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André le Savoyard

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Ah! qu’ t’auras de plaisir,
Marie,
Ah! qu’ t’auras d’plaisir!

Les bouteilles sont placées près du couvert. Madame Roch revient avec du dessert et suivie d’un garçon traiteur chargé de trois plats. Rossignol fait dresser tout cela sur la table, et, tout en faisant disposer le déjeuner, va de temps à autre presser la taille de la portière. Enfin, tout est prêt; madame Roch fait une profonde révérence en disant que, si l’on a besoin d’elle, on peut l’interpeller. Rossignol la reconduit en folâtrant avec tout ce qui se trouve sous sa main; Pierre se met à table, et son ami revient en sautant se placer en face de lui.

—Mets-toi donc à ton aise, dit Pierre à son convive. Pourquoi gardes-tu ce grand carrick?... Tu dois étouffer là-dedans.

—Ah! mon ami, je vas te dire, c’est que j’ai un gros rhume de cerveau, et je crains les vents coulis... et puis, ce carrick m’est bien cher... il me vient d’un oncle qui était presque toujours sur mer.

—Il ne me semble pourtant pas beau... Il est doublé en cuir.

—Justement, mon ami, c’est ce qu’il faut pour un marin quand il est de quart sur le bâtiment, avec ça il ne craint pas l’humidité et le serein.

—Ah! tu avais un oncle marin?

—Et fameux marin, je m’en flatte!... Il a découvert trois nouveaux mondes, et il allait en découvrir encore une demi-douzaine au moins, quand il a été avalé par un requin!...

—Ah! mon Dieu!... mangé par un requin!...

—C’est comme j’ai l’honneur de te le dire. Buvons...

—Le pauvre homme!...

—Ah! ce sont de ces événements auxquels les marins sont habitués, ça ne les affecte pas tant que nous autres.

—Mais comment ce carrick t’est-il revenu?

—Ah! je vais te dire. Quelque temps après on a pris le requin, et comme on l’a ouvert pour l’empailler et l’envoyer au Cabinet d’histoire naturelle, on a trouvé dedans ce carrick intact, avec une lettre à mon adresse dans une de ses poches. Il paraît que les requins ne digèrent pas le cuir; quant à mon pauvre oncle, il ne restait plus de lui que deux doigts et une oreille que j’ai fait encadrer.

—Je ne veux jamais aller sur mer, j’aurais trop peur de ces événements-là.

—Tu as raison... vive la terre et vive le vin! Il est gentil celui-ci... Ah! le papa Dermilly était gourmet... tous les artistes le sont.

—C’est singulier, Rossignol, tu as un chapeau fait absolument comme celui que j’ai perdu le jour où j’ai dîné avec toi... On dirait aussi que c’est la même boucle.

—Est-ce que tous les chapeaux ne se ressemblent pas?

—Dis donc, nous étions un peu gris ce jour-là?

—Gris, fi donc! je ne me grise jamais!... parce qu’on casse quelques assiettes et qu’on donne quelques coups de poing, tu te figures qu’on est gris! nous étions gais, aimables, voilà tout.

—Mais pourquoi portes-tu des moustaches maintenant?... Cela te change toute la figure... Est-ce que tu as été militaire depuis que je ne t’ai vu?

—Oui, mon garçon, j’ai servi... j’ai même servi dans deux endroits.

—Dans les hussards?

—Non... j’étais dans les volontaires, j’avais un uniforme de fantaisie... il ne me resté plus que le pantalon.

—Est-ce que tu t’es battu?

—Je crois bien... Depuis que tu m’as vu; je me suis battu très-fréquemment: On me laissait pour mort sur la place...

—Est-ce qu’on ne t’a pas avancé?

—Si!... oh! pardieu! on m’a avancé très-souvent: On a même fini par me pousser tellement, que j’étais toujours à une lieue des autres. Mais tout cela ne m’a pas séduit; les arts me réclamaient...

On en revient toujours
A ses premiers amours.

Et je me félicite d’avoir quitté le service, puisque je retrouve un ami si fidèle... Buvons.

Rossignol fait honneur au repas; il y a longtemps qu’il n’en a fait un pareil. Les bouchons sautent, les bouteilles se vident; afin de ne point se déranger, Rossignol jette les assiettes sales sur un joli canapé; et fait rouler les bouteilles vides sur le parquet. Mais déjà Pierre n’a plus la tête à lui: voulant tenir tête à son ami, qui ne cesse point de boire, de trinquer et de verser, Pierre commence à s’échauffer, sa langue s’embarrasse, et il chante des bourrées savoyardes pendant que son convive, qui est encore de sang-froid, parce qu’il a l’habitude de boire, fait disparaître avec une rapidité inconcevable tout ce que le traiteur avait apporté.

Au milieu des vins fins; des liqueurs, devant une table bien garnie, Rossignol ne songe pas à François, auquel il a promis de rendre le carrick avant deux heures: Mais l’exactitude n’est point la vertu du beau modèle; qui ne s’occupe qu’à faire sauter les bouchons, et commence, après avoir vidé quatre bouteilles pour sa part, a partager l’ivresse de son hôte.

Échauffé par le vin, Rossignol jette de côté le carrick qui le couvrait en s’écriant:

—Au diable la robe de chambre! je n’en ai plus besoin... n’est-ce pas? Pierre, tu me connais, je suis ton ami... est-ce que je ne suis pas toujours assez propre pour déjeuner avec toi?... j’étouffais avec ce vieux couvre-pied.—Comment, c’est le carrick de ton oncle... Le requin... que tu jettes comme ça par terre?—Laisse donc, mon oncle! est-ce que j’ai des oncles, moi? buvons.—C’est toi qui me l’as dit tout à l’heure.—Ah! c’est juste, je n’y pensais plus. C’est égal, Pierre, nous allons joliment nous amuser. Dieu! quelle vie d’Amphitryon nous allons mener... tu n’es déjà plus le même, tu as tout une autre figure que ce matin; tu t’amuses, n’est-ce pas?—je suis si gai que je ne sais plus où j’en suis.—Eh bien! mon homme, voilà comme nous serons tous les jours depuis le matin jusqu’au soir. C’est fini, je m’attache à toi, je ne te quitte plus; tu es riche, je suis aimable, tu es borné, j’ai de l’esprit, je t’en donne, et je t’apprends à descendre gaîment le fleuve de ta vie!

—Est-ce que c’est là ton habit d’uniforme? dit Pierre qui commence à balbutier.

—Non, c’est un habit de chasse; il y manque huit boutons; c’est un sanglier qui me les à mangés au moment où j’allais le tuer. Goûtons la liqueur: voyons, ceci; du rhum... c’est roide, il faut garder ça pour le coup du milieu que nous prendront à la fin... du scubac, voyons cela... avale-moi ça, Pierre, et fait raison à ton ami... Tu dois bénir la Providence de m’avoir retrouvé, car tu vivais seul comme un loup.

—Oh! si, j’allais chez le père Bernard et Manette, ce sont de bien bons amis... d’André.

—Bernard, Manette, je crois que tu m’en as déjà parlé... n’est-ce pas un porteur d’eau?

—Justement.

—Ah! fi donc!... comment, Pierre! dans la situation où le destin t’a placé, tu fréquentes des porteurs d’eau! Ah! mon homme, ça n’est pas bien; il faut savoir garder son rang... En avant l’anisette!

—Mais, moi, est-ce que je n’étais pas commissionnaire?

—Bon! tu l’étais, mais tu ne l’es plus, vois-tu, c’est fini... c’est comme un homme qui était fripon et qui se fait honnête homme, on ne se rappelle plus qu’il a été fripon; oh! ça se voit tous les jours, ces choses-là. Je te le répète, il faut garder son quant à soi; je ne te dis point de ne plus parler au porteur d’eau, tu iras même le voir, par-ci par-là, quand nous n’aurons rien à faire, mais je n’entends pas que tu en fasses ta société habituelle, parce que tu prendrais avec eux de mauvaises manières, tandis que je veux t’en donner de soignées!... Du cognac? goûtons-le; comment le trouves-tu?

—Il me semble que c’est toujours le même goût.

—Bah! tu ne t’y connais pas; Pierre, je me charge de te former une société choisie: je t’amènerai des lurons dans mon genre, tous bons enfants; je te conduirai dans les plus jolis bals de la Courtille, des Percherons, de la barrière du Maine; je connais les bons endroits. Vive la gaieté! au diable tes amis, qui te feraient de la morale! dès ce soir nous irons valser à la barrière de Vaugirard, on y valse toute la semaine; tu me prêteras seulement un habit, un gilet et une culotte, je me fournirai le reste. Buvons et chantons le chœur de Robin des bois, sais-tu! tra, la, la, la, tra, la, la... je le chante tous les lundis avec un tourneur et une boulangère, ça fait un effet superbe! ce n’est pas difficile; toujours tra, la, la, jusqu’à demain.

A force de boire, de chanter, de trinquer et de goûter de chaque bouteille, Pierre et Rossignol finissent par n’être plus en état de rien voir. Pierre, qui prétend que tout tourne autour de lui, veut absolument valser et se laisse tomber sous la table; tandis que Rossignol, après avoir jeté à la volée les assiettes et les plats, se roule et s’endort sur le carrick de François, entre une carcasse de volaille et une bouteille d’huile de rose.

CHAPITRE XXVIII

LE CARRICK DE FRANÇOIS

Pendant que Rossignol ronfle près de son hôte, le cocher auquel il a emprunté le carrick s’est rendu au cabaret désigné, et se place devant une table où il se fait ouvrir des huîtres et servir du vin blanc.

François a bon appétit, d’ailleurs c’est Rossignol qui doit tout payer pour la location du carrick; il faut donc ne pas rester sur sa faim. Les premières douzaines d’huîtres passent lestement; mais, Rossignol ne paraissant pas encore, François en fait ouvrir d’autres pour attendre plus patiemment son ami.

Cependant l’heure convenue sonne, et point de Rossignol ni de carrick. François demande du fromage et une autre bouteille en se disant:—Il faut lui accorder le quart d’heure de grâce.

Mais le quart d’heure et un autre sont écoulés. François s’est tellement bourré qu’il peut à peine respirer, et toujours point de Rossignol. Le cocher commence à lâcher des mots très énergiques. C’est bien pis quand ses camarades viennent lui dire:—François, tu es en tête, reviens donc à ta voiture.

Mais François ne veut pas conduire bras nus, et n’a pas de quoi payer le déjeuner qu’il a pris. Il tape du pied; se donne des coups de poing en s’écriant:—Ai-je été bête de croire ce guerdin-là... ah! mille rosses! je vas l’arranger quand il va venir... s’il avait mis mon carrick en plan... que me dira ce soir madame François si je rentre en veste! elle croira que j’ai bu mon carrick!...

Et François jure, se désespère. L’heure se passe; pour comble de malheur, le temps devient noir; bientôt un orage éclate, la pluie tombe par torrents. Tous les fiacres ont chargé. Il ne reste plus sur la place que celui de François, qui, debout sur le seuil de la porte du cabaret, se donne au diable, en s’écriant:—Conduisez donc en veste sans manches par ce temps-là!

On ne tarde pas à courir au seul fiacre que l’on aperçoit en appelant de tous côtés:—Cocher! cocher!... Déjà même plusieurs personnes se disputent à qui aura le sapin, et François, qui les entend de loin, rentre dans le cabaret en se disant:—C’est pas la peine de vous disputer, vous ne l’aurez ni les uns ni les autres.

Mais un petit monsieur en noir, en jabot, en escarpins, qui se rendait avec sa moitié à un déjeuner dînatoire que donnait son cousin pour célébrer sa nomination à la place d’adjoint au maire, d’une commune de trois cents feux, place qu’il avait obtenue après quinze ans de sollicitations; le petit monsieur, qui ne se consolerait pas de manquer le déjeuner dînatoire, est parvenu à faire monter sa moitié dans le fiacre de François. Madame s’est assise dans le fond, qu’elle remplit presque à elle seule, et les autres personnes, désespérant de la débusquer, ont pris le parti de la retraite et ont laissé le couple affamé maître du fiacre.

Il s’agit de trouver le cocher; la dame s’égosille à l’appeler par les portières, tandis que son mari court de côté et d’autre, recevant avec douleur la pluie sur son habit noir et son jabot, mais songeant avec plus de douleur encore qu’on aura commencé à déjeuner sans eux.

Enfin il aperçoit la Carpe travailleuse et court vers le cabaret en disant à sa moitié:

—Je gage que le cocher est dans le cabaret; dès que ces drôles-là voient tomber de l’eau, ils vont boire du vin... Ne vous impatientez pas, madame Belhomme, je le ramène à l’instant.—Hâtez-vous, monsieur Belhomme, car je crains que mon cousin ne prenne de l’humeur et que l’on n’entame la dinde sans nous.

M. Belhomme arrive au cabaret et dit à la marchande d’huîtres:

—Le cocher de cette voiture est-il ici?

—Oui, là-bas, au fond, répond l’écaillère, qui commence à trouver singulier que M. François ne parle point de payer ses huîtres.

M. Belhomme va frapper sur l’épaule de François en lui disant:

—Allons, vite, mon garçon, dépêchons-nous: vous devriez être à votre voiture, étant seul sur la place et par le temps qu’il fait... hâtons-nous, et je vous donnerai pour boire.

—Oh! c’est inutile!... je n’ai plus soif, répond François sans se déranger.

—Cocher! m’entendez-vous! reprend avec force M. Belhomme fort en colère de la tranquillité de François.

—Oui, je vous entends bien, mais je ne peux pas marcher...

—Tu ne peux pas marcher?... s’écrie le petit homme en enfonçant son chapeau sur ses yeux et montant sur ses pointes pour se grandir. Tu marcheras!

—Ça m’est absolument impossible, not’ bourgeois, je suis cloué ici!... d’ailleurs je suis loué...

—Cela est faux... tu es sur la place; je te prends... ma femme est dans ta voiture... mon cousin nous attend... tu marcheras!...

—Je ne marcherai pas.

Le petit monsieur crie, appelle, assemble tous les passants, qui répètent avec lui:—Il faut marcher. Le marchand de vin et l’écaillère disent:—Il faut qu’il paye auparavant; et François répond en sifflant:—Pas plus l’un que l’autre.

—Faisons un exemple! dit M. Belhomme, qui trépigne de colère. Conduis-moi chez le commissaire... tu ne peux t’y refuser.

—Eh! morbleu! comment voulez-vous que je conduise mon fiacre sans carrick par le temps qu’il fait?... Ah! gueux de Rossignol!

—Mets ou ne mets point ton carrick, cela ne me regarde pas... mais je veux aller chez le commissaire...

—Oui, oui, s’écrient toutes les personnes, il ira, ou nous y conduirons sa voiture.

François voit qu’il n’y a pas moyen d’éviter le commissaire; il se décide et va suivre M. Belhomme; quand le marchand de vin et l’écaillère l’arrêtent en lui disant:

—Un instant, avant de sortir on paye son déjeuner...

—Je payerai une autre fois... je n’ai pas le temps maintenant...

—C’est bientôt fait de payer... nous ne vous connaissons pas assez pour vous faire crédit...

—Je reviendrai tout à l’heure:

—Il faut payer tout de suite...

—Six douzaines d’huîtres, quarante-deux sous... Vin, pain et fromage, trente-trois sous.

—Voilà quinze sous à compte... je vous devrai le reste.

—Non pas!... il faut solder tout.

—Vous serez bien malins si vous me trouvez un sou de plus... je n’ai pas encore fait une course.

—Ah! ah! monsieur vient de faire un déjeuner fin et n’a pas de quoi payer!...

—Puisque j’attendais un ami qui régalait.

—A d’autres!...

—Allons, allons, c’est un mauvais sujet; vite chez le commissaire!

—Un instant, il me faut des arrhes pour mes huîtres... gardons son chapeau.

—C’est ça! gardez son chapeau; ça lui apprendra a venir faire des déjeuners de maître maçon avec quinze sous dans sa poche.

Le pauvre François veut en vain défendre son chapeau; on le lui prend et on le pousse vers son fiacre, dans lequel monte M. Belhomme, qui se place près de sa moitié en lui disant:

—Je viens de montrer une fameuse tête, madame!...

—Tout le monde sait que vous en avez, monsieur.

Quant à François, sans chapeau, sans manches, par un temps affreux, il monte sur son siége au milieu des huées de la foule, et se venge sur ses malheureuses rosses, qu’il fouette à tour de bras afin d’arriver plus vite chez le commissaire, et, à chaque coup de fouet sur ses bêtes, il lâche un juron après Rossignol.

