André le Savoyard
CHAPITRE XXIII
MORT DE M. DERMILLY.—JE SUIS RICHE.—PIERRE FAIT DES SOTTISES.
En nous réveillant le lendemain, nous nous embrassons encore, mon frère et moi; après une longue séparation il est si doux de se revoir! Ce matin même je vais écrire à notre mère pour lui annoncer cette heureuse nouvelle.
M. Dermilly repose encore: J’envoie Pierre au faubourg Saint-Jacques terminer ses affaires; il me promet d’être de retour à dix heures. J’ai mon projet, et, quoique je ne rougisse point de mon frère, puisque, grâce à l’amitié de M. Dermilly, il va demeurer avec nous, il ne doit point conserver son costume de commissionnaire. Je suis à peu près de la même taille que Pierre, je lui donnerai quelques-uns de mes habits. Je cours acheter ce qui lui manquerait encore, et je dispose tout ce qu’il faut pour sa toilette. Je suis si content d’avoir retrouvé mon frère, que depuis hier ma gaieté d’autrefois semble revenue. Ah! je serais bien plus heureux si la santé de M. Dermilly ne me donnait les plus vives inquiétudes; mais chaque jour je le trouve plus faible, plus abattu, et il ne veut pas que je fasse connaître son état à madame la comtesse, parce qu’il craint de l’affliger.
Pierre revient avec ses crochets sur le dos.—Qu’avais-tu besoin d’apporter cela? lui dis-je, tu sais bien que maintenant ils te sont inutiles.—Ah! écoute donc, mon frère, tu veux faire queuque chose de moi, mais il n’est pas sûr que tu y réussisses... on ne sait ce qui peut arriver... Je garde mes crochets; peut-être un jour serai-je bien aise de les retrouver.—Tu as raison, Pierre, et d’ailleurs, dans quelque position que tu te trouves, ils te rappelleront ce que tu as été. Mais maintenant habille-toi.—Comment, je vais mettre ces beaux habits! s’écrie Pierre en examinant les effets que je lui présente.—Sans doute, tu es mon frère; pourquoi ne serais-tu pas mis comme moi?—Au fait, c’est juste... mais c’est que toi, tu as l’habitude de porter ça; au lieu que moi, je vais être d’un gauche!...—Tu t’y feras: j’ai été gauche aussi...—Allons, va pour le beau costume... Dieu! que je vais être joli avec tout ça!
Quand Pierre est habillé, nous allons trouver M. Dermilly, qui nous attend pour déjeuner. Il sourit en voyant mon frère: en effet, la mine de Pierre est tout à fait comique; depuis qu’il a changé de toilette, il a si peur de se salir, de se chiffonner, que le pauvre garçon se tient roide comme un piquet, et n’ose pas se retourner. J’ai beau lui dire:—Allons, Pierre, de l’aisance... de l’assurance; marche, et tiens-toi comme si tu avais encore ta grosse veste...
Pierre est en admiration devant sa cravate et son gilet, il ne veut pas se baisser le cou de crainte de déranger sa rosette; et nous avons beaucoup de peine à le décider à s’asseoir, parce qu’il a peur de froisser les basques de son habit.
Après le déjeuner, pendant lequel Pierre n’a renversé que deux tasses et cassé qu’un sucrier, j’emmène mon frère chez le père Bernard; je veux qu’il connaisse mes bons amis. Que ne puis-je aussi le mener à l’hôtel!... Ah! si madame la comtesse et sa fille l’habitaient seules, mon frère y serait bien reçu.
Quand nous sommes dans la rue, je dis à Pierre:—Donne-moi le bras, et n’aie pas l’air de marcher sur des œufs.—Oui, mon frère... c’est que je crains de me crotter, vois-tu.—Eh! qu’importe? tu as des bottes.—Oui, mais elles sont si bien cirées, que ce serait dommage de les gâter.—On ne s’occupe pas de cela quand on a un bel habit... Est-ce que tu es gêné dans ton pantalon?—Non, mon frère.—Pourquoi donc te fais-tu tirer comme cela pour avancer?—Mon frère, c’est que je croyais qu’il fallait faire des petits pas pour avoir bonne tournure.—Fais tes pas ordinaires, et ne t’occupe pas de ta tournure.—Ça suffit, mon frère.—Ah! mon Dieu! comme tu es rouge! Est-ce que tu étouffes?—Non, mon frère... mais c’est que ma cravate m’étrangle un peu.—Eh! que diable! desserre-la donc!—Mon frère, c’est que je craignais de chiffonner la rosette.
Je fais entrer Pierre sous une porte, et là je lui arrange sa cravate; je déboutonne son habit, et je tâche de lui donner un peu d’assurance. Nous nous remettons en route. Pierre fait une mine si drôle, que je ne puis m’empêcher de lui demander si c’est qu’il étrangle encore.—Non, mon frère, mais c’est qu’il me semble que tout le monde me regarde.—Et pourquoi veux-tu que tout le monde s’occupe de toi! Allons, mon frère, remets-toi, songe que tu es un honnête garçon, que tu peux marcher la tête levée, et que ceux qui se moqueraient de ton air gauche n’en pourraient peut-être pas dire autant.
Ces paroles rendent à Pierre l’usage de ses jambes, et nous arrivons chez Bernard. En entrant chez le porteur d’eau, mon frère se retrouve à son aise, il n’y a rien là qui lui impose.
Je le présente à mes bons amis, qui partagent ma joie et traitent Pierre comme moi-même. Je remets à Bernard une lettre pour ma mère, il me tarde qu’elle sache que Pierre est retrouvé. Nous passons plusieurs heures chez le porteur d’eau; mon frère y est déjà comme chez lui, il n’éprouve là ni gêne ni contrainte, et il promet à Bernard et à sa fille de venir les voir souvent.
—Vous nous ferez toujours plaisir, lui dit Manette: mais il sera encore plus grand lorsqu’André vous accompagnera. Bonne sœur! dans tout ce qu’elle dit je vois la preuve de l’amitié qu’elle me porte.
—Tu as là de fiers amis, me dit Pierre en revenant. Ah! morgué! ce père Bernard, quel brave homme! et sa fille... quel beau brin de fille!... quel air aimable!... J’irai les voir souvent.—Tu feras bien, mon ami; chez eux tu ne puiseras que de bons exemples, tu ne recevras que de bons conseils.—Oui, oui, j’irai souvent, et puis, vois-tu, je suis à mon aise chez eux, je n’ai pas peur de glisser sur le parquet en marchant, ni de casser queuque meuble en me retournant.
Pendant les premiers jours qui suivent l’installation de mon frère chez M. Dermilly, je conduis Pierre dans différents spectacles, je tâche de le déniaiser un peu. Mon frère ne sait ni lire ni écrire: c’est moi qui veux lui donner des leçons. M. Dermilly croit bien que Pierre ne fera jamais un artiste; mais il pense qu’en lui enseignant les choses indispensables on pourra le faire entrer dans quelque maison de commerce.
Je m’aperçois que Pierre aura beaucoup de peine à apprendre seulement à lire. Voilà un mois que je passe tous les matins quatre heures avec lui, et qu’il en reste autant seul à essayer de former des lettres, et il ne peut encore épeler papa ou maman.
Quand Pierre a pris ses leçons, il va se promener pour tâcher de se donner ce qu’il appelle une jolie tournure, ou se rend chez Bernard et sa fille. Je ne puis l’accompagner que rarement; l’état de M. Dermilly devient alarmant, et je ne le quitte presque plus. Lorsque je sors un moment, c’est pour passer devant l’hôtel et regarder les croisées d’Adolphine. La présence de Pierre avait un instant fait taire mon amour; mais ce sentiment n’était que comprimé, et privé de la vue de celle que j’adore, loin de s’affaiblir, il semble s’accroître encore.
Lucile vient s’informer de la santé de M. Dermilly. Elle m’apprend que le marquis est toujours aussi avide de plaisirs, le comte aussi gourmand, Adolphine aussi triste, quoique madame la comtesse ne la quitte pas une minute et cherche sans cesse à lui procurer des distractions. Lucile s’étonne de ce que je ne viens pas à l’hôtel; mais qui veillerait sur M. Dermilly? Ses forces diminuent visiblement, et, quoiqu’il m’engage à accompagner Pierre et à prendre un peu de distraction, je ne peux pas le quitter un moment. Homme respectable, il paraît si touché des soins que je lui prodigue! Il me nomme son fils... Je lui dois tout, et il semble étonné de ce que je fais. Est-ce que l’ingratitude serait plus commune que la reconnaissance?
Mon frère rentre toujours avant onze heures. Un soir il n’est pas encore revenu à minuit, et il est sorti depuis trois heures. Il dîne quelquefois chez Bernard, sans doute il y aura été, mais Bernard se couche à dix heures. Les spectacles sont finis depuis longtemps; où peut être Pierre? M. Dermilly repose; je viens de le quitter, mais je ne me couche pas, chaque moment ajoute à mon inquiétude; nous veillons, le domestique et moi. Une heure vient de sonner, et mon frère ne rentre pas. N’y tenant plus, je vais sortir, aller chez Bernard, lorsqu’enfin on frappe à la porte cochère, et bientôt j’entends dans l’escalier la voix de mon frère.
J’ai le projet de le gronder; mais en m’apercevant de son état, je vois que mes discours seraient superflus maintenant. M. Pierre est gris; il peut à peine se soutenir; il paraît même à son habit et à son pantalon couverts de boue qu’il n’a pas toujours su conserver son équilibre. Il n’a point de chapeau; sa cravate est dénouée et les yeux lui sortent de la tête. Le malheureux! où a-t-il été? Ce n’est pas chez Bernard qu’il s’est mis dans cet état. Je saurai tout demain matin; en ce moment, loin de le questionner, je veux tâcher de le faire taire, car le vin le rend très bavard, et il crie comme un sourd.
—C’est moi, mon frère... me voilà... Je suis un peu en retard... mais, vois-tu, ce sont les plaisirs... et puis ces autres guerdins qui voulaient nous battre; mais je dis, nous étions là... nous les avons joliment rossés.
—Tais-toi, lui dis-je, et viens te reposer; M. Dermilly dort, tu sais qu’il est malade, respecte au moins son sommeil.
—C’est juste, mon frère, c’est juste! ce bon M. Dermilly, ah! Dieu sait si je l’aime et le respecte!... Je serais désolé de le réveiller.
Et le malheureux crie encore plus fort!... mais je l’entraîne dans ma chambre et je ferme toutes les portes; du moins on ne pourra l’entendre.—Couche-toi, lui dis-je; demain tu me conteras ce que tu as fait.—Je me suis amusé... et nous avons bien dîné... Ah! ce qui s’appelle dîné comme des négociants!...—Avec qui donc étiez-vous?—Avec qui?... comment, je ne te l’ai pas dit?... C’est Loiseau que j’ai rencontré... ma pratique jadis, et qui, à présent, dit qu’il est mon ami à la vie et à la mort!...—Ah! il y a du Loiseau là-dedans... Je ne m’étonne plus de l’état où je vous vois... Comment, vous allez encore avec cet homme qui vous a trompé, et qui, suivant toutes les apparences, est un fripon?—Mon frère, je t’assure qu’il m’a dit qu’il était le plus honnête homme de la terre et que, si not’ mère n’avait pas reçu l’argent, c’était lui qui était trompé et volé dans cette affaire-là. En foi de quoi il m’a montré des papiers et des lettres qui prouvent son innocence.—Et tu ne sais pas lire.—C’est ce que je lui ai d’abord dit, et c’est pour ça qu’il m’a répondu: Je vais te montrer des papiers qui me rendront blanc comme neige à tes yeux, et, qui plus est, je vais te les lire, et il me les lut. C’était un certificat de probité qui lui était délivré par le juge de paix de son arrondissement, avec lequel nous avons été dîner.—Avec le juge de paix?—Non, avec le certificat en poche, chez un superbe traiteur à la carte?... C’était Loiseau qui commandait, et c’est moi qui ai payé, parce que son gousset s’est trouvé être percé, et quand il a cherché son argent, il n’a plus rien trouvé, tout avait glissé par le trou.
Je ne sais pourquoi j’ai dans l’idée que M. Loiseau pourrait bien être mon ami Rossignol. Je vois beaucoup d’analogie dans la conduite de ces deux personnages.—Où donc l’avez-vous rencontré? dis-je à Pierre.
—Dans la rue, comme j’allais chez le père Bernard, je vois un homme qui s’arrête en faisant des yeux effarés, puis qui me saute au cou en s’écriant: Je ne m’abuse pas... oui, vraiment! c’est lui-même!... En musique, parce qu’il chante souvent en parlant... ô Dieu! comme il chante bien!... il fait avec sa voix des roulements comme un tambour...
Plus de doute! c’est ce coquin de Rossignol.—Après m’avoir embrassé comme du pain, reprend Pierre, il m’a demandé si j’avais volé la diligence ou gagné à la loterie... Je lui ai conté que j’avais retrouvé mon frère André, et que j’étais chez un brave homme que j’aime et que je respecte de toute mon âme!...
—Mais pas si haut, maudit braillard! veux-tu réveiller notre bienfaiteur?—Ah! mon frère, c’est que quand je parle de cet homme-là je sens tout de suite les larmes qui... oh! c’est que j’ai un cœur sensible... hi! hi! hi!—Allons, le voilà qui pleure à présent!... Mais couche-toi donc, bavard éternel, tu me diras tout cela demain.—Un homme si respectable qui t’appelle son fils... hi! hi! hi!... Tu le mérites bien! tu es si bon!... Ce cher André, qui m’apprend à lire et à écrire... hi! hi! hi!... Va! je veux étudier, parce que cela me fend le cœur de voir la peine que tu te donnes pour me faire lire papa et maman... hi! hi! hi!
—C’est très-bien, Pierre, je suis content de toi; mais couche-toi, je t’en prie.—Oui, mon frère... demain je lirai tout seul ba be bi bo bu... Et puis, vois-tu, nous avons bu du vin de... attends donc, du vin de Rotin, c’est ça; et au dessert nous avons cassé des assiettes, parce que Loiseau chantait un boléro, et avec les morceaux il faisait des castagnettes pour s’accompagner. C’était si joli, qu’il y a des jeunes gens qui dînaient auprès de nous qui nous ont jeté des sous en nous priant de nous taire. Là-dessus Loiseau leur a jeté les morceaux d’assiette à la figure; ils ont riposté par des plats. Oh! ça volait joliment! Il y a un vieux monsieur qui dînait tranquillement dans un coin de la salle... avec un civet... il a reçu sur la tête un saladier... alors il a été chercher la garde, et moi je n’ai plus retrouvé mon chapeau... c’est dommage, il était tout neuf!—Quelle jolie conduite!...—Oui, mon frère, nous nous sommes bravement conduits, et tu dois être content de moi...—Très-content, mais couche-toi...—Dis-moi d’abord que tu m’aimes toujours.—Eh! oui, je t’aime... mais il est temps de dormir.
