre Fifi, qui est descendu si vite pour la ramasser, que va-t-il dire tout à l’heure? Il croira peut être qu’elle se moque de lui, qu’elle ne l’aime point. Cette pensée désole Aglaé; elle s’assied sur une chaise et se met à pleurer. Il est si cruel d’être trompé dans son attente, et l’on aurait eu tant de plaisir à causer un peu avec Fifi!

Mais bientôt quelqu’un monte doucement l’escalier, puis s’arrête devant sa porte, puis met une clef dans la serrure. O bonheur! cette clef tourne, la porte s’ouvre... Aglaé pousse un cri de joie: elle vient d’apercevoir les petites moustaches de Fifi.

Ce que dit un amant qui se voit enfin seul avec sa maîtresse sera facilement deviné par ceux qui ont aimé ou qui aiment encore; quant aux êtres indifférents, ils n’y comprendraient rien. D’ailleurs il y a en amour des lieux communs qui n’ont du charme que pour ceux qui les emploient.

J’aime à penser que le jeune officier ne voulait que causer d’un peu plus près avec sa jolie voisine, et qu’Aglaé ne voyait aucun mal à écouter celui qui faisait si bien répondre son serin. Sans doute ils furent tous deux un peu bavards, car la conversation se prolongea jusqu’à sept heures du matin; mais la tante ne venait jamais qu’à huit heures et demie ouvrir à sa prisonnière; cependant, par prudence, à sept heures on mit Fifi à la porte.

Il y avait quinze jours que ces doux entretiens se succédaient. Rien ne semblait devoir troubler le bonheur des deux amants; la tante n’avait aucun soupçon, elle était même plus satisfaite de sa nièce, qui s’occupait moins de son serin dans la journée, par la raison qu’elle pouvait lui parler la nuit. Qui se serait attendu que l’arrivée de deux petits Savoyards détruirait le bonheur de ces pauvres jeunes gens? Mais tout se tient, tout s’enchaîne. C’est le chapitre des ricochets! une cérémonie oubliée en Allemagne peut faire prendre les armes à toute l’Europe, et une révérence manquée en Chine peut mettre l’Asie en cendres; mais laissons le chapitre des ricochets, il nous mènerait trop loin.

On a déjà deviné, sans doute, que c’est dans la cheminée de la jeune Aglaé que mon frère a passé en sortant de celle du portier; il n’était que sept heures du matin. Les jeunes gens avaient causé comme à l’ordinaire, et causaient peut-être encore, lorsque Pierre, arrivé près de l’âtre, se laisse tomber comme une masse, puis se roule dans la chambre en criant de toutes ses forces.

A ce bruit inattendu, Aglaé perd la tête; elle croit que c’est sa tante qui vient d’entrer dans sa chambre, et pousse des cris de fureur, parce qu’elle l’a vue causer avec Fifi. Elle se roule, se cache sous ses draps, sous sa couverture, et le jeune homme, passant par-dessus mon frère, qu’il ne voit pas, se jette contre la porte au moment où la tante accourt en camisole, en bonnet de nuit, attirée par le bruit que fait M. Pierre.

En se trouvant nez à nez avec le jeune officier, la vieille tante pousse un cri:

—Un homme chez ma nièce!... ah! quelle horreur... quel scandale!... Qui êtes-vous?... d’où venez-vous? que faisiez-vous?

L’amant ne répond qu’en faisant faire une pirouette à la tante, puis descend quatre à quatre les escaliers. Madame Durfort, qui n’a point fait de pirouettes depuis le jour de ses noces, perd l’équilibre, et se laisse choir sur le carré, dans un désordre qui ne ressemble point à un effet de l’art. Les voisins, attirés par les cris de mon frère et de la vieille tante, sortent de chez eux pour savoir ce qui se passe. Les hommes s’empressent de relever madame Durfort, les cuisinières demandent ce qui est arrivé; le vieux portier accourt avec son balai à la main. La tante continue de pousser des exclamations; et mon frère, voyant que cela ne l’avance à rien de se rouler, et qu’il n’y a pas dans toutes les chambres de la liqueur répandue sur le parquet, se relève, et se met à danser la savoyarde en poussant des you! piou, piou! et en battant des mains.

Aglaé, qui ne comprend rien à cette musique, se décide à se lever, et commence par donner une paire de soufflets au Savoyard qui se permet de danser ainsi dans sa chambre. Pierre, qui s’attendait à recevoir des gâteaux, reste tout saisi. Dans ce moment, la tante entre chez sa nièce, suivie du portier et de quelques cuisinières; Aglaé feint d’ignorer le motif de la colère de sa tante, et montre le petit ramoneur qui est arrivé là sans qu’elle sache par où. Mais le portier reconnaît mon frère; il le prend par les oreilles, et le fait sortir de la chambre en lui demandant ce qu’il fait là, lorsque depuis une heure il le cherche dans sa cheminée.

Pierre, qui a déjà reçu des soufflets et qui se sent tirer les oreilles, descend les escaliers en pleurant; arrivé dans la cour, il est arrêté par le jeune officier qui feint de descendre de chez lui et de s’informer de la cause du tumulte, mais qui applique une demi-douzaine de coups de pied à mon frère en lui disant:—Ah! petit drôle! tu t’amuses à descendre par les cheminées!... Tu mets toute une maison sens dessus dessous! Tu fais lever les tantes à sept heures du matin! Tiens, voilà pour t’apprendre à te tromper de cheminée... Et si je te rencontre encore, je te coupe les deux oreilles.

Après avoir tiré vengeance de mon frère, le jeune homme rentre chez lui. Les cuisinières, qui croient qu’il ne s’agit que d’un ramoneur qui s’est trompé de cheminée, retournent à leur ouvrage. Mais madame Durfort n’a pas oublié le jeune homme qu’elle a vu sortir de chez sa nièce, et qui lui a fait faire cette pirouette qui l’a étendue sur le carré; devant le monde, elle ne dit rien à Aglaé; mais en tête-à-tête elle lui demande quel est cet audacieux qui sortait de chez elle; Aglaé feint le plus grand étonnement, et jure à sa tante qu’elle ne l’a pas vu; elle finit en disant que, puisqu’il est tombé dans sa chambre un ramoneur, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’il soit tombé aussi un jeune officier; la tante ne répond rien à cela; mais, pour qu’il ne tombe plus personne chez sa nièce, elle la fait coucher à côté d’elle, ne lui laisse plus faire un pas seule, et, malgré tout ce que peut dire la jeune fille, on donne la volée à Fifi.

J’attendais mon frère dans la rue, assis sur le banc que je lui avais désigné; j’avais depuis longtemps fini mon ouvrage, et je ne concevais pas ce qui pouvait le retenir, lorsque tout à coup je le vois arriver tout en larmes, les yeux gonflés et portant une de ses mains à un endroit où il paraît souffrir.

—Eh ben! qu’as-tu donc, Pierre, que t’est-il arrivé? lui dis-je en courant à lui. Mais il me prend par la main et me tire en me disant:—Viens, André, viens vite... Allons-nous-en... ne restons pas dans cette ville...—Pourquoi donc partir si vite?... Qui te fait ainsi pleurer?...—Viens, mon frère... sauvons-nous... ou l’on me couperait les oreilles!...—On te couperait les oreilles?...—Viens donc, mon frère... Je ne veux pas rester ici.

Pierre m’entraîne toujours; nous voilà loin de Lyon, et il regarde encore en arrière pour voir si l’on ne nous suit pas.

CHAPITRE IX

NOTRE ARRIVÉE A PARIS.—ÉVÉNEMENT IMPRÉVU.

Ce n’est qu’à plus de deux lieues de Lyon que Pierre, un peu remis de sa frayeur, consent à s’arrêter et à me répondre.

—Pourquoi pleurais-tu? que t’a-t-on fait? lui dis-je.—Mon Dieu, André, je ne sais pas ce que tous ces gens-là avaient contre moi; j’ai voulu faire comme chez le pâtissier: il n’y avait pas de trou à la cheminée, je suis entré par en haut dans un autre tuyau; puis, quand j’ai été en bas, je me suis roulé en criant... comme j’ai fait chez cette dame... et je disais: On va me donner des gâteaux et des gros sous... eh ben! pas du tout: une demoiselle m’a donné des soufflets, le vieux qui tenait un balai m’a tiré les oreilles, et puis, dans la cour, un monsieur à moustaches m’a donné des coups de pied... ici... en me disant qu’il me couperait les oreilles s’il me revoyait!...—Mon pauvre frère!...—Dis-moi donc, André, pourquoi les autres m’ont-ils caressé là-bas?... et pourquoi ai-je été battu à Lyon pour avoir fait la même chose?—Je n’en sais rien; mais, vois-tu, Pierre, il ne faut plus t’amuser à changer de cheminée quand tu iras ramoner quelque part. Moi, je n’ai pas eu de compliments à Pont-de-Beauvoisin, mais aussi je n’ai pas reçu de coups à Lyon, et on m’a payé mon ouvrage. Tiens, mon frère, fais comme cela, cela vaut mieux.

Pierre me promet d’être plus sage dorénavant et de descendre par la même cheminée où il aura monté. Nous continuons notre route; nous avons hâte d’arriver à Paris: on nous a tant parlé de cette grande ville! Mon frère ne rêve que marionnettes, sauteurs, lanternes magiques; moi, je porte la main au portrait qui est caché sous ma veste, et je pense au monsieur borgne, à la jolie petite fille; je suis tout fier de pouvoir leur rapporter le bijou qu’ils ont laissé dans notre chaumière, et je crois que je vais les rencontrer dès que je serai à Paris.

Il ne nous arrive plus rien d’extraordinaire en route; quand nous sommes employés dans les villes où nous passons, Pierre ne va plus tomber dans les cheminées voisines de celle qu’il a ramonée. Le peu que nous gagnons nous suffit pour continuer notre voyage. Enfin nous en apercevons le but... Les édifices immenses de la grande ville se dessinent au loin dans l’espace. Cette vue ranime notre courage.—C’est Paris! nous écrions-nous mon frère et moi; c’est là qu’on gagne beaucoup d’argent!... c’est là qu’on s’amuse!... qu’on voit des spectacles!... des marionnettes!... qu’on mange de bonnes choses et qu’on fait fortune!...

Et nous nous mettons à danser, Pierre et moi, nous jetons notre bonnet en l’air, nous poussons des cris de joie!... Il nous semble qu’une fois à Paris, tout doit nous réussir, et qu’il suffit d’habiter cette ville pour être heureux!... Mais je n’ai encore que huit ans, et mon frère n’en a que sept.

Avant de faire notre entrée dans Paris, je crois utile de faire encore un petit sermon à mon frère.—Pierre, lui dis-je, souviens-toi de ce que nous a dit notre bon père: dans cette grande ville, il n’y a pas que des honnêtes gens, il y a aussi des fripons et des voleurs; c’est dommage, mais il paraît que ça ne peut pas être autrement. Il y a des gens qui se moquent de ceux qui arrivent de leur pays, qui leur font tout plein de tours et qui leur prennent leur argent. On ne nous prendra pas notre argent, parce que nous n’en avons point; on ne se moquera peut-être pas de nous, parce que nous ne sommes que des enfants, cependant il faudra faire attention, et ne pas croire à tout ce qu’on nous dira, entends-tu, Pierre?—Oui! oui!... oui!... Oh! tu sais bien que je ne suis pas bête!...

Je n’étais pas bien certain de cela, mais je ne voulais pas le dire à Pierre. Nous voici enfin dans Paris. Quel singulier effet produit sur nous l’intérieur de cette ville immense! car nous étions entrés à sept heures du matin dans un des faubourgs de Lyon, et nous en étions sortis au bout d’une heure, sans regarder derrière nous. Ici, quelle différence! il est trois heures de l’après-midi lorsque nous nous trouvons dans Paris; c’est l’heure où chacun fait ses affaires. Les rues sont encombrées de monde; les voitures circulent avec rapidité et se croisent autour de nous. Les boutiques sont dans tout leur éclat, les marchands ambulants crient et mêlent leurs voix à celles des marchands de légumes, des porteurs d’eau, des ventes à prix fixe; les orgues se font entendre d’un côté; de l’autre, c’est le violon d’un aveugle; un peu plus loin, ce sont des chanteurs qui s’accompagnent avec des guitares. Je tire Pierre pour le faire avancer... Il ouvre de grands yeux... Il reste la bouche béante... ses yeux ne peuvent suffire à tout ce qu’il aperçoit. Je suis à peu près comme lui; cependant, je veux tâcher d’avoir l’air moins bête. Nous sommes tout étourdis du bruit des voitures et des cris:—A trois sous et demi, choisissez dans la boutique; à trois sous et demi!—A l’eau! à l’eau!—Deux pièces pour quinze sous!... voyez, messieurs et dames!... des couteaux, des ciseaux, des lotos, des jeux de dominos!...—Régalez-vous, mes enfants, ils sont tout chauds, ils sortent du four!—Des chaînes pour les montres, messieurs; assurez vos montres!—Voulez-vous les règles du jeu de piquet et de l’écarté?—Je vais vous chanter la complainte de ce fameux criminel très-connu dans Paris, qui a empoisonné toute sa famille, sur l’air: C’est l’amour! l’amour! l’amour!—Voilà le restant de la vente!—A tout coup l’on gagne; tirez, mademoiselle! etc., etc.

Plus nous avançons, plus le bruit augmente, et plus nous sommes entourés de gens qui vont et viennent. Déjà Pierre a été jeté deux fois par terre, parce qu’il s’arrête pour regarder dans les boutiques, et qu’alors il ne voit pas devant lui et ne se range pas pour laisser passer le monde. Il va encore se cogner le nez contre un beau monsieur, habillé comme un seigneur, qui a des bottes bien luisantes, un habit bleu avec des boutons qui brillent comme des miroirs, un pantalon bien plissé, des cheveux bien frisés, une cravate qui a l’air d’être en carton, et des gants comme un marié. Le beau monsieur repousse mon frère en s’écriant:

—La peste étouffe le Savoyard! le petit drôle m’a tout sali le genou! On ne peut plus marcher dans Paris sans être assailli par cette canaille!

Mon frère s’est sauvé de l’autre côté de la rue, et en regardant si le beau monsieur ne le poursuit pas, il va se jeter sur l’éventaire d’une marchande d’oranges et fait rouler la marchandise sur le pavé.

—Prends donc garde, Savoyard! s’écrie aussitôt la marchande. Est-ce qu’il ne voit pas clair, ce petit imbécile! qu’il vient se jeter à corps perdu sur ma boutique?... Ramasse-moi bien vite mes oranges, et s’il y en a une de gâtée, tu me la payeras.

Je m’empresse d’aller aider mon frère à ramasser les oranges, et je l’emmène en lui disant:—Fais donc attention, Pierre, regarde donc devant toi... Mais Pierre est tellement étonné de tout ce qu’il voit, qu’il ne sait où il en est. Il me montre du doigt ce qui le frappe. Tiens, André, les beaux habits... les beaux miroirs... les belles chaises... C’est pour de vrai tout ça, n’est-ce pas, André?

J’ai de la peine à tirer Pierre de devant la boutique d’un pâtissier. Bientôt mon frère me tire doucement par ma veste en me disant tout bas:—André, as-tu douze sous?—Non, pourquoi cela?—Est-ce que tu n’entends pas? Tiens, v’là un petit monsieur qui vend douze cents francs pour douze sous... Faut les acheter, André, et puis nous irons chez le pâtissier nous régaler.—Laisse donc, Pierre, c’est pour se moquer de nous que ce monsieur crie ça... Tu sais bien que je t’ai averti qu’à Paris on faisait tout plein de tours...—Bah! tu crois que c’est pour rire!—Est-ce qu’on peut vendre douze cents francs pour douze sous?... Ah! il faut qu’il nous croie bien bêtes!...

Nous voici devant la boutique d’un marchand d’estampes; nous restons près d’une heure en admiration devant toutes ces images, jamais nous n’avons rien vu de si joli; ce n’est pas sans peine que nous nous décidons à quitter cette boutique. Mais un peu plus loin, beaucoup de monde est rassemblé devant une petite maison de toile, et Pierre y court en criant:—Ah! André... un chat! Polichinelle! le diable!

Je suis mon frère: nous sommes devant un spectacle de marionnettes, dans lequel un chat fait le compère de Polichinelle et se bat avec Rotomago. J’admire la patience de ce pauvre chat, mais cela ne me surprend pas, car on m’a dit qu’à Paris on voyait des bêtes si adroites!... Ce spectacle attire beaucoup de monde; nous sommes entourés de curieux: ce sont des bonnes qui font voir le chat à des enfants tout en causant avec des soldats; ce sont des demoiselles qui regardent souvent derrière elles. Comme les jeunes filles ont l’air aimable à Paris! Et puis voilà des messieurs qui viennent se placer derrière ces demoiselles et qui leur marchent sur les talons... ça n’est pas poli, cela. Ah! j’en vois un qui glisse sa main sous le tablier d’une jeune fille... J’ai envie de crier: Au voleur! Mais la jeune fille se retourne, et le regarde en souriant; il paraît que c’est un monsieur de sa connaissance.

Enfin le chat est vainqueur, le diable disparaît, non dans les entrailles de la terre, mais au fond de la maison de toile, qui s’ébranle et va un peu plus loin amuser les passants. Je prends Pierre par le bras, et nous nous remettons en marche. Nous ne savons pas encore où nous irons, ni ce que nous demanderons; mais Paris nous offre tant de merveilles, qu’il nous semble naturel de donner le premier moment au plaisir d’admirer toutes ces belles choses qui frappent nos yeux. Cependant, parmi tout ce monde qui se croise devant moi, je cherche le monsieur qui a passé une nuit chez nous, et la belle dame dont j’ai le portrait; je cherche aussi la jolie petite fille... Mais je ne les vois point, et je commence à penser qu’il ne me sera pas aussi facile de les rencontrer que je le croyais avant d’être dans Paris.

—Mon Dieu, que c’est grand! me dit Pierre à mesure que nous parcourons la ville. Dis donc, André, on pourrait bien se perdre ici!—Certainement. Ça n’en finit pas ici!... Ah! tiens, v’là des arbres... C’est une promenade! Viens de ce côté; c’est encore plus joli, et nous n’aurons pas toujours ces voitures sur notre dos.

Nous gagnons les boulevards, car ce sont eux que je viens d’apercevoir. Il y a déjà bien longtemps que nous marchons, mais nous ne sentons pas la fatigue, tant nous sommes occupés de ce que nous voyons. Ici ce sont des bagues en or, des épingles en brillants à deux sous pièce.—Achetons-en, me dit tout bas Pierre.—Non, mon frère; c’est encore une attrape, c’est pour se moquer de nous. Un peu plus loin un monsieur, placé à la porte d’une petite maison de bois, frappe une toile avec une baguette en criant que le fameux Antiantocolophage va avaler des serins, des anguilles, des épées et des sabres pour la modique somme de deux sous. Pierre veut entrer voir cela.—N’y allons pas, lui dis-je, c’est encore pour se moquer du monde qu’on dit cela. Souviens-toi donc que nous sommes à Paris.

J’ai bien de la peine à retenir Pierre, qui, avec sept sous que nous avons en poche, voudrait tout voir et tout acheter. Mais où court ce monde? pourquoi cette musique? Nous suivons le torrent: nous apercevons un cabriolet arrêté au milieu d’une grande place, et dans ce cabriolet, qui est découvert, un monsieur en habit rouge, galonné en or, coiffé en poudre, avec une grosse queue, ayant une culotte de nankin avec des bottes à la hussarde et deux chaînes de montre auxquelles pendent de grosses boules rouges.

Derrière ce beau monsieur sont deux hommes qui ont la figure noire comme des nègres, quoiqu’ils aient les mains comme tout le monde. Ces deux hommes sont habillés d’une façon singulière: ils ont des pantalons larges comme des jupons, de petites vestes de soie puce, des ceintures brodées, et sur la tête quelque chose de roulé comme un mouchoir; ce sont eux qui font cette musique que nous entendions de loin. L’un a un cor de chasse, l’autre une clarinette; sur leur tête sont attachés des triangles avec des sonnettes, et devant eux sont deux gros tambours sur lesquels ils frappent avec des baguettes fixées à leurs genoux. Comme ces deux messieurs ne restent pas un moment en repos et qu’ils font constamment aller leur tête, leurs genoux et leur bouche, cela produit un effet superbe et étourdissant. Pierre, qui n’avait jamais entendu une aussi belle musique, se sent électrisé; parvenu contre le cabriolet, il se met à danser la savoyarde en poussant des you! you! et des piou! piou! mais un de ces messieurs à figure noire prend un énorme fouet et en distribue quelques coups à Pierre pour le faire tenir tranquille.

—Tu vois bien, dis-je tout bas à Pierre, qui fait la grimace en regardant le musicien qui l’a fouetté, ce n’est pas pour nous faire danser qu’on fait une si belle musique... Tiens-toi tranquille, ou l’on va nous renvoyer.—André, c’est un seigneur ce monsieur en habit rouge tout couvert d’or!—Dam’, il a l’air ben riche!—Et ces deux vilains noirauds?—Tu vois ben que ce sont ses domestiques. Chut! attends, ce beau monsieur va parler.

En effet, l’homme en habit rouge se lève, fait un signe aux musiciens qui se taisent, et, après avoir essuyé sa figure avec un vieux mouchoir tout troué, se dispose à parler. Tout le monde se presse pour mieux l’entendre; mais Pierre et moi nous nous trouvons sur le premier rang, et nous ne perdons pas un mot; malheureusement ce seigneur a un accent étranger qui ne nous permet pas de bien saisir ce qu’il dit; mais je crois que la société qui nous entoure ne le comprend pas plus que nous, et cependant chacun l’écoute avec attention. Le beau monsieur est debout dans son cabriolet, et, après avoir craché au hasard sur la foule, il commence en ces termes:

—Messieurs et mesdames, signora et mistriss, salut. Vi voyez il signor Fougacini, dont vi devez avoir entendu parler; perche depouis deux ou trois siècles ze souis très-connu dans toutes les capitales; si signor, per les cures que j’avais terminées avec le divin baume pectoral inventé par mon génie! If you please, messieurs et milords, c’est un baume pour l’estomac, qui fait vivre cent ans et quelquefois davantage, c’est suivant les caractères. D’ailleurs, quand on a fini la boîte, z’en pouis donneri d’autres, z’en ai toujours au service des amateurs, God dem, signor, ze souis capable de vi donner à tous des estomacs d’autruche ou autres bêtes quelconques; mon baume il fait digérer des pierres, du marbre, de la mousse, des cailloux, du pain rassis, des perles, du cuivre, des radis noirs et des diamants! Perche, vi en comprenez tout de souite l’outilité; et per provar, d’un moment à l’autre, messiou et dames, vi pouvez vi trouver dans oune pays où vi n’auriez per toute nourriture que des pierres et des diamants!... alors vi prenez de mon baume... Omne tulit punctum... Vi manzez des cailloux, comme si c’étaient des petits pois! et wery good, signors.

Tout le monde, se regarde:—C’est un Allemand, disent les uns.—C’est un Anglais, disent les autres.—Eh! non, c’est un Turc! vous voyez bien qu’il a des nègres, dit une vieille cuisinière; il aura trouvé son baume dans quelque sérail. Ces Turcs, ça fait de fiers hommes!—Non, ma chère, dit une autre, ce n’est pas un Turc, c’est un Italien, et j’en suis sûre, il a dit Wery good... D’ailleurs, je dois savoir un peu l’italien, j’ai fait pendant trois mois le ménage d’une chanteuse des Bouffa.

—André, me dit tout bas Pierre, est-ce que ce monsieur va nous faire manger des cailloux?—Eh! non, c’est un baume dont il veut nous faire cadeau, à ce que je crois. On n’entend pas trop bien ce qu’il dit; mais taisons-nous, le voilà qui va encore parler.

—Je pourrais, messiou et dames, per vi provar l’efficacité de mon baume, vous dire allez vi en informer à Londres, à Rome, à Constantinople, à Madrid, à Pékin, en Égypte, en Syrie, en Arabie; mais non, zou ne veut point vi envoyer si loin. Je me contenterai de vi montrer, coram populo, ces deux nègres d’Afrique, qui, grâce à mon baume, ne se nourrissent que de pierres, de mousse et de marbre.

Le beau monsieur nous désignait les deux musiciens, dont l’un mangeait alors un gros morceau de pain et un cervelas.

—Vi voyez, signors, comme ils se portent!... Eh bien! le piou jeune il a quatre-vingt-dix-neuf ans, et l’autre est dans sa cent onzième année! ma tout cela n’est rien encore. Je veux vi donner sous les yeux à tous la provar de la bonté de mon estomac, et pour cela ché vais-je manzer? un caillou? de la terre? un diamant? Non, messieurs!... ce serait oune bagatelle trop facile! Je vais, devant vos yeux, manzer un jeune enfant de sept à huit ans, mâle ou femelle, le premier qui se présentera.

A ces mots chacun pousse un cri d’étonnement; et Pierre me dit tout bas:—Comment, mon frère, ce beau monsieur va manger un enfant!—Eh non, c’est pour rire!... C’est encore un tour qu’on va faire!... Tu vois ben que ce monsieur plaisante.

Cependant le seigneur Fougacini est descendu de son cabriolet, un de ses nègres fait ranger la foule en agitant un bâton devant le nez des curieux, qui répètent à chaque minute:—Oh! ça serait fort, ce tour-là...—bah! ça n’est pas possible!—Je voudrais bien voir ça, moi.

Pierre et moi nous nous trouvons toujours sur le premier rang: le nègre a fait former un grand rond dans lequel le monsieur en habit rouge se promène en se dandinant et jetant des regards fiers autour de lui; mais aucun enfant ne se présente pour être mangé. Tout à coup le signor Fougacini s’arrête devant Pierre, et le considère longtemps avec attention. Mon frère devient rouge et interdit, mais je le pousse en lui disant, tout bas.

—N’aie pas peur... tu sais bien que c’est pour rire.

—Avance, petit! dit le monsieur en faisant signe à Pierre. Je le pousse, et le voilà au milieu du rond.—Quel âge as-tu?—Sept ans, monsieur.—Sept ans!... c’est juste ce qu’il faut... Tou es zantil, gras, bien portant. Veux-tou ché ze te manze? zou ne te ferai pas de mal dou tout!... et zou te donnerai douze sous.

Pierre me regarde en ouvrant de grands yeux; je lui dis tout bas:

—Accepte! c’est pour rire... Ne crois-tu pas que ce monsieur te mangera?

—Je veux ben, répond alors Pierre, et l’homme à l’habit rouge prend mon frère par la main et le montre à la foule assemblée, et, pour qu’on puisse le voir de loin, le fait prendre par les deux nègres, qui l’élèvent sur leurs bras et le tiennent ainsi en l’air pendant cinq minutes en frappant des genoux sur leurs tambours, tandis que mon frère commence à faire la grimace et que le beau monsieur crie à tue-tête:

—Voici oun enfant de sept ans ché zou vais manzer grâce à mon baume, qui me permet de le digérer en cinq minutes!

La foule est devenue considérable, c’est à qui sera témoin de ce spectacle singulier; j’en attends le dénoûment avec curiosité, bien tranquille sur le sort de mon frère, qui ne paraît pas aussi calme que moi, quoique je lui fasse sans cesse signe de n’avoir point peur.

—Mon petit homme, dit le beau monsieur à Pierre, que les nègres viennent de remettre à terre, il faut ché tou te déshabilles, z’ai bien dit ché ze manzerai oune enfant, ma ze n’ai pas dit ché ze manzerai ses habits. Cependant, par respect per l’honorable souziété, ze veux bien tou manzer avec ta chemise; ôte seulement ta veste et ta culotte.

Pierre reste indécis:—Ote donc... ôte donc, lui dis-je; tu vois bien que c’est pour rire... Est-ce que tu crois qu’il veut te manger?

Pierre se déshabille en faisant un peu la moue. Il tient enfin ses habits sous son bras, et le beau monsieur le fait promener en chemise dans le rond en criant toujours:—Examinez-le, messiou et dames, vi voyez ché ce n’est pas oun squelette; le petit drôle est gras et dodu... God dem... quand zou l’ai choisi, zou n’avais pas remarqué sa rotondité!... c’est égal, quelques livres di piou ou di moins! zou n’y regarde point pour être agréable à la souziété.

Cette promenade en chemise n’amuse point Pierre, qui veut quitter son conducteur; celui-ci s’arrête de nouveau et l’examine.

—Mon petit homme, ce n’est point tout encore!... tou as des cheveux d’oune longueur extrême, et cela ne me serait point agréable au goût; la souziété il sait bien que per avaler le morceau le piou délicat, il ne faut pas trouver dessus quelque chose qui répugne! perché, petit, zou ne pouis pas manzer tes cheveux. Holà! Domingo, venez couper les cheveux à l’enfant.

Un des nègres arrive avec des ciseaux... Pierre hésite...—Laisse-toi faire, dis-je à mon frère... quoique je commence à m’impatienter de la longueur de cette plaisanterie; mais reculer maintenant serait honteux, on se moquerait de nous. Encouragé par mes signes, ce pauvre Pierre se laisse couper les cheveux; en trois minutes le nègre l’a mis à la Titus... Et j’aperçois un monsieur de la société qui ramasse les belles boucles blondes de mon frère et les fourre vivement dans sa poche.

Pendant que l’on tondait Pierre, le signor Fougacini se serrait le ventre, tâtait et retâtait sa mâchoire, et faisait mille grimaces, comme pour se préparer à ce qu’il avait annoncé qu’il ferait.

Mon impatience était au comble, car je voyais la frayeur de mon frère augmenter à chaque instant. Enfin, quand le nègre s’est éloigné, le signor Fougacini court sur Pierre en lui faisant des yeux effrayants, et, le saisissant par le bras, commence à lui mordre légèrement l’épaule droite... A peine Pierre a-t-il ressenti une légère douleur, que, poussant des cris affreux, il s’échappe des mains du beau monsieur; ce qui ne lui est pas difficile, car celui-ci ne demande qu’à le voir se sauver. Se jetant à travers la foule, poussant des pieds et des mains, Pierre parvient à se faire jour; il se met à courir de toutes ses forces, tondu, en chemise et avec ses habits sous le bras, tandis que la foule le poursuit en criant: Ah! c’est un compère!... c’est un compère!...

Au premier cri de mon frère, j’ai voulu voler à son secours, mais la foule nous sépare; je me débats au milieu de tous ces badauds qui cornent à mes oreilles:—C’est un petit compère; il s’entendait avec l’autre!... Je regarde de tous côtés, je ne vois plus mon frère. J’appelle:—Pierre!... Pierre!... où es-tu?... Il ne répond pas. Quelques personnes me montrent le chemin qu’il a pris; je cours aussitôt de ce côté en appelant toujours:—Pierre! et à chaque instant je me sens plus inquiet, plus tourmenté.

Je ne sais où je suis... j’ai parcouru beaucoup de rues; pour comble de malheur le jour baisse, je ne sais plus de quel côté me diriger. Je demande aux personnes qui passent:—Avez-vous vu mon frère? On ne me répond pas, ou l’on me dit:—Qu’est-ce que c’est que ton frère?...—C’est Pierre... il se sauvait en chemise... parce qu’un monsieur en habit rouge lui a fait peur... On me regarde en souriant, on s’éloigne sans me donner de renseignements, ou l’on me dit froidement:—Va chez vous, tu l’y trouveras.

—Chez nous... hélas!... nous en sommes bien loin!... et ici nous n’avons pas encore d’asile. Où donc pourrais-je chercher mon frère?... mon pauvre Pierre! que fera-t-il sans moi?... ma mère qui m’avait tant recommandé de ne point le quitter!... Ah! pourquoi l’ai-je engagé à écouter ce beau monsieur, qui est sans doute un voleur!... Mon Dieu! mon Dieu! qui me rendra mon frère?

Je pleure amèrement, je n’ai point de courage pour supporter un pareil malheur. Il est nuit, et je n’ai pas retrouvé Pierre. Je m’assieds sur une borne, car je suis bien las. Je n’ai point mangé depuis le matin, mais je n’ai pas faim; j’ai le cœur si gros! Je pleure à mon aise; personne ne me dit rien, on ne me demande pas ce que j’ai.

Je veux faire de nouvelles recherches. Je me remets en marche... Cette ville est immense!... comment y retrouver mon frère?... Ah! ce n’était pas la peine de sauter de joie en apercevant Paris!...

Je ne sais pas où je vais, mais souvent je m’arrête et j’appelle encore Pierre!... Ma voix n’a plus de force!... j’ai tant pleuré! Il est sans doute bien tard, car je ne rencontre plus personne dans les rues. La fatigue m’accable, je ne puis aller plus loin. Je me jette à terre dans un coin, devant une petite porte... c’est là que je passerai la nuit. Demain, dès qu’il fera jour; je recommencerai mes recherches, et je serai peut-être plus heureux.

Le sommeil me gagne, il ne tarde pas à venir suspendre mes chagrins; je veux encore appeler mon frère, mes paupières se ferment, et je m’endors en prononçant son nom.

CHAPITRE X

LE PORTEUR D’EAU.—LES BONNES GENS.

Je suis éveillé par une voix qui me crie:—Prends garde, petit, tu barres le passage de notre allée, qui n’est déjà pas trop grande... Comment, tu dors encore, mon garçon!... Est-ce que tu as couché là, par hasard?

On me secoue fortement le bras; j’ouvre les yeux: il fait grand jour, et je vois devant moi un homme vêtu à peu près comme l’était mon père, en pantalon et veste de laine brune, avec un chapeau rabattu sur la tête, et qui porte, pendu après des courroies de cuir, un cercle auquel sont attachés deux seaux.

La figure de cet homme respire la franchise et la bonté; il est arrêté devant moi et m’examine avec intérêt. En m’éveillant, ma première pensée est pour mon frère; je le cherche auprès de moi et mes yeux se remplissent encore de larmes.

—Eh ben! petit, tu ne réponds pas?—Ah! monsieur, auriez-vous vu mon frère?...—Qu’est-ce qu’il fait, ton frère? quel âge a-t-il? est-ce qu’il demeure dans ce quartier? C’est peut-être une de mes pratiques?—Mon frère a sept ans, il s’appelle Pierre, il est Savoyard comme moi; nous sommes arrivés d’hier seulement à Paris; nous venons de chez nous, de Vérin, auprès de l’Hôpital; notre père est mort il y a quelques mois, et notre pauvre mère ne pouvait plus nous nourrir, car nous avons encore un frère, le petit Jacques, qui est resté avec elle. Il a bien fallu partir; mais j’avais promis à ma mère de ne jamais quitter mon frère et de toujours veiller sur lui, parce qu’il n’est pas aussi hardi que moi. Hier, en arrivant à Paris, nous nous sommes arrêtés devant un monsieur bien mis, qui avait deux domestique et qui offrait de manger un enfant et de lui donner douze sous s’il se laissait faire... Moi j’ai cru que c’était pour rire...—Par Dieu! mon garçon, tu avais raison, c’était un faiseur de tours qui voulait se moquer des imbéciles qui l’écoutaient!—Il a choisi mon frère, et moi je lui ai dit tout bas:—Laisse-toi faire... c’est pour jouer. Cependant il a fait déshabiller Pierre, il lui a coupé les cheveux, et puis ensuite il a sauté sur lui en faisant une grimace si horrible que Pierre a eu peur et qu’il s’est sauvé sans penser à moi. J’ai voulu le rattraper, j’ai couru bien longtemps! mais je ne l’ai pas retrouvé! Enfin, il faisait nuit, et j’étais si las que je me suis couché devant cette porte, où j’ai dormi jusqu’à présent.

A mesure que je parlais, je lisais dans les traits du porteur d’eau l’intérêt et l’attendrissement. Quand j’ai fini, il passe sa main sur ses yeux, et me considère encore pendant quelques instants.

—Tu n’as pas menti, petit?—Oh! non, monsieur, je ne mentirai jamais, je l’ai promis à ma mère.—Et que comptes-tu faire ce matin?—Chercher mon frère... Il faut bien que je le retrouve...—Ça n’est pas aussi facile que tu le crois!... Paris est une ville bien grande!... Et dans quel quartier as-tu perdu ton frère?—Mon Dieu! je n’en sais rien, monsieur... C’était une grande place... entourée de maisons...—Ah! ce n’est pas ça qui mettra sur la voie... Mais, au fait, arrivés d’hier, ces pauvres enfants ne peuvent connaître aucun quartier...—Est-ce que je ne le retrouverai pas, monsieur?—Dame! ça sera peut-être long!... Et pendant que tu chercheras ton frère, tu ne pourras pas travailler. As-tu de l’argent pour vivre?—Mon Dieu, non, monsieur, mais j’en suis bien content!—Pourquoi cela?—C’est que nous avions encore sept sous, et au moins, c’est mon frère qui les a!

Le porteur d’eau passe encore sa main sur ses yeux, puis il me donne une petite tape sur la joue en ma disant:—Tu es un bon garçon... tu aimes bien ton frère; mais console-toi, mon petit, il ne faut pas toujours pleurer, ça n’avance à rien. Tu n’as pas déjeuné, tu dois avoir faim?—Oui, monsieur, car je n’ai pas mangé depuis hier trois heures; mais je vais aller crier dans la rue, on me fera ramoner, et puis je déjeunerai.—Ah! oui! tu crois qu’on trouve comme cela tout de suite une cheminée pour son déjeuner! Mais, mon petit, il y a diablement de ramoneurs à Paris, et avec ton estomac vide tu ne pourras pas crier bien fort. Allons, allons, monte avec moi... Il n’est que cinq heures et demie... D’ailleurs, les pratiques attendront un peu, voilà tout.

En disant cela, le brave homme se débarrasse de ses seaux, qu’il laisse dans un coin de l’allée, puis il monte l’escalier en me faisant signe de le suivre. Je grimpe derrière lui; l’escalier n’est pas large, et on ne voit pas très-clair, mais je me tiens à la rampe. Nous montons jusqu’au haut de la maison, et lorsqu’il n’y a plus de marches, mon conducteur s’arrête enfin et frappe à une porte en criant:—Manette! Manette!... Allons, dépêche-toi!

Une petite fille, qui me paraît être de mon âge, nous ouvre la porte. Elle n’est pas mise comme celle qui a dormi dans notre chaumière; ses traits ne sont pas aussi délicats, et ses vêtements sont grossiers; mais elle a des yeux si vifs, une figure si ronde, des joues si fraîches et un air si gai, que l’on a du plaisir à la regarder.

—Tiens!... c’est toi, papa, s’écria Manette en nous ouvrant; puis elle me regarde avec étonnement.—Allons, ma petite, dit le porteur d’eau en me faisant entrer chez lui, cherche vite ce que nous avons de reste de déjeuner et donne à manger à ce petit, qui doit en avoir besoin.

Pendant que la petite fille fait ce que lui dit son père, je regarde autour de moi: l’appartement du porteur d’eau me rappelle un peu notre chaumière, l’ameublement n’est guère plus élégant. Nous sommes dans une grande pièce dont la moitié est mansardée; au fond est un grand lit, puis, des ustensiles de ménage; à gauche, j’aperçois un petit cabinet avec une croisée et un autre lit, et j’ai vu tout le logement de mon protecteur.

Manette a mis sur une table du pain, du fromage et du bœuf; je ne me fais pas prier pour manger: à huit ans, si le chagrin fait oublier l’appétit, il ne l’ôte pas entièrement.—Oh! comme il avait faim! dit la petite en me regardant manger; et son père sourit en répétant:—Ce pauvre garçon!...

Mais, au milieu de mon déjeuner, je m’arrête... Une pensée subite ne me permet plus de continuer:—Si Pierre n’avait pas de quoi déjeuner, lui!... dis-je en levant les yeux au ciel—Ne crains rien, mon petit, me dit le porteur d’eau, on ne le laissera pas non plus mourir de faim; d’ailleurs n’a-t-il pas sept sous?...

—Je l’avais oublié, mais ce souvenir me rend l’appétit.—Écoute, mon garçon, me dit le père de Manette lorsque j’ai fini de me restaurer, je m’intéresse à toi... Ta figure franche, ton attachement pour ton frère... pour tes parents... Enfin, je veux t’être utile, si je puis. Je ne suis pas de ton pays: je suis Auvergnat, moi; mais, en Auvergne, nous sommes de braves gens aussi!... Et le père Bernard est connu comme tel dans le quartier; ma réputation est nette comme ce verre... Je ne suis pas riche, je n’ai plus de tonneau!... La maladie de feu ma pauvre femme m’a coûté de l’argent!... Mais je puis te loger sans que cela te coûte rien. Tiens, vois-tu cette soupente?... c’est là où couchait mon frère... Il est reparti pour le pays il y a six mois; eh ben! je te mettrai là un matelas, de la paille fraîche!... Eh! morbleu! tu seras couché comme un prince... tu travailleras de ton côté; puis, tu mangeras chez nous. Je n’ai avec moi que Manette, qui a huit ans, mais qui commence déjà à savoir faire la soupe; et puis il y a une voisine qui se charge de notre cuisine; si tu retrouves ton frère, il viendra loger avec toi!... La soupente est assez grande pour vous deux. Eh ben! petit, cela te convient-il?

—Oh! oui, monsieur, vous êtes bien bon! dis-je au père Bernard, mais je voudrais bien retrouver Pierre!...—Tu le chercheras tout en travaillant; de mon côté, je vais demander partout, m’informer dans chaque quartier...—Ah! monsieur, je vous en prie, n’y manquez pas!...—Sois tranquille, mon petit, et console-toi. Mais voilà six heures, il faut que j’aille emplir mes seaux... Descends avec moi, je vais te montrer comment on ouvre la porte de l’allée... Et si tu te perdais dans Paris, tu demanderais la Vieille rue du Temple, auprès de la rue Saint-Antoine... Le père Bernard! D’ailleurs tu reconnaîtras bien la maison.

Je reprends mon sac, mon grattoir, je fais un petit signe de tête à Manette, qui me rend cet adieu en souriant, comme si nous avions déjà passé six mois ensemble. Je descends derrière le bon porteur d’eau; j’ai toujours le cœur bien gros, la figure bien triste; et le brave homme, qui s’en aperçoit, me répète à chaque instant:—Allons, prends courage, petit, tu retrouveras ton frère!... et d’ailleurs, il y a une Providence; elle a veillé sur toi, elle en fera autant pour lui.

—C’est vrai, me dis-je tout bas, et puis Pierre a sept sous! et avec cela on va loin.

—A propos, me dit le père Bernard quand nous sommes dans l’allée, je ne t’ai pas encore demandé ton nom?—Je m’appelle André... et mon frère Pierre.—Oh! ton frère! je le sais... André, regarde bien notre porte, notre rue, Vieille rue du Temple, entends-tu?... Suis tout droit, tu iras au boulevard: ne va pas te perdre aussi, et ne reviens pas trop tard, mon garçon; dès que le jour baisse, il faut rentrer manger la soupe. Va, mon petit; moi, je vais faire mes pratiques et m’informer de ton frère.

Le père Bernard me quitte, et me voilà seul dans la rue. Je ne m’éloigne qu’après avoir bien examiné l’extérieur de la maison où l’on vient de me donner un asile. Mon pauvre frère! me dis-je en marchant, si je te retrouvais, que nous serions heureux chez ce bon porteur d’eau, qui veut bien nous loger pour rien! Allons, ne pleurons plus; je le retrouverai. Pierre a sept sous... il a de quoi vivre quelque temps; d’ailleurs il est gentil, Pierre, et sans doute il aura trouvé aussi quelqu’un qui l’aura logé pour rien.

J’avance dans cette ville, où je ne suis que depuis vingt-quatre heures; mais déjà tout ce qui frappe ma vue a perdu une partie de son charme de la veille. Je vois maintenant d’un œil indifférent ces belles boutiques, ces étalages brillants, ces beaux boulevards et toutes ces curiosités que je ne pouvais me lasser d’admirer hier. Mais mon frère n’est plus auprès de moi pour partager mon plaisir!... C’est lui que je cherche partout où je vois du monde rassemblé. A peine si j’ai le courage de crier de temps en temps:—Ramoner la cheminée!... et cependant la journée s’écoule, et je n’ai rien gagné. J’aperçois des enfants de nos montagnes qui jouent entre eux, ou courent en dansant devant les passants pour en obtenir quelque chose; mais je n’ai point envie de les imiter, il me serait impossible de danser maintenant, et d’ailleurs, je ne chercherai jamais à obtenir quelque chose à force d’importunités, quoiqu’on m’ait dit cependant que c’était comme cela que l’on faisait fortune à Paris.

Au milieu du boulevard j’entends le son du cor, de la clarinette et des tambours... C’était une musique comme celle que faisaient les domestiques noirs de ce beau monsieur qui mangeait du marbre et des enfants. Je cours du côté de la musique... J’aperçois un monsieur habillé en Turc qui porte une énorme pièce de bois sur le bout de son nez. Ah! l’on avait bien raison de me dire qu’à Paris on voyait des choses extraordinaires. Mais, dans tout ce monde qui se regarde, je ne trouve pas mon frère; et comme le Turc annonçait qu’il allait enlever un enfant par les cheveux sans le faire crier, je prends mes jambes à mon cou, de crainte qu’il ne lui prenne envie de me choisir pour amuser la société.

Le jour baisse, il faut retourner chez le père Bernard. Je demande la Vieille rue du Temple. Une fois dedans, je retrouve facilement la maison; mais quand je suis dans l’allée, je songe que je n’ai rien gagné de la journée, et je n’ose plus monter l’escalier. Cependant mon estomac crie: le porteur d’eau est si bon! ils m’attendent peut-être; il faut toujours rentrer pour me coucher, je n’ai pas besoin d’argent pour cela. Je monte donc, je pousse la porte, et je vois le père Bernard et Manette déjà assis devant une table sur laquelle est le dîner, qui sert aussi de souper, parce qu’on se couche de bonne heure, afin d’être levé de grand matin.

—Arrive donc, André, nous t’attendions, me dit le porteur d’eau; je commençais à craindre que tu n’eusses oublié le nom de notre rue. Et puis, ce Paris est si grand! il faut de l’habitude pour marcher dans toutes ces rues et à travers ces voitures, qui ne se gênent pas pour écraser le pauvre monde.

J’entre d’un air honteux, et je vais m’asseoir dans un coin de la chambre quoique l’odeur du dîner redouble ma faim.

—Eh bien! qu’est-ce que tu vas faire là-bas, petit? est-ce que tu ne vois pas que nous dînons?—Oh si! je le vois bien...—Pourquoi donc ne viens-tu pas te mettre à table?—C’est que... je n’ai pas faim, monsieur Bernard.—Tu n’as pas faim? tu as donc dîné en chemin?—Non... je n’ai rien mangé.—Et tu n’as pas faim? C’est bien drôle, ça!

Le porteur d’eau m’examinait, et mes yeux, qui se tournaient souvent vers le dîner, ne lui paraissaient pas d’accord avec ma bouche.—Morbleu! je veux que tu dînes, moi, reprend-il au bout d’un instant: faim ou non, tu mangeras.

—Mais, c’est que... c’est que... je n’ai rien gagné de la journée! dis-je en m’avançant lentement vers la table. A ces mots, le père Bernard court à moi, me porte sur une chaise à côté de la sienne.—Comment, petit imbécile, c’est pour ça que tu ne voulais pas dîner!... Est-ce ta faute, si tu n’as rien trouvé à faire? n’en faut-il pas moins que tu dînes? et tant que j’en aurai pour moi et ma fille, n’y en aura-t-il pas aussi pour toi?... Mange! mange, morbleu! et ne t’avise plus de me dire encore de pareilles bêtises, ou je te donnerai des coups pour te rendre l’appétit.

Et le brave homme me bourre de soupe, de pain, de bonne chère; il m’étoufferait si je le laissais faire, tant il a peur que je ne satisfasse pas mon appétit.

—Mon garçon, me dit-il, dans tous les états il y a de bons et de mauvais jours. Tu arrives au commencement de l’automne: la saison n’est pas encore bonne pour les cheminées; mais quand tu connaîtras mieux Paris tu feras des commissions, tu porteras des lettres. Quand on est intelligent et honnête on parvient à gagner de l’argent. Mais, je te le répète, plus de façons comme aujourd’hui; tant mieux quand tu auras été heureux! tant pis quand tu auras fait chou-blanc! nous n’en serons pas moins tes amis... Rappelle-toi, mon petit, que je t’ai offert un asile sur ta bonne mine et ton amour pour tes parents, et que je ne t’ai pas demandé si ta bourse était bien garnie.

J’embrasse ce bon Auvergnat qui me témoigne tant d’amitié; et dans ses bras je sens que je ne suis plus seul à Paris. Manette vient aussi se jeter sur le sein de son père; tout en l’embrassant, elle me sourit. Je lis dans ses yeux qu’elle veut m’aimer aussi, et je la regarde déjà comme ma sœur. Les bonnes gens! que je suis heureux de les avoir rencontrés!... Ah! mon pauvre frère, puisses-tu, comme moi, t’être endormi devant quelque allée obscure, demeure de l’ouvrier honnête et laborieux! cela vaut bien mieux que de se coucher sous le portique d’un palais, d’où vous chassent le matin des valets insolents.

Le soir, le père Bernard me donne quelques renseignements sur Paris, sur les quartiers voisins. Je l’écoute avec attention, car je veux profiter de ses avis afin d’être bien vite en état de gagner de l’argent comme commissionnaire. Il s’est informé de mon frère dans toutes les rues où il a été; mais ainsi que moi, il n’en a appris aucune nouvelle. Où donc Pierre s’est-il fourré?

Quand on a porté de l’eau toute la journée, on a besoin de repos le soir. Bientôt le père de Manette fait signe à la petite, qui va se coucher dans le cabinet; je monte à la soupente, où l’on m’a arrangé un lit; j’avais dormi la veille sur le pavé; on doit juger si je me trouvai bien dans ma nouvelle chambre à coucher.

Le lendemain en m’habillant, je laissai sortir de dessous ma veste le médaillon que je portais toujours sur moi; j’avais oublié de parler de ce portrait au père Bernard. Il aperçoit le bijou, sa figure se rembrunit, et il me fait sur-le-champ signe d’approcher, tandis que Manette tend le cou et ouvre de grands yeux pour mieux regarder le portrait.

—Qu’est-ce que cela, petit? d’où cela te vient-il? depuis quand as-tu ce bijou? et pourquoi ne m’en as-tu pas parlé?

Je m’empresse de raconter au porteur d’eau l’histoire du portrait. A mesure que je parle, ses traits reprennent leur expression de bonté habituelle; et quand j’ai fini, il m’embrasse en me disant:—Pardon, mon petit; c’est que, vois-tu, la vue de ce bijou... Allons, tu es un brave garçon.

Manette grille de considérer à son aise le portrait; je l’ôte un moment, et le donne à son père. Tous deux l’examinent longtemps. La jolie dame! dit Manette, la jolie figure!... la belle robe!...—Oui, dit le porteur d’eau en me rendant le bijou, c’est une belle femme, mais il y en a tant dans Paris, et qui sont mises comme cela! Va, mon cher André, je crois bien que le portrait te restera; car tu pourrais habiter Paris pendant vingt ans sans rencontrer celui ou celle à qui il appartient.

—Moi, je conserve l’espérance de trouver le petit monsieur borgne, et je remets précieusement le médaillon sous ma veste. Puis je sors avec le père Bernard pour commencer ma journée et chercher encore mon frère.

Je ne suis pas plus heureux du côté de Pierre; mais du moins j’ai eu deux cheminées à ramoner, et je rentre tout fier présenter au porteur d’eau le fruit de mon travail. Il le prend en souriant et me dit: Au bout de l’année, mon garçon, je te donnerai ce qui te restera pour ta mère.

Cet espoir double mon courage; en peu de temps je connais différents quartiers de Paris; j’ai de la mémoire; on me trouve de l’intelligence, et on m’emploie souvent. Plus d’un beau monsieur me donne à porter un billet bien plié, et qui sent le musc ou la rose.—Va, cours, me dit-on; tu demanderas la dame: si c’est un monsieur qui t’ouvre la porte, tu diras que tu viens voir si l’on a des cheminées à faire ramoner, et tu ne montreras pas la lettre!... Ne va pas faire des gaucheries!... Je fais exactement ce qu’on me dit; quand je rapporte une réponse, les beaux messieurs se montrent généreux; quand je n’en ai pas, je reçois peu de chose; et quand je rapporte la lettre, je ne reçois quelquefois que des reproches. Les jeunes filles sont plus justes; elles me payent toujours, lors même que la réponse paraît les affliger; mais elles m’accablent de questions; et il faut une grande mémoire pour les satisfaire:—Y était-il?—Lui as-tu remis la lettre à lui-même?—Que faisait-il?—Que t’a-il dit?—Était-il seul?—A-t-il eu l’air content en la lisant? Telles sont les questions que ne manque jamais de m’adresser la demoiselle ou la dame qui vient de me faire porter une lettre à un monsieur.

Le temps s’écoule; près de Manette et de son père je serais heureux si le souvenir de mon frère ne revenait souvent troubler ma joie; je n’ai pu le découvrir; le père Bernard n’a pas été plus heureux; et cependant nous l’avons cherché dans tous les quartiers de Paris. Je n’ai point osé apprendre cet événement à ma mère; d’ailleurs, ce n’est qu’au retour du printemps que je puis lui envoyer mes épargnes, et le bon porteur d’eau me dit qu’il est inutile de l’affliger d’avance, et que peut-être Pierre lui donnera de ses nouvelles de son côté.

Je suis les conseils de celui qui me traite comme son fils; les enfants de nos montagnes ont pour habitude de ne donner de leurs nouvelles que lorsqu’il se présente une occasion. Malheureusement je ne sais pas écrire, c’est un de mes chagrins; mais le père Bernard, qui n’en sait pas plus que moi, prétend que cela n’est pas nécessaire pour faire son chemin, et qu’avec une langue on s’explique aussi bien qu’avec une plume. Oui, sans doute, quand on veut rester ramoneur ou commissionnaire toute sa vie... mais pour faire fortune!...

—Tu as de l’ambition, André, me dit quelquefois le porteur d’eau. Tu voudrais, je crois, devenir un grand seigneur...—Ah! je voudrais seulement devenir riche afin de rendre heureux ma mère, mes frères et vous, père Bernard, ainsi que Manette...—Bon, mon garçon, nous sommes bien comme nous sommes. Il ne faut pas toujours envier ceux qui sont au-dessus de nous!

Le brave porteur d’eau a de la philosophie, parce qu’il n’est pas ivrogne et qu’il se contente de peu; mais Manette aimerait bien avoir une jolie robe, des souliers au lieu de sabots, et je lui promets de lui donner tout cela quand je serai riche.

Ma bonne mère m’avait dit que le médaillon ferait mon bonheur; cependant je l’ai toujours, et je ne peux découvrir ceux auxquels il appartient. Souvent le dimanche, lorsque je rentre de meilleure heure, je m’amuse à considérer le portrait; alors Manette vient se placer derrière, pour le voir aussi tandis que son père me dit:—Oui, regarde-le bien!... C’est tout ce que tu en retireras.

L’été est revenu. Le père Bernard connaît un brave homme qui se rend en Savoie: je puis donner de mes nouvelles à ma mère... je puis lui envoyer le fruit de mon travail. C’est le porteur d’eau, auquel chaque jour je donne mon argent, dont il ne prend que ce qu’il juge convenable pour ma nourriture, qui me présente un petit sac de cuir: je l’ouvre... il contient cent dix francs... quelle somme! je n’en puis revenir! J’ai tout cela à envoyer à ma mère!... Je ne me sens pas de joie... Ah! si la nouvelle de ma séparation d’avec Pierre lui cause du chagrin, j’espère du moins que ceci pourra l’adoucir.

Je ne veux rien garder pour moi, quoique Manette me dise qu’il faut m’acheter une veste et un pantalon pour les dimanches. Non, non: je me trouve bien comme je suis; je me sens si heureux de pouvoir envoyer tant d’argent! d’ailleurs je vais en gagner encore davantage. La vue de mes épargnes redouble mon ardeur pour le travail. Je veux me lever plus tôt, me coucher plus tard...—Et te rendre malade, me dit Manette: car on pense bien que nous n’avons pas été longtemps sans nous tutoyer; à notre âge, c’est si naturel! C’est une bien bonne fille que Manette, elle aussi sera bonne travailleuse; elle n’a que neuf ans, et déjà c’est elle qui a soin de notre petit ménage. Toujours gaie, toujours chantant, Manette a sans cesse le sourire sur les lèvres. Leste, vive, laborieuse, elle descend en une minute les six étages de la maison quand il s’agit de faire quelque chose qui peut être agréable à son père. Ne se plaignant point de la fatigue, ne montrant jamais d’humeur, Manette nous attend tous les soirs en travaillant, et va en sautant apprêter notre petit repas. Un baiser de son père la paye de ses peines, et lui fait oublier l’ennui de la journée: car elle doit s’ennuyer toute seule dans notre mansarde; mais le père Bernard ne veut pas qu’elle aille courir chez les voisins, et Manette est obéissante.

Pour se divertir le soir elle me prie de lui chanter les chansons de mon pays; et, de son côté, elle danse devant moi les bourrées d’Auvergne, riant, frappant des pieds et des mains pour marquer la mesure. Manette est alors aussi contente que si elle dansait à la guinguette; et moi je crois en la regardant être encore dans nos montagnes entouré de nos bons parents.

C’est en nous livrant au travail, en nous délassant par des plaisirs aussi simples que nous passons encore une année de notre enfance. Ma mère m’a donné de ses nouvelles; cette bonne mère craint que je ne me prive de tout pour elle, elle ne veut plus que je lui envoie d’argent de longtemps. Elle n’a point reçu de nouvelles de Pierre, et m’engage à faire de nouveau tous mes efforts pour le retrouver. Enfin, elle me prie de témoigner toute sa reconnaissance à l’homme généreux qui m’a recueilli à mon arrivée à Paris.

Je n’avais pas besoin des ordres de ma mère pour continuer à chercher mon frère; il ne se passe point de jour où je ne tâche d’obtenir quelques nouvelles de lui.

Mais le temps, qui adoucit toutes les peines, a dissipé ma tristesse, j’ai retrouvé ma gaieté; et comment pourrais-je être triste près de Manette, qui, à dix ans, est déjà si espiègle, si bonne!... Chère Manette!... une sœur pourrait-elle m’aimer davantage? Quand elle me voit rêveur, elle vient tourner, sauter autour de moi; elle me pousse le bras, me prend la main pour me faire danser avec elle.

—Ne sois donc pas chagrin, André, me dit-elle, tes gros soupirs ne te feront pas retrouver plus vite ton frère!... Viens danser avec moi; cela vaudra bien mieux que de rester là sans rien faire. Obéissez-moi, monsieur, ou je ne vous aimerai plus.

Je cède aux désirs de Manette, d’abord pour lui faire plaisir, et bientôt parce que j’en goûte aussi avec elle. A dix ans le chagrin s’oublie si vite!

Chaque jour Manette devient plus gentille; ses yeux bleus sont pleins de franchise, de gaieté; sa bouche, un peu grande, est garnie de dents blanches et bien rangées; ses cheveux châtains forment sur son front des boucles naturelles, et les belles couleurs de ses joues annoncent le contentement et la santé.

De mon côté, j’entends dire souvent par les bonnes qui viennent me chercher à ma place:—Comme il devient gentil, cet André!... comme il grandit!... cela fera un bien joli garçon.

Ces doux propos me font rougir, mais l’instant d’après je les oublie, et je ne songe point à en tirer vanité, car je me rappelle que dans mon pays on se moquait des jeunes gens qui s’occupaient trop de leur figure, et que mon père me disait:—André, un garçon qui se mire est digne de porter des jupons et un bonnet.

Cependant, lorsque le soir nous dansons, Manette et moi, quelque bourrée des montagnes, le père Bernard sourit en nous regardant, et je l’entends dire à demi-voix:—Ils seront, morgué! gentils tous les deux.

CHAPITRE XI

RENCONTRE, ACCIDENT.—NOUVEAU PROTECTEUR.

J’ai déjà onze ans et quelques mois; j’ai fait deux autres envois d’argent à ma mère, et ils étaient plus considérables que le premier. Ma bonne mère me fait savoir que, grâce à moi, elle ne manque de rien; que Jacques est un bon garçon, quoique un peu trop enclin à dormir et à manger, et qu’elle serait bien heureuse si je pouvais lui donner des nouvelles de Pierre. Hélas! je le voudrais bien!... mais je ne suis pas plus instruit que le lendemain de mon arrivée à Paris, et je crains que mon pauvre frère ne soit mort; s’il vivait, il aurait donné de ses nouvelles au pays.

Je viens de faire une commission dans un quartier éloigné de notre demeure; il est près de cinq heures du soir; je double le pas, car Manette me gronde lorsque je reviens tard; elle dit que, quand on a bien travaillé depuis le point du jour, on ne doit point oublier l’heure du dîner. Cette bonne Manette!... elle a toujours si peur que je tombe malade!...

Je suis sur les boulevards. Au coin de la rue Richelieu un cabriolet élégant s’arrête sur la chaussée; un monsieur en descend et entre dans une grande maison. J’ai porté mes regards sur ce monsieur... Quel souvenir me frappe! ce n’est point une illusion, c’est bien lui!... c’est cet homme qui a passé une nuit chez nous!... Oh! je le reconnais; et, quoiqu’il y ait quatre ans de cela, ce monsieur est toujours aussi laid qu’il était alors. Voilà son œil couvert d’un taffetas noir, sa petite queue, son corps maigre, sa démarche penchée; c’est bien lui!... quel bonheur, je l’ai enfin rencontré!

Mais ce monsieur est entré dans une maison... je ne le vois plus; que vais-je faire?... L’attendre; il faut bien qu’il sorte, son cabriolet est là. Oh! certes, je l’attendrai, dût-il rester jusqu’au lendemain; je suis si content de pouvoir lui offrir le bijou qu’il a laissé chez nous!... Comme il sera satisfait de le ravoir! car il doit le croire perdu.

Je me plante devant la maison où est entré M. le comte... je me rappelle maintenant qu’on l’appelait ainsi. Je ne bouge pas, et j’ai les yeux fixés sur le cabriolet, dans lequel est resté un domestique, mais ce n’est pas celui qui est venu avec son maître dans notre chaumière.

Au bout d’une demi-heure, qui m’a paru bien longue, j’entends enfin marcher derrière moi; c’est ce monsieur qui sort de la maison. Le cœur me bat... je suis tout tremblant, et cependant c’est moi qui vais obliger ce monsieur; mais il a l’air si peu agréable! Je m’approche de lui cependant, et je me décide à parler.

—Monsieur... monsieur...—Laisse-moi tranquille, petit drôle...—Monsieur, c’est chez nous que... il y a quatre ans...—Veux-tu t’en aller, Savoyard! me répond le monsieur, qui ne m’écoute point et regagne son cabriolet.

—Ah! mon Dieu! le voilà qui va monter dedans! et il ne m’entend pas... je le tire par son habit: Monsieur!... de grâce, écoutez-moi...

—Comment, polisson, tu oses prendre mon habit! s’écrie-t-il en se retournant avec colère. Je ne donne rien aux pauvres... ce sont tous des fainéants. Ces petits drôles demandent un sou pour leur mère, et courent le dépenser chez le pâtissier.—Mais, monsieur, je ne vous demande rien.... au contraire, c’est moi qui vais vous donner quelque chose.

Il ne m’écoute pas; il est déjà dans son cabriolet. Il ordonne à son domestique de partir. O ciel!... il va s’éloigner, et peut-être ne le rencontrerai-je plus!... Je veux m’attacher à la voiture, je tâche de me faire entendre...—Gare! gare! crie le valet. Je ne l’ai pas écouté... le cheval part... Je tenais encore le brancard... Je ressens une forte secousse, je suis renversé, je me sens blessé à la tête... mon sang coule... j’ai jeté un cri que m’arrache la douleur... et je n’ai plus la force de me relever.

En un instant je suis entouré de monde... On me regarde, on me tâte... on crie après le maître du cabriolet, après le cheval, après le domestique; on me plaint, on fait des discours, des réflexions sur le danger que les piétons courent dans Paris, mais on ne me secourt point. Un jeune homme perce la foule en s’écriant:—C’est son cabriolet!... Il n’en fait pas d’autres!... et il prend le grand trot au lieu de secourir celui qu’il a blessé.

Ce jeune homme s’approche de moi, m’examine avec intérêt en disant:—Pauvre petit!... un Savoyard... peut-être le soutien de sa mère... sans eux Adolphine ne serait plus, sans eux il périssait lui-même au fond d’un précipice!... et voilà sa reconnaissance... Ah! pauvre enfant! je veux réparer le mal qu’il t’a fait!...

Ce monsieur a envoyé chercher une voiture; il s’assure que je ne suis blessé qu’à la tête; on me porte dans le fiacre; le monsieur y monte avec moi, il ordonne au cocher d’aller doucement. Malgré cela le mouvement de la voiture augmente ma douleur, je perds connaissance... mes yeux se ferment, je ne vois plus, je n’entends plus rien.

En revenant à moi, je me trouve couché dans un bon lit, entortillé dans de belles couvertures, et sous de beaux rideaux bleus et blancs, qui se croisent et forment des bouffettes au-dessus de ma tête. Je crois rêver... je me retourne... une glace placée au fond du lit répète mon image; je me vois... je me regarde... je me souris... je me fais la grimace... Oh! c’est bien moi qui suis dans ce beau lit; on m’a mis sur la tête un fichu de soie; en dessous j’ai des linges, un bandeau qui me serre fortement; j’y veux porter la main... je sens que j’ai mal à cette place. Je me rappelle ma blessure, ma chute sur la chaussée... Oh! je me souviens de tout maintenant.

Mais chez qui suis-je donc?... Quels sont les êtres généreux qui m’ont secouru? Ce sont au moins des princes? Tout ce qui m’entoure est superbe: cette glace, ces draperies... Mais je voudrais bien voir dans la chambre. Le rideau est fermé, tâchons de le tirer; je sens que je suis bien faible, et j’ai de la peine à avancer mon bras.

Je parviens cependant à écarter un peu ce qui me cache l’appartement, je puis en voir une partie... Oh! que cela me semble joli!... des tableaux, des portraits!... des hommes, des femmes en grandeur naturelle, puis des campagnes, de charmants paysages, et tout cela entouré de bordures en or! Je suis sans doute chez un seigneur, et celui-là est aussi bon que Bernard le porteur d’eau. Mais mon père adoptif et sa fille savent-ils où je suis? ont-ils de mes nouvelles?... O ciel! s’ils m’attendent encore, quelle doit être leur inquiétude! Pauvre Manette, sans doute elle me croit perdu, tué!... et son père me cherche partout.

Cette idée m’arrache un soupir. J’entends du bruit; une vieille femme entre dans la chambre où je suis, et regarde doucement du côté du lit.—Ah!... enfin, il a repris connaissance, dit-elle. Pauvre petit!... C’est bien heureux!... Que monsieur sera content quand il reviendra!...

—Madame!... madame!... dis-je d’une voix faible. La bonne femme vient aussitôt s’asseoir près de mon lit en me faisant signe de me taire.—Chut! mon enfant, il ne faut pas parler... cela vous ferait du mal... Le médecin l’a dit: votre blessure est grave, mais avec de grands soins et du repos on vous guérira. Allons, allons, je vois dans vos yeux l’impatience... vous voulez savoir où vous êtes, c’est naturel; écoutez-moi: C’est M. Dermilly, mon maître, qui vous a secouru lorsque le cabriolet de M. le comte Francornard vous eut jeté par terre... ce M. Francornard n’en fait jamais d’autres... encore l’autre jour, il a renversé la boutique d’une marchande de sucre d’orge... mais elle les lui a fait tous payer: aussi, il les a fait ramasser par son domestique; et, pendant huit jours, ses chiens n’ont mangé que du sucre d’orge... Voilà ce que c’est que de vouloir conduire un cabriolet quand on n’a qu’un œil! je vous demande s’il peut voir en même temps à droite et à gauche! Après cela, mon enfant, il y avait peut-être de votre faute... les petits garçons n’écoutent jamais lorsqu’on crie Gare! et il semble qu’ils se fassent un plaisir de couper la rue quand ils voient venir une voiture...—Ah! madame...—Chut! mon enfant, je ne dis pas que vous ayez fait cela... Enfin M. Dermilly vous a fait porter dans un fiacre et conduire ici. C’est un peintre très-distingué que M. Dermilly, et un homme fort sensible!... trop sensible même!... car...—Mais, madame, depuis quand?...—Silence! mon ami, le docteur ne veut pas que vous parliez; je puis bien parler pour vous et pour moi. Monsieur comptait d’abord ne vous garder chez lui que le temps de vous donner les premiers secours, il pensait que nous pourrions découvrir votre demeure et faire prévenir vos parents; car vous êtes ici depuis hier, mon petit homme...—Hier!... ô mon Dieu! et le père Bernard, et Manette!...—Ah! quel bavard que ce petit garçon!... voyez s’il pourra se taire!... vous vous rendrez plus malade, mon enfant... Je disais donc que monsieur s’occupait déjà de savoir à qui vous apparteniez, lorsque en vous ôtant votre veste toute pleine de sang, nous avons trouvé sur votre poitrine un portrait pendu après un ruban!... oh! dès que monsieur l’a vu, il a poussé un cri de surprise... des exclamations!... des phrases!... et puis il s’est emparé de la miniature sans me permettre de la regarder. Il faut que ce soit un portrait bien précieux, car monsieur ne se serait pas extasié devant une croûte. Il n’en revenait pas d’avoir trouvé cela sur vous; il s’écriait: Où l’a-t-il eu? pourquoi le porte-t-il? et mille autres choses semblables. Il aurait bien désiré que vous pussiez lui répondre; mais, pauvre petit, vous étiez dans un bien triste état! Enfin, monsieur a voulu que vous fussiez couché dans son lit; il a déclaré que vous ne sortiriez de chez lui que parfaitement guéri. Il a couché cette nuit dans la petite chambre à côté, et tous les quarts d’heure il venait voir comment vous alliez. Forcé de sortir un moment ce matin, il m’a bien recommandé de ne point vous quitter une minute. Voilà ce qui vous est arrivé, mon ami, j’espère que vous n’êtes pas trop malheureux, et que, pour guérir plus vite, vous serez sage et ne parlerez pas.

A la fin du discours de la vieille bonne, j’ai mis la main sur ma poitrine. Je ne trouve plus le médaillon que je portais sans cesse; il ne m’avait pas quitté d’une minute depuis mon départ de chez ma mère. Mes yeux se remplissent de larmes, et je dis d’une voix entrecoupée:

—Madame, rendez-moi le portrait... je vous en prie...—Je vous ai dit, mon enfant, que c’était mon maître qui l’avait; il vous le rendra!... n’avez-vous pas peur! Comme ces petits garçons sont méfiants!...—Ah! madame, maman m’avait tant recommandé de ne point le perdre!...—Il n’est point perdu, puisque c’est monsieur qui l’a. Est-ce le portrait de votre mère? de votre sœur? de votre père?... Je crois que c’est un portrait de femme, mais je n’ai pas eu le temps de bien voir... et je n’avais pas mes lunettes.

J’allais répondre à la vieille bonne, lorsque nous entendons du bruit dans la pièce voisine.

—Voilà monsieur! s’écrie-t-elle.

Au même instant, je vois entrer un monsieur de vingt-huit à trente ans, d’une figure aimable et douce; je le reconnais pour celui qui s’est approché de moi sur le boulevard.

—Eh bien! comment va-t-il? demande-t-il en entrant à la bonne.—Oh! monsieur, il a repris sa connaissance; et, si je le laissais faire, il bavarderait comme une pie!... Mais je suis là pour faire respecter l’ordonnance du médecin.—Pauvre petit! Que ses yeux sont expressifs!... quelle candeur et quelle finesse dans les traits!...—Il est certain que cela ferait un joli Amour... Et monsieur qui cherchait l’autre jour un modèle pour faire le fils de madame Andromaque dans son tableau de l’histoire ancienne, il me semble que ce petit garçon...—Laissez-nous, Thérèse, je vous appellerai si j’ai besoin de vous...—Oui, monsieur. Et la vieille bonne s’éloigne en répétant entre ses dents que je ferais à merveille le fils de madame Andromaque.

—Eh bien! mon ami, comment vous trouvez-vous? me dit le monsieur, qui est venu s’asseoir auprès de moi.—Je suis bien, monsieur... Je n’ai mal qu’à la tête. Je vous remercie de tout ce que vous avez fait pour moi.—Vous ne me devez point de remercîment, mon petit ami; j’ai dans l’idée que je ne fais qu’acquitter une dette sacrée... Vous sentez-vous assez de force pour me répondre sans trop vous fatiguer?—Oh! oui, monsieur; je puis bien parler.—Dites-moi alors de quel pays vous êtes et depuis quand vous habitez Paris.

Je conte mon histoire au monsieur. Il m’écoute avec beaucoup d’attention; il paraît prendre un grand intérêt à tout ce que je dis. Il est touché du chagrin que je ressens encore d’avoir perdu mon frère; et quand j’en viens au père Bernard et à Manette, il s’écrie:—Le brave homme! les bonnes gens! Mais ce portrait que vous portez sur vous, d’où vient-il? l’avez-vous trouvé? vous l’a-t-on donné? Dites la vérité, mon ami. Ah! vous ne savez pas quel intérêt j’ai à connaître cette circonstance.

Je raconte alors comment des voyageurs se sont arrêtés dans notre chaumière; je n’oublie rien sur le monsieur, son valet et la petite fille endormie. A mesure que je parle, je vois le plaisir, l’attendrissement se peindre dans les yeux de celui qui m’écoute; mais quand j’en viens à la blessure que s’est faite mon père en courant la nuit pour M. le comte, quand je dis que, pour prix de son dévouement en arrêtant la voiture qui roulait vers un précipice, le vieux monsieur lui a donné un petit écu, alors le jeune peintre ne peut plus se contenir: il se lève, court comme un fou dans la chambre en s’écriant:—Est-il bien possible!... Quel cœur sec!... quelle âme ingrate!... chère Caroline!... Et voilà l’époux qu’on t’a donné! Sans le père de cet enfant, tu perdais ta fille, ton Adolphine; ce pauvre homme est mort, victime peut-être des suites de son zèle, de son humanité... Mais du moins je tâcherai de rendre à son fils une partie du bien qu’il nous a fait; et si, du haut des cieux, il veille sur cet enfant, il le verra jouir du fruit de sa bonne action.

—Oui, cher petit, je prendrai soin de toi... tu ne me quitteras plus! En disant cela, ce monsieur m’embrasse; et, oubliant que je suis blessé, il serre ma tête dans ses mains. La douleur m’arrache un cri; le jeune peintre est désespéré et s’écrie:—Allons! je veux lui servir de père, et je l’étouffe à présent... et j’oublie sa blessure...—Oh! ce n’est rien, monsieur, mais je voudrais bien ravoir...—Quoi, mon ami?—Ce portrait que j’avais là... J’ai juré à ma mère de ne le donner qu’à ceux auxquels il appartient; hier seulement j’ai rencontré ce petit monsieur borgne qui s’est arrêté chez nous; je l’ai reconnu sur-le-champ; j’ai couru après lui pour lui rendre le bijou, mais il ne m’a pas écouté, il est monté dans son cabriolet, et c’est alors qu’il m’a renversé et que j’ai été blessé.

—Pauvre garçon! oui, en effet, je dois te rendre ce portrait que tu portes depuis si longtemps; mais ce n’est pas à monsieur le comte qu’il faut remettre cette image chérie, il est indigne de la posséder!... Bientôt tu verras celle... Ah! si elle était à Paris, aujourd’hui même elle aurait trouvé le moyen de te voir... Mais elle reviendra bientôt, je l’espère; en attendant, reprends ce médaillon, dont tu as été si fidèle dépositaire...

Le monsieur tire le portrait de son sein; et, après l’avoir considéré quelque temps avec amour, il le repasse à mon cou. Je me sens alors plus tranquille. Mais quelque chose me tourmente encore, et je m’écrie:—Monsieur... et le père Bernard?... et Manette?...

—Oh! tu as raison, mon ami, il faut bien vite les faire avertir... Ces bonnes gens sont dans l’inquiétude; hâtons-nous de la faire cesser. Thérèse! Thérèse!

La vieille bonne arrive.—Vite un commissionnaire, dit M. Dermilly; que l’on aille rassurer les bons amis de cet enfant.

J’ai donné l’adresse de Bernard. M. Dermilly est allé lui-même parler au commissionnaire. Depuis un quart d’heure, sa vieille bonne lui dit:—Monsieur, vous avez modèle ce matin... Votre modèle est arrivé... il y a une heure qu’il se promène en chemise dans l’atelier. C’est ce mauvais sujet de Rossignol; il est venu dans ma cuisine, le corps presque nu... me demander une croûte de pain; il dit qu’il est en Romain, qu’il représente Mutius-Cervelas. Qu’il fasse Cervelas tant qu’il voudra, ce n’est pas une raison pour qu’il vienne goûter à mon bouillon!... C’est d’ailleurs fort indécent; je vous prie, monsieur, de lui défendre de quitter l’atelier et de venir dans ma cuisine en Romain.

—Allons, allons, ne crie point, Thérèse, dit M. Dermilly en souriant, je vais travailler; toi, veille bien sur mon petit André; tu m’avertiras lorsque ces bonnes gens arriveront, je serai bien aise de les voir.

—Oui, oui, je veillerai sur lui, et je ne le ferai point parler comme vous, dit Thérèse en me tâtant le pouls lorsque son maître est éloigné. Voyez-vous, il y a de la fièvre... beaucoup plus de fièvre!... Mais on ne veut pas m’écouter... Buvez cela, petit, et dormez: cela vous fera du bien.

Dormir, cela m’est impossible maintenant: je suis encore tellement étonné de tout ce qui m’est arrivé et des bontés que ce monsieur a pour moi, que je ne puis trouver le repos dans ce beau lit sur lequel je suis si douillettement couché. Ce monsieur veut me faire du bien... me garder près de lui!... et tout cela à cause du portrait! Ma mère avait bien raison de dire qu’il me porterait bonheur! Mais Bernard, Manette, est-ce qu’il faudrait les quitter? Ah! je veux toujours les voir! Le porteur d’eau est aussi mon bienfaiteur; je n’oublierai jamais ce qu’il a fait pour moi.

J’entends des pas pesants... des sabots qui courent sur le parquet. Mon cœur tressaille... Ah! ce sont eux, j’en suis sûr. On ouvre la porte; Thérèse dit en vain: Attendez que j’aille voir s’il dort... Ne le faites pas parler, surtout! On ne l’écoute pas. Les voilà... ils sont là, près de moi!... ils m’entourent, ils me couvrent de baisers... de larmes! Qu’on est heureux d’être aimé ainsi!

—Mon père!... Manette!... voilà tout ce que j’ai la force de dire; l’émotion m’ôte la voix: mais je tiens la main du père Bernard, et la jolie petite figure de Manette est tout contre la mienne, appuyée sur mon oreiller.—Pauvre garçon! dit enfin le bon porteur d’eau, si tu savais quelle inquiétude, quels tourments tu nous as causés... J’ai passé toute la nuit à te chercher, et Manette n’a pas cessé de pleurer son frère!...—C’est donc votre fils? dit Thérèse.—Non, madame; mais c’est tout de même, je l’aimons comme s’il m’appartenait...—Mon père, regardez donc... il est blessé à la tête, dit Manette. As-tu bien mal, mon cher André?—Non... oh! c’est passé...—On nous a dit qu’un cabriolet t’avait renversé, dit Bernard; as-tu pris son numéro, au moins? Ah! c’est qu’il ne faut pas se laisser écraser sans rien dire, mon garçon; et tu as été bien maltraité?—Vraiment oui, dit la vieille bonne; M. le docteur trouve la blessure conséquente.

Dans ce moment M. Dermilly arrive. Le père Bernard s’incline; il ne sait s’il doit rester devant le maître du logis. Mais Manette ne bouge point. Elle s’est assise sur mon lit; elle admire les rideaux, les franges, la glace, et elle me dit tout bas:—André, on doit bien dormir dans un si bon lit!

M. Dermilly s’empresse de mettre Bernard à son aise; celui-ci lui fait mille remercîments pour les soins qu’il m’a prodigués.—Mais comment allons-nous l’emmener, dit le porteur d’eau?—L’emmener!... Oh! il ne me quittera pas qu’il ne soit parfaitement guéri, répond le jeune peintre; et alors même j’espère...—Mais, monsieur, il va vous gêner... et je craignons...—Non, brave homme, je vous le répète, je m’intéresse au sort de cet enfant; son père a sauvé l’existence à quelqu’un qui m’est bien cher... J’en ai acquis la certitude en trouvant sur lui un portrait dont je suis l’auteur...—L’auteur?... Comment, monsieur... c’est vous?...—Oui, c’est moi qui ai peint cette jeune dame dont il a le portrait.—En ce cas, monsieur doit la connaître?—Sans doute; et, ainsi que moi, elle voudra, j’en suis certain, contribuer à assurer le sort futur de cet enfant.

Le bon porteur d’eau ouvre de grands yeux, il est tout surpris de ce qu’il entend, et il me dit:—Tu avais raison, André, de croire que cette belle peinture te pousserait... Mais je veux toujours te voir, mon garçon...—Venez tant que vous voudrez, brave homme, vous pourrez à toute heure embrasser votre fils adoptif... Ah! ne pensez pas que je veuille le priver de vos caresses; André sera d’ailleurs maître de suivre sa volonté... Mais j’ai lu dans son cœur, et, quel que soit le parti qu’il prenne, je vous réponds qu’il ne sera jamais ingrat.—Oh! j’en sommes bien sûr aussi, monsieur, et si vous devez faire sa fortune, je sommes trop juste pour vous en empêcher.

Dermilly sourit et tend la main au brave Auvergnat, qui paraît surpris de cette marque d’amitié de la part d’un monsieur élégant; il n’en serre pas moins avec force cette main dans les siennes, puis il dit à Manette:—Allons! viens, mon enfant, il faut que j’aille faire mon ouvrage; demain nous reviendrons voir André.

Manette n’a point écouté la conversation de son père et de M. Dermilly, elle ne s’est occupée que de moi et de toutes les belles choses qu’elle aperçoit dans l’appartement. La vue des tableaux lui arrache des exclamations de surprise, et quand son père l’appelle, elle le regarde et ne bouge point.

—Eh bien! viens-tu, petite?...—Et André, mon père?—André ne peut pas se lever... Il reste chez monsieur, qui veut bien en avoir soin.—Comment! il ne revient pas avec nous?...—Nous viendrons le voir demain... Tant que nous voudrons, monsieur veut ben le permettre.—Ah! je ne veux pas quitter André... Laissez-moi ici, mon père.—Eh quoi! Manette, tu veux m’abandonner... Ce n’est pas assez que je sois privé d’André, tu veux aussi laisser ton vieux père... Je serai donc tout seul... je n’aurai plus personne auprès de moi!

Manette ne répond rien; elle se lève en portant à ses yeux le coin de son tablier. Elle me dit adieu en sanglotant, et se dispose à suivre son père; celui-ci tâche de la consoler, mais il ne peut y parvenir. Tous les deux m’embrassent encore, et s’éloignent, Bernard en me souriant, Manette en pleurant amèrement.

La vue des larmes de ma sœur a fait couler les miennes. M. Dermilly n’a pas peu de peine à me consoler, et il ne me quitte que lorsqu’il me voit disposé à me livrer au repos.—C’est bien heureux! dit alors la vieille Thérèse; ils vont enfin laisser cet enfant tranquille... L’a-t-on fait parler!... et puis on veut qu’il guérisse... est-ce que c’est possible!

La bonne femme ferme mes rideaux, et je l’entends murmurer en s’éloignant:—Retournons maintenant à ma cuisine!... je suis sûre que pendant que monsieur était ici son coquin de Romain est allé goûter à mon ragoût. Voilà ce que c’est que d’avoir un atelier qui tient à son appartement... Monsieur dit que c’est commode... c’est possible; mais Dieu sait ce que sa dernière bataille grecque m’a coûté de pots de confiture!

CHAPITRE XII

L’ATELIER DU PEINTRE.—M. ROSSIGNOL.

Les soins les plus empressés me sont prodigués par M. Dermilly, pour lequel je sens bientôt la plus tendre amitié. La vieille Thérèse, tout en me grondant quelquefois, a pour moi mille attentions; je ne sais comment j’ai mérité d’être traité ainsi. Cependant ma nouvelle fortune ne me fait pas oublier mes amis, et j’attends toujours avec impatience le moment où je dois voir Bernard et sa fille. C’est auprès d’eux que je passe les plus doux instants de ma journée; et toutes les fois qu’ils me quittent, j’éprouve le même chagrin.

—Dépêche-toi donc de te guérir, André, me dit Manette, pour revenir chez nous. Comme nous danserons des bourrées! comme nous chanterons ensemble!... Ah! c’est bien beau ici, mais je m’amuse mieux chez nous avec toi.

Je n’ose dire à Manette que M. Dermilly m’a offert de me faire apprendre à lire, à écrire, à dessiner. Toutes les fois qu’il cause avec moi, il paraît content de mes réponses; il dit que je ne dois pas rester commissionnaire; que je puis, avec des talents, parvenir, faire fortune; qu’alors je ferai le bonheur de ma famille et de mes amis. Je sens au fond du cœur une secrète envie de profiter de ses bontés. Est-ce de la vanité? est-ce le désir de pouvoir faire des heureux? Ah! mon ambition est excusable; car lorsqu’en espérance je me donne une belle maison, de beaux appartements, je m’y vois toujours auprès de ma mère et de mes amis.

Il y a huit jours que j’habite chez M. Dermilly; je commence à me lever: mais je suis encore bien faible, et je ne puis sortir de la chambre. Manette voudrait me tenir souvent compagnie; mais il faut qu’elle s’occupe de son ménage, et le père Bernard craint d’être importun en venant trop souvent. Pour me distraire, M. Dermilly m’a donné des crayons, du papier, des dessins; le soir, la vieille Thérèse me conte des histoires et me donne des confitures et des biscuits; mais tout cela ne vaut pas les pommes de terre cuites sous les cendres que je mangeais avec Manette.

Un matin que la vieille bonne est sortie, ennuyé d’être seul dans une chambre dont je sais maintenant par cœur tous les tableaux, j’éprouve le désir d’aller voir travailler M. Dermilly; je me sens assez fort pour marcher sans appui; j’irai bien doucement; je ne sais pas où est l’atelier: mais ce ne peut être loin, puisqu’il tient à l’appartement.

Je sors de ma chambre, je traverse une pièce, puis une autre... J’aperçois un corridor; je le suis; au bout je monte quelques marches; j’ouvre une petite porte... Je me trouve dans une pièce immense qui est éclairée par le haut, et j’aperçois des choses si extraordinaires que je ne sais plus si je dois avancer ou reculer.

Devant moi est un grand squelette qui se tient debout, et contre lequel est appuyée une belle Vénus en plâtre. Ici de grandes toiles sur lesquelles des corps sont ébauchés; là-bas, j’aperçois un tableau de diables qui tourmentent un pauvre jeune homme et le fouettent avec des serpents; à mes pieds, un bras; plus loin, une jambe, une épaule; sur une table, je vois des couleurs; un volume doré sur tranche contre une bouteille d’huile; des phalanges de doigts sur un petit pain à café; un casque grec sur une tête de vierge; une tunique, du fromage, un chapeau crasseux sur un Amour; une boîte de vermillon sur une tête de mort.

Je suis sans doute dans l’atelier; un peu revenu de ma surprise, j’avance... Mais j’aperçois alors une personne qu’un grand tableau me cachait et qui est immobile devant la toile. Je n’ose plus bouger; la présence de cette personne m’intimide, et son costume singulier m’inspire je ne sais quelle défiance.

Je n’aperçois pas encore sa figure, qui est tournée vers la toile; mais je vois que cet homme tient un grand sabre à la main. Son corps est presque enveloppé dans un grand manteau cramoisi; ses pieds ont des souliers lacés; sa tête est couverte d’un casque auquel pend une grande queue en laine rouge; son attitude est menaçante, son bras semble levé pour frapper... Il paraît que ce monsieur est en colère; et cependant il reste bien tranquille, il ne remue pas.

Je cherche des yeux M. Dermilly, je ne le vois pas. Je ne sais si je dois m’en aller; ce monsieur ne s’est point dérangé pour me regarder, il ne m’a peut-être pas vu entrer. Je tousse légèrement... Je fais quelques pas... Il ne bouge pas. N’importe, il me semble que je dois demander excuse d’être entré ainsi sans permission.