Heureusement le commissaire ne demeure pas loin; malgré cela, François y arrive trempé comme s’il sortait de la rivière, maudissant Rossignol, maudissant le couple qui est dans sa voiture et se disant:—On me fera ce qu’on voudra, mais je ne les mènerai point.

Par suite de cette affaire, François passe huit jours à la préfecture; il gagne un gros rhume, et quand il revient chez lui il est battu par sa femme.

Quant à M. et madame Belhomme, ils sont forcés de se rendre à pied au déjeuner dînatoire de leur cousin. Ils trottent dans la boue, reçoivent la pluie, s’éclaboussent, ont de l’humeur, et, pour la faire passer, se disputent tout le long du chemin.

CHAPITRE XXIX

LE MÉNAGE DE MON FRÈRE.

Pierre, en s’éveillant le lendemain du déjeuner, qui avait duré jusqu’au soir, est un peu surpris de se trouver sous la table, la tête sur une assiette et le bras dans un compotier. Il se frotte les yeux et cherche à rappeler ses idées, car les liqueurs qu’il a bues en quantité lui troublent encore le cerveau.

Il se lève, regarde autour de lui, pose un de ses pieds sur une oreille de Rossignol, qui ronfle encore sur le carrick. Le beau modèle s’éveille en jurant et en criant:—Quel est l’insolent qui donne un coup de poing à un artiste?

La voix de Rossignol rend la mémoire à Pierre. Il se rappelle l’orgie de la veille, et, sans trop savoir pour quelle raison, il n’est pas content de lui; il sent au fond de l’âme que sa conduite n’est pas ce qu’elle devrait être. Mais déjà Rossignol est sur pied, et il s’est bien promis de ne point laisser à Pierre le temps de réfléchir.

—Eh bien! mon cher Pierre, lui dit-il, il paraît que nous avons fait un somme à l’issue du repas... Il n’y a aucun mal à cela... c’est même une habitude très-distinguée, en Espagne, en Italie, on dort ordinairement après dîner, et les Anglais, qui vivent très-bien, couchent presque toujours sous la table...

—Comment! c’est un usage distingué de dormir par terre, au milieu des assiettes et des bouteilles vides?

—Oui, mon garçon.

—Cependant mon frère André ne faisait jamais cela.

—Entre nous, ton frère était une poule mouillée; je me flatte que tu suivras une autre route en profitant de mes leçons. Mais il est grand jour, il faut songer au déjeuner... et je veux...

Tout en parlant, Rossignol vient de jeter les yeux sur le carrick, et le souvenir de François se présente à son esprit. Il jette un cri, se frappe à la fois le ventre, la tête et les cuisses, lâche quelques-uns de ses jurons favoris et se jette dans un fauteuil en s’écriant:—Je suis un grand animal!...

Pierre va demander à son ami la cause de ce mouvement de colère, lorsqu’il lui voit faire une grimace effroyable. Ces messieurs, dans leur ivresse de la veille, avaient jeté les plats au hasard; il en était resté un sur le fauteuil dans lequel Rossignol s’était jeté, et la modeste faïence venait de craquer sous le pantalon collant de l’artiste, qui se lève en pestant et en criant qu’il est blessé.

—Tu es blessé? dit Pierre alarmé.

—Oui, sans doute, j’ai les clunes attaquées.

—Qu’est-ce que c’est que ça, les clunes?

—Est-ce que tu ne vois pas que ce plat s’est cassé sous moi?... Mais je me ferai faire un cataplasme... Le pis de l’aventure, c’est que j’ai abîmé mon pantalon... Ah! mon Dieu! et par-devant... des taches partout... C’est toi, hier, en jetant les assiettes, qui m’auras attrapé...

—Comment... moi!...

—Certainement... et mon habit... Un habit et un pantalon que je n’avais mis que deux fois..

—Laisse donc, il est tout déchiré, le pantalon...

—C’est en dormant que je me serai accroché à quelque meuble; mon ami, je ne peux pas sortir ainsi; de quoi aurais-je l’air, moi qui étais hier si bien mis que toutes les femmes se retournaient pour me lorgner? Pierre, tu dois avoir une belle garde-robe?

—Une garde-robe... oui, tiens, ce cabinet là-bas... Tu trouveras tout ce qu’il te faut.

—J’y voie.

Rossignol court au cabinet que Pierre lui a désigné. Il revient bientôt tenant sous son nez un petit lambeau de toile jaune qu’il assure être un mouchoir des Indes.

—Que le diable t’emporte avec ton cabinet!

—Est-ce qu’on n’y est pas bien?

—Imbécile, je vous demande des habits; des pantalons... et tu m’envoies...

—Dame! tu me parle de garde-robe.

—Ah! mon pauvre Pierre, comme tu es faible sur l’instruction!

—Si tu veut des habits, ceux d’André son dans sa chambre... Oh! tu trouveras de quoi choisir.

—Eh! parle donc... voilà deux heures que je demande cela. Rossignol se rend à la chambre qui lui est indiquée. Il ouvre les commodes, les armoires, et reste en extase devant une garde-robe bien fournie. Aussitôt il procède à sa toilette, et comme Rossignol n’est pas homme à se rien refuser, il se rhabille entièrement, choisissant la plus belle chemise, les bas les plus fins, l’habit le plus neuf, il court à la glace: jamais il ne s’est vu si beau; quoiqu’en frac et en pantalon, il fait des posés antiques en s’écriant:

—Sacrebleu! que je suis bel homme!... quel dommage qu’il ait fallu attendre à quarante-cinq ans pour être aussi propre!... c’est égal, nous réparerons le temps perdu.

Dans son ivresse, Rossignol ouvre les fenêtres qui donnent sur la rue et jette à la volée toute son ancienne défroque en chantant:

C’est ici le séjour des grâces...
Je n’ai plus besoin de mes vieux habits!...

Allez, pantalon, frac, bas, et cætera. Vous avez fait votre temps, devenez la proie du chiffonnier ou du Savoyard... Un instant; ne disons pas de mal des Savoyards! je les prise trop pour cela.

Rossignol revient trouver Pierre, qui est encore assis devant les débris du déjeuner de la veille, et se place devant lui dans l’attitude du Laocoon en lui disant:

—Comment me trouves-tu!

—Tiens! ce sont toutes les affaires de mon frère.

—Il n’est pas question de cela. Je te demande comment tu me trouves?

—Tu es très-propre...

—Tu ne remarques que cela, toi!... une femme verrait autre chose. N’importe, fais aussi un peu de toilette, car tu as du fricandeau sur ton collet et de la matelote dans ta cravate. Pendant ce temps je vais sortir pour une affaire indispensable. Je ne serai pas longtemps; à mon retour, nous irons déjeuner au Cadran-Bleu où chez Desnoyers. A propos, c’est toi qui as la caisse, n’est-ce pas!

—Oui, j’ai de l’argent.

—Eh bien! donne-moi une centaine d’écus; j’ai des emplettes à faire pour notre ménage, car il te manque beaucoup de choses ici...

—Quoi donc?

—Oh! des choses essentielles; d’abord, hier, je n’ai pas trouvé de cure-dents après notre repas.

—Est-ce que tu veux en acheter pour cent écus?

—Ensuite une savonnette, un fer à papillotes; j’aurai tout cela. Il nous faut aussi un domestique; des gens comme nous ne peuvent pas s’en passer; je vais en choisir un.

—Tu disais hier que c’étaient des voleurs.

—J’aurai l’œil sur le nôtre.

—Mais cent écus...

—Ah! Pierre, si tu ne veux pas te laisser gouverner, je t’abandonne à toi-même... Encore une fois, veux-tu t’amuser depuis le matin jusqu’au soir?

—Sans doute.

—Eh bien! en ce cas, ne regarde donc pas à cent écus.

Suis en toute circonstance
Et mon exemple et mes leçons.

Pierre remet à son ami l’argent qu’il lui demande; celui-ci va prendre le carrick du cocher et l’examine d’un air indécis en murmurant:

—Diable! Il est furieusement laid... et avec une toilette aussi recherchée, ça ne s’accorderait pas.

—Qu’est que tu dis donc, Rossignol?

—Je dis que je voulais reporter ce carrick chez moi; mais je le trouve trop vilain...

—Tu le portais bien hier.

—C’est qu’hier c’était l’anniversaire de la mort de mon oncle... Parbleu! je suis bien bête, je n’ai qu’à le faire porter par un commissionnaire qui me suivra... Holà! la portière.

—Rossignol ouvre la porte pour appeler madame Roch, lorsque celle-ci paraît tenant à la main un pantalon qui lui était tombé sur la tête pendant qu’elle balayait le devant de sa porte.

—Messieurs, dit la portière en présentant le vêtement, que Rossignol reconnaît sur-le-champ, pourriez-vous me dire si c’est de chez vous que l’on a jeté ceci?... Je sortais pour balayer ma portion de rue, je vois fuir des polissons qui ramassaient quelque chose, et sur le même instant ce pantalon tombe sur mon bonnet, dont le nœud a été tout délaissé.

—Est-ce toi, Pierre, qui t’amuses à jeter tes culottes par la fenêtre? dit Rossignol d’un air surpris.

—Moi? Ah ben! ce serait un joli amusement!

—Madame Roch, le vêtement ne vient pas de chez nous; d’ailleurs il me semble que, sur son inspection, vous auriez dû penser que des gens comme nous n’ont jamais porté de pareilles guenilles.

—Monsieur, c’est que la fruitière d’en face prétendait...

—La fruitière ferait mieux de compter ses bottes d’oignons que de regarder ce qui se passe chez les voisins. Gardez cela, madame Roch, vous le donnerez le jour de l’an à votre filleul, si vous en avez un. Puisque vous voilà, faites-moi l’amitié de me porter ce carrick jusqu’en bas, où je prendrai un jockey pour me suivre.

—Mais, monsieur...

—En avant, madame Roch, vous êtes ce matin fraîche comme une belle de nuit. Pierre, habille-toi, je ne serai pas longtemps.

Rossignol jette le carrick de François sur les bras de la portière; il sort avec elle, et descend devant madame Roch en sautillant ou s’arrêtant sur chaque carré pour faire des poses; tandis que la portière s’arrête aussi, ne sachant ce que cela veut dire, et quelquefois effrayée des poses de Rossignol, qui crie chaque fois qu’il s’arrête devant elle:—Ceci est Hercule... ceci Antinoüs... ceci Hippolyte!...

Enfin, tout en posant, ils arrivent au bas de l’escalier. Rossignol regarde dans la rue; il aperçoit près d’une borne un petit décrotteur, noir comme un charbonnier; il lui fait signe de venir, et lui donnant l’immense et lourd carrick de François:—Suis-moi, lui dit-il, et surtout prends garde de m’éclabousser.

Rossignol se met en route, suivi du décrotteur portant le carrick. Il se rend à la place où la veille il a trouvé François, en se disant:—D’abord il va crier... mais, en lui mettant une pièce de cent sous dans la main, j’apaiserai sa colère et nous serons bons amis.

Mais François n’est pas sur la place, par la raison que le commissaire l’a envoyé coucher à la préfecture. Rossignol va à la Carpe travailleuse le demander; point de François.—Il est sur quelque autre place, se dit Rossignol; mais je ne puis courir tout Paris à pied dans un si joli costume... prenons un cabriolet, et allons inspecter les sapins.

Rossignol monte dans un cabriolet, et ordonne au décrotteur de le suivre par derrière. On part; on visite une place, puis une autre... point de François. Rossignol a envie de déjeuner, son jockey est en nage, courant, avec l’immense carrick sur les bras, derrière le cabriolet dans lequel le beau modèle se fait promener. Enfin celui-ci se dit:—J’ai fait ce que j’ai pu, ma foi! allons retrouver Pierre.

On s’arrête devant la demeure de Pierre: heureusement pour le petit décrotteur, qui a l’air de sortir de l’eau. Au moment de le payer, Rossignol se dit:—Ce petit drôle trotte bien... il pourrait bien faire notre jockey. Petit, veux-tu entrer en maison?—Moi, monsieur! est-ce qu’il faudrait courir comme ça tous les jours derrière un cabriolet?—Non, ceci est un extraordinaire. Tu feras nos appartements, nos lits, nos bottes: tu prendras tout ce qu’on te donnera. Tu seras logé, nourri... et je te promets de bons gages.—Je veux bien, monsieur.—En ce cas, monte, et n’oublie pas que je t’ai donné deux cents francs d’avance.—Bah! vous ne m’avez rien donné du tout.—N’importe, tu le diras, ou je te retire ma protection.

Pierre voit rentrer Rossignol suivi du petit garçon portant le carrick.—Eh bien tu rapportes cela ici? dit-il à son ami.—Oui, j’ai réfléchi que je ne voulais pas m’en séparer. Pierre, voici notre domestique.—Ce petit garçon!—Est-ce que nous avons besoin d’un géant pour nous servir!—Il est bien noir!—Il se débarbouillera. Je sens que je suis en appétit; allons, Pierre, partons.—Mais...—Mais quoi?—Je n’ai pas été chez Bernard depuis deux jours, et j’avais l’habitude d’y aller souvent.—Tu iras une autre fois; le plus pressé est d’aller nous divertir... Toi, petit, reste ici, fais notre appartement... frotte, nettoie et amuse-toi... Partons.

Rossignol entraîne Pierre; au moment où ils vont passer la porte cochère, celui-ci dit encore:—Mais, si Bernard venait me demander?...—Eh! que diable! tu n’as que ton Bernard dans la tête... attends, je vais arranger cela... Holà, madame Roch!... s’il venait quelqu’un demander Pierre, vous diriez qu’il est sorti avec un ami pour chercher son frère... et vous pourrez dire ça tous les jours; nous ne ferons pas autre chose...

Ils partent enfin, et sont bientôt chez un traiteur, où Pierre oublie de nouveau les bons avis de ses anciens amis pour ne songer qu’à se divertir avec Rossignol; Celui-ci, ainsi qu’il l’a promis, ne lui laisse pas le temps de réfléchir: après le déjeuner, il le conduit au billard; de là ils vont dîner, et le soir visiter les guinguettes, où Rossignol présente son ami à toutes ses connaissances; on ne demande pas mieux que de faire celle du pauvre Pierre, qui ne voit pas au milieu de quels gens il se trouve. Le soir, ces messieurs rentrent toujours gris, quelquefois même ils ne rentrent pas du tout. On doit présumer comment est tenu le ménage fait par un décrotteur, qui met tout sens dessus dessous dans l’appartement, et, s’ennuyant d’être seul pendant la journée entière, appelle par la croisée ses camarades pour qu’ils montent jouer avec lui. Mais Rossignol prétend que leur jockey a des dispositions, qu’il cire bien les bottes, et que c’est le principal.

Il y a déjà trois semaines que cette vie dure. Toutes les fois que Pierre parle d’aller chez Bernard, Rossignol trouve quelque prétexte pour l’en empêcher, et Pierre finit par en parler moins souvent, parce que, lorsqu’on se conduit mal, on ne se plaît plus dans la société des honnêtes gens. Le bon porteur d’eau s’est plusieurs fois rendu chez Pierre, qu’il n’a jamais trouvé, et madame Roch, que Rossignol à eu l’art d’intéresser en allant devant sa loge faire Apollon ou Jupiter, dit chaque fois au père Bernard:—Monsieur Pierre est sorti pour chercher son frère. Le bon Auvergnat croit cela, et se dit:—Pauvre Pierre!... il se donne bien de la peine, et il n’est pas plus avancé que nous.

Mais un matin que Pierre et Rossignol, frisés et cirés avec soin, se rendaient aux Champs-Élysées, où ils avaient donné rendez-vous à quelques amis intimes; au moment où ces messieurs traversent la chaussée des boulevards, un fiacre qui passait près d’eux s’arrête et le cocher descend de son siége en s’écriant:—C’est lui!... c’est mon voleur! ah! pour le coup il va la danser!...

François, car c’est lui-même, entame la reconnaissance par cinq ou six coups de fouet sur les deux amis, et Pierre est obligé de prendre sa part de ce qui n’était adressé qu’à son compagnon.

Ces messieurs, étourdis par cette brusque attaque, commencent par crier; mais François, sautant sur Rossignol, qu’il saisit au collet, ne leur laisse pas le temps de se sauver.

—Je te tiens, enfin, voleur, drôle! dit le cocher en secouant avec force Rossignol, qui a changé de couleur en reconnaissant François.—Mon carrick... coquin, mon carrick... qu’en as-tu fait?...—Lâche-moi, François, lâche donc, tu m’étrangles...—Non pas! je te tiens, il me faut mon carrick, et le payement du déjeuner... et un dédommagement pour le temps que j’ai passé à la préfecture et le rhume que j’ai attrapé...—Je te payerai tout ce que tu voudras, mais lâche un peu.

—Vous vous trompez, cocher, dit Pierre qui ne comprend rien à ce qu’il entend, nous n’avons rien à vous... vous êtes gris...—Je suis gris!... non pas, mon petit homme... c’est vot’ camarade qui est un voleur!... mais je vais commencer par lui donner une gratification.

Et François applique deux ou trois coups de poing sur la frisure du beau modèle; Pierre, en voulant défendre son ami, reçoit aussi quelques preuves du ressentiment de François; et la foule qui s’amasse autour du fiacre arrêté les laisse se battre, parce qu’il est beaucoup plus agréable de voir des hommes se donner des coups que de chercher à les séparer.

Enfin, Rossignol, tout en se défendant d’une main, est parvenu à glisser l’autre dans son gousset, il en tire trois pièces de cent sous qu’il met sous le nez de François. Cette vue calme un peu le cocher, il prend l’argent; suspend l’attaque et prononce d’une voix enrouée:—Et mon carrick?

—Tu vas l’avoir, répond Rossignol, conduis-nous; mon ami et moi. Si tu avais eu l’esprit de m’entendre, tu aurais épargné une telle scène à l’amitié.

En disant cela, Rossignol ouvre la portière, il fait monter Pierre, se place à côté de lui, François grimpe sur son siége, et le fiacre s’éloigne, laissant là les badauds qui se demandent mutuellement ce que c’est.

Pierre, qui a reçu des coups de fouet et des coups de poing, ne comprend pas pourquoi ils sont montés dans la voiture du cocher qui les a battus.

—Je t’expliquerai tout ça, dit Rossignol en cherchant à réparer le désordre que François a mis dans sa toilette.

—Mais il dit que tu l’as volé.

—Est-ce qu’il sait ce qu’il dit?

—Mais tu lui as donné de l’argent!

—Tu vois donc bien que je ne l’ai pas volé.

—Il te demande un carrick...

—Oui, il veut que je lui prête celui de mon oncle, parce qu’il va voyager sur mer...

—Comment! ce cocher va...

—Eh! sans doute!... tout t’étonne, toi; apprends que François est un garçon très-distingué; nous avons servi ensemble autrefois.

—Et pourquoi te rossait-il?...

—Il a des moments d’absence; il nous aura pris pour ses chevaux. C’est, du reste, un homme dont je veux te faire cultiver la connaissance.

Ces messieurs arrivent à leur demeure. Rossignol engage François à monter avec eux; le cocher les suit le fouet à la main, et Pierre ne comprend pas pourquoi ils font tant de politesses à un homme qui vient de les battre. Rossignol fait passer François dans sa chambre, lui rend son carrick, lui jure qu’il a couru après lui pendant huit jours, et pour achever la paix le ramène dans la salle à manger en ordonnant à son jockey de courir chez le traiteur et de faire venir à dîner.

—Et notre rendez-vous aux Champs-Élysées? dit Pierre.

—Nous irons une autre fois! je retrouve un ancien ami, un vieux camarade!... je veux que nous le fêtions dignement.

François a repris sa bonne humeur avec son carrick; la vue des bouteilles achève de le mettre en gaieté. Pierre laisse toujours Rossignol commander, et ces messieurs se mettent à table, où ils sont servis par le jockey et deux de ses amis, auxquels il a fait signe de monter. Suivant l’usage, le repas se prolonge assez avant dans la nuit, et vers la fin Pierre tape dans la main de François, qui est déjà son intime ami.

C’est ainsi que Pierre emploie la fortune à la tête de laquelle il se trouve. Sans cesse dans la compagnie la plus méprisable, au milieu d’êtres sans état, sans mœurs, quelquefois même sans asile; livré à un homme dont les habitudes sont aussi canailles que les manières, et qui n’a aucun remords de le dépouiller, Pierre dépense sans compter et se persuade qu’il s’amuse parce qu’il ne sort du cabaret que pour entrer au café, et du café que pour courir les guinguettes.

Quelquefois il trouve que l’argent va bien vite; mais Rossignol lui dit:—Tu es maintenant d’une très-jolie force à la poule et au siam, tu bois tes trois bouteilles sans te griser, tu fumes quatre ou cinq cigares dans ta soirée; mon ami, on n’acquiert pas de tels avantages sans qu’il en coûte un peu.

Quelle différence chez le bon porteur d’eau! Là on ne songe, on ne parle que d’André; Bernard s’informe sans cesse de moi, et tâche de consoler sa fille, car il s’aperçoit chaque jour du changement que le chagrin opère chez Manette. Pâle, triste, amaigrie, ma pauvre sœur n’a pas souri depuis mon départ.

—Veux-tu donc te laisser mourir? lui dit Bernard.

—Non, répond-elle, mais je veux retrouver André... Mon père; laissez-moi le chercher.

—Eh! ma pauvre enfant, où iras-tu pour le trouver?

A cela Manette ne répond rien; elle baisse les yeux vers la terre et cache ses larmes à son père.

CHAPITRE XXX

SIX MOIS ET HUIT JOURS.

Près de six mois se sont écoulés, lorsqu’un matin Manette paraît frappée d’un trait de lumière, et court à Bernard en s’écriant:

—Mon père!... mon père!... je sais où il est... je suis certaine de le trouver... Ah! mon Dieu! comment cette idée-là ne m’est-elle pas venue plus tôt!

—Tu sais où il est, dis-tu?

—Oh! oui, mon père... Je suis sûre que je ne me trompe pas... Laissez-moi partir... je vous en prie, je ramènerai André dans vos bras...

—Mais dis-moi d’abord où il est, puisque tu le sais...

—Près de la maison de campagne de madame la comtesse... dans cette terre où il m’a dit souvent avoir passé des jours si heureux auprès de celle que... qu’il voyait là tout à son aise...

—Comment! tu crois que c’est là qu’il est allé se cacher?...

—Oui, mon père... mon cœur devine le sien; et quand il s’agit d’André, mon cœur ne me trompe jamais... Ah! vous me permettrez de partir...

—C’est, je crois, dans les environs de Fontainebleau?...

—Oui, mon père.

—J’ai justement là un vieil ami auquel je t’adresserai, et chez qui tu seras bien... Cependant une jeune fille... aller seule...

—Mon père, est-ce que je n’ai pas l’air assez raisonnable!... et André qui mourra de chagrin si je ne vais pas le consoler...

—Allons, puisque tu le veux...

—Oh! quel bonheur!...

—Demain nous irons à la voiture...

—Demain!... pourquoi retarder? il est encore de bonne heure, aujourd’hui même je puis partir...

—Manette, tu es bien pressée de me quitter!...

—Mon père, ce n’est pas pour longtemps, et il y a six mois que nous ne l’avons vu... D’ailleurs je vous écrirai...

—Tu oublies que je ne sais pas lire.

—Votre voisin vous lira mes lettres, vous serez bien aise alors que j’aie appris à écrire... Ah! que nous serons heureux quand j’aurai retrouvé André!

Et, tout en parlant, Manette va et vient dans la chambre; elle fait un petit paquet de ce qu’elle veut emporter; elle ôte son tablier, met sur sa tête un modeste chapeau de paille, et court prendre le bras de son père, qu’elle entraîne vers l’escalier avant qu’il ait eu le temps de se reconnaître.

On arrive aux voitures: celle pour Fontainebleau part dans une heure; il y a encore une place: Manette fait un saut de joie, puis court s’asseoir sur un banc de pierre avec son paquet sur ses genoux. Elle veut attendre là le moment du départ. Le bon porteur d’eau veut emmener sa fille dans un café pour prendre quelque chose; Manette ne veut rien, elle préfère rester sur le banc, elle a la diligence devant les yeux, et on ne partira pas sans elle.

—Adieu, mon père, dit-elle à Bernard, ne vous ennuyez pas, je reviendrai bien vite.

Bernard embrasse sa fille, puis s’en va tristement; Manette regarde son père s’éloigner, elle soupire... Mais elle reporte les yeux sur la voiture et reprend courage. Enfin l’instant du départ est arrivé et le voyage ne doit pas être long. Manette se place d’un air timide, et ne lève pas les yeux pendant tout le trajet; quelques curieux lui parlent, elle ne répond que par monosyllabes: la conversation est bientôt finie. Lorsqu’on s’arrête à Essonne, Manette reste dans la voiture au lieu de descendre avec les autres voyageurs, cela en fait rire et bavarder quelques-uns; mais Manette s’embarrasse fort peu de ce que peuvent penser et dire des gens assez sots pour s’occuper de ce qui ne les regarde pas, et Manette a bien raison.

Après s’être rendue chez l’ami de son père, Manette se fait indiquer la terre de M. de Francornard: il n’y a qu’une lieue et demie de distance de Fontainebleau; Manette pourra facilement s’y rendre et en visiter tous les environs. Mais elle commence à penser que lors même que je les habiterais, il ne lui sera pas aussi aisé de me trouver qu’elle se l’était persuadé.

Manette se rend d’abord au château, elle lie conversation avec le concierge, elle sait que personne de l’hôtel n’est revenu visiter cette campagne.

—Et M. André, dit Manette, ce jeune homme qui demeurait chez madame la comtesse, ne l’avez-vous pas vu?... Peut-être ne le reconnaîtriez-vous pas, il est bien grandi depuis le temps où il passait ici l’été.

—Oh, c’est égal, mam’zelle, dit le concierge, je le reconnaîtrais bien, mais il n’est pas venu non plus.

Manette s’éloigne tristement et va parcourir les environs; elle visite les hameaux, elle s’informe aux habitants, et n’obtient aucun renseignement; mais elle ne perd pas courage, et le lendemain elle recommence ses recherches.

Cependant Manette ne s’était pas trompée: en sortant de Paris au milieu de la nuit, sans but et sans autre projet que celui de fuir la ville où résidait Adolphine, j’avais pris le premier chemin venu. A force de marcher, j’arrivai dans les champs; j’étais exténué de fatigue; à peine remis d’une longue maladie, le coup que je venais de recevoir semblait m’avoir de nouveau ravi toutes mes facultés. J’attendis le jour assis au pied d’un arbre. Dans ma douleur je voulais mourir; le souvenir de ma mère me rendit à moi-même; je cherchai à rappeler mon courage... Mais la blessure était encore trop fraîche. Au milieu de ces champs silencieux, il me semblait entendre encore le son des instruments... le bruit de la danse célébrant le mariage d’Adolphine.

J’étais auprès de Bondy; je ne savais où aller, j’avais Paris en horreur, et je jurai de ne point y rentrer. Quelquefois je songeais à mon pays... Mais j’avais besoin d’être seul pour me livrer à mon aise à toute ma douleur.

J’étais depuis quelques jours dans un village, lorsqu’en songeant à Adolphine je me rappelai les jours heureux que j’avais passés avec elle dans cette campagne où nous allions tous les ans. Aussitôt je sentis le désir de revoir ces lieux chéris; je partis sur-le-champ, et j’arrivai bientôt devant cette maison où s’étaient écoulés les plus doux instants de ma vie. Je ne voulais pas entrer, je craignais de rencontrer quelqu’un de la maison... je désirais n’être aperçu de personne. Mais je passai une nuit entière à rôder autour des murs du parc; et, au point du jour, je montai sur un monticule d’où l’on plongeait parfaitement dans une grande partie des jardins. J’apercevais les bosquets où je m’étais assis avec elle, les allées où nous avions joué ensemble; je tâchais d’oublier le temps écoulé depuis et de ne plus vivre que dans le passé. Je ne pouvais quitter cet endroit... Je m’y trouvais moins malheureux... et je résolus de me fixer dans un séjour qui procurait encore à mon âme un dernier bonheur; car à vingt ans on a besoin d’aimer, et l’on se complaît même dans sa douleur, parce que c’est encore de l’amour.

Non loin du monticule s’élevait une chaumière entourée de plusieurs bouquets d’arbres. Je m’y rendis dans l’intention de m’y reposer un moment. La chaumière était habitée par une vieille paysanne, elle y était seule avec son chien et quelques brebis. Je lui demandai s’il ne serait pas possible d’avoir un petit coin dans sa maisonnette. La bonne femme crut d’abord que je voulais plaisanter.

—Quoi! vous, monsieur, me dit-elle, un jeune homme de la ville, vous désirez loger dans cette pauvre masure, avec une vieille comme moi?

—Ce serait pour moi le plus grand bonheur.

—Si vous voulez vous contenter de la petite chambre d’en haut, c’était celle de mon pauvre fils!... elle n’est pas belle; mais je n’avons que cela à vous offrir.

Enchanté de pouvoir demeurer dans la chaumière, je tirai de ma poche une douzaine de louis, j’en avais emporté à peu près trois fois autant en quittant Paris; je mis les cent écus dans le tablier de la vieille. La pauvre femme n’avait jamais vu tant d’argent à la fois; elle fit un cri d’admiration.

—C’est pour mon logement, lui dis-je.

—Ah! monsieur, vous pouvez maintenant y rester toute votre vie! vous serez logé, nourri, aussi ben que moi!... Je partagerai avec vous, c’est ben juste, pour une si grosse somme.

Mes arrangements furent bientôt faits; je me rendis à la ville, j’achetai des crayons et tout ce qu’il fallait pour dessiner. Je m’installai dans la chambre, dont la situation me convenait parfaitement, car les arbres qui l’entouraient la dérobaient aux regards des promeneurs, et, à cinq cents pas environ, j’étais sur la hauteur, d’où mes yeux plongeaient dans le parc de ma bienfaitrice.

C’était là que je passais une grande partie de la journée; souvent immobile, livré à mes souvenirs, quelquefois dessinant un site, un bocage que j’avais parcourus avec elle.

Le temps s’écoulait, ma douleur s’était changée en mélancolie, mais mon amour ne s’éteignait pas; car la vue des lieux où il avait pris naissance n’était point propre à le bannir de mon cœur.

Un jour que, suivant mon usage, je revenais de ma place favorite, j’aperçus dans un sentier voisin de celui que je suivais une jeune femme qui marchait lentement tenant son mouchoir sur ses yeux.

C’était Manette, qui, depuis huit jours, me cherchait inutilement dans les environs; elle commençait à perdre courage, et, dans ce sentier isolé, se livrait à son chagrin et donnait un libre cours à ses pleurs.

Le bruit de ma marche lui a fait lever les yeux, elle s’arrête, me regarde, pousse un cri et vole dans mes bras... Tout cela a été l’affaire d’un instant; Manette a sa tête appuyée sur ma poitrine, elle m’appelle André, son cher André, et je ne suis pas encore revenu de ma surprise.

Manette dans mes bras... dans cette campagne!... Comment se fait-il?... Sans doute, mes yeux lui expriment tout ce que je pense, car elle s’empresse de me dire:

—Cela vous étonne, monsieur!... Oui, je le vois bien; parce qu’il peut se passer de nous, il croit que nous pouvons nous passer de lui; parce qu’il ne nous aime plus, il pense que nous devons aussi cesser de l’aimer!—Moi cesser de t’aimer! ah! Manette!—Sans doute! quand on aime les gens, on les quitte comme cela, n’est-ce pas? on les abandonne!... on les laisse livrés à la plus cruelle inquiétude... on s’enfuit comme un loup... sans daigner penser que ceux qui nous chérissent se désolent et mourront de chagrin?...—Ah! Manette, j’ai eu tort, je le sens.—Tu en es fâché!... Ah! n’en parlons plus, André, je t’ai retrouvé!... je suis si heureuse, si contente!... j’ai déjà oublié tout le chagrin que tu m’as fait.

Je presse Manette dans mes bras, je suis content et fâché de la revoir. Les amoureux sont comme les enfants: quand ils ont fait quelques fautes, ils ne veulent pas en convenir.

—Mais qu’es-tu venue faire dans ce pays? dis-je à Manette.—Il me le demande! je suis venue te chercher.—Me chercher!... et comment savais-tu que j’y étais?—C’est que mon cœur me l’a dit... Cher André!... nous avons eu bien du chagrin, va!...—Ah! pardonnez-moi... mais j’ai bien souffert aussi.—Je le sais... Est-ce que tu crois que nous ignorons la cause de ta disparition subite!... Oui, monsieur, nous savons que c’est l’amour qui vous a fait nous abandonner tous... et oublier vos parents, vos amis.—Manette!...—Oh! c’est la vérité... tu as beau tourner la tête; mais le temps te consolera, mon ami, on dit qu’il guérit encore plus vite les hommes que les femmes... Mon père sera si content de te revoir! et ton frère, ce pauvre Pierre, qui court depuis le matin jusqu’au soir dans l’espérance d’avoir de tes nouvelles! viens avec moi; partons bien vite... allons les consoler.—Non, Manette, non, j’ai juré que je ne retournerais plus à Paris...—Comment! monsieur, vous avez juré!... Ah! l’on ne tient pas tout ce que l’on jure!... Mon ami, est-ce que tu aurais le courage de me refuser?—Ici je suis aussi heureux que je puis l’être désormais... Je ne veux point quitter ces lieux.—C’est cela; pour passer tout votre temps à regarder les jardins où vous couriez avec... Est-ce comme cela que vous vous guérirez, monsieur?...—Viens avec moi sur cette hauteur... viens, je veux te montrer ces lieux témoins de mes plus beaux jours.

Je prends la main de Manette; elle m’accompagne sans dire un mot. Parvenus sur la hauteur, je lui montre les endroits que chaque jour je viens contempler.

—J’étais là auprès d’elle, dis-je à ma sœur, quelquefois des matinées entières... que le temps me semblait court!...

—Je le trouvais bien long, moi qui ne te voyais pas... Mais puisqu’elle est mariée, à quoi bon vous nourrir de ces pensées?

—Quand on n’a plus le bonheur en espérance, il faut bien le chercher dans ses souvenirs!

—Ah! si tu le voulais, André; nous pourrions encore être heureux!... Est-ce que les hommes n’aiment qu’une seule fois dans leur vie?... On dit que cela leur arrive si souvent, au contraire.

—Ah! Manette, je crois bien, moi, que je n’aimerai pas deux fois.

Manette ne me répond rien. Nous redescendons dans la vallée.

—Où loges-tu? lui dis-je.

—A la ville voisine.

—Mais il y a encore une lieu d’ici là... Je vais t’y conduire.

—Et tu partiras avec moi pour Paris?...

—Non... je reviendrai ici.

—En ce cas, il est inutile de me conduire à la ville. Je n’y retournerai pas...

—Comment... que veux-tu donc faire?

—Rester ici... avec toi.

—Manette, y penses-tu... et ton père?

—Je lui écrirai où je suis, et il me pardonnera.

—Mais cela ne se peut pas... Rien ne te retient ici...

—Rien!... ah! j’ai peut-être plus de raisons que vous pour y rester...

—Que feras-tu ici?

—Je te tiendrai compagnie... et si cela vous ennuie, eh bien! je ne vous parlerai pas, et je me tiendrai assez loin de vous pour que ma vue ne puisse vous donner d’humeur.

—Mais, Manette... encore une fois, cela n’a pas le sens commun...

—Cela m’est égal, je veux rester; j’ai aussi mes volontés, moi!

Le projet de Manette me contrarie. J’essaye encore de la faire changer de résolution; mais elle ne me répond plus. La nuit vient, je retourne à ma chaumière; Manette me suit et y entre avec moi.

Mon hôtesse regarde cette nouvelle venue, puis porte ses yeux sur moi.

—Madame est de vot’ connaissance? dit-elle enfin.

—Oui... c’est...

—Ah! je gage que c’est vot’ femme!...

—Oh! non, madame, répond Manette en poussant un gros soupir, je ne suis que sa sœur...

—Sa sœur... tiens, en effet, je crois que vous vous ressemblez.

—Madame, je voudrais aussi loger dans votre maison.

—Bah! eh! mon Dieu! ma maison est donc devenue ben attrayante...

—Voici de l’argent pour...

—Oh! ma petite, ce n’était pas la peine, vot’ frère m’a assez payée... Mais je n’ai plus de place, mon enfant; la chambre du haut est occupée par votre frère, celle-ci est la mienne, et je n’en avons pas d’autre.

—Est-ce que votre lit n’est pas grand?...

—Mon lit? Ah! morguienne, on y coucherait cinq sans se gêner; nous autres paysans, j’avons des lits pour coucher toute une famille!...

—Si vous vouliez me permettre de coucher avec vous...

—Certainement, mam’zelle, tout à vot’ service, si ça vous est agréable... Oh! comme ça vous pouvez rester!...

Manette est enchantée, et moi j’ai de l’humeur. Je lui dis bonsoir, et je monte à ma chambre. L’obstination de Manette m’étonne, je ne lui aurais pas cru autant de caractère: vouloir rester avec moi, malgré moi, c’est fort mal... Fort mal!... Ingrat que je suis!...

Je n’ai pas envie de dormir, j’ai acheté quelques livres à Fontainebleau; j’essaye de lire... Mais je ne suis pas à ma lecture; l’idée que Manette est près de moi me revient sans cesse à l’esprit... Ces femmes! quand cela veut quelque, chose!... Cependant Manette est bien douce, bien bonne... mais elle est femme aussi.

La nuit est passée; j’ai fort peu dormi... J’ai pourtant moins pensé à Adolphine que de coutume... C’est la faute de Manette, qui vient me troubler dans mes souvenirs. Je descends avec le projet de ne point lui dire un mot, et de lui laisser voir par mes manières combien sa conduite m’est désagréable.

Elle a déjà terminé sa toilette. Elle n’a rien sur la tête; mais ses cheveux sont si jolis, et elle les arrange si bien, quoique sans prétention!... Elle baisse timidement les yeux quand je parais et me dit d’un air craintif:

—Bonjour, André...

Je ne voulais pas lui répondre, et je suis allé l’embrasser... C’est sans doute par habitude. N’importe, elle doit voir combien j’ai de l’humeur.

—Vous devez avoir fort mal dormi avec cette paysanne? lui dis-je au bout d’un moment.

—Au contraire, j’étais très-bien.

—On manque presque de tout ici...

—Vous y vivez! je ne suis pas plus difficile que vous.

—Cet endroit est fort triste, on ne rencontre jamais personne dans les environs...

—Ce n’est pas pour voir du monde que j’y suis venue.

—Les journées sont longues aux champs... vous ne pouvez les passer à rien faire.

—Je travaillerai pour cette bonne femme.

—Le soir... je dessine dans ma chambre... vous vous ennuierez.

—Pas plus qu’hier.

Je me tais, car elle a réponse à tout. Je prends mon carton de dessin, je sors et vais m’établir à ma place favorite. Les objets que j’aperçois me ramènent à mes souvenirs; pendant quelques moments je ne songe qu’à Adolphine. Mais ensuite je me rappelle Manette; je me retourne pour voir si elle m’a suivi. Je ne l’aperçois pas... Où donc est-elle?... Mais que m’importe! Je m’assieds, je commence un dessin... Je voudrais pourtant bien savoir où est Manette. Je regarde encore de tous côtés... Je l’aperçois enfin à deux cents pas de moi, assise et cousant... Pauvre sœur!... elle s’est placée derrière un buisson pour que je ne la voie point! Eh bien! qu’elle reste là... Je n’irai certainement pas lui parler; je veux la punir de son entêtement.

Je prends mon crayon, je dessine quelque temps... Puis je lance à la dérobée un regard vers le buisson... Elle est toujours là, elle travaille et ne lève pas les yeux de mon côté. Voyez un peu ce beau plaisir! rester avec moi pour ne point me parler ni me regarder... Mais je crois que je le lui ai défendu hier, et elle n’ose pas me désobéir. C’est mal à moi de lui avoir fait cette défense; Manette m’a toujours montré tant d’amitié, de dévouement; et son père ne fut-il pas mon premier protecteur!... Elle est venue ici pour adoucir mes peines, pour calmer mes chagrins, et je la traiterais avec cette froideur!... Ah! je ne reconnais plus mon cœur. Faisons signe à Manette de venir s’asseoir près de moi: si elle veut causer, eh bien! je lui parlerai d’Adolphine, et sa présence, loin de me distraire de mes souvenirs, servira à les entretenir encore.

Je me tourne du côté où est Manette, je lui fais des signes... Elle ne lève pas la tête... Oh! elle ne regardera pas de mon côté!... Je tousse légèrement, je l’appelle... Elle ne bouge pas... Vous verrez qu’il faudra que ce soit moi qui aille la trouver.

Je me lève et marche lentement vers Manette. Arrivé tout près d’elle, je m’arrête, elle continue de travailler et ne lève pas les yeux; il me semble cependant que le fichu qui couvre son sein sel soulève plus fréquemment.

—Manette!... vous ne m’avez donc pas entendu?...

—Est-ce que vous m’avez parlé? me répond-elle sans lever les yeux de dessus son ouvrage.

—Oui, je vous ai appelée...

—Que me voulez-vous?

—Puisque vous voulez absolument rester avec moi, il me semble qu’il est ridicule de nous asseoir à une lieue l’un de l’autre...

—Je craignais de vous déplaire en me plaçant près de vous.

—Pourquoi donc? votre présence ne m’empêchera pas de dessiner et de contempler les lieux que je chéris.

Manette se lève, prend son ouvrage et, toujours sans me regarder, marche à côté de moi jusqu’à là place où j’ai laissé mon carton de dessin. Je m’assieds, elle se met à quatre pas de moi et recommence à travailler.

Moi je me remets à dessiner. J’attends que Manette me dise quelque chose; mais elle ne souffle pas mot, et toujours ses yeux sont fixés sur son ouvrage.

Il me semble que ce silence m’impatiente; mais peut-être n’ose-t-elle pas me parler, de crainte de me fâcher encore: alors c’est à moi de commencer.

—Manette, pourquoi donc ne me dites-vous rien?

—Je croyais que vous vouliez être tout à vos souvenirs.

—Mais ne pouvons-nous pas causer de ce qui m’occupe?

—Je causerai de tout ce que vous voudrez.

—Vous avez été toujours si bonne pour moi... vous avez toujours su compatir aux peines de mon cœur...

—Quand on aime bien les gens, est-ce que leurs peines ne sont pas les nôtres?...

—Mais les femmes savent mieux consoler que nos amis les plus intimes; avec vous, Manette, je me suis toujours senti moins malheureux... Quand je me rappelle les soins que vous m’avez prodigués pendant ma dernière maladie!... ah! je me reproche d’être quelquefois brusque, injuste et si peu aimable avec vous!

—Moi, je vous trouve toujours bien.

—Parce que vous êtes indulgente; vous excusez mes défauts... Ah! si Adolphine m’avait vu comme vous.., mais elle ne m’aimait pas! J’ai cru un moment avoir touché son cœur... c’était une illusion... Elle me témoignait cependant un attachement si vrai lorsque nous habitions ensemble dans ces lieux charmants!... Mais alors c’était un enfant... Je l’étais aussi; en devenant homme j’aurais dû étouffer un sentiment qui ne pouvait jamais me rendre heureux... Car, tôt ou tard, elle se serait toujours mariée!... Il vaut peut-être mieux, pour moi que ce soit fait maintenant... Je sens que je devrais à présent bannir entièrement son image de ma pensée; mais je n’en suis pas le maître, et, malgré moi, j’y pense sans cesse... A quoi travaillez-vous donc avec tant d’attention, Manette? vous ne quittez pas les yeux de dessus votre ouvrage.

—C’est pour cette bonne femme... un tablier; je n’avais rien à faire, je lui ai demandé de l’ouvrage.

—Est-ce que c’est pressé?

—Oh! non.

On le penserait à vous voir coudre... Mais pourquoi donc ne me tutoyez-vous plus?...

—Je fais comme vous.

—On croirait que nous sommes fâchés, et je serais au désespoir de l’être avec toi, Manette.

—Oh! moi je ne me fâcherai jamais avec toi, André, je te le jure.

—A la bonne heure, au moins nous voici comme à l’ordinaire; cela me semblait tout drôle de t’entendre me dire: vous.

—Moi, cela me faisait mal!...

—Nous nous sommes vus si jeunes!... Te rappelles-tu quand ton père m’a trouvé à l’entrée de son allée et qu’il m’a fait monter avec lui?... Tu as fait un cri de surprise en me voyant.

—Je m’en souviens bien!... Tu étais tout barbouillé... tu pleurais ton frère...

—Oui, et tu m’as tout de suite donné à déjeuner... tu étais déjà aussi bonne qu’à présent!... Et quand nous dansions la montagnarde!... comme nous faisions du bruit!

—Comme nous sautions!...

—Chère danse!... je ne m’en souviendrais plus maintenant.

—Oh! moi je m’en souviens encore...

—Tu crois?...

Et je fais un mouvement pour me lever... En vérité, je crois que j’allais danser la montagnarde à cette place où j’ai soupiré pendant six mois!...

Mais il est temps de retourner à la chaumière. Je prends mes cartons, Manette plie son ouvrage, je lui présente mon bras et nous regagnons notre demeure. L’heure du dîner est venue, et il me semble que j’ai de l’appétit; c’est la première fois depuis que j’ai quitté Paris.

Après le dîner, je propose à ma sœur d’aller promener dans les environs. Elle accepte; nous voici en route, bras-dessus, bras-dessous, et cette fois nous n’allons pas du côté du monticule. Vraiment ce pays est très-pittoresque: des rochers comme si on était à cent lieues de Paris, une forêt magnifique, tout cela est fort beau quoiqu’un peu triste, mais avec Manette je ne vois plus cela d’un œil aussi mélancolique.

Nous regagnons notre demeure; il est l’heure du repos. Je dis bonsoir à Manette et je monte chez moi. Je songe à ma journée; elle m’a semblé plus courte qu’à l’ordinaire... et je ne me couche pas en soupirant comme c’était mon habitude. Mon Dieu! est-ce qu’en effet on peut guérir de l’amour?... Est-ce que du moment que l’on n’a plus d’espoir, ce sentiment diminue?... Oh! non! j’aime toujours Adolphine; pourquoi donc ne suis-je pas aussi triste qu’autrefois?... Mais, après tout, dois-je me fâcher de devenir raisonnable?... Dormons, cela vaudra mieux que de m’inquiéter de cela.

Je m’endors et l’image de Manette vient égayer mes songes. Le lendemain nous nous rendons comme la veille sur la hauteur. Je reprends mes crayons et ma sœur son ouvrage. Cette fois je me place vis-à-vis d’elle, afin de la forcer de me regarder quand elle lèvera les yeux.

Nous causons. Manette me semble plus gaie; elle sourit en me regardant.., et quel aimable sourire! Quand j’ai dessiné quelque temps, je vais montrer mon ouvrage à Manette; pour cela, il faut nécessairement que je me rapproche d’elle. Quelquefois j’oublie de retourner à ma place... On est si bien tout contre Manette!... La journée se passe encore plus vite que la veille, et cependant je crois que nous n’avons pas parlé d’Adolphine.

Trois autres jours s’écoulent encore. Je ne sais ce que j’éprouve: il me semble que mon cœur se dilate, qu’il renaît au plaisir, à la vie. Mais je ne puis plus être un instant sans voir Manette; il me manque quelque chose lorsqu’elle n’est pas près de moi. Nous allons toujours nous asseoir sur le monticule; cependant je commence à m’apercevoir que je sais cet endroit par cœur: toujours les mêmes sentiers, les mêmes bosquets, les mêmes points de vue; j’ai dessiné cela cent fois... Mais je n’ose proposer à Manette d’aller ailleurs... je ne sais quelle honte me retient.

Le sixième jour, en tenant devant moi mes dessins, et cherchant quelque autre point de vue que je puisse faire, mes yeux se reportent, comme d’habitude, sur ma compagne: elle ne m’a jamais paru si jolie... Grâce, fraîcheur, doux sourire; Manette est vraiment charmante!... Et dans ce moment où, assise contre un arbre, elle se penche sur son ouvrage... quelle idée!... Je cherchais un site nouveau; mais la nature peut-elle m’offrir rien de mieux que Manette?

Je prends mon crayon, je fais le portrait de ma sœur. Oh! je veux qu’il soit bien ressemblant.

—Regarde-moi donc, lui dis-je quand elle tient trop longtemps ses yeux baissés. Manette m’obéit aussitôt; je mets tous mes soins à cet ouvrage.

—Tu ne me fais pas voir ton dessin? me dit Manette.

—Il n’est pas fini, tu le verras demain.

Le lendemain j’ai terminé le portrait de Manette. Je le trouve bien, très-bien!... elle ne se doute pas de ce que j’ai fait. Quand j’ai donné le dernier coup de crayon, je vais m’asseoir tout près d’elle, et je mets le portrait devant ses yeux.

—Comment le trouves-tu? lui dis-je.

Elle pousse un cri... puis elle me regarde... jamais elle ne m’avait regardé comme cela.

—Tu es donc contente? lui dis-je... Elle n’a pas la force de me répondre... elle pleure... Quel enfantillage!... je crois pourtant que je pleure aussi.

Nous regagnons la chaumière. Après le dîner nous allons nous promener encore... Nous parlons moins; mais nous nous regardons plus souvent. En montant le soir à ma chambre, je dis bonne nuit à Manette, et je l’embrasse. C’est singulier, je l’ai embrassée cent fois, et il m’a semblé que celle-ci était la première.

Le lendemain je réfléchis qu’il était assez inutile d’aller encore nous asseoir sur le monticule. Je m’approche de Manette.

—Ton père doit être inquiet de ton absence? lui dis-je.

—Non, je lui ai écrit.

—Mais il doit s’ennuyer de ne pas te voir... Il n’a jamais été si longtemps séparé de toi... Manette... il faut retourner à Paris...

—Tu sais bien ce que je t’ai dit... je n’irai pas sans toi.

—Eh bien! partons tous les deux.

Manette fait un bond de joie; nos préparatifs sont bientôt faits... Nous quittons la chaumière où Manette est restée huit jours. Moi j’y ai passé six mois, je croyais y rester toute ma vie!... mais à vingt ans devrait-on jamais jurer de rien!

CHAPITRE XXXI

DIFFÉRENTES MANIÈRES D’EMPLOYER SA FORTUNE.

Nous avons pris la voiture de Fontainebleau. Pendant la route, je parle peu... j’éprouve une espèce de honte en songeant qu’il n’a fallu que huit jours à Manette pour changer toutes mes résolutions; mais dois-je lui en vouloir de cela? Oh! non! non! je ne lui en veux pas, et lorsque nos yeux se rencontrent, ce qui maintenant arrive beaucoup plus souvent qu’autrefois, je sens que je n’ai nulle envie de la quitter pour retourner dans ma solitude.

Nous sommes à Paris; il est bien juste que je ramène Manette chez son père. En nous apercevant, le bon Bernard fait une exclamation de plaisir. Je tombe dans ses bras.

—Le voilà! mon père, dit Manette, le voilà!... Ne vous avais-je pas dit que je le ramènerais?

—C’est ma foi vrai!... ce cher André! ah çà! mon garçon, tu ne nous feras plus de pareilles escapades, j’espère?

—Non, père Bernard, oh! je vous le promets.

—A la bonne heure! car, vois-tu, ça nous rend tous comme des imbéciles!

—Désormais vous me verrez tous les jours; je passerai près de vous tous les moments où je ne travaillerai point; car je veux travailler, je veux acquérir du talent.

—Tu feras bien, mon ami; tu as de la fortune, c’est fort bien; mais on ne sait pas ce qui peut arriver, il faut se ménager des ressources en cas de revers.

—Et Pierre, mon frère... il me tarde de l’embrasser.

—Morgué! ce garçon-là se donne bien du mal pour te retrouver, car il n’est jamais chez lui; impossible de le rencontrer.

—Et il n’est pas venu vous voir?

—Non, pas depuis bien longtemps.

Quelque chose me dit que ce n’est pas à me chercher que Pierre passe son temps. Je reste chez mes bons amis jusqu’à la fin du jour; je ne me suis jamais si bien trouvé chez eux. J’ai de la peine à quitter Manette, et en nous disant adieu le soir nos yeux se promettent de se revoir le lendemain.

Je retourne chez moi; je n’ai plus nulle envie de passer devant l’hôtel; je me promets au contraire d’éviter avec soin la rue où il est situé, comme je me suis promis de ne plus parler des personnes qui l’habitaient.

Il est dix heures du soir quand je frappe à mon ancienne demeure. La portière paraît saisie en me voyant: car Rossignol, avec ses poses et quelques cadeaux (qui lui coûtaient peu, les objets venant de chez moi), avait eu le talent de se rendre madame Roch favorable, et celle-ci pense sans doute que mon arrivée va changer les choses.

—Mon frère est-il chez nous? dis-je à la portière.

—Non, monsieur... il est sorti pour vous chercher, avec son ami intime.

—Son ami intime?... Ah! mon frère a un ami intime?

—Oui, monsieur, un bel homme, très-aimable et très-gai... il loge même chez vous, il habite votre chambre...

—Ah! diable!... il faudra cependant que cet ami intime, qui est si bel homme, ait la complaisance d’aller coucher ailleurs...

—Monsieur, ceci sont vos affaires, je n’ai point de conseils à vous donner.

—Sans doute... et à quelle heure rentrent ordinairement ces messieurs?...

—Mais, monsieur, ils n’ont point d’heure fisque, c’est tantôt ceci, tantôt cela... Quelquefois même ils ne reviennent que le lendemain.

—Ah! ah! il me paraît que mon frère emploie aussi la nuit à me chercher, et il faudra que je couche dans la rue, si cela lui arrive aujourd’hui.

—Oh! vous pouvez rentrer chez vous, monsieur, il y a du monde: le jockey de ces messieurs y est.

—Comment, mon frère a pris un jockey?

—Oui, monsieur, un petit bonhomme assez tapageant; je me suis plaint quelquefois du bruit qu’il fait dans la journée, et ces messieurs m’ont promis de le séquestrer davantage.

—Oh! je vous promets aussi que tout cela ne durera pas.

Je prends de la lumière et je monte l’escalier, curieux de connaître cet intime ami avec lequel Pierre a partagé son logement. Le souvenir de Rossignol se présente un moment à mon esprit: mais je ne puis croire que mon frère l’ait fréquenté de nouveau après ce que je lui en ai dit.

Arrivé devant ma porte, je m’aperçois qu’elle est ouverte. La portière avait raison de me dire que je pouvais entrer facilement; il me paraît que mon logement est devenu un lieu public.

J’entre... à chaque pas ma surprise augmente: quel désordre! des chambres qui ont l’air de n’avoir pas été balayées depuis six mois; des meubles qui ne sont plus en place... dans la salle à manger, je vois sur un guéridon les débris du déjeuner; il me paraît qu’on tient table ouverte. Plus loin, des fauteuils couverts de taches... Dans le salon, la glace est brisée... et plus de pendule sur la cheminée... Ah! Pierre!... Pierre!... que signifie tout cela?...

J’entre dans sa chambre... le lit n’est point fait: on ne sait où marcher, pour ne point mettre le pied sur quelque chose; je passe dans la mienne, c’est encore pis: j’ouvre ma commode... les tiroirs sont vides, les armoires aussi; plus de tableaux sur les murs. Je crois que si j’avais tardé encore quelque temps, j’aurais trouvé mon appartement entièrement démeublé.

Mais où donc se cache le jockey de ces messieurs?... je ne le vois ni ne l’entends. Enfin, après avoir visité partout, j’entre dans la cuisine, et j’aperçois, sous la pierre qui servait à laver, un petit garçon couché et endormi auprès de sept ou huit pots de confitures qui sont tous entamés. C’est là, sans doute, le jockey dont on m’a parlé. Je le reconnais pour lui avoir fait quelquefois cirer mes bottes. Laissons-le dormir: celui-là est le moins coupable; mon frère et son ami ne se sont pas contentés de confitures.

Je retourne dans la chambre de Pierre; je veux y attendre son retour, je n’ai pas envie de dormir, tout ce que je vois me tourmente. Ma mère m’a recommandé de veiller sur mon frère; au lieu de cela je l’ai laissé maître de ma fortune; s’il s’est mal conduit, n’en suis-je pas la cause?

Ma montre marque deux heures, et mon frère ne rentre pas. Où est-il?... que ne puis-je le deviner!... j’irais l’arracher aux misérables qui le perdent, et tournent en ridicule sa candeur, son heureux naturel, et s’attachent à lui donner toutes les habitudes du vice.

Enfin on frappe un grand coup en bas; ce sont eux, sans doute.... oui, j’entends monter l’escalier... l’un chante, l’autre se plaint..... et dans le chanteur j’ai déjà reconnu Rossignol; je dois m’attendre à tout.

Je me tiens à l’écart pour les examiner un instant à mon aise. J’ai laissé la porte ouverte pour qu’ils ne réveillent point leur jockey. Ils entrent... grand Dieu! dans quel état!... Tous deux sont gris, mais ce n’est rien encore: mon frère a un œil presque sorti de la tête; Rossignol a sur le visage les marques de plusieurs coups de canne; leurs habits sont déchirés, et ils n’ont plus ni cravate ni col.

Pierre, qui est le plus gris, peut à peine se soutenir; il va se jeter sur le premier fauteuil, en portant une main à son œil; Rossignol se tient encore un peu et chantonne en jurant après son jockey.

—Où est-il donc, ce petit drôle de... polisson... qui laisse les portes ouvertes pour qu’on vienne nous voler... je le chasserai... je suis sûr qu’il mange encore nos confitures..... holà!.... Frontin!... Lafleur!... Lolive!... je veux qu’on bassine mon lit!... ou je mets le feu à la maison!...

En disant ces mots, M. Rossignol ramasse un balai et en frappe de toute sa force sur la table du déjeuner. Je n’y puis plus tenir, et je me montre brusquement à ces messieurs.

—Un homme!... s’écrie Rossignol, qui ne me reconnaît pas, un homme chez nous... la nuit!... Ah çà! est-ce que madame Roch s’est laissé graisser la patte?... L’ami, que veux-tu? qui es-tu? parle.... et faisons connaissance...

—Oui... qui es-tu? balbutie Pierre en tenant toujours son œil et faisant tous ses efforts pour ouvrir l’autre.

—Qui je suis? malheureux!... si la débauche ne t’avait pas abruti, me ferais-tu cette question?

Pierre a reconnu ma voix... il se lève... me regarde... puis retombe sur le fauteuil en prononçant:—Mon frère!... et il baisse sa tête sur sa poitrine. Ma vue vient de lui rendre la raison. Quant à Rossignol, en voulant se reculer précipitamment, avec son balai à la main, il s’est jeté dans la table et tombe avec elle en s’écriant:

—Son frère!... bah!... ça n’est pas possible!... il a promis qu’il ne reviendrait pas.

—Il est cependant revenu, monsieur Rossignol, et il saura vous chasser de chez lui.

—Comment!... qu’est-ce que c’est?... est-ce qu’on se fâche pour des plaisanteries?... parce que j’apprends à Pierre à descendre gaîment le fleuve de la vie...

—Sortez d’ici, misérable, qui avez rendu mon frère presque aussi vil que vous!... sortez, ou je ne serai plus maître de ma colère!...

—Mais, encore une fois, expliquons-nous, mes enfants... s’il a l’œil poché, c’est qu’il a voulu valser avec la particulière dû caporal; je me charge de les raccommoder demain matin.

Je n’écoute plus Rossignol; je lui prends son balai des mains et, lui en appliquant une dizaine de coups sur les épaules, je le pousse hors de chez moi. Le beau modèle descend les escaliers, cogne à la loge de la portière, et veut absolument finir la nuit chez elle. Mais la complaisance de madame Roch ne va pas jusque-là. Elle tire le cordon à Rossignol, qui sort enfin en lui criant:

—Adieu, ma petite mère, je n’ai pas le temps défaire Achille ce soir... ça sera pour une autre fois.

Je suis revenu près de mon frère; il est toujours assis dans le fauteuil, la tête baissée sur là poitrine, il n’ose pas bouger... Le malheureux me fait pitié, son œil noir et enflammé doit le faire souffrir; tâchons de le soulager, nous le gronderons après.

Je cherche de l’eau fraîche; tous les verres sentent la liqueur. Je cours à la fontaine en laver un. Je ne puis parvenir à trouver une serviette pour bassiner son œil... mon mouchoir servira. Je m’approche de Pierre, je lui prends la tête et je lave sa blessure... il se laisse faire, mais il pleure... il se jette à mes genoux...

—Allons, Pierre, relevez-vous, vous me faites mal!... un homme ne doit jamais se mettre aux genoux d’un autre!... encore moins à ceux de son frère!

—Ah!... André!... je suis si fâché...

—Nous parlerons de tout cela demain... il est trois heures du matin, et, quoique vous me paraissiez maintenant habitué à faire de la nuit le jour, il me semble qu’il est temps de se reposer. Allez vous coucher, Pierre, et tâchez de dormir, vous on avez besoin.

Il m’obéit et se rend dans sa chambre: quant à moi, qui ne me soucie point de me coucher dans le lit qu’a occupé M. Rossignol, je me jette dans un fauteuil et j’y dors paisiblement; car ma conscience ne me reproche rien, et Manette a mis fin aux soupirs que faisait naître Adolphine.

Le lendemain, mon premier soin est de congédier le jockey et de faire venir une femme intelligente qui remet un peu d’ordre dans mon appartement. J’ai ouvert mon secrétaire, il est vide; et il renfermait deux mille francs quand je suis parti! L’argenterie a aussi disparu, ainsi que trois grands tableaux finis par H. Dermilly, et que je comptais garder toujours!... Pierre dort encore; je veux, avant son réveil, savoir toute la vérité. Je me rends chez mon notaire; j’ai eu l’imprudence de laisser à Pierre une autorisation pour disposer de ce qui m’appartenait... Sachons l’usage qu’il en a fait.

—Votre frère a touché quatorze mille francs depuis votre départ, me dit le notaire. Il venait presque chaque jour me demander de l’argent, accompagné d’un grand drôle que j’avais envie de chasser à coups de bâton. Lorsque je me permettais de lui faire quelques observations, il me montrait le papier que vous lui aviez laissé pour qu’il pût disposer de votre bien; lorsque je lui disais qu’il touchait à son fonds et diminuait son revenu, son compagnon s’écriait: Vendez, vendez, monsieur le notaire, mais donnez-nous de l’argent; nous faisons des opérations superbes, qui nous rendront le triple de ce que vous nous donnez.

Ainsi donc, en six mois et quelques jours, Pierre a dépensé seize mille francs, sans compter l’argenterie, les pendules, les tableaux, etc.; encore quelque temps, et tout ce que M. Dermilly m’a laissé était dissipé dans les orgies, et passait entre les mains d’escrocs ou de femmes perdues.

Je rentre chez moi. Pierre vient de se lever; il est abattu; son teint, autrefois si frais, si vermeil, est pâle et flétri; sa démarche ressemble à celle des bons sujets qu’il fréquentait. Son œil n’est point guéri, et tout annonce au contraire qu’il conservera les marques de la blessure qu’il a reçue.

Il n’ose me parler: je le prends par la main, et le conduis devant une glace qui a échappé au passage de Rossignol.

—Pierre! regardez-vous... voyez combien vous êtes changé!... Votre conduite, depuis mon absence, non-seulement détruisait ma fortune, mais ruinait votre santé. Six mois se sont à peine écoulés, et il semble que vous ayez vécu deux ans de plus. Vous avez dépensé seize mille francs, et comment?... Vous n’osez pas le dire!... jadis, avec le quart de cette somme, vous auriez vu le moyen de vous établir. Les pendules ont disparu...

—Rossignol disait qu’elles étaient de mauvais goût, et qu’il en apporterait de plus belles.

—L’argenterie était aussi de mauvais goût, à ce qu’il paraît?

—Il prétend l’avoir prêtée à une dame qui a passé avec en Amérique.

—Mon linge, mes vêtements?...

—Il disait que ce n’était pas fait à la mode.

—Les trois tableaux de mon bienfaiteur?...

—Il m’a dit que son portrait étant dans chacun de ces tableaux, il avait le droit d’en disposer, et qu’il allait les envoyer dans sa famille.

—Et vous avez pu vivre avec un tel misérable!... il vous avait déjà volé, je vous avais averti; et c’est avec cet homme que vous passez tout votre temps... Vous le logez chez vous, vous le laissez le maître d’y commander... Vous prenez ses goûts, ses habitudes, ses vices; au lieu de fréquenter les amis véritables chez lesquels je vous ai conduit, vous ne voyez plus que les escrocs, dignes compagnons de celui qui possède toute votre confiance; vous ne sortez plus des tabagies, des cabarets!... Tous les jours, abruti par le vin, vous terminez vos journées en couchant dans les lieux publics, ou par des combats ignobles, dont vous portez les marques honteuses. Ah! Pierre!... quelle conduite! Est-ce donc là ce que vous deviez faire à Paris, et le résultat des leçons de notre père?

Mon frère ne me répond pas; il paraît atterré. Sentirait-il du moins ses torts?... mais il s’éloigne et ne me dit rien. Perdra-t-il maintenant les mauvaises habitudes qu’il a contractées?... Dois-je le renvoyer en Savoie? mais s’il y portait le goût de la débauche, de l’oisiveté; si les perfides conseils de Rossignol influaient sur ses actions et que sa conduite y fût blâmable, que me dirait ma mère?...

—Je ne sais quel parti prendre... Je sens cependant que Pierre a besoin d’une forte leçon, et qu’il faut se hâter de le faire changer d’existence, si je ne veux pas qu’il se perde tout à fait.

Je suis depuis longtemps plongé dans mes réflexions, lorsque j’entends quelqu’un s’avancer... c’est mon frère qui revient sans doute... je lève les yeux... que vois-je!... Il a repris ses habits de commissionnaire, il a ses crochets sur le dos...

—André! me dit-il, je n’ai fait que des sottises depuis que je suis devenu un beau monsieur; si je continuais à être riche et à ne point travailler, je pourrais devenir tout à fait mauvais sujet... je retourne à mon premier métier; tant que j’ai été commissionnaire, je me suis bien conduit; laisse-moi reprendre mes crochets, et tu verras que tu n’auras plus à rougir de ton frère.

Pauvre Pierre!... je n’y tiens plus, je me jette dans ses bras, je l’embrasse, nous pleurons tous deux; je suis prêt à lui dire de rester avec moi... mais non! je sens que mon frère a besoin de retremper son âme avec ces hommes laborieux et intègres qui gagnent leur vie à force de travail et de fatigue. Après avoir passé six mois dans la société de Rossignol, cela lui fera du bien d’être quelque temps commissionnaire.

—Pierre, lui dis-je, ce que tu fais maintenant me prouve que ton cœur est toujours aussi bon, et que ta tête seule était coupable. Reprends tes crochets, j’y consens; répare ta conduite passée, et qu’en te ramenant en Savoie je puisse sans rougir te présenter à notre mère.

Pierre m’embrasse de nouveau, puis s’en va, ses crochets sur le dos, en fredonnant cet air qu’il chantait le jour où je l’ai rencontré dans une allée en face de l’hôtel.

J’ai rempli les devoirs de la nature, courons près de Manette oublier les tourments que Pierre m’a causés.

Elle m’attendait avec impatience, avec inquiétude même, car je suis à Paris, et elle craint sans doute que je n’y retrouve mes souvenirs, que je cède au désir de revoir les lieux que j’ai habités si longtemps, et peut-être que je ne rencontre Adolphine. Elle ne me dit pas cela; mais je le lis dans ses yeux, où j’aime tant maintenant à reposer les miens. Chère Manette! non, tu n’as plus rien à craindre; je ne songe maintenant qu’à faire ton bonheur, qu’à récompenser cet amour pur, désintéressé, dont tu m’as donné tant de preuves, et que je n’ai apprécié que si tard!... je ne lui dis pas tout cela, mais sans doute elle le devine; un seul regard la rassure et lui rend la tranquillité.

Je raconte à mes amis tout ce que Pierre à fait en mon absence. Ils n’en reviennent pas... ils croyaient mon frère aussi simple dans ses goûts que dans son langage. La fin de mon récit les console.

—Tu as bien tait, dit Bernard, de le laisser reprendre ses crochets; qu’il soit commissionnaire, morbleu! est-ce que ça ne vaut pas mieux que d’être fainéant, vaurien et fripon?

—Pauvre Pierre!... dit Manette, pourquoi ne le renvoies-tu pas en Savoie?

—Dans quelque temps, j’espère, il y retournera avec moi! dis-je en regardant Manette, qui se trouble et rougit.

—Avec toi! André! tu veux donc y retourner encore?...

—Oui, et pour ne plus m’en éloigner.

Manette soupire; je n’en dis pas davantage, mais j’ai mon projet. Je veux acquérir du talent en peinture avant de retourner en Savoie; je veux aussi que Pierre soit entièrement corrigé des défauts qu’il a contractés, avec Rossignol. Alors je partirai; mais j’emmènerai une compagne douce, aimable, qui fera le charme de ma vie. Grâce à la fortune que je possède encore, je pourrai acheter dans mon pays une jolie propriété, y réunit tout ce qui embellit la solitude, m’y livrer à mon goût pour les arts, et y jouir de l’amour de Manette; car on, pense bien que c’est elle qui doit être la compagne que je veux emmener.

Je ne lui ai pas encore parlé, de tout cela; je ne lui ai point dit un mot d’amour; jamais non plus elle ne m’a avoué ce qui se passe dans son cœur. Mais a-t-on besoin de se dire cela?... il me semble que nous nous entendons si bien main tenant! Je travaille avec assiduité, mais je ne suis pas un jour sans voir Manette; c’est près d’elle que je vais passer tous les moments que je ne donne pas à l’étude.

Souvent nous sommes seuls; souvent je passe des heures entières auprès d’elle. Pendant qu’elle travaille, j’admire ses traits, ses grâces, l’expression aimable de sa physionomie; je m’étonne de ne point avoir admiré tout cela plus tôt; mais alors un autre amour remplissait mon cœur... celui-là m’a rendu longtemps malheureux! il était réservé à Manette de me faire connaître les douceurs de ce sentiment.

Plus le temps s’écoule, plus Manette paraît heureuse; ses inquiétudes se calment, elle ne voit plus dans mes yeux de tristes souvenirs; jamais il ne m’échappe un mot sur les habitants de l’hôtel, jamais je ne passe devant cette maison, et, à Paris, on peut vivre et mourir sans rencontrer ceux qu’on ne cherche pas. Manette, heureuse de me voir chaque jour, ne demande rien de plus. Pierre a repris, avec ses crochets, le goût du travail et sa gaieté d’autrefois. Je suis content de mes progrès, et je vois arriver le moment où je pourrai réaliser mes projets.

Il y a dix mois que je suis revenu à Paris avec Manette, et que mon cœur s’est ouvert à un nouveau sentiment; ce temps a passé bien vite; encore deux mois, et je compte retourner en Savoie... mais une rencontre inattendue vient déranger tous mes plans.

En me rendant un jour chez Bernard, je passe près d’une femme qui m’arrête en poussant un cri de joie. C’est Lucile... sa vue me fait mal; car elle me rappelle en une minute huit années de mon existence, que je veux oublier. Mais je ne puis la fuir... elle me tient le bras.

—C’est vous, monsieur André? que je suis contente de vous rencontrer! il y a si longtemps que je ne vous ai vu... Vous êtes engraissé, je crois... et moi, comment me trouvez-vous?

—Toujours la même...

—Oh! vous dites cela par galanterie; je suis un peu maigrie...—Mais que voulez-vous! les peines des autres me touchent, moi; je suis si sensible, et cela influe sur ma santé...

—Adieu, Lucile, je suis bien aise de vous avoir vue; mais je ne puis m’arrêter davantage.

—Un moment donc!... quand on a été si longtemps sans se voir!... j’ai mille choses à vous dire...

—Oh! je ne dois pas les entendre... Il est des personnes que je veux oublier... présentez mes respects à madame la comtesse, c’est tout ce que je désire...

—Mon Dieu! est-ce qu’il faut se quitter comme cela?... Je pense bien que maintenant vous êtes guéri de votre amour!... et je n’ai pas envie de vous en parler!... C’était une passion d’enfance... tout le monde en a eu comme cela; mais ça se passe en grandissant. Moi, à douze ans, je me rappelle que j’étais très-amoureuse de mon cousin, que j’appelais mon petit mari... Je croyais alors que ça durerait toujours... Ah! ce pauvre garçon, je le trouve affreux à présent.

—Mais, Lucile, on m’attend...

—Eh bien! monsieur André, vous ne pouvez pas me sacrifier un quart d’heure?... à une ancienne amie... qui vous aime toujours autant?... C’est un si grand hasard de vous rencontrer à présent que je demeure à une lieue de vous!

—Comment? ne seriez-vous plus chez madame la comtesse?

—Si fait.

—Est-ce qu’elle n’habite plus son hôtel?

—Son hôtel... vous ne savez donc pas qu’elle n’en a plus?

—Elle n’en à plus!... que dites-vous, Lucile? quoi! madame la comtesse...

—Comment! vous ignorez ce qui s’est passé!...

—Je ne sais rien, vous dis-je, parlez, Lucile! instruisez-moi...

—Oh! vraiment, il est arrivé tant d’événements depuis que je ne vous ai vu... Cette pauvre Adolphine... et sa mère, ma maîtresse!... voilà ce que c’est, aussi, les parents ne se rappellent pas qu’ils ont été jeunes; ils marient leurs enfants contre leur gré, et puis ça va comme ça peut...

—De grâce! Lucile...

—Écoutez: d’abord on a marié mademoiselle à son cousin... vous savez cela; elle a pleuré, cette pauvre petite, beaucoup pleuré, en secret, car elle craignait de faire du chagrin à sa mère... Mais elle vous aimait, je l’ai bien vu, moi; et elle n’osait, pas le dire; une demoiselle bien élevée veut toujours cacher cela; d’ailleurs, madame lui avait répété si souvent que jamais vous ne pourriez être son époux!... Mon Dieu! on aurait bien mieux fait cependant!... Vous l’auriez rendue heureuse, vous!...

—Lucile, ce n’est pas cela que je vous demande...

—Eh bien! vous saurez que huit jours après le mariage de sa fille, M. le comte est mort d’une indigestion de homards; jusque-là il n’y avait pas encore grand mal; cependant s’il fût mort plus tôt, peut-être le mariage n’aurait-il pas eu lieu, car c’est lui qui l’a voulu... Pendant quelque temps M. le marquis parut assez assidu auprès de sa femme; mais à peine deux mois s’étaient écoulés que déjà il avait changé de manières: sortant le matin, ne rentrant quelquefois que le lendemain, il abandonna entièrement sa jeune épouse; mais celle-ci ne se plaignait point et passait tout son temps près de sa mère. Madame la comtesse voulut faire quelques représentations à son neveu... Oh! dès lors ce fut bien pis; il répondit qu’il était le maître et qu’il le ferait voir!... Hélas! il ne l’a que trop fait voir. Jugez, mon cher André, du désespoir de ma bonne maîtresse en apprenant que l’époux de sa fille jouait et se livrait à mille désordres. M. Thérigny avait eu l’art de cacher l’état de ses affaires à son oncle; ce qui ne lui avait pas été difficile, car M. de Francornard ne s’entendait qu’à ordonner un dîner. Bref, on a appris qu’en se mariant il était déjà criblé de dettes, et que ses créanciers n’avaient attendu en silence que dans l’espoir que son mariage avec sa cousine lui donnerait les moyens de se liquider. Mais, avec un tel fou la fortune d’un nabab n’aurait pas suffi! Malheureusement ma maîtresse et sa fille n’entendent rien aux affaires d’intérêt; que vous dirai-je enfin!... Il y a deux mois que les créanciers sont venus saisir l’hôtel et tout ce tout qui était dedans. Ces dames n’ont eu que le temps de s’éloigner avec ce qu’elles avaient de plus précieux; je les ai suivies... Madame ne le voulait pas, mais je n’ai point consenti à l’abandonner... quoique M. Champagne me fit encore des propositions... Mais fi! je n’ai pas voulu l’écouter; c’est un voleur, et je gage qu’il s’est entendu avec les créanciers. Enfin, nous avons été prendre un logement modeste au faubourg Saint-Germain; et nous y attendons qu’il plaise à M. le marquis, qui a disparu depuis la saisie de l’hôtel, de vouloir bien donner de ses nouvelles à sa femme.

Je resté quelques minutes muet de saisissement. Ma bienfaitrice réduite à vivre obscurément... à se priver peut-être de mille douceurs qui deviennent des nécessités pour les gens élevés dans l’opulence!... Et sa fille... mademoiselle Adolphine... car je ne puis m’habituer à l’appeler madame, malheureuse, abandonnée par son mari et forcée de cacher ses larmes à sa mère!... Mon Dieu!... qui aurait pu deviner de tels événements?

Lucile me serre la main, elle me dit adieu et va s’éloigner. Je l’arrête à mon tour.

—Lucile! je désire vous revoir, lui dis-je.

—Je ne quitte guère ces dames; cependant pour vous, monsieur André, il n’y a rien que je ne fasse...

—Oh! ce n’est pas de moi qu’il s’agit!... Je veux... je ne sais encore... mais il est impossible qu’elles restent ainsi...

—Mon Dieu! comme vous paraissez agité!... Vous êtes si bon, André! les nouvelles que je vous ai apprises vous ont affligé... J’aurais dû vous les taire peut-être; mais je ne sais rien cacher, moi!

—Ah! je bénis le hasard qui m’a fait vous rencontrer... que n’ai-je su plus tôt!... mais je dois... oui, Lucile, il faut que je vous voie, que je vous parle...

—Si vous vouliez voir ces dames... tenez, voici leur adresse; ah! je suis sûre qu’elles seraient bien contentes de vous voir: on ne parle pas de vous; mais on y pense... je le sais bien, moi.

—Non, Lucile, je ne dois pas les voir... Mais venez chez moi après-demain... Entendez-vous, après-demain; surtout n’y manquez pas!...

—Oh! soyez tranquille, est-ce que j’ai jamais manqué un rendez-vous!...

—Adieu, Lucile!... et surtout ne parlez pas de moi, ne dites pas que vous m’avez rencontré.

—C’est entendu, adieu!

Lucile s’est éloignée. Je ne suis pas encore revenu de ce qu’elle m’a appris. Déjà mon plan est arrêté; mais Manette m’attend... Lui dirai-je ce que je vais faire? Oui, Manette m’approuvera, j’en suis sûr, et je ne dois rien lui cacher.

Manette est seule; dès qu’elle m’aperçoit, mon agitation, mon trouble la frappent; elle court à moi:

—André, que t’est-il arrivé?

—Rien... à moi...

—Comment?... André, tu me caches quelque chose, tu as fait quelque rencontre...

—Oui, j’ai rencontré Lucile.

—Et c’est cela qui vous a ému à ce point!... Elle vous aura parlé de quelqu’un... que vous aimez encore.

—Manette, écoute-moi: Lucile m’a appris que ma bienfaitrice et sa fille ont perdu toute leur fortune par suite de l’inconduite du marquis; qu’elles habitent un petit logement au quatrième, après avoir habité un hôtel; qu’elles n’ont plus pour ressources que leurs bijoux... leurs parures...

—O mon Dieu!...

—Manette, tout ce que j’ai, je le tiens de M. Dermilly; il fut aussi mon bienfaiteur: mais il était l’ami le plus sincère de madame la comtesse! S’il vivait, ne penses-tu pas qu’il donnerait tout pour rendre quelque aisance à sa chère Caroline?...

—Oh! oui, sans doute.

—Eh bien! ce qu’il ferait, je dois le faire; je ne conserverai point de fortune lorsque ma bienfaitrice n’en a plus; j’ai reçu des talents, de l’éducation, je puis travailler; mais elle, elle ne le peut pas elle ne le doit pas tant que j’existerai. Si j’ai quelque regret de cesser d’être riche, c’est parce que je ne pourrai plus offrir que ma main à celle que je voulais emmener en Savoie... Manette!... voudras-tu m’épouser... lorsque je n’aurai plus rien?...

—Que dit-il?... ô mon Dieu!... c’est donc moi... André! est-il vrai que tu veux m’épouser?... Ah! répète-le-moi encore!... Je suis si heureuse!... André! tu m’aimes donc?...

—Si je t’aime! Manette! ne le sais-tu pas?...

—Oui... sans doute... comme une sœur... mais c’est autrement que l’on doit aimer sa femme...

—Rassure-toi, c’est de l’amour... oui, l’amour le plus tendre que je ressens pour toi; désormais je ne veux plus vivre sans Manette...

—Méchant!... et tu ne le disais pas! Est-ce que tu n’avais pas aussi lu dans mon cœur?... Ah! jamais il n’a battu que pour toi.

Je prends Manette dans mes bras, je la presse tendrement contre mon cœur: ses larmes coulent, mais celles-là sont de joie, de bonheur, et je ne cherche point à les retenir.

—Et ma bienfaitrice? dis-je à Manette au bout d’un moment.

—O mon ami! il faut lui donner tout ce que tu possèdes... Vends bien vite, vends tout!... Il me semble qu’en cessant d’être riche, tu te rapproches de moi. Tu n’as pas besoin de fortune, tu as des talents, nous travaillerons... Nous serons si heureux!... Mais madame la comtesse, si tu la laissais dans la gêne, ce serait de l’ingratitude, de l’égoïsme; ah! mon ami, il faut bien vite te défaire de tes richesses; tu vois qu’elles ne donnent pas toujours le bonheur: elles ont manqué faire un mauvais sujet de ton frère, elles auraient pu aussi t’éloigner de moi... que je serai contente quand tu ne les auras plus!

J’embrasse encore Manette; je vais la quitter, lorsque son père revient: Manette court à lui, elle pleure et rit en même temps. Le bon porteur d’eau ne sait ce que tout cela signifie.

—Mon père! il m’aime, il m’épouse, il me l’a dit... il n’en aime plus d’autre... je serai sa femme... Vous le voulez bien, n’est-ce pas? ah! dites donc que vous le voulez bien...

A ce discours de sa fille, Bernard répond:

—Comment?... que diable as-tu à sauter ainsi?... Qui est-ce qui t’épouse comme ça tout de suite?...

—Mais c’est André! mon père... est-ce que j’en aurais épousé un autre?

—Oui, père Bernard, dis-je à mon tour, c’est moi qui vous demande la main de Manette, qui vous promets de l’aimer toute ma vie; mais je dois aussi vous dire que je ne suis plus riche, et que je ne possède plus la fortune que m’avait laissée M. Dermilly.

Je conte au bon Auvergnat tout ce que j’ai appris, les malheurs arrivés à ma bienfaitrice, et mes intentions à son égard. Quand j’ai achevé mon récit, Bernard, pour toute réponse, met la main de sa fille dans la mienne, et me serre dans ses bras. Brave homme!... Combien de pères en sachant que je ne possédais plus rien, m’auraient signifié de ne plus songer à leur fille!

Je vais courir chez mon notaire. Manette m’arrête sur l’escalier... Elle tremble, elle est embarrassée.

—Qu’as-tu donc? lui dis-je.

—Tu vas chez ton notaire...

—Sans doute.

—Puis... quand il t’aura donné ce que tu désires, tu iras... chez madame la comtesse?...

—Non, c’est à Lucile que je remettrai tout en lui défendant bien de faire connaître de qui elle tient cet argent. De moi, madame la comtesse ne voudrait rien recevoir, cela blesserait sa fierté... Elle croirait peut-être devoir me refuser; mais elle ne se doutera pas que c’est d’André que lui vient ce secours!...

—Oh! tu as raison, André; c’est bien mieux comme cela! ainsi tu n’iras pas chez elle, n’est-ce pas?

—Non, Manette, je n’irai pas.

Manette recouvre sa tranquillité. Aimable fille! je lis dans ton cœur: tu crains que la vue d’Adolphine ne me ramène à mes premiers sentiments; ne crains rien, Manette! quand l’amour est guéri par un autre amour, il ne renaît plus.

Je cours chez mon notaire, je lui apprends en deux mots que je veux réaliser tout ce que je possède et qu’il m’en faut la valeur dans vingt-quatre heures, dussé-je perdre dans mes marchés! Obliger proprement, c’est obliger deux fois. Mon notaire me regarde avec surprise; il pense sans doute que je vais encore plus vite que Pierre; il veut m’adresser quelques observations, je ne les écoute point. Ce ne sont pas des avis que je demande, c’est de l’argent.

Enfin j’ai promesse pour le lendemain. Le temps s’écoulera lentement d’ici là! mais j’oubliais que, n’étant plus riche, je ne dois plus garder un bel appartement; cherchons-en un bien modeste. Une pièce pour coucher; une autre plus grande qui me servira d’atelier, c’est tout ce qu’il me faut; car je ne veux pas retourner en Savoie avant d’avoir terminé les tableaux que j’ai commencés; et c’est avec le prix que j’en retirerai que je veux épouser Manette, lui acheter un trousseau et retourner dans mon pays; Cette pensée me donnera plus d’ardeur à l’ouvrage; puisse-t-elle augmenter mon talent!

J’ai trouvé le logement qu’il me faut: c’est près de chez Bernard, cela m’arrange parfaitement. Je retourne chez moi, je fais venir un tapissier, je vends tout ce qui ne m’est plus nécessaire dans mon nouveau domicile; puis je vais donner congé chez madame Roch et lui payer le terme qui sera vacant.

—Mais, monsieur, cela ne se fait point ainsi, me dit la portière, on donne congé trois mois d’avance; mais l’on peut demeurer jusqu’au quinze à midi.

—Je le sais, madame Roch; mais moi je veux déménager après-demain, je vous paye le terme vacant, vous n’avez rien à dire.

—C’est incohérent, monsieur, mais vous auriez pu trouver à louer pour le demi-terme.

Je laisse bavarder la portière, et vais faire les préparatifs de mon déménagement. Ces soins me font passer le temps, car je suis trop agité pour pouvoir travailler.

Enfin le lendemain arrive; il n’est pas encore l’heure d’aller chez le notaire; et avec ces gens de loi il ne faut pas se présenter une heure d’avance. Allons chez Manette: là on ne trouvera pas que j’arrive trop tôt.

Je lui conte ce que j’ai fait depuis la veille. Elle est enchantée d’apprendre que je vais venir demeurer auprès d’elle. Chère Manette! la certitude du bonheur l’embellit encore. Depuis hier il semble qu’elle jouisse d’une nouvelle existence; dans ses yeux, dans sa voix, dans ses moindres actions, respire l’amour qu’elle semble fière maintenant de laisser paraître.

L’heure d’aller chez le notaire est arrivée. J’y cours; il me fait signer mille papiers: je signe tout ce qu’il veut, quoiqu’il m’engage encore à réfléchir. Enfin il me remet un portefeuille renfermant quatre-vingt-quinze mille francs; c’est tout ce qui me revient d’une fortune que Pierre avait menée si grand train. Je prends le portefeuille avec ivresse, et comme si je venais de faire un marché d’or. Le notaire me prend pour un fou ou un libertin mais que m’importe ce qu’il pense de moi? ma conscience ne me fait point de reproches; et voilà le principal.

Je retourne chez moi attendre Lucile; celle-là sera exacte, j’en suis certain. En effet, un quart d’heure avant l’instant convenu, j’entends frapper à ma porte et bientôt Lucile est près de moi.

—Qu’y a-t-il de nouveau chez madame la comtesse? lui dis-je.

—Rien, on ne reçoit toujours aucune nouvelle du marquis. Ma jeune maîtresse, qui craint que sa mère ne manque de quelque chose, m’a priée hier, en secret, de lui chercher de l’ouvrage; madame m’a fait la même prière en cachette de sa fille... Ah! monsieur André! si vous saviez quelle peine cela m’a fait!

—Rassurez-vous, Lucile, de longtemps j’espère, elles n’auront besoin de recourir à de tels expédients. Tenez, prenez ce portefeuille... mais, avant tout, jurez-moi de faire exactement ce que je vous dirai.

Oh! je, vous le jure; vous savez bien que j’ai toujours fait tout ce que vous avez voulu.

—Vous remettrez ce portefeuille à madame la comtesse, vous lui direz qu’il a été apporté chez elle par un homme qui est reparti sur-le-champ et sans se faire connaître.

—Bon! bon! j’entends... et puis ensuite?...

—C’est tout, Lucile.

—Et je ne parlerai pas de vous?

—Oh! non, gardez-vous-en bien; c’est là surtout ce que je vous recommande.

—Bon, André! je vous deviné... ce portefeuille contient de l’argent, beaucoup d’argent peut-être; car vous êtes capable de vous priver de tout pour aider ma maîtresse.

—Non, Lucile, non, j’ai encore plus de fortune qu’il ne m’en faut... et d’ailleurs tout ce que j’ai n’appartient-il pas à m’a bienfaitrice?

—Et vouloir qu’elle ignore...

Lucile, si vous trahissez mon secret je ne vous reparlerai de ma vie.

—Eh bien! monsieur, on le gardera, soyez tranquille. Oh! je ne veux pas me fâcher avec vous... Ce cher André!..... ah! s’il avait épousé mademoiselle!..... comme elle serait heureuse!... elle ne pleurerait pas en cachette... ses yeux sont rouges le matin, que cela fait peine... Elle dit à sa mère que c’est qu’elle a la vue faible, mais je sais bien qu’en penser...

—Lucile... tâchez qu’elle soit heureuse... et donnez-moi quelquefois des nouvelles de madame la comtesse; tenez, voici ma nouvelle adresse. Adieu, Lucile! allez vite porter cela à ces dames.

—Ah! monsieur, il faut que je vous embrasse auparavant. Lucile m’embrasse et s’éloigne avec le portefeuille. Je me sens plus heureux, plus content que je ne l’ai jamais été: bien différent de beaucoup de gens; ce que je perds en richesse, je le gagne en gaieté.

CHAPITRE XXXII

APPRÊTS DE NOCE.—DERNIER TOUR DE ROSSIGNOL.

Je suis établi dans mon petit logement; il me semble que j’y suis mieux que dans le bel appartement que j’habitais; car je pense que ma bienfaitrice est désormais à l’abri de la misère, et l’idée que j’ai contribué à son bien-être me fait trouver du charme dans les privations que je me suis imposées.

Je travaille avec ardeur aux deux tableaux que j’ai entrepris; avec le prix que j’espère en avoir, j’épouserai Manette, je lui achèterai tout ce qui peut lui être nécessaire; ce ne sont point des diamants, des cachemires, des dentelles, que je lui donnerai; mais Manette ne désire rien de tout cela; elle n’en a pas besoin pour être jolie, elle me plairait moins si elle en portait.

Lucile est revenue me voir: elle a pleuré en entrant dans mon nouveau logement, puis elle m’a sauté en cou et m’a embrassé en me donnant des éloges qui me semblent bien exagérés; car il ne m’a fallu aucun effort pour agir comme je l’ai fait. Madame la comtesse, en trouvant la somme que contenait le portefeuille, a adressé mille questions à Lucile; mais celle-ci, ainsi que nous en étions convenus, s’est bornée à dire qu’un inconnu le lui avait remis et était reparti aussitôt. Ces dames ne doutent point que ce ne soit le marquis qui leur a envoyé cette somme. Tant mieux! avec cette idée, Adolphine doit moins en vouloir à son mari, et il est si cruel de ne pouvoir estimer celui dont on porte le nom! Cependant Lucile prétend qu’elle est toujours aussi triste. Mais elles ne manquent de rien et n’ont plus besoin de songer à travailler pour vivre. J’ai fait jurer de nouveau à Lucile qu’elle ne trahirait jamais mon secret; elle en a fait le serment tout en murmurant de ce que l’on attribuait au marquis ce que j’avais fait.

Pierre est aussi fort content que je ne sois plus riche. Il dit qu’il en travaille avec plus d’ardeur et qu’il veut gagner pour me rendre ce qu’il a dépensé pendant mon absence. Pauvre Pierre! il est cent fois plus heureux depuis qu’il a repris ses crochets! Il a conservé sur l’œil gauche la marque du coup qu’il a reçu dans une orgie, et lorsqu’on lui propose d’aller au cabaret, Pierre porte la main à son œil et répond qu’il n’aime plus le vin.

Je passe toutes mes soirées près de Manette; nous faisons nos projets pour l’avenir. Chaque jour je découvre dans l’âme de cette aimable fille de nouvelles vertus, de précieuses qualités, point d’ambition, point de coquetterie; vivre et mourir près de moi, voilà son unique désir. Mais Bernard devient vieux, il ne peut plus travailler; nous l’emmènerons avec nous en Savoie; et là, près de ma mère, dans la jolie maison dont je lui ai fait présent, nous coulerons des jours bien doux. L’espoir du bonheur est déjà le bonheur même; cependant chaque soir Manette me demande si mes tableaux seront bientôt finis.

Au bout de six semaines j’ai enfin terminé mon ouvrage; mais il faut trouver un acquéreur: lorsque j’avais un beau logement, lorsque je semblais tenir maison, j’étais entouré de gens qui m’accablaient de compliments, me demandaient comme une faveur de leur faire un tableau. Aujourd’hui tous ces gens-là m’ont fui... j’ai fait la sottise de dire que je ne suis plus riche, que j’ai besoin du produit de mon travail pour vivre, et personne ne se présente, ne s’offre pour m’être utile; j’aurais dû leur laisser croire que j’étais riche encore, que je ne travaillais que pour mon amusement, et déjà mes tableaux seraient vendus!... mais c’est toujours à ses dépens que l’on apprend à connaître le monde.

Malgré moi mon front se rembrunit, et Manette s’en aperçoit.—Mon ami, me dit-elle, pourquoi te chagriner? et qu’avons-nous besoin d’argent? nous devons aller vivre près de ta mère; eh bien! là, nous travaillerons, nous labourerons notre champ, mais nous serons heureux parce que nous n’avons point d’ambition.

Aimable fille!... oui, je sens combien je serai heureux avec toi! mais l’épouser sans être certain que mon talent assurera son existence, sans pouvoir lui offrir ces présents si doux à recevoir, quand c’est l’objet qu’on aime qui nous les donne! Ah! cela me fait une peine!... et cependant tarder encore à épouser Manette, c’est bien cruel aussi! Chaque jour le père Bernard me dit:

—A quand la noce, mes enfants?...

—Mais c’est quand monsieur voudra, répond Manette en me lançant un regard qui va jusqu’à mon cœur; et moi, je suis obligé de balbutier: Bientôt... je l’espère... dès que j’aurai terminé quelques affaires.

—Tâche donc de les terminer bien vite, reprend le père Bernard; je deviens vieux, mes enfants, et je voudrais pourtant encore danser à la noce de ma fille.

Je viens de rentrer chez moi, j’ai fait encore d’inutiles démarches pour trouver à vendre mes tableaux; je ne suis pas connu, on ne vient même pas les voir; il semble, à entendre tous ces gens-là; que les grands maîtres, les hommes de génie n’ont jamais commencé!

On ouvre doucement ma porte: c’est Pierre qui entre chez moi. Il s’avance... il paraît embarrassé pour me parler.

—Que me veux-tu? lui dis-je en le voyant rester muet devant moi.

—Mon frère... je viens savoir si tu as vendu tes tableaux?

—Hélas! non...

—Et tu ne te maries pas... parce que tu n’as pas d’argent!...

—Je sais bien que ce ne serait pas un obstacle pour épouser Manette; mais j’aurais voulu... j’aurais désiré... Enfin il n’y faut plus penser. Rassure-toi, Pierre, cela ne m’empêchera pas d’épouser celle que j’aime.

—Mon frère... si tu voulais me permettre...

—Quoi donc?...

—C’est que je n’ose pas... te dire...

—Quoi! Pierre, tu es embarrassé avec moi?

—Écoute: j’ai fait bien des sottises!... et si tu avais maintenant tout l’argent que j’ai dissipé avec ce mauvais sujet de Rossignol... Ah! tu en aurais plus qu’il ne t’en faut pour t’établir au pays.

—Pierre, ne revenons plus sur ce qui est passé; tu es redevenu sage, si tu penses encore à tes folies, que ce soit seulement pour avoir en horreur les êtres méprisables que tu fréquentais alors.

—Oh sois tranquille, va! Rossignol a voulu me reparler une seule fois... Mais j’ai pris mon bâton, et la conversation a fini tout de suite. Enfin, André, depuis que je travaille de nouveau... J’ai mis de côté... afin de tâcher de te rendre ce que je t’ai dépensé...

—Que dis-tu, Pierre, et ma fortune, n’était-elle pas à toi? ne t’avais-je pas laissé le maître d’en disposer?

—Passe pour l’argent,... mais les meubles..., les pendules... jusqu’à tes habits qui avaient disparu... Mon frère, depuis ce temps je n’ai pas encore pu amasser beaucoup; mais tiens, voilà ce que j’ai mis de coté... il y a quatre-vingts francs dans ce petit sac... Ils sont à toi, André, et je serais bien heureux si cela pouvait t’aider à épouser Manette.

En disant ces mots, mon frère a tiré un sac de sa poche, il me le présente d’une main, tremblante. Pauvre Pierre! je le serre dans mes bras, mais je n’ai pas pris son sac, et tout en m’embrassant il me crie:—Prends donc, André, cet argent t’appartient; si tu me refuses, je croirai que tu es encore fâché contre moi.

Je fais tout ce que je peux pour qu’il reprenne ses épargnes, mais Pierre n’entend pas raison; il faudra que je cède; lorsqu’on ouvre ma porte, et un monsieur d’un âge mûr et d’un extérieur simple, mais aisé, paraît devant nous.

A ses premiers mots, je devine le sujet qui l’amène, et mon cœur palpite de plaisir et d’espoir. Il a entendu dire que j’avais deux tableaux de genre à vendre; il désire les voir. Je le fais passer dans mon atelier et je lui montre mon ouvrage.

L’inconnu considère longtemps mes tableaux; à quelques mots qui lui échappent, je vois qu’il est connaisseur en peinture. Je tremble... il me fait remarquer quelques défauts, quelques fautes de composition; je sens qu’il à raison, et mes ouvrages me semblent maintenant détestables!...

Quelle est ma surprise lorsque ce monsieur termine en me disant:

—J’achète vos tableaux, je vous donne douze cents francs des deux. Cela vous convient-il?

Il sort de sa poche la somme qu’il m’a offerte. Il la pose sur une table; je suis tellement ému, que je ne puis m’exprimer... J’ai possédé une jolie fortune, mais dans ce moment douze cents francs me semblent le Pactole; car cet argent est le fruit de mon travail: l’or que l’on a eu de la peine à gagner est bien plus doux à recevoir que celui que l’aveugle déesse jette au-devant de nous.

—Voici mon adresse, vous m’enverrez ces tableaux.

En disant ces mots, l’étranger me remet une carte et s’éloigne... Je veux le reconduire, il s’y oppose. Je jette les yeux sur l’adresse qu’il m’a laissée, et je lis un nom que j’ai entendu prononcer plusieurs fois comme celui d’un protecteur des arts, d’un amateur aussi riche qu’éclairé. Cet homme-là est millionnaire, et il est venu chez moi seul, sans suite... et il m’a donné quelques avis avec cette politesse qui adoucit les critiques les plus sévères; il est doux de voir que la fortune est quelquefois si bien placée.

Je prends Pierre par tes deux mains; nous dansons autour de la table sur laquelle sont mes douze cents francs.

—Maintenant j’espère que tu remporteras ton petit sac, dis-je à mon frère.

—Non pas! il est à toi.

—Pierre, je veux que tu gardes cet argent.

—Et que veux-tu que j’en fasse! notre mère est heureuse maintenant et n’a plus besoin de rien... sans cela je le lui enverrais.

—Garde-le, je te le demanderai, si j’en ai jamais besoin.

—A la bonne heure.

—Crois-tu d’ailleurs que je veuille te laisser commissionnaire? Je vais épouser Manette, puis nous retournerons en Savoie. La maison de ma mère est assez grande pour nous loger tous. Certain maintenant que mon talent peut me procurer une existence honnête, je n’ai plus de vœux à former. Chère Manette!... courons lui apprendre cette nouvelle... Pierre, tu vas porter les tableaux chez ce monsieur...

—Tout de suite.

—Puis tu reviendras me trouver chez Bernard.

Je couvre les tableaux, je les remets à Pierre, et je cours chez Manette avec mon trésor dans ma poche.

Manette lit dans mes yeux ce que je vais lui annoncer; je mets les douze cents francs sur ses genoux en lui disant d’un air fier:

—C’est le produit de mon travail, c’est le fruit de mon talent. Ah! Manette! que je dois de reconnaissance à ceux qui m’ont donné de l’éducation: c’est la fortune la plus sûre. Je puis t’épouser maintenant; je pourrai nourrir ma famille... Je sais bien que la maison de notre mère eût toujours été la nôtre, mais aurais-je été heureux si je n’avais été bon à rien?... et quand on a pris les manières du grand monde, on est bien gauche pour labourer la terre. Aujourd’hui, certain d’utiliser mon talent en peinture, je cultiverai cet art avec une nouvelle ardeur, et je trouverai près de toi la récompense de mes travaux.

Manette partage mon ivresse; le père Bernard arrive: je cours dans ses bras:

—Je vais être votre fils, lui dis-je, je l’étais depuis longtemps par mon cœur... mais enfin... bientôt...

—Oui, mon père, oui, c’est décidé maintenant... André a vendu ses tableaux.

Le bon Auvergnat nous regarde. Nous ne lui donnons pas le temps de répondre: nous faisons déjà nos plans, nos projets. Je brûle de réparer le temps perdu; je voudrais épouser Manette demain, ce soir même. Mais il y a des formalités à remplir; heureusement que j’ai eu soin depuis longtemps de me faire envoyer de mon pays les papiers qui me sont indispensables. Dès demain je ferai les démarches nécessaires pour hâter l’instant de mon bonheur.

Manette ne peut plus parler; elle court à chaque instant se jeter dans les bras de son père; il semble qu’on devienne plus timide au moment d’être plus heureux; mais si ses baisers sont pour un autre, ses regards sont pour moi, et je comprends tout ce qu’ils me disent. Pierre vient partager notre bonheur. Il est entendu que le surlendemain de notre mariage nous partirons pour la Savoie; de cette manière nous n’avons pas besoin de monter notre ménage ici; Manette viendra passer les deux premiers jours de notre hymen dans mon petit logement. Il sera assez grand pour de nouveaux époux; le bonheur ne demande pas beaucoup de place.

Le lendemain, de grand matin, je suis en course pour hâter mon mariage, mais mon impatience ne peut triompher des formalités d’usage... Il faut attendre dix jours avant de devenir l’époux de Manette. Ces dix jours-là me sembleront plus longs que les dix mois qui les ont précédés; plus on approche du but, plus on a le désir de l’atteindre. Mais j’ai des emplettes à faire, et cela m’occupera. Je veux offrir une corbeille à Manette; elle sera bien modeste!... Je ne puis dépenser que cinq cents francs environ; je garde le reste pour les frais de la noce et du voyage. Une fois près de ma mère, je reprends mes pinceaux; ils nous seront toujours suffisants, parce que nous ne vivons pas à Paris, et que nous ne sommes pas possédés de la manie de briller.

Avec cinq cents francs aujourd’hui, on n’a que la corbeille ou le sultan qui contient les présents de noce. Mais je ne veux point singer les grands; je n’ai d’ailleurs ni diamants, ni cachemires, ni parures de prix à offrir: un châle en bourre de soie, un autre plus simple, une robe de soie, quelques autres de fantaisie, un voile, des boucles d’oreilles et quelques bagues, voilà à peu près en quoi consistent les présents que je vais offrir à Manette; mais jamais le sultan le plus magnifique ne causa un plaisir plus vif que ma modeste corbeille.

Manette déploie les présents, elle les contemple, elle les fait admirer à son père; il faut que le bon Auvergnat vienne s’extasier devant chaque objet; à chaque chose nouvelle, on me regarde, on me serre les mains, et cela veut dire: ce ne sont pas les présents qui me causent tant de joie, c’est la main qui me les donne.

Parmi les bagues, il en est une fort simple dans laquelle le mot fidélité est tracé avec mes cheveux. Cette bague cause à Manette la plus douce ivresse. Elle ne voit plus que cela dans ma corbeille; les châles, les robes, les étoffes, ne peuvent soutenir de comparaison avec cette bague chérie. Ah! Manette m’aime bien!

Nous sommes enfin à la veille du jour qui doit nous unir. La toilette de Manette est prête; l’aimable fille sera charmante; elle parera ses atours autant qu’elle en sera parée. Bernard s’est fait faire un habit neuf; Pierre, sans reprendre tout à fait le costume élégant qu’il portait chez moi, mettra de côté la veste de commissionnaire. Étourdi que je suis! Bernard a quelques connaissances, Manette quelques jeunes amies et je n’ai pas encore pensé à commander le repas de noce. Je cours faire mes invitations; nous ne serons qu’une vingtaine, mais il vaut mieux être peu et se connaître tous.

Manette aime la danse; quelle jeune fille ne l’aime point! Eh bien! nous danserons, nous aurons un seul violon, mais le plaisir vaut bien un orchestre. Manette m’a dit plusieurs fois:—Mon ami, ne fais point de dépenses inutiles... point de noce... Nous n’avons point besoin de tout cela pour être heureux.

Oui, je sais que nous pourrions rester entre nous; mais je sais aussi que Manette sera bien contente que l’on soit témoin de son bonheur, et que le bon Bernard sera enchanté de danser à la noce de sa fille.

D’ailleurs les bonnes gens disent: On ne se marie pas tous les jours. Moi, je suis de l’avis des bonnes gens: fêtons les époques heureuses de notre vie, elles ne sont jamais en trop grande quantité.

Mes courses sont terminées; il est sept heures du soir. Il ne me reste plus qu’à choisir le traiteur chez lequel nous rendrons. Je ne veux ni une guinguette, ni un salon doré; mais à Paris il y a des restaurants pour toutes les bourses et toutes les classes. Pierre arrive dans son beau costume me demander s’il est mis avec goût.—Viens avec moi, lui dis-je; allons chez un traiteur retenir un salon et commander le repas.

—Il y aura donc une noce!... mon frère?

—Quelques amis de Manette, de son père... Nous danserons un peu. Mais n’en dis rien ce soir, Pierre.

—Non!... sois tranquille... Une noce! ah! quel plaisir!

Pierre danse déjà, je suis obligé de le retenir; je me rappelle qu’autrefois, en revenant avec M. Dermilly de nous promener dans la campagne, nous allions dîner près du pont d’Austerlitz, chez un traiteur de modeste apparence, où nous étions fort bien. C’est un quartier un peu désert, mais les badauds ne s’amasseront point à la porte pour voir entrer la mariée, et cela me convient. Je me rends avec Pierre chez ce traiteur.

Nous arrivons: une demande comme la mienne est toujours bien accueillie; je choisis le salon que je veux; j’ai la certitude qu’aucune figure étrangère ne s’y montrera. L’hôte est raisonnable dans ses prix. Tout est bientôt convenu entre nous. Nous allons partir; en nous reconduisant, l’hôte nous prie d’entrer dans son jardin pour en admirer les agréments.

En passant devant la fenêtre d’un pavillon, nous entendons un grand bruit; on se dispute, et une voix bien connue de Pierre et de moi fait entendre ces mots:—Vous ne pouvez pas m’empêcher de me promener dans votre jardin, ma petite mère, le grand air me rendra mes couleurs!...

Sur la verdure
Héloïse a fait mon bonheur.

—Il n’est pas question de chanter, monsieur, dit la femme de notre hôte, il faut payer et vous en aller.

—Soyez donc conséquente, belle Niobé, vous voulez que je m’en aille, et vous ne voulez pas que je sorte... il y a confusion dans votre raisonnement.

—C’est Rossignol, me dit tout bas Pierre.

—Oui, sans doute c’est lui, je l’ai reconnu. D’où provient donc cette querelle? dis-je au traiteur.

—Ah! monsieur!... c’est le diable qui a envoyé ici un mauvais sujet dont nous ne pouvons plus nous débarrasser... il y a huit jours qu’il est chez nous. Il s’est présenté un soir d’un air mielleux en demandant à souper. On l’a servi; comme il avait prolongé son souper fort tard, il nous a demandé ensuite à coucher dans la chambre où on l’avait servi, disant qu’il avait donné rendez-vous chez nous à son homme d’affaires, et qu’il désirait l’y attendre.

Quoique ce ne soit pas notre usage, nous avons consenti à le loger. Le lendemain, il s’est fait servir splendidement, et il est encore resté; enfin, il y a huit jours que cela dure... il prétend qu’il attend son homme d’affaires pour me payer. Mais je n’ai pas envie de l’héberger ainsi toute l’année. Il a eu le front de me proposer de poser, et de me donner sa statue en payement... que ferai-je de l’image d’un drôle comme cela!... Il faut qu’il paye et qu’il parte. Je ne veux pas qu’il soit encore ici demain pour votre noce!... Il a eu l’impudence de vouloir lier connaissance avec toutes les personnes qui viennent chez moi, et il étourdit tout le monde de ses refrains qui n’en finissent pas. Mais j’ai envoyé chercher M. le commissaire, et, en attendant, j’ai recommandé à ma femme de veiller sur ce fripon que j’ai surpris hier montant sur un pan de mur, pour faire Adonis, à ce qu’il disait. Ah! drôle! je te ferai faire Adonis en prison!... C’est qu’il m’aurait mangé tous les jours un poulet, si je l’avais laissé faire.

—Allons-nous-en, mon frère, me dit tout bas Pierre, qui ne se soucie point d’être vu par son ancien ami. Je vais céder au désir de mon frère; nous allons partir... mais il n’est plus temps: un homme se jette de la fenêtre d’un entresol dans le jardin, et se relève en faisant l’Amour. Il se trouve positivement devant nous, et pousse un cri de surprise en nous apercevant.

—O divinité des artistes! voilà de tes bienfaits! dit Rossignol en s’avançant vers nous, deux amis que je retrouve et qui vont payer pour moi!... monsieur le traiteur! ma carte vivement! voilà Castor et Pollux... des amis intimes, qui ne laisseront pas un artiste dans l’embarras.

Pierre est rouge de colère; je ne reviens pas de l’impudence de ce drôle, et l’hôte nous regarde avec étonnement en balbutiant:—Comment, messieurs, vous êtes amis de ce mauvais sujet?

—Mauvais sujet!... s’écrie Rossignol; qui t’a permis de m’appeler ainsi, méchant rôtisseur de chats!

Ces mots rendent le traiteur furieux.

—Calmez-vous, Jupin, dit Rossignol, on va vous payer, mais on ne reviendra pas chez vous!... vos poulets sentent un peu trop le chènevis. Allons! mon petit Pierre, quelques écus pour ton ancien compagnon de plaisir.

Pierre est muet de honte. Je passe entre lui et Rossignol, qui a l’audace de vouloir me serrer la main.

—Si vous n’aviez fait que m’escroquer mon argent, lui dis-je, je pourrais encore l’oublier; mais vous avez cherché à rendre mon frère aussi méprisable, aussi vil que vous, et vous osez nous nommer vos amis! ce mot, dans votre bouche, est le dernier des outrages. Estimez-vous heureux si je ne me joins pas à monsieur pour vous faire punir.

—C’est ça!... de la morale aux amis quand ils sont dans le malheur: eh bien! mes petits ramoneurs, on se passera de vous, et on n’avalera pas de suie pour ça.

Comme Rossignol achevait ces paroles, l’hôtesse, qui était allée chercher la garde au moment où il s’était précipité de l’entresol, paraît à l’entrée du jardin, suivie d’un caporal et de quatre fusiliers, tandis que par une autre porte le commissaire arrive, conduit par un garçon traiteur. A la vue des soldats, Rossignol fronce le sourcil, et je l’entends murmurer:

—Non, sacrebleu! le premier torse antique n’ira pas moisir dans une prison.

—Voilà le coupable, dit l’hôtesse au commissaire en désignant Rossignol, qui s’avance vers l’homme de justice en s’arrêtant à chaque pas pour lui faire un salut jusqu’à terre, en sorte que le commissaire ne peut jamais parvenir à voir sa figure.

—Pas tant de politesses, monsieur, et répondez, dit l’homme de paix tandis que Rossignol fourre ses doigts dans une vieille tabatière que le caporal vient d’entr’ouvrir. Vous ne voulez pas sortir d’ici, monsieur?

—C’est faux, monsieur le commissaire! je ne demande, au contraire, qu’à m’en aller.

—Mais vous ne voulez pas payer, monsieur?

—Je n’ai pas dit un mot de cela, monsieur le commissaire; et, bien loin de là, mon intention a toujours été de donner un joli pourboire au garçon.

—Alors, monsieur, payez donc votre compte, et que cela finisse.

—Ah! un moment, monsieur le commissaire, je ne dis pas que je peux payer à présent. J’attends mon homme d’affaires; il n’arrive pas, est-ce ma faute? En attendant, je suis modèle; si par hasard madame votre épouse était enceinte, monsieur le commissaire, et qu’elle voulût considérer un bel homme, je suis à votre service.

—Caporal, emmenez ce drôle; on l’enverra ce soir à la préfecture! dit le commissaire en s’éloignant de Rossignol, qui chante entre ses dents:

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