André le Savoyard
Un moment de gêne
Nous fait mieux sentir
L’instant du plaisir!...
Et messieurs les peintres ont comme ça des boutades... ils abandonnent l’antique, ils aiment mieux peindre des culottes que des muscles; mais il faut toujours revenir à la bonne école; les Grecs et les Romains seront toujours le corps de réserve. Je vous demande un peu si l’on doit comparer un homme en pantalon et en bottes avec un beau torse, de belles jambes, une chair bien mâle!... Enfin je me promène en attendant que les antiques reparaissent avec plus de vigueur que jamais. J’avais envie de me représenter chez M. Dermilly; je suis sûr qu’il ne pense plus à notre petite discussion; mais si la vieille m’ouvre la porte, elle est capable de me jeter son eau de vaisselle dans les yeux. J’ai préféré me promener dans la rue, espérant saisir M. Dermilly au passage. Mais toi, que fais-tu, mon petit?—Je suis chez madame la comtesse de Francornard, qui veut bien me faire donner de l’éducation.—La comtesse de Francornard!... voilà un nom qui n’est ni grec ni romain; cela sent le français à une lieue de loin... Et il paraît qu’on mange bien chez ta comtesse!... tu es joliment remplumé!—Oh! madame est si bonne! Chez elle on n’a rien à désirer... Elle me donne aussi de l’argent pour mes menus plaisirs... et je vais faire un cadeau à Manette.—Qu’est-ce que c’est que ça, Manette?—C’est la fille du père Bernard, le porteur d’eau... chez qui j’ai logé longtemps... c’est ma bonne sœur; je l’aime comme si j’étais son frère!...—J’entends:
Eh bien! mon petit, si tu veux faire un joli cadeau à Manette, j’ai justement ton affaire sous mon bras...—Vraiment?—Oh! c’est un coup du hasard!... Je viens de faire la visite de rigueur chez madame Rossignol quand les monnaies sont en fuite; mais néant!... La chère femme, qui se doutait peut-être que j’allais arriver, et qui craignait que je ne vinsse encore lui enlever Fanfan pour poser dans le Sacrifice d’Abraham, était sortie avec mon héritier dès les premiers rayons de Phébus. Cependant, comme j’ai eu l’adresse de me munir d’une double clef du domicile conjugal, j’ai pénétré dans l’asile de l’innocence, où j’espérais qu’on aurait mis le pot au feu; mais rien... la marmite renversée... pas de quoi faire un potage aux croûtons... Dans ma fureur, je fouille dans les armoires... Faute de légumes, je me jette sur les immeubles; mais madame Rossignol et mon héritier ont la funeste habitude de porter toute leur garde-robe sur eux. Je ne trouve que quelques assiettes écornées, quelques tasses fêlées, que, faute de mieux, j’allais prendre sous mon bras et aller étaler dans la rue en criant: Voilà le restant de la vente!... lorsqu’en fouillant dans le fond d’un vieux buffet je découvre cette boîte; je l’ouvre... ô bonheur! j’y trouve la seringue de madame Rossignol. Elle est superbe et presque neuve... il n’y a que cinq ans qu’elle s’en sert; j’ai laissé là toute la vaisselle, et m’en suis allé avec ce meuble précieux sous mon bras. J’allais le vendre pour déjeuner et dîner, quand je t’ai rencontré. Mon cher ami, il vaut mieux que tu profites du bon marché qu’un autre. D’ailleurs, tu veux faire un cadeau à ta sœur, à ta jeune amie, à la compagne de tes premiers ans, et que peux-tu lui offrir de mieux qu’une seringue? objet utile, meuble nécessaire, que l’on retrouve avec joie dans toutes les phases de la vie! Tu aurais donné à Manette quelque joujou, quelque colifichet qui ne l’aurait amusée qu’un moment; mais ceci!... quelle différence! elle ne s’en servira pas une fois sans penser à toi, sans donner un soupir à ce bon André, dont la générosité ne lui sera point stérile... Enfin, mon ami, en offrant ce présent, tu donnes une preuve de la maturité de ta raison, et tu peux être certain que le père le plus rigide n’y verra aucune tentative de séduction.
En finissant son discours, Rossignol ouvre la boîte et me fait admirer l’objet qu’elle renferme; cependant, malgré tous ses efforts pour me séduire, j’avoue que je regardais la seringue avec indifférence, et que cela ne me semblait pas devoir être un cadeau bien agréable à Manette.
—Eh bien! mon petit, tu ne dis rien? reprend Rossignol, vois comme c’est brillant!... comme c’est net!... Je ne t’offre pas de l’essayer, ça va tout seul... Tiens, comme c’est toi, et que notre connaissance s’étant faite dans l’atelier, je te regarde comme un artiste, tu auras le meuble pour cent sous, et la boîte par-dessus le marché... Hein? c’est pour rien... mais je t’aime parce que tu es gentil; et puis, je n’ai pas mangé depuis hier matin, et je sens que l’horloge a besoin d’être remontée.
—Vous n’avez pas mangé depuis hier? dis-je en tirant vivement ma bourse de ma poche. Oh! tenez... tenez, monsieur Rossignol, que ne disiez-vous cela plus tôt, je ne vous aurais pas fait attendre si longtemps.
Aussitôt je fouille dans ma bourse: à la vue de l’or qu’elle renferme, Rossignol semble frappé de stupéfaction; puis il se gratte l’oreille, renfonce son chapeau sur le côté, se pince plusieurs fois les lèvres et paraît réfléchir profondément. Je tiens à la main une pièce de cent sous que je lui présente en disant:—Prenez donc cela, monsieur Rossignol, et allez déjeuner; vous devez avoir bien faim.
Il me regarde avec attention, prend la pièce de cent sous, qu’il met dans sa poche, puis tire son mouchoir et le porte sur ses yeux en poussant un profond soupir.
—Oui, sans doute, j’ai faim, dit-il au bout d’un moment; mais, hélas!... je ne suis pas le seul!... Ah! mon cher petit André! vous dont le cœur paraît sensible, qu’auriez-vous fait... si vous aviez vu... ce que j’ai vu hier au soir?
—Qu’avez-vous donc vu? lui dis-je ému du ton pathétique qu’il vient de prendre et le voyant se frotter les yeux avec le coin de son mouchoir, comme s’il polissait de l’acajou.
—Mon ami, Paris est une ville bien dangereuse pour les cœurs sensibles!... on est souvent mis à de rudes épreuves. Heureux le Mécène qui peut répandre avec profusion ses magnificences depuis le rez-de-chaussée jusqu’au sixième étage, et dont l’œil découvre, sous l’habit râpé de l’infortune, le mérite et les talents aux prises avec le malheur et les punaises!...—Enfin, monsieur Rossignol?—Un instant, mon petit, nous arrivons: hier au soir, je revenais de battre quelques entrechats au salon de Flore; je chantais, suivant mon habitude, toujours gai et philosophe. J’allais faire un souper réparateur... Je n’avais pas eu le temps de dîner. J’avais encore trente-trois sous dans mon gousset, fruit de mon travail et de mes économies; tout à coup, au détour d’une rue, je suis arrêté par une voix douce... de ces voix qui percent les oreilles, et on me dit en s’interrompant à chaque minute pour se moucher: Homme sensible! prenez pitié de mon père, de ma tante, de mon frère et de moi!... Il y a huit jours que nous n’avons rien pris, et les huit jours d’auparavant, nous n’avons vécu que des chats qui errent sur nos toits. Je suis fille d’un artiste; mais le malheur s’attache aux talents.
—Fille d’un artiste! m’écriai-je: conduisez-moi sur-le-champ vers votre père. Tous les artistes sont frères; je lui dois secours et protection. A ces paroles, la jeune fille, belle comme l’étoile du matin quand il n’a pas plu dans la nuit, se saisit de ma main en s’écriant:—C’est la Providence qui vous a fait passer dans ce quartier-ci! Venez rendre toute une famille au bonheur! Aussitôt elle m’entraîne, je la suis dans une allée noire comme un four; nous montons sept étages d’un escalier tortueux, je me cogne plusieurs fois le nez contre la muraille... Mais on ne sent pas tout cela quand on va faire des heureux. Enfin, je pénètre dans leur domicile... Ah! mon petit André, quel tableau!...
Le père n’a point fait sa barbe depuis quinze jours; la tante a vendu jusqu’à ses jarretières; le petit frère se promène en chemise faute de culotte... et ce sont des artistes que je vois dans cet état!... Aussitôt je fouille à mon gousset, j’en tire les trente-trois sous qui me restent, je les dépose aux pieds du vieillard et je me jette dans l’escalier sans vouloir attendre qu’on m’éclaire.—Ah! vous avez bien fait, monsieur Rossignol, de secourir ces pauvres gens!...—Certainement!... J’aurais eu cent francs, je les aurais donnés tout de même; mais malheureusement ce faible secours ne suffit pas pour les tirer de peine!... Ce matin je suis allé les voir un moment: qu’ai-je appris!... Un propriétaire sans humanité va les mettre dans la rue, un créancier barbare va conduire le vieillard en prison, si aujourd’hui ils ne trouvent pas huit ou neuf louis pour les payer. O Dieu!... un artiste dans la rue!... un enfant sans culotte!... une famille sans asile!... Ah!... si j’étais riche, quel bonheur de les secourir!... Mais, hélas! je n’avais plus que cette seringue! et j’allais encore la partager avec eux.
En finissant ces mots, Rossignol se cache entièrement la figure avec son mouchoir, et pousse des gémissements comme s’il allait se trouver mal. Je me sens attendri; je me représente cette famille dans la misère, ce vieillard que l’on va conduire en prison. Je regarde ma bourse, et je me dis:—Avec cela je puis les rendre au bonheur; Manette peut attendre mon cadeau, sur lequel d’ailleurs elle est loin de compter; ne vaut-il pas mieux employer cet argent à secourir des infortunés? Oui, oui, et, à ma place Manette en ferait autant.
Aussitôt je verse le contenu de ma bourse dans la main de Rossignol, qui justement la tendait vers moi.—Tenez, lui dis-je, prenez cet argent, c’est tout ce que je possède; mais j’espère que cela sera suffisant pour sauver ces malheureux.
—Sensible enfant! j’avais bien jugé ton cœur, s’écrie Rossignol en mettant l’argent dans sa poche et me glissant la boîte sous le bras. Tu fais là une action superbe!—Surtout n’en parlez pas à M. Dermilly.—Oh! sois tranquille, je n’en parlerai à personne. Ces choses-là doivent rester secrètes, ça en double la beauté. Adieu, mon petit André, je vole près du vieillard malheureux... Va porter ton présent à Manette, et regarde-moi comme ton ami.
Quel nouveau jour pour moi, Quel heureux changement!
Rossignol est parti comme un trait. Je reste là avec la seringue sous le bras. Irai-je l’offrir à Manette?... Non, il me semble que ce n’est pas un présent à faire à une jeune fille de douze ans. Ma sœur se moquera de moi si elle croit que je lui ai acheté cela, et je ne veux pas lui dire par quelle circonstance je m’en trouve possesseur. Décidément je ne la lui porterai point, et, puisque je n’ai plus d’argent, il est inutile que j’aille admirer les boutiques: retournons à l’hôtel.
Je reprends le chemin de ma demeure, assez embarrassé de ce meuble que je tiens sous mon bras. Je traverse rapidement la cour, enchanté de ne trouver personne; mais sur mon carré, au moment où je vais entrer dans ma chambre, je me trouvé vis-à-vis de mademoiselle Lucile, qui sort de la sienne.
—Ah! vous voilà, André? vous avez été bien longtemps dehors; madame vous a fait demander. Qu’est-ce que vous tenez donc sous votre bras?—Oh! ce n’est rien, mademoiselle.—Vous avez fait des emplettes à ce qu’il me paraît? On a touché son trésor... Eh bien!, comme il se sauve! Pourquoi donc êtes-vous si pressé, monsieur André?—Je ne suis pas pressé... mais... je...—Il faut que je sache ce que vous avez achète; je suis curieuse d’abord: eh bien! André, est-ce qu’on ne peut pas voir cela?—Ce n’est pas bien intéressant, mademoiselle—Oh; comme il rougit! je gage que c’est un présent pour sa Manette, qu’il aime tant, et dont il me parle sans cesse. Il me semble que pour faire vos achats, vous auriez bien pu me consulter... Je sais mieux marchander qu’un enfant: cela n’a que douze ans, et cela veut déjà agir comme un homme! Voyons donc cela, monsieur. Oh! vous ne rentrerez pas dans votre chambre que je ne sache ce que c’est... et plus vous y mettrez de mystère, plus j’aurai envie de le savoir.
Mademoiselle Lucile se place devant moi: il n’y a pas moyen de lui échapper; elle s’empare de la boîte, l’ouvre, et part d’un éclat de rire qu’elle ne peut plus modérer.
—Que vois-je! ah! ah! ah! c’est trop drôle! Ah! ce pauvre André!... quel heureux choix il a fait... ah! ah! une... mais c’est qu’elle n’est pas neuve encore!... Et voilà ce que vous allez offrir à votre petite Manette!... Elle est donc malade, cette pauvre Manette?
—Non, mademoiselle, non; elle n’est point malade... et ce n’est pas pour elle que j’ai acheté cela, dis-je avec un dépit qu’augmente encore la gaieté de la jeune femme de chambre, qui ne peut pas me regarder sans partir d’un éclat de rire.
—Comment! c’est pour vous, André? Mais, mon ami, si vous aviez tant envie de ce meuble, que ne parliez-vous? il n’en manque pas à l’hôtel...
Je reprends ma boîte, et je rentre brusquement dans ma chambre, d’où j’entends encore rire mademoiselle Lucile.—Mon Dieu! si elle allait parler de cela! Mais madame m’a demandé, il faut descendre. Où vais-je mettre mon nouveau meuble?... Je le fourre sous mon lit, et je me rends près de ma protectrice.
La maligne Lucile y est déjà, et au sourire que madame laisse échapper en me voyant, je ne doute plus qu’elle ne soit instruite. Mon embarras est au comble; mais madame est si bonne, qu’elle s’empresse, pour le faire cesser, de me parler de M. Dermilly. Cependant il me semble toujours la voir sourire, et mademoiselle Lucile se pince les lèvres pour ne pas éclater encore. Jamais je n’ai été si mal à mon aise... Est-ce donc là le fruit que l’on devrait retirer d’une bonne action? Ah! si l’on savait ce que j’ai fait! certainement on ne se moquerait pas de moi, mais on ne doit point dire ces choses-là.
Le lendemain de cet événement, pendant que je travaille dans ma chambre, j’entends doucement ouvrir ma porte, et mademoiselle Lucile paraît devant moi. Son premier soin en entrant est de jeter des regards curieux autour d’elle: sans doute elle cherche où j’ai placé mon emplette, mais je l’ai cachée sous mon lit.
Mademoiselle Lucile vient à moi d’un air mystérieux:—Mon petit André, il faut que vous me rendiez un service.—Un service! mademoiselle... Oh! parlez, tout ce qui dépendra de moi...—Je connais votre obligeance, et je suis bien sûre que vous ne me refuserez pas. D’ailleurs ce sont de ces services que l’on se rend réciproquement entre amis.—Qu’est-ce donc, mademoiselle?—Vous devez avoir de l’argent, André; car vous m’avez encore dit dernièrement que vous amassiez pour faire un présent à votre bonne amie Manette... et, à coup sûr, vous n’avez pas tout dépensé en seringue...
Mademoiselle Lucile recommence à rire comme hier; moi, je deviens rouge et embarrassé: je m’aperçois d’ailleurs qu’elle m’examine avec attention; je balbutie enfin:—Pourquoi cela, mademoiselle?
—C’est que je veux acheter quelque chose de fort joli, mais c’est un peu cher, et il me manque vingt francs: voulez-vous me les prêter, André, pour quinze jours seulement?... cela ne vous contrariera pas?—Mademoiselle, je le voudrais bien, mais...—Eh bien! mais... parlez donc?...—Je ne peux pas...—Vous ne pouvez pas?.... Comment, monsieur André, vous n’avez pas assez de confiance en moi pour me prêter cette somme?... Ah! fi! monsieur, c’est mal d’être aussi méfiant!—Ah! mademoiselle! pouvez-vous penser cela!... Si j’avais de l’argent, tout serait à votre service...—Si vous en aviez!... quoi!... vous n’en avez plus?—Non, mademoiselle, je l’ai dépensé...—Dépensé... Vous avez donc fait un beau cadeau à votre sœur?...
Je prononce bien bas:—Oui, mademoiselle... il m’en coûte de mentir; mais dire que j’ai tout donné pour les malheureux, cela serait ôter le mérite du bienfait; d’ailleurs Rossignol m’a recommandé le secret. Cependant Lucile ne semble pas convaincue; je l’entends murmurer:—Ce n’est pas clair... Il y a quelque chose là-dessous... je le découvrirai. Et elle s’éloigne en me disant:—Adieu, monsieur André; je n’aurais pas cru que vous eussiez déjà des secrets.
Au bout de quelque temps, je m’aperçois qu’on veut s’assurer où je vais quand je sors. Si je reste plus longtemps chez Bernard, on s’informe si je suis allé ailleurs; il me semble enfin que l’on surveille ma conduite. Je ne fais point de mal, je ne crains point qu’on connaisse mes actions. Cependant, je vois avec peine que la jeune femme de chambre ne me témoigne plus la même amitié, il règne maintenant dans ses discours quelque chose d’ironique, et souvent je l’aperçois à l’instant où je l’attends le moins, qui semble me guetter et vouloir épier mes moindres actions.
Grâce à la générosité de madame, je pourrai bientôt faire à Manette ce présent projeté depuis si longtemps. Je n’ai pas vu Rossignol; il est vrai que M. Dermilly est absent depuis deux mois, et je n’ai pas été depuis ce temps dans son quartier. Encore quelques jours, et je recevrai ce que ma protectrice me donne tous les mois; cela me fera six louis, car il y a bientôt quatre mois que j’ai donné tout ce que j’avais. J’attends avec impatience ce moment pour réaliser enfin mon projet.
Mais Rossignol n’avait point, comme on le pense bien, été porter à des infortunés l’argent qu’il avait reçu de moi, et mes économies avaient servi au beau modèle pour aller faire belle jambe dans les guinguettes et mener ses conquêtes dans des cabinets particuliers. Jamais Rossignol n’avait possédé plus d’un louis à la fois; quand il se vit deux cents francs dans la poche, il se crut électeur du grand collège. Cependant, s’étant un peu calmé, il commença par examiner ses vêtements: son habit, couvert de taches d’huile, ne convenait plus à un richard; il en avait un autre dans un certain endroit, où on le lui rendit moyennant quinze francs; Rossignol fit ensuite l’emplette d’une paire d’escarpins enjolivés de larges rosettes; puis il acheta un beau foulard rouge qu’il mit autour de son cou, et dont les bouts fort grands furent étalés avec art sur sa poitrine, afin de cacher une chemise qui semblait plutôt appartenir à un serrurier qu’à un milord.
Tous ces achats faits, Rossignol recompta son argent; il ne lui restait plus que sept louis. Il sentit qu’il était temps de s’arrêter, et qu’il ne fallait pas mettre tout à sa toilette. Son pantalon, serré par le bas, avait reçu des accrocs qui avaient nécessité quelques reprises, lesquelles n’étaient point perdues; mais, en examinant cette partie de son vêtement, Rossignol se disait:—Ce ne sera pas sur les reprises que les belles attacheront leurs regards. Son gilet à larges raies était usé du haut; il replia le collet en dedans, et en fit un gilet à châle; son chapeau était la partie la plus maltraitée de son costume, mais il pensa qu’en le posant un peu plus de côté, ce qui devait ajouter à l’expression agaçante de sa physionomie, on ne remarquerait pas que les bords étaient usés et que le fond ne tenait plus.
Ayant ainsi fait la revue de son costume, Rossignol ne voit pas dans la capitale d’homme qui puisse lui être comparé pour la tournure, les formes et l’élégance; d’une main faisant tourner sa grosse canne, de l’autre faisant sonner ses écus, et le menton enfoncé dans le foulard qui lui monte jusqu’à la bouche, il se lance dans les plaisirs, mène ses belles à l’Ile d’Amour et à Kokoli, et devient pendant trois semaines l’homme à bonnes fortunes de la Courtille et de Charonne.
Mais sept louis ne durent pas longtemps lorsqu’on tranche du grand seigneur. Rossignol vient de dépenser son dernier écu, et il voit avec effroi le moment où il faudra aller poser pendant huit heures pour cent sous, ce qui est beaucoup moins agréable que de valser ou de danser la course. Quand on a pendant trois semaines vécu dans les plaisirs, le travail semble encore plus pénible; d’ailleurs Rossignol a toujours été paresseux. Il reporte son habit en dépôt, et avec le produit prolonge encore le temps de sa grandeur; mais, cet argent dépensé, il n’a plus rien avec quoi il puisse en faire, et depuis qu’il a pris à sa femme le meuble utile qu’elle avait cru à l’abri de sa rapacité, madame Rossignol ne laisse chez elle aucun objet dont son époux puisse tirer parti.
Il faut donc se décider à faire encore ou le Grec ou le Romain. Mais le souvenir de ses plaisirs passés trouble le modèle, et ne lui permet plus de bien poser. Les peintres se plaignent de son peu de tranquillité, et Rossignol dit qu’il a des inquiétudes dans les jambes quand la pensée de la vie délicieuse qu’il a menée lui arrache un mouvement de dépit.
Un beau jour, tout en faisant Antinoüs, Rossignol pense à moi, et songe qu’en mettant de nouveau mon bon cœur et mon inexpérience à contribution, il lui sera facile d’avoir de l’argent. Cette idée est un trait de lumière, il s’étonne de ne l’avoir pas eue plus tôt; et, au sortir de sa séance, il court se placer en faction devant la porte de M. Dermilly; mais il m’attend en vain pendant plusieurs jours, car M. Dermilly n’est pas à Paris.
Cependant Rossignol veut absolument me voir; plus il réfléchit à ma confiance, à mon humanité, plus je lui semble un trésor dans lequel il pourra, en agissant avec adresse, puiser continuellement, la somme que je possédais lui faisant présumer que j’ai beaucoup d’argent à ma disposition.
Impatient de me retrouver, il se rappelle enfin que je lui ai dit que j’étais chez M. le comte de Francornard, où l’on me comblait de bontés. Sur-le-champ il se met en route, court tous les quartiers de Paris en demandant M. le comte de Francornard, et parvient à savoir où est situé son hôtel.
Aussitôt Rossignol nettoie de son mieux son habit couvert d’huile; il frotte ses souliers avec de la mie de pain faute de cirage anglais; tire artistement son pantalon, rentre le haut de son gilet en petits rouleaux, met sa cravate tellement haute que sa bouche ne se voit plus, pose son chapeau sur l’oreille gauche, se fait deux boucles sur l’œil droit, et, la canne à la main, le bras gauche arrondi, s’achemine d’un air fier et insolent vers l’hôtel de M. le comte, marchant sur la pointe du pied, et choisissant les pavés comme s’il avait peur de gâter sa toilette.
Arrivé dans la cour de l’hôtel, le concierge l’arrête:—Où allez-vous, monsieur?... Rossignol répond d’un air résolu:—Chez mon ami... Et il veut passer. Mais comme sa tournure n’inspire pas de confiance au concierge, celui-ci sort de sa loge, et court barrer le passage à Rossignol en lui disant:—Un moment donc, monsieur! Et quel est votre ami? On n’entre pas comme cela dans l’hôtel de monsieur le comte.—Mon ami, c’est le jeune André, le fils adoptif de M. le comte.—Le fils adoptif...—Sans doute... Le petit Francornard, si vous aimez mieux.—Le petit Francornard?...—Eh! oui!... Est-ce que vous ne comprenez pas?...—M. le comte n’a pas de fils, il n’a qu’une fille.—Eh! sacrebleu! je vous dis que si, moi; je l’ai encore vu, il n’y a pas quatre mois, beau comme un soleil, qui sortait d’ici.... un jeune homme de douze ans à peu près, qui paraît déjà en avoir quatorze.—Ah! c’est le petit André, le protégé de madame, que vous demandez?...—Eh! qu’il soit le protégé de madame ou de monsieur, qu’est-ce que ça fait, tout cela?... Il loge ici, n’est-ce pas?—Oui, oui, je vous comprends maintenant.—C’est bien heureux. Enseignez-moi alors sa chambre... Je serai bien aise de lui parler en particulier.—Tenez, prenez ce vestibule au fond, puis tournez à gauche, le second escalier...—C’est bon, c’est bon.
Et Rossignol s’avance en disant:—Ces drôles-là, font-ils leurs embarras! il semble qu’on entre chez le roi de Maroc.
Arrivé sous le vestibule dans lequel donnent deux escaliers, Rossignol ne se rappelle plus lequel on lui a dit de prendre; mais ne se souciant plus d’aller reparler au concierge, il monte au hasard, traverse plusieurs pièces, admirant la beauté des tentures et des draperies, et se dit en avançant:—Sacredié! mon petit bonhomme est bien logé; j’ai là une connaissance qu’il fait bon de soigner, c’est un véritable lingot que j’ai trouvé là.
Des laquais qui bâillent en attendant les ordres de leur maître demandent à Rossignol où il va; et celui-ci, sans se déconcerter, répond fièrement:—Chez mon intime ami. Les valets le regardent avec surprise; mais comme la hardiesse impose toujours, surtout aux subalternes, ceux-ci, qui auraient repoussé un pauvre homme humble et timide, laissent passer M. Rossignol, qui arrive dans l’appartement où, suivant son habitude, M. de Francornard était en conférence avec son intendant et son cuisinier.
Le laquais de garde devant la porte demande à Rossignol son nom. Celui-ci dit au valet:—Pourquoi faire?—Pour vous annoncer.—Est-ce que je ne m’annoncerai pas bien moi-même?—Ce n’est pas l’usage.—Ah! f...! que de façons pour parler à ce petit drôle!... Eh bien! annonce Rossignol, premier homme de l’Europe pour les torses.
Le valet se fait répéter deux fois cette phrase; et va enfin la rapporter à M. le comte, qui la fait aussi recommencer, puis regarde Champagne et son cuisinier en murmurant:—Rossignol... le premier pour les torses... Comprends-tu cela, Champagne?...—Ma foi! non, monsieur... Je ne connais pas de Rossignol!... Les torses... Eh! mais ne serait-ce pas quelque nouvelle sauce qu’on vient d’inventer?—Qu’en dites-vous monsieur le chef?...—Monsieur le comte, je crois que c’est une nouvelle manière pour accommoder les têtes de veau.—Ah! diable!... ceci est fort intéressant; cet homme-là sera venu à mon hôtel sur le bruit de mes connaissances culinaires et sur la réputation de mes dîners... Faites entrer M. Rossignol, je serai charmé de le voir.
Pendant ce colloque, le beau modèle impatienté de faire antichambre, frappait avec force de son bâton sur le parquet, tout en chantant avec roulades:
Quand je te reçus dans ma cour!
Enfin le valet revient lui dire:—Vous pouvez entrer, monsieur Rossignol.—Ce n’est pas sans peine, dit celui-ci; et il pénètre dans le cabinet de M. le comte, où il fait son entrée en donnant un violent coup de canne sur la tête de César qui était venu sauter après lui, et qu’il chasse en criant:—Allez coucher, coquin!... Ce misérable chien qui vient mettre ses pattes sur mon habit... Reviens-y! et je te donnerai un tourniquet qui te mettra pour quinze jours sur le flanc!
Cette entrée ne prévient pas M. le comte en faveur de l’étranger, et Champagne, considérant l’habit de M. Rossignol, ne peut s’empêcher de sourire de la crainte que celui-ci témoignait que le chien ne mit ses pattes dessus. Cependant, comme un homme qui connaît une nouvelle manière d’accommoder les têtes de veau mérite des considérations particulières, on pardonne à celui-ci son originalité; et M. le comte lui fait signe de s’asseoir; ce que Rossignol fait, après s’être dit:—Il paraît que le petit est absent; sans doute il va revenir... Je suis peut-être avec ses protecteurs; ayons de la tenue, et faisons voir que je sais ce que c’est que la bonne société.
Et pour commencer à montrer son usage du monde, Rossignol continue de faire tourner sa canne et chantonne entre ses dents; puis considérant le comte, dit à demi-voix:—En voilà un qui ne posera jamais dans les Apollons... mais ça ferait un joli petit cyclope.
—Mon ami, qui vous a envoyé vers moi? dit M. de Francornard à Rossignol.—Personne ne m’a envoyé; je suis venu de moi-même et parce que cela me convenait...—J’entends, vous avez entendu parler de mes dîners, et vous avez voulu m’offrir vos services pour le premier que je donnerai.—Vos dîners!... que la peste m’étouffe si on m’en a jamais parlé! mais c’est égal, si ça peut vous être agréable, j’en tâterai avec plaisir, et vous verrez un gaillard qui ne boude pas.—Il en tâtera!... dit M. le comte en regardant Champagne, il veut dire sans doute qu’il m’en fera goûter. Il faut que cet homme-là ait un grand talent, car il paraît bien sûr de son affaire.—C’est ce que je pense aussi, monsieur le comte.
—Mais enfin, monsieur Rossignol, qui est-ce qui vous a dit mon nom?—Eh parbleu! c’est le petit que j’ai rencontré il y a quelque temps...—Le petit... ah!... le petit qui est dans mes cuisines, sans doute?—Je ne sais pas s’il est dans vos cuisines, mais ça ne m’étonnerait pas, car je l’ai trouvé bien engraissé.—Oui... oui, dit le chef à son maître; c’est mon petit marmiton qui lui aura donné l’adresse de monsieur le comte.
—Monsieur Rossignol, je mettrai avec plaisir vos talents à l’épreuve.—Est-ce que monsieur le comte est artiste aussi, ou s’il travaille en amateur?—Oh!... je suis professeur, moi!... Monsieur le chef vous dira comment je discute mes trois services.—Les trois services?... Je n’ai jamais posé là-dedans...—Votre tête forme-t-elle comme cela un volume considérable? peut-on se mettre quatre ou six après?...—Ma tête!... Est-ce que c’est de ma tête que vous avez envie?—Sans doute.—Ah! c’est qu’ordinairement on ne me prend que pour le corps.—Comment! vous faites le corps aussi?...—Je crois bien! c’est mon triomphe!... Mais c’est égal, si ma tête vous paraît jolie pour l’antique, je suis à vous à raison de cent sous par séance.—Cent sous!... dit M. le comte en regardant tour à tour Champagne et son chef. Ce n’est, ma foi! pas cher!—Aussi cela pourrait bien être mauvais, dit tout bas le cuisinier.
—Et vous m’assurez, monsieur Rossignol, que j’aurais une bonne tête de veau? reprend M. de Francornard. A ces mots, le modèle se lève brusquement, et enfonce avec colère son chapeau sur son front en s’écriant:—Qu’appelez-vous tête de veau!... il vous sied bien, misérable modèle des Quinze-Vingts, de venir insulter un homme dont on fait tous les jours des Jupiter et des Achille!
—Qu’est-ce que cela signifie? dit M. le comte, qui, effrayé du mouvement de Rossignol, recule brusquement son fauteuil, ce qui fait de nouveau aboyer César, tandis que le modèle lève son bâton sur le chien et semblé le défier.—Expliquons-nous, monsieur, je vous prie: pourquoi êtes-vous venu ici?—A coup sûr, ce n’est pas pour vous!—Est-ce que vous ne venez pas m’offrir vos talents pour accommoder les têtes de veau d’une nouvelle façon?—Ah! pour le coup... voilà une bonne bêtise!... Dites-moi un peu, mon vieux, qui est-ce qui vous a mis dedans comme ça?...—Que voulez-vous enfin? s’écrie le comte avec colère.—Eh! morbleu! je veux voir André, mon ami, mon ancien collègue chez M. Dermilly, un enfant que j’aime et que vous élevez gratis; c’est pour lui parler que je suis venu.—Comment, drôle! et vous avez l’audace de vous présenter chez moi, de pénétrer dans mon cabinet!...—Est-ce que je savais que c’était votre cabinet?... quand je vous dis que c’est André que je cherche...—L’impertinent! et se permettre de battre César!... Ah! vous êtes l’ami du petit Savoyard! ils sont gentils, ses amis....—Plus gentils que vous, j’espère, mauvais Belisaire manqué!—Voyez un peu à quoi madame la comtesse m’expose en donnant asile à des misérables... Lafleur, Jasmin!... qu’on mette ce drôle à la porte!... Qu’on le jette par la fenêtre s’il fait encore l’insolent!
—Qu’est-ce à dire? s’écrie Rossignol en faisant taire le tourniquet à son bâton. Le premier qui aura le malheur de me toucher va voir son nez se changer en coloquinte!... Et toi, méchant borgne, prends garde que je ne t’envoie figurer au café des Aveugles.
M. le comte crie en se retranchant derrière Champagne, et le cuisinier; César court de nouveau sur Rossignol, qui d’un coup de bâton l’étend à ses pieds; les valets accourent au bruit; mais la contenance fière de Rossignol les tient en respect, et celui-ci effectue sa retraite suivi des laquais qui font semblant de le chasser, mais qui se contentent de le regarder s’éloigner. Parvenu sous le vestibule, Rossignol s’y trouve en face de mademoiselle Lucile, qui accourait s’informer de la cause du tapage que l’on entendait chez M. le comte. Elle lui demande ce qu’il veut: en deux mots, Rossignol lui conte ce qui s’est passé et le motif qui l’amène à l’hôtel. Lucile l’examine avec attention; cependant elle lui enseigne le chemin de ma chambre, et cette fois mon ami intime y arrive sans se tromper.
J’étais à étudier; j’entends quelqu’un entrer brusquement, et je vois Rossignol qui s’écrie en m’apercevant:—Ah! mille Romains!... ce n’est pas sans peine qu’on arrive jusqu’à toi, mon petit André!...—Comment! c’est vous, monsieur Rossignol?—Oui, c’est moi, qui pour te voir ai soutenu un combat contre cinq ou six escogriffes, commandés par un invalide.—Un combat?...—Mais je te conterai cela un autre jour; je te trouve, et c’est l’essentiel.—Et ce malheureux vieillard dont vous m’avez parlé?... et ses enfants?—Oh! mon garçon! toute la famille te bénit et te nomme son ange tutélaire! Ah! si tu avais vu le tableau de leur ivresse quand je leur ai porté tes dons! Ah! Dieu!... Tiens, quand je pense à cela... je ne sais plus où j’en suis.—Ils sont heureux: ne parlons plus de cela, monsieur Rossignol.—Non, tu as raison: occupons-nous de ceux pour lesquels je suis venu. André, mon ami, tu as toujours le cœur aussi bon, aussi sensible?—Je suis toujours le même, monsieur Rossignol; pourquoi cela?—Aimable enfant de la nature! il n’est pas changé! Dis-moi, as-tu de l’argent?—Mais... oui... un peu...—Eh bien! je veux de nouveau te faire goûter cette jouissance des âmes bienfaisantes qui répandent autour d’elles l’abondance... et, semblables à ces météores... à ces météores qui...—Qu’est-ce que vous voulez dire, monsieur Rossignol?—Je veux dire que j’ai découvert dans mes courses quatre autres familles malheureuses que tu peux encore rendre au bonheur: avec deux louis par famille tu en seras quitte, et tu sauveras des infortunés du désespoir. Eh bien! André, tu hésites, mon ami? Ton cœur se serait-il endurci à la cuisine de M. le comte? Si tu savais!... il y a une malheureuse mère, jeune encore, qui reste veuve avec quatorze enfants sur les bras.... Ah! Dieu! si j’étais à ta place, je ne balancerais pas... Mais, hélas! ce que je gagne suffit à peine pour soutenir mon épouse et mon jeune fils.—Mais, monsieur Rossignol, c’est que je voulais faire un présent à Manette.—Encore! mais il me semble que tu lui as donné, il n’y a pas longtemps, quelque chose d’assez gentil; il ne faut pas, mon petit bonhomme, se ruiner en cadeaux avec les femmes... Mauvaise habitude dont je veux te corriger.—Mais je n’ai que quatre louis maintenant...—Eh bien! donne-les-moi toujours, nous remettrons les deux autres familles au mois prochain. Oh! elles attendront; je te promets qu’elles ne voudront pas avoir d’autres bienfaiteurs que toi.
Je ne suis pas bien déterminé à donner encore tout ce que je possède; je ne sais quel pressentiment m’arrête. Mais Rossignol, qui voit que je balance, redouble ses sollicitations: il me parle d’une mère aveugle, de père paralytique... Je suis ému, je tire mes épargnes de mon secrétaire... elles vont passer dans les mains de Rossignol, qui déjà les dévore des yeux... lorsque Lucile paraît tout à coup, et vient se placer entre moi et le beau modèle.
A sa vue je reste interdit, comme si j’allais faire quelque chose de mal, tandis que Rossignol, fort contrarié de l’arrivée de la jeune femme de chambre, tâche de cacher sa mauvaise humeur et de prendre un air de bonhomie qui ne va pas à sa physionomie.
Lucile, qui depuis longtemps surveillait mes actions, avait été fort intriguée en voyant un homme comme Rossignol me demander, en se disant mon ami intime. Elle l’avait laissé parvenir jusqu’à moi, et, placée à l’entrée de ma porte, avait écouté toute notre conversation.
En entrant, son premier mouvement est de me prendre la main, qu’elle presse tendrement dans les siennes; puis se tournant vers Rossignol:—Monsieur, lui dit-elle, savez-vous qu’il n’est pas bien d’abuser ainsi de la confiance, de la sensibilité de cet enfant pour lui prendre le fruit de ses économies?...
Rossignol se pince les lèvres et baisse les yeux, puis prononce d’une voix fêlée:—Je suis envoyé vers mon ami par une bande d’infortunés qui connaît son âme et ses moyens, et je ne pensais pas faire mal en encourageant le petit à la bienfaisance.
—Non, sans doute, monsieur, ce n’est point mal de donner aux malheureux, et André est maître de son argent; mais encore faut-il savoir placer ses bienfaits; en croyant être humain, on est dupe quelquefois, et les épargnes de cet enfant ne doivent point servir à encourager le vice et la paresse.
A ces mots, Rossignol reprend son air tapageur, et dit à Lucile d’un ton insolent:—Que signifient ces insinuations?
—Cela signifie, monsieur, que vous avez déjà mangé l’argent d’André, auquel vous avez eu l’effronterie de donner en échange une vieille seringue...—Elle était neuve... je vais vous l’essayer si vous en doutez...—Vous venez encore aujourd’hui dans l’espoir de lui soutirer ce qu’il a amassé depuis...—Mademoiselle! je vous prie de le prendre plus bas...—Je le prendrai aussi haut que cela me plaira, et si vous faites l’impertinent, je vous ferai chasser de l’hôtel, où je vous défends dès à présent de remettre les pieds. Il vous sied bien de faire encore l’insolent après toutes les sottises que vous venez de commettre chez M. le comte—Tiens... voilà grand’chose! parce que j’ai cassé une patte à un vieux chien qui voulait salir mon habit... D’ailleurs, est-ce qu’il n’a pas assez de trois pattes pour courir après son maître qui n’a qu’un œil?—Si vous n’avez point avancé de mensonges à André, donnez-moi sur-le-champ l’adresse des malheureux pour lesquels vous veniez l’implorer. Madame la comtesse est bienfaisante: c’est elle qui se chargera de les secourir.—Ah! laissez-moi tranquille avec votre comte et votre comtesse.—Vous le voyez, vous ne pouvez pas répondre à cela. Allez, monsieur, votre conduite est bien vile! Sortez, et ne vous avisez plus de vous présenter ici.—C’est bon, mademoiselle du tablier... Ça prend déjà le ton de ses maîtres... Je sors parce que ça me fait plaisir. André, je ne t’en veux pas... Nous nous reverrons... Adieu, la domestique!
Rossignol fait la grimace à Lucile, puis s’éloigne en se dandinant et en fredonnant:
—Hom! le mauvais sujet! dit Lucile en le regardant s’éloigner; elle revient vers moi, me prend dans ses bras, m’embrasse tendrement... c’était la première fois que cela lui arrivait; j’en suis encore ému, et je regarde mademoiselle Lucile, qui paraît prête à pleurer.
—Qu’avez-vous donc? lui dis-je.—Ah! que tu es bon, cher André!... et j’avais pu te soupçonner... te croire des défauts! Oh! non, je ne le croyais pas; mais je savais bien qu’il y avait du mystère; j’avais juré de le découvrir... Ah! je le sais maintenant... courons bien vite le dire à madame... Ah! que je suis contente!...
Lucile me quitte vivement. Bientôt ma protectrice me fait demander, elle paraît attendrie en me voyant. M. Dermilly, qui vient d’arriver, me presse aussi dans ses bras, et mademoiselle Adolphine m’appelle son bon André. Qu’ont-ils donc tous? et qu’ai-je fait de si extraordinaire? On me prie de raconter tout ce qui s’est passé entre moi et Rossignol; la bonne Caroline me force d’accepter une somme égale à celle que j’ai cru donner à des malheureux. Enfin, c’est à qui me fêtera, me complimentera, en me recommandant de ne plus être aussi confiant à l’avenir.
Après cet événement, madame la comtesse me témoigna encore plus d’intérêt et Lucile d’amitié; M. le comte, au contraire, me fit fort mauvaise mine, ne me pardonnant pas la cause de l’accident arrivé à César.
CHAPITRE XVI
MON CŒUR COMMENCE A PARLER.
Grâce à la générosité de ma bienfaitrice, je puis être doublement heureux: j’enverrai en Savoie une somme égale à celle que j’ai donnée à Rossignol, et je ferai un cadeau à ma sœur. Mais, cette fois, je veux consulter Lucile; je la prierai même de se charger de faire pour moi cette emplette.
La jeune femme de chambre, satisfaite de la confiance que je lui témoigne, m’achète une jolie petite montre d’or: et cela coûte bien moins cher que je ne pensais. Je saute de joie en voyant ce bijou. Quel plaisir cela va faire à Manette! Lucile m’examine avec attention toutes les fois que je parle de ma sœur...—Vous l’aimez bien, me dit-elle, cette petite Manette?...—Oh! oui, mademoiselle, je la chéris comme si j’étais son frère.—Quel âge a-t-elle?—Le même âge que moi, bientôt treize ans.—Est-elle jolie?...—Tout le monde le trouve, mademoiselle!—Et vous, André, le trouvez-vous aussi?—Je la sais bonne, douce, aimante! je n’ai pas encore pensé à regarder si elle est jolie... mais on ne peut pas être laide quand on a si bon cœur.—Ah! vous croyez cela, monsieur André? Je serais bien curieuse de la voir. Pourquoi ne vient-elle jamais à l’hôtel?—Ah! mademoiselle, elle n’oserait pas, ni le père Bernard non plus... Ils aiment bien mieux que j’aille chez eux.—Et que fait-elle, votre Manette...—Elle coud... elle s’occupe de son ménage... Oh! elle s’entend déjà très bien à conduire une maison...—Vraiment?... Oh! je vois que c’est un petit prodige...
Mademoiselle Lucile dit cela d’un ton singulier: on croirait qu’elle est fâchée des éloges que je fais de ma sœur; si elle la connaissait, je suis bien sûr qu’elle l’aimerait comme moi. Je me hâte de me rendre chez Bernard. Manette est seule... tant mieux; car je suis si gauche pour faire un cadeau!... Je ne sais ce que ma sœur a depuis quelque temps, mais en grandissant elle devient moins gaie; elle n’est plus aussi familière avec moi; quelquefois il lui arrive de ne plus me tutoyer et de m’appeler monsieur André. Quand je lui fais la guerre sur le changement de ses manières, Manette rougit, me regarde tendrement, et me répond qu’elle n’en sait pas elle-même la cause; mais elle me jure qu’elle m’aime toujours autant, et je suis bien sûr qu’elle dit la vérité.
Le présent que je lui fais lui cause la joie la plus vive; elle attache la montre à son cou en disant:
—Elle ne me quittera jamais!
Puis elle soupire en ajoutant:
—Moi je n’ai rien à t’offrir.
—Bonne sœur, n’ai-je pas ton amitié? cela vaut mieux que tous les bijoux.
Le père Bernard arrive; il reste en extase devant le cadeau que j’ai fait à sa fille; mais bientôt il prend un air sévère:
—Et ta mère! me dit-il, André, ne valait-il pas mieux lui envoyer cela que te ruiner pour Manette?—Oh! je ne me ruine pas! tenez, voilà qui est pour envoyer au pays! Madame la comtesse est si bonne!... elle ne me laisse pas le temps de former un souhait.—A la bonne heure, mon garçon; mais je ne veut plus à l’avenir que tu fasses des dépenses folles pour Manette... Ce n’est pas une princesse, vois-tu; et elle ne doit pas porter de si belles choses que toi, qui vis avec les grands. Nous sommes de pauvres gens, et il ne faut pas que ma fille se donne des airs de dame... Je n’entendrais pas cela.
Manette a les larmes aux yeux... elle est sur le point de me rendre ma montre; ce n’est pas sans peine que je fais entendre raison au porteur d’eau. Ce brave homme pousse la délicatesse à un point extrême, et cependant il ne fréquente ni la bourse, ni les courtiers, ni les gens d’affaires... Il serait même déplacé dans un salon.
Mais, après avoir causé du plaisir à Manette; il faut que je lui apprenne une nouvelle qui va lui faire du chagrin: ma bienfai trice va partir pour sa campagne, où elle n’a pas été l’année dernière, et je sais qu’elle doit m’emmener.
—Ah! mon Dieu! s’écrie Manette; et combien serez-vous de jours absents?
—Je n’en sais rien!...
—Je n’ose lui dire que nous serons peut-être plusieurs mois éloignés de Paris.
—Voyez-vous! reprend-elle, voilà le commencement: nous serons longtemps sans le voir... Il s’y habituera, puis il ne viendra plus que rarement. Ah! je savais bien que cela finirait comme cela, avec toutes vos grandes dames!... J’aimerais bien mieux que vous reprissiez votre montre, et vous voir comme autrefois.—Ça ne se peut pas, ma fille, dit le bon Auvergnat; André sait maintenant tout plein de belles choses; il s’ennuierait avec nous, qui ne savons rien.—Oh! ne croyez pas cela, père Bernard!...—Eh! morgué! je ne t’en voudrais pas pour ça, mon garçon... C’est tout naturel! quand on apprend à être savant, ce n’est pas pour vivre en commissionnaire.—Et si j’apprenais à être savante, moi, mon père?... Allons, taisez-vous, petite; raccommodez vos bas, et faites-moi de bonne soupe: voilà ce qu’il faut que vous sachiez, vous.
En arrivant à l’hôtel, j’apprends de Lucile que c’est dans huit jours que nous partons pour la terre de madame.
—Vous verrez, André, me dit-elle, une charmante campagne!... de beaux jardins... des bois, des fleurs, des bosquets... Oh! comme nous nous amuserons! et là, point de M. le comte, ni de César; point de M. Champagne qui m’étourdisse de ses compliments!... Nous n’emmènerons que Sophie, la bonne de mademoiselle et une cuisinière. Il y a là-bas un concierge et un jardinier. Nous pourrons rire, nous promener!... Je vous ferai voir tous les environs.
Mademoiselle Lucile paraît enchantée de notre départ; je m’en ferais aussi une fête si je n’éprouvais du regret de m’éloigner de mes bons amis, car, à Paris, je crains sans cesse de rencontrer M. de Francornard, qui, quand il me voit, fait tourner son œil avec colère, et murmure, assez haut pour que je l’entende:
—Hom!... petit Savoyard... qui est cause qu’on a estropié César! et il faut que je nourrisse pour cela un misérable mendiant!
Ces paroles me font toujours monter le rouge à la figure. Je me rappelle alors mon père malade, blessé et mourant des suites de son zèle pour le service de M. le comte; quelquefois je suis prêt à lui répondre, mais le souvenir de ma protectrice arrête les mots sur mes lèvres. Je me tais, je m’éloigne en soupirant:
—Quoi! Cet homme-là est le mari de l’aimable Caroline, le père d’Adolphine!
La veille de notre départ je vais faire mes adieux à ma sœur.
—Combien je vais m’ennuyer! me dit-elle; que le temps me semblera long!... Je regarderai bien souvent à ma montre, et à toutes les heures je songerai à toi.
Bonne Manette! si elle savait que nous devons être plusieurs mois absents! Je l’embrasse tendrement; j’ai tant de plaisir à la presser dans mes bras!... et cela ne me fait pas le même effet que le baiser que j’ai reçu de mademoiselle Lucile. Près de ma sœur, je ne me sens ni troublé, ni tremblant; je ne rougis ni ne soupire; pourquoi donc étais-je si ému après avoir embrassé la jeune femme de chambre? A coup sûr, j’aime mieux ma sœur que mademoiselle Lucile. Et Adolphine!... oh! pour celle-là, je l’aime encore différemment, quelquefois même je crois que je ne l’aime pas, car je deviens gêné, embarrassé auprès d’elle; je suis inquiet quand je sais que je vais la voir, je reste à ses côtés sans oser parler. Mon Dieu! que tout cela est singulier! il me semble que, plus je grandis, et plus je deviens bête; il n’y a qu’auprès de Manette que je me trouve aussi à mon aise qu’autrefois.
Le jour du départ est arrivé; je monte en voiture avec madame la comtesse, sa fille et Lucile: les deux bonnes sont dans une autre voiture chargée de malles et de cartons. Que ce voyage va être agréable! je suis assis en face d’Adolphine; il me semble cependant que j’aimerais mieux être autrement placé. Je tiens continuellement mes yeux baissés; je n’ose les lever sur l’aimable enfant qui est devant moi; je n’ose point allonger mes pieds, de peur de rencontrer les siens, ni placer ma main à la portière de crainte d’effleurer la sienne; et, ce qui redouble mon embarras, c’est qu’il me semble que tout le monde devine ce qui se passe en moi, tandis que je ne le sais pas bien moi-même.
—Tu ne dis rien, André, me dit l’aimable Caroline; est-ce que tu n’es pas content de venir avec nous?
—Oh! pardonnez-moi, madame...
—Je te trouve l’air tout chagrin.
—J’en sais bien la cause, moi, madame, dit Lucile; M. André pense à sa petite Manette!... Il soupire après elle!...
Mademoiselle Lucile se trompe; je ne pensais pas à Manette. Mais madame sourit en me disant:
—Tu n’en auras que plus de plaisir à la revoir.
Sans doute, j’aurai beaucoup de plaisir à revoir ma sœur; mais madame et Lucile sont dans l’erreur, ce n’est point son souvenir qui m’empêche de lever les yeux sur mademoiselle Adolphine.
La fille de ma bienfaitrice touche à sa dixième année; sa taille commence à se développer, ses traits prennent du caractère. Ses yeux sont toujours aussi aimables; mais son parler me semble encore plus doux; ses manières acquièrent de la grâce, son esprit et son jugement s’annoncent avec avantage. Elle ne joue plus à la poupée; la musique, le dessin sont maintenant ses plus chères récréations; mais sa bonté pour les malheureux est toujours la même. Et son passage de l’enfance à l’adolescence ne s’annonce ni par la coquetterie, ni par la prétention de montrer ses jeunes talents.
Je vois tout cela en la regardant du coin de l’œil, lorsque je pense qu’on ne me remarque pas. Quand je rencontre les regards d’Adolphine, je baisse aussitôt les miens, et cependant je vois toujours dans les siens de la douceur et de l’amitié.
La terre de madame est située dans les environs de Fontainebleau. Nous roulons jusqu’à six heures du soir; alors la voiture entre dans une superbe maison qui s’avance sur le bord de la route. Nous entrons dans une vaste cour fermée par un mur à grille. Le concierge accourt; bientôt arrivent le jardinier et sa femme.
—C’est madame! répètent ces bonnes gens, et je vois la joie, le plaisir briller dans leurs yeux.
En un moment, le bruit de l’arrivée de madame la comtesse se répand dans les environs; nous ne sommes pas encore entrés dans l’intérieur de la maison, et déjà une foule de villageois, vieillards, enfants, jeunes mères, accourent témoigner à la bonne Caroline le bonheur que leur fait éprouver son arrivée; partout où elle a passé on la chérit, car partout elle marque sa présence par des bienfaits.
Quelle touchante réception lui font les habitants de l’endroit! Ce n’est point un seigneur qui vient visiter sa terre, et auquel les paysans tirent des pétards par ordre de l’intendant en poussant quelques cris d’allégresse que démentent leurs visages; ce n’est point une suzeraine qui vient recevoir les hommages de ses vassaux et écoute en bâillant la harangue d’usage; c’est une femme bienfaisante qui n’emploie sa fortune qu’à secourir les indigents, à faire des heureux. La gaieté que cause son retour est franche, naturelle; c’est une mère qui revient au milieu de ses enfants.
La joie des paysans est d’autant plus vive que, l’année précédente, madame la comtesse, retenue à Paris par divers motifs, n’a pu se rendre à sa terre. Elle répond avec amitié à tous ceux qui l’entourent; elle les fait connaître à sa fille en lui disant tout bas:
—Tu vois, ma chère Adolphine, comme ces bonnes gens m’aiment; et je n’ai cependant fait que veiller sur leurs intérêts en aidant les pauvres, en récompensant le travail, et surtout en ne laissant commettre aucune injustice. Il est facile de se faire aimer!... il ne faut pour cela que faire le bien soi-même... En passant par trop de mains, le bienfait perd de son charme, et souvent on en oublie la source.
—Et M. le comte, dis-je tout bas à Lucile, est-il reçu comme cela?
—Ah! c’est bien différent!... On lui tire des pétards, des coups de fusil; on lui fait des compliments; c’est Champagne qui ordonne tout cela d’avance. M. de Francornard fait mordre par César ceux qui n’ont pas l’air content de son arrivée.
Pendant que madame et sa fille vont se reposer, Lucile me propose de visiter avec elle toute la maison. Je ne demande pas mieux, et je suis mon aimable conductrice.
Elle me fait parcourir de charmants jardins, qui s’étendent au loin derrière la maison.
Comme tout cela est bien entretenu! Je suis en admiration devant ces charmants bosquets, ces allées touffues, ces massifs artistement taillés. Rien ne manque dans ce séjour délicieux, où l’on trouve une pièce d’eau, une grotte, des rochers, une cascade, un bois épais, des gazons fleuris, de jolis pavillons; quel plaisir d’habiter ces lieux! Je saute de joie en parcourant les jardins, et Lucile me dit:
—Je vous avais prévenu que c’était charmant... Oh! je voudrais que nous restassions ici bien longtemps!... Mais, à propos, où vous logera-t-on?... Venez, nous allons vous chercher une jolie chambre.
Nous retournons à la maison; Lucile entre partout en disant:
—Ici, c’est l’appartement de madame... puis, celui de mademoiselle: celui de M. le comte est à l’autre extrémité de la maison...
—Et celui-ci?
—C’est celui qu’occupe M. Dermilly quand il vient tenir compagnie à madame. Le mien est de ce côté. Eh! mais, au-dessus de moi, il y a deux pièces fort gentilles; vous logerez là, André; ça fait que si vous n’êtes pas sage, je cognerai au plafond pour vous faire tenir tranquille. Cela vous convient-il, André? voulez-vous qu’ici je sois encore votre surveillante, comme à Paris?
—Oui, mademoiselle, vous êtes si bonne pour moi!...
—Oh! certainement, je ne suis pas comme cela pour tout le monde. Mais aussi vous êtes bien gentil, André, bien sage, bien obéissant.
Elle s’approche et me donne un petit coup sur la joue. J’ai cru qu’elle allait m’embrasser, mais elle n’en fait rien: c’est dommage!
Madame approuve le choix que Lucile a fait de mon logement. Elle règle mes heures d’étude, ainsi qu’à sa fille; le reste du temps nous sommes libres de nous promener, de courir, de jouer. Dans cette campagne, je me sens moins gêné, moins embarrassé près d’Adolphine; excepté les heures consacrées à l’étude, nous sommes toujours ensemble. Nous courons dans les allées, sur les gazons; je la promène en nacelle sur la pièce d’eau. Souvent Lucile nous accompagne; mais quelquefois elle est occupée pour madame, et, dès qu’Adolphine m’aperçoit, elle me fait signe de l’accompagner.
—Tu n’es pas raisonnable, tu ennuies André, lui dit parfois sa mère; mais l’aimable enfant lui répond en l’embrassant:
—Laisse-nous courir ensemble; oh! je te jure qu’André ne s’ennuie pas avec moi.
Le temps passe vite dans ces lieux charmants, où une intimité plus tendre s’établit entre nous deux, où la présence de personnages ennuyeux, la sévère étiquette, ne me forcent point à chaque instant de quitter Adolphine. Chère Manette! je t’aime toujours autant; et cependant je n’aspire point après le moment de notre retour à Paris.
Il y a cinq mois que nous habitons cette terre. Cinq mois!... qu’ils se sont vite écoulés!... M. Dermilly est venu trois fois nous visiter; et, chaque fois il a passé quinze jours avec nous. M. le comte n’est point venu: il a cependant écrit à madame, en lui annonçant sa prochaine arrivée; mais la goutte l’a retenu à Paris, et nous en avons été quittes pour la peur.
Les feuilles jaunissent, les gazons se dépouillent, les bois perdent leur ombrage: il faut retourner à Paris. Nous nous remettons en route vers la fin du sixième mois écoulé depuis notre départ. Je quitte à regret ces lieux charmants, où j’ai passé de si doux instants.
—Nous reviendrons l’année prochaine, me dit Adolphine, et nous nous amuserons autant. Lucile dit la même chose, et je pense au plaisir que j’aurai à revoir Manette pour chasser l’ennui que me cause mon retour à Paris.
En arrivant, mon premier soin est de courir chez Bernard. C’est Manette qui m’ouvre la porte. Elle est grandie, elle n’a plus l’air d’un enfant... Mais je ne lui vois plus cette gaieté qui doublait sa gentillesse. Ses yeux sont rouges, ses traits abattus; en me voyant, elle ne se jette point dans mes bras, elle se contente de me dire:
—C’est vous, monsieur André!...
—Monsieur André!... que signifie ce ton?... Ne suis-je plus ton frère, ton plus tendre ami?...
Je cours dans ses bras, je l’embrasse, je la presse contre mon cœur... ses larmes se font un passage.
—Tu m’aimes donc encore? me dit-elle; et pourtant six mois!... six mois sans nous voir!... Ah!... cette fois, je pensais bien que c’était pour toujours! j’ai bien pleuré depuis ce temps... et toi, tu t’es bien amusé... n’est-ce pas?
Je n’ose pas lui avouer que c’est la vérité.
—Mais pourquoi as-tu pleuré? lui dis-je, tu savais bien que ce n’était pas ma faute, que j’étais avec madame la comtesse et sa file.
—Ah! pourquoi?... te voilà comme mon père!... parce que je m’ennuyais apparemment... Mais l’année prochaine, si vous partez encore... ce qui arrivera probablement, au moins je pourrai avoir de vos nouvelles...
—Comment, est-ce que tu n’en avais pas à l’hôtel, où le concierge m’avait promis de te dire quand on en recevrait de madame?...
—Oh!... j’en aurai autrement...
Elle ne veut pas m’en dire davantage.
Le père Bernard revient, il me trouve plus grand, plus fort.
—La campagne te fait du bien, mon garçon, me dit-il.
—C’est ça! s’écrie Manette, dites-lui cela, pour qu’il y passe toute l’année!...
Bernard me donne des nouvelles de ma mère; toujours heureuse de mon côté, mais toujours sans nouvelles de Pierre, elle n’a plus qu’un désir, c’est de me revoir, de m’embrasser encore. Je partage ce désir, et j’espère bien un jour aller voir ma bonne mère; mais il faut que je termine mes études, que je me rende digne des bontés de ma bienfaitrice. Je promets à mes bons amis de venir tous les jours, pour me dédommager de ma longue absence.
J’avais bien deviné en pensant qu’à Paris je ne serais plus si heureux; ici, je vois bien moins souvent mademoiselle... et jamais je ne suis seul avec elle. Il y a toujours là, ou des maîtres, ou quelque femme de chambre. Et d’ailleurs, quelle différence d’être ensemble dans les bois ou dans un salon! l’aspect de la nature, la liberté des champs donnent plus d’essor à nos pensées; en jouant, en courant avec elle dans les jardins, combien de fois ne l’ai-je-point tenue dans mes bras! Ici, j’ose à peine lui prendre la main. Dès que d’ennuyeuses visites arrivent, il faut que je m’éloigne... Je crains de rencontrer M. de Francornard, qui me fait toujours la grimace; je passe presque tout mon temps dans ma chambre; mais là, je me livre avec ardeur à l’étude; je ne sais quel nouveau sentiment redouble mon désir de m’instruire: il me semble que je voudrais, par mes talents, faire oublier que je ne suis qu’un pauvre Savoyard. Mais pourquoi l’oublier? non, je veux m’en souvenir toujours... Si je suis riche un jour, je ne rougirai point de mon origine: celui qui doit sa fortune à son mérite, à ses talents, n’est-il pas aussi estimable que celui qui trouve en naissant des esclaves à ses pieds tout prêts à flatter ses passions, à encenser ses vices?
Le printemps renaît; je soupire après le moment où nous irons habiter la campagne, où je me retrouverai souvent seul avec elle, où je la verrai à chaque instant. Chaque jour cependant, je me sens, près de mademoiselle, plus gauche, plus embarrassé. Je viens d’avoir quatorze ans, elle en aura bientôt onze; nous ne sommes encore que des enfants; pourquoi donc suis-je moins gai qu’autrefois? Est-ce qu’en devenant un homme on n’est plus si heureux? Je soupire sans en savoir la cause; dans mes rêves, je vois sans cesse Adolphine. Le minois piquant de la jeune femme de chambre, sa tournure vive et gracieuse, son pied mignon, ses formes séduisantes me font aussi soupirer. Mon Dieu! que se passe-t-il donc en moi? je suis peut-être malade! Mais je n’ose confier à personne ce que j’éprouve... Il me semble qu’on se moquerait de moi.
Enfin, on retourne à la campagne, j’ai fait mes adieux à Manette.
—Tu recevras de mes nouvelles, m’a-t-elle dit.
—Par qui?
Elle ne s’explique pas davantage.
Nous voici en route: le chemin me paraît charmant, maintenant que je sais le plaisir qui m’attend au bout du voyage. Je suis encore en face de mademoiselle; je me suis bien promis de ne pas être si timide dans la voiture. Mais, dès que je suis au milieu de ces dames, c’est pis que jamais. Je ne sais où porter mes regards; dès qu’on me parle, je rougis, je puis à peine répondre. Je suis heureux; mais on ne s’en douterait pas, car je fais une bien triste mine. Moi, qui étais si gai; moi, que l’on trouvait aimable, gentil, combien je suis changé! Il n’y a qu’auprès de Manette que je me retrouve comme autrefois; mais voyez un peu quel malheur! il me semble que Manette devient avec moi ce que je suis devant mademoiselle; elle soupire, rougit quand je la regarde; Manette est de mon âge: c’est probablement l’effet de nos quatorze ans.
Nous sommes enfin dans ce séjour paisible, où renaissent les doux moments, les heures fortunées. Avec la liberté que l’on goûte en ces lieux, je retrouve une partie de ma gaieté. Que je serais heureux de passer ainsi ma vie! Il ne me manque dans ce séjour que ma mère et mes bons amis de Paris.
Grâce aux leçons de M. Dermilly, je dessine déjà agréablement. Adolphine aussi cultive cet art, et, cette année, il nous procure de nouvelles jouissances. Assis tous deux au pied d’un arbre, sur un tertre de gazon d’où l’on a un beau point de vue, nous mettons un carton sur nos genoux, et nous esquissons tous les deux le même paysage; madame la comtesse est juge entre nous. Le désir de mériter les éloges de ma bienfaitrice redouble mon application à l’étude; et puis, on est si bien assis près d’Adolphine!... Pendant qu’elle crayonne, je puis la regarder tout à mon aise; je puis admirer ses traits enfantins, sur lesquels se peignent déjà les premières émotions de l’adolescence. Quand elle s’aperçoit que je la regarde, elle me dit en riant:
—André, vous ne travaillez pas! Vous n’aurez pas fini aussitôt que moi.
Mais lorsque mes regards sont baissés sur mon dessin, elle avance doucement sa tête par-dessus mon épaule pour juger mon travail, le comparer au sien, et corriger ce qu’elle croit dans son ouvrage moins bien que dans le mien. Alors je n’ai garde de me déranger: je feins de ne point m’apercevoir de sa malice... Je suis heureux de sentir sa jolie tête auprès de la mienne!
Avec Lucile, j’éprouve un sentiment différent. Lorsque nous nous promenons seuls tous deux, lorsque, en courant après elle, je parviens à l’attraper, ma main aime à presser la sienne, à toucher ses formes séduisantes; mes yeux contemplent avec avidité ses charmes; je suis près d’elle moins timide qu’avec Adolphine, mais le sentiment qui m’anime est moins doux, moins tendre que celui que m’inspire l’aimable enfant; je ne pense à Lucile que quand je la vois, et l’image d’Adolphine ne sort jamais de ma pensée.
La jolie femme de chambre ne m’embrasse plus comme le jour où elle a renvoyé Rossignol de ma chambre. Il me semble que Lucile devient moins familière avec moi; cependant, puisqu’elle a vingt ans, elle ne doit pas éprouver la maladie que l’on ressent à quatorze. Quand nous jouons ensemble, quand je me jette près d’elle sur le gazon, Lucile me repousse doucement en me disant d’une voix émue:
—André... prenez garde, vous commencez à ne plus être un enfant... nous ne pouvons plus faire les mêmes folies...
—Parce que... Qu’il est drôle, ce petit André!... Vous saurez cela plus tard, monsieur.
Cependant je vois bien que Lucile aime toujours à folâtrer avec moi; dans les jardins, je la rencontre sans cesse; elle me regarde souvent en cachette; et lorsque madame lui donne quelques commissions pour le village, elle me propose de l’accompagner.
Elle prend mon bras, je suis assez grand maintenant pour être son cavalier: à ma taille, on me donnerait dix-sept ans, et je suis enchanté quand j’entends dire: Il a l’air d’un homme. Il me semble qu’on doit se sentir bien heureux d’être un homme!... Dirai-je toujours cela?
Quand nous marchons ensemble dans des sentiers raboteux, Lucile s’appuie sur moi, et cela me fait plaisir; quand le chemin nous force à nous rapprocher davantage, je sens presque son sein palpiter sous ma main, et cela fait battre mon cœur plus vivement; quand nous nous asseyons et que sa main reste dans la mienne, j’éprouve la plus grande envie de la presser, mais je ne l’ose pas. Heureusement Lucile est plus hardie: ses jolis doigts serrent tendrement les miens, et cela me fait rougir.
Il y a près d’un mois que nous sommes à la campagne, lorsque madame, qui vient de recevoir des lettres de Paris, me fait appeler et m’en présente une à mon adresse.
—Une lettre pour moi!... Qui donc peut m’écrire?...
—C’est peut-être votre mère, me dit ma bienfaitrice.
—Oh! non, madame, elle ne sait pas écrire... ni Bernard non plus...
—Apparemment que c’est de quelque autre! dit mademoiselle Lucile, qui est dans l’appartement et paraît fort curieuse de savoir d’où me vient cette lettre.
Madame me permet de lire... Les caractères sont assez mal tracés, cependant on peut les déchiffrer. Que vois-je? c’est de Manette!... c’est ma sœur qui a appris à écrire afin de pouvoir correspondre avec moi.
J’ai poussé un cri de surprise, de joie, en disant à madame:
—C’est Manette!... c’est ma sœur qui m’écrit... Et je ne remarque point que Lucile fait une moue horrible en murmurant:
—Je m’en doutais bien, moi!
Je demande à madame la permission de lui lire la lettre de ma sœur, car il ne peut y avoir rien dedans qui exige du mystère; madame me le permet, et je lis le billet suivant:
«Mon cher André, j’ai appris en secret à écrire afin de pouvoir te donner de mes nouvelles, et pour recevoir des lettres de toi. L’été me semble bien long depuis qu’il faut le passer sans te voir: quand donc cela finira-t-il? quand te verrai-je tous les jours, comme autrefois? Réponds-moi, André; mon père me pardonnera d’avoir étudié en secret quand je lui lirai ta lettre.»
L’aimable fille! dit madame la comtesse; elle vous aime bien, André, et vous seriez un ingrat si vous ne l’aimiez pas aussi.
—Ah! madame, je ne suis point ingrat! et je ne serais jamais heureux si Manette ne partageait pas mon bonheur.
—Oh! cela se voit de reste! dit à demi-voix mademoiselle Lucile en tortillant avec colère une collerette qu’elle tient dans ses mains.
—Il faudra répondre à votre sœur, André; dites-lui que vous ne serez pas constamment séparés... et si dans quelques années vous vous aimez toujours autant... on pourra... Eh bien! Lucile, que faites-vous donc à ce cabaret?... vous jetez toutes les tasses par terre...
—Ce n’est pas ma faute, madame, répond Lucile en se pinçant les lèvres: c’est la théière qui m’a échappé... Je voulais ôter la poussière... J’avais laissé tomber mon dé.
Lucile ne sait plus ce qu’elle dit; et moi, je cours dans ma chambre répondre à Manette, à laquelle je promets de donner souvent de mes nouvelles. Madame veut bien se charger d’envoyer la lettre; en la lui portant je rencontre la femme de chambre. Mon Dieu! comme elle paraît être de mauvaise humeur! Elle passe près de moi sans me parler.
—Qu’avez-vous donc, mademoiselle Lucile? lui dis-je en l’arrêtant.
—Qu’est-ce que cela vous fait, monsieur?... Ah! vous avez déjà répondu à votre Manette!... Lui avez-vous juré de l’aimer toujours?...
—Je n’ai pas besoin de le lui jurer... Ma sœur sait très bien que je ne changerai pas.
—Voyez-vous cela!... Ce petit rodomont?... La fille d’un porteur d’eau... C’est superbe!...
—Eh! mon Dieu! que suis-je donc, moi, mademoiselle?
—Vous... c’est différent!... avec l’éducation que vous recevez ici, vous pouvez parvenir... Un homme qui a de l’esprit, des talents!... cela va loin.
—Ah! mademoiselle Lucile, ce n’est pas bien de mépriser Manette... Je ne vous aurais pas crue capable de cela.
—Je ne la méprise pas, monsieur... mais je ne puis pas la souffrir...
—Eh! que vous a-t-elle donc fait?
—Oh! rien... mais je vous défends de m’en parler encore... Vous n’avez que votre Manette en tête, et cela m’ennuie...
Lucile me quitte fâchée. Ils croient que je ne songe qu’à Manette! Ah! je le voudrais bien! car le sentiment que j’éprouve pour ma sœur ne m’ôte point ma gaieté, et ne me fait jamais soupirer. Je l’aime tendrement; je donnerais ma vie pour elle... mais c’est ainsi que j’aime mes frères, c’est ainsi que je chéris celle à qui je dois le jour.
La fin de la belle saison approche; et nous nous boudons toujours Lucile et moi, lorsqu’un matin nous entendons un grand bruit dans la première cour. Une voiture arrive au grand galop... c’est M. le comte, accompagné de Champagne, d’un cuisinier et de deux laquais.
—Nous étions si heureux, si tranquilles!... Que vient faire ici M. le comte?
—Je m’en doute, dit Lucile en riant: madame a reçu une lettre il y a quelques jours, dans laquelle monsieur annonce sa résolution d’avoir un héritier cette année; c’est pour cela qu’il est venu en poste!... Mais voilà au moins la douzième fois qu’il accourt pour le même motif, et s’en retourne comme il est venu.
Déjà les aboiements de César, la voix aigre de son maître, le bruit que font les domestiques, ont chassé la paix de notre demeure. Madame est allée se renfermer avec sa fille; je cours me cacher dans ma chambre; Lucile seul reçoit monsieur, qui crie déjà parce que les villageois n’accourent point lui présenter des bouquets.
—Ils n’étaient pas prévenus de votre arrivée, monsieur le comte! dit en souriant la jeune femme de chambre.
—C’est égal, mademoiselle, ils devaient la deviner... Ils doivent toujours m’attendre!... Est-ce que le propriétaire d’immenses domaines doit descendre de voiture comme un simple particulier? Est-ce que tous ces paysans que je fais travailler ne devraient pas m’entourer en criant: Vive M. le comte!...
—Certainement, si on leur avait ordonné de le faire, ils n’y auraient pas manqué...
—Ce sont de ces choses qu’on ne doit jamais oublier, mademoiselle... Ici, César... ici!... Mais madame la comtesse gouverne fort mal cette terre; elle ne sait point se faire respecter...
—Elle se fait aimer, monsieur le comte.
—Aimer!... aimer!... ça ne fait pas de bruit, cela?... Taisez-vous, César! J’entends que l’on me fête, moi, et je veux qu’on me fasse ce soir une réception magnifique... Entendez-vous, Champagne?
—Oui, monsieur le comte.
—Je veux que tous ces rustres viennent chanter, danser... me haranguer... qu’ils montrent leur joie, enfin...
—Ils la montreront, monsieur le comte; j’en fais mon affaire. Vous serez content.
—A la bonne heure. Beaucoup de gaieté surtout!... Et tu leur feras payer les violons, entends-tu?
—Cela va sans dire, monseigneur.
M. de Francornard va se reposer dans son appartement, après avoir ordonné à Lucile de l’annoncer à Madame.
—Qui donc vous amène si brusquement? demande Lucile à Champagne.
—Je crois que c’est notre souper d’hier au soir...
—Votre souper?
—Sans doute. M. le comte a traité trois de ses amis... des gaillards qui boivent sec!... On a fait grande chère; le repas a duré depuis neuf heures du soir jusqu’à trois heures du matin. Le cuisinier avait promis un plat nouveau; il paraît qu’il a été du goût de ces messieurs, car ils étaient tous en gaieté; M. le comte a voulu tenir tête à ses convives; j’avais beau dire: Songez à votre goutte, à l’ordonnance, au régime prescrit par le médecin; il n’en a pas tenu compte, et en sortant de table il a juré qu’il aurait un héritier: voilà pourquoi nous sommes partis ce matin au grand galop.
Champagne va dans le village annoncer à tous les habitants l’arrivée de M. le comte, qui veut absolument être fêté.
Les villageois songent que M. de Francornard est l’époux de leur bienfaitrice; ils quittent leurs travaux, mettent leurs plus beaux habits, et font des bouquets.
Champagne fait prendre aux jeunes gens quelques vieux fusils, que l’on bourre avec du sel; il recommande aux paysans de crier bien fort, de faire beaucoup de bruit.
Pour satisfaire l’orgueil des gens il ne faut souvent que les étourdir. Si l’amour-propre, la vanité permettaient à ceux que l’on encense de chercher à démêler la vérité dans les sentiments qu’on leur témoigne, dans les compliments qu’on leur adresse; s’ils pouvaient approfondir les divers intérêts qui font agir cette foule qui semble les déifier, ils attacheraient bien peu de prix à ses hommages.
M. l’intendant, qui a l’habitude de préparer les réceptions de son maître, a toujours soin d’emporter de Paris quelques paquets de pétards, qu’il distribue aux paysans. Il n’y a point manqué à ce voyage; et afin que M. le comte, qui ne trouve jamais que l’on fait assez de bruit, soit plus satisfait cette fois, Champagne a acheté des soleils et des fusées qui doivent compléter la fête.
Tout est en l’air dans la maison; le cuisinier que monsieur mène à sa suite met tout sens dessus dessous pour offrir à son maître une seconde représentation du plat qui a eu tant de succès la veille au souper, et qui en entretenant les belles dispositions de M. le comte doit nécessairement faire réussir ses projets.
Cependant M. de Francornard, qui comptait ne se reposer qu’un moment dans sa chambre et voulait aller faire la cour à sa femme, s’est endormi profondément et ne se réveille qu’à l’instant du dîner.
Madame est dans le salon avec sa fille au moment où son époux, averti par son fidèle Champagne, apprend que le dîner est servi. Monsieur se hâte de descendre près de madame, à laquelle il offre galamment la main pour la conduire à la salle à manger.
A table, M. le comte examine sa fille, à laquelle depuis longtemps il n’a point fait attention.
Diable, dit-il, mais cette petite grandit prodigieusement!... Elle commence à me ressembler... Quel âge a-t-elle, madame?
—Elle entre dans sa douzième année, monsieur.
—Eh! eh!... cela se forme... Dans trois ou quatre ans, nous marierons cela à quelque grand personnage de mes amis, quelque gaillard de mon genre... Mais auparavant il faut songer à lui donner un petit frère.
—Monsieur, je vous en prie, dit la mère d’Adolphine en se penchant vers l’oreille de son époux, songez que ma fille n’est plus un enfant... Faites-moi grâce de vos plaisanteries.
—Madame, je ne plaisante pas, je parle très-sérieusement. Au reste, vous avez raison: Non est in locus; dînons d’abord; puis, après la fête que j’ai ordonné aux villageois de m’offrir, j’espère que vous m’entendrez beaucoup mieux.
A la campagne, je dîne ordinairement avec madame, mais sachant l’arrivée de M. le comte, je n’ai garde de me présenter à sa table. L’aimable Adolphine s’aperçoit de mon absence; elle dit à sa mère:
—Pourquoi André ne vient-il pas?
—Qu’est-ce que c’est que cela... André! dit M. le comte, n’est-ce pas le petit Savoyard?...
—Oui, monsieur, c’est le fils de l’homme auquel je dois l’existence de ma fille, et qui a sauvé la vôtre; vous semblez toujours l’oublier, monsieur.
—Eh! mon Dieu, madame! c’est une chose qui n’est arrivée qu’une fois, voulez-vous que j’y pense sans cesse? Il me semble que le petit drôle est assez heureux d’être nourri et logé dans mon hôtel... César, attrape ça, mon garçon... Ce pauvre César, comme il saute mal depuis que ce coquin l’a estropié!... Est-ce que ce Savoyard dîne avec vous?
—A la campagne, monsieur, pourquoi cet enfant ne serait-il pas admis à ma table? je vous ai déjà dit qu’il n’était pas auprès de moi comme domestique; et si je lui ai fait donner de l’éducation, je ne pouvais mieux placer mes bienfaits: André par ses manières et son langage semble maintenant né dans les meilleures classes de la société.
—C’est toujours un Savoyard, madame, et je trouve très-ridicule que vous le fassiez dîner à votre table, parce qu’enfin l’étiquette, le décorum... A bas, César, à bas!... vous mettez vos pattes dans mon assiette!
Madame la comtesse ne répond rien; Adolphine est triste parce que je ne suis pas là, et que la figure de monsieur son père comprime sa gaieté ordinaire.
Pendant qu’on est à table, je quitte ma chambre, où je me tenais renfermé depuis l’arrivée du comte. Bien certain maintenant que je ne le rencontrerai point, je descends dans les jardins pour m’y promener quelques moments. Je commence à réfléchir; ma raison se forme; à quatorze ans et demi je connais déjà le charme d’une douce rêverie: l’image d’Adolphine me fait tendrement soupirer... C’est le premier amour qui nous porte à préférer la solitude aux jeux qui nous charmaient; c’est en aimant que l’on cesse d’être enfant, que l’on commence à se bercer d’espérances; quand l’âge vient et que l’amour nous quitte, on change l’espérance en souvenirs.
J’ai suivi au hasard une des allées du jardin; je marche lentement, je suis triste, car je pense que dans quelques jours il faudra retourner à Paris. Tout à coup une voix qui m’est bien connue fait entendre ces mots:
—Finissez, monsieur Champagne, ou je vais me fâcher!
C’est Lucile que je viens d’entendre; la voix part d’un bosquet dont je suis séparé par un buisson de lilas. Je m’avance; j’éprouve le désir de savoir avec qui cause la jeune femme de chambre. J’écarte doucement le feuillage, et j’aperçois M. Champagne assis sur un banc de gazon, près de Lucile, qui s’occupe a festonner, et s’arrête de temps à autre pour repousser M. l’intendant, qui regarde son ouvrage de trop près.
Je ne sais pourquoi je n’aime point ce Champagne; à Paris il est sans cesse sur les pas de Lucile, il lui adresse des compliments, il fait le joli cœur, se croit adorable, s’écoute parler et se regarde avec complaisance. Que fait-il là près de Lucile, dans ce bosquet? Cela m’inquiète, et je ne résiste pas au désir d’écouter ce qu’il lui dit.
—Vous êtes charmante, mademoiselle Lucile... Ah! d’honneur! c’est comme je vous le dis!...
—Monsieur Champagne, est-ce que M. le comte n’a pas besoin de vous?
—Non, non!... il est à table, et vous savez qu’il aime à y rester longtemps... Quel joli bras... quelle main blanchette!...
—Je croyais que vous aviez ordonné une fête?
—Oui, sans doute, mais elle se commencera qu’a l’issue du dîner... Quand je suis longtemps sans vous voir je n’en sens que mieux combien je vous aime, délicieuse camériste!...
—Ah! ne me dites donc pas de ces mots-là!... Rien ne me semble ridicule comme un valet qui veut faire le bel esprit.
—Auprès de vous, friponne, je ne voudrais faire que l’amour... et si vous vouliez m’écouter...
—Ne vous approchez pas tant, vous chiffonnez mon ouvrage.
—Vous devez bien vous ennuyer dans cette campagne?
—Au contraire, je m’y plais beaucoup.
—Point de société... seule avec des enfants, que diable pouvez-vous faire toute la journée?
—Ah! elle passe bien vite...
—Est-ce que ce tendre cœur serait occupé en secret?
—Vous êtes bien curieux, monsieur Champagne...
—Que je serais heureux s’il battait pour moi!... Il faut absolument que vous répondiez à mon amour.
—Je n’en vois pas la nécessité.
—Allons, pas tant de sévérité, petite méchante.
—Votre maître vous attend, j’en suis sûre.
—Je ne vous quitterai pas sans vous avoir embrassée.
—J’espère bien que si.
—Il me faut un baiser, et je l’aurai.
—Finissez, cela me déplaît.
M. Champagne n’écoute point Lucile, et, malgré sa défense, va la prendre dans ses bras, lorsque, écartant vivement le feuillage qui me sépare d’eux, je cours dans le bosquet, et, me jetant sur M. l’intendant, je le repousse si brusquement que, surpris par cette attaque imprévue, il fait malgré lui quelques pas en arrière, et va rouler sur le gazon.
Lucile rit aux éclats; je reste devant elle, encore rouge de colère, et M. Champagne se relève d’assez mauvaise humeur.
—Je voudrais bien savoir, monsieur André, me dit-il, de quel droit vous venez vous jeter ainsi sur moi?
—Vous vouliez l’embrasser malgré elle, j’ai dû la défendre.
—La défendre!... ce beau champion! D’ailleurs, que je l’embrasse ou non, cela ne vous regarde pas.
—Pourquoi donc, quand mademoiselle a besoin de secours, ne m’empresserais-je point d’accourir?
—Oh! oh!... des secours! Jeune homme, apprenez que les femmes savent fort bien se défendre toutes seules... Elles n’ont besoin du secours de personne dans de telles circonstances. Vous êtes un enfant! tâchez de retenir cela.
—André a fort bien fait d’agir ainsi, et je l’en remercie; il ne suivra point vos avis, monsieur Champagne: son cœur le guidera mieux que vos sots discours.
L’intendant pâlit de colère; puis, me jetant un regard ironique:
—Je vois, dit-il, que l’on a du penchant pour le petit Savoyard... il est encore bien jeune... mais on le formera. Je vous fais mon compliment, mademoiselle Lucile... le Savoyard promet.
En disant ces mots, M. Champagne tâche de rire avec malice, et s’éloigne en chantant pour cacher sa colère.
Nous sommes seuls, Lucile et moi; je suis encore tout troublé, et elle-même paraît aussi fort agitée. Nous gardons longtemps le silence. Lucile le rompt enfin:
—André, me dit-elle, vous étiez donc auprès de ce bosquet?
—Oui, mademoiselle...
—Est-ce que les propos de Champagne vous déplaisaient?...
—Oh! beaucoup...
—Vraiment, André?
Et Lucile se rapproche de moi; elle passe son bras par-dessus mon épaule, et ses regards ont une expression charmante.
—Est-ce que vous seriez fâché que j’aimasse Champagne?
—Il me semble que oui, mademoiselle...
—Et pourquoi cela?
—Je ne sais... mais je voudrais que vous n’aimassiez personne...
—Voyez-vous, ce petit égoïste!
Le ton dont elle me dit cela n’annonce pas qu’elle soit bien fâchée; jamais le son de sa voix n’a été si doux; jamais Lucile ne m’a paru si jolie...
—André, je n’aime pas Champagne... vous avez très-bien fait de venir le repousser... vous avez été mon défenseur... je vous dois une récompense...
—Oh! mademoiselle, je ne veux rien pour cela.
—Rien? Et si je vous offrais de m’embrasser, vous me refuseriez donc?...
Je deviens rouge et tremblant, et je balbutie...
—Non, mademoiselle.
—Mais peut-être une telle récompense ne vous plaît-elle pas beaucoup?
—Oh! si, mademoiselle...
—Eh bien! voyons donc, André...
Je reste les yeux baissés devant elle, je n’ose bouger, et Lucile reprend en riant:
—Vous verrez qu’il faudra que ce soit moi qui embrasse monsieur.
En effet, je sens ses lèvres s’appuyer sur ma joue brûlante. Un sentiment nouveau parcourt mon être... je rends à Lucile mille baisers, sans écouter sa voix qui me répète:
—André! c’est assez... je ne vous le permettrai plus... Mais voyez donc quel démon que cet enfant-là!
Tout à coup un grand bruit se fait entendre du côté de la maison; Lucile croit reconnaître la voix de madame; elle se dégage de mes bras, se sauve en me disant:
—Venez donc, André: c’est sans doute la fête qui commence.
Je la suis à regret: ah! que m’importe la fête?... tous les plaisirs qu’ils goûtent là-bas ne vaudront pas celui que j’éprouvais auprès de Lucile.
CHAPITRE XVII
LA FUSÉE ET SES SUITES.
Le bruit que nous avions entendu annonçait le commencement de la fête. Les paysans, en entrant dans la cour de la maison, avaient, par ordre de Champagne, tiré leurs coups de fusil; puis un mauvais violon, qu’accompagnait un tambourin, avait entamé l’air: Que de grâce! que de majesté! et, n’en sachant pas la fin, l’avait terminé par: Il pleut, bergère. Mais les pon, pon! du tambourin qui battait toujours une mesure de contre-danse, pendant que son collègue jouait un adagio, n’avaient point permis de remarquer le changement d’air, et les paysans, électrisés par cette harmonie, avaient sur-le-champ fait entendre le chœur des Tartares de Lodoisha, seul morceau que Champagne leur eût appris, et qu’ils entonnaient à tue-tête toutes les fois que l’on fêtait M. le comte.
M. de Francornard avait beaucoup mangé et beaucoup bu, le tout afin de s’entretenir dans les heureuses dispositions qui l’avaient fait partir au grand galop de Paris. Il était fort gai, mais il n’était point gris, parce qu’un homme de qualité ne se grise jamais. Son œil brillait encore plus qu’à l’ordinaire, il le tournait sans cesse vers madame, qui alors portait les siens d’un autre côté, sans avoir l’air de remarquer l’air conquérant de son mari.
Cependant le dessert se prolongeait, et madame commençait à s’impatienter des mots à double sens que monsieur lui adressait, lorsque les coups de fusil et le charivari qui partaient de la cour annoncèrent l’entrée des villageois. Un paysan maladroit a tiré dans les carreaux d’une fenêtre de la salle à manger: les vitres se brisent; Adolphine, effrayée, va se réfugier dans le sein de sa mère; César aboie, et M. le comte est enchanté.
—C’est bien... c’est très-bien! dit-il, à la bonne heure... on s’aperçoit que je suis arrivé... c’est très-joli ce qu’ils jouent là... Mais que chantent ces paysans, Champagne?
—C’est le chœur qu’ils vous chantent toujours, monsieur le comte.
—Est-ce que tu ne pourrais pas leur en apprendre un autre?
—A la première fête qu’ils vous offriront, monsieur le comte, je leur ferai chanter de l’italien.
—Bah!... tu crois qu’ils y parviendront?
—Oh! très-facilement; je ne leur ferai pas dire les paroles, c’est le violon qui jouera le chant, et ils ne feront que battre la mesure avec leurs pieds et leurs mains.
—Tu as raison: de cette manière l’accent ne les gênera pas du tout. Allons, madame, il faut nous rendre au désir de ces paysans... il faut par notre présence achever de les rendre heureux.
Madame accepte la main de monsieur et donne l’autre à sa fille; ils descendent dans la cour, où la présence de la belle Caroline cause en effet le plus vif plaisir. Les paysans s’empressent de lui offrir des bouquets qu’elle reçoit de la manière la plus gracieuse, trouvant toujours le moyen de dire à chacun quelque chose d’agréable.
Pendant ce temps, M. de Francornard va lorgner les villageoises, donnant une petite tape à celles qui lui semblent gentilles; pinçant d’un air de protection un bras, un genou, et quelquefois autre chose, et disant:
—Fi! quel nez!... quelle bouche!... quels gros pieds!... quelles horribles, mains!... Ah! mon Dieu! où a-t-on pris de si vilaines figures?... Ah! passe pour celle-ci... c’est un peu moins laid... Eh! eh! petites filles, vous êtes bien contentes de me voir, n’est-ce pas?... si vous étiez plus jolies, je viendrais plus souvent, mais le sang n’est pas beau dans ce pays-ci.
Les jardins sont ouverts aux villageois, et le violon donne le signal de la danse. Bientôt les quadrilles sont formés; chacun a pris sa chacune; la joie anime les traits des danseurs et brille dans les yeux des danseuses. On s’élance, on part, on saute, on tourne, on se croise: les paysans dansent de si bon cœur! M. le comte a d’abord envie d’ouvrir le bal avec une jeune fille, mais il réfléchit qu’il serait imprudent à lui de se fatiguer, et il se contente de se promener à travers les quadrilles avec César, qui ne manque jamais de sauter aux jambes des danseurs, ce qui fait beaucoup rire son maître.
Adolphine a bien envie de partager les plaisirs des villageois, mais elle ne me voit point; elle voudrait danser avec moi, et répète à chaque instant à sa mère:
—Où est donc André? pourquoi ne vient-il pas s’amuser avec tout le monde?
Madame m’aperçoit me tenant à l’écart et n’osant approcher d’elle. Elle me fait signe d’avancer; elle me présente Adolphine en me disant:
—André, fais donc danser ma fille, elle t’attend pour cela.
En présence de M. le comte, je pourrais danser avec Adolphine!... Mais puisque ma bienfaitrice le permet, pourquoi refuserais-je le bonheur qui m’est offert? Je ne résiste pas à cette douce invitation. Je prends la main de l’aimable enfant, nous courons à la danse. Lucile vient d’accepter l’invitation d’un jeune paysan, elle se place en face de nous. Le violon part, le tambourin bat. Ah! quel plaisir de danser avec Adolphine et vis-à-vis de Lucile!... Tour à tour pressant les mains de l’une et sentant les doigts de l’autre serrer doucement les miens, jamais je n’ai été si heureux!... Jamais l’heure ne s’écoula plus vite et ne parut plus courte!... Nous danserions encore sans M. de Francornard; mais il vient se promener de notre côté, je l’entends murmurer de ce que je danse avec sa fille; le mot: Savoyard! retentit à mon oreille, et bientôt le violon reçoit l’ordre de ne plus jouer.
Eh quoi! toujours me reprocher ma naissance! toujours me faire un crime de n’être qu’un Savoyard!... Je quitte tristement la main d’Adolphine, je me retire dans le fond d’un bosquet... Je sens des larmes mouiller mes yeux... C’est M. le comte qui les fait couler; je ne suis point humilié de ma naissance, mais mon cœur est blessé de l’injustice des hommes... Je suis bien jeune, et je ne puis encore y être habitué.
Cependant la fête n’est point terminée: M. Champagne, qui a fait emplette de soleils et de fusées, qu’il est allé placer au bout d’un carré de verdure, vient à M. le comte, tenant à la main un bâton au bout duquel est une mèche allumée, et le présente à son maître en lui adressant le discours suivant:
—L’histoire nous apprend que jadis les seigneurs, lorsqu’ils donnaient des fêtes, des tournois et des joutes, avaient l’habitude de rompre la première lance, de remporter le premier prix... et, avec leur arc ou leur fusil, d’atteindre les premiers au but, qu’on avait soin de ne point placer trop loin; c’étaient encore eux qui embrassaient les premiers les jeunes mariées le jour de leurs noces; enfin, monseigneur, ils étaient les premiers pour tout!...
Ici Champagne s’arrête pour reprendre haleine et chercher la fin de son discours, tandis que M. le comte, qui ne sait pas où il en veut venir, lui demande s’il a par hasard fait préparer un tournoi dans sa cour et ordonné une joute sur la pièce d’eau.
—Pas tout à fait, monseigneur, reprend Champagne, mais j’ai disposé un joli bouquet d’artifice au bout du grand carré de verdure, et je viens proposer à monsieur le comte de mettre le feu à la première fusée... C’est pourquoi j’ai l’honneur de lui présenter cette mèche.
M. le comte paraît enchanté de cette surprise; il prend la mèche, qu’il porte comme un drapeau, et tout le monde se met en marche vers le grand carré de verdure.
Chemin faisant, M. le comte, qui, tout en tenant la mèche, a fait sans doute des réflexions, appelle Champagne et lui dit à l’oreille:
—La mèche me paraît bien courte...
—Monseigneur, elle a quatre pieds de long.
—Ce n’est pas assez; va chercher un manche à balai, le plus long que tu trouveras, et on l’attachera au bout de ce bâton.
—Mais, monseigneur...
—Point de mais! faites ce que j’ordonne.
M. Champagne s’éloigne avec la mèche, et les villageois suivent toujours M. le comte, qui marche fièrement à leur tête, et à défaut de la mèche tient en l’air sa canne qu’il agite avec beaucoup de grâce.
On est arrivé sur le carré de verdure, et Champagne revient et présente à son maître un bâton avec lequel, d’un rez-de-chaussée, on mettrait le feu à un troisième étage. M. le comte paraît plus satisfait, et il s’avance vers l’artifice. Mais, en voyant la grosseur des fusées et des soleils, il fait encore la grimace et paraît indécis.
—Est-ce que tout cela partira ensemble, Champagne?
—Non, monseigneur, la première fusée donnera seulement le signal, ensuite vous vous éloignerez, et je mettrai le feu au bouquet que je disposerai beaucoup plus loin.
—Ah! à la bonne heure! Donne-moi la plus petite fusée à tirer... Le premier coup pourrait effrayer ces paysans...
—Voilà celle où vous devez mettre le feu...
—Fort bien... Ah çà, es-tu sûr qu’elle ne partira pas?
—Comment! mais, au contraire, elle partira parfaitement j’espère.
—Je veux dire qu’il ne faut pas qu’elle parte de mon côté... Je n’ai pas envie de perdre ici mon autre œil.
—Soyez tranquille, monsieur le comte, je réponds de tout.
On attend avec impatience que M. le comte se décide, les villageois sont rassemblés sur le carré de verdure; madame la comtesse est entre sa fille et Lucile; je suis un peu plus loin, je les regarde; mais je ne veux plus m’approcher d’Adolphine tant que M. le comte sera là.
Enfin le héros de la fête, témoin de l’impatience du public, allonge le bras au bout duquel est le manche à balai qui conduit à la mèche; il touche celle de la fusée: le feu prend, elle part, aux cris d’admiration des paysans, et M. le comte, enchanté que cela soit fini, jette sa mèche loin de lui et s’essuie le front avec son mouchoir. Mais, dans son empressement à se débarrasser de la mèche, M. de Francornard n’a point fait attention qu’il la jetait sur les autres pièces d’artifice: au bout d’un instant, un grand bruit annonce l’explosion du bouquet, que Champagne, fort peu expert en artifice, n’avait pas eu la précaution d’éloigner de manière qu’il ne pût atteindre personne. Les soleils, les pétards éclatent au-dessus de la foule, sur laquelle ils retombent en serpentant, et un artichaut mal dirigé passe entre les jambes de M. le comte, qui, tout étourdi du bruit, ne sait de quel côté se sauver.
Tout le monde crie: les paysannes ont du feu à leurs bonnet, à leurs fichus, à leurs tabliers; on n’entend de tous côtés que ces mots: Je brûle! je brûle... éteignez-moi.
Les débris d’un soleil sont tombés sur la tête d’Adolphine: le feu prend aux cheveux de l’aimable enfant et se communique rapidement à sa robe; madame la comtesse perd la tête, Lucile appelle du secours; mais chacun est occupé de soi. Ceux qui brûlent ont trop à faire, ceux qui n’ont rien s’examinent de la tête aux pieds. Seul, je m’empresse d’accourir près de la charmante enfant. Je la prends dans mes bras; j’étouffe avec mon corps la flamme de ses vêtements, et mes mains, s’appuyant sur ses beaux cheveux, arrêtent bientôt les progrès du feu.
Elle est sauvée, et sa jolie figure n’a point été atteinte. Madame me donne les plus doux noms, m’appelle son sauveur, celui de sa fille... elle ne trouve pas d’expressions pour me peindre sa reconnaissance... Et qu’ai-je donc fait d’extraordinaire? Il me semblerait tout naturel de donner ma vie pour sauver celle d’Adolphine. Elle n’a pas eu le temps de connaître son danger, elle rit déjà en m’appelant son cher André. Ah! ce mot-là me paye bien des légères souffrances que j’endure!
—Pauvre garçon! dit Lucile, il a les mains toutes brûlées!... Tenez, voyez madame...
—Ce n’est rien, cela ne me fait pas mal.
Madame veut me faire rentrer pour qu’on mette quelque chose sur mes brûlures; mais bientôt des cris perçants attirent l’attention générale: M. le comte, qui jusque-là avait été tranquille, se met à courir comme un fou dans le jardin, en criant qu’il brûle et en portant ses mains à sa culotte. L’artichaut, en passant entre ses jambes, avait mis le feu à cette partie de ses vêtements, mais le drap ayant été long à prendre, M. le comte, qui attribuait à ses voisins l’odeur de roussi qui le suivait partout, avait été beaucoup plus longtemps qu’un autre à s’apercevoir de son accident.
Au lieu de se tenir tranquille et de tâcher d’étouffer le feu, M. de Francornard court dans le jardin en faisant des sauts, des contorsions, et criant comme un possédé:
—A moi, Champagne! je roussis, je brûle... ma culotte... la fusée... je rôtis...
L’air et le mouvement qu’il se donne augmentent les progrès du feu que l’on ne peut encore apercevoir, parce qu’il est caché par les basques de l’habit. Champagne court après son maître en lui demandant où il brûle. Pour toute réponse, M. le comte relève les basques de son habit et montre la partie endommagée. Champagne tire son mouchoir et l’applique dessus; mais cela n’éteint pas assez vivement le feu, et M. le comte, qui souffre beaucoup, jure comme un damné en criant qu’il va perdre ce qu’il a de plus précieux.
Dans un péril si imminent, il faut employer les grands moyens: Champagne, pour sauver la maison Francornard de sa ruine, prend son maître dans ses bras et, courant avec lui vers la pièce d’eau, le jette dans le milieu du bassin.
M. le comte disparaît un moment; mais bientôt il remonte sur l’eau et fait la planche, criant comme s’il brûlait encore, car il craint l’eau presque autant que le feu. Champagne va prendre une perche qu’il aperçoit à quelques pas du bassin, puis revient vers le nageur auquel il crie:
—Êtes-vous entièrement éteint?
—Eh! oui, coquin... Repêche-moi bien vite, ou je me noie...
Champagne, avec sa perche, attrape son maître par la ceinture et le ramène doucement vers le bord; mais ce passage subit du feu à l’eau et les souffrances que M. le comte paraît éprouver ne lui permettent point de se soutenir: on l’emporte dans son appartement, et, au lieu de songer à avoir un héritier, il passe la nuit à se faire appliquer des cataplasmes.
CHAPITRE XVIII
JE NE SUIS PLUS UN ENFANT.
Le lendemain de cette fête, qui a eu des suites si singulières, M. de Francornard, qui se plaint beaucoup, veut retourner à Paris; madame juge convenable d’accompagner son époux pour lui prodiguer ses soins: elle le fuit lorsqu’il lui parle d’amour; mais souffrant, il est certain de la trouver près de lui.
Nous partons tous; je souffre aussi, et mes mains portent des marques de mes brûlures. Mais je trouve du charme à mes douleurs lorsque je pense que j’ai sauvé Adolphine, que j’ai garanti sa jolie figure des atteintes du feu.
Cette fois nous ne voyageons plus de la même manière: madame est avec sa fille dans la voiture de son mari, je suis dans la sienne avec Lucile et M. Champagne, qui me regarde de travers, surtout lorsqu’il voit la jeune femme de chambre me prendre les mains en disant:
—Ce pauvre André! cela doit lui faire bien mal... Sans lui, mademoiselle avait la figure brûlée!... Vous avez fait de belles choses, monsieur Champagne, avec votre feu d’artifice!...
—Il me semble, dit Champagne, que je mérite plutôt des éloges! Sans moi, M. le comte rôtissait; je lui ai sauvé la vie.
—Je ne sais pas ce que vous lui avez sauvé, mais je sais que vous avez manqué de nous brûler tous.
De retour à Paris, M. le comte fait une maladie causée par son passage subit du feu à l’eau. La bonne Caroline lui prodigue les soins les plus empressés. Pour moi, je passe près de Manette tous les moments que j’ai de libres et pendant lesquels je sais ne point pouvoir être avec Adolphine. Je sens que je ne dois plus me permettre la même familiarité avec la fille de ma bienfaitrice: elle grandit... Les jeux de l’enfance ont fait place aux études de musique, de dessin; nos conversations deviennent raisonnables; nous trouvons du charme à former ensemble notre jugement. L’aimable enfant ne m’appelle plus son cher André! Sans doute on lui aura dit qu’elle devait cesser de me nommer ainsi. Mais en prononçant mon nom, sa voix est si douce!... Je lis dans ses regards que son cœur me donne toujours le même titre.
Depuis l’aventure du bosquet, Lucile ne veut plus que je l’embrasse, elle dit que je suis trop grand maintenant. Et cependant, plus je grandis, plus il me semble que j’aurais de plaisir à embrasser Lucile.
Manette ne me défend pas cela, et pourtant Manette devient aussi une fort jolie fille: elle est grande, bien faite; ses traits sont assez agréables, sa fraîcheur est naturelle comme toutes ses manières. Elle est active, laborieuse; elle apprend l’état de couturière et lit en cachette des romans pour savoir comment on parle d’amour dans la haute société.
Le temps s’écoule, j’approche de mes dix-sept ans. Depuis qu’une fusée a passé entre ses jambes, M. de Francornard paraît avoir renoncé entièrement au projet d’avoir un héritier, et ma bienfaitrice est plus souvent avec son époux, qui a cessé de lui parler d’amour. Mais M. le comte, ne songeant plus à un fils, s’occupe davantage de sa fille. Adolphine a quatorze ans, et déjà sa beauté, ses grâces captivent tous les regards. L’aimable Caroline est fière de sa fille: bien différente de ces mères qui voient avec dépit se tourner vers leur enfant les regards qui jadis se fixaient sur elles, et entendent avec chagrin des compliments qui ne leur sont plus adressés, la mère d’Adolphine, quoique belle et jeune encore, n’écoute plus que les éloges que l’on accorde à sa fille.
J’admire en secret les charmes que l’âge développe chez Adolphine: chaque jour elle devient plus séduisante, et son image est sans cesse devant mes yeux. Je suis grand; j’ai perdu la tournure de nos montagnes; j’entends dire quelquefois que je suis bien. Plusieurs suivantes de l’hôtel me regardent avec complaisance et m’appellent maintenant monsieur André! J’ai donc l’air d’un monsieur? On dit aussi que j’ai des talents, que je dessine fort bien. Mais à quoi me servira tout cela... s’il faut un jour me séparer d’Adolphine?
Déjà cette pensée me tourmente, elle me poursuit!... Je ne suis qu’un Savoyard élevé par charité dans cet hôtel, je dois tout aux bontés de madame la comtesse! Mais cette éducation qu’elle m’a fait donner me rendra-t-elle plus heureux?
M. de Francornard dit quelquefois à madame:
—Est-ce que vous comptez garder éternellement cet André chez vous?
—Il est encore bien jeune, répond ma bienfaitrice; dans quelque temps je tâcherai de lui trouver un emploi convenable à ses talents.
Un emploi!... Il faudra donc quitter cette maison, ne plus voir Adolphine... Je n’ose laisser paraître mon chagrin, c’est dans le sein de ma sœur que je vais épancher mon cœur. Je lui parle sans cesse de la fille de madame la comtesse; je lui vante ses grâces, sa beauté, ses talents... J’aime à lui redire les moindres mots qu’elle m’a adressés. Parler d’Adolphine est un si grand plaisir!... Je n’ose avouer que je l’adore, mais je dis tout ce que je sens. Manette m’écoute en silence: souvent je vois des larmes dans ses yeux... Pauvre sœur! sans doute elle me plaint, et c’est la crainte de me voir malheureux qui cause son chagrin.
Je n’oserais parler aussi franchement avec Lucile, je craindrais qu’elle ne devinât mes sentiments, et que cela ne parvînt à madame. Je serais si fâché que l’on connût dans l’hôtel la cause de ma tristesse!... Je suis déjà si timide, si embarrassé près d’Adolphine! Il me semble que tout le monde pénètre mes plus secrètes pensées.
M. le comte vient d’ordonner un grand dîner pour célébrer la fête de sa fille. Déjà tout se dispose dans l’hôtel, il y aura un bal brillant.
Je ne sais pourquoi cette fête m’attriste; c’est cependant la sienne! Mais je songe que je ne la verrai pas un moment de toute la soirée; je songe aussi qu’elle sera entourée d’une foule de jeunes gens qui la trouveront charmante et le lui diront sans doute: je ne sais pourquoi cette idée m’afflige et me contrarie.
Je me rends chez madame; je n’ose point offrir un bouquet, mais j’ai cueilli une fleur à un rosier que j’ai sur ma fenêtre, et je la tiens à ma main.
Madame est à sa toilette, Adolphine est seule devant son piano; il y a bien longtemps que je ne me suis trouvé seul avec elle! Si je pouvais profiter de ce moment pour lui offrir cette rose, pour lui dire tous les vœux que mon cœur forme pour son bonheur! mais non, je suis trop timide... Je n’ose rien dire... Je reste au milieu du salon, regardant alternativement Adolphine et ma rose.
L’aimable enfant m’aperçoit:
—C’est vous, André? me dit-elle; venez donc auprès de moi...
Je m’approche lentement... Je chiffonne la fleur dans mes mains.
—Je ne vous vois plus si souvent qu’autrefois, André; est-ce que vous ne vous plaisez plus avec moi?
—Pourquoi donc alors ne venez-vous pas tous les jours?
—Mademoiselle, je crains maintenant de vous déranger.
—Comment! est-ce que je n’étudie pas aussi bien devant vous? Il me semble même que je travaille avec plus de plaisir quand vous êtes là. Mais la musique vous ennuie peut-être?
Oh! non, mademoiselle...
—Mademoiselle... comme vous me parlez avec un ton de cérémonie! André! il me semble que vous n’êtes plus aussi gai qu’autrefois. Est-ce que-vous avez des chagrins?... Ce serait bien mal de ne point me les confier... Vous savez bien que je suis votre amie...
Je me sens si heureux de ce qu’elle me dit, que je n’ai plus la force de parler; je ne trouve pas ce que je voudrais exprimer, je me contente de lui présenter ma rose en balbutiant:
—Voulez-vous bien permettre, mademoiselle...
—Ah! la belle rose... C’est donc pour moi, André?
—Oui, mademoiselle, si vous daignez l’accepter; n’est-ce pas aujourd’hui votre fête?
—Si je daigne l’accepter! Pouvez-vous en douter?... Refuserais-je celui qui m’a sauvé la vie? Ah! mon cher André, voilà le bouquet qui me fait le plus de plaisir, avec celui que maman m’a donné.
—Son cher André! Elle m’appelle son cher André!... Je ne sais plus où j’en suis... Je crois que je lui prends la main, que je la presse avec ivresse dans les miennes... Mais on vient... J’entends aboyer César... Grand Dieu! c’est M. le comte... Je m’éloigne précipitamment d’Adolphine, je cours à une porte... Je crois éviter la présence de celui que je redoute, et je me jette brusquement contre lui.
—Allons! il est dit que ce drôle-là fera toujours des sottises! s’écrie M. de Francornard; il est cause que César ne marche plus que sur trois pattes, et le voilà qui me casse le nez à présent. Quand donc madame la comtesse me débarrassera-t-elle de ce Savoyard?
—Ce drôle!... J’étais si heureux!... Ah! ce mot vient de détruire toute ma joie... il me fait un mal!... Éloignons-nous, et cachons au moins les pleurs qui s’échappent de mes yeux.
Je suis allé me renfermer dans ma chambre. J’y suis depuis longtemps; j’entends les voitures, les cochers, les domestiques qui vont et viennent! ce bruit m’apprend que tout le monde est arrivé; mais que m’importe cette fête? Je ne puis être admis parmi la haute société qui entoure Adolphine, et je ne veux pas non plus me mêler aux domestiques qui encombrent les antichambres. J’ai eu un moment l’idée d’aller trouver Manette; mais pour traverser l’hôtel, je rencontrerais beaucoup de monde, et l’on n’aime pas montrer une figure triste à des gens qui ne songent qu’à rire.
Je suis plongé dans mes réflexions; je crois voir Adolphine; j’entends encore son père m’appeler drôle!... Mes larmes coulent; il me semble maintenant que madame la comtesse aurait mieux fait de me laisser commissionnaire. J’étais si heureux près de Bernard, de Manette, que je n’affligeais pas alors par le récit de mes chagrins! Je ne songeais qu’à ma mère, à mes frères!... et rien ne s’opposait aux projets de bonheur que je formais pour l’avenir.
Tout à coup je sens une main potelée se placer sur mes yeux, et une voix bien connue me dit:—Que faites-vous donc là, tout seul, comme un ours, tandis que tout le monde dans l’hôtel songe à s’amuser?
C’est Lucile qui est entrée doucement dans ma chambre et s’est approchée de moi sans que je l’aie entendue.—Venez avec moi, André; nous irons à une fenêtre où nous serons seuls, et de laquelle on voit danser dans le salon... Oh! c’est fort amusant de voir les toilettes!... et puis on regarde comment danse le beau monde, et on s’en souvient quand on va au bal.
—Merci, mademoiselle, je n’ai pas envie de voir danser, dis-je tristement à Lucile. Elle se baisse alors pour me regarder, et s’aperçoit que je verse des larmes.—Eh bien! qu’a-t-il donc à présent?... Il pleure, je crois!... Oui, vraiment, il a les yeux tout rouges. André, mon ami, qu’avez-vous? qu’est-ce qui vous cause de la peine? Oh! je veux que vous me le disiez. Voyez un peu... pleurer quand tout le monde s’amuse!... Allons, dites-moi vite le sujet de vos larmes.
Lucile s’assied tout près de moi; elle me prend les deux mains, qu’elle pose sur ses genoux en les tenant dans les siennes; sa tête est penchée vers moi; ses jolis yeux interrogent les miens, elle me presse, me conjure de parler avec les marques de l’intérêt le plus vif. Ah! que les femmes savent bien nous consoler! Notre peine semble être la leur!... Elles entrent dans nos maux, elles partagent notre douleur, afin de nous en ôter la moitié.
Je me trouve déjà moins à plaindre depuis que je suis auprès de Lucile. Je n’ose cependant lui confier toutes mes peines; mais je lui rapporte ce qu’a dit M. le comte.
—Comment! c’est cela qui vous fait pleurer? me dit-elle; mais vous êtes un enfant, André!... Qu’importe ce que dit ce vieux bougon, qui n’aime que sa table et son chien? En êtes-vous moins aimé de madame, de sa fille, de moi?... En avez-vous moins de talents?... En êtes-vous moins gentil? Allons, ne pleurez plus, monsieur, je vous le défends... C’est qu’il ferait gonfler ses yeux, et ce serait dommage, vraiment.
En disant ces mots, Lucile s’avance et me donne un baiser sur le front. Je me sens tout ému, tout agité; mais il me semble que je suis déjà un peu consolé; cependant je pousse un gros soupir, celui-là n’est pas tout entier de chagrin. Lucile, qui croit que je suis toujours affligé, penche encore sa tête vers mon épaule... cette fois, c’est moi qui l’embrasse, mais ce n’est pas sur le front.
—Eh bien! que faites-vous donc, André? me dit Lucile d’une voix émue: pourquoi m’embrassez-vous? Est-ce que cela vous console? Alors je veux bien vous le permettre un peu... Mais il me semble que c’est assez, monsieur.
Lucile n’a pas le ton bien sévère; la vue de mes larmes a touché son cœur, et l’attendrissement rend bien faible. Je la presse dans mes bras... Elle n’a plus le temps de compter les baisers que je lui donne; elle me repousse, mais si doucement! Sa voix est si tendre en me disant:—André, mon ami!... finissez, laissez-moi.
Aimable fille, pouvais-je à dix-sept ans ne point me consoler dans tes bras?
Nous avons changé de rôle: Lucile a l’air désolé, et c’est moi qui suis le consolateur.—Ah! André... c’est bien mal me dit-elle, qui aurait cru?... Est-ce que je pensais à cela, moi?... Puis elle pousse de gros soupirs... mais je ne vois pas de larmes dans ses yeux. Je console Lucile... elle se calme, puis elle se lamente encore, et je la console de nouveau. Mais enfin il est un terme à tout, et quand Lucile se trouve assez consolée, elle reprend son air espiègle et me sourit tendrement, en me disant:
—Après tout... cela ne regarde personne; je suis ma maîtresse!... et si je veux vous aimer, moi, qui est-ce qui aurait le droit de m’en empêcher?... J’aurais cependant voulu que vous fussiez plus sage... mais... c’est un malheur!... Si vous me juriez de m’être constant, je serais si heureuse!... Allons, monsieur, dites-moi donc cela: faites-moi tous les serments d’usage!... Il ne sait rien, cet enfant-là; il faut que je lui apprenne tout.
Lucile se place devant moi, elle me dit de lever ma main droite et de répéter avec elle; puis elle tâche de prendre un air solennel qui ne va pas avec sa mine friponne.
—Je jure à Lucile... que j’aime de tout mon cœur... Allons, monsieur, répétez.—Je jure à Lucile, que j’aime de tout mon cœur...—C’est très-bien... et que je veux aimer toute ma vie...—Oh! oui, toute ma vie.—Ah! comme il a bien dit cela! Embrassez-moi, André... Ah! mon Dieu où en étions-nous?—Je jurais de vous aimer toute la vie, ma chère Lucile.—Sa chère Lucile!... Voyez-vous comme il s’émancipe déjà!... C’est égal, je vous permets de m’appeler ainsi, je l’exige même, lorsque nous serons seuls; car devant le monde je n’ai pas besoin, André, de vous recommander d’être circonspect?...—Oh! oui, mademoiselle!...—Mademoiselle... qu’est-ce que c’est cela, mademoiselle? Dites donc votre chère Lucile: vous le disiez si bien tout à l’heure!—Eh bien! oui, ma chère, ma bonne Lucile.—Ah! c’est bien heureux... Mais le serment, monsieur... Ah! je n’entends pas que cela se passe ainsi; je veux un serment, moi: Je jure de lui être toujours fidèle... Eh bien! répétez donc...—Fidèle? qu’est-ce qu’on entend par là, Lucile?—Dame... cela veut dire... Mon Dieu! il faut que je lui apprenne tout, à ce garçon-là!... ça veut dire que vous n’en aimerez pas d’autre que moi.—Ah! je ne puis pas vous jurer cela, Lucile.—Comment! monsieur, vous ne pouvez pas jurer cela? Et pourquoi cela, s’il vous plaît?—Parce que je mentirais... et, quoique élevé à Paris, je veux conserver la coutume de nos montagnes, et me souvenir toujours des avis de mon père... Voilà pourquoi je ne veux pas mentir.—Je n’entends rien à toutes ces raisons-là, monsieur; est-ce que vous avez déjà le projet d’en aimer d’autres, petit traître?... Ah! mon cher André, ce serait bien vilain!...—Mais ne dois-je pas aimer aussi ma bienfaitrice... Manette... mademoiselle Adolphine?...
—Oh! certainement, mais ce n’est plus cela que j’entends; et par aimer je voulais dire... Au reste, je crois, mon cher André, que c’est une folie de jurer!... On se souvient du serment, et l’on oublie celle pour qui on l’a fait. Aimez-moi tant que vous pourrez; je n’ai pas le droit d’exiger plus que votre amitié: vous n’avez que dix-sept ans; moi, j’en ai vingt-quatre... Vous me trouverez trop vieille bientôt!...—Ah! Lucile, je vous aimerai toujours... qu’importe l’âge?—Mais cela importe beaucoup! Ce n’est pas que je veuille dire que je suis âgée maintenant!... Grâce au ciel, à vingt-quatre ans on est encore très-jeune, entendez-vous, André, surtout les femmes: car les hommes c’est différent, ils paraissent bien plus vite raisonnables. Vous, par exemple, vous avez déjà l’air d’avoir vingt ans... Ah! mon Dieu! quelle heure est cela?... onze heures!... déjà onze heures!... Comme le temps passe avec lui! si madame m’avait demandée... Il faut que je vous quitte, André; quel dommage! Ah! auparavant j’ai encore une prière à vous faire, et j’espère que vous ne me refuserez pas.—Qu’est-ce donc?—C’est que vous n’irez plus aussi souvent chez votre Manette... Je ne l’aime pas du tout, monsieur, votre Manette!... Elle a le même âge que vous; est-ce qu’elle n’a pas un amoureux?—Un amoureux!... oh! non, Manette me l’aurait dit; mais elle ne pense pas à cela.—Ah! vous en êtes certain?... Je devine bien pourquoi: c’est vous, petit scélérat, qui êtes son amoureux!...—Moi! oh! non, Lucile, je n’aime Manette que comme une sœur.—Oui! oui!... Oh! nous savons bien ce que c’est que ces amours de frères pour des demoiselles qui ne sont pas leurs sœurs. Au reste, ce serait bien mal à vous de séduire la fille de cet honnête Bernard, qui vous a recueilli, logé, traité en fils...—Mais, mademoiselle, je vous jure...—Ah! monsieur, je vous ai déjà dit que je ne voulais plus qu’on me jurât rien... tenez, cela vaudra beaucoup mieux. Adieu, André... il faut que je vous quitte; vous allez vous coucher tout de suite, n’est-ce pas?—Certainement! que voulez-vous donc que je fasse?—Dormez bien... rêvez de moi... Oh! je rêverai de vous, moi... j’en suis bien sûre: j’en rêvais déjà souvent; mais je ne vous le disais pas; à présent ce sera bien pis! Ah! ces hommes! comme cela nous tourmente!... Dire que je l’ai vu enfant... et qu’aujourd’hui... Adieu, André.
Elle m’embrasse, elle s’éloigne, elle revient m’embrasser encore... Charmante fille! qu’elle est vive, aimable, séduisante!... En me quittant, elle s’est retournée vingt fois pour me sourire encore; enfin elle a fermé ma porte, et moi je vais me coucher. Qui m’aurait dit que ce jour commencé si tristement me donnerait pour la nuit des souvenirs si doux?
CHAPITRE XIX
NOUVEAU PERSONNAGE.—DÉPART.
Pendant quelque temps, les consolations de Lucile m’occupent tellement que je me livre moins à mes rêveries; dès que la jolie femme de chambre s’aperçoit que j’ai l’air un peu mélancolique, elle trouve moyen d’accourir près de moi, et ses caresses, sa gentillesse, dissipent bientôt toutes les pensées sur l’avenir; près d’elle on ne peut songer qu’au présent.
Cependant chaque jour je sens que j’aime Adolphine davantage; j’aime toujours Lucile, mais quelle différence entre ces deux sentiments!... Près de cette dernière, ma timidité a entièrement disparu; je suis gai, enjoué, je ris, je ne songe qu’au plaisir. La vue de ses charmes, son regard fripon, sa tournure piquante, enflamment mes sens, et la plus douce ivresse fait palpiter mon cœur. Près d’Adolphine, je suis toujours aussi timide, aussi embarrassé; j’aurais mille choses à lui dire, et je ne trouve pas un mot. Je ne la regarde qu’à la dérobée; je crains et je désire rencontrer ses yeux; me parle-t-elle, je suis tremblant, je soupire... En regarde-t-elle un autre, je me sens oppressé... Est-ce donc du plaisir que j’éprouve auprès d’elle? il faut bien que cela en soit, puisque pour celui-là je sacrifierais tous les entretiens de Lucile. Il y a donc deux sortes d’amour?... Comment se fait-il que l’on préfère celui qui nous fait de la peine à celui qui nous rend heureux?
Malgré la défense de Lucile, je ne cesse point de voir Manette, cette bonne sœur, qui prend tant d’intérêt à tout ce qui me regarde, qui me questionne sur tout ce que je fais, et dans le sein de laquelle j’aime à épancher mon cœur. Il y a cependant certaine confidence que je ne juge pas à propos de lui faire. Je ne suis plus un enfant; je commence à sentir qu’il est des choses sur lesquelles on doit se taire. Mais Manette a grandi comme moi; je me rappelle ce que m’a dit Lucile, et, seul avec ma sœur, je lui dis un jour:
—Manette, je te confie tout ce que je fais... mais toi, il me semble que tu n’as pas pour moi la même confiance?
Manette lève sur moi ses yeux si doux, qui ne sont plus aussi gais qu’autrefois; elle me regarde avec étonnement.—Que veux-tu dire, André?—Que tu ne me dis pas tous tes petits secrets... A ton âge, Manette, le cœur doit commencer à parler...
Manette rougit et paraît troublée, puis elle s’écrie:—Qui t’a dit que mon cœur parle pour quelqu’un?—On ne me l’a pas dit, Manette, mais je le suppose, parce que mademoiselle Lucile pense que tu es d’un âge à aimer quelqu’un...—Votre demoiselle Lucile en sait bien long!... Je ne suis pas aussi instruite qu’elle, mais il me semble qu’il n’y a pas de nécessité à cela.—Mon Dieu! il ne faut pas te fâcher... Est-ce que ce serait un crime d’avoir un amoureux... bien honnête, qui te ferait la cour pour t’épouser?—Non, monsieur, non, je n’ai point d’amoureux... Je n’en aurai jamais!...—Jamais!... est-ce que tu peux répondre de cela?...—Oui, monsieur, oh! certainement, je puis en répondre; et je ne sais pas de quoi se mêle votre demoiselle Lucile et pourquoi elle vous fait penser des choses pareilles.
Manette porte son tablier sur ses yeux.—Eh quoi! lui dis-je en passant mon bras autour d’elle, tu pleures?... Comment ce que je t’ai dit peut-il te faire du chagrin?—Oui, monsieur... parce que c’est très-mal de me supposer un amoureux... à moi, grand Dieu!... est-ce que c’est possible?...—Qu’y aurait-il donc de si étonnant? tu es assez jolie pour plaire à quelqu’un.
Manette relève la tête, et me dit avec l’accent du plaisir:—Tu me trouves jolie, André?—Certainement...—Aussi jolie que mademoiselle Adolphine, que mademoiselle Lucile?...—Ah!... Ce n’est plus la même chose.
Manette rebaisse tristement la tête en répétant:—Oh! non... je vois bien que ce n’est plus la même chose!—Il y a tant de beautés différentes! Sans ressembler à aucune, cela n’empêche pas de plaire.—Mon Dieu! André comme tu es savant maintenant sur ces choses-là! Est-ce aussi mademoiselle Lucile qui t’a appris tout cela?
Je ne puis m’empêcher de rougir de la réflexion naïve de Manette, qui me dit au bout d’un moment:—Est-ce que tu serais bien aise que j’eusse un amoureux?—Pourquoi pas, si c’était un garçon honnête, laborieux, capable de faire ton bonheur?
Manette ne répond rien; elle se lève, s’éloigne de moi, va prendre son ouvrage, et avec son mouchoir essuie les pleurs qui coulent de ses yeux. Qu’ai-je donc dit qui puisse lui faire de la peine?... Je n’y comprends rien; mais l’arrivée de son père termine notre entretien, et je retourne à l’hôtel sans pouvoir deviner la cause du chagrin de Manette.
Je remarque un grand mouvement dans la maison. Une chaise de voyage est dans la cour de l’hôtel; le postillon est encore couvert de poussière. Quel est donc le personnage qui vient d’arriver? Je ne tarde pas à rencontrer Lucile, qui sait tout, et s’empresse de me mettre au fait.
—C’est le neveu de M. le comte qui vient de descendre de cette voiture.—Le neveu de M. le comte?... voilà la première fois que j’en entends parler...—Ah! c’est qu’il paraît qu’il n’était pas fortuné. C’est le fils d’une sœur de monsieur qui avait épousé un marquis de Thérigny, qui est mort sans rien laisser à sa veuve. La pauvre femme écrivait en vain à son frère, celui-ci ne lui répondait jamais. Mais elle est morte il y a deux ans, et son fils vient d’hériter d’un cousin de son père d’une fortune assez ronde. Quand M. le comte a appris cela, il a sur-le-champ écrit à son neveu, qui habitait la Normandie, pour l’engager à venir le voir. Celui-ci, qui se rendait justement à Paris, a accepté l’invitation. Il vient de descendre ici, et il paraît qu’il logera dans cet hôtel, car M. le comte a ordonné qu’on lui prépare un joli appartement.—Quel âge a-t-il, ce neveu?—Presque aussi jeune que vous; vingt ans tout au plus... cela sort du collège!... mais cela a déjà des manières, un ton... beaucoup de fierté, à ce que j’ai pu voir; du reste, il est assez joli garçon, et sans son air de suffisance il serait encore mieux! Mais un jeune homme qui se voit tout à coup possesseur d’une nouvelle fortune, comment voulez-vous que cela ne lui tourne pas la tête? Il faut avoir beaucoup de mérite à vingt ans pour ne pas être insupportable avec vingt mille livres de rente.
Je ne sais pourquoi l’arrivée de ce jeune homme me déplaît. Nous avions bien besoin de ce neveu qui vient s’établir dans l’hôtel! Il va voir Adolphine tous les jours, à tous les instants... Il va en devenir amoureux, il n’y a aucun doute! Et Lucile qui dit qu’il n’est pas mal, qu’il est assez joli garçon! c’est désespérant. Si du moins il avait été laid, contrefait! Mais vingt ans, de la figure, de la fortune!... Ah! qu’il est heureux, ce monsieur-là! Pauvre André! on ne fera plus attention à toi... Mais que pouvais-tu espérer? Ne sais-tu pas qu’une distance immense te sépare de l’aimable enfant? Son père ne te regarde-t-il pas avec mépris?... Je sais tout cela, et cependant l’arrivée de ce neveu ajoute encore à mes chagrins.
Cette fois, je suis aussi curieux que Lucile; je brûle d’apercevoir le nouvel habitant de l’hôtel. Je me place à une fenêtre de mon carré, et je ne tarde pas à voir passer le jeune héritier. En effet, il est grand, assez bien fait, sa figure est régulière; mais quel ton arrogant avec ses valets, quelles manières lestes et impertinentes, quelle fatuité dans la mise, le maintien! il ne reste dans la cour que cinq minutes pour donner des ordres, et il a déjà passé plus de cent fois sa main dans ses cheveux, rajusté les bouts de son col et arrondi les parements de son habit. Est-ce qu’un tel homme peut être aimable, spirituel, sensible? il me semble que non, et je me flatte en secret qu’il ne plaira pas à Adolphine.
Je ne quitte pas ma chambre de la journée; je n’ose descendre chez madame, je crains de rencontrer le jeune marquis; je reste chez moi triste, pensif, inquiet.
Vers le soir Lucile vient me voir, elle me demande la cause de mon humeur; je serais bien fâché qu’elle la devinât, et cependant je ne puis prendre sur moi de cacher ma tristesse. Lucile fait ce qu’elle peut pour dissiper ce qu’elle appelle ma mélancolie; mais cette fois tous ses efforts sont vains, et la jolie femme de chambre se met en colère: elle prétend que je deviens très-maussade et que je ne mérite pas que l’on ait autant de bontés pour moi.
Je laisse dire Lucile; elle pourrait m’adresser les plus sanglants reproches que je n’y ferais pas attention: je ne songe qu’à Adolphine et à ce jeune homme qui vient d’arriver à l’hôtel. Voyant que je ne suis point ému de ses discours, Lucile emploie un autre moyen: elle se jette sur une chaise, et se met à sangloter. Ce n’est point à dix-sept ans et demi qu’on est insensible aux larmes d’une femme, je crois même qu’à tout âge les pleurs de la beauté doivent trouver le chemin de notre cœur.
Je tâche donc de calmer ma jolie pleureuse, qui s’écrie que je suis un monstre, un perfide, un petit traître; que je lui fais déjà des infidélités. J’ai beau lui jurer qu’elle se trompe, tout ce que je dis est inutile... Ce n’est pas avec de simples paroles que l’on persuade Lucile: elle prétend connaître le monde et les hommes... Avec elle, je devrais faire rapidement mon chemin.
Enfin, j’ai séché ses pleurs; elle commence à me trouver plus gentil, mais en me quittant elle m’engage à ne plus avoir de ces humeurs-là si je veux toujours plaire aux dames. Elle est partie; je songe à la différence qui existe dans les sentiments que me témoignent les trois femmes que j’aime le plus. Adolphine, d’un mot, d’un sourire, me rend heureux, elle paraît avoir pour moi la plus tendre amitié; elle me voit toujours avec plaisir... Mais quand je ne suis pas auprès d’elle, elle n’est pas triste, elle se livre de même à tous les amusements de son âge... peut-être alors ne songe-t-elle plus à moi. Lucile m’adore, à ce qu’elle dit, à chaque instant du jour elle pense à moi, elle voudrait être près de moi. Mais son amour est exigeant: si je suis distrait, préoccupé, elle me querelle; il faut ne voir qu’elle, ne penser qu’à elle, il lui faut sans cesse de nouvelles preuves de tendresse... Il me semble que cet amour-là est un peu égoïste. Manette me trouve toujours bien; que je sois triste ou gai, que je lui parle de Lucile ou d’Adolphine, Manette me témoigne toujours la même amitié, il lui suffit de me voir pour être contente... Bonne sœur! ah! je suis bien sûr que ton cœur ne changera jamais: l’amitié est plus solide que l’amour.
Le lendemain matin, je sors pour me rendre chez M. Dermilly, qui m’a fait demander. En passant sous le vestibule, je me trouve vis-à-vis du jeune marquis et de Champagne. Je m’incline devant le neveu de M. le comte: il me regarde, se penche vers Champagne, et je l’entends lui dire:—A qui appartient ce garçon?
A qui j’appartiens!... Quelle impertinence! suis-je donc en effet un valet? Champagne répond tout bas au marquis; celui-ci sourit dédaigneusement, en prononçant assez haut pour que je l’entende:—Ah! ah!... c’est le Savoyard dont mon oncle m’a parlé.
—Encore le Savoyard!... Le ton insolent dont ce jeune homme a prononcé ces mots me fait monter le rouge au visage; je suis prêt à retourner sur mes pas... à lui demander si son intention est de m’insulter... Ah! je sens que j’aurais du plaisir à me disputer, à me battre avec cet homme que je déteste déjà!... Mais il n’est plus là... Mon sang se calme; je frémis de la pensée que j’ai conçue!... Dans la maison de ma bienfaitrice, je chercherais querelle à un parent de son époux!... Est-ce donc ainsi que je reconnaîtrais tout ce qu’elle a fait pour moi? Ah! André, éloigne-toi plutôt de cette demeure; fuis avant d’être coupable, et pendant que tu es encore digne des bienfaits de la bonne Caroline.
Je me rends chez M. Dermilly.—André, me dit-il, j’ai une proposition à te faire; je désire qu’elle te soit agréable, mais songe que tu es entièrement libre de suivre ton goût. Depuis quelque temps, ma santé n’est pas bonne; les médecins m’ont conseillé le changement d’air. Je suis décidé à faire un voyage en Suisse; il y a longtemps que je désire parcourir ce beau pays, qui offre tant de merveilles à l’œil du peintre, comme à celui de tout homme qui sait apprécier les beautés de la nature. Dans huit jours je partirai: si tu veux m’accompagner, nous ferons ensemble ce voyage.
—Si je le veux? dis-je en prenant avec force la main de M. Dermilly. Ah! monsieur!... vous ne pouviez m’emmener plus à propos! Oui, je partirai quand vous voudrez; demain, aujourd’hui même, je suis prêt à vous suivre.
Mon empressement à partir, la chaleur avec laquelle je m’exprime, paraissent surprendre M. Dermilly: il m’examine, et semble vouloir pénétrer ma pensée.
—André, me dit-il, je suis charmé que tu veuilles bien être mon compagnon de voyage; mais j’avoue que ton vif désir de quitter Paris m’étonne un peu... Mon ami, ne serais-tu plus aussi heureux à l’hôtel du comte?... Et si cela était, pourquoi ne m’avoir pas confié tes chagrins?—Je n’ai point de chagrins, monsieur, et madame la comtesse est toujours aussi bonne pour moi.—Je sais que Caroline t’aime tendrement. Cependant, André, depuis longtemps tu n’es plus le même... Je l’ai remarqué et ne t’ai point fait de questions... J’attendais que tu vinsses de toi-même confier tes peines à ton meilleur ami.—Ah! monsieur, si j’avais des secrets, quel autre que vous aurait ma confiance?... vous, à qui je dois tout?... vous qui daignez me traiter comme votre fils... qui m’avez enseigné cet art divin qui reproduit sur la toile les objets qui ont charmé notre vue; qui m’avez fait sentir tout le prix de l’éducation, et avez à la fois éclairé mon esprit et formé mon jugement? Mais je n’ai nulle peine secrète, monsieur, je n’ai rien, je vous l’assure.
Le ton dont je dis cela ne persuade sans doute pas M. Dermilly, car il continue de me regarder attentivement.
—M. le comte ne t’a point fait de nouvelles scènes?
—Non, monsieur.
—Tu es toujours dans les bonnes grâces de Lucile?
—Oui, monsieur...
Je ne puis m’empêcher de sourire légèrement en disant cela, et je crois m’apercevoir que M. Dermilly sourit aussi. Il reprend au bout d’un moment:
—Manette t’aime toujours autant?...
—Toujours, monsieur... Oh! elle ne peut pas cesser de m’aimer.
En disant ces mots je lève les yeux sur M. Dermilly, qui me considère avec attention.
—Et Adolphine te témoigne la même amitié?
Le nom d’Adolphine me trouble, et je balbutie:—Mademoiselle Adolphine... est si bonne... si aimable!...
Je ne puis dire plus, je crains de me trahir... M. Dermilly a cessé de me questionner, mais il me regarde... Je vois dans ses yeux l’intérêt mêlé à la douleur. Au bout d’un moment il soupire:—Pauvre André! s’écrie-t-il en me serrant la main.
Pauvre André!... O ciel!... aurait-il surpris mon secret!... Mais non, je n’ai rien dit qui puisse lui faire soupçonner le sentiment qui m’agite; cependant il semble avoir lu dans mon âme.—Tu partiras avec moi, André, me dit-il, ce voyage te fera aussi du bien; et au lieu d’attendre huit jours, je vais faire mes dispositions pour que nous partions après-demain.
—Irons-nous en Savoie, monsieur? lui dis-je au bout d’un moment.
—Pas cette fois, André, mais l’année prochaine, si ma santé me le permet, je te promets que tu iras avec moi embrasser ta mère...
Embrasser ma mère!... quel bonheur l’après une aussi longue absence! sur le sein de sa mère on doit oublier toutes les peines de l’amour!
Notre voyage est arrêté. Avant de retourner à l’hôtel, je me rends chez Bernard, auquel je vais annoncer mon prochain départ; je m’attends à la douleur de Manette; mais elle apprend mon voyage avec plus de calme que je ne l’aurais cru; il semble qu’elle soit bien aise de me voir m’éloigner de l’hôtel.—Tu ne devrais plus te séparer de M. Dermilly, me dit-elle, il est si bon, il t’aime tant! Ne serais-tu pas mieux près de lui que dans cet hôtel, dont le maître te fait mauvaise mine? En revenant de ton voyage, est-ce que tu retourneras chez M. le comte?—Mais... sans doute... pour quelque temps du moins...—Tiens, André, à présent que tu es un homme, que tu as des talents, il me semble qu’à ta place je ne voudrais pas rester dans cet hôtel... A quoi cela te mènera-t-il, si ce n’est à t’accoutumer à vivre en grand seigneur?
Je crois que Manette a raison; mais ma bienfaitrice n’a-t-elle pas le droit de disposer de moi, et aurai-je jamais la force de m’éloigner d’Adolphine? Je ne pense pas en ce moment au marquis de Thérigny.
En arrivant à l’hôtel, apprenant que madame la comtesse est seule avec sa fille, je me rends en tremblant dans son appartement, pour lui faire connaître les intentions de M. Dermilly.
Ma bienfaitrice approuve ce projet.—Ce voyage ne peut que t’être utile, me dit-elle; il complétera ton éducation; mon cher André, avec monsieur Dermilly, tu jugeras mieux les pays que tu visiteras; tu acquerras de nouvelles connaissances, et, à ton retour, je m’occuperai d’assurer ton sort.
Je n’entends pas ce que me dit madame la comtesse. J’ai les yeux tournés du côté d’Adolphine; en apprenant que j’allais partir, il m’a semble la voir pâlir: mon absence lui causerait-elle en effet quelque peine? Ah! je m’éloignerais moins malheureux, si j’espérais ne pas être oublié!
Elle se lève, elle vient vers nous.—Comment! André, vous allez nous quitter? me dit-elle avec cet accent qui pénètre jusqu’à mon cœur. Puis l’aimable enfant jette ses bras autour du cou de sa mère en ajoutant:—Maman, pourquoi laisses-tu partir André?... qu’a-t-il besoin de voyager?... est-ce qu’il n’est pas mieux auprès de nous?...
Sa mère sourit et l’embrasse en lui disant:—Ma bonne amie, André reviendra. D’ailleurs, il faut bien nous accoutumer à son absence; songe qu’il ne restera pas toujours auprès de nous; André devient grand et il faudra... Mais nous parlerons de cela à son retour.
Adolphine me regarde tristement, je baisse les yeux en soupirant; je ne puis lui dire que tout mon bonheur serait de vivre auprès d’elle!... Il y a dans la vie tant de choses que l’on pense et que l’on ne dit pas!...
Mais on ouvre la porte avec fracas: c’est le jeune marquis, qui entre en riant et se jette dans un fauteuil en disant que son oncle est furieux, parce qu’en voulant apprendre à fumer à César, il vient de lui casser une dent.
L’arrivée du jeune Thérigny a changé notre situation; madame la comtesse a la bonté de l’écouter; Adolphine va à son piano, et moi je m’éloigne, car l’accident arrivé à César ne doit plus permettre que l’on s’occupe du départ du Savoyard.
Il n’y a plus qu’une personne à laquelle je n’ai pas encore appris mon prochain départ; mais j’attends le soir, parce que la petite femme de chambre vient ordinairement me voir lorsque sa maîtresse n’a plus besoin de ses services.
En effet, je reconnais bientôt la marche vive et légère de Lucile, qui vient s’informer si je suis encore mélancolique comme la veille.
Je ne sais trop comment lui apprendre mon voyage: elle est si emportée dans son amour que je crains aussi de l’affliger.... Cependant, il faut parler, elle-même m’en prie.
—Vous avez encore quelque chose ce soir? me dit-elle; oh! je vois bien cela!... vous n’êtes point comme à votre ordinaire... André, auriez-vous des secrets pour moi?... je veux que vous me disiez tout, monsieur, tout absolument, même vos infidélités, si vous avez été assez ingrat pour m’en faire.
—Oh! non, Lucile, ce n’est pas cela...
—Ce n’est pas cela? eh bien! alors, parlez donc, mon ami... vous me faites penser des choses...
—Lucile... je vais bientôt partir... mais je reviendrai...
—Vous allez partir... sortir ce soir..., et il est plus de onze heures! Non, monsieur, vous ne sortirez pas, ou je dirai à madame que vous vous dérangez...
—Mais vous ne m’entendez pas, Lucile... c’est M. Dermilly qui m’emmène... sa santé l’oblige à voyager, il se rend en Suisse; je l’accompagne et nous partons après-demain.
—Vous partez... vous allez en Suisse après-demain? Et il me dit cela comme ça!... Ah! André, si vous me quittez, je me laisserai mourir de chagrin.
Elle se jette dans un fauteuil, elle ferme les yeux, elle étend les bras, elle serre les dents... Ah! mon Dieu! je crois qu’elle a des attaques de nerfs... elle se trouve mal!... Je cours dans ma chambre, je cherche de la fleur d’orange, du sucre, du vinaigre, de l’eau de Cologne; je lui frotte les tempes, je lui mets les flacons sous le nez, en lui disant: Lucile, ma chère Lucile!... revenez à vous!... mon absence ne sera pas longue... je ne vous oublierai pas...
Mais elle ne me répond pas, elle ne fait aucun mouvement, je sens mon inquiétude augmenter, je suis sur le point d’aller chercher du secours dans l’hôtel, lorsque tout d’un coup elle se lève brusquement en jetant de côté les verres et les flacons que je lui présente, et s’écrie avec l’accent de la colère:—Non, monsieur, non, vous ne partirez pas!... je ne le veux pas, moi, ou bien, je partirai avec vous, je vous suivrai partout. Vous verrez que j’ai aussi du caractère. Je ne connais plus rien, j’abandonne tout pour vous suivre!... on dira ce qu’on voudra, ça m’est égal!...
Et Lucile, en disant cela, se promène dans ma chambre en frappant du pied, en jetant de côté les meubles qu’elle rencontre, en cognant avec son poing sur les tables, la commode; c’est un petit démon; mais sa fureur me rassure sur l’état de sa santé. Cependant, je ne voudrais pas que l’on entendît son tapage... Je tâche de l’apaiser, elle ne m’écoute pas. Je ne lui dis plus rien... alors elle se met à pleurer, et, avec les larmes, sa fureur a cessé.
Je puis alors me faire entendre, et Lucile commence à devenir raisonnable: elle ne parle plus de me suivre, ni de se laisser mourir. Ce n’était que le premier moment à passer. Mais que de soupirs, de regrets, de promesses de fidélité! Je fais tout ce que je peux pour la rassurer, elle est toujours inquiète.
Minuit a sonné: Lucile se dispose à rentrer dans sa chambre; mais elle me prie de la reconduire, afin d’être avec moi plus longtemps. Je n’irai pas loin, sa porte est en face de la mienne. Lucile me prie d’entrer un moment, parce qu’elle n’a pas envie de dormir... Je n’en ai pas envie non plus, et d’ailleurs puis-je refuser quelque chose à celle qui me témoigne tant d’attachement? J’entre donc... pour un moment; mais je ne sais comment cela se fait, toute la nuit s’écoule, et il est grand jour que je tiens encore compagnie à Lucile.
—Ah! mon Dieu! dit la jeune femme de chambre, il y a déjà du monde levé dans l’hôtel! si on allait vous voir sortir de ma chambre... Ah! André, que penserait-on?...
Il me semble que l’on ne pourrait penser que la vérité. Mais je conçois qu’il y en a dont il faut faire mystère. Lucile m’engage à rester toute la journée caché dans sa chambre, et à n’en sortir que le soir. Ma prudence ne va pas jusque-là, et je me vois forcé de refuser Lucile, qui, je crois, s’arrangerait de me tenir constamment caché chez elle.
J’ai d’ailleurs à m’occuper des préparatifs de mon voyage; malgré les prières de Lucile, qui craint beaucoup pour sa réputation, je m’esquive et regagne mon appartement. Je dispose tout ce qui m’est nécessaire, puis je fais porter ma valise chez M. Dermilly. Nous partons le lendemain matin; je n’ai plus que le temps d’aller embrasser Manette et son père. Je promets à ma sœur d’écrire souvent, et elle doit me répondre. J’ai chargé Bernard d’un nouvel envoi pour ma mère; je puis donc être quelque temps tranquille de ce côté.
Lucile veut aussi que je lui écrive; je le lui promets, à condition qu’elle me répondra, et qu’elle me tiendra au courant de tout ce qui se passera à l’hôtel pendant mon absence. Je ne puis mieux m’adresser pour être au fait de tout.—Je ne sais pas bien écrire, me dit Lucile; mais, mon cher André, vous excuserez mon style.
Excuser son style!... Elle croit donc que j’oublie que j’ai été commissionnaire? Lucile dit qu’il y a tant de gens qui perdent le souvenir de leur origine, que je puis bien faire de même. Non, je me rappellerai toujours et mon pays et ma chaumière.
Je saisis le moment où madame est seule pour aller lui dire adieu. Adolphine est là!... comme elle a l’air triste! Je ne puis dire un mot; j’ai le cœur si gros! je reste devant madame, que je viens de saluer; mais elle devine le motif qui m’amène.—Adieu, André, me dit-elle; faites un voyage agréable, et surtout veillez bien sur M. Dermilly.... Sa santé s’affaiblit chaque jour; j’espère que le changement d’air lui sera favorable. André, vous devez aimer Dermilly, car il vous regarde comme son fils... Je n’ai pas besoin de vous le recommander...
La voix de madame s’est altérée en prononçant ces paroles; elle me tend sa main, que je presse sur mon cœur en lui assurant que je ferai tout pour être digne des bontés de celui qui, avec elle, a tant fait pour moi.
Je me retourne vers Adolphine, je la salue... Je vais m’éloigner.—Eh bien, André, me dit ma bienfaitrice, tu n’embrasses pas Adolphine avant de partir?...
L’embrasser! je n’osais: en ce moment même je n’ose encore. Mais l’aimable enfant se lève et fait quelques pas vers moi. Elle me tend sa joue fraîche comme la rose, en me disant: Adieu, André; revenez bien vite...
J’ai approché mes lèvres de ses joues, que j’effleure à peine, puis je m’éloigne précipitamment, car je ne sais plus où j’en suis; mais j’emporte, pour tout le temps de l’absence le souvenir de ce moment de bonheur.
CHAPITRE XX
VOYAGE EN SUISSE.
Nous sommes partis; déjà plusieurs lieues me séparent d’elle, et je crois encore sentir sur mes lèvres le velouté de ses joues; je crois encore respirer sa douce haleine et tressaillir en lui donnant un baiser. Délire de l’amour, tu fais taire tous les autres sentiments, tu dois rendre souvent ingrat, injuste, égoïste! L’amitié d’une sœur, le souvenir d’un ami, la tendresse filiale, tout s’efface de notre esprit tant que tu nous tiens sous ton empire! Mais tu n’es qu’un délire; et quand la raison renaît, l’amitié reprend ses droits.
Je suis près de M. Dermilly, et pendant plusieurs lieues je garde le silence; il a la bonté de me laisser à mes réflexions. Ce n’est qu’au bout d’un long espace de temps que je me revois dans la voiture, près de celui qui a bien voulu me choisir pour son compagnon de voyage, et auquel je n’ai pas encore dit un mot.
Je me retourne vivement vers lui:
—Ah! pardon, monsieur, lui dis-je en rougissant, c’est que je pensais...
—Je ne t’en veux pas, André; je sais ce qui t’occupe, mon ami; dans les premiers moments du voyage le cœur est encore plein du souvenir des adieux; mais cela se dissipera. Puisque tu es sorti de tes réflexions, admire avec moi ce paysage, ces champs, ces bois, ces prairies; oublie un moment Paris!... Tu y retrouveras tout ce que tu y as laissé. André, tu n’as pas encore dix-huit ans; mais ton âme est aimante, ton cœur brûlant!... Si tu ne sais point modérer tes passions, tu éprouveras bien des chagrins; mon ami, dans ce monde, les gens les plus sensibles ne sont pas les plus heureux!... j’en suis moi-même un exemple. Un amour que je n’ai pu vaincre a fait le malheur de ma vie, lorsque, jouissant d’une fortune honnête, et avec assez de talent pour être estimé par les gens de mérite, j’aurais pu faire un bon mariage et couler des jours heureux. Je sens maintenant que je n’ai pas été raisonnable, parce que j’approche de quarante ans: mais à vingt-cinq ans je ne pensais pas ainsi. Crois-moi, André, ne m’imite point; et si ton cœur éprouve déjà quelque sentiment qui ne te promette aucun heureux résultat, au lieu de t’y abandonner, ne songe qu’à te distraire, et tu finiras par en triompher.
M. Dermilly a bien raison: au lieu de rêver sans cesse à la charmante Adolphine, je ferais mieux de m’occuper de tout autre objet, dussé-je même faire quelques infidélités à Lucile; mais je n’approche pas de quarante ans, et je pense comme il pensait à vingt-cinq.
Mon compagnon m’entretient de Manette, de Bernard, de ma mère, de ce pauvre Pierre, que je n’ai pu retrouver, et qui sans doute n’existe plus. Ah! il sait bien captiver mon attention; l’amour n’a point banni de mon cœur de si touchants souvenirs. Moi, je lui parle de ma bienfaitrice, de sa bonté, du bien qu’elle répand autour d’elle. M. Dermilly m’écoute attentivement, il ne perd pas un mot, et les moindres détails sur ce qui regarde madame la comtesse sont précieux pour lui; alors je suis bien sûr qu’il rêve encore comme à vingt-cinq ans.
Pour me récompenser de l’avoir entretenu de son amie, il me parle d’Adolphine. Avec quel plaisir je l’écoute! c’est à mon tour à ne point perdre un mot de ce qu’il dit, à le supplier de recommencer encore. Ah! sans nous en être dit davantage, nos cœurs s’entendent bien!... et par cet échange nous savons charmer les journées du voyage.
C’est à Bâle que nous nous rendons d’abord: là, nous devons nous arrêter quelque temps afin de visiter à loisir les environs. La ville de Bâte n’est point gaie, et les habitants ne sont pas liants; mais que les environs sont admirables! Quel plaisir de parcourir les belles vallées de la Suisse, de grimper sur ces montagnes, de visiter les ruines de ces vieux châteaux bâtis sur leur sommet, et de regarder à ses pieds des torrents jaillir en cascades et se perdre sur les rochers! Ce spectacle magnifique me rappelle mon pays; il y a souvent de l’analogie entre les sites de la Suisse et ceux de la Savoie; mais ici les paysans semblent plus riches, plus heureux. Le bonheur et la paix habitent ces cantons, où jamais le cœur n’est affligé par la vue d’un mendiant. Nous nous levons tous les jours de grand matin, pour aller admirer des sites nouveaux; souvent nous ne revenons pas le même jour à la ville; nous couchons chez des paysans qui nous reçoivent avec la bonté et la franchise renommées dans ces climats. Nous recevons des lettres de Paris le huitième jour de notre arrivée à Bâle; on sait que c’est là que nous devions d’abord nous arrêter. Il y a deux lettres pour moi, il n’y en a qu’une pour M. Dermilly; mais avec quel plaisir il la reçoit! qu’il est heureux! une ligne de celle qu’on aime doit faire tant de bien! Mais dois-je me plaindre, ingrat que je suis? c’est Manette... c’est Lucile qui m’écrivent! Commençons par Lucile: elle doit me donner des détails sur ce qui se passe à l’hôtel.
Voyez un peu l’étourdie!... elle ne me parle que d’elle, de son amour, de sa constance... Oh! j’y crois, je n’en doute pas! et elle aurait bien dû me parler d’autre chose. Elle ne pense qu’à moi... Elle s’ennuie de ne pas me voir... et pas un mot d’Adolphine, ni du neveu de M. le comte! Cette Lucile ne songe à rien!... Ah!... voilà cependant un petit post-scriptum:
«Rien de nouveau à l’hôtel: madame paraît triste; mademoiselle est comme sa mère; monsieur s’est donné deux indigestions la semaine dernière; le jeune marquis mène un grand train, et va beaucoup dans le monde.»
Tant mieux: pendant ce temps il n’est pas auprès de sa cousine. Ah! il y a encore quelque chose d’écrit au bas de la page:
«M. Champagne me fait toujours la cour, mais je ne l’écoute pas.»
C’était bien la peine de m’écrire cela!... Enfin je sais qu’elle est triste, et que le cousin n’est pas sans cesse auprès d’elle: c’est quelque chose.
Lisons maintenant la lettre de Manette... Bonne Manette!... j’aurais dû commencer par toi!... Mais du moins, en te lisant, ce n’est pas d’une autre que je m’occuperai.
Son cœur simple et pur se peint dans ce qu’elle m’écrit:—Sois heureux, me dit-elle, et ne nous oublie pas; quant à moi, ni le temps, ni la distance ne pourront t’effacer de mon cœur.
Il y en a moins long que dans la lettre de la femme de chambre: mais cette simple phrase de Manette vaut mieux, je crois, que tous les serments de Lucile.
Après être restés trois semaines à Bâle, nous visitons Berne, Zurich, Saint-Gall, Neuchâtel; notre collection s’enrichit de vues prises dans tous les lieux où nous nous arrêtons. M. Dermilly ne peut se lasser de parcourir ce pays pittoresque et imposant. Si mon cœur ne soupirait pas en secret, je partagerais son enthousiasme; mais, tout en admirant les sites magnifiques qui s’offrent à mes regards, je ne puis m’empêcher de songer à l’hôtel de M. le comte et aux personnes qui l’habitent.
Je vois avec peine que la santé de mon compagnon ne s’améliore pas.
Chaque jour sa maigreur augmente, et ses traits semblent s’altérer davantage. Je crains que nos courses dans les montagnes ne le fatiguent et ne lui soient nuisibles. Mais lorsque je l’engage à prendre du repos:—Laisse-moi, me dit-il, admirer la nature et jouir des merveilles qu’elle offre à ma vue. Si le ciel a marqué bientôt la fin de ma carrière, que du moins je profite encore du peu de temps qui me reste.
Nous sommes restés près de deux mois au milieu de ces belles montagnes; M. Dermilly veut aller à Genève, nous louons des montures, et avec des guides nous allons à petites journées, nous reposant dans tous les endroits qui nous plaisent. C’est ainsi qu’il est agréable de voyager. Nous arrivons sur les bords du Léman. M. Dermilly est faible et souffrant; je prévois que nous passerons quelque temps à Genève, et je le fais savoir à Paris. Il y a plus de deux mois que nous n’avons reçu de nouvelles, depuis ce temps que s’est-il passé à l’hôtel?!... Y suis-je déjà oublié?
Je reçois bientôt une réponse de Manette; toujours bonne, toujours franche, elle m’engage à prodiguer mes soins à M. Dermilly, à ne point le quitter un instant. Pourquoi Lucile ne m’a-t-elle pas répondu aussi promptement?... Lucile qui voulait me suivre... qui voulait mourir... qui avait des attaques de nerfs!... Je ne conçois rien à ce retard: je suis si jeune encore!...
Huit jours après, la réponse de Lucile m’arrive enfin; je brise le cachet, il me tarde de lire: de l’amour, encore de l’amour... Il me semble cependant que cela est moins brûlant, moins vif que dans sa première lettre... Ah! voici enfin des détails:
«On s’amuse un peu plus à l’hôtel, on a donné plusieurs bals, M. le marquis est un fou, un étourdi, mais avec lui les plaisirs ne finissent point. Il est plus souvent près de sa cousine... Mademoiselle devient chaque jour plus jolie...»
Hélas! je ne sais que trop combien elle est jolie!... Je n’ose plus continuer... «Elle rit des folies de son cousin...»
Elle rit avec lui!... Ah! je suis perdu!... Pauvre André! on ne pense plus à toi!... Elle rit... elle le trouve aimable... il lui plaît... ils s’aimeront, cela est certain! Allons jusqu’au bout:
«M. le marquis vient de prendre à son service un petit jockey anglais qui n’a que quinze ans; il est gentil, c’est un enfant, mais il me fait bien rire avec son baragouin, car il dit à peine quatre mots de français...»
Eh! qu’est-ce que cela me fait?... que M. le marquis prenne tous les jockeys qu’il voudra!... Mais il me vient certaines pensées... Mademoiselle Lucile rit aussi avec le petit jockey... Elle aime beaucoup à former les jeunes gens, mademoiselle Lucile, et le retard qu’elle a mis à me répondre.... Oh! quelle idée!... N’ai-je point vu sa douleur, ses larmes, sa fureur même quand je suis parti!... Finissons sa lettre.
«Adieu, mon cher André, amusez-vous bien et soyez bien sage.
«Votre fidèle LUCILE.»
Elle a mis fidèle... J’avais donc tort de la soupçonner.
Je voudrais être à Paris... mais M. Dermilly n’a que moi pour lui parler de madame la comtesse, et cette conversation semble seule le ranimer. Il est malade, je ne puis le quitter; je n’oublierai jamais les soins qu’il m’a prodigués, lorsque je fus blessé par le cabriolet du comte, et, fallût-il lui consacrer ma vie entière, mon cœur n’en murmurerait point.
Enfin il se trouve mieux, et nous recommençons nos excursions dans les environs. Ce pays est charmant, mais je ne puis en sentir toutes les beautés; pour jouir de la vue d’un beau site, il faut que l’âme soit calme et satisfaite; comment apprécier les merveilles de la nature quand le cœur, brûlant d’amour, est dévoré d’inquiétude et de jalousie!
CHAPITRE XXI
RETOUR.—JE QUITTE L’HOTEL.
Après trois mois de séjour à Genève, nous nous embarquons sur le Rhône pour nous rendre à Lyon. Les bords du Rhône charment l’œil du navigateur et réjouissent l’âme du convalescent. Nous restons quelques semaines sur ces bords, admirant ces riantes campagnes, moins sévères et moins pittoresques que les belles vallées suisses, mais bien dignes aussi des pinceaux de l’artiste.
Enfin M. Dermilly songe au retour. Nous arrivons à Lyon; nous ne nous arrêtons que huit jours dans cette ville, qui me rappelle mon pauvre frère et l’aventure qui nous y arriva. Nous poursuivons notre voyage; la santé toujours chancelante de M. Dermilly nous retient encore quelque temps, et ce n’est qu’au bout de neuf mois d’absence que je revois ce Paris, où la première fois je suis entré en dansant et en chantant!... Ah! ce n’est plus la même chose.
—André, me dit M. Dermilly en arrivant dans la grande ville, tu vas retourner à l’hôtel du comte, mais je ne crois pas que maintenant tu y fasses un long séjour. Songe que ma demeure est la tienne, et que je te regarde comme mon fils.
Homme généreux!... qu’ai-je donc fait pour tant de bontés?... Et je brûle de le quitter, de retourner à l’hôtel!... Ah! l’amour nous rend ingrats!... et il ne nous dédommage point des fautes qu’il nous fait commettre.
Il est huit heures du soir lorsque j’entre à l’hôtel: je regarde avec ivresse les croisées de l’appartement d’Adolphine... Elle est là... oui, mon cœur me le dit; mais je ne la verrai pas ce soir. Je redoute son père... son cousin.... Non, je n’ose me présenter, courons chez Lucile.
Pourvu que Lucile soit chez elle; oui, la clef est à sa porte. J’entre dans la première chambre... j’entends parler dans la seconde, qui est la pièce où elle couche. Avec qui Lucile cause-t-elle? Si Adolphine était montée... Oh! non, ce n’est pas présumable... Cependant je m’arrête et ne résiste pas au désir d’écouter un moment; je reconnais bientôt la voix de Lucile.
—Voyons, petit John, donnez-moi une leçon d’anglais... et ne serrez pas tant vos jambes contre les miennes.—Yes, miss—Oui, mais vos yes, yes, ne vous empêchent point de me marcher sur les pieds...—Yes, miss.—Allons, petit John, tenez-vous tranquille, et apprenez-moi comment on dit je vous aime en anglais.—I love you, miss.—Ai love... Ah! comme il faut ouvrir la bouche!... heureusement que mes dents ne sont pas laides... Ai love...—You for ever.—Fort et quoi?...—Ever, miss.—Ah! comme en voilà long, et qu’est-ce que cela veut dire tout cela?—Je aime vous pour beaucoup longtemps.—Ah! ah! ah! qu’il est drôle ce petit John en disant cela!... C’est qu’il me fait des yeux comme s’il avait vingt ans... ah! ah!—For ever, miss.—Oui, oui, j’entends... Tenez donc vos genoux tranquilles, petit jockey... Ah! comme les Anglais ont la peau blanche!... Je n’avais pas encore remarqué cela.... Et embrassez-moi, comment dit-on cela, John?—Kiss my.—Kiss my? ah! que c’est gentil, kiss my!... Tiens, je dirai cela très-facilement, kiss my... kiss my... Eh bien! voulez-vous finir, petit jockey... C’est qu’il m’embrassé vraiment.
En ce moment j’ouvre la porte, pour terminer la leçon d’anglais, et je vois mademoiselle Lucile tenant les mains d’un petit blondin rose, bien joufflu, et qui, je crois, apprend beaucoup plus lestement que les Savoyards.
En me voyant, Lucile jette un cri et rougit; le petit jockey me regarde avec étonnement... Mais la femme de chambre se remet bientôt, et faisant signe au jockey de s’en aller:—Voilà assez d’anglais pour aujourd’hui, lui dit-elle, la leçon est finie.
M. John la salue d’un air presque fâché et s’éloigne en faisant une petite mine très-comique.
—Comment, c’est vous, André? me dit Lucile en s’approchant de moi. J’espère que cela s’appelle surprendre son monde!
—En effet, vous ne m’attendiez pas, je m’en suis aperçu.
—Qu’est-ce que c’est, monsieur? N’allez-vous pas être jaloux d’un enfant? d’un petit bonhomme qui me fait dire quelques mots d’anglais pour rire? voilà tout... Ah! ce serait joli d’être jaloux de John!
—Non, Lucile, oh! non, je vous assure que cela ne me tourmente pas du tout.
—A la bonne heure... Comme il est grandi encore depuis neuf mois!... Oh! vous êtes un homme à présent. Eh bien! vous ne m’embrassez pas!... Il faut que je vous le dise. Comment les voyages ne vous ont pas formé plus que cela?
—Donnez-moi des nouvelles de madame... de mademoiselle.
—Vous ne les avez donc pas encore vues?
—Non, j’arrive à l’instant.
—Elles doivent être seules maintenant, car madame avait la migraine ce matin et n’aura reçu personne.
—Elles sont seules? ah! je cours...
—Eh bien! monsieur André, vous ne m’avez pas embrassée... J’espère que vous allez revenir.
Je n’écoute plus Lucile, je suis déjà devant l’appartement de madame la comtesse. Comme mon cœur bat!... Je vais voir celle que j’adore... et l’absence, bien loin d’affaiblir mon amour, n’a fait que l’accroître encore.
Je traverse les pièces qui précèdent le salon de madame; je respire à peine... Enfin, me voici tout près d’elle, une seule porte nous sépare encore... Insensé! au lieu de nourrir cette passion qui doit faire le malheur de ma vie, ne ferais-je pas mieux de fuir celle qui en est l’objet? Mais je ne le puis... Je tiens le bouton de la porte. J’ouvre doucement... je l’aperçois... assise près d’une table et lisant.
Elle ne m’a pas entendu... Elle continue de lire... elle est seule. Une glace placée en face d’elle réfléchit ses traits. Je puis la contempler à mon aise... Oui, elle est plus belle encore... L’adolescence amène d’autres sentiments, et les traits en reçoivent une autre expression. Je voudrais lire sur son front... Je cherche en elle un peu d’amour, pour moi. Elle a seize ans maintenant... Ah que ne sommes-nous encore à ce moment où je la portais dans mes bras... où ses petites mains jouaient avec les boucles de mes cheveux!
En la regardant je me suis insensiblement approché... Enfin, je suis tout près d’elle, et, sans y penser, sans en avoir eu le dessein, je prends une de ses mains et je la porte sur mon cœur.
Adolphine fait d’abord un mouvement d’effroi, mais elle me reconnaît et le plaisir brille dans ses yeux.
—C’est vous, André, me dit-elle, c’est vous! ah! que je suis contente de vous revoir!... Vous ne voyagerez plus, n’est-ce pas, André? vous resterez maintenant avec nous?...
Fille charmante!... et elle ne retire pas sa main que je presse sur mon cœur! Je suis si heureux, si troublé, que je ne sais plus ce que je dis, et il me semble qu’elle partage mon bonheur.
—Vous ne m’avez donc pas oublié, mademoiselle?
—Vous oublier, André! vous, l’ami de mon enfance, vous qui m’avez sauvé la vie!... C’est mal de penser cela...
—Ah! mademoiselle, que ne puis-je vous consacrer toute mon existence! Si vous saviez combien, loin de vous, le temps m’a paru long!... Je n’avais qu’un désir, celui de revenir... de vous revoir...
Je ne suis plus maître de mon secret... il va m’échapper... je ne vois plus la distance qui nous sépare, je ne vois qu’Adolphine, lorsque des pas se font entendre: je n’ai que le temps de quitter sa main, de m’éloigner d’elle... le marquis entre dans le salon.
En m’apercevant il fait une légère grimace, mais il s’approche de sa cousine, il s’assied contre elle... et la regarde avec une familiarité! il lui prend lestement la main... ah! il ne connaît pas le prix de ce trésor!
—Ma chère petite cousine, on m’a dit que la maman était indisposée, et moi aussi j’ai une espèce de migraine; je viens rire avec vous pour tâcher de la guérir.
En achevant ces mots, le marquis se retourne et semble étonné de me voir encore. Il me jette un regard insolent en s’écriant:—Que faites-vous là?... sortez donc, vous voyez bien qu’on n’a pas besoin de vos services...
Je reste immobile, mes yeux se fixent sur le marquis, mais je tâche de contenir mon agitation.
Ne me voyant point bouger, le marquis reprend au bout d’un moment:—Eh bien! est-ce que vous ne m’avez pas entendu?... je vous dis de sortir.
—Je vous ai fort bien entendu, monsieur; mais je ne pensais pas que ce fût à moi que vous parliez ainsi.
—Et à qui donc, s’il vous plaît?... faut-il se gêner pour renvoyer monsieur André le Savoyard!...
—Oui, monsieur, je suis Savoyard, et je m’en fais honneur; les habitants de mon village sont honnêtes, fidèles, reconnaissants... je tâcherai de conserver toute ma vie ces vertus héréditaires; c’est mon seul patrimoine, mais je ne les changerais pas contre l’or et les titres de beaucoup de gens.
—Ah! ah! phrase superbe... mon cher; vous avez retenu cela d’un mélodrame de l’Ambigu ou de la Gaîté, n’est-ce pas? Mais c’est assez; je vous dis de sortir, obéissez!
—Ce n’est pas à vous, monsieur, à me donner des ordres...
—Insolent!... je vous mettrai bien à la raison...
Mon sang bouillonne dans mes veines, mais Adolphine accourt auprès de moi; son regard est suppliant:
—Mon Dieu! pourquoi donc vous disputer, s’écrie-t-elle, mon cousin; que vous a donc fait André pour lui parler ainsi?...
—Votre André est un drôle que je veux corriger.
—Je ne me connais plus, je suis prêt à m’élancer sur le marquis... Adolphine se jette entre nous, elle étend ses bras vers moi.
—Rendez grâces à la présence de mademoiselle, dis-je au marquis; sans elle vous ne m’auriez pas insulté impunément.
—Je crois vraiment qu’il me brave... Ah! c’en est trop! et je veux...
En ce moment ma bienfaitrice paraît au milieu de nous; elle a entendu notre querelle, et, oubliant ses souffrances, s’est empressée d’accourir. Adolphine court dans les bras de sa mère en s’écriant:
—Ah! maman! je t’en prie, empêche-les de se quereller... si tu savais...
—J’ai tout entendu, dit madame la comtesse; Thérigny, je croyais que vous auriez plus de respect pour moi, et que, dans mon appartement, devant ma fille, vous ne vous seriez pas livré à de tels emportements.
—Comment! ma chère tante, quand ce?...
—Taisez-vous. Et vous, André, rentrez chez vous, demain matin vous viendrez me voir... Allez, André..., je vous en prie...
Comment résister aux ordres de ma bienfaitrice?... Elle me tend la main en me faisant signe de m’éloigner. Je baise avec respect cette main chérie, et je sors sans regarder le marquis, afin que ma colère ne l’emporte pas sur mon devoir.
Lucile m’attendait dans ma chambre. N’étant plus en présence de madame la comtesse, je puis enfin laisser éclater mes sentiments; je me promène à grands pas dans l’appartement sans faire attention à Lucile, qui me suit en me tirant de temps à autre par mon habit.
—Ai-je assez souffert... suis-je assez humilié?...
—Vous avec souffert, André, et quand donc cela?
—Devant Adolphine me traiter ainsi!...
—Qui donc?
—O ma bienfaitrice! sans vous je ne sais où m’aurait emporté ma colère!...
—Allons, il est en colère maintenant... et contre qui donc, monsieur?
—C’en est fait, dès demain je quitte cette maison...
—Vous quittez l’hôtel... Ah ça! c’est pour rire que vous dites cela?
—Je l’aurais quitté sur-le-champ, sans les ordres de madame, qui m’y retiennent jusqu’à demain.
—Monsieur André, je n’aime pas ces plaisanteries-là! je vais me trouver mal si vous parlez encore de départ... ah! je sens déjà que mes nerfs se crispent, se retirent...
Lucile s’assied en poussant de grands gémissements; mais comme elle s’aperçoit que je continue de me promener dans la chambre sans faire attention à ses nerfs, elle se décide à ne point se trouver mal, et court de nouveau après moi.
—Mon petit André... qui est-ce qui vous fâche donc si fort?... est-ce parce que j’apprenais quelques mots d’anglais avec John?... eh bien! je vous promets de ne plus prendre de leçons, quoique ce soit bien innocent.
—Ah! vous pourrez prendre autant de leçons qu’il vous plaira. Lucile, je ne serai plus là pour vous gêner... je pars demain.
—La! c’était bien la peine de revenir pour partir si vite!... Et que vous a-t-on fait, monsieur, pour que vous soyez si pressé de nous quitter?
—On m’a insulté... traité comme un misérable...
—Qui donc?
—Le neveu de M. le comte.
—Eh! c’est pour cela que vous êtes si en colère?... est-ce qu’il faut faire attention aux discours d’un étourdi, d’un fou, qui, les trois quarts du temps, ne pense pas à ce qu’il dit?
—Ah! Lucile, il est des choses que je ne pourrai jamais supporter. Si je restais dans cet hôtel, d’un moment à l’autre il arriverait quelque scène fâcheuse... Il est de mon devoir de partir, et je suis sûr que madame la comtesse elle-même m’approuvera.
—Je suis bien sûre, moi, qu’elle ne vous laissera pas partir.
—Lucile, aidez-moi à faire mes apprêts...
—Joli passe-temps! après neuf mois d’absence!... quand on doit avoir tant de choses à se dire! il faut que j’aide monsieur à faire des paquets!...
—Oh! ce ne sera pas long!...
—Mon Dieu! mon Dieu! que je vais m’ennuyer dans cette maison maintenant! Pendant votre voyage, au moins je savais que vous reviendriez, et cela me consolait.
—Vous apprendrez l’anglais, Lucile, et cela vous distraira.
—Est-il méchant! aimez-donc quelqu’un... pour qu’il vous fasse de la peine ensuite.
—Ah! Lucile, je ne perdrai jamais le souvenir de vos bontés et des heureux instants que j’ai passés avec vous.
—Je l’espère bien... d’ailleurs nous nous reverrons... Embrassez-moi donc si vous m’aimez toujours...
—Mais ce M. Thérigny... ah! je sens que sa vue seule...
—Au diable les gens en colère!... cela n’est bon à rien!... vous étiez bien plus aimable quand vous étiez petit, monsieur André.
—Comme elle tendait ses bras vers moi... comme elle me regardait!
—Qui donc vous tendait les bras?
—Ah! elle ne me méprise pas, elle!... son cœur est si bon, si sensible!...
—Monsieur, vous empaquetterez vous-même vos culottes... tout ici commente à m’ennuyer beaucoup.
—Adolphine! Adolphine!...
—Allons, voilà mademoiselle qui en est à présent; en vérité, je crois qu’il perd la tête... encore si c’était d’amour pour moi, on le lui pardonnerait... mais, bah! il ne pense pas plus à moi!... Et où monsieur va-t-il loger? j’espère que ce n’est pas avec mademoiselle Manette; car enfin ce n’est plus un enfant, votre Manette, et les mœurs... André, vous me donnerez votre adresse; j’irai vous voir souvent.
—Je vais demeurer chez M. Dermilly.
—Chez M. Dermilly! mais ce sera fort gênant... c’est égal, j’aime mieux cela que si vous étiez chez le père Bernard.
Bernard!... Manette!... je suis à Paris, et je n’ai pas encore été les embrasser! Ah! combien je m’en veux!... Mais en quittant cette maison je serai tout à l’amitié.
Je retombe dans mes réflexions, Lucile continue de se lamenter; la nuit se passe ainsi. Au point du jour la femme de chambre me quitte en me faisant une mine moitié tendre, moitié fâchée.
J’attends avec impatience que madame me fasse dire de descendre chez elle; enfin, sur les onze heures, Lucile vient m’avertir que sa maîtresse désire me parler, et je me hâte de me rendre près de ma bienfaitrice. Adolphine est là... elle dessine auprès de sa mère.
La bonne Caroline me témoigne la plus tendre amitié, sa fille m’adresse un charmant sourire. On semble vouloir me dédommager du chagrin que m’a causé le marquis, en me montrant encore plus d’intérêt. J’apprends à madame mon désir d’aller vivre près de M. Dermilly, si elle veut bien y consentir. Adolphine semble attendre avec anxiété la réponse de sa mère; celle-ci, après avoir réfléchi quelque temps, me dit enfin:
—Je ne puis vous blâmer, André, et je ne m’oppose point à votre départ... non que je pense que le marquis vous dise désormais rien de désagréable, mais je sens que sa présence doit vous être pénible... Votre éducation est terminée, il vous faut maintenant connaître le monde et les hommes autrement que par les livres. Vous ne pouviez prendre un meilleur mentor que M. Dermilly. Il vous aime autant que moi, c’est beaucoup dire, André; mais, en vous sachant auprès de lui, je vous croirai toujours avec moi.
—Quoi, maman, tu le laisses partir? s’écrie Adolphine.
—Ma bonne amie, il faut aimer les gens pour eux. André a dix-neuf ans, le séjour de cet hôtel, où il reste presque toujours enfermé dans sa chambre, n’est plus ce qui lui convient; mais nous le verrons souvent, n’est-il pas vrai, André?
Je réponds en balbutiant; car je suis tout troublé de la douleur d’Adolphine... J’ai vu des larmes dans ses yeux, et je songe que c’est mon départ qui les fait couler.
—Avant de vous laisser partir, André, reprend ma bienfaitrice, je veux vous faire connaître mes intentions: j’avais le projet de vous établir, mon ami; de vous marier avec celle que vous aimez...
—Avec celle que j’aime, madame! dis-je vivement tandis qu’Adolphine prête une oreille attentive en me regardant à la dérobée.
—Oui, André, je connais vos sentiments... Croyez-vous que depuis longtemps je ne les aie pas devinés?...
Je rougis, je baisse les yeux. Madame la comtesse continue:
—Mais je sens que vous êtes trop jeune pour vous marier maintenant... Au reste, dès que vous voudrez épouser Manette, songez, André, que la dot est prête, et que j’exige que vous acceptiez cette faible marque de mon amitié: c’est bien peu auprès de ce que votre père fit jadis pour moi.
Manette! elle croit que j’aime Manette!... Adolphine pourrait le penser aussi! je veux la détromper: ses regards sont attachés sur son dessin... mais sa main est immobile... elle cache son visage pour dérober son émotion à sa mère.
Madame, je suis reconnaissant de vos bienfaits, dis-je avec feu; mais je ne puis les accepter... Vous vous êtes trompée sur mes sentiments... Je ne serai jamais l’époux de Manette... Je l’aime comme une sœur; mais je ne ressens point d’amour pour elle...
—Vous n’aimez pas Manette! s’écrie avec surprise ma bienfaitrice; je ne lui réponds plus; je ne vois qu’Adolphine, qui paraît respirer plus librement, et vient de me jeter un si doux regard qu’il me semble que je n’ai plus rien à envier aux rois de la terre.
Je la regarde toujours, et, quoiqu’elle ait baissé la tête, je vois encore sur ses lèvres les traces du sourire que ma réponse a fait naître.
Nous restons quelques minutes dans cette situation; je ne m’aperçois pas que la mère d’Adolphine promène alternativement ses regards sur moi et sur sa fille; mais, en revenant de mon ivresse, je vois sur le front de ma bienfaitrice une expression de sévérité qu’elle n’a jamais eue avec moi, et je baisse les yeux en rougissant, tremblant qu’elle n’ait lu dans mon cœur.
—Il suffit, André, dit enfin la comtesse, je suis fâchée de m’être trompée... Je croyais Manette destinée à être un jour votre femme... et je suis persuadée qu’elle aurait fait votre bonheur... Mais peut-être changerez-vous de sentiments, et...
—Oh! non, madame! non, jamais je ne changerai!... jamais je n’aurai d’amour pour une... pour qui... pour...
—C’est assez: vous pouvez partir. Je me charge de présenter vos respects à M. le comte.
Je vais m’éloigner intimidé du ton de ma bienfaitrice, mais elle reprend bientôt avec un accent plus doux:
—André, n’oubliez jamais que vous avez passé une partie de votre jeunesse dans cette maison... que je vous aime comme mon fils... que votre bonheur fut toujours mon plus cher désir.
—Moi l’oublier, madame... ah! jamais!... vos bienfaits sont gravés dans mon âme; puissé-je un jour être à même de vous prouver ma reconnaissance!
La bonne Caroline me presse dans ses bras. Adolphine s’avance... Un regard de sa mère semble arrêter ses pas; mais elle me tend la main en signe d’adieu, et je presse cette main chérie qui tremble dans la mienne... C’en est fait, je m’éloigne; je quitte cet hôtel où j’ai passé huit années de ma vie... Peut-être eussé-je été plus heureux en n’y entrant jamais!
CHAPITRE XXII
RENCONTRE INESPÉRÉE.
—Me voici, monsieur, dis-je à M. Dermilly en arrivant chez lui; j’ai pour jamais quitté l’hôtel, et, si vous le permettez, je resterai avec vous.
—Si je le permets, mon ami! dit M. Dermilly en me pressant dans ses bras; ah! ta présence adoucit mes souffrances et charme mes ennuis: sois mon fidèle compagnon. Ce ne sera pas pour longtemps, André; mais du moins c’est ta main qui me fermera les yeux.
Je tâche de le distraire de ces tristes pensées en lui racontant ce qui s’est passé a l’hôtel et ce qui a causé mon départ. Il m’écoute attentivement.—Tu as bien fait de prendre ce parti, me dit-il; en demeurant plus longtemps sous le même toit que cet étourdi qui affecte de te mépriser, tu aurais pu oublier que tu étais dans la maison de Caroline... et je frémis en songeant à ce qui pouvait en résulter. Tu iras voir la comtesse... tu le dois, mais tu feras en sorte de ne point rencontrer des gens qui ne t’aiment pas. Va souvent chez Bernard et Manette; mais que ces bons amis viennent ici tant qu’ils le désirent, ils me feront toujours plaisir. Car, mon cher André, je ne suis qu’un artiste et je ne rougis point de la visite d’un honnête homme, de quelque classe qu’il soit. Si j’étais comte, il me semble que je penserais de même.
Me voilà de nouveau installé dans cette chambre où l’on me transporta blessé a l’âge de onze ans. La bonne Thérèse n’est plus, un domestique fidèle la remplace. Je retourne visiter l’atelier où Rossignol a joué sa scène de revenant. Je ne rencontre plus ce mauvais sujet; peut-être pour quelque fredaine a-t-il été forcé de quitter Paris; maintenant je ne serai plus sa dupe. M. Dermilly n’a pas depuis longtemps employé de modèles; sa faiblesse ne lui permet plus de travailler que fort rarement.—C’est toi, me dit-il, qui finiras ces tableaux que j’ai commencés.
Je n’ai point oublié mes bons amis; mais mon départ de l’hôtel m’a tellement occupé, que je suis excusable d’avoir tardé à me rendre près d’eux. Allons les embrasser; ils logent toujours au même endroit. Le père Bernard tient à sa mansarde, que cependant il aurait pu quitter, car son travail et celui de sa fille le mettent au-dessus du besoin; mais le porteur d’eau n’a point de vanité; et lorsque Manette lui propose de descendre d’un étage afin de moins se fatiguer, il lui répond:—Mes jambes sont accoutumées à me porter jusqu’ici, et mes amis à venir m’y chercher. Ceux qui, pour me voir, craignent de se fatiguer en grimpant un cinquième, me feront plaisir en restant chez eux.
A cela Manette n’ose rien répondre, son cœur lui dit que le cinquième ne me fera jamais peur. En effet je monte rapidement l’escalier, et je me retrouve dans les bras de mes bons amis. Avec quel plaisir je les embrasse! Bernard prétend que je suis un bel homme, Manette dit qu’elle me voit toujours de même, et moi je m’aperçois qu’elle est fort bien faite, et que ses dix-neuf ans lui donnent un certain air réservé, décent, qui lui sied fort bien.
—Je viens dîner avec vous, leur dis-je.—Quoi! tu ne retournes pas à l’hôtel? s’écrie Manette.—Non, je n’y retourne plus, je l’ai quitté pour toujours, et maintenant je demeure avec M. Dermilly.
Le père Bernard me demande l’explication de ce changement, et je lui conte tout. Pendant que je parle je suis frappé de la joie, de l’ivresse que témoigne Manette: en me revoyant elle était contente; mais depuis qu’elle sait que je n’habite plus l’hôtel, il semble qu’un délire se soit emparé d’elle: elle court, saute dans la chambre, elle rit et chante en même temps; le bonheur brille dans ses yeux; elle ne peut rester en place... C’est Manette à l’âge de huit ans lorsque nous dansions ensemble les bourrées de notre pays.
—Mon père! mon père! s’écrie-t-elle, il ne reste plus à l’hôtel!... ah! quel bonheur!... que je suis contente!—Eh! pourquoi donc cela? dit le père Bernard.—Ah! mon père, c’est que nous le verrons bien davantage maintenant! vous voyez bien que M. Dermilly nous permet d’aller chez lui... et puis André aura plus de temps... et puis il pensera plus à nous... il nous aimera bien mieux...—Bien mieux, Manette! est-ce qu’à l’hôtel je vous avais oubliés?—Non, non, mais c’est égal; ces beaux appartements, ce grand monde, ces beaux meubles, cela étourdit toujours un peu... Et puis on voit des personnes... qui... ah! André! que je suis heureuse!... ah! n’y retourne jamais!
—Jamais! s’écrie Bernard, et c’est ainsi qu’il reconnaîtrait les bienfaits de madame la comtesse?—Oh! mon père, pardon, je sais bien qu’il doit aller la voir quelquefois; mais il ne couchera plus dans cette grande maison où je n’aurais jamais osé entrer... Et ça pouvait lui donner des idées... car, mon père, André est un Savoyard, et il ne pouvait pas et il ne doit pas l’oublier. N’est-ce pas, André, que tu veux toujours te souvenir de ta naissance? que tu ne feras pas le fier?...
—Moi, Manette!... est-ce que je l’ai jamais été?—Eh! non, par Dieu! mon garçon, tu ne l’as pas été; mais je crois, en vérité, qu’il a passé quelque vertigo dans la tête de ma fille!... Elle n’a jamais tant parlé ni tant sauté depuis dix ans!
Je passe auprès de mes bons amis la journée entière; elle me paraît courte, car ils me témoignent tant d’amitié que mon cœur en est vivement touché. Lorsque le souvenir d’Adolphine vient rembrunir mon front et qu’il m’échappe un soupir, Manette, qui semble deviner ma pensée, s’empresse de me prendre la main, de me parler de ma mère, de mon pays, et elle trouve toujours le moyen de ramener le sourire sur mes lèvres. Le père Bernard, qui, en prenant des années, se donne un peu plus de repos, aime à tenir table et à trinquer avec moi en portant la santé de tous ceux qui me sont chers, tandis que Manette me dit tout bas en me souriant:
—André, quelle charmante journée j’ai passée! Oh! il y a bien longtemps que je n’avais été aussi heureuse!
Entouré de ces bons amis, je me sens aussi plus content; non, à l’hôtel je ne goûtais pas des plaisirs aussi purs, aussi doux. Pourquoi suis-je entré dans cette belle maison où j’ai laissé ma gaieté d’autrefois?
J’ai quitté mes amis vers le soir; avant de rentrer chez M. Dermilly, je ne puis résister au désir de passer devant l’hôtel: je n’entrerai pas, mais je regarderai les fenêtres. La voilà cette maison où j’ai passé mon adolescence, où j’ai reçu de l’éducation! là on a éclairé ma raison, mon jugement, nourri mon esprit... Mais j’ai payé tous ces avantages par la perte de ma tranquillité... Ah! je suis loin d’être ingrat; je ne devais pas élever mes regards vers la fille de ma bienfaitrice. Mais, toujours près d’elle, ai-je pu me défendre, me garantir de ce charme, de cet amour qu’elle sait si bien inspirer?... Pourquoi, m’ont-ils laissé pendant huit ans à même d’apprécier à chaque instant ses vertus, d’admirer ses attraits?... Parce que je suis un Savoyard, ils ont pensé que je n’avais pas un cœur!
Cependant madame la comtesse ne fut pas insensible; d’après tout ce que j’ai entendu, elle a connu l’amour, elle doit compatir à ses peines. On l’a mariée contre son gré, elle ne voudra pas contraindre l’inclination de sa fille. Insensé! et M. le comte, et le rang, et la fortune!... Ma bienfaitrice elle-même oubliera ses premières amours; à trente-six ans elle ne pensera plus comme à dix-huit... Avec l’âge s’effacent les peines du cœur, et on est moins sensible à celles des autres.
Après avoir passé près d’une heure devant l’hôtel, les yeux fixés sur les croisées d’Adolphine, je rentre enfin dans ma nouvelle demeure. Mais mon cœur se dit que, sans l’arrivée du marquis, je serais encore sous le même toit qu’Adolphine, et je ne puis m’empêcher de haïr celui qui m’a séparé d’elle.
Plusieurs semaines se sont écoulées depuis que j’ai quitté la maison de M. de Francornard, et je n’ai pas encore osé me rendre chez ma bienfaitrice; je me contente de passer tous les soirs plusieurs heures devant l’hôtel. Lucile vient me voir quelquefois, et de préférence aux heures où je suis dans l’atelier, parce que j’y suis toujours seul et que Lucile aime le tête-à-tête. Elle m’apprend que depuis mon départ mademoiselle est fort triste et ne veut point aller au bal. Ah! Lucile, si vous saviez quel plaisir vous me faites en me disant cela! M. de Thérigny fait de grandes dépenses en chevaux, en voitures; on assure qu’il entretient une danseuse de l’Opéra; qu’il en entretienne dix! et qu’il ne pense pas à sa cousine. Mais son oncle le trouve charmant, parce qu’il lui envoie chaque matin quelque nouveauté de chez Chevet.
Lucile termine par son refrain ordinaire:—Je vous assure que je n’apprends plus l’anglais et que je n’écoute pas Champagne. Mais venez donc à l’hôtel, ce n’est pas bien de ne point aller voir madame.
J’en brûle d’envie, et je ne sais ce qui m’arrête!... Mais M. Dermilly lui-même m’engage à aller voir madame la comtesse. Ses désirs sont des ordres pour moi; je me rends à l’hôtel. J’ai soigné ma toilette; sans être coquet, je suis bien aise d’être habillé avec goût; en secret je désire plaire. Je suis presque aussi bien mis que M. le marquis, et Lucile assure que j’ai une tournure fort distinguée.
Je tremble en entrant dans l’hôtel; et en montant l’escalier qui conduit chez madame, je pense que je vais voir Adolphine! Elle est toujours avec sa mère. Lucile m’aperçoit, elle court m’annoncer à sa maîtresse; au bout d’un moment elle revient me dire d’entrer. Me voici devant madame... Mais, hélas! je ne vois point celle que j’espérais trouver là.
Madame me témoigne beaucoup d’amitié; mais mon cœur cherche Adolphine; j’espère toujours la voir entrer... Elle ne vient pas; il faudra donc m’en retourner sans l’avoir vue?... Je ne sais si j’ai bien répondu à ma bienfaitrice, mais je crois qu’elle s’aperçoit de mon trouble, de mon impatience; malgré moi je tourne sans cesse mes regards vers la porte. Madame me demande des nouvelles de M. Dermilly; je n’en ai point de bonnes à lui donner, car sa santé s’affaiblit chaque jour. Jadis, en apprenant son état, la sensible Caroline eût tout bravé pour voler près de lui, maintenant elle se contente de soupirer... Les années ont fait leur effet.
Il faut que je m’éloigne, ma visite a été assez prolongée; je me lève; mais je n’y tiens plus, et je balbutie le nom d’Adolphine.
—Ma fille se porte bien, me dit froidement la comtesse, je ne manquerai pas de lui faire part de votre bon souvenir.
Allons, il est décidé que je ne la verrai pas! Je m’éloigne tristement; Lucile me suit sans en faire semblant, et me glisse à l’oreille:—J’irai demain à l’atelier.—Pourquoi n’ai-je pas vu mademoiselle?—Madame lui a dit d’aller dessiner chez elle et de l’y attendre, quand elle a su que vous étiez là. On ne veut plus que je là voie! Ah! pourquoi n’avoir pas pris plus tôt toutes ces précautions?...
Je sors de l’hôtel à pas précipités, je retiens avec peine les larmes qui me suffoquent. J’entre dans l’allée d’une maison, et là je pleure à mon aise en regardant ses croisées et en me disant:—Je ne la verrai plus! je ne pourrai plus lui parler!... je n’entendrai plus sa douce voix!... ses yeux charmants ne se fixeront plus sur les miens!
Ces pensées redoublent ma peine, mais du moins je puis me livrer en liberté à ma douleur; être obligé de cacher ses souffrances rend encore plus malheureux.
Un jeune homme, de mon âge à peu près et vêtu comme je l’étais quand je vivais avec Bernard, entre en chantant dans l’allée où je suis; il va passer devant moi pour monter l’escalier qui est au fond, et je me suis rangé pour lui faire place. Mais, étonné sans doute de voir un homme élégant pleurer comme un enfant dans une allée, il s’arrête à quelques pas de moi; il ne peut se décider à monter l’escalier; mon chagrin lui fait mal, il ne chante plus; mais il ne sait comment m’aborder. Il fait quelques pas vers moi, puis s’éloigne; il tousse, il s’arrête; enfin, n’y tenant plus, il s’approche en me disant:
—Pardon, excuse, monsieur, mais vous avez l’air de souffrir... Vous êtes peut-être tombé dans l’escalier, qui est un peu noir..... ou ben, dans la rue, queuque voiture... ça arrive si souvent dans ce Paris!... On crie gare! mais, bah! le bruit empêche d’entendre... Si vous voulez que j’aille vous chercher queuque chose... je sommes tout prêt.
Dans ma situation toute conversation m’était importune. Mais je viens de reconnaître l’accent de mon pays; celui qui me parle est Savoyard, je n’en saurais douter; et le cœur n’est jamais muet pour ce qui lui rappelle sa patrie. Je me retourne avec intérêt vers le commissionnaire en lui répondant:—Merci, mon ami, je n’ai besoin de rien.
Sans doute le ton dont j’ai dit cela ne l’a pas convaincu, car il s’approche davantage, et reprend au bout d’un moment:—En êtes-vous bien sûr?
Je souris en essuyant mes yeux.—Vous êtes de la Savoie? lui dis-je.—Oui, monsieur... comment donc que vous avez vu ça?—Oh! j’ai reconnu l’accent du pays!...—Bah! est-ce que monsieur serait Savoyard aussi?—Oui, je suis votre compatriote.—Ah! ben, par exemple, je ne m’en serais pas douté, moi!... vous n’avez pas du tout l’accent, vous, ni la tournure! Vous êtes le premier du pays que je vois si bien mis!... Ah! dame, c’est pas pour faire des you piou, piou! que vous serez venu!... Pardon, excuse, si je vous dis ça, monsieur.
La naïveté, la franchise du jeune Savoyard me font du bien.—Y a-t-il longtemps que vous avez quitté la Savoie? lui dis-je.—Oh! oui, monsieur, il y a ben longtemps!... J’avais sept ans quand je suis parti du pays avec mon frère! J’ai diablement ramoné de cheminées depuis ce temps-là.
Sept ans! avec son frère!... quelle pensée vient me frapper! Je considère attentivement ce jeune homme qui est devant moi; je cherche à reconnaître ses traits; en effet... il me semble trouver quelques rapports... et d’ailleurs, depuis près de onze ans! O mon Dieu! si c’était lui!... Cet espoir fait battre mon cœur avec tant de force que je puis à peine trouver celle de parler.
—De quel endroit de la Savoie êtes-vous?—De Vérin... petit village près du mont Blanc.—De Vérin!... et votre père?...—Oh! il était mort quand j’ai quitté le pays!...—Son nom?—Le nom de mon père? Pardi! Georget, comme moi!—C’est lui!... c’est toi!... Pierre, tu ne me reconnais pas?...
En disant cela, je tends mes bras vers lui; il me regarde avec surprise.—C’est ton frère, lui dis-je, c’est André qui est devant toi.
—André!... vous... toi!... Ah! mon Dieu! c’est-i possible!
Je lui ôte toute incertitude en courant dans ses bras, en l’embrassant à plusieurs reprises. Pierre ne doute plus que je sois son frère, et alors pendant plusieurs minutes nous restons entrelacés dans les bras l’un de l’autre.
—Comment, c’est toi, André! toi, avec de si beaux habits... et tu pleurais!...—C’est toi, Pierre, toujours en veste... mais tu chantais!—Oh! pardi! moi, je chante toujours... Mais tu as donc fait fortune, André? tu es mis comme un seigneur. Pourquoi diable avais-tu du chagrin!—Je te conterai tout cela, mon pauvre Pierre... Je suis si content de te retrouver! je te croyais mort.—Pardi! je crois ben; depuis que ce coquin a voulu me manger et que je me suis sauvé, nous ne nous sommes pas revus!... Mon frère, embrassons-nous encore!
—Viens avec moi, dis-je à Pierre après l’avoir embrassé de nouveau; viens, je veux te présenter à mon meilleur ami... Il t’aimera aussi, j’en suis sûr...—Ah! un moment! j’allais dans cette maison pour une commission. Il faut que j’aille rendre réponse; écoute donc! c’est qu’il y a dix sous à gagner, et, dame, pour moi c’est queuque chose!...—Viens, mon frère, je te donnerai tout l’argent que j’ai...—Oh! c’est égal, je ne veux pas perdre une pratique; d’ailleurs une commission, c’est sacré, ça; est-ce que tu ne t’en souviens plus, André?—Si fait... tu as raison; eh bien! va, je t’attends ici...—Donne-moi plutôt ton adresse, j’irai chez toi quand j’aurai fini; tu pourrais attendre trop longtemps... C’est une petite raccommodeuse de dentelles qui me fait courir après son amant, qui lui fait des traits, et, vois-tu, elle est capable de m’envoyer encore le guetter... Oh! c’est une petite fille qui est jalouse comme un démon!... Mais elle paye bien... Oh! les femmes, quand il s’agit de sentiment, elles ne regardent pas à dix sous de plus ou de moins!... Elles payent mieux que les hommes!
Je lui donne l’adresse de M. Dermilly en l’engageant à se dépêcher.
—M. Dermilly?... Est-ce que tu ne t’appelles plus André Georget comme autrefois?—Si, mon cher Pierre, je suis toujours fier de porter le nom de mon père.—Oh! je vois ben que tu es toujours bon garçon et que ces habits-là n’ont point changé ton cœur!—M. Dermilly est mon bienfaiteur, celui chez qui je demeure...—Bon, bon, je comprends...—Ne manque pas de venir ce soir, mon cher Pierre; après avoir été si longtemps séparés, ah! je ne veux plus que tu me quittes...—Ce bon André... il est riche et il m’aime toujours!... Mais la petite fille qui s’impatiente... Je grimpe la trouver, et je suis chez toi dans un instant.
Pierre m’embrasse, puis monte l’escalier; moi je sors de cette allée dans une situation d’esprit bien différente de celle où j’y étais entré. Je suis si heureux d’avoir retrouvé mon frère, que je passe devant l’hôtel sans m’arrêter et sans regarder les fenêtres. Je ne songe qu’à Pierre; je cours, je vole près de M. Dermilly pour lui faire part de cet événement.
Mon ami partage ma joie. Nous attendons avec impatience l’arrivée de Pierre, pour connaître ses aventure depuis qu’il m’a perdu, et les motifs qui l’ont empêché de donner de ses nouvelles à ma mère.
S’il allait oublier l’adresse que je lui ai donnée, et moi qui n’ai pas songé à lui demander la sienne. J’étais tellement ému!... Mais on sonne de manière à casser la sonnette... Oh! c’est lui, sans doute. Je cours ouvrir, et je presse mon frère dans mes bras...
Je fais entrer Pierre. En traversant les pièces qui conduisent à la chambre de M. Dermilly, il regarde autour de lui comme je regardais à onze ans lorsque je m’éveillai dans ce beau lit où l’on m’avait couché.
—Dieu! que c’est beau ici!... et comme c’est frotté! répète Pierre à chaque instant... Enfin nous voici devant M. Dermilly, et Pierre me dit à l’oreille:—Est-ce que c’est ton maître?—Ah! c’est bien plus que cela, dis-je en courant prendre la main de celui qu’il regarde avec respect, c’est mon second père... mon bienfaiteur!
—Je veux être aussi votre ami, mon cher Pierre! dit M. Dermilly en tendant la main à mon frère. Celui-ci ne sait s’il doit la toucher, il recule avec timidité en saluant toujours, et va se jeter dans une console, qu’il renverse d’un coup de pied. Le bruit que fait le meuble en tombant effraye mon frère; il se recule vivement, et ne voit pas une table à thé, sur laquelle est un joli cabaret, dont, d’un coup de chapeau, Pierre fait rouler les tasses sur le parquet. Cette nouvelle gaucherie achève de le déconcerter; il reste immobile; il n’ose plus bouger; tandis que M. Dermilly se contente de rire, et que je tâche de faire cesser son embarras.
Enfin Pierre est un peu remis de son trouble; je le conduis jusqu’à un fauteuil, dans lequel je le fais asseoir; et l’ayant prié de me conter tout ce qui lui est arrivé depuis que nous nous sommes séparés, Pierre prend ainsi la parole:
—Tu sais bien que je me mis à courir avec mes habits sous le bras quand ce vilain diable d’homme vint sur moi pour me manger. Ma foi! la peur m’avait donné des ailes, et, sans regarder si tu me suivais, je courus tant que j’eus de force; j’avais, sans m’en apercevoir, passé les barrières, j’étais dans les champs quand je m’arrêtai. Alors je songeai à toi, je t’appelai, mon pauvre André, et sans doute que dans ce moment tu m’appelais aussi de ton côté, mais nous ne pouvions nous entendre; après m’être rhabillé, je m’assis sur le bord d’un fossé, je t’appelais toujours; puis je pleurais, et la nuit venait; enfin je m’endormis en t’appelant...
En cet endroit du récit de Pierre, je ne puis m’empêcher de courir l’embrasser en lui disant:—C’est comme moi, oui, mon frère, c’est comme cela que je me suis endormi loin de toi.
—Le lendemain matin en m’éveillant, reprend Pierre, je me remis en marche sans savoir où j’allais. J’avais faim, je fouillai dans ma veste: j’y trouvai sept sous, car c’était moi qui portais les fonds. J’entrai dans un village où je demandai pour un sou de pain; mais, quoique j’eusse faim, je le mangeai en pleurant, car je pensais que tu n’avais pas d’argent, André, et je me disais: Comment fera-t-il ce matin s’il a faim et s’il ne trouve pas de cheminée à nettoyer!... Mais je pensais que tu avais plus d’esprit que moi; et cela me consolait un peu, parce qu’on nous avait dit souvent qu’avec de l’esprit, à Paris, on se tirait bien d’affaire.
J’arrivai dans une ville; je crus que je rentrais dans Paris par un autre côté et je me disais: Je vais retrouver André; pas du tout, j’étais à Saint-Germain. Je ne savais plus que devenir et je pleurais dans une rue, quand un vieux monsieur vint à passer; il me demanda ce que j’avais, et je lui contai mon histoire. Écoute, me dit-il, je viens de renvoyer mon domestique, parce que c’était un ivrogne et qu’il me volait au moins trois verres de vin par mois. Tu es bien petit... mais tu mangeras moins, ce sera une économie: d’ailleurs les Savoyards sont fidèles et accoutumés à boire de l’eau. Si tu veux venir avec moi, je te prends à mon service, au moins tu ne seras pas exposé à coucher dans la rue.—Et mon frère? lui dis-je.—Ton frère... je ferai faire à Paris les recherches nécessaires, et il viendra te trouver.
Bien content de ce que ce monsieur me promettait qu’il te ferait chercher, je le suivis. Il était propriétaire d’une grande maison, mais il n’en gardait pour se loger que trois petites chambres. Il me fit coucher dans une soupente, sur une petite paillasse; mais je m’y trouvai bien. Il ne me donnait à manger que du pain et de mauvais légumes secs; mais tu sais que nous n’étions pas difficiles. Enfin il me dit que j’aurais douze francs par an de gages. En revanche de tant de bontés, je lui servais de laquais, de cuisinière, de commissionnaire; et comme il avait très-peur du feu, il me faisait tous les matins ramoner ses cheminées.
Cependant je lui demandais tous les jours de tes nouvelles, et un matin il me dit que tu avais quitté Paris, et qu’on ne savait pas où tu étais allé. Comme je pleurais de ne point te revoir, il me dit:—Pierre, tu es bien mieux chez moi que dans ce Paris, où l’on ne trouve pas tous les jours de quoi vivre. Le vieux ladre était bien aise de me garder; et il m’assura qu’il écrirait à ma mère pour qu’elle fût tranquille sur mon sort.
Je passai cinq ans chez ce vieil avare; mais plus je grandissais, plus je m’ennuyais chez lui, où d’ailleurs il commençait à crier après moi, parce que j’avais, disait-il, trop d’appétit. Mais je n’osais le quitter, car tu sais que j’ai toujours été timide; enfin, un matin que je venais de manger deux pommes pour mon second déjeuner, mon maître vint me donner mon congé en me disant:—Tu as douze ans, tu manges déjà comme si tu en avais vingt-cinq, je vais prendre un valet plus jeune et moins affamé: retourne à Paris, tu y retrouveras peut-être ton frère. Tiens, voilà soixante francs pour cinq années de gages, avec cela tu peux presque t’établir.
Je n’avais jamais eu une somme si forte à ma disposition, et je revins gaiement à Paris. J’étais déjà grand, je me dis: Je ferai des commissions quand je ne ramonerai pas, et puis je chercherai André. Mais dame, j’avais beau te chercher et te demander à tous les Savoyards que je rencontrais, ils ne pouvaient pas te connaître, puisque tu étais devenu un beau monsieur... Au bout de queuque temps, ayant amassé une petite somme, je songeai à l’envoyer à notre mère; mais je ne savais comment m’y prendre, lorsqu’un monsieur, une pratique que je décrottais queuque fois, et qui ne me payait jamais afin d’en avoir plus à me donner, me tira d’embarras en me disant:—Pierre, j’ai des connaissances dans ton pays, remets-moi l’argent que tu veux y envoyer, et je me charge de le faire parvenir. Tu penses ben que je ne demandai pas mieux?... Je lui remis cent francs, et au bout de queuque temps il me dit que ma mère et mon frère me remerciaient et me faisaient bien des compliments.
—Ah! mon pauvre Pierre, lui dis-je en l’interrompant, tu auras été dupe de quelque fripon, car notre mère n’a reçu de toi aucune nouvelle, et elle te croit mort comme je le croyais aussi.—Serait-il possible! ce monsieur avait cependant l’air ben honnête!... Et au bout de queuque temps il m’a encore offert ses services.—Comment se nomme-t-il ce monsieur-là?—Attends donc. Ah! il m’a dit qu’il s’appelait Loiseau et qu’il était banquier.—Et son adresse?—Ah! ma foi! je ne la lui ai pas demandée; c’était lui qui venait me trouver à ma place, et queuquefois il m’emmenait boire un verre de cassis chez l’épicier du coin.—Un banquier qui va boire du cassis chez l’épicier! dit M. Dermilly. Ah! mon ami Pierre, votre M. Loiseau m’a tout l’air d’un drôle qui mérite une volée de coups de bâton.
—Enfin, mon cher André, reprend Pierre, comme j’ai fait ensuite une maladie et que le travail n’a pas été fort bien, je n’ai pu depuis ce temps rien envoyer à notre mère, et je commençais seulement à reformer un petit magot, lorsque le hasard ou ma bonne étoile m’a conduit dans cette maison où je t’ai trouvé pleurant comme un enfant, quoique tu fusses mis comme un seigneur.
La dernière partie du récit de Pierre m’a fait rougir; je me hâte, pour éviter d’autres réflexions à ce sujet, de raconter à mon frère tout ce qui m’est arrivé depuis que je l’ai perdu.—Ah! morgué! dit Pierre, que tu avais ben raison de dire que ce petit portrait te rendrait heureux, c’est pourtant à lui que tu dois ta fortune! Il s’est bien fait du changement entre nous: tu es devenu un beau monsieur, tu as une tournure... des talents... des manières du grand monde; moi, je suis resté ce que j’étais, je n’ai pas plus d’esprit qu’autrefois! mais tu m’aimes toujours autant, voilà le principal! Grâce à toi, notre mère est heureuse, elle ne manque de rien... Dans ta prospérité tu n’as pas oublié tes parents. Ah! mon cher André, c’est bien, ça; moi, si j’étais devenu riche, ça m’aurait peut-être tourné la tête, et pourtant j’ai un bon cœur aussi. Ah ça! il se fait tard, et je demeure dans le faubourg Saint-Jacques.
—Non, mon ami, dit M. Dermilly, vous demeurez maintenant ici, avec votre frère, avec moi, et nous tâcherons de faire quelque chose de vous.
—Serait-il possible! s’écrie Pierre en sautant de joie et en jetant son fauteuil par terre. Quoi! je vais habiter dans cette belle maison!... Ah! monsieur!... ah! mon pauvre André! ah! jarni! et mes crochets qui sont chez moi avec ma malle... c’est égal, j’irai les chercher demain... Ah! Dieu! comme on doit s’amuser ici!...
Pierre ne sait plus où il en est, je presse les mains de notre bienfaiteur, et comme il est tard, et que M. Dermilly a besoin de repos, j’emmène Pierre coucher avec moi.
Mon frère ne peut se lasser d’admirer les meubles de mon appartement; il répète à chaque minute:—Comment! je vais demeurer là-dedans, moi!
Cependant quelque chose tourmente Pierre, c’est de m’avoir trouvé pleurant dans l’allée.—Mais qu’est-ce que tu avais qui te chagrinait? me dit-il, tu ne m’as pas expliqué ça, je veux le savoir.—Je te le dirai plus tard...—Non pas, je veux le savoir tout de suite; car, vois-tu, si en devenant un beau monsieur, il faut avoir du chagrin, j’aime mieux rester commissionnaire... au moins je chante toute la journée.—Mon chagrin n’était rien... c’est que... Pierre, tu n’as pas encore été amoureux?...—Amoureux? ma foi! non.—Tu ne peux pas me comprendre.—Ah! j’entends... tu es amoureux, toi... et ta belle t’a fait quelque niche, comme l’amant de ma petite raccommodeuse de dentelles...—Pierre, ne va pas dire un mot de ceci!...—Sois tranquille... les commissionnaires sont discrets.
Pierre a de la peine à se décider à entrer dans mon lit, qu’il trouve trop beau et trop tendre; enfin il s’y étend, et s’endort en répétant:—Ah! le bon lit... comme on enfonce... Ah! Dieu! que je vais m’amuser!... Mais je ne serai pas amoureux, puisque ça fait pleurer ce pauvre André.