—Pardon, monsieur, dis-je en m’avançant derrière l’homme au manteau, je croyais que M. Dermilly était ici... Je suis bien fâché d’être entré... sans savoir si... mais si je vous gêne, je vais m’en aller.

Point de réponse, et toujours la même immobilité; je n’y comprends rien. Est-ce que ce monsieur dort? Mais quand on dort, on ne tient pas son bras en l’air avec un sabre dans sa main. Est-ce qu’il serait sourd? Je ne puis résister au désir de voir sa figure. J’avance doucement la tête... O ciel! qu’ai-je vu! Je ne puis retenir un cri d’effroi. Ah! quelle figure pâle! quels yeux ternes! Oh! cet homme-là a été bien plus malade que moi! et je ne conçois pas comment il a la force de rester debout si longtemps.

Je vais m’éloigner lorsqu’on ouvre une porte qui fait face à celle par laquelle je suis entré; et un monsieur, entièrement nu depuis la tête jusqu’à la ceinture, mais chaussé et habillé jusque-là, entre dans l’atelier en sautant, en chantant et en mangeant une cuisse de volaille.

Le nouveau venu ne m’a pas aperçu en entrant; je l’entends rire et se dire tout en mangeant:—Oh! en voilà encore une bonne!... et quand la vieille Thérèse cherchera sa cuisse? ni vu, ni connu! ça sera le chat!... Pourquoi laissez-vous traîner de la volaille ou autres aliments!...

Quand on attend sa belle,
Que l’attente est cruelle!...

Ah! si elle avait su que M. Dermilly était sorti! comme on aurait dissimulé les plats et séquestré les légumes! Apportez-vous de quoi manger? me dit-elle. J’apporte aussi... tout ce que j’ai trouvé de mieux chez moi: une gousse d’ail et deux oignons, déjeuner frugal qui chasse le mauvais air...

Viens, Zétulbé,
C’est ma voix qui t’appelle...

Tra, la, la, la... tra, la, la, la, la. C’est bien dommage qu’on n’ait pas mis le pot au feu aujourd’hui!... nous aurions pincé le bouillon à la barbe des Athéniens!... M. Dermilly qui me laisse là des heures entières! Heureusement que je suis à l’heure comme les fiacres!...

Et j’en rends grâce à la nature...

Dans ce moment, ce monsieur fait une gambade de mon côté, et s’écrie en me voyant:—Tiens! qu’est-ce que c’est que ça? Quel est ce petit rapin? Est-ce que tu viens poser pour les Innocents, criquet? Tu aurais besoin de manger encore de la panade pendant quelque temps... Tu as le teint comme un œuf frais... Il faudra te faire mettre de la farce dans les joues...

Ah! dis-moi comment tu t’appelles,
Afin que je sache ton nom.

—Monsieur, je m’appelle André, dis-je à ce monsieur, qui, pendant que je lui parle, valse et se donne des grâces. J’ai été renversé par un cabriolet, et M. Dermilly a eu la bonté de me prendre chez lui...

—Ah! pardon, intéressante victime! respect au malheur!... Eh bien! moi, j’ai été renversé trois ou quatre fois, et personne ne m’a ramassé... Il est vrai que ces jours-là Bacchus me donnait des faiblesses dans les jambes. Tiens, mon petit, comment trouves-tu cet entrechat?

Je ne concevais pas que ce monsieur osât danser, chanter et faire tant de bruit auprès de cet autre qui ne bougeait pas et tenait toujours son sabre levé. Je le montrai du doigt au faiseur d’entrechats en disant à demi-voix:—Prenez garde de faire mal à la tête de ce monsieur.

A ces mots, le monsieur sans chemise se jette sur une chaise en riant aux éclats:—Oh! en voilà encore une bonne! et l’enfant est joliment dedans! Il prend le mannequin pour un sapeur!... N’aie pas peur, mon petit, je te réponds qu’il ne te coupera rien. C’est une nature inanimée, ça n’a pas comme nous le fluide vital et le cerveau spiritueux. Oui, c’en est fait, je me marie... Si vous voulez bien le permettre...

—Comment! c’est un mannequin!... Je n’en reviens pas. Je m’approche pour le toucher.—Halte-là, fœtus! dit le beau chanteur en m’arrêtant; on ne touche pas à ça!... ça brûle!... Ah! malheureux! si tu allais déranger un pli, tu ferais donner l’artiste à tous les diables, et tu pourrais recevoir une monnaie qu’on ne met pas dans sa poche.—Pardon, monsieur, je ne savais pas...—A présent que tu le sais, n’en approche pas... Il faut que j’étudie le pas que je danserai ce soir à la Chaumière.—Mais, monsieur, vous devez avoir froid en restant ainsi sans chemise...—Est-ce que je ne suis pas habitué à cela, depuis quinze ans que je pose pour les torses? Tu ne sais pas, innocente créature, que tu es devant Rossignol, le plus beau modèle de Paris pour les torses. Ah! si le reste du corps répondait à cette partie-là!... je vaudrais douze francs par jour. Malheureusement les cuisses ne renflent point, les mollets sont exigus, quoique je me bourre de haricots pour les faire pousser. Mais c’est égal, je suis encore assez bien partagé; joignez à cela une figure intéressante, de l’esprit, de la grâce, une danse vive et légère, et l’on ne sera point étonné des nombreuses conquêtes qui me sont familières... une... deux... chassez... assemblez... et la pirouette de rigueur... Ah! quel dommage que mon habit soit sale, et que mon chapeau soit troué!... Mais M. Dermilly m’a encore donné avant-hier vingt francs d’avance... Il ne voudra pas récidiver... je suis déjà à sec... Le malheur me rend intrépide... Dis donc, petit, tu ne pourrais pas me prêter vingt-quatre sous pour huit jours?... Je t’en rendrais vingt-cinq.—Monsieur, je n’ai pas d’argent sur moi. C’est le père Bernard qui a ma bourse.—Alors... je vais mettre une couche d’huile sur mes escarpins, pour me donner un air opulent... Il n’y a rien qui jette de la poudre aux yeux comme des souliers bien luisants.

M. Rossignol prend la bouteille d’huile, et avec un pinceau en étale par-dessus la crotte de ses souliers; puis s’en verse dans le creux de chaque main, qu’il passe dans ses cheveux. Pendant qu’il s’occupe de sa toilette, je m’amuse à le considérer. Le modèle est un homme de trente-six ans environ, d’une taille assez élevée; ses cheveux sont noirs et mal peignés, ses yeux gris ont une expression d’effronterie et de gaieté, qui, jointe à un nez retroussé et plein de tabac, et à une énorme bouche qu’il ouvre sans cesse pour faire des roulades, rend sa physionomie tout à fait originale.

—C’est bien dommage, dit-il en bouclant ses cheveux, que je ne puisse pas embellir mon habit par le même procédé!... Mais je vais en mettre aussi une teinte sur mon chapeau... Je sentirai un peu le rance, c’est égal... La princesse me trouvera encore assez aimable... Mais avec treize sous qui me restent, je ne lui ferai pas manger un chapon au riz... Enfin nous trouverons peut-être des amis... Ah! si je savais que Fanfan eût posé... comme j’irais chez ma femme faire du sabbat afin d’avoir des sonnettes!...

Comme je vois ce monsieur arranger ses souliers et ses cheveux, je présume qu’il va s’habiller entièrement; et je lui présente sa chemise et son habit, qui étaient à terre, dans un coin de l’atelier.—Merci, petit, me dit-il, je ne veux pas me rhabiller que le patron ne soit revenu et ne m’ait renvoyé; on ne pose pas un torse avec sa chemise, c’est du grec, ça, pour toi. Eh ben! mon petit, si la nature t’a bien taillé, crois-moi, ne prends pas d’autre état; fais-toi modèle, ça s’apprend facilement... Il ne faut que se tenir tranquille. Des peintres et des modèles, je ne connais que ça au monde. Il faut des modèles pour les peintres, et des peintres pour les modèles, tu comprends ça? Ah! si ma femme ne m’avait pas mis dedans... nous ferions une maison d’or; je l’avais épousée pour ses formes, qui me semblaient tournées sur celles de la Vénus Callipyge; je me disais: Tu poseras, et nous aurons des enfants qui poseront... C’est héréditaire dans ma famille. Mon père posait pour ses bras, ma mère pour ses hanches, mon oncle pour ses pieds, ma tante pour son dos, mon frère pour ses mains et ma sœur pour ses oreilles. Quand j’ai fait la cour à mon épouse, je lui ai dit:—Avant de nous engager dans les liens réciproques, je vous préviens que je veux que ma femme pose, n’importe pourquoi, et mes enfants idem. Elle me répondit:—Mon ami, je montrerai tout ce que tu voudras. Hum! la perfide!... Quel corset trompeur!... Madame Rossignol m’en a fait voir de dures! Quand je dis de dures, c’est une façon de parler. Comme j’étais abusé! impossible de la faire poser pour la moindre des choses!... Ça n’était que du coton, depuis le haut jusqu’en bas. Je veux la quitter pour défaut de formes; mais elle était enceinte, et je compte me refaire sur l’enfant. En effet, j’ai un fils bâti comme un Apollon, dans mon genre... Ce sera un des plus beaux modèles de l’Europe. Dès que le petit drôle a trois ans, je veux l’exercer à poser... Impossible de le faire tenir tranquille!... J’emploie le nerf de bœuf pour calmer la vivacité de son sang; ma femme prend un balai pour défendre son fils, qu’elle prétend que je fais crier. Comme ces scènes conjugales se renouvelaient tous les jours et que cela faisait du bruit, le commissaire du quartier trouva mauvaises les leçons de pose que je donnais à mon fils, et me fit prier de laisser l’enfant se développer de lui-même. Alors je pris mon département; depuis ce temps, je vis en garçon, et je ne vais voir mon épouse que lorsque je présume qu’elle a un superflu dont il est urgent de la débarrasser. Et voilà pourquoi l’on m’appelle la petite Cendrillon!...

Comme Rossignol achevait de parler, nous entendons un grand bruit du côté de la cuisine; je reconnais la voix de Thérèse qui crie:—Oh! c’est lui! j’en suis certaine. Ce coquin de Rossignol aura trouvé un prétexte pour quitter la séance et venir jusqu’à ma cuisine... Mais je vais me plaindre à monsieur; je ne souffrirai pas que tout disparaisse et qu’on mette cela sur le dos de Mouton.

—C’est la vieille! dit Rossignol, qui a été écouter à la porte du fond; elle vient ici... Oh! quelle idée!... Pendant que le patron n’est pas là, si je pouvais... C’est ça, une scène de mélodrame! La vieille est peureuse... elle donnera dedans... Eh! vite, petit... là... à genoux devant le mannequin... un casque sur la tête, la visière baissée... une tunique sur les épaules, et ne va pas bouger...—Mais, monsieur...—Point de mais...—Pourquoi?...—Point de pourquoi. Tu n’auras rien à dire, tu fais le mannequin, c’est seulement pour qu’elle ne te reconnaisse pas... ça ne sera pas long. Mais ne t’avise point de parler, ou je te casse l’épée d’Annibal sur les reins.

Je n’ai pas peur de M. Rossignol; mais je suis curieux de voir ce qu’il veut faire. Il y a longtemps que je m’ennuie dans ma chambre, et je ne suis pas fâché de m’amuser un moment; d’ailleurs je présume que tout ceci n’est que pour rire, et que cela ne saurait fâcher M. Dermilly. Me voici donc à genoux auprès du mannequin: Rossignol m’enfonce un casque sur la tête, la visière retombe sur mon visage; il me jette un grand morceau de soie jaune sur le corps. Me voilà déguisé, il n’a plus qu’à s’occuper de lui. Je le vois courir au squelette, il le prend dans ses bras et vient le placer devant un grand coffre qui est au milieu de l’atelier, puis jette par-dessus un vaste manteau brun qui cache entièrement ce personnage effrayant; ensuite Rossignol se blottit dans le coffre qui est derrière le squelette; il fait retomber le couvercle sur lui, mais il laisse un jour suffisant pour respirer et pour tenir un coin du manteau. Tout cela a été l’affaire d’un moment; et chacun est à son poste quand Thérèse ouvre la porte de l’atelier.

—Monsieur, cela ne peut pas continuer comme cela... il faut que cela finisse, dit Thérèse en entrant et en s’avançant lentement du côté où elle suppose que son maître travaille, M. Rossignol me fait tous les jours quelque tour nouveau... Encore aujourd’hui, le restant de la volaille... une cuisse tout entière... et puis on accusera le chat... Je vous prie de lui défendre de mettre le pied dans ma cuisine, ou de faire fermer cette porte de communication. D’ailleurs il est fort désagréable que les voisins aperçoivent des hommes sans chemise auprès de moi... J’ai beau dire que c’est le modèle, on me rit au nez... et l’on pense des choses... on a des idées... Cela me compromet, monsieur.

Thérèse est arrivée à l’autre bout de l’atelier; elle se trouve devant le grand tableau, près du coffre et du manteau brun. Elle lève les yeux et regarde autour d’elle.

—Tiens, est-ce que monsieur est sorti?... Rossignol est parti!... Ils ont eu fini de bien bonne heure aujourd’hui... Au milieu de toutes ces toiles... de ces mannequins, on croit toujours voir du monde... Monsieur, êtes-vous ici?... Non, il n’y plus personne... Allons-nous-en, je n’aime pas à me trouver seule dans cette grande pièce... Toutes ces figures... Et ce pauvre jeune homme qu’on fouette avec des serpents! ça me fait de la peine. Quel dommage! un si beau garçon!... C’est monsieur Ixion qu’ils l’appellent... Et tout ça, parce qu’il avait fait les yeux doux à madame Jupiter... Ah! si l’on fouettait comme cela tous ceux qui reluquent les femmes mariées!

Dans ce moment, un gémissement sourd part du fond du coffre; Thérèse change de couleur et regarde timidement autour d’elle.

—C’est singulier... J’ai cru entendre quelque chose... Monsieur! monsieur! est-ce que vous êtes ici?

On ne répond pas; mais un second gémissement, plus prolongé que le premier, vient redoubler l’effroi de Thérèse. Elle devient tremblante et n’ose plus ni lever les yeux, ni faire un pas.

—Ah! mon Dieu! ah! mon Dieu! qu’est-ce c’est que cela? dit la vieille bonne, qui peut à peine parler; je n’ai plus la force de m’en aller... mes jambes tremblent sous moi.

Rossignol, déguisant sa voix et lui donnant un ton lugubre et lamentable, appelle lentement Thérèse par trois fois.

—Qui... qui m’appelle? dit la vieille en mettant sa main sur ses yeux.—Ton grand-père...—Il y a plus de cinquante ans qu’il est mort.—C’est égal, tu vas me faire le plaisir de l’écouter, et tu vas jurer d’obéir à ce qu’il t’ordonnera.—Oui... oui... oui... je ju... jure.—Écoute bien! Rossignol est un excellent garçon que j’aime beaucoup et que je protège; c’est le plus beau torse que la nature ait formé; nous t’ordonnons de le laisser entrer dans ta cuisine quand bon lui semblera, de ne jamais ôter la clef du buffet du garde-manger, de lui permettre de goûter au bouillon, et même d’y tremper une croûte de pain quand cela lui sera agréable; de mettre de côté pour lui quelques pots de confitures, de ne jamais parler de tout ceci à ton maître; enfin d’avoir pour le susdit Rossignol tous les égards que mérite le plus beau modèle de la capitale: si tu manques à tout cela, nous t’en ferons voir de cruelles. Lève les yeux pour nous souhaiter le bonjour.

Thérèse a beaucoup de peine à se décider à ôter ses mains de devant ses yeux; enfin, après quelques minutes d’hésitation, elle lève doucement la tête. Dans ce moment, Rossignol, tirant brusquement le coin du manteau, le fait tomber à terre; et le squelette paraît à découvert devant la vieille bonne, qui pousse des cris affreux. Ne sachant plus où elle en est, Thérèse va se jeter sur le coffre en invoquant tous les saints du paradis. Mais Rossignol, qui se voit alors privé d’air, se démène et pousse des cris horribles du fond de son coffre. La vieille croit qu’elle est assise sur un nid de démons, car elle sent qu’on donne des coups de pied et des coups de poing à ce qui lui sert de banc. Elle vient de se lever... lorsque, m’apercevant de sa frayeur, et voulant la faire cesser, je m’avance brusquement, dans l’intention d’aller lui apprendre la vérité; mais je n’ai pas pensé à ôter mon casque ni à lever ma visière. En voyant un chevalier s’avancer vers elle, Thérèse ne doute plus que tous les morts de l’atelier ne soient ressuscités; et, saisie d’une terreur encore plus grande, elle retombe de tout son poids sur Rossignol, qui vient d’ouvrir le couvercle pour se donner de l’air, et reçoit sur lui la vieille bonne, avec laquelle il se trouve couché dans le fond du coffre.

Rossignol crie, parce qu’il est obligé de porter Thérèse: celle-ci se croit livrée à toute la fureur du démon. Rossignol, qui étouffe, la pince, la pousse en jurant comme un possédé. Thérèse, qui a perdu la tête, se laisse pincer et pousser; mais elle ne se lève pas, parce qu’elle croit que l’atelier est occupé par une légion de spectres.

—Otez-vous!... mille pipes!... ôtez-vous donc! crie le beau modèle! Sac... position!... j’étouffe... Allons donc, la vieille!... comptez-vous rester sur moi jusqu’à demain?—Ah! Belzébuth!... Astaroth!... Asmodée!... faites de moi tout ce que vous voudrez... Je me soumets...—Eh! non, sacrebleu! je n’en veux rien faire. Allons, la petite mère, baissez vos jupons, ou je claque...—Mon cher grand-père, c’est vous qui l’aurez voulu... que votre volonté soit faite...—Au diable le grand-père et toute la famille! Voilà une jolie Vénus qui m’est tombée là!

Je riais aux éclats... tout à coup on ouvre la porte, et M. Dermilly paraît au milieu de nous. Que l’on juge de sa surprise en me voyant couvert d’un vêtement de chevalier, tandis que sa vieille bonne et son modèle sont encore dans le fond du coffre.

—Qu’est-ce que cela signifie? s’écrie le peintre en courant au coffre, d’où il retire Thérèse pendant que je jette loin de moi mon casque et mon manteau.

—Ah! c’est mon maître!... c’est mon cher maître! je suis sauvée! dit Thérèse en remettant son bonnet, qui s’est défait pendant la bataille.

—Et que faisiez-vous au fond de ce coffre avec M. Rossignol?... et toi, André, avec un casque... une tunique?...

—Est-il possible! dit la vieille, c’est André!... et c’était ce coquin de Rossignol qui me pinçait là-dedans!...—Eh! oui, morbleu! dit le modèle en se levant à son tour: il y a deux heures que je vous crie de vous lever et que vous m’étouffez!...

—M’expliquerez-vous tout ceci? dit M. Dermilly en nous regardant tous. Rossignol s’occupait de refriser ses cheveux; Thérèse reprenait sa respiration et se reposait de la fatigue du combat.

Je m’avance vers M. Dermilly, et je lui conte franchement tout ce qui s’est passé en lui demandant pardon d’être venu dans son atelier sans sa permission. Pendant mon récit, Thérèse s’écrie à chaque instant:—C’était ce coquin de Rossignol! j’aurais dû m’en douter! Pouah... il sentait le rance dans ce coffre... et l’ail à faire reculer!...

Je m’aperçois que M. Dermilly a beaucoup de peine à ne pas rire; cependant lorsque j’ai fini il prend un ton sévère et dit à son modèle:—Vous pouvez vous retirer, monsieur Rossignol, et il est inutile que vous reveniez. Vous ne voulez pas être raisonnable et vous conduire sagement; il y a longtemps que je vous ai prévenu: je ne veux point d’un modèle qui met toute ma maison sens dessus dessous.

—Comment, monsieur!... s’écrie Rossignol, qui, pendant ce discours, lance à Thérèse des regards furibonds, parce que cette vieille folle vient se jeter sur moi et me prend pour un Astaroth, vous tournez cela au sérieux! C’était une simple plaisanterie, dans le but d’un moment de récréation.—Oh! ce n’est pas pour cela seulement... vous m’avez entendu.—Monsieur, j’ai reçu de vous vingt francs d’avance; c’est quatre séances que je vous dois encore, et je viendrai poser pour cela.—C’est inutile!... je vous en fais cadeau.

—Cadeau! monsieur, je ne suis pas fait pour recevoir des cadeaux, dit Rossignol en passant derrière un tableau, où il met sa chemise, son gilet et son habit. Je suis bon pour vingt francs, monsieur, et je vous les payerai! Et ce n’est pas à Rossignol que l’on fait de ces choses-là!... Au reste, vous chercherez longtemps avant de trouver un torse dans mon genre... J’ai un corps antique!... c’est du bon style... Je vous défie de faire sans moi un Hercule, un Mars ou un Apollon! allez donc chercher pour cent sous une poitrine comme celle-ci! Vous y reviendrez, monsieur, et ce n’est point un bouillon ou une cuisse de volaille qui doivent brouiller des artistes.

En disant ces mots, Rossignol reparaît au milieu de nous. Après avoir salué M. Dermilly, il pose fièrement son chapeau sur une oreille, dandine son corps comme un tambour-major, balance une grosse canne qu’il tient dans sa main, marmotte entre ses dents:—Allons faire une descente chez madame Rossignol, et tâchons de faire poser Fanfan pour le Sacrifice d’Abraham; puis s’éloigne en laissant après lui une odeur d’ail et d’huile grasse qui se répand dans tout l’atelier.

—Grâce au ciel, nous en voilà débarrassés! dit Thérèse. Le mauvais sujet! Quelle frayeur il m’a causée!... Mais je vous connais, monsieur, vous êtes trop bon; et quand il reviendra d’un ton piteux vous promettre de se mieux conduire, vous l’emploierez de nouveau.

Pendant que Rossignol était là, je m’étais tenu dans un coin de l’atelier, car je m’attendais à être grondé; mais, lorsque le modèle est parti, je m’avance timidement vers M. Dermilly:

—Et moi, monsieur, faut-il que je m’éloigne aussi? lui dis-je.—Toi, mon cher André, ah! bien au contraire!... Tu vas la voir, elle arrive demain... et demain, j’espère... Va, mon ami, il ne faut pas encore faire d’imprudence: tu as besoin de te reposer... Thérèse, conduisez-le dans sa chambre.

Quelle est donc cette personne que je dois voir demain, et d’où vient le plaisir que cela semblait faire à mon protecteur? Je n’y comprends rien, mais je n’ose le questionner, et je suis Thérèse, qui répète à chaque instant:—Comme je vais être tranquille dans ma cuisine! je n’aurai plus besoin d’être sans cesse aux aguets. Ah! le mauvais sujet!... Je suis moulue, en vérité. C’est qu’il me pinçait d’une force... Ah! si j’avais su que c’était lui, comme je vous l’aurais égratigné! Il n’aurait pu faire le Romain de six mois.

CHAPITRE XIII

L’ORIGINAL DU PORTRAIT.

A mon âge, les forces reviennent vite. Le lendemain de la scène de l’atelier, en me réveillant, je me sens capable de courir de nouveau dans Paris, et je me promets de sortir avec Manette. Je veux me lever... je cherche mes vêtements... Quelle est ma surprise de trouver, à la place de ma grosse veste et de mon pantalon rapiécé, une jolie veste en beau drap bleu, garnie de boutons dorés; un pantalon de même étoffe, et un charmant gilet en casimir jaune!

J’examine, j’admire ces vêtements; mais je n’ose y toucher: est-ce pour moi qu’ils sont là?... Je ne puis le croire; cependant je ne trouve pas mes vieux habits, et je veux me lever. J’appelle Thérèse!... Thérèse!... Elle vient enfin.

—Eh bien! mon garçon, que me voulez-vous?—Mes habits, s’il vous plaît, ma bonne Thérèse!—Vos habits? les voilà... Est-ce que ceux-ci ne valent pas les autres?—Quoi! c’est pour moi ces beaux vêtements... cette jolie veste avec ces boutons dorés?—Oui, sans doute, c’est pour vous; et le coiffeur va venir vous couper les cheveux... Oh! nous voulons vous faire beau. Pensez-vous que, vous gardant avec lui, monsieur veuille que vous restiez vêtu en ramoneur?—Me gardant avec lui!... Si je mets ces habits, est-ce que je n’irai plus chez le père Bernard, est-ce que je ne pourrai plus danser avec Manette?—Vous pourrez toujours aller le voir, mais vous n’y demeurerez plus. Oh! pour danser avec Manette, cela ne vous en empêchera point! quand on a le cœur gai, on peut danser sous tous les costumes. Ce n’est point l’habit qui fait l’homme, mon petit André, vous sentirez cela plus tard, mais ça l’embellit. Oh! quant à cela, on ne peut pas nier que la toilette ne fasse beaucoup. Quand mon pauvre défunt avait, le dimanche, son habit marron, sa culotte collante et un col bien empesé, ce n’était plus le même homme que les autres jours. Et moi-même, quand je mets mon bonnet brodé et mon déshabillé à bouquets, vous devez remarquer un grand changement dans toute ma personne... cela m’ôte dix ans.

Je regarde les beaux habits, et j’hésite... Si cela allait fâcher le père Bernard de me voir vêtu ainsi! Cependant je tiens la veste... le pantalon... je brûle de les essayer. Thérèse me dit que je vais être charmant avec cela. Comment résister à l’envie de mettre ce qui peut nous embellir?... ce n’est pas à onze ans que l’on a ce courage; et je serais fort embarrassé de dire à quelle époque de la vie le désir de plaire n’a plus d’empire sur nous.

Je ne résiste plus: je passe le beau pantalon; j’endosse le gilet, la veste. Thérèse dit que cela me va à ravir; il me semble aussi que je ne suis pas mal, je me mire dans une glace; je me retourne dans tous les sens; je ne puis me lasser d’admirer ma toilette. Mais ce n’est pas tout; le perruquier arrive; il me débarrasse de mes longs cheveux, il me frise, me met de la pommade, et me voilà encore devant la glace... Ah! mon Dieu!... je me trouve laid maintenant. Peu à peu cependant je m’accoutume à ce changement de coiffure. Mais qu’il me tarde de voir Manette et son père! je gage qu’ils ne me reconnaîtront pas. Et ma pauvre mère! si elle pouvait me voir ainsi... comme elle serait contente!... Je tâcherai de ne point user mon nouvel habit, afin qu’il soit encore propre pour aller au pays.

M. Dermilly entre, il me regarde, m’embrasse... Je veux le remercier, il ne me le permet jamais. Je voudrais sortir pour aller chez Bernard, et peut-être aussi pour me montrer dans la rue avec mon nouveau costume. Ce petit mouvement de vanité est si naturel!—Tu ne peux sortir aujourd’hui, me dit mon protecteur, tu n’es pas encore assez fort...—Oh! si, monsieur, je ne suis plus malade.—Tes amis viendront te voir, et une autre personne...—Celle dont vous m’avez parlé hier?—Oui, mon ami.—Est-ce qu’elle me connaît?—Oui, je lui ai écrit tout ce qui te concerne; elle brûle de te voir. De la patience, mon cher André, et surtout point d’imprudence.

M. Dermilly s’éloigne et me laisse bien curieux de voir cette personne qu’il m’a annoncée; mais que le temps me semble long! Quel dommage de rester dans une chambre quand on a de si beaux habits! J’entends enfin sonner... Ce sont mes amis, sans doute... Oui, je reconnais leurs pas... Comme ils vont être surpris! Je saute, je cours dans ma chambre, je ne sais si je dois me cacher ou me montrer tout de suite.

Les voici: ils entrent... ils me voient... mais ils me cherchent encore: ils ne me reconnaissent pas. Je suis obligé de courir à eux.—C’est moi, Manette... c’est moi, père Bernard; regardez-moi donc!—Est-il possible!... c’est André! mon père...—André! ce petit mirliflore!... quoi! vraiment, ce serait lui?...—Oui, c’est André... avec de beaux habits..—Eh bien! vous, ne m’embrassez pas? est-ce que vous ne m’aimez plus parce que je suis autrement vêtu?—Attends donc, mon garçon, il faut que nous soyons d’abord certains que c’est toi. Viens, viens, André; va, riche ou pauvre, je t’aimerai toujours, moi.

Le père Bernard m’embrasse; Manette ne sait pas si elle est contente, elle touche ma veste, mes boutons, et dit tout bas:—Oui... c’est bien beau... mais pour faire des commissions, tu te saliras bien vite avec ça!... et tes grands cheveux étaient si beaux... il me semble que je n’oserai plus danser avec toi quand tu auras ces riches habits... Mais tu ne les mettras que le dimanche... N’est-ce pas, mon père, qu’il ne faudra pas qu’il les mette dans la semaine?

—Ah! ma pauvre petite, cela ne nous regarde plus! Voilà André sur le chemin de la fortune; le voilà chez un homme qui veut le pousser dans le monde... et, à coup sûr, il ne lui laissera plus faire des commissions!... Qui sait si André ne deviendra pas lui-même un grand personnage?... s’il n’aura pas un jour des laquais, une voiture? Il ne serait pas le premier que l’on aurait vu commencer dans un grenier et finir dans un hôtel. Pourvu qu’André soit honnête, délicat, pourvu qu’il nous aime toujours, c’est l’essentiel!... et j’en réponds, parce qu’il a un bon cœur, que l’air de Paris n’a point gâté.

Manette a écouté avec étonnement le discours de son père, elle reste un moment toute saisie; puis elle me prend le bras et me dit d’une voix altérée:—Est-ce que c’est vrai, André? Est-ce que tu n’es plus commissionnaire? Tu ne vas pas revenir avec nous à la maison? Nous ne te verrons plus!... Comment! tu ne nous aimes plus parce que tu as de beaux habits?... Ah! quitte-les, André! tu étais bien mieux en Savoyard!... Viens avec nous, viens, je t’en prie: tu n’es plus malade; allons-nous-en pendant que ce monsieur n’y est pas. Oh! reviens... je serai malheureuse si je ne te vois plus! et mon père aussi!... il ne te le dit pas!... mais nous nous ennuyons après toi!... Ah! ça serait bien vilain de ne point revenir chez nous!

Manette n’y tient plus: ses larmes coulent; elle sanglote; je veux la consoler, je lui promets que j’irai la voir tous les jours, je l’appelle ma sœur! ma chère sœur, mais tout cela ne la calme point; et elle répète sans cesse:

—Reviens avec nous.

Touché de la douleur de Manette, je vais lui céder, je veux partir, je veux retourner chez le père Bernard; mais le bon Auvergnat m’arrête.—André, me dit-il, il faut être raisonnable et ne point se montrer ingrat: ce M. Dermilly peut t’avancer dans le monde; et, quoique je perde beaucoup en ne t’ayant plus auprès de moi, je ne suis point assez égoïste pour t’engager à refuser le bien que l’on veut te faire. Si tes protecteurs changeaient un jour pour toi, tu peux alors revenir chez nous: tu y seras toujours reçu comme chez ton père. Allons, mon petit, sois plus raisonnable que Manette. Bah! bah! elle se consolera aussi! tout le monde se console avec le temps.

Je me rends aux volontés du père Bernard, et je dis tout bas à sa fille:—Manette, quand je gagnerai beaucoup d’argent, je t’achèterai aussi de belles robes, de beaux bonnets.—Je n’en veux pas, dit Manette, j’aime mieux rester comme je suis. Elle détourne les yeux et elle ne veut plus me regarder; elle dit que je suis affreux avec mes beaux habits. Le porteur d’eau m’embrasse et il emmène sa fille... Je veux l’embrasser, elle ne le veut pas... Il faut que son père le lui ordonne. Alors elle me tend ses joues mouillées de larmes en faisant une petite mine si touchante!... Puis, elle me dit encore tout bas à l’oreille:—Reviens avec nous!... Ah! si le père Bernard le voulait, je serais prêt à la suivre; mais il entraîne sa fille... De loin j’entends encore ses sanglots... cela me fait un mal! je regarde mes beaux habits avec colère; je suis presque tenté de les ôter: ils ont fait de la peine à Manette... Je ne me trouve plus bien avec. Je me sens une tristesse!... Est-ce donc là l’effet de l’opulence? et, en devenant riche, est-ce que l’on cesse d’être gai? Ah! si je savais cela, je voudrais rester commissionnaire.

Il y a plus d’une heure qu’ils sont partis, lorsque j’entends du bruit dans la pièce voisine; bientôt M. Dermilly ouvre la porte et fait entrer une dame en lui disant:—Venez, ma chère Caroline, et jouissez de sa surprise.

Cette dame est jeune; elle est belle, et sa mise est très-élégante. Elle donne une main à une petite fille qui peut avoir huit ans. Mais je ne la remarque pas d’abord, parce que les traits de cette dame captivent toute mon attention; je cherche où je l’ai déjà vue... pendant qu’elle dit à M. Dermilly:—Il est charmant! Quel bonheur de l’avoir trouvé! Quel bonheur, surtout, qu’il ne se soit pas adressé à M. le comte, qui ne m’en eût jamais parlé!

Quel souvenir me frappe!... Je cherche le portrait que je porte à mon cou... Je le regarde... Je reporte mes yeux sur cette dame... Oh! plus de doute, c’est elle, c’est l’original du médaillon. Je le détache aussitôt d’après le ruban, et le présente à cette dame en lui disant:—Voilà votre portrait, madame... Oh! c’est bien vous, je vous reconnais, et il y a bien longtemps que je vous cherche pour vous rendre cela.

—Oui, mon ami, oui, c’est à moi qu’appartient ce portrait, me dit la jeune dame en m’embrassant tendrement; ou plutôt c’est à ma fille, à mon Adolphine, qui doit l’existence à ton généreux père... La voilà, mon ami, celle que vous avez sauvée, et qui a passé une nuit dans votre chaumière, celle que j’aime plus que ma vie!... Ah! je veux réparer l’injustice de M. le comte. Je suis trop heureuse de faire quelque chose pour le fils de l’homme auquel je dois le bonheur d’embrasser encore ma fille!

Cette dame serre sa fille contre son cœur.—Quoi! ce serait cette petite dormeuse que j’ai portée dans mes bras avec tant de plaisir! En effet, je reconnais aussi ses traits. Mais quels changements quatre ans ont amenés! Elle est grande; elle a déjà une petite tournure élégante; ses yeux sont toujours aussi beaux, aussi doux, mais elle ne les fixe plus sur les étrangers avec cette hardiesse enfantine du premier âge; elle les baisse timidement et rougit quand on la regarde. Ses cheveux sont plus foncés, ses traits plus formés; ses manières ont perdu de leur vivacité; déjà la raison arrive et se mêle aux sensations de l’enfance.

Je reste immobile devant la petite fille, qui me sourit parce qu’elle voit sa mère me sourire.—Embrasse-la donc, André, me dit la jeune dame, tu ne la reconnais pas? Mais elle est toujours aussi bonne, aussi douce; elle t’aimera aussi, car mon Adolphine n’aura point un mauvais cœur.

Je m’approche de la jolie petite fille. Puis, je reste gauchement devant elle. Il me semble que je n’ose point l’embrasser. Je suis bien plus à mon aise avec Manette; et je l’embrasserais vingt fois par jour sans être honteux comme cela.

Enfin, la petite Adolphine m’a tendu sa joue, et je l’ai légèrement effleurée avec mes lèvres; puis je vais me retirer à l’autre bout de la chambre, comme si j’avais fait quelque chose de mal.—Que comptez-vous faire de cet enfant? dit la dame à M. Dermilly.—Le garder chez moi, en prendre soin, lui donner des maîtres, lui montrer ce que je sais s’il a du goût pour la peinture. Jamais je ne prendrai de compagne! Jamais l’hymen ne m’engagera! Cet enfant charmera mes ennuis; il deviendra mon fidèle compagnon. Avec lui je pourrai parler de vous!.... Maintenant je vous vois si rarement! Il vous connaît... il vous aimera, et, s’il ne comprend toutes mes peines, du moins sa présence en adoucira une partie.—Mon ami, je trouve quelques changements à faire à ce plan. Vous voulez garder cet enfant avec vous; mais vous êtes garçon, vous ne restez chez vous que pour travailler; vous aimez à voyager, à faire de fréquentes excursions dans les environs de Paris; André est encore trop jeune pour vous accompagner, ou, si vous l’emmeniez, il lui serait bien difficile de se livrer à l’étude; il est mille soins, mille détails dont vous ne pourriez vous occuper, et, seul avec votre vieille Thérèse, ce pauvre André ne s’amusera pas. Au lieu de cela, mon ami, laissez-moi me charger d’André; il demeurera près de moi, dans mon hôtel; il aura tous les maîtres d’Adolphine; je veillerai sur lui comme une mère, il viendra vous voir quand vous le voudrez... Et pour lui donner des leçons, vous pourrez venir tous les jours à l’hôtel... Allons, mon cher Dermilly, faites-moi encore ce sacrifice; et d’ailleurs, n’est-ce pas à moi à me charger du sort futur de cet enfant? Vous y consentez, n’est-ce pas?—Ah! chère Caroli... ah! madame, ne suis-je pas toujours soumis à vos moindres désirs?... Votre père nous a séparés; il a été sourd à nos prières, à nos vœux! Il vous a donnée à un autre! mais il n’a pu éteindre un sentiment qui ne finira qu’avec ma vie!...

La jeune dame ne répond point à Dermilly; mais elle soupire et le regarde d’une manière si tendre, si expressive, que ce silence doit être aussi éloquent que la parole.—Éloignons ces souvenirs, dit-elle enfin, et ne nous occupons que d’André. Mon ami, me dit-elle, voudrez-vous venir habiter avec moi?

Je regard cette dame avec surprise, mais je me sens déjà porté à l’aimer; ses traits sont si aimables, elle me témoigne tant de bonté! Et cette petite Adolphine... est-ce qu’on me laissera jouer avec elle? Je n’ose le demander; mais je regarde M. Dermilly, et je réponds en hésitant:—Je ferai ce que monsieur voudra... pourvu qu’on me laisse toujours voir le père Bernard.

—C’est celui chez qui il demeurait, dit M. Dermilly; un honnête Auvergnat, qui l’aime comme son fils.—Mon cher André, vous seriez bien coupable si vous oubliiez ce digne homme; ce n’est point près de moi que vous recevrez des leçons d’ingratitude. Prenez cette bourse, portez-la demain chez Bernard pour qu’il l’envoie à votre mère; qu’elle sache que ce n’est qu’une dette que j’acquitte, et que désormais elle soit tranquille sur votre sort. Dans deux jours, je viendrai vous chercher pour vous emmener avec moi.

La jeune dame me met la bourse dans la main, m’embrasse et s’éloigne avec sa fille, suivie de M. Dermilly. Je suis resté immobile: une bourse pleine d’or!... Tout cela pour ma mère!... Je ne sais si je veille!... Je fais sonner la bourse... Je compte les pièces, je les étale sur une table... il y a vingt pièces d’or! C’est une fortune! ma bonne mère ne travaillera plus du matin jusqu’au soir, petit Jacques mangera tant qu’il voudra... et Pierre!... le pauvre Pierre!... il n’y a donc que lui qui ne partagera pas notre bonheur; mais si je le retrouve, ah! que nous serons heureux!

Je voudrais aller sur-le-champ porter cet or chez le père Bernard; mais on dit que je ne puis pas encore sortir aujourd’hui. J’irai demain, et je dirai à Manette:—Tu vois bien que les beaux habits ne donnent point toujours du chagrin.

Le lendemain je m’éveille dès la pointe du jour; je m’habille, je veux aller chez le porteur d’eau. Thérèse n’entend pas que je sorte seul; je la supplie de me laisser aller et de ne point éveiller M. Dermilly: mais elle ne m’écoute pas; et bientôt son maître arrive; il conçoit mon impatience, et veut m’accompagner chez Bernard; il dit qu’il a à lui parler, j’ai bien peur qu’il ne m’empêche d’aller aussi vite que je voudrais. Mais en bas nous trouvons un cabriolet et il me fait monter dedans. Oh! comme je serais content d’aller en cabriolet si la bourse que je porte ne m’occupait pas entièrement!

Enfin nous sommes devant la demeure du porteur d’eau! Je monte rapidement les six étages, sans regarder si M. Dermilly me suit. Me voilà devant la porte, qui est entr’ouverte; je la pousse, j’entre brusquement. Manette me voit, elle fait un cri, lâche un poêlon plein de lait qu’elle tenait à la main, et saute à mon cou en s’écriant:—C’est lui, c’est lui, mon père! c’est André, il est revenu!...

Chère Manette!... comme elle m’aime!... et Bernard vient m’embrasser aussi. Je tire la bourse de ma poche, je la lui donne en lui disant:—C’est pour ma mère, c’est de l’or... C’est cette dame qui me l’a donné... vous savez bien la dame du portrait... Oh! qu’elle est bonne!... Envoyez ça tout de suite, père Bernard; oh! je vous en prie... et dites-lui qu’elle n’a plus besoin de travailler.

Bernard ouvre de grands yeux en regardant la bourse; il ne comprend pas d’où cela vient; il ne sait de quelle dame je veux lui parler; et Manette, sans s’embarrasser de la bourse, continue à sauter sur les débris du poêlon en répétant:—Il est revenu!... Il va rester avec nous!

Mais tout à coup M. Dermilly paraît; alors la scène change, car il s’empresse d’expliquer au père Bernard d’où me vient cette bourse, et Manette ne saute plus, parce qu’elle commence à deviner que je ne suis pas venu pour rester tout à fait.

Quand Manette apprend que je vais habiter l’hôtel de M. le comte de Francornard, elle s’écrie:

—Mon Dieu! mais on veut donc en faire un prince?

—Non, mon enfant, lui dit M. Dermilly, on veut qu’il vous aime toujours, et, si la fortune lui sourit, qu’il soit digne de ses faveurs.

Le père Bernard me promet d’envoyer, dès le jour même, l’argent à ma mère par quelqu’un qui se rend en Savoie. Je suis content, j’embrasse le bon porteur d’eau et sa fille, je jure de venir les voir souvent. M. Dermilly leur promet de veiller sur moi, et je m’éloigne de cette maison où se sont écoulées si rapidement les premières années de mon séjour à Paris.

Il est arrivé ce jour où je dois aller habiter un hôtel. Comment supporterai-je ce changement de situation, cette nouvelle manière de vivre? Mais on se fait à tout: je suis déjà habitué à ces beaux habits, que je porte depuis deux jours, et je ne me sens plus gêné dedans.

Cette dame vient avec sa fille; on me témoigne autant d’amitié, autant d’intérêt.—Tout est arrangé, dit-elle à M. Dermilly, je lui ai fait préparer une jolie petite chambre au-dessus de mon appartement; il sera près de moi, et je pourrai le voir tant que je voudrai.—Et M. le comte?—Qu’il dise ce qu’il voudra, vous savez que cela m’est fort indifférent, et que je n’en ferai pas moins ma volonté. N’est-il pas trop heureux maintenant que j’habite le même hôtel que lui pendant une partie de l’année!... Mais les soins qu’exige l’éducation de ma fille ne me permettent plus de voyager comme autrefois. Chère Adolphine! pour toi je puis supporter toutes les privations!... Je n’ai pas encore parlé d’André à M. le comte; je le lui présenterai ce matin. Il le regardera un moment, puis n’y pensera plus; vous savez bien que son cuisinier et son chien l’occupent entièrement. Allons, André, dites adieu à M. Dermilly, à Thérèse: nous allons partir. Adolphine, nous emmenons André, il va habiter avec nous, en seras-tu contente?

—Oui, maman, dit la petite fille, si tu l’aimes, je l’aimerai bien aussi.

Mes préparatifs sont bientôt faits: je veux prendra mes vieux habits, mais Thérèse se charge, de les faire porter chez le père Bernard. M. Dermilly m’a acheté un joli chapeau, que je mets sur ma tête en faisant un peu la grimace, parce que cela me serre plus que mon petit bonnet; mais il faut bien souffrir pour être à la mode.

J’embrasse M. Dermilly, et je descends avec madame la comtesse et sa fille. J’aperçois en bas une belle voiture et des laquais en livrée qui attendent ma protectrice: ils ouvrent la portière avec fracas, et s’empressent de lui présenter la main après avoir fait monter la petite Adolphine.

—Monte, André! me dit la jeune comtesse en me prenant le bras. J’étais incertain si c’était derrière ou dedans que je devais monter. Je me sens poussé, je monte: me voilà dans la voiture, qui part comme le vent. La belle dame m’accable de bontés, et la jolie Adolphine me dit en souriant:—N’est-ce pas, André, que c’est amusant d’être en voiture?

Je ne sais que répondre; je suis tout étourdi de me trouver là... Le bruit de la voiture, toutes ces maisons, que je vois fuir devant moi, m’ôtent presque la faculté de parler. Ma bienfaitrice sourit de mon étonnement, qui redouble lorsque je vois la voiture entrer dans une maison magnifique et s’arrêter dans une vaste cour.

On ouvre la portière; un valet me donne la main pour descendre... la main... à moi!... Je le remercie, et je lui ôte mon chapeau. Je jette les yeux autour de moi:—Voilà donc l’hôtel que je vais habiter! Quelle différence d’avec la maison du père Bernard! Mais ici serai-je aussi heureux que chez le porteur d’eau?...

CHAPITRE XIV

LE SECOND SERVICE.—LA FEMME DE CHAMBRE.

Ma protectrice monte avec sa fille un grand escalier; elle me fait signe de la suivre: j’avance mon chapeau à la main; nous entrons au premier dans un superbe appartement, nous traversons plusieurs pièces meublées avec magnificence, et ce n’est qu’en tremblant que je me décide à marcher sur les beaux tapis qui couvrent le parquet, tandis que la jeune Adolphine court dessus sans y faire attention. C’était fort joli chez M. Dermilly; mais ici c’est bien plus beau: de tous côtés des glaces, des pendules, des candélabres, des vases de fleurs, des lustres attachés aux boiseries, des globes d’albâtre pendus au plafond. Mon Dieu! si Manette voyait tout cela, c’est pour le coup qu’elle dirait que l’on veut faire de moi un seigneur!

Madame la comtesse s’est arrêtée dans une pièce charmante, où une jeune femme est venue lui prendre son châle et son chapeau. Comme on est poli dans ces beaux hôtels! on ne se parle qu’en s’inclinant.—Lucile, dit la mère d’Adolphine à la jeune femme qui est devant elle et semble attendre ses ordres, allez dire à M. le comte que je désire lui parler un moment.

Mademoiselle Lucile s’éloigne: c’est la femme de chambre de madame. La petite Adolphine est déjà occupée avec une superbe poupée; je reste debout dans le milieu de la chambre, tournant mon chapeau dans mes mains, et les yeux fixés sur le tapis.

La jeune dame me regarde en souriant:—Te plairas-tu ici, André? me dit-elle en me faisant signe de m’asseoir et en ayant la bonté d’ôter de mes mains ce chapeau dont je ne sais que faire.—Ah! madame, sans doute... Mais vous me laisserez toujours aller voir le père Bernard?—Oui, mon ami, je ne veux pas te priver de ta liberté! je sais trop qu’il n’y a point de richesses, point d’honneurs qui vaillent le plaisir de voir ceux que l’on aime... Ah! si l’on m’avait laissée maîtresse de mon sort, ce n’est point dans ce brillant hôtel que j’aurais cherché le bonheur!...

Ma protectrice soupire; je vois un nuage de tristesse obscurcir ses yeux: mais bientôt elle embrasse sa fille et me sourit de nouveau.—André, je te conduirai tout à l’heure dans la chambre qui t’est destinée; mais auparavant il faut que je te présente à M. le comte: cette entrevue passée, tu n’auras probablement que fort rarement l’occasion de le voir. Et pour tout ce que tu désireras ici, c’est toujours à moi ou à Lucile que tu devras t’adresser.

Je promets à madame de faire tout ce qu’elle me dira; mais je voudrais déjà que ma présentation fût terminée, car je crains que M. le comte ne me traite pas aussi bien que sa femme.

M. de Francornard était alors dans son cabinet tenant conseil avec son cuisinier et Champagne, qui, par ses talents, était devenu intendant. M. le comte avait du monde à dîner; il traitait des gens en place, des personnages importants; et pour lui ce n’était point une petite affaire que l’examen du menu et les ordres à donner pour que tout fût digne de ses convives.

Assis dans un vaste fauteuil, la tête couverte d’un bonnet de velours noir, les pieds posés sur un tabouret, d’une main M. le comte caressait un gros chien anglais couché à ses pieds; de l’autre il tenait la liste que venait lui présenter son chef de cuisine, et paraissait méditer profondément.

Devant lui, le gros cuisinier, au nez rouge, au teint animé, au ventre arrondi, se tenait debout le bonnet à la main; un peu plus loin était M. Champagne, qui, beaucoup moins respectueux, s’appuyait de temps à autre sur le fauteuil de son maître.

—Nous disons donc, monsieur le chef: turbot aux huîtres... hors-d’œuvre... six entrées... Nous avons arrêté ces entrées-là, n’est-il pas vrai?—Oui, monsieur le comte.—Il s’agit maintenant de passer au second service... Ah! ce n’est pas une petite affaire que de traiter des gens dont on peut avoir besoin!—Surtout quand on le fait avec le tact de monsieur le comte, dit Champagne en caressant César, qui fait mine de vouloir le mordre.

—Tu as bien raison, Champagne. Prenons une prise de tabac... cela fait du bien quand on a la tête si occupée... C’est que je ne commande pas un plat sans y mettre de l’intention.—Monsieur le comte en met dans tout.—Par exemple, j’ai à dîner un baron allemand, un préfet, un banquier, un gentleman fort riche, un poëte en faveur, et un officier supérieur en activité, il me faut des mets analogues à mes convives; entendez-vous, monsieur le chef, pas la moindre négligence... je ne la pardonnerais pas!—Monsieur le comte sera satisfait.

—Voyons un peu ce que vous m’offrez pour plat du milieu... Allons, César, allons... taisez-vous... Sultane à la Chantilly... Diable! est-ce assez distingué, ceci?... qu’en penses-tu, Champagne?—Oh!... monsieur le comte, c’est quelque chose de fort présentable: une sultane! peste!... on ne servirait pas mieux au Grand Turc.—Va donc pour la sultane... Taisez-vous, César! Une poularde aux truffes: nous mettrons M. le préfet vis-à-vis... Hein! qu’en dis-tu, Champagne?—Très-judicieusement pensé, monsieur le comte; le fumet des truffes dispose à la bienveillance.—J’ai justement une demande à lui faire... J’attendrai pour cela le second service. Voyons... Deux canards sauvages: je me mettrai en face, parce que deux canards sauvages, cela annonce un chasseur... et tu sais, Champagne, que j’ai blessé trois fois un chevreuil?—C’est vrai, monsieur le comte; et vous auriez certainement fini par le tuer, s’il ne s’était pas avisé de mourir de vieillesse.—Poursuivons. Des navets glacés... nous mettrons cela devant le poëte, pour lui échauffer l’imagination; on dit qu’il travaille dans le genre romantique, et il me semble que des navets glacés, cela doit prêter à quelque chose de vaporeux, de mystérieux... Hein! Champagne?—Comment donc, monsieur, mais c’est une allégorie charmante!... Si j’étais poëte, je voudrais faire cinquante vers sur des navets... c’est un sujet délicieux.—Allons, c’est arrêté; vous entendez, monsieur le chef, des navets glacés dans le genre romantique... Avez-vous dans votre cuisine quelque marmiton un peu adroit dans ce genre-là?—Monsieur le comte, j’ai deux marmitons de Paris et un de Nogent; mais je n’en ai point de romantique.—Alors, vous les glacerez vous-même... Silence, César! ce drôle-là veut toujours me couper la parole. Un plumpudding!... oh! cela, devant le gentleman, cela va sans dire... Surtout faites-le bien gros, monsieur le chef; car au dernier dîner, où j’avais un milord, on lui a présenté le plat pour en servir, et il l’a mis devant lui sans en offrir à personne: il faut tâcher que ces choses-là n’arrivent plus.—Je le ferai double, monsieur le comte.—Faites-le triple, afin que je sois tranquille. Des choux-fleurs à la sauce... Nous les placerons auprès de mon baron; les Allemands aiment la choucroute, donc ils doivent aimer les choux-fleurs... hein, Champagne! est-ce raisonner, ceci?—Monsieur le comte tire des conséquences d’une justesse!... Il faut être profond diplomate pour avoir de ces idées-là.—Oui, Champagne, cela est très-nécessaire pour ordonner un dîner; il me faut encore deux plats... Des cardons à la moelle... ceci devant le militaire: la moelle, allégorie du nerf, de la vigueur, du courage: cela convient aux guerriers... n’est-ce pas, Champagne?—Parfaitement, monsieur le comte; car, pour se battre, il faut avoir de la moelle dans les os, le mets est donc placé avec discernement.—Reste mon banquier: c’est un jeune homme, un peu petit-maître, qui joue beaucoup à l’écarté: placez devant lui des éperlans, et séparez-les de trois en trois afin qu’ils lui annoncent la vole et le roi.—Oh! pour le coup, monsieur le comte, voilà une idée de génie! et je me donne au diable si j’aurais jamais trouvé cela.

Dans ce moment, mademoiselle Lucile ouvre la porte du cabinet de M. Francornard pour remplir le message dont l’a chargée sa maîtresse.

Qui vient là? s’écrie monsieur le comte en colère pendant que César mêle ses aboiements à la voix de son maître. J’ai défendu que l’on vînt me déranger... J’ai dit que je n’y étais pour personne... Pourquoi La Fleur laisse-t-il pénétrer jusqu’à moi?

—Monsieur, c’est mademoiselle Lucile, dit Champagne d’un ton gracieux et en souriant à la jeune femme de chambre, qui entre dans le cabinet sans paraître faire attention à la colère de M. le comte.

—Mademoiselle Lucile, dit d’un ton plus doux M. de Francornard en levant la tête pour regarder la jeune fille, à laquelle il fait une grimace qu’il croit ressembler à un sourire... Allons, silence! César... Taisez-vous... et sautez pour Lucile... Sautez, drôle, et plus haut encore!

César, après beaucoup de façons, se lance enfin par-dessus la canne que son maître tient en l’air; puis, après avoir fait son tour, va sauter sur le ventre du cuisinier, qui a beaucoup de peine à garantir son nez des dents de César: ce qui divertit longtemps M. le comte. Mais mademoiselle Lucile, peu sensible à la galanterie du maître, fait signe à Champagne, qui représente à M. le comte que sans doute la femme de chambre n’est pas venue seulement pour voir les gentillesses de César.

—Et moi qui ai encore mon dessert à ordonner! s’écrie M. de Francornard. Voyons, Lucile, qui vous amène? Parlez, je suis en affaire, je n’ai pas un instant à moi.—Monsieur, je viens de la part de madame, qui désire vous parler un moment.—Madame la comtesse veut me voir! dit M. de Francornard en ouvrant son œil avec les signes du plus grand étonnement. Je vais me rendre chez elle... J’y serai dans un moment, mademoiselle.

Lucile s’éloigne, M. le comte dit au chef d’aller attendre qu’il le fasse appeler, pour s’occuper du troisième service, puis il sonne un valet de chambre pour se faire habiller; et, pendant qu’on fait sa toilette, il s’entretient avec Champagne, son confident habituel.

—Que penses-tu de cela, Champagne? madame la comtesse qui me fait prier de passer chez elle!—C’est que probablement madame a quelque chose à dire à Monsieur.—Je le présume aussi; mais depuis neuf ans que nous sommes mariés, voilà la première fois que ma femme a quelque chose à me dire.—Il y a commencement à tout, monsieur.—Oui, mais j’aurais bien voulu que ce commencement n’arrivât pas si tard!... car enfin, tu sais, Champagne, le désir que j’avais d’avoir un héritier de mon nom!...—Est-ce que monsieur le comte n’a pas toujours ce désir-là?—Si fait; oh! pour le désir... je l’ai toujours... Tu sais que, pendant les premières années de mon hymen, madame la comtesse voyageait sans cesse, et que nous nous rencontrions fort peu.—Je m’en souviens parfaitement, monsieur, ainsi que du voyage que nous fîmes en Savoie, où nous manquâmes d’être engloutis dans un précipice avec mademoiselle votre fille... Par Dieu! j’ai eu assez peur!...—Oui, et tu as fait la gaucherie de conter cela à tout le monde en arrivant ici, si bien que madame la comtesse l’a su, elle était déjà fort irritée contre moi de ce que je lui avais enlevé sa fille... ce fut bien pis quand elle apprit que nous avions manqué de périr.—Cependant, depuis ce temps, madame voyage beaucoup moins...—C’est vrai, nous habitons souvent le même hôtel, mais je ne la rencontre pas plus pour cela. Impossible, mon ami, d’avoir un tête-à-tête avec ma femme!... Quand je lui parle d’un héritier de mon nom, quand je lui demande un moment de conversation, sais-tu ce qu’elle me dit, Champagne?—Non, monsieur.—Eh bien! mon garçon, elle me dit que cela n’est pas possible.—En vérité, monsieur?—Oui, Champagne, elle me dit cela... avec beaucoup de grâces et de douceur, j’en conviens; mais elle a une fermeté de caractère bien piquante pour un mari. Quand je donne un grand dîner, il est fort rare qu’elle veuille y présider.—Heureusement, monsieur le comte sait en faire les honneurs pour deux.—Oui, mais une femme, cela fait bien devant un beau couvert, surtout lorsqu’elle est aussi jolie que madame la comtesse... Car elle est fort bien, ma femme...—Madame est charmante, monsieur.—Et quand on a quelque chose à demander... quand on traite de grands personnages... quand on fait quelques opérations de finances, une jolie femme est fort nécessaire à table.—Madame sera-t-elle au dîner d’aujourd’hui?—Elle me l’a refusé hier; c’était cependant fort intéressant pour moi; je veux faire une opération avec le banquier; j’ai des biens dans le département du préfet; le poëte m’a promis de parler de moi dans un petit pot-pourri; l’Anglais veut acheter des chevaux, j’en ai à vendre; enfin, chacun de mes convives est bon à quelque chose, ou peut le devenir, tu sais bien que je n’invite personne sans motif.—Oh! je connais la finesse de monsieur.—Eh bien! madame refuse de se trouver à ce dîner. Cependant, puisqu’elle me fait demander, ce ne peut être sans motif; nous allons savoir ce dont il s’agit...—Monsieur est coiffé.—Suis-je bien, Champagne?—Parfaitement, monsieur.—Ma queue est bien peu serrée, il me semble.—Cela n’en a que plus de grâce, monsieur; elle se balance sur vos épaules comme un petit serpent à sonnettes.—Et la rosette?—Délicieuse, la rosette! Elle fait exactement le papillon.—Je vois que je puis me présenter... Emmènerai-je César?—Monsieur sait bien que madame n’aime pas les bêtes.—Je le sais très-bien, mais César fait maintenant des choses superbes; son éducation est achevée, et je veux que madame en juge. Allons, César, suivez votre maître.

M. le comte se dirige vers l’appartement de madame, où je suis encore, regardant l’aimable Adolphine, qui me montre ses bijoux. Les aboiements de César nous annoncent l’arrivée de son maître. En effet, M. de Francornard se présente suivi de son chien, qui, pour son entrée, court sur la poupée de sa jeune maîtresse, la prend dans sa gueule et va se fourrer sous une table à thé.

M. le comte salue sa femme avec respect, et va commencer un compliment, lorsqu’Adolphine jette les hauts cris:—Maman!... ma poupée!... ma poupée!... ce vilain chien l’emporte... il va la manger...—Comment, monsieur, vous amenez votre chien chez moi... lorsque vous savez que ma fille en a peur!—Madame, je voulais... Ici, César!... Madame, je comptais... César, lâchez cela... lâchez donc, drôle!... C’est égal, je vous réponds qu’il ne la mangera pas.—Mais, monsieur, faites-lui donc rendre cette poupée... Vit-on jamais chose pareille!... vous faites pleurer cette enfant!...—César, allons, coquin!... que l’on obéisse!

Le chien ne paraît pas vouloir écouter son maître; il a mis la poupée sous ses deux pattes de devant, et, toujours retranché sous la table, il lève vers nous son museau et semble nous défier d’approcher. Témoin du chagrin d’Adolphine, je veux lui rendre cet objet, que César menace de mettre en pièces, je m’élance vers la table... Effrayé de ce brusque mouvement, le chien fait un saut par-dessus et entraîne avec lui un charmant cabaret, dont les tasses roulent sur le tapis. Mais j’ai repris la poupée, je la rends à la petite fille; et le chien va, en grognant, se placer sous la chaise où son maître vient de s’asseoir.

—Il faut avouer, monsieur, que vous me procurez des scènes fort agréables, dit la jeune comtesse en prenant sa fille sur ses genoux, tandis que M. de Francornard, un peu troublé par le dégât que son cher César vient de commettre, balbutie en se caressant les jambes:—Madame... sans ce petit garçon, César n’aurait point sauté sur les tasses...—C’est assez, monsieur, laissons ce sujet. C’est cet enfant que j’ai voulu vous présenter. Le reconnaissez-vous, monsieur?—Moi! madame, est-ce que je fais société avec des enfants?—Il n’est point question de société, monsieur; je vous demande si vous vous rappelez avoir vu dernièrement celui-ci?—Non, madame.—C’est lui que vous avez renversé avec votre cabriolet, et blessé assez grièvement.—C’est ce petit garçon?... Non, madame, car je n’ai renversé qu’un petit Savoyard qui m’obsédait et ne voulait pas se ranger.—Cet enfant est ce même Savoyard, il ne vous obsédait que pour vous remettre ce médaillon que vous voyez au cou d’Adolphine, et qu’elle avait perdu en Savoie, dans la chaumière de ce pauvre homme qui vous sauva la vie il y a quatre ans...—En vérité!... Taisez-vous, César.—Et depuis que ce pauvre petit est à Paris il vous a constamment cherché pour vous remettre ce bijou: c’était pour vous le rendre qu’il vous parlait sur le boulevard; vous l’avez bien payé de sa fidélité...—Madame, pouvais-je deviner cela? Il fallait qu’il vînt à moi avec le portrait à la main; alors j’aurais vu que... Mais certainement je ne serai pas moins généreux pour cela... J’ai justement sur moi une pièce de quinze sous... et...—Fi, monsieur!... vous traiteriez le fils comme vous avez récompensé le père; mais c’est moi qui me charge d’acquitter votre dette. Désormais cet enfant habitera cet hôtel ou me suivra lorsque j’irai à la campagne; je l’attache à ma personne.—Ah! j’entends... vous en faites un petit jockey.—Non, monsieur, non, André ne sera point domestique; ce n’est point ainsi que je veux qu’il soit regardé en ces lieux.—Il me semble pourtant qu’un Savoyard...—Est un homme comme un autre, et souvent, par sa probité, sa délicatesse, au-dessus de ceux qui se croient plus que lui.—Madame, c’est fort bien, mais la probité et la délicatesse n’empêchent point de ramoner les cheminées, et je ne vois pas trop ce que vous voulez faire de... Silence, César!—J’en ferai ce qu’il me plaira, monsieur. André sera plus tard mon secrétaire; mais je n’entends pas qu’on regarde comme un domestique le fils de l’homme auquel je dois l’existence d’Adolphine. C’est pour vous prévenir de cela, monsieur, que je vous ai fait mander...—Mais, madame...—Point de mais, monsieur; je me flatte que mes désirs seront respectés par vous. En revanche de l’intérêt que vous témoignerez à cet enfant, je veux bien quelquefois assister à vos dîners de cérémonie.—Quoi! madame, vous daignerez... Et celui d’aujourd’hui?—J’y serai, monsieur...—Ah! madame, combien je suis charmé... César, sautez pour madame la comtesse!...—Eh! non, monsieur, c’est inutile... Ne le faites donc pas bouger...—Voulez-vous qu’il saute pour André, madame?—Non, non, qu’il ne saute pour personne... Vous allez encore lui faire mettre tout en désordre!...—C’est qu’il fait maintenant des choses charmantes!—Je m’en suis aperçue tout à l’heure.—Je vais donner mes ordres pour le troisième service, madame, et j’espère que vous serez satisfaite de ce que j’aurai fait.—Pour tous ces détails je connais votre talent, monsieur le comte.

Jamais la belle Caroline n’avait dit à son époux quelque chose d’aussi agréable. Celui-ci ne se sent pas d’aise; mais en voulant s’avancer pour baiser la main de sa femme, il prend la queue de César sous le pied de sa chaise, et les aboiements du chien font de nouveau peur à Adolphine. M. de Francornard se lève et va s’éloigner, lorsqu’une réflexion le ramène près de sa femme, qu’il aborde d’un air fort tendre, tandis que madame en prend un plus sévère.

—Vous voyez, madame, que je souscris à tout ce qui peut vous être agréable. De votre côté... ne ferez-vous pas aussi quelques efforts pour...—Je vous ai dit, monsieur, que je serai à votre dîner, que voulez-vous de plus?...—Oui, c’est extrêmement aimable, sans doute, mais ce n’est pas à table... que nous causerons... de cet héritier... dont depuis longtemps...—Ah! monsieur, de quoi venez-vous me parler?—Mais, d’une chose fort intéressante... à ce que je crois...—Taisez-vous, monsieur, je vous en prie... Devant ces enfants... se permettre...—Madame, il me semble que je ne dis rien qui puisse alarmer l’innocence... et mon amour... A bas, César, à bas!... Ma tendresse...—Encore! Ah! monsieur, si vous ajoutez un mot, ne comptez pas sur moi à votre dîner.—Allons, madame, cela restera donc encore en suspens... mais je me flatte que bientôt...—Et votre troisième service, monsieur?—Ah! vous avez raison. L’heure se passe, et j’ai encore tant d’affaires!... A tantôt, madame... Suivez-moi, César!

M. le comte fait un profond salut à sa femme et sort suivi de César, qui, pour gagner la porte, a trouvé moyen de passer sur tous les meubles de l’appartement.

Dès que son époux s’est éloigné, ma protectrice me fait signe de la suivre. Nous montons par un escalier qui communique à la cour et à une pièce de son appartement; elle me fait entrer dans une jolie chambre meublée avec goût, en m’annonçant que c’est la mienne. Là, je suis éloigné des domestiques. Mademoiselle Lucile seule à sa chambre en face de la mienne; je pourrai donc être tranquille pour travailler, et venir chez madame la comtesse dès qu’elle me fera demander. Mademoiselle Lucile, promet à madame de veiller sur moi; la jeune femme de chambre paraît fort empressée d’être agréable à sa maîtresse. Je ne dînerai point à l’office; Lucile se charge de me faire apporter mon dîner dans ma chambre. C’est une bonne fille que cette demoiselle Lucile; elle dit à madame que je suis bien gentil, et que c’eût été dommage de me laisser ramoner. Madame lui sourit et lui donne un petit coup sur la joue, puis on me laisse prendre possession de mon nouveau domicile; et madame me dit en me quittant:—Dès demain, André, je t’enverrai les maîtres qui te sont nécessaires; c’est en travaillant bien que tu te montreras digne de ce que je veux faire pour toi.

Lorsque je suis seul, je commence par regarder l’un après l’autre chaque meuble de ma chambre; je suis en admiration devant tous. Je trouve, dans les tiroirs d’une commode, du linge et des vêtements à ma taille, je les essaye les uns après les autres;, sur un petit secrétaire est une jolie bourse en soie dans laquelle il y a de l’argent, devant est un papier avec quelque chose d’écrit. Ah! si je savais lire!... Je n’ose toucher à cette bourse... je ne sais si elle est pour moi; qu’ai-je besoin d’argent chez cette dame, qui me donne plus que le nécessaire? Cependant, je sens que, si j’en avais, je pourrais faire des cadeaux à Manette et lui prouver que je ne l’oublie point.

Ma fenêtre donne sur la cour de l’hôtel, j’y regarde quelques instants; je ne vois passer que des valets, des aides de cuisine: cela ne me semble pas aussi gai que chez Bernard. Je connais déjà par cœur tous les meubles de ma chambre, tous les vêtements de ma commode; je ne sais plus que faire, l’ennui me gagne, je voudrais aller chez mes amis, mais je n’ose sortir sans la permission de madame, et je ne sais comment la lui demander.

Je m’assieds tristement; je songe à Manette: voilà l’heure où, de retour de ma journée, nous dansions ensemble en tapant dans nos mains, et chantions en poussant des cris de joie qui s’entendaient du premier étage. Ici, quel silence!... Sans doute on ne danse et on ne chante jamais.

On ouvre une porte... C’est mademoiselle Lucile, qui tient un panier à la main.

—Eh bien! petit André, que faites-vous là?...

—Rien, mademoiselle...

—Il a l’air triste!... Il s’ennuie!... Ce pauvre garçon, il est encore tout surpris de son changement de situation!... Mais on s’habitue à tout. D’abord un hôtel ne paraît pas aussi gai que sa demeure, où sans doute on faisait le diable avec ses camarades?...

—Mais, mademoiselle, je viens de chez M. Dermilly; et je ne faisais pas le diable, puisque j’étais malade.

Au nom de M. Dermilly, je vois la jeune femme de chambre sourire avec malice. Puis elle m’engage à lui raconter mon histoire, car mademoiselle Lucile est un peu curieuse. Je ne demande pas mieux que de causer: elle m’écoute avec attention, ne m’interrompant que pour s’écrier de temps à autre:

—Ce pauvre André!... ce pauvre Pierre!... Venir à pied de si loin!... et se perdre en arrivant!... C’est un brave homme que ce porteur d’eau; et M. le comte qui manque de l’écraser parce qu’il voulait lui rendre le portrait de madame!...

J’ai fini, et je demande à mademoiselle Lucile si M. Dermilly viendra me voir à l’hôtel, si je pourrai sortir et rentrer quand je voudrai.

—Sans doute, si madame le permet; excepté le soir, cependant, car, à votre âge, petit André, on ne doit pas sortir seul.

—Oh! je ne me perdrai pas!... je connais bien Paris. D’ailleurs, je n’irai que chez le père Bernard et M. Dermilly.

—Oh! pour celui-ci, vous le verrez à l’hôtel: il a presque toujours à peindre pour madame. Elle a déjà fait faire son portrait et celui de sa fille de toutes les grandeurs. M. Dermilly donne par amitié des leçons de dessin à mademoiselle Adolphine, qui l’appelle son bon ami. Autrefois il venait plus souvent... Mais il y a de si méchantes langues!... Madame se sera peut-être aperçue que cela faisait jaser... Et madame tient à sa réputation... Quand on a une fille qui grandit... Malgré cela, M. Dermilly vient encore assez souvent à l’hôtel. Cependant, je crois qu’il est un peu brouillé avec M. le comte parce qu’il a refusé de lui faire le portrait de son chien, de ce vilain César, qui est si méchant!... A propos! moi qui oubliais de lui donner son dîner que je lui apporte. Ici, on ne dîne qu’à six heures; mais madame a pensé que vous deviez avoir faim, et je me suis chargée de tout... Tenez, mangez, petit.

Mademoiselle Lucile a garni une table de tout plein de bonnes choses.—Comment! c’est pour moi tout cela? lui dis-je.—Sans doute.—Mais il y en a beaucoup trop.—Eh non, non! Oh! j’aurai bien soin de vous. Après madame, je suis presque la maîtresse dans cet hôtel. Dès que je demande quelque chose, c’est à qui s’empressera de m’obéir. Le cuisinier se mettrait en quatre pour moi; le sommelier ne me regarde qu’en soupirant; tous les laquais sont mes serviteurs; M. Champagne me fait la cour; il n’y a pas jusqu’à M. le comte qui ne fasse sauter son chien pour moi en faisant avec son œil une grimace si drôle! Ah! le vieux fou!

Pendant que mademoiselle Lucile bavarde, je me bourre des friandises dont elle a chargé ma table; tout cela est délicieux, et je ne puis m’empêcher de répéter souvent:—Ah! si Pierre était avec moi, comme il se régalerait!

—Il a bon cœur, ce petit André, dit mademoiselle Lucile en me donnant une légère tape sur la joue... C’est bien, cela: nous en ferons quelque chose... Ah! mon Dieu! et moi qui oublie que madame m’attend pour s’habiller... Cela l’ennuie de paraître à ce dîner, mais elle l’a promis. C’est pourtant bien amusant d’être à table la reine du repas; car tous les hommes lui rendent hommage: c’est à qui fera l’aimable, le galant!... Ah! Dieu! que j’aimerais cela, moi!... Et madame n’y prend pas garde: elle soupire après le moment où elle sera seule avec sa fille. Moi, je regarde tout le monde à table à travers un œil-de-bœuf; j’examine les figures, je ris des mines de l’un, des singeries de l’autre... Oh! c’est amusant; mais madame m’attend... Adieu, André...—Est-ce que je ne puis pas aller jouer avec mademoiselle Adolphine?—Oh! elle va dîner avec sa mère; est-ce que madame s’en sépare jamais!... Regardez à votre fenêtre, vous verrez arriver tout le monde, vous verrez des figures bien originales: cela vous amusera. C’est dommage qu’il ne vienne pas de dames: on verrait des toilettes; mais comme madame ne veut aller dans aucune société, alors les dames ne viennent pas chez elle. Les hommes, c’est différent, ça vient toujours, ce n’est plus la même cérémonie!... Ah! mon Dieu, madame m’attend!

Lucile va s’en aller, je l’arrête pour la prier de me lire ce qu’il y a sur le papier attaché après la jolie bourse.

—Vous ne savez donc pas lire, André?

—Non mademoiselle...

—Il faut apprendre bien vite, mon ami: ne pas savoir lire!... fi! c’est honteux. Et puis, plus tard, quand on veut écrire à sa bonne amie...

—Oh! la mienne ne sait pas lire, non plus...

—Comment, André, est-ce que vous avez déjà une bonne amie?

—Est-ce que ce n’est pas notre mère, mademoiselle, qui est notre bonne amie?

—Si, André, si... c’est... Ah! que je suis bête aussi d’aller lui parler de ça!... Voyons ce qu’il y a sur le papier: Pour André, pour ses menus plaisirs; cela veut dire que la bourse est pour vous, que vous pouvez disposer à votre gré de ce qui est dedans.

—Quoi! tout cela?

—Oh! madame est généreuse!... Voyons ce qu’il y a dedans: Vingt... trente... trente-six francs... c’est bien gentil! Avec trente-six francs on a bien des choses!

—Mais je n’ai besoin de rien, mademoiselle.

—Alors on met de côté, on amasse, et il vient un temps où l’on est bien aise de trouver cela: c’est ce que je fais, moi. Je pourrais m’acheter mille choses, mais je ne suis point coquette; il est vrai que madame me donne toutes ses robes et ses bonnets. Je ne suis pas si grande que madame, mais j’ai plus de hanches. Voilà une robe qu’elle n’a portée que trois fois. Elle la trouvait vilaine... moi, je n’ai pas voulu dire le contraire; mais n’est-il pas vrai, André, qu’elle est fort jolie, cette robe-là, et qu’elle me va très-bien?... Ah! mon Dieu! et madame qui m’attend!... et voilà qu’il est six heures!... Adieu, petit André; si j’ai le temps, je reviendrai causer avec vous.

Mademoiselle Lucile est partie cette fois. J’ai fini de dîner; le bruit des carrosses m’attire à la fenêtre: je vois entrer de belles voitures dans la cour de l’hôtel; des messieurs en descendent, mais ils sont presque tous en noir, et je ne vois rien d’amusant sur leurs figures. Il se fait beaucoup de mouvement dans l’hôtel; on allume des lampions qu’on place dans la cour. Les valets vont et viennent: les uns portent des plats, les autres des bouteilles; ceux-ci jurent, les autres rient. Après avoir regardé quelques instants ce tableau, je quitte ma fenêtre, et, comme j’ai contracté chez Bernard l’habitude de me coucher de bonne heure, je me mets au lit au moment où les habitants de l’hôtel commencent à dîner.

CHAPITRE XV

ESPIÈGLERIES DE M. ROSSIGNOL.

Quand je m’éveille, le plus profond silence règne encore dans l’hôtel; cependant il fait grand jour. Je me lève, je regarde à ma fenêtre, je n’aperçois personne... Tout paraît calme, tranquille dans la maison. J’ai bien envie d’aller chez Bernard; je ne les ai pas vus hier; je suis sûr que Manette est fâchée contre moi; madame m’a dit que j’étais libre d’aller voir mes bons amis: je n’y tiens plus, je veux courir chez le porteur d’eau.

Je sors de ma chambre, je descends un étage, puis un second, et me voilà dans la cour. Je ne rencontre personne, je n’aperçois pas un seul domestique. Comme on dort tard dans cette maison! Mais la porte cochère est fermée, et le portier est encore barricadé chez lui. Ah! mon Dieu! comment vais-je faire?... Je voudrais cependant bien sortir!... Je me promène de long en large dans cette grande cour; je regarde aux fenêtres... pas une ne s’ouvre; je tousse légèrement en passant contre la demeure du portier; puis je me hasarde à frapper un petit coup au carreau, puis un second... mais on ne me répond pas.

Il faut donc retourner dans ma chambre!... Je trouve cet hôtel bien triste, car il me semble que je suis privé de ma liberté. Ces gens-là sont capables de dormir encore deux ou trois heures! et pendant ce temps-là je serais si heureux près de ma sœur! Mais il faut renoncer à la voir maintenant. Je remonte mon escalier; arrivé sur mon carré, je m’arrête devant une porte qui fait face à la mienne..... Je me rappelle que madame m’a dit que mademoiselle Lucile logeait là.

La jeune femme de chambre est si bonne pour moi, qu’il me vient à l’idée de m’adresser à elle pour avoir les moyens de sortir. Je me rappelle qu’elle m’a dit qu’après madame elle était la maîtresse de la maison. On est plus courageux près d’une jolie femme; elles ont quelque chose de si aimable, de si séduisant, cela vous entraîne!... Probablement que j’éprouve déjà cette douce influence, car je frappe sans hésiter à la porte de mademoiselle Lucile.

Les jeune filles ont le sommeil léger. Bientôt j’entends que l’on approche; puis on demande:—Qui est-ce qui frappe?—C’est moi, mademoiselle... c’est André...—Comment! déjà levé, André?... Mais tu es fou d’être si matinal: il n’est pas six heures; on ne se lève qu’à huit dans cette maison, et les maîtres qu’à neuf. Que veux-tu donc faire de si bonne heure?—Ah! mademoiselle je voudrais bien aller chez le père Bernard; il y a longtemps que Manette et lui sont levés...—Eh bien! qui t’en empêche?—Mademoiselle, c’est que la porte cochère est fermée, le portier dort; j’ai pourtant frappé deux fois à son carreau. Je ne sais comment faire... Ah! que vous seriez bonne de me faire ouvrir!...—Mon Dieu! quand ces enfants veulent quelque chose... Je dormais si bien... Allons, attendez!... je ne puis pas vous ouvrir en chemise.—J’attendrai, mademoiselle.

Lucile est vive: au bout de deux minutes elle ouvre sa porte, elle a passé un petit jupon, une camisole garnie, et mis sur sa tête un joli fichu de soie. Quoique je n’aie que onze ans et demi, la vue de la jeune femme de chambre dans ce simple négligé, qui la rend plus piquante, me trouble et me fait rougir sans que je sache pourquoi. Mademoiselle Lucile n’a que dix-huit ans; elle est bien faite, elle a des formes un peu prononcées; mais sa jambe est fine et son pied mignon; ses yeux sont vifs et malins, son nez est retroussé, sa bouche fraîche: ce n’est point une beauté, mais c’est un joli minois de fantaisie, capable d’en faire naître beaucoup: enfin elle a de ces tournures de grisette qui font envie à beaucoup de grandes dames et qui détournent maints honnêtes gens de leur chemin.

Je reste tout honteux et les yeux baissés devant mademoiselle Lucile. Elle sourit de mon air gauche et embarrassé, je crois qu’elle en devine la cause; puis elle passe lestement devant moi et descend légèrement l’escalier en me disant:—Eh bien! venez donc, petit André; à quoi pense-t-il là?

Je ne pensais pas, j’étais bien aise sans savoir de quoi. Sa voix me tire de cette espèce d’engourdissement, je la suis. Arrivés près de la loge du portier, elle me montre un cordon:—C’est cela qu’il faut tirer, me dit-elle, quand on veut qu’il nous ouvre la porte. En effet, elle a tiré cette sonnette qui répond chez le portier, et au bout d’un moment la porte cochère s’ouvre. Ah! que je suis content de me voir dans la rue.—Ne soyez pas trop longtemps! me crie Lucile. Je ne l’écoute pas... Je suis déjà loin.

En fort peu de temps, j’arrive chez Bernard; le bon Auvergnat tâchait de consoler sa fille, qui, ne m’ayant pas vu la veille, pensait déjà qu’elle ne me reverrait plus. Ma présence ramène la joie dans leur demeure; je leur conte tout ce qui m’est arrivé, tout ce que j’ai fait depuis la veille.—Sois bien sage, bien obéissant, me dit le porteur d’eau; sois digne des bontés de cette grande dame, et puisque te voilà dans le chemin de la fortune, suis le filet de l’eau, mon garçon, il n’y a plus qu’à se laisser aller.

Le père Bernard va à son ouvrage; mais je puis rester jusqu’à neuf heures avec Manette. Que ce temps nous paraît court! Ma pauvre sœur est si contente d’être avec moi!—Si tu deviens un gros monsieur, me dit-elle, tu ne nous oublieras pas, André? et tu nous aimeras toujours?

Je promets à Manette de venir la voir tous les matins; cette assurance lui rend un peu de gaieté, et je la laisse moins triste. Il me semble que je dois aussi aller chez celui qui s’est montré si bon pour moi, et je me rends chez M. Dermilly.

—Je t’attendais, me dit-il. Viens me voir les jours où je n’irai point à l’hôtel. Je lui parle de ma protectrice, de ses bontés pour moi; il paraît prendre beaucoup de plaisir à m’entendre parler de madame; c’est bien naturel, elle est si bonne!

De retour à l’hôtel, je m’aperçois que les domestiques me regardent du coin de l’œil; puis je les entends chuchoter entre eux:—C’est le protégé de madame. Et ils me saluent très-humblement; ils paraissent surpris de ce que je leur rends leurs politesses; est-ce qu’on ne rend pas les saluts quand on est bien mis?

Madame me fait demander; je lui conte tout ce que j’ai fait. Quand je viens à parler de ma visite chez M. Dermilly, elle me fait répéter tout ce qu’il m’a dit, puis m’engage à aller le voir souvent. Je veux remercier madame pour la bourse dont elle m’a fait présent.—Fais-en bon usage, André, me dit-elle, et tous les mois tu en recevras autant.

On me règle l’emploi de ma journée: jusqu’à quatre heures, je dois travailler dans ma chambre, où mes maîtres se rendront; puis je descendrai chez madame jusqu’à l’heure du dîner; et le soir, j’y retournerai encore jouer avec mademoiselle Adolphine, à moins que madame ne sorte ou n’ait du monde.

Les premiers jours qui suivent ce changement d’existence me semblent bien longs, bien monotones; ce travail sédentaire est si nouveau pour moi! Mais bientôt le désir de mériter les bontés de ma bienfaitrice me fait surmonter les dégoûts de mes premières études; je veux, à force d’application, lui prouver que je suis digne de ses bienfaits. Au bout de quelque temps je trouve dans ce que l’on m’apprend des jouissances nouvelles; mon esprit s’ouvre à d’autres lumières: mon jugement se forme, mes idées semblent s’agrandir; je commence à éprouver les doux fruits du travail: plus j’étudie, plus je sens le prix de l’éducation.

Madame la comtesse est si bonne, elle voit mes progrès avec tant de plaisir, que cela redouble mon désir de bien faire. M. Dermilly m’encourage aussi; il prétend que je fais ce que je veux. Et la petite Adolphine, en causant avec moi, n’entend plus dans mon langage ces fautes grossières que je devais faire autrefois, et dont cependant je ne l’ai jamais vue se moquer. Aussi bonne que sa mère; au récit de l’infortune d’un malheureux; ses yeux se remplissent de larmes; elle ne se console point qu’on ne lui ait promis de le secourir. Elle me nomme son petit André. Quand elle n’a pas bien fait quelque chose, on lui dit:

—André ne descendra pas jouer avec toi, et aussitôt l’aimable enfant s’efforce de contenter ses maîtres.

Presque tous les matins je me rends chez le père Bernard. Si l’éducation change mes manières et mon langage, je sens bien que mon cœur ne changera pas. Mes bons amis me sont toujours aussi chers. Manette me dit en soupirant:—On fait de toi un beau monsieur... Quand tu auras beaucoup d’esprit, tu nous trouveras bien bêtes!... J’embrasse ma sœur, et je tâche de lui faire comprendre que l’esprit et la sensibilité sont deux choses que la fortune ne peut ni ôter ni donner.

Il y à six mois que je suis dans l’hôtel de M. le comte; et, depuis le jour de mon arrivée, je ne l’ai revu qu’une seule fois; il a jeté sur moi un regard dédaigneux; je l’ai entendu murmurer entre ses dents:—C’est le petit Savoyard. Puis, il a caressé son chien. Que je sois heureux de ne point le voir plus souvent! Mais quand il se rend chez madame, ce qui est fort rare, les aboiements de César m’avertissent, et je me sauve bien vite dans ma chambre.

Mademoiselle Lucile est toujours aussi complaisante pour moi, et je me suis aperçu qu’on est heureux d’être dans ses bonnes grâces. Le portier montrait de l’humeur d’être réveillé presque tous tes matins par moi: mademoiselle Lucile lui a dit que je devais sortir quand je le voulais, et il n’a plus murmuré. M. l’intendant se permettait de ricaner en me voyant: mademoiselle Lucile lui a dit qu’elle en avertirait madame, et M. Champagne est devenu très-poli avec moi. Enfin, il n’est personne dans l’hôtel qui n’éprouve l’influence du cotillon de la jeune femme de chambre. Il est mille détails auxquels la maîtresse ne peut descendre; mais rien n’échappe à la suivante: et pour être heureux chez les grands, je m’aperçois qu’il ne faut pas être mal avec les petits.

Grâce aux bontés de la généreuse Caroline, je suis possesseur de près de neuf louis; j’ai suivi les conseils de Lucile, j’ai amassé, mais c’est dans l’intention de faire un joli cadeau à Manette. Je veux offrir à ma sœur un présent de quelque valeur; et je ne sais encore à quoi m’arrêter. Ma mère est pour longtemps à son aise: il me semble juste de prouver ma reconnaissance à ceux qui m’ont recueilli à mon arrivée à Paris, et je suis bien sûr que ma mère approuvera ma conduite. La somme que j’ai est maintenant assez forte: que vais-je acheter? A mon âge, on peut être trompé. J’ai envie de consulter mademoiselle Lucile; et pourtant je voudrais bien agir de moi-même, bien certain que ce qui aura été choisi par moi plaira davantage à ma sœur.

Toutes les fois que je sors, j’emporte ma bourse sur moi; je m’arrête devant les boutiques; j’admire des châles, des étoffes; mais Manette ne porterait point cela. Une montre serait un bien joli présent; mais avec huit louis a-t-on une montre?... Je me figure que cela doit coûter plus cher...

Un matin, en me rendant chez M. Dermilly, je songeais à une montre charmante que je venais de voir chez un horloger, lorsque, devant la porte du peintre, j’aperçois un homme qui se promène, tenant sous son bras une boîte longue en bois blanc, et fredonnant un air d’opéra-comique.

A sa tournure, à sa voix, à son chapeau posé sur l’oreille et à la malpropreté de son habit, je reconnais sur-le-champ M. Rossignol, le modèle qui mangeait les confitures de Thérèse, et a manqué de faire mourir de peur la vieille cuisinière.

De son côté, Rossignol me toise, m’examine, puis vient à moi en faisant tourner son bambou et en me souriant de l’air d’un homme qui retrouve un de ses amis intimes.

—Eh! c’est toi, mon petit!... je ne me trompe pas... je t’ai vu là-haut dans l’atelier... Peste! comme nous sommes beau!... quel genre!... Il paraît que ça va bien!... Est-ce que tu poses chez quelque milord amateur?—Non, monsieur, je ne pose point...—Eh bien! tu as tort, tu as une figure taillée pour les modèles, tu es bien fait... tu grandis... tu seras moulé en Apollon; crois-moi, pose, jette-toi dans les beaux-arts, il n’y a que ça pour être heureux. Imite-moi, sois artiste... Les arts, vois-tu... les arts sont à la vie ce que le soleil est aux petits pois: ils sucrent tous les moments de notre existence. Un artiste est libre comme la mouche à miel, excepté quand il n’a plus le sou... ce qui m’arrive dans ce quart d’heure; mais

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