Il est enfin couché, et bientôt je l’entends ronfler. Ah! Pierre, où te conduiraient les mauvaises connaissances si tu étais seul à Paris, sans guide, sans amis! Alors il vaudrait bien mieux pour toi continuer de porter des crochets que d’avoir quelque fortune: commissionnaire, tu resterais honnête homme; mais dans l’opulence, qui sait ce que les fripons feraient de toi!
C’est sa première faute, il faut la lui pardonner.
Le lendemain en s’éveillant Pierre cherche à se rappeler ce qu’il a fait la veille; il a peine à rappeler ses idées, car les débauches de table altèrent la mémoire et donnent à ceux qui s’y livrent fréquemment le caractère de l’imbécillité. Mon frère, en revenant à lui, rougit de sa conduite, et me supplie de la cacher à M. Dermilly. Il me promet de ne plus aller avec M. Loiseau.—Si tu le revois, lui dis-je, il faut lui assigner un rendez-vous sous le prétexte de dîner encore ensemble; tu auras soin de me prévenir, et j’irai avec toi... Je veux connaître M. Loiseau; et si c’est celui que je soupçonne, il recevra le prix de ses friponneries.
Mais bientôt des inquiétudes plus vives me font oublier cet événement. M. Dermilly ne peut plus quitter son fauteuil; il sent qu’il n’a que peu de temps à vivre, et toutes les fois que l’on vient de la part de madame la comtesse s’informer de sa santé il fait répondre qu’il se trouve mieux.—Mon cher André, me dit-il, je connais mon état; mais à quoi bon affliger d’avance Caroline!... elle pleurera ma mort non plus avec ce désespoir qu’elle eût éprouvé autrefois, mais avec la douleur que l’on ressent de se séparer d’un ami!... Toi, mon pauvre André, j’ai lu dans ton cœur... l’amour te prépare aussi bien des chagrins!
Je cherche à dissiper ses soupçons, mais il a découvert mon secret.—Tu aimes Adolphine, me dit-il; s’il dépendait de moi de te rendre heureux, Adolphine serait ta femme... tu es mon fils adoptif, je n’ai point d’héritier, et je te laisserai tout ce que je possède. Grâce à mon talent et à la simplicité de mes goûts, je me suis fait près de six mille livres de rente, ils seront à toi, André, c’est beaucoup pour un artiste, mais c’est bien peu pour un M. de Francornard.
—Ah! monsieur, lui dis-je en couvrant ses mains de larmes, gardez vos bienfaits et conservez-moi mon bienfaiteur, mon ami.
Mais, hélas! mes soins ne peuvent lui rendre la santé. M. Dermilly traîne encore pendant un mois, et un matin il meurt dans mes bras en me nommant son fils et en prononçant le nom de Caroline.
La perte de cet homme si bon, si indulgent, me porte le coup le plus sensible. Pierre fait ce qu’il peut pour me consoler, Bernard et sa fille accourent près de moi; ils mêlent leurs larmes aux miennes, ils partagent mes regrets. C’est lorsque l’on est dans la peine que l’on sent tout le prix de l’amitié.
M. Dermilly avait écrit ses dernières volontés. Il me laisse tout ce qu’il possédait; je me trouve à la tête d’un beau mobilier et de près de six mille livres de rente.
—Six mille livres de rente! s’écrie Pierre, te v’là grand seigneur, André, te v’là assez riche pour acheter notre village.—Serait-il vrai? dit Manette en me regardant avec inquiétude; André, est-ce que tu es maintenant riche comme... comme les gens qui ont des hôtels?—Non, Manette, je suis bien loin encore de ces gens-là! mais j’en ai suffisamment pour faire des heureux; ma mère, mes frères, et vous, mes amis, consentez à partager ma fortune.
—Mon garçon, dit le père Bernard en me serrant la main, je n’ai besoin de rien, et je ne veux rien. Je sais bien, moi, que six mille livres de rente ne sont pas une fortune immense... mais cela assure ton aisance et celle de ta famille... Tu mérites ça, André, et je suis bien sûr que ces nouvelles richesses ne te changeront pas.—Oh! non, père Bernard, jamais.
Cette assurance semble rendre à Manette la tranquillité que la nouvelle de ma fortune lui avait fait perdre. Je ne songe plus qu’à remplir les dernières volontés de M. Dermilly; il m’a remis avant de mourir un paquet cacheté avec prière de le porter moi-même à madame la comtesse; je me dispose à me rendre à l’hôtel.
—On va savoir que tu es riche, dit Manette; peut-être va-t-on vouloir t’y garder...—Non, ma sœur, non, on ne le voudra pas... Ah! je suis encore un pauvre diable auprès de M. le comte...—Tant mieux!... car en te rapprochant de lui, tu t’éloignerais de nous!
Au moment ou je vais me rendre à l’hôtel, on m’apporte une lettre; je vois au timbre qu’elle vient de la Savoie. O ciel! ma bonne mère ne sait point écrire!... Jacques non plus! Je redoute quelque malheur... Je brise en tremblant le cachet; Pierre et mes amis m’entourent, aussi impatients que moi de savoir ce que l’on m’écrit.
La lettre est de Michel, un de nos voisins. C’est à la prière de ma mère qu’il m’écrit. Elle a appris avec bien de la joie que j’avais retrouvé Pierre; cette nouvelle l’a aidée à supporter le malheur qu’elle venait d’éprouver... Jacques, notre frère, est mort en glissant dans le fond d’un précipice...
Pauvre Jacques!... nous l’avons perdu!... Il ne jouira donc point de cette fortune qui vient de m’arriver... Je vois déjà s’évanouir une partie de mes espérances! Pendant quelques minutes je ne puis continuer... Je mêle mes larmes à celles de Pierre; tous deux nous pleurons notre frère que nous avons quitté si jeune, et que nous nous flattions de revoir devenu comme nous.
Je reprends enfin la lettre de Michel. Notre mère a le plus grand désir de nous voir, de nous embrasser, Pierre et moi; elle a besoin de presser contre son sein les fils qui lui restent et de pleurer avec eux celui qui n’est plus. Elle nous supplie de ne point trop tarder, ne dussions-nous rester qu’un jour auprès d’elle. Notre vue seule peut lui rendre la santé.
—Hâtons-nous de remplir les vœux de notre mère, Pierre, dis-je à mon frère, dès demain, dès aujourd’hui, s’il est possible, il faut partir... Notre mère nous attend, elle est souffrante, notre présence la guérira. Il faut nous rendre en Savoie.—Oui, mon frère, il faut partir... Est-ce que nous irons à pied?—A pied!... ah! prenons la poste... le courrier... qu’importe ce que cela coûtera, j’ai de l’argent... Je ne puis mieux l’employer qu’à exaucer les désirs de cette bonne Marie, qui n’a personne auprès d’elle pour la consoler de la perte de Jacques... Le moyen le plus prompt... six chevaux, si cela est nécessaire, afin d’arriver plus vite... Père Bernard, je vous en prie, chargez-vous de me trouver cela, de faire tout préparer pour notre départ pendant que je vais me rendre à l’hôtel pour exécuter les dernières volontés de M. Dermilly.
—Oui, mon garçon, sois tranquille, je vais te louer une bonne chaise de poste; tu auras des chevaux, un postillon, tout ce qu’il te faudra pour aller comme le vent, ce soir même la voiture viendra te prendre ici... Ce cher André... Ah! si je n’avais pas mes pratiques, que je ne veux pas quitter, j’irais avec toi en Savoie, et je dirais à cette bonne Marie qu’elle a un fils qui ne s’est point gâté à Paria.—Oui, certainement... dit Manette en pleurant, c’est très-bien ce que tu fais, André; tu vas voir ta mère... tu vas partir... mais tu reviendras, n’est-ce pas?...—Oui, Manette, oui, nous nous reverrons.
—Ah! Dieu! quel plaisir! s’écrie Pierre en sautant dans la chambre. Nous allons aller au pays à cheval dans une chaise de poste... comme le vent... à six chevaux... O Dieu! quel effet ça va faire!... On nous prendra pour des princes ou des marchands de bœufs retirés!
Je prie Manette de faire nos valises, car mon frère est tellement hors de lui qu’il n’est pas en état de se charger des moindres apprêts; et mettant dans ma poche le petit paquet que je dois remettre à madame la comtesse, je me rends à l’hôtel.
Chemin faisant, je ne puis m’empêcher de songer à ma nouvelle situation et de sentir au fond de mon cœur naître de nouvelles espérances. Six mille livres de rente! c’est plus qu’il n’en faut pour vivre aisément. Avec cela j’ai quelque talent, et, quoique bien loin de celui de mon maître, je puis utiliser mes pinceaux... Si je me mariais, je serais certain maintenant que ma femme jouirait d’une honnête aisance... Quand on s’aime, une fortune médiocre suffît; ne peut-on être heureux sans avoir un hôtel, une voiture, de nombreux domestiques!... Ah! si Adolphine m’aimait!
Mais la réflexion fait évanouir ces chimères... Qu’est-ce que ma modeste aisance auprès de la brillante fortune du comte?... Et d’ailleurs, quand je serais riche, en serais-je moins André le Savoyard?
J’arrive à l’hôtel, je demande madame la comtesse et je traverse la cour d’un pas moins timide qu’autrefois; il est donc vrai que la fortune donne de l’assurance et un certain aplomb que l’on ne peut jamais acquérir qu’avec le sentiment de son indépendance!
Je tiens dans ma main le petit paquet cacheté. Suivant toute apparence, ce sont des lettres d’amour!... Souvent de tels billets ne vivent qu’un moment! ceux-ci ont survécu à celui auquel ils furent adressés. Dans ces lettres respirent toute l’ardeur, toute la tendresse d’une âme brûlante... Leur lecture fait encore battre le cœur; celui qui les inspira n’est plus qu’une froide poussière!... L’existence d’une feuille de papier est souvent bien plus longue que la nôtre!
Ma bienfaitrice doit avoir appris la mort de M. Dermilly, et du moins je n’aurai pas cette nouvelle à lui annoncer. En approchant de son appartement, je sens mon courage m’abandonner. Il y a plus de cinq mois que j’ai quitté l’hôtel; depuis ce temps je n’ai pas vu Adolphine, aujourd’hui mon espoir sera-t-il encore trompé?
Je me suis fait annoncer; je pénètre enfin dans cet appartement dont jadis l’entrée m’était toujours permise. Elle est là... je l’ai vue... je n’ai encore vu qu’elle! Nos regards se sont rencontrés... Ils se disent en une seconde tout ce que nos cœurs ont éprouvé depuis cinq mois!
La voix de ma bienfaitrice me rappelle à moi-même. Je m’avance vers elle; je vois sur ses traits les traces de sa profonde douleur; c’est un témoignage du sentiment qui l’attachait à M. Dermilly; sa voix s’altère en me parlant.
—André, nous avons perdu un ami véritable... Il me cachait son état... il a voulu jusqu’au dernier moment me laisser l’espérance, et je me berçais de cette illusion. Je sais ce qu’il a fait pour vous... Il vous regardait comme son fils... ne vous a-t-il chargé de rien pour moi?—Pardonnez-moi, madame... ce paquet que je ne devais remettre qu’à vous.
Elle prend le paquet avec empressement... Je vois des larmes dans ses yeux; et pendant qu’elle l’ouvre, je m’éloigne par discrétion et me rapproche d’Adolphine... Nous pouvons causer en liberté, sa mère ne nous voit plus... Elle n’est plus avec nous... La vue de ces lettres, écrites il y a quinze ans, peut-être, vient de la reporter à cette époque de ses premières amours; le présent a fui, elle est tout entière à ses souvenirs.
—Pourquoi donc ne vous voit-on plus à l’hôtel? me dit Adolphine à demi-voix. Ce n’est pas bien, monsieur André, de négliger ainsi vos amis.—Ah! mademoiselle... ne doutez pas du plaisir que j’aurais à vous voir... Mais je crains... Je n’ose... monsieur votre père... votre cousin...—Eh bien!... est-ce qu’ils vous ont défendu de venir?... Mon cousin est un étourdi... Il est aux eaux dans ce moment. Mon père ne songe qu’à pleurer son chien, mort il y a quelques jours; maman est bien triste d’avoir perdu ce bon M. Dermilly... moi je le pleure aussi... J’espérais, du moins, que vous viendriez nous consoler, et l’on ne vous voit pas!... Ah! monsieur André, combien je regrette le temps où vous demeuriez avec nous, où nous passions la belle saison à la campagne! que j’étais heureuse alors! Nous courions; nous dessinions ensemble... Vous en souvenez-vous?...—Ah! mademoiselle... ces souvenirs font le bonheur et le tourment de ma vie...—Le tourment... et pourquoi?...—Je songe que ces jours charmants ne renaîtront plus... Je sens maintenant la distance qui nous sépare... à treize ans je ne la voyais pas.
Je me tais, je soupire; Adolphine me regarde, son cœur semble comprendre le mien; nous gardons le silence; mais nos yeux se parlent et en disent plus que notre bouche n’oserait le faire. Heureux instants!... La comtesse, les regards attachés sur ses lettres, songe à ses amours passées; sa fille et moi nous goûtons en réalité ce qui pour elle n’est plus qu’en souvenirs.
Mais une marche pesante, qui retentit dans la pièce voisine, a mis fin à notre bonheur. Je m’éloigne d’Adolphine, ma bienfaitrice serre vivement les papiers qu’elle tenait, et M. de Francornard entre dans l’appartement.
—Ho! ho! dit-il en m’apercevant, c’est André qui est avec vous... Et qu’est-ce qu’il vient donc faire encore dans mon hôtel?
—Monsieur, répond ma bienfaitrice, il vient me transmettre les derniers adieux d’un homme... qui m’était bien cher... de M. Dermilly, qui en mourant lui a laissé tout ce qu’il possédait.
—Ah! diable... c’est différent, dit le comte en se jetant dans une bergère. Oui, oui, je me souviens que vous m’avez dit que M. Dermilly était mort... César aussi est mort!... Et je le pleure tous les jours... Dermilly n’était pas sans talent!... Mais César!... ah! c’est celui-là qui était incomparable... Te souviens-tu, André, de lui avoir vu sauter le cerceau?... Ah! il t’a fait son héritier... Oh! un peintre... Ce n’est pas grand’chose qu’un tel héritage... Gueux comme un peintre! dit le proverbe... C’est le collier de César qui est beau...
—M. Dermilly jouissait d’une honnête aisance, dit la mère d’Adolphine, qui paraît souffrir des discours de son époux, et il laissé à André six mille livres de revenu.
—Six mille livres de rente!... s’écrie M. de Francornard en roulant son œil avec surprise. Peste!... Mais c’est joli cela... comment diable peuvent amasser cela en barbouillant sur la toile!... S’il m’avait fait le portrait de César, tu aurais trouvé dix écus de plus dans l’héritage... Oh! oh!... André, six mille livres de rente... Sais-tu que tu deviens en grandissant un assez beau garçon?... Je te trouve beaucoup mieux aujourd’hui que la dernière fois que je t’ai vu... Oui... je ne sais où tu prends cette tournure...
—Vous avez trop d’indulgence, monsieur! dis-je au comte en le saluant.
—Trop d’indulgence... eh! mais, c’est très-joliment répondre; tu n’aurais jamais trouvé cette phrase-là autrefois, mon garçon; il n’y a rien qui donne de l’esprit comme la fortune; et pour un Savoyard, six mille livres de rente!... c’est superbe!... Tu vas, je gage, faire le commerce, vendre quelque chose? Avant la mort de César, j’aurais pu te procurer quelques bonnes fournitures... pour mes cuisines, par exemple, il y à des articles qu’il faut toujours... Mais cet événement m’a tellement abattu, que je ne me mêle plus de rien.
—Je vous remercie, monsieur, mais mon intention n’est point de me livrer au commerce. Je cultiverai l’art que mon bienfaiteur m’a enseigné; je n’ai pas d’ambition... Je ne chercherai point à augmenter ma fortune.
—Tant pis pour toi, le commerce aurait pu te mener loin!... On gagne souvent plus à vendre des haricots qu’à manier des pinceaux; d’ailleurs c’est plus solide. Il faut toujours manger!... Ceci est une vérité reconnue et incontestable, il faut manger. Mais je ne vois pas du tout qu’il soit nécessaire de peindre... Je puis, moi, me passer d’un peintre, et je ne peux pas me passer d’un cuisinier... Hein?... N’est-ce pas vrai?...
Je me contente de m’incliner et je fais mes adieux à madame en lui annonçant mon départ pour la Savoie.
—Vous allez en Savoie, dit Adolphine, est-ce que vous ne reviendrez pas à Paris?
—Pardonnez-moi, mademoiselle; je vais embrasser ma mère, que je n’ai pas vue depuis près de onze ans que j’ai quitté le pays... Mon frère Pierre part avec moi, nous allons tâcher de consoler notre mère de la perte de Jacques, notre plus jeune frère...
—C’est bon, c’est bon! dit M. le comte en m’interrompant. Pierre, Jacques, Nicolas... tes affaires de famille ne nous intéressent pas, mon garçon, va en Savoie... Si les marmottes se mangeaient, je te dirais de m’en envoyer, mais je sais qu’il n’y a rien de bon dans ce pays-là... je me souviens d’y avoir passé.
—Nous nous souviendrons aussi toujours, monsieur le comte, d’avoir eu l’honneur de vous y recevoir. En disant ces mots, je vais baiser la main de ma bienfaitrice et, jetant un tendre regard sur Adolphine, je sors de l’appartement.
Je rencontre Lucile au bas de l’escalier; elle vient me faire compliment de ma nouvelle fortune.—Ce cher André, me dit-elle, le voilà fort à son aise!... Six mille livres de rente, une jolie figure, bien fait, bien tourné... Vous devriez vous établir, André... parce qu’un jeune homme trop libre... fait quelquefois des folies... ce n’est pas que vous ne soyez sage... mais une femme qui a de l’ordre, de l’économie... comme moi, par exemple... Savez-vous, André, que, grâce aux bontés de madame, j’ai déjà quelque chose de côté... puis j’ai des espérances... Mon petit André, si vous étiez bien gentil, vous m’épouseriez... Oh! nous serions bien heureux...—Non, Lucile, non, cela ne se peut pas...—Voyez-vous ce monsieur, comme il me dit cela... Monstre! vous me disiez pourtant que vous m’aimiez.—Mais je ne vous ai jamais promis de vous épouser.—Qu’est-ce que cela fait? il y a tant de gens qui promettent et qui n’épousent pas, qu’on peut bien épouser sans avoir promis. Au reste, à votre aise, monsieur, je ne manquerai pas de maris quand j’en voudrai.—J’en suis persuadé, Lucile; et comme je vais en Savoie, j’espère que vous serez encore assez bonne pour me donner quelquefois de vos nouvelles et de celles de madame la comtesse.—Quoi! vous allez en Savoie?... pour voir votre mère sans doute? ce cher André... qu’elle aura de plaisir à vous embrasser!.... Ah! vous êtes un vilain de ne pas vouloir m’épouser... C’est égal, André, je sens bien que je ne puis pas être fâchée contre vous... Oui, monsieur, je vous écrirai... Allons, embrassez-moi, faites-moi vos adieux... se quitter comme cela... dans un escalier... vous auriez bien dû au moins venir me dire adieu dans ma chambre.—Je ne le puis, Lucile, la voiture doit être arrivée, mon frère m’attend.—Allons, adieu donc; à votre retour je verrai si vous m’aimez encore.
J’embrasse Lucile et je quitte l’hôtel. En approchant de ma demeure j’aperçois à la porte une chaise de voyage, le postillon est en selle, Pierre est déjà dans la voiture, mettant alternativement sa tête à chaque portière. Ce bon Bernard a retrouvé ses jambes de vingt ans pour satisfaire mon impatience. Je monte embrasser mes amis, je prends sur moi une somme assez forte, fruit des économies de mon bienfaiteur, et dont j’ai déjà trouvé l’emploi, puis je descends prendre place près de Pierre, qui ne se sent pas de joie de voyager en poste.
Manette et son père descendent dans la rue, afin de nous voir plus longtemps; le postillon fait claquer son fouet et nous partons pour la Savoie dans une bonne voiture à quatre chevaux, après en être sortis à pied et en dansant: Gai coco! pour avoir du pain.
CHAPITRE XXIV
VOYAGE EN SAVOIE.—ACQUISITION.—RETOUR PRÉCIPITÉ.
Pierre, qui n’a pas comme moi habité un hôtel, et qui n’a jamais voyagé en voiture, ne sait où il en est pendant les premières postes que nous courons. Il ne clôt pas la bouche un moment: ce sont à chaque instant des exclamations de joie, de surprise et quelquefois de frayeur, lorsque la voiture, qui va comme le vent, penche dans des ornières ou roule sur des chemins raboteux. Je voudrais en vain me livrer aux réflexions que fait naître ma dernière entrevue avec Adolphine, Pierre ne m’en laisse pas le temps.
—Mon frère, me dit-il, vois donc comme les chevaux galopent... Qu’on est bien en voiture à soi!... Serons-nous longtemps dedans?... Tiens! regarde à gauche... à droite... les villages, les bois... tout ça fuit derrière nous... Ah! que c’est beau d’être riche! et qu’on a bien fait d’inventer les chevaux de poste! Tiens, André, tous ceux devant qui nous passons allongent le cou pour nous voir... Je suis sûr qu’ils voudraient être à notre place! Nous devons avoir l’air bien respectable. Je voudrais passer ma vie en voiture!—Mon pauvre Pierre! tu en serais bientôt las!—Oh! que non! on ne peut pas se lasser d’être roulé comme ça!
Le second jour cependant Pierre commence à se sentir fatigué du mouvement de la voiture. Quoique notre chaise soit assez bonne, comme nous avons couru toute la nuit, ne nous arrétant que pour changer de chevaux, Pierre dit qu’il aurait besoin de dérouiller un peu ses jambes et ne plaint plus autant les pauvres piétons.
Enfin nous avons dépassé Lyon; bientôt nous touchons le territoire de la Savoie: ici tout prend à nos yeux une forme nouvelle; notre âme se dilate, notre cœur bat délicieusement à l’aspect de chaque site que nous reconnaissons.—Tiens, mon frère! nous écrions-nous, vois-tu cette maison, ce sentier?... Nous nous sommes assis là... nous avons déjeuné sous cet arbre... Tiens! aperçois-tu nos montagnes, nos glaciers?... Notre village est là-bas, derrière ce gros bourg! Ah! quel bonheur de revoir son pays!
Et nous sautons, Pierre et moi, dans la voiture, nous nous embrassons, nous pleurons de plaisir.
Eh! mais, que vois-je là-bas, sur le chemin, à gauche, près de ce précipice?... C’est une barrière... la même sur laquelle nous nous sommes balancés en sortant de chez notre mère... Elle remue comme la nuit où cela fit tant de frayeur à Pierre.—Ah! descendons, descendons, dis-je a mon frère; allons nous appuyer sur cette barrière... Viens... Il me semble que je suis encore à cette époque d’autrefois!
Pierre ne demande pas mieux. Je dis au postillon d’arrêter. Nous descendons et nous courons à notre chère barrière... Nous sommes tentés de l’embrasser... Nous grimpons dessus et nous nous balançons comme lorsque nous étions petits.
Le postillon, qui nous regarde, ouvre de grands yeux; il nous croit fous, sans doute. Ah! il ne peut deviner ce qui se passe dans notre cœur.
Mais déjà j’ai quitté la barrière, les réflexions sont venues me rappeler à moi-même; je pense à Paris, à Adolphine, aux changements qui se sont opérés depuis onze ans... Je soupire... Pierre se balance toujours... Mais il revient à son village tel qu’il en est sorti.
Nous remontons en voiture mais nous là laissons dans le bourg qui précède notre chaumière d’un quart de lieue; je veux faire ce trajet à pied. Pierre ne conçoit rien à cette idée, il espérait entrer au grand galop dans son village.—Mon frère, lui dis-je, nos voisins, nos amis pourraient croire que nous sommes devenus fiers, que nous voulons faire de l’embarras!... Crois-moi, il vaut mieux revenir à pied dans le lieu de notre naissance et ne faire croire que nous sommes riches que par le bien que nous ferons aux malheureux.
Pierre m’embrassa en s’écriant:—T’as raison, André, t’as toujours raison, mais moi je n’suis qu’une bête et je ne vois pas plus loin que mon nez.
Je renvoie les chevaux, je paye le postillon. Nous prenons nos valises, nous les attachons chacune à un bâton. Pierre veut tout porter en disant qu’il en a l’habitude, qu’il est plus fort que moi, et que c’est son métier; mais je m’y oppose. Je veux aussi porter mon paquet... Je serais si fâché de paraître au-dessus de mon frère!
Nous hâtons notre marche en regardant avec amour ces lieux qui nous rappellent notre enfance. Mais nous approchons de notre chaumière, c’est là que tendent tous nos vœux. Au détour d’un sentier qui conduit à la montagne, nous apercevons la place où notre mère nous dit adieu et nous suivit des yeux si longtemps. Nous nous regardons tristement Pierre et moi... La même pensée nous est venue... Jacques était là aussi avec notre mère; c’est là que nous l’aperçûmes pour la dernière fois... Le pauvre petit envoyait des baisers à ses frères qu’il ne devait jamais revoir.
Nous nous arrêtons pour essuyer les pleurs qui coulent de nos yeux... Hélas! il n’est point de parfait bonheur; le nôtre eût été trop grand si nous avions retrouvé dans notre village tout ce que nous y avions laissé.
Mais notre mère nous attend... courons dans ses bras. Nous franchissons rapidement la montagne: arrivés au sommet, nous apercevons parfaitement notre chaumière... Oh! nous la reconnaissons bien, quoique nous l’ayons quittée fort jeunes.—La voilà! la voilà!... c’est tout ce que nous pouvons nous dire... Les souvenirs, la joie nous ôtent la force de parler. Nous ne marchons plus, nous volons jusqu’à cette demeure chérie... Nous la touchons enfin... et nous tombons à genoux devant le toit qui nous a vus naître.
La porte est fermée: sans doute notre mère est là; mais irons-nous brusquement nous jeter dans ses bras?...—On dit que la joie fait du mal, me dit Pierre. Moi, j’ai de la peine à croire que ce mal soit dangereux. Je ne puis plus résister, je frappe en tremblant... On ouvre: C’est elle... c’est notre bonne mère!... qui nous fait un beau salut en nous disant:—Qu’y a-t-il pour votre service, messieurs?
Messieurs!... elle ne reconnaît pas les deux enfants qu’elle a vus partir si petits! Onze années ont fait de nous des hommes, et notre mise élégante doit tromper ses yeux. Mais le cœur devine, il pressent le bonheur... Nous restons immobiles devant elle... nous sourions, nous n’osons encore parler, mais nous lui tendons les bras et déjà son cœur nous a nommés.
—Ah! mon Dieu! s’écrie-t-elle, serait-ce?...—Oui, c’est nous, ma mère: c’est André, c’est Pierre qui sont revenus! nous écrions-nous tous deux, et nous sautons au cou de notre mère, comme nous le faisions étant petits; mais quand le cœur n’est pas changé, on conserve en grandissant les douces habitudes de l’enfance.
Pendant longtemps nous ne pouvons qu’échanger des mots sans suite, mais ils partent de l’âme, ils expriment notre bonheur à tous trois. Notre bonne mère ne peut se lasser de nous embrasser, puis de nous admirer pour nous embrasser encore en s’écriant:—Mon Dieu!... que vous êtes donc devenus beaux garçons, mes pauvres petits!... comme vous êtes bien mis... queu jolie tournure... Toi, surtout, André, t’as l’air d’un seigneur, mon garçon... Pierre a ben encore un peu de son air du pays, de sa gaucherie d’autrefois... Mais toi, André... comme t’es dégagé et toujours aussi bon... Ah! j’en ai eu souvent des preuves!... et, grâce à toi, depuis ton départ ta mère n’a point connu l’indigence.
—Pierre en eût fait autant, ma mère, si un fripon ne l’avait pas trompé en gardant l’argent qu’il vous envoyait.—Oh! je vous crois, mes enfants, je vous crois!... et d’ailleurs vous m’aimez toujours!... Ah! je suis ben heureuse! Pourquoi faut-il que ce pauvre Jacques n’ait pu vous presser dans ses bras!... Mais vous voilà! nous le pleurerons ensemble, et je sens, en vous embrassant, que je suis encore heureuse mère.
Nous entrons dans notre chaumière. Chaque meuble, chaque objet nous rappelle notre enfance.—Tiens, Pierre, dis-je à mon frère, voilà la grande chaise sur laquelle est mort notre bon père... C’est là que nous nous mîmes à genoux autour de lui. Voilà la place où il s’asseyait de préférence... où il nous faisait sauter dans ses bras.
—Oui, mes enfants, oui, c’est bien cela, dit notre mère en essuyant ses yeux. Ces pauvres petits... ils reconnaissent tout... ils n’ont rien oublié.—V’là où nous couchions! s’écrie Pierre; mais j’crois qu’à présent nous aurions de la peine à tenir là.—Et voilà où j’ai trouvé le portrait de ma bienfaitrice...—Oui, mon cher André, ce bijou qui a été cause de ton bonheur! c’est grâce à lui que t’as si bien fait ton chemin et que te v’là maintenant un beau monsieur!... Vous me conterez tout ce qui vous est arrivé depuis que vous m’avez quittée, mes enfants, vous ne me cacherez rien... songez que tout intéresse une mère... Mais reposez-vous... asseyez-vous... Est-ce que vous êtes venus à pied?
—Oh! que non, dit Pierre, j’sommes venus commodément... nous avions... Je serre le bras de mon frère en lui faisant signe de se taire. Ma mère ne sait pas que M. Dermilly est mort et qu’il m’a fait son héritier; je veux lui ménager une surprise, et c’est pour cela que je me hâte d’interrompre Pierre en disant:—Nous avons trouvé une occasion de voyager sans nous fatiguer... nous en avons profité.
—Tant mieux, mes enfants; mais je veux vous régaler, vous faire queuque chose... vous savez ben, de ces gâteaux que vous aimiez tant autrefois... Ah! dame, si j’avais su votre arrivée, j’en aurais préparé d’avance... mais vous avez voulu me surprendre; c’est égal, vous en aurez pour ce soir.
Pendant que ma bonne mère se donne bien du mal pour nous faire des gâteaux, nous allons, mon frère et moi, visiter le village et voir si nous reconnaîtrons quelques anciennes connaissances. Mais c’est au cimetière que nous nous rendons d’abord; nous allons saluer la tombe de notre père et celle de Jacques, qui est tout auprès. On a bientôt parcouru l’intérieur d’un cimetière de village. Là, point de faste, point de monuments; des croix, quelques pierres, quelques couronnes, c’est tout ce qui marque la place de ceux qui ne sont plus. La mort y est simple comme la vie que l’on a menée; les villageois s’y rendent pour pleurer ceux qu’ils ont perdus et non pour admirer de beaux mausolées et lire de louangeuses inscriptions.
Après nous être agenouillés devant la tombe de Jacques et de notre père, nous gagnons lentement le village. Nous nous arrêtons souvent; ces sentiers, ces routes furent témoins de nos jeux. C’est par ici que nous nous livrions bataille avec des boules de neige...—Tiens, me dit Pierre, c’est là que j’en ai reçu une juste dans l’œil... Je n’ai pas oublié non plus cet heureux temps!
Personne dans le village ne nous reconnaît; il faut que nous nous nommions. Chacun alors s’écrie:—Eh quoi! ce sont les fils de Marie!... Comme ils ont l’air de beaux messieurs!
Mais on s’aperçoit bientôt que notre cœur est toujours le même, et chacun alors nous embrasse et nous comble d’amitiés.
Nous retournons trouver notre mère, qui nous a apprêté un repas somptueux pour le village. Depuis longtemps je n’avais eu autant d’appétit: je fais honneur aux gâteaux, aux galettes. La bonne Marie est enchantée; mais Pierre, tout en mangeant, fait parfois la grimace.
—Est-ce que tu ne trouves pas tout cela bon? lui demande ma mère.—Oh!... dame... c’est que, voyez-vous, la cuisine de Paris... oh! c’est autre chose...—Quoi! Pierre, tu n’aimes plus les gâteaux de ton village qui te régalaient si bien autrefois?...—Ah! écoutez donc, autrefois je ne connaissais pas les omelettes soufflées et toutes ces bonnes choses que j’ai mangées en dînant chez le traiteur avec Loiseau!... Ah! ma mère!... les omelettes soufflées!... c’est ça qui est fameux!... Ah! si j’avais pu vous en apporter une dans ma poche... Mais si vous venez à Paris... Oh! je veux que vous ne mangiez que de ça pendant quinze jours.—Merci, mon garçon; mais je ne quitterai pas mon pays pour tes omelettes soufflées... Je suis bien sûre que cela ne vaut pas mieux que mes gâteaux... N’est-ce pas, André? ah! tu les trouves bons, toi, et ça me fait plaisir.
—Oui, ma mère, oui, je les aime toujours, dis-je en marchant sur le pied de mon frère pour lui faire sentir qu’il fait de la peine à notre mère en ne trouvant pas ses gâteaux aussi bons qu’autrefois... Le repas achevé, chacun de nous raconte ce qui lui est arrivé depuis qu’il a quitté le toit paternel. L’histoire de Pierre est bientôt terminée; la mienne est beaucoup plus longue. Ma mère n’avait appris qu’imparfaitement toutes mes aventures; elle bénit mes bienfaiteurs, et verse des larmes lorsque je lui apprends la mort de M. Dermilly.
—Dis-lui donc que t’es riche, me dit tout bas Pierre, ça la consolera ben plus vite. Mais un regard que je lance à mon frère le force au silence, et il se contente de murmurer entre ses dents:—Oh! c’est égal!... André... à présent... c’est ben aut’chose.
Ma mère ne fait pas attention aux demi-mots de Pierre; elle me recommande la plus tendre reconnaissance pour ma bienfaitrice, la plus constante amitié pour Bernard et sa fille. Ce qui me contrarie, c’est qu’elle me parle à peine d’Adolphine; elle en revient toujours à Manette, on voit que le caractère de ma sœur a séduit ma mère; tout dans Manette lui plaît; je n’ai parlé que de ses vertus, mais Pierre vante sa beauté, sa taille, sa gentillesse, et ma mère s’écrie souvent:—Que j’aurais de plaisir à embrasser cette bonne fille-là!
L’heure du repos est venue, il s’agit de nous coucher. Ma mère craint que nous soyons mal dans la chaumière: je la rassure, et ne veux pas d’autre lit qu’un matelas jeté sur de la paille dans l’enfoncement qui formait autrefois notre chambre à coucher. Pierre me regarde en ouvrant de grands yeux, il ne conçoit rien à ma manière d’agir; mais il n’ose pas se permettre d’observations, et se contente de me dire en se couchant près de moi:—André, est-ce que tu ne veux plus être riche?
Je regarde mon frère en souriant.—Dormons encore sous le toit qui nous a vus naître, lui dis-je; mon cher Pierre, il ne faut pas, parce qu’on est riche, se priver d’un aussi doux plaisir.
Pierre ne me répond plus, il dort déjà; j’en fais bientôt autant que lui en me berçant des souvenirs de mon enfance.
Au point du jour, je laisse Pierre dormant encore, et ma mère apprêtant notre déjeuner. Je sors, sous le prétexte de me promener un moment; mais j’ai un autre motif: hier, en parcourant le village avec mon frère, j’ai aperçu une fort jolie maison bourgeoise, bâtie dans une situation charmante, et à la porte de la maison j’ai lu distinctement: A vendre ou à louer.
C’est cette propriété que je veux voir, c’est là que je me rends en secret. Je frappe: un vieux jardinier vient m’ouvrir; c’est lui qui habite seul la maison.—A qui s’adresse-t-on pour l’acheter? lui dis-je.—Oh! monsieur, c’est facile: on va chez le notaire de la ville de l’Hôpital; c’est lui qui est chargé de conclure. C’te maison avait été bâtie pour une jolie dame qui voulait vivre loin du monde; mais, après y avoir passé six mois, elle s’en est allée en disant qu’on ne venait pas assez souvent lui demander à dîner, et elle a chargé le notaire de vendre ce bien.
—Voyons la maison?—J’vas vous faire voir tout, monsieur; je suis le jardinier. D’abord une jolie cour me plaît, la maison est bâtie avec goût. Un rez-de-chaussée, un premier et des greniers; on pourrait y loger douze au moins. Tant mieux, on a de la place à offrir à ses amis; les personnes que l’on appelle ainsi en Savoie méritent ce nom, et celles qui viendraient de Paris jusqu’ici pour nous voir le mériteraient aussi. La maison est meublée avec simplicité; mais il y a tout ce qu’il faut: une laiterie, un colombier, une serre, un pigeonnier; on n’a rien oublié. Voyons maintenant le jardin. Deux arpents et demi en plein rapport, jusqu’à un petit champ de blé; on peut vivre sans sortir de chez soi. C’est charmant, je suis enchanté. Et combien tout cela? dis-je au vieux jardinier.
—Ah! dame, monsieur... ça vaut de l’argent... mais vous voyez aussi que la maison est jolie, qu’il y a du terrain, du rapport, que c’est tout meublé.—Mais enfin, combien en veut-on?—Neuf mille francs, monsieur.—Neuf mille francs?...
Il me semble que c’est pour rien; mais j’oublie que je ne suis plus à Paris, et qu’ici une maison coûte moins qu’un petit appartement à la Chaussée-d’Antin.
—Tu peux ôter l’écriteau, dis-je au jardinier; j’achète la maison.—Vous l’achetez, monsieur?... Ah! mon Dieu!... et moi, qui ai soin du jardin?—Je t’achète aussi... que te donnait-on ici?—Ah! mon bon monsieur, je prends ce qu’on veut, pourvu que j’ayons toujours ma petite cabane dans l’fond de la cour; le jardin me fournit de quoi vivre... et avec dix écus par an, je sommes content... mais aussi je vous promets de travailler depuis le matin jusqu’au soir. Dix écus!... pauvre homme!... M. le comte en donne cent à une foule de laquais qui passent leur temps à bâiller dans ses antichambres... mais j’oublie toujours que je ne suis plus à Paris.—Tiens, en voilà vingt, je te paye d’avance; tu resteras avec ma mère, tu ne la quitteras plus.—Vot’ mère... quoi! monsieur, c’est pour vot’ mère... que vous achetez c’te belle maison?...—Chut... tais-toi, ne dis rien; je veux la surprendre... je cours à la ville, chez le notaire, et ce soir, j’espère, le contrat sera passé.
En partant de Paris, j’avais emporté environ dix mille francs en or que j’avais trouvés dans le secrétaire de M. Dermilly; je ne puis mieux employer cette somme qu’à l’achat de cette jolie maison, dans laquelle ma mère trouvera sur ses vieux jours toutes les commodités de la vie. Plein du plaisir que je vais lui causer, j’ai retrouvé mon agilité d’autrefois, je gravis les montagnes qui conduisent à la ville; en peu de temps j’ai franchi la distance qui m’en séparait; je ne marche pas, je vole; enfin, je suis chez le notaire, auquel j’ai expliqué le sujet de ma visite, avant qu’il ait fini de me faire la révérence.
Malheureusement, l’homme de loi n’est pas aussi vif que moi: il met des formes à tout ce qu’il fait, et des virgules dans tout ce qu’il dit.
—On va s’occuper du contrat, me dit-il.—Sur-le-champ, monsieur...—Il faut le temps de...—Je paye comptant, monsieur; voilà les neuf mille francs, prix de la maison...—C’est très-bien, mais...—Que faut-il pour les frais de l’acte?... Parlez... monsieur... Je ne marchande point, mais, je vous en prie, terminons promptement.
Avec de telles paroles, on met tout le monde en mouvement. Le notaire presse son clerc, auquel je glisse une pièce d’or, et qui alors veut bien ne pas retailler sa plume trois fois pour écrire le même mot.
Je vais me promener dans le jardin pendant que l’on travaille, et j’ai la compagnie de madame la garde-note qui s’est empressée d’ôter ses papillotes, et d’accourir, lorsqu’elle a su qu’il y avait dans l’étude un jeune homme qui achetait sans marchander et payait très-noblement.
L’épouse du notaire n’est pas jolie, mais elle a des prétentions, et l’on sait ce que c’est que les prétentions de province. En moins de cinq minutes, je sais que madame a une belle voix, qu’elle chante les grands morceaux en s’accompagnant du forté; qu’elle comprend l’italien et même le latin; qu’elle connaît le code civil aussi bien que son mari; qu’elle n’a jamais eu d’enfant, et qu’elle n’en désire pas, parce que cela gâte la taille; qu’elle a le sentiment de la poésie, et beaucoup de penchant pour la danse; qu’on mange chez elle les meilleures confitures, parce qu’elle surveille sa cuisinière même en devinant des charades; qu’enfin, elle est toujours mise dans le dernier goût, parce qu’elle reçoit le journal des modes de Lyon.
Pendant que l’on me dit toutes ces jolies choses, je me vois dans la maison que je viens d’acheter, ou à Paris auprès d’Adolphine, ce qui fait que je réponds presque toujours de travers à ce que me dit l’épouse du notaire, qui ne doit pas avoir une opinion très-avantageuse de mon esprit; mais cela m’inquiète peu. Enfin, après deux mortelles heures, le notaire me fait annoncer que tout est fini. Je cours à l’étude, je paye ce qu’on me demande, je tiens le contrat de la maison, que j’ai fait mettre sous le nom de ma mère, et je me sauve avec, laissant le notaire dire à son clerc:—Voilà un garçon qui n’a pas l’habitude d’acheter des maisons.
Mon absence a été longue. On a déjeuné sans moi, l’heure du dîner est arrivée, on est inquiet. Ma mère craint que je ne sois tombé dans quelque précipice, n’étant plus habitué à gravir les montagnes; Pierre me cherche de tous côtés: je reparais enfin, et le contentement qui brille dans mes yeux dissipe toutes les inquiétudes.
Je fais une histoire, et l’on me croit, parce qu’on est loin de soupçonner la vérité. Après le dîner, j’emmène ma mère promener avec nous. J’ai pris mes mesures pour que dès que nous aurons quitté la chaumière, on y enlève tout ce que je veux que l’on transporte dans notre nouvelle demeure. Je dirige notre promenade du côté de la jolie maison. Le temps se passe, parce qu’à chaque instant nous sommes arrêtés par de bons villageois qui font compliment à ma mère de ses deux fils; et comme une mère ne se lasse jamais de recevoir de pareils compliments et d’y répondre quelque chose qui prolonge la conversation, la nuit est venue avant que l’on ait songé à retourner, à la chaumière.
—Il est tard, et nous sommes bien loin de chez nous, dit la bonne Marie, il y a bien longtemps que je ne suis restée le soir dehors; c’est tout au plus si je reconnaîtrai mon chemin.
Au lieu de prendre la route de la chaumière, je conduis ma mère et mon frère à la maison, qui leur paraît être un château, et je frappe en disant:
—Je connais le maître de cette maison, allons souper chez lui, il nous recevra bien.
Pierre ne demande pas mieux, il présume qu’on doit autrement souper là que dans notre chaumière; ma mère fait quelques façons, elle craint d’être indiscrète, mais déjà François, le vieux jardinier, est venu nous ouvrir, et nous introduit en nous faisant mille politesses. Je lui ai fait signe de se taire, et le bonhomme, très-gauche pour les surprises, est aussi embarrassé, que ma mère, qui n’ose pas avancer et demande toujours où est le maître de la maison.
Nous montons au premier, dans la chambre que j’ai destinée à ma mère. Elle admire d’abord tout ce qu’elle voit, en s’écriant:—La jolie maison!... Ça doit être des gens riches qui demeurent ici.
Mais bientôt sa surprise prend un autre caractère, lorsqu’elle aperçoit dans la chambre sa vieille commode, puis à la tête du lit la couronne de buis qui était dans sa chaumière, puis enfin, près de la cheminée, la vieille chaise dans laquelle notre père s’est endormi pour la dernière fois.
—Ah! bon Dieu!... qu’est-ce que cela veut donc dire? s’écrie la bonne Marie... Ces effets qui sont de chez nous... et que je vois ici... Mes enfants, comprenez-vous cela?...
—Cela veut dire qu’ici vous êtes chez vous, ma mère, que cette maison vous appartient, et que j’y ai fait apporter tout ce qui, dans votre chaumière, avait quelque prix à vos yeux.
Ma mère ne revient pas de sa surprise, tandis que Pierre saute dans la chambre en s’écriant:
—Ah! je ne vous avais pas dit qu’André était riche?... Mais je me doutais bien qu’il vous ménageait une surprise...—Comment, tu es riche, André?...—Oui, ma mère, assez du moins pour vous offrir cette retraite agréable; M. Dermilly m’a fait son héritier, et quand j’habite à Paris un beau logement, il me semblé qu’il est bien naturel que vous ayez mieux qu’une chaumière. Voici l’acte de vente, cette maison est à vous.—A moi, à toi, n’est-ce pas la même chose, mon garçon?... Marie-toi, André, viens demeurer ici avec ta femme et tes enfants, c’est alors que je n’aurai plus rien à désirer.
—Oui, oui, nous nous marierons tous, dit Pierre, mais en attendant soupons et visitons la maison.
Le souhait de ma mère m’a fait pousser un profond soupir, mais je me hâte, pour éloigner mes souvenirs, de la conduire dans toute la maison, qu’elle trouve magnifique. Pierre choisit sa chambre; moi je prends celle d’où la vue, plus étendue et plus variée, m’offrira de nombreuses études. Il est trop tard pour que nous visitions ce soir, la laiterie, le colombier et le jardin; le vieux François a dressé le souper dans une salle du rez-de-chaussée. Nous mangeons avec appétit, et nous allons nous livrer au repos avec ce contentement que l’on éprouve dans une demeure qui nous plaît, lorsque l’on peut se dire: Je suis chez moi.
Le lendemain nous visitons en détail toute la maison; la bonne Marie pousse à chaque instant des cris de joie, surtout à l’aspect du four, du pétrin, de la laiterie et de tous ces objets précieux à une bonne ménagère. Les beaux arbres fruitiers dont le jardin est rempli font l’admiration de Pierre, tandis que c’est le champ de blé qui enchante ma mère. Mais lorsqu’on est propriétaire, on trouve toujours quelques changements, quelques améliorations à faire dans son terrain. Pierre et moi, nous travaillons au jardin, nous transplantons, nous bêchons, nous labourons. Le vieux François crie un peu, mais nous ne l’écoutons pas, et les jours s’écoulent vite dans ces occupations. Il y a six semaines que nous sommes en Savoie, et je n’ai pas eu un instant d’ennui. Lorsque j’ai dessiné pendant quelques heures les vues magnifiques qui de tous côtés s’offrent à moi, je retourne prendre la bêche et travailler dans notre jardin... L’image d’Adolphine ne me quitte pas; mais je sens que, pour être heureux dans mes rêveries, il faut que je transporte Adolphine en Savoie, et non pas que je m’en retourne près d’elle à Paris.
J’ai reçu des nouvelles de mes bons amis: mais Lucile ne m’a pas encore écrit, et Manette ne m’a pas dit un mot de l’hôtel. Je n’ai point fixé l’époque de mon départ, et ma mère me dit souvent:—André, puisque tu as de quoi vivre, puisque tu es heureux ici, pourquoi veux-tu retourner à Paris?
Enfin, je reçois une lettre de Lucile; je vais avoir des nouvelles d’Adolphine... Mais je ne sais pourquoi je tremble en brisant le cachet.
Je parcours rapidement la première page... es serments de constance, de fidélité... Ah! Lucile! vous oubliez que je ne suis plus un enfant; enfin, voici les détails sur l’hôtel: «M. le marquis est revenu; depuis son retour, il court moins dans le monde et paraît se plaire beaucoup près de sa cousine. Il est vrai que mademoiselle devient chaque jour plus jolie; suivant toute apparence, M. le marquis sera son époux.»
Son époux!... La lettre m’est tombée des mains... ce mot m’a anéanti... Il se pourrait!... Adolphine épouserait son cousin!... Malheureux que je suis!... Mais ne devais-je pas m’y attendre?... N’en avais-je point le pressentiment?... Et cependant lorsque je me rappelle notre dernière entrevue, je ne puis croire qu’elle aime le marquis.
Je ne sais plus où j’en suis... Je n’ai aucun espoir d’empêcher ce mariage, et cependant il me semble que si j’étais à Paris, que si Adolphine me voyait, elle ne pourrait consentir à cet hymen. Je cours trouver ma mère, et je lui annonce mon départ pour Paris.
—Quoi! mon garçon, tu vas partir?... tu n’y pensais pas ce matin.—Des nouvelles que j’ai reçues me forcent à ne plus différer.—Ah! mon Dieu! est-ce que ces nouvelles-là t’apprennent queuque malheur?... tu as la figure toute bouleversée, mon cher André...—Non, ma mère, non, ce n’est rien... mais il faut que je parte dès demain...—Dès demain?... —Pierre, va au bourg où nous avons laissé notre voiture, demande des chevaux pour demain matin.—Oui, mon frère, j’y cours.—Pierre, si tu veux rester près de ma mère, rien ne t’oblige à revenir à Paris.—Oh! mon frère, je ne serai pas fâché d’y retourner avec toi. On voyage si bien en chaise de poste!—Oui, oui, va avec André, dit ma mère, ne le quitte pas, mon garçon... dans le trouble ou il est, je suis bien aise que tu sois avec lui.
Pierre est parti. Je fais mes apprêts pour le voyage; ma bonne mère me regarde souvent, elle cherche à lire dans mon âme.
—André, me dit-elle enfin, t’as du chagrin, mon garçon, t’as queuque peine, que tu ne veux pas m’avouer...
Je ne puis répondre, mais je prends la main de ma mère, et je la presse sur mon cœur. Mon silence est presque un aveu.
—Avec des talents, de la fortune, tu n’es pas heureux!... reprend ma mère. Ah!... mon cher André, je voudrais encore habiter not’chaumière et te voir, vêtu en Savoyard, revenir aussi gai qu’autrefois, manger la soupe en riant avec nous! Hélas!... tu repars pour Paris!... Si tes chagrins ne se passent point, reviens auprès de moi, mon fils, je tâcherai de te consoler, ou je pleurerai avec toi.
Je rassure ma mère, je cherche à dissiper ses inquiétudes... Mais je ne puis cacher mon impatience d’être à Paris. Enfin, le moment du départ est arrivé, nous embrassons notre mère, je recommande au vieux François la petite propriété; bientôt nous avons rejoint notre voiture, et nous quittons de nouveau la Savoie.
CHAPITRE XXV
ENTREVUE.—DUEL.—PLUS D’ESPOIR.
Nous faisons la route en brûlant le pavé, je paye les postillons en conséquence. Pierre fait ce qu’il peut pour me distraire, mais je le laisse parler seul; je ne rêve qu’Adolphine et le marquis... Je brûle d’être à Paris, et pourtant qu’y ferai-je?... Je ne sais... je suis hors d’état de raisonner.
Enfin, nous sommes arrives. Il est près de dix heures du soir; n’importe, je veux parler à Lucile: je laisse Pierre chez moi, le pauvre garçon est encore tout étourdi de la vitesse dont nous sommes venus; je me rends à l’hôtel.
Le concierge me connaît, je pénètre facilement dans la maison. J’aperçois beaucoup de clarté dans les appartements... Sans doute il y a réunion chez madame la comtesse, sans doute le marquis et Adolphine sont ensemble... Mon cœur se serre; je monte rapidement l’escalier qui conduit à la chambre de Lucile... La femme de chambre descendait; elle se trouve en face de moi, elle me reconnaît et pousse un cri....
—Silence!... lui dis-je; de grâce, Lucile, taisez-vous; je ne veux pas que l’on sache que je suis dans l’hôtel.—Ah! mon Dieu!... c’est que votre vue m’a saisie... On le croit en Savoie... et puis on le voit devant soi... quel plaisir!... ce cher André!...
—Lucile, entrons dans votre chambre, nous pourrons y causer mieux qu’ici.—Oh! je veux bien... Mon Dieu! je n’en reviens pas encore... Ah! vous ne direz pas cette fois que vous m’avez trouvée avec le petit Anglais... Oh! c’est une petite bête... il n’est bon qu’à boire et à manger!...
Nous sommes entrés chez Lucile, je me jette sur un fauteuil pendant qu’elle allume des bougies. Elle revient vers moi pour m’embrasser et s’aperçoit alors de mon trouble, de ma pâleur.
—Qu’avez-vous, André? me dit-elle, vous paraissez souffrant.—Oui... je souffre en effet...—Est-ce la fatigue du voyage?...—Non...—Est-ce que vous auriez trouvé votre mère malade?—Non, grâce au ciel, je l’ai laissée heureuse et bien portante...
—D’où vient donc l’état où je vous vois, André?... Contez-moi ça, vous savez bien que je suis votre amie...
Je garde quelque temps le silence, et Lucile attend avec inquiétude que je m’explique; je balbutie:—Est-il vrai que mademoiselle Adolphine doit épouser son cousin?...
Lucile, qui m’examine attentivement, paraît vivement frappée.—Ah! mon Dieu!... se pourrait-il?... s’écrie-t-elle en laissant tomber ses bras comme anéantie de ce qu’elle vient de découvrir.
—De grâce, Lucile... répondez-moi!—André!... serait-il vrai?... vous aimez mademoiselle?...—Ah! Lucile, taisez-vous!... si l’on vous entendait!...—Le malheureux!... il l’aime... plus de doute... Cette tristesse, cette mélancolie qui le minait depuis quelque temps... Et je n’ai pas deviné cela plus tôt!... Où avais-je donc les yeux!... Mais aussi qui aurait pensé... pauvre André!... Ah! c’est égal, je vous aimerai toujours... Je serai toujours votre amie; et vous, André... vous aurez toujours un peu d’attachement pour moi, n’est-il pas vrai?—Oui, bonne Lucile!... toujours... Mais n’allez pas dire un mot de ce que vous pensez...—Pour qui me prenez-vous donc?... Allez, quand les femmes le veulent, elles sont plus discrètes que les hommes...—Et ce mariage de mademoiselle Adolphine?...—Oh! ce n’est pas encore fait... C’est M. le marquis et M. le comte qui en parlent.—Il se fera... j’en suis certain...—Il faut que mademoiselle et madame le veuillent aussi... Mais quand même il ne se ferait pas... mon cher André... que pouvez-vous espérer?...—Rien!... je le sais!—Quelle folie aussi d’aimer quelqu’un qu’on ne peut avoir!...—Ah! Lucile, est-on maître de son cœur?—Oh! non, c’est vrai, on n’est pas maître de cela, il a raison... Et puis on vous laissait trop courir, jouer, aller seul avec mademoiselle... On disait: Ce sont des enfants!... On croit que les enfants ne pensent à rien, et ça entend déjà malice; avec cela vous étiez si précoce, vous!...—Lucile, ma chère Lucile, j’ai une grâce à vous demander...—Une grâce?—Je sens bien qu’il ne faut plus que je voie mademoiselle Adolphine... Mais, avant de me priver pour jamais de sa vue... je voudrais lui faire mes adieux...—Vos adieux?... mais moi, je vous verrai toujours, n’est-ce pas, André?...—Oui... mais pas à l’hôtel...—Vous ferez bien... en cessant de la voir votre amour passera... Oh! vous ne croyez pas maintenant que ce soit possible; mais un jour, mon ami, vous verrez que j’avais raison... Les hommes ne résistent pas à l’épreuve de l’absence!... Nous autres femmes, c’est différent!... Mais nous avons le cœur autrement fait que vous.
—Lucile, vous ne me répondez pas...—Mais que puis-je donc faire dans tout cela?—Dites en secret à mademoiselle que je suis revenu... que je voudrais la voir... lui parler seul un instant... Si elle consent à m’entendre... Lucile, vous me direz le moment où madame va lire dans son cabinet... alors Adolphine étudie seule dans le petit salon... Ah! que je puisse lui parler un instant, et je m’éloignerai satisfait...—Eh bien! je tâcherai... Écoutez, demain, pendant le déjeuner, j’avertirai mademoiselle de votre retour, vous reviendrez, vous monterez ici, et vous attendrez que je vous avertisse.—Chère Lucile! que vous êtes bonne!—Méchant! je vous aime toujours, moi, malgré votre inconstance. Ah! je voudrais tant vous voir heureux...—Heureux!... ah! jamais... jamais...—Allons, monsieur, ne vous désolez pas... Cela me fait trop de peine... Ah! si j’étais comtesse, cela ne m’empêcherait pas de vous épouser!...—Adieu, Lucile... à demain... ne n’oubliez pas...—Non, non, comptez sur moi.
Je sors de l’hôtel et je rentre chez moi. Mon frère dort profondément... Heureux Pierre!... Tu n’as point de soucis, de tourments, d’inquiétudes!... Et cependant, aux yeux de tout le monde, c’est moi que le sort a favorisé. J’ai trouvé à Paris des amis, des protecteurs, j’ai reçu de l’éducation, j’ai maintenant une fortune indépendante; tandis que mon frère, que nul hasard n’a poussé, est resté commissionnaire et ne sait point encore signer son nom. Mais je ne puis trouver le repos, et Pierre dort en paix! La nature dédommage toujours ses enfants.
Le point du jour me retrouve debout dans ma chambre... comptant les heures qui s’écouleront encore avant que je voie Adolphine. Je ne puis me présenter à l’hôtel avant neuf heures du matin; que faire jusque-là? Allons voir Bernard et Manette, allons chercher près de ces bons amis quelques distractions. Pierre dort toujours... Il se repose des fatigues du voyage... ne l’éveillons pas... Il n’est point amoureux, lui!...
On est matinal chez Bernard; je le trouve déjeunant avec sa fille. Un cri de joie de Manette annonce à son père ma présence; je suis dans les bras de mes amis, je leur conte tout ce que j’ai fait en Savoie. Manette m’écoute avec délices, elle semble craindre de perdre une seule de mes paroles, et son père me frappe souvent sur l’épaule en me disant:
—C’est bien, André... T’as bien fait d’acheter c’te maison... V’là ta mère qui va vivre comme une reine... Allons, dans queuque temps je me retire du commerce et je vais voir cette bonne Marie!...
Chez Bernard le temps a passé plus vite. J’entends sonner neuf heures, je puis me rendre à l’hôtel. Je dis adieu à mes amis en leur promettant de les revoir bientôt. Je vole chez Lucile, je la trouve dans sa chambre.
—Il est encore de bonne heure, me dit-elle, on n’a pas déjeuné en bas, il faut attendre, mon cher André, mais vous déjeunerez avec moi... Le petit jockey m’a apporté du... du plum-pudding!... Il a cru me faire un cadeau... Ah! je trouve cela bien mauvais!... Mais je vais vous donner du café.—Merci, Lucile, je ne veux rien prendre.—Monsieur, il faut toujours qu’un amoureux mange, entendez-vous, il ne faut pas croire qu’on soit plus intéressant parce qu’on ne prend rien, c’est très-mal raisonner...
Elle sert le déjeuner, je suis obligé de la laisser faire; mais, à chaque minute, je la conjure de descendre près d’Adolphine. Enfin elle est partie... Je tremble... que va répondre mademoiselle? consentira-t-elle à m’entendre... et que vais-je lui dire?... Mais Lucile ne remonte pas... Une demi-heure s’écoule... Il me semble qu’il y a un siècle... je ne puis plus tenir dans la chambre... Elle rentre enfin.
—Ah! que vous avez été longtemps!...
—Vraiment, monsieur, vous croyez que l’on trouve tout de suite l’occasion de parler en cachette... que cela va tout seul...
—Eh bien Lucile! qu’a-t-elle dit?—M’y voilà... D’abord madame était là, et je n’osais point parler bas à mademoiselle... enfin madame a passé dans sa chambre et j’ai annoncé votre retour... mademoiselle en a paru charmée.—Charmée... ah! Lucile! est-il vrai?...—Eh! oui, monsieur, c’est vrai; mais quand j’ai dit que vous étiez dans ma chambre et que vous désiriez la voir seule un instant, alors elle a demandé qui vous empêchait de descendre et de lui parler devant sa maman... Je ne savais trop comment répondre à cela... j’ai dit que vous aviez sans doute quelque secret que vous ne vouliez pas révéler devant madame la comtesse... Mademoiselle a rougi, puis enfin m’a dit qu’elle allait rester à étudier son dessin dans le petit salon... et cela veut dire qu’elle consent à vous entendre.
—Ah! Lucile, quel bonheur!—Je guetterai le moment où madame passera chez elle; ensuite si elle revient et vous trouve là, vous serez censé arrivé pour la voir. J’espère que je suis bonne... Ah! vous ne le méritez pas... mais je redescends et je viendrai vous appeler dès que mademoiselle sera seule.
Je vais donc revoir Adolphine... et la voir un moment sans témoin. Ah! si ma bienfaitrice connaissait ma hardiesse... mais je ne veux dire qu’un mot à celle que j’adore... qu’elle sache que toute ma vie son image sera gravée dans mon cœur... que nulle autre, n’y régnera, et je m’éloigne pour jamais.
Je ne puis exprimer ce que j’éprouve au moment où Lucile reparaît et me fait signe de descendre... je ne sais comment je suis parvenu dans le salon... mais je suis devant Adolphine, et Lucile passe dans l’appartement de sa mère en me disant:—Je tousserai tout bas quand madame reviendra.
Adolphine me sourit:—C’est vous, André? me dit-elle vous avez voulu me parler en secret... Auriez-vous quelque chagrin que vous n’osez confier à ma mère?...—Non, mademoiselle.. mais... je voulais... je désirais... vous dire adieu avant de partir pour jamais...—Comment! vous arrivez de la Savoie, et vous songez déjà à repartir?—Que ferais-je à Paris... bientôt je ne pourrai plus vous voir... vous allez, m’a-t-on dit, vous marier.—Me marier!... on ne m’en a point parlé; qui vous a dit que l’on pensait à me marier?...—Monsieur votre cousin ne vous quitte plus... il vous fait la cour... cela est naturel. Il vous aime... eh! qui pourrait vous voir sans vous aimer!... Sans doute vous l’aimez aussi?
Elle ne me répond pas, mais elle me regarde si tendrement que j’ose m’approcher davantage et prendre sa main que je presse dans la mienne en balbutiant:—Je fais des vœux pour votre bonheur, mademoiselle, mais je sens que je n’aurai pas le courage d’en être le témoin... Hélas!... personne ne me plaindra, moi, et pourtant les chagrins... la douleur... tel est désormais mon partage!...
—André, vous serez malheureux?...—Oui, mademoiselle... mais il faut que je souffre en silence... Ah! si du moins vous me plaignez, si vous me pardonnez de vous aimer... je m’éloignerai moins à plaindre.—Vous pardonner... est-ce que c’est un crime de m’aimer?... N’avons-nous pas été élevés ensemble?... n’êtes-vous pas le compagnon de mon enfance, de mes premiers jeux?... je vous aime aussi, moi, et je ne pensais pas que ce fût mal.
—Vous m’aimez! ah! mademoiselle! je ne suis plus à plaindre... Ce mot efface toutes mes souffrances!... Cet instant de bonheur me donnera la force de supporter un siècle de peines!
Je suis tombé aux genoux d’Adolphine, je tiens une de ses mains que je presse contre mon cœur: elle penche sa tête vers moi, des pleurs coulent de ses yeux... Qu’elles sont douces pour moi, ces larmes qui me prouvent l’intérêt que je lui inspire! Pans cette situation, nous oublions que le temps s’écoule: un cri parti à la porte du salon nous rappelle à nous-mêmes. Je me retourne... Grand Dieu! c’est M. le comte, et il m’a vu aux genoux de sa fille!
Adolphine reste immobile et tremblante; je me suis relevé, et, confus, je me tiens à quelques pas. M. de Francornard s’est jeté dans un fauteuil, il est tellement en colère que, pendant quelques minutes, il ne peut parler; enfin les paroles se font jour et les phrases sont accompagnées de gestes menaçants.
—Misérable suborneur!... ai-je bien vu!... dois-je en croire mon œil!... Un Savoyard aux genoux de ma fille... un malheureux que nous avons élevé par charité se permet de prendre la main de mademoiselle de Francornard!... J’étouffe: cela va faire remonter ma goutte!
Aux cris de M. le comte, son neveu entre d’un côté, et de l’autre madame la comtesse paraît suivie de Lucile.
—Qu’avez-vous donc, monsieur? demande ma bienfaitrice, pourquoi ce tapage?... André ici!... ma fille tremblante! que s’est-il donc passé?—Ce qui s’est passé... par Dieu! madame, je crois qu’il était temps que j’arrivasse!... Je vous fais compliment de votre André... c’est un joli garçon!... Je viens de le trouver aux genoux de votre fille.
—Aux genoux de ma fille!... grand Dieu!... serait-il vrai, André?... Je baisse la tête... je suis confondu.—Ce drôle aux genoux de ma cousine! s’écrie le marquis. Ah! ceci est trop fort! et c’est à moi de châtier ce misérable!
En disant ces mots, il court vers son oncle; lui prend sa canne, puis revient vers moi et se dispose à me frapper; mais la voix du marquis m’a rendu à moi-même... Pendant que madame la comtesse crie:—Arrêtez! aussi prompt que l’éclair, je lui arrache la canne des mains, et, la brisant en plusieurs morceaux sur mon genou, je la jette avec violence à ses pieds.
Le marquis frémit de colère. Adolphine lève vers moi ses bras suppliants; le comte est couché dans son fauteuil: de rouge qu’il était, son visage est devenu violet. Lucile me fait signe de fuir; la comtesse se place entre moi et Thérigny.
—Sortez, monsieur! me dit ma bienfaitrice d’un ton qui me perce l’âme, et ne reparaissez plus dans cette maison... Je n’aurais jamais pensé que vous y apporteriez le trouble et la discorde!
Je suis atterré, je vais partir sans oser lever les yeux, lorsque le marquis me saisit le bras en me disant:—Je vous retrouverai, je l’espère.—Quand vous voudrez, monsieur; mais veuillez vous rappeler que je suis homme comme vous.
C’en est fait, je quitte l’hôtel, et c’est pour n’y jamais rentrer. Madame la comtesse m’a banni de sa présence, je sens que j’ai mérité sa colère!... mais Adolphine m’a dit qu’elle m’aimait! et ce souvenir efface tous les autres.
Cette scène m’a tellement troublé, que je parcours les rues pendant longtemps sans savoir où je vais, sans avoir aucun but; enfin, je ne sais comment je me retrouve devant ma demeure. Le portier me remet un billet que l’on vient, me dit-il, d’apporter à l’instant; je brise le cachet et lis ces mots:
«Quoique vous ne soyez qu’un malheureux dont mon mépris devrait faire justice, je veux bien descendre jusqu’à vous pour laver l’insulte que vous avez faite à ma cousine. Je vous attends ce soir à six heures avec des pistolets à l’entrée du bois de Vincennes; mon jockey seul m’accompagnera.
«Le marquis >DE THÉRIGNY
Ce soir à six heures, il n’est pas midi, j’ai du temps devant moi. Un duel! un duel avec le neveu de ma bienfaitrice! Malheureux! dans quelle affaire me suis-je engagé! Si je suis vainqueur j’ajouterai à tous mes torts celui d’être le meurtrier du marquis, qui, je sens, a droit de me demander raison de ma conduite imprudente. Pendant huit ans élevé dans la maison de madame la comtesse, comblé de ses bienfaits, recevant par ses soins une éducation et des talents auxquels je ne devais pas prétendre, comment ai-je reconnu ses bontés? En osant élever mes regards sur sa fille, en semant le trouble dans sa maison, en provoquant le neveu de son époux. Ah! je sens tous mes torts; mais il m’est impossible de refuser ce combat! mon seul désir est de succomber!... Vaincu, je serai moins coupable!... Malheureux! et ma mère, qui la consolera?
Je monte chez moi, mon frère m’attendait; il est surpris de ne m’avoir pas vu depuis la veille. Je l’embrasse tendrement:—Pierre, lui dis-je, une affaire importante me force à sortir à six heures. Si ce soir je ne suis pas de retour, dispose de tout ce qui est ici; mais, crois-moi, ne reste pas à Paris... Retourne en Savoie, va consoler ma mère.
—Oh! je n’y retournerai qu’avec toi, dit Pierre, ma mère m’a dit de t’amuser, de te distraire. Tu es triste aujourd’hui... Viens chez le papa Bernard, mam’zelle Manette t’égayera, elle t’aime fièrement, mam’zelle Manette!... Ah ça! ce n’est donc pas d’elle que tu es amoureux?—Laisse-moi, Pierre, va sans moi chez nos bons amis; je t’y rejoindrai ce soir.—Eh bon! c’est dit, je t’y attendrai.
Pierre m’embrasse et s’éloigne. J’ai besoin d’être seul; que de pensées viennent m’assaillir!... mais l’image d’Adolphine triomphe de toutes les autres, elle est toujours devant moi, je me crois encore à ses pieds, et, le dirai-je, mes tourments mêmes ont quelque chose de doux que je ne changerais point contre un bonheur qu’il me faudrait acheter par son indifférence.
Le temps fuit bien vite dans les rêveries de l’amour; ma montre marque cinq heures et quart, et je suis encore chez moi!... Je ne veux point faire attendre le marquis. Je me hâte de prendre les pistolets qui appartenaient à M. Dermilly. Ah! s’il avait prévu que j’emploierais ces armes contre un parent de sa Caroline, il ne m’aurait pas traité comme un fils. Et cependant pouvais-je me laisser insulter... frapper?... Cette idée ranime ma colère; je descends, je prends un cabriolet.—Dix francs pour toi, dis-je au cocher, si je suis un peu avant six heures à l’entrée du bois de Vincennes.
Mon cocher paraît décidé à faire crever son cheval pour dix francs. Nous arrivons à l’heure juste; je descends et regarde autour de moi. Personne encore... Attendez-moi, dis-je à mon cocher, de toute façon j’aurai besoin de vous.—Suffit, not’ bourgeois, je vois de quoi il s’agit... Queuques dragées à échanger. Je connais ça... comptez sur moi; je suis le mutus des cochers.
Je m’avance dans le bois, le temps est pluvieux, ces lieux sont déserts... Le marquis tarde bien; enfin une voiture paraît sur la route... elle s’approche, je la reconnais, c’est le vis-à-vis du marquis. Il s’arrête près de moi; le marquis descend légèrement en faisant signe à son jockey de garder la voiture. Il m’aperçoit et se dirige dans l’épaisseur du bois... nous nous arrêtons bientôt, et chacun se recule jusqu’à ce qu’une distance d’environ quinze pas nous sépare.—Je pense, dit le marquis en souriant dédaigneusement, que c’est à moi de commencer.—Oui, monsieur, je le pense aussi.
Le marquis arme son pistolet, il m’ajuste, le coup part... Je n’ai pas été atteint.—A votre tour, me dit-il froidement, je suis bien maladroit aujourd’hui.
Je ne sais ce que je dois faire... j’hésite, je balance.—Tirez, me dit-il, ou je croirai que vous avez peur de recommencer.
Ces mots me décident; je tiens mon arme, mais je regarde à peine mon adversaire. Le coup part... malheureux! qu’ai-je fait!... Le marquis tombe sur le gazon.
Je cours à lui; le sang coule en abondance de la blessure qu’il a reçue dans le côté droit.—C’est peu de chose, me dit-il, faites avancer mon vis-à-vis... Aidez-moi à y monter, et je pourrai arriver à l’hôtel.
Je fais avancer la voiture, je place le marquis dedans; le petit jockey monte sur le siége et fouette les chevaux, qui partent rapidement. Je suis seul dans le bois, inquiet de l’état du marquis, désespéré de ma victoire, et prévoyant que c’est une nouvelle barrière que je viens d’élever entre Adolphine et moi.
Il faut cependant retourner à Paris. Je retrouve mon cocher; il m’aide à monter, car je n’ai plus la tête à moi: l’image du marquis baigné dans son sang est toujours devant mes yeux... S’il allait succomber!... Ah! je sens que je ne me pardonnerais jamais sa mort.
—Où allons-nous, mon bourgeois?—A Paris...—C’est fort bien, mais encore de quel côté?...—Hélas! je ne sais!... O ma mère! si vous saviez que votre fils vient de verser le sang d’un homme... mais vous ne le croiriez pas!—Il paraît que l’adversaire a attrapé la noisette...—Il n’est que blessé et j’espère...
—En ce cas, il ne faut pas vous désoler... c’est l’affaire du chirurgien, ça ne vous regarde plus... en avant, Cocotte... et nous allons?—Chez Bernard...—Qu’est-ce que c’est ça, Bernard? un traiteur?—Allez rue Vieille-du-Temple, je vous arrêterai où il faudra.
Mon vieil ami saura tout, il me dictera la conduite que je dois tenir; ah! si je l’avais consulté plus tôt!... sans doute ce duel n’aurait point eu lieu. J’oublie maintenant que le marquis aime Adolphine, et, dût-il devenir son époux, je n’ai qu’un désir, c’est que sa blessure ne soit pas mortelle.
Nous voici devant la porte de Bernard, je descends de cabriolet et je monte chez le porteur d’eau. Manette est seule; en me voyant, elle court dans mes bras, et des pleurs coulent de ses yeux.—Qu’as-tu donc? lui dis-je.—Pierre nous avait dit que tu avais l’air fort agité... que tu avais parlé de ne plus revenir... j’étais si inquiète; mon père et ton frère sont allés à ta recherche... mais te voilà... je respire enfin... D’où viens-tu donc, André?... et pourquoi nous causes-tu de si cruelles alarmes?... comme tu es pâle... défait!... mon Dieu!... ne te verrai-je plus l’air heureux et content?...
—Oh! non, ma sœur, non, jamais de bonheur pour moi...—Jamais!... André... ne dis pas cela, je t’en prie!... Qu’est-il donc arrivé de nouveau?—Je viens de me battre...—Te battre! toi si doux! si bon!... O ciel! et si on t’avait tué?...
Manette me prend les mains, elle veut s’assurer que je ne suis pas blessé, ses yeux me parcourent, elle respire à peine.—Et avec qui donc ce duel?—Avec le marquis de Thérigny...—Le neveu de madame la comtesse... O mon Dieu! l’auriez-vous tué?...—Non... il est blessé, mais j’espère...—Se battre!... vous, André!—Ah! si tu savais comme le marquis m’a traité...
—Je devine la cause de votre colère... le marquis fait la cour à sa cousine... vous aussi, vous aimez mademoiselle Adolphine, et c’est pour elle que vous vous êtes battus.—J’aime Adolphine... et qui donc t’a appris ce secret?...—Il croit que je ne m’en étais pas aperçue! répond Manette en portant son mouchoir sur ses yeux. Ah! il y a bien longtemps que je le sais!...
Ce sentiment que je croyais si bien caché dans mon sein était connu de Manette!... Pauvres amoureux, comme vous dissimulez mal! Mais je sens que j’aurai du plaisir à épancher mon cœur dans celui de ma sœur:—Tu ne t’es pas trompée, lui dis-je en lui prenant la main. Oui, j’aime, j’adore Adolphine, et cette passion est la cause du chagrin qui me mine... Je sais bien qu’il n’est aucun espoir; mais cet amour, plus fort que ma raison, triomphe sans cesse de mes résolutions!... ah! Manette, je suis bien malheureux!...
—Hélas! me répond ma sœur en sanglotant, pourquoi avez-vous été loger dans cet hôtel!... pourquoi a-t-on fait de toi un beau monsieur?... je savais bien que cela ne vous rendrait pas heureux. Si vous étiez resté commissionnaire, vous n’auriez jamais aimé la fille d’une comtesse... et peut-être... ah! nous serions bien plus contents... mais on n’a pas voulu m’écouter!...
Manette pleure amèrement. Chère sœur! elle prend part à mes chagrins.—Et mademoiselle Adolphine sait-elle que vous l’aimez? reprend Manette au bout d’un moment.—Oui, ce matin j’ai osé le lui avouer...
—Ah! c’est bien mal cela, monsieur; lui dire que vous l’aimez... chercher à lui inspirer de l’amour... Et que vous a-t-elle répondu?... Vous ne voulez pas me le dire... elle vous aime sans doute aussi... oh! oui, je suis bien sûre qu’elle vous aime; et à quoi cela vous avancera-t-il? Vous ne pouvez pas l’épouser, André; vous savez bien que c’est impossible... Oubliez-la, André, oubliez-la.—L’oublier! ah! jamais!...—Jamais! dit-il, ah! mon Dieu!...
Épuisé par tout ce que j’ai éprouvé dans cette journée, je sens un frisson qui me saisit; je tremble, mes dents se choquent avec violence, je veux rentrer chez moi pour chercher le repos. Ma sœur me supplie de lui permettre de m’accompagner.—Cher André, tu souffres, tu es malade, me dit-elle, ah! permets-moi de veiller près de toi, mon père ne le trouvera pas mauvais. Qui te soignera, si ce n’est ta sœur? Non, je ne te quitterai pas. Si je t’ennuie, tu me parleras de tes amours, de ton Adolphine, et je t’écouterai.
Comment la refuser?... Manette prend à la hâte ce qu’il lui faut pour sortir, et nous descendons ensemble. Déjà la fièvre qui me domine fait trembler mes genoux, je m’appuie sur le bras de ma sœur; nous arrivons ainsi à ma demeure. Pierre et Bernard m’y attendaient. Ils sont effrayés de mon état; à peine si j’ai la force de prononcer encore le nom du marquis, en les suppliant d’aller à l’hôtel s’informer de sa situation.
On me met au lit; je ne vois plus, je n’entends plus que confusément ce qui se passe autour de moi. Bientôt un délire violent se déclare, et mes amis sont des étrangers à mes yeux. Plus heureux dans mon égarement que ceux qui m’entourent, je ne vois pas les larmes qu’ils répandent, je ne sens pas les tourments que je leur cause.
Depuis longtemps j’étais dans cet état. Un jour enfin mes yeux se rouvrent à la lumière, ma raison est revenue... J’aperçois Manette assise au pied de mon lit, et ma voix prononce faiblement son nom.—Il me reconnaît! s’écrie Manette, il nous est enfin rendu!...—Chère sœur... tu veillais près de moi!...—Oh! je ne t’ai pas quitté un instant.—Depuis combien de temps suis-je malade?—Il y a aujourd’hui dix-huit jours que tu t’es mis au lit... Ah! tu as été bien mal... mais tu es sauvé maintenant.—Et le marquis, sait-on de ses nouvelles?...—Oui, rassure-toi, il est guéri, déjà sa blessure est cicatrisée.
Cette assurance me fait du bien. Je ne parle plus, mais je souris à Manette, et je suis avec soumission les ordres du médecin. Le marquis n’est pas mort! cette pensée soulage mon âme que la crainte du meurtre oppressait. Pierre s’approche de mon lit, il m’a entendu parler, il vient me témoigner sa joie, il se saisit de ma main que je puis à peine soulever, et frappe dedans de toutes ses forces.
—Mon Dieu! Pierre, vous lui faites du mal! dit Manette en l’éloignant de mon lit.
—Taper dans la main de quelqu’un qui est si faible!
—Oh! c’est égal, ça lui redonnera des forces; ce pauvre André... Je suis si content de le voir sauvé! T’as été joliment bas! et sans c’te pauvre Manette, ma fine... je crois qu’elle a fait plus que tous les médecins qui sont venus. Elle ne te quittait pas; elle apprêtait toutes les drogues; elle a passé plus de huit nuits sans fermer l’œil.
—Pierre, taisez-vous donc... votre frère a besoin de repos.—Oh! c’est égal, je veux lui dire tout ça. Je veux qu’il sache que vous ne faisiez que pleurer, prier, et pas manger! Pas manger la grosseur de mon pouce par jour.
Je n’ai pas la force de remercier ma sœur, mais je lui tends la main et elle la presse dans les siennes. Ses yeux sont rayonnants de plaisir, de sensibilité; elle semble renaître à la vie en me voyant recouvrer la santé. Le père Bernard vient aussi m’exprimer sa joie. Je voudrais bien savoir si à l’hôtel on a su ma maladie; si Adolphine s’est informée de mon état, mais je n’ose le demander. Désormais la maison de ma bienfaitrice est fermée pour moi... Je me suis fait bannir de sa présence... Cette pensée oppresse mon âme.
Ma convalescence est longue, je suis encore quinze jours sans pouvoir me lever, et lorsque enfin j’essaye mes forces, c’est en m’appuyant sur le bras de Manette; ma sœur ne veut céder à personne le plaisir de soutenir mes pas chancelants. Plusieurs semaines s’écoulent, mes forces sont bien lentes à revenir. Depuis ma maladie je n’ai point parlé de l’hôtel, si ce n’est pour m’informer du marquis; depuis longtemps, m’a-t-on dit, il ne songe plus à sa blessure. Je n’ai point prononcé le nom d’Adolphine, et Manette ne m’en a point parlé non plus. Quand elle me voit rêveur, silencieux, elle cherche à me distraire en me parlant des montagnes de la Savoie et de ma mère. Ce moyen lui réussit toujours; cependant je ne puis plus cacher ma peine, et le nom de Lucile m’échappe:—Est-ce qu’elle n’est pas venue une seule fois? dis-je à Manette; est-ce que personne de l’hôtel ne s’est informé de moi?
Manette détourne la tête, et me répond d’une voix entrecoupée:
—Je croyais que vous cherchiez à oublier entièrement les personnes qui habitent l’hôtel, et voilà pourquoi... je ne vous ai point dit que mademoiselle Lucile était venue.—Lucile est venue... Ah! Manette, qu’a-t-elle dit? ne me cache rien.—Mon Dieu! vous voulez donc toujours penser à des choses qui vous rendent malade?—Non, mais je veux savoir si madame la comtesse est encore irritée contre moi; après tout ce qu’elle a fait pour moi!... ah! Manette, je me reprocherais sans cesse d’avoir perdu son amitié.—Oh! il y a encore autre chose qui vous tourmente; et ce n’est pas à votre bienfaitrice seule que vous pensez. Au reste, mademoiselle Lucile doit revenir bientôt. Maintenant que vous êtes en état de l’entendre, vous la verrez, et vous pourrez parler à votre aise des personnes que vous aimez.
J’attends avec impatience la visite de Lucile; quatre jours après cet entretien, la femme de chambre vient chez moi. Lucile m’embrasse, elle me presse dans ses bras et me témoigne toute sa joie de me voir rendu à la vie. Je ne lui laisse pas le temps de me parler, déjà j’ai répété vingt fois:—Et Adolphine? et sa mère? que s’est-il passé depuis cette entrevue fatale?... Lucile, ne me cachez rien.—Après votre départ, M. le comte a eu un accès de goutte, mademoiselle pleurait, madame s’est enfermée avec elle.... On voyait bien que madame avait aussi beaucoup de chagrin!... Heureusement on n’a pas su que c’était moi qui vous avais procuré cet entretien. M. le marquis est sorti en proférant mille menaces. Cher André! je tremblais pour vous; mais lorsque le soir on a apporté le neveu de monsieur, baigné dans son sang, et qu’il a dit que c’était vous qui l’aviez blessé, alors M. le comte est devenu furieux... son œil a manqué de lui sortir de la tête, et madame la Comtesse a défendu que désormais votre nom fût prononcé dans sa maison.
—O ma bienfaitrice! c’en est donc fait, vous m’avez retiré votre amitié!... Je ne me consolerai jamais d’avoir encouru votre mépris!...—Calmez-vous, André, je suis sûre qu’au fond du cœur madame vous aime encore... Un jour elle vous pardonnera.—Oh! non, jamais... et... sa fille?...—Mademoiselle est fort triste, je crois qu’elle pleure en secret... mais son cousin ne la quitte presque pas. Il cherche à la distraire, à l’égayer.—Il suffit, Lucile, je vous remercie, j’en sais assez.—Allons, mon cher André, du courage, vous n’avez pas encore vingt ans!... Ce n’est pas à cet âge que les chagrins sont éternels.—Ah! Lucile, je sens que c’est l’âge où l’on aime le mieux.—Je vous dis, moi, qu’un joli garçon ne doit pas ainsi se désoler. Adieu, André, je viendrai vous voir toutes les fois que je le pourrai.
Lucile s’est éloignée, je reste livré à mes pensées; un rayon d’espérance me fuit encore lorsque je me rappelle ce doux entretien, qui fut suivi de circonstances si cruelles; je me dis:—Adolphine sait combien je l’aime, et mon amour ne l’avait pas offensée.
Je puis enfin sortir; mais ce n’est plus du côté de l’hôtel que je porte mes pas, la vue de cette maison me ferait mal!... Manette est retournée chez son père depuis que ma santé est rétablie; mais nous sortons ensemble, son bras m’est devenu nécessaire, sa compagnie me fait du bien. Dans nos promenades, quelquefois je lui dis à peine un mot; mais elle respecte ma peine, elle la partage. Avec mon frère, je ne suis pas aussi bien, car Pierre veut à toute force m’égayer, me faire rire: pour lui faire plaisir, je m’efforce de prendre un air joyeux; mais la gaieté que l’on feint fait plus de mal que les larmes, que l’on verse en liberté.
Déjà trois mois se sont écoulés depuis que je suis relevé de maladie. Je ne parle plus d’Adolphine, Manette se flatte que je l’oublie; mais je cache dans mon sein le sentiment qui me dévore! Toutes les fois que je sors, je suis prêt à courir à l’hôtel, j’ai besoin de toute ma raison pour ne point céder à mon amour. Je sens que je ne puis plus vivre sans avoir quelques nouvelles d’Adolphine... et Lucile ne vient pas! elle aussi abandonne le pauvre André!
Je ne puis résister à mon amour. Un soir, je quitte Manette et son père en leur disant que je rentre chez moi... Mais c’est vers l’hôtel que je dirige mes pas. Il me semble que je ne puis plus différer... Je ne sais quel pressentiment me pousse et me dit que quelque chose va changer ma destinée... Je vole... je respire à peine... J’aperçois enfin cette maison où j’ai passé huit années de ma vie... Je m’arrête pour la considérer... beaucoup de lumières brillent à travers les croisées: quel mouvement! que de monde j’aperçois dans ces appartements!... Il y a sans doute bal... on danse... on se livre au plaisir... et Adolphine fait l’ornement de cette fête!
Je m’approche de la grande porte. Elle est ouverte; la cour est remplie d’équipages... Je me glisse dans la foule derrière les cochers, les laquais:—C’est beau! se disent-ils. Oh! nous sommes ici pour longtemps; le bal est brillant... la mariée est jeune et jolie... ça va durer très-tard...
La mariée!... ce mot me fait frissonner!... de qui donc veulent-ils parler?... Je m’approche de la loge du concierge, et, d’une voix altérée, je lui demande quelle fête on célèbre à l’hôtel.
—Eh! parbleu! c’est le mariage de mademoiselle Adolphine avec son cousin, M. le marquis de Thérigny.
Un froid mortel me glisse dans les veines... Je ne sais quels bras me retiennent, me placent sur un banc de pierre... J’allais tomber sur le pavé... Je reste là près d’une heure, comme un homme qu’un coup violent aurait privé de l’usage de ses sens, et le son des instruments, les éclats de la gaieté retentissent à mon oreille.
Je me lève enfin... je marche à grands pas vers ma demeure... J’entre chez moi... je prends de l’argent dans mon secrétaire, et je trace quelques lignes, par lesquelles mon frère peut disposer de tout ce qui m’appartient. Je vais repartir sans avoir proféré une seule plainte... mais il faut, que je passe par la chambre de mon frère. Pierre dort profondément; je m’arrête pour le contempler.
—O mon frère! dis-je à demi-voix, dors en paix!... sois plus heureux que moi... console notre mère... nos amis... Pensez quelquefois au pauvre André... qu’il serait heureux près de vous si on l’eût laissé dans la classe où le sort l’avait placé!... adieu, mon frère... adieu... J’embrasse Pierre sans l’éveiller, je ferme doucement la porte de sa chambre, puis je sors de la maison, et me mets en route au milieu de la nuit, sans but, sans projet, ne me sentant plus la force de supporter les peines que j’éprouve.
CHAPITRE XXVI
DIVERSES MANIÈRES D’AIMER.
A son réveil, Pierre se rappelle qu’il ne m’a pas vu rentrer la veille; il se hâte de s’habiller et de passer dans ma chambre; surpris de ne point m’y trouver, son inquiétude augmente lorsqu’il s’aperçoit que je ne me suis point couché. Pendant notre voyage en Savoie, j’avais renvoyé notre domestique, qui nous était inutile; depuis notre retour, je n’en avais pas encore pris d’autre. La portière de la maison était chargée de notre ménage. Pierre descend lui demander si je suis rentré dans la nuit; sachant que je suis reparti presque aussitôt, mon frère court chez Bernard, espérant m’y trouver.
Les premiers mots de Pierre ont bientôt appris le sujet de ses alarmes; Bernard et sa fille partagent son inquiétude.
—André a passé la soirée ici hier, dit Bernard; il ne nous a quittés que vers dix heures... il paraissait calme... et n’était pas plus triste qu’à l’ordinaire.
—Où diable est-il passé? dit Pierre, il est revenu vers minuit, puis il est ressorti presque aussitôt.
—Attendez, attendez, leur dit Manette en se préparant à sortir, je me doute bien, moi, où il est allé... restez... Je vais savoir s’il s’est passé quelque événement nouveau... ah! il faut que ce soit pour André... sans cela je ne pourrais me résoudre à entrer dans cette maison.
Manette ôte son tablier, elle met à la hâte un petit bonnet, et, le cœur gros, l’esprit inquiet, redoutant déjà quelque malheur, elle vole jusqu’à l’hôtel de M. le comte. Arrivée devant la grande porte, qui est encore fermée, parce qu’il n’est que sept heures du matin, Manette ne sait comment se présenter; que va-t-elle demander?... que dira-t-elle?... n’importe, son inquiétude triomphe de sa timidité, elle soulève le marteau, qui retentit sur la lourde porte cochère.
Manette attend, écoute. Rien; on n’ouvre pas, et elle n’entend aucun bruit dans la maison. Manette reprend le marteau, et, cette fois, elle frappe deux grands coups de suite, parce que mon souvenir lui donne du courage et qu’elle se dit:—Mon André ne vaut-il pas tous ces grands seigneurs? ne vaut-il pas cent fois plus pour moi?... Ah! que m’importent la colère et les sottises de quelques valets, si je puis avoir des nouvelles de mon ami?
Enfin, la grande porte roule sur ses gonds, Manette entre en jetant autour d’elle des regards timides et se disant tout bas:—Il a pourtant demeuré huit ans dans cette maison!
—Qui est là?... qui diable vient de si bonne heure, lorsque nous avons passé la nuit presque entière? On ne peut pas dormir ici!... Eh bien! répondez donc, que demandez-vous?
La voix partait de la loge du concierge. Manette s’avance assez embarrassée. Elle pourrait bien demander Lucile, elle y a déjà pensé; mais cela lui coûterait beaucoup, car Manette n’aime pas Lucile. Pourquoi? elle ne se l’explique pas bien à elle-même, mais toutes les femmes comprendront ce qui se passe dans son cœur.
—Monsieur, dit-elle enfin en s’approchant du carreau contre lequel la figure rébarbative du concierge est placée, monsieur... c’est que je voulais... savoir... si vous aviez vu André hier au soir?
—André! qu’est-ce que c’est que ça? je ne connais pas ça.
—Comment! monsieur, vous ne connaissez pas un jeune homme... bien gentil... qui a demeuré huit ans dans cet hôtel?
—Ah!... celui qu’on appelait le Savoyard?...
—Oui, monsieur, celui-là.
—Eh! morbleu! il y a plus d’un an qu’il ne demeure plus ici! que le diable vous emporte de venir me réveiller pour cela!... se présenter à sept heures du matin dans un hôtel, faire ce tapage!... il faut être bien hardie!... frapper chez M. le comte comme si on allait chez un marchand de vin!... sortez vite, et refermez la porte.
Manette ne répond rien, mais elle pleure, elle sanglote, et le concierge, qui avait retiré sa tête du carreau, l’y remet de nouveau, et regarde la jeune fille. Manette n’a pas vingt ans, elle est bien faite, fraîche, jolie, et les larmes qui tombent de ses beaux yeux et qu’elle essuie avec le coin de son tablier la rendent encore plus intéressante. Le concierge est homme, les grands yeux noirs de Manette dissipent son envie de dormir, et il lui dit d’un ton plus doux:
—Eh bien! qu’est-ce que vous avez à pleurer comme ça?... c’est votre André qui vous aura fait quelque infidélité? vous êtes pourtant fort gentille... mais ces jeunes gens, ça ne connaît pas le prix d’un tel trésor!...
—Oh! non, monsieur, ce n’est pas cela... je cherche André, parce qu’il a disparu, et je voulais savoir s’il était venu hier dans cette maison.
—Comment voulez-vous que je m’en souvienne? il est venu tant de monde hier! mais il n’est pas présumable que M. André fût de la noce.
—De la noce! et quelle noce, monsieur?...
—Celle de mademoiselle Adolphine, la fille de M. le comte, avec son cousin, le marquis de Thérigny.
—Mademoiselle Adolphine est mariée?
—Oui, d’hier seulement... Ah! cela vous fait sourire...
—Oh! mon Dieu! elle est mariée... et s’il a appris cela...
—Allons, ça vous fait pleurer à présent? que diable avez-vous donc?...
—Ah! monsieur, je tremble qu’André...
—Eh! mais, attendez donc!... je me rappelle à présent qu’hier, entre dix et onze heures, un jeune homme est venu me demander quelle fête on célébrait à l’hôtel.
—Ah! monsieur... c’était lui!...
—Oui... oui, en effet, je crois l’avoir reconnu.
—Et qu’est-il devenu, monsieur?
—Ma foi! je n’en sais rien... La cour était remplie d’équipages; il s’est éloigné, je ne l’ai plus revu.
—Oh! mon pauvre André!... il était au désespoir... Qu’aura-t-il fait? où est-il allé?... Malheureuse que je suis!...
—Eh bien! mam’zelle!... mam’zelle!... prenez donc garde!... vous perdez votre mouchoir.
Manette n’écoute plus le concierge, elle revient en courant près de son père et de Pierre, et leur fait part de ce qu’elle sait. Bernard ne comprend pas pourquoi le mariage de mademoiselle Adolphine m’aurait désespéré, mais alors Manette lui apprend que j’adorais en secret la fille de ma bienfaitrice, et que c’était là la cause de ma continuelle mélancolie.—Oui, dit Pierre, c’est vrai, mon frère était amoureux; il me l’a avoué une fois, ce diable d’amour le tourmentait toujours en voyage, en Savoie, ici... enfin à table même, il était amoureux!...
—Ah! mon père!... qu’est-il devenu? s’écrie Manette, pauvre André, tu es allé pleurer loin de nous, au lieu de verser tes peines dans mon sein... O ciel!... si dans son désespoir...—Rassure-toi, Manette, André aura songé à sa mère, à ses amis... non, non, il est incapable d’une telle action... nous le retrouverons, il reviendra... mais n’apprenons pas cet événement à sa mère, il sera toujours assez temps de l’affliger.
La journée s’écoule sans qu’ils apprennent rien de plus. Pierre a trouvé le papier par lequel je l’autorise à disposer de tout ce que je possède, et la vue de ce papier redouble le désespoir de Manette. Son père tâche de la consoler, et lui répète à chaque instant que je reviendrai. Pierre en dit autant, mais le moment d’après il pleure, et a lui-même besoin de consolation.
Le lendemain se passe de même. Bernard court d’un côté, Manette et Pierre d’un autre. Le soir chacun revient aussi triste et sans avoir rien appris.—Cependant, dit Pierre, il est à c’t’heure trop grand pour se perdre... Ce n’est pas comme quand nous arrivions à Paris; André avait peut-être quelque voyage à faire... il reviendra au moment où nous y penserons le moins.
Bernard en dit autant, quoiqu’il ne l’espère pas; mais, témoin du chagrin de sa fille, il lui cache ses propres inquiétudes. Le temps s’écoule, et chaque jour augmente la peine de Manette, qui passe ses journées à pleurer, et la nuit ne peut goûter un moment de repos.
Lucile, qui n’avait pas voulu m’apprendre le mariage de sa jeune maîtresse, arrive un matin et trouve Pierre qui, suivant son habitude, vient de voir tous ses anciens camarades les commissionnaires, auxquels il a donné mon signalement, et près desquels il va tous les jours s’informer si l’on ne m’a point vu passer.
—Qu’est-il donc arrivé? s’écrie Lucile en entrant dans l’appartement; quel désordre!... comme tout est sens dessus dessous!—Ah! ma foi! dit Pierre, depuis que mon frère est disparu, est-ce que l’on sait ce qu’on fait! je ne sais pas seulement comment je vis!...—Votre frère a disparu!... André!... et depuis quand?—Depuis le jour que sa belle s’est mariée à un autre... quand j’ dis sa belle, je n’en sais rien, je ne l’ai jamais vue...—Comment, il a appris le mariage de mademoiselle!... et moi qui espérais encore le lui cacher... Ah! quelle tête que cet André!...—Ah! dame! c’est que quand il aime, il aime terriblement!...—Oh! je le sais bien!... Pauvre garçon!... s’il savait toute la peine que mademoiselle Adolphine a eue à se résigner... mais une jeune fille bien élevée n’ose point dire: Je ne veux pas... Et puis son père, son cousin qui l’obsédaient... sa mère qui paraissait désirer ce mariage, espérant qu’il la guérirait d’un amour sans espoir... la pauvre petite s’est laissé conduire à l’autel!... et cet André qui disparaît!... le fou!... est-ce que c’est comme cela qu’il faut faire!... Ah! on voit bien qu’il n’est pas de Paris, ce garçon-là!... Enfin, où est-il allé?—Si nous le savions, est-ce que nous aurions tant de chagrin?—Allons, consolez-vous, monsieur Pierre, André reviendra, il prendra son parti, on finit toujours par là... Ah! je lui avais cependant donné de bien bonnes leçons!... Mais depuis quelque temps il ne m’écoutait plus... Il me négligeait. Adieu, monsieur Pierre... ne pleurez pas comme un enfant... vous avez les yeux rouges comme un lapin... Vous ne savez pas encore mettre votre cravate, monsieur Pierre; on ne fait plus de rosette maintenant, c’est mauvais genre... attendez que je vous attache cela...—Oh! m’am’zelle, ça n’est pas la peine...—Si fait... si fait... vous ne seriez pas mal, si vous aviez un peu de tournure... d’aisance... Voyez-vous, on croise les bouts et on les rentre en dessous... cela vous donne déjà une toute autre figure...—Je ne me souviendrai jamais de la façon dont vous vous y prenez, mam’zelle.—Je viendrai quelquefois vous donner des leçons... afin de savoir des nouvelles d’André... car je l’aime de tout mon cœur, ce pauvre André... quoiqu’il m’ait fait aussi du chagrin plus d’une fois... mais je lui ai pardonné... il était si jeune... et j’ai le cœur si bon!... Adieu, monsieur Pierre... Allons, croyez-moi, il faut vous distraire, la tristesse n’est bonne à rien... Tenez-vous un peu plus droit et ne soyez pas si roide en saluant. Adieu, monsieur Pierre, je viendrai vous voir pour savoir des nouvelles d’André.
Lucile est partie, et Pierre se dit:—Je crois que cette dame a raison, quand je pleurerais, ça ne ferait pas revenir André plus vite. Nous nous sommes retrouvés, après nous être perdus tout petits, nous nous retrouverons bien mieux, aujourd’hui que nous sommes grands. Mon frère m’a laissé à la tête de sa maison, de sa fortune, tâchons de bien conduire ça... Ah! si je pouvais rencontrer Loiseau... c’est avec celui-là qu’on s’amuse... il ne me laisserait pas le temps de pleurer deux minutes par jour!
Manette ne raisonne pas comme Pierre, et le temps, loin de calmer sa peine, ne fait que l’augmenter. Elle supplie son père de lui permettre de partir pour chercher son frère.—Et où iras-tu? lui dit le porteur d’eau, tu ne saurais de quel côté porter tes pas... est-ce qu’une jeune fille peut courir seule après un jeune homme?... encore si tu savais où il est, je te dirais: Va le chercher, parce que, moi, je ne connais pas les convenances, je ne sais qu’une chose, c’est que tu es honnête et André aussi... avec ça on peut se moquer des mauvaises langues...—D’ailleurs, mon père, vous savez bien qu’André n’a jamais eu d’amour pour moi, il ne songeait... ne pensait qu’à son Adolphine... et elle en a épousé un autre... étant chérie d’André... Ah! mon père, elle ne l’aimait pas, cette femme-là!...—Ma fille, cette demoiselle était une comtesse... elle a obéi à ses parents, nous ne devons pas la blâmer de ça. André ne pouvait jamais être son mari.—Pourquoi cela, mon père?—Ah! pourquoi! parce que... le monde... enfin, tu comprends...—Non, mon père, je ne comprends pas. Mais laissez-moi chercher André, et le ramener près de nous...—Quand nous saurons de quel côté il est, à la bonne heure, mais en attendant, je ne veux pas que tu te perdes aussi... reste avec moi... et attendons de ses nouvelles.
Manette n’insiste pas; elle pleure en silence, et chaque soir elle se dit:—Encore une journée de passée sans le voir... sans savoir où il est... l’ingrat! peut-on laisser ainsi dans la peine ceux qui jour et nuit pensent à nous?... Ah! son Adolphine ne l’aimait pas comme moi.
CHAPITRE XXVII
PIERRE ET ROSSIGNOL.
—C’est bien singulier! se disait Pierre en se promenant et en bâillant dans le bel appartement qu’il occupait alors seul, et où il s’ennuyait beaucoup, je suis maintenant le maître dans ce beau logement... Je ne manque de rien... j’ai plus d’argent qu’il ne m’en faut... et je bâille pendant les trois quarts de la journée... Quand je faisais des commissions, je ne m’ennuyais jamais; il est vrai que je n’en avais pas le temps. Je chantais depuis le matin jusqu’au soir, et lorsqu’on rentrant j’avais gagné quarante sous, j’étais plus content qu’avec ces pièces d’or que j’ai dans la poche. C’est bien singulier!... Tout mon désir alors était de parvenir à avoir une pièce jaune comme celles-ci; apparemment que je ne savais pas m’en servir. Je croyais qu’une fois riche on s’amusait toujours, et je ne m’amuse pas du tout; il est vrai que je sais à peine signer mon nom, et que je ne trouve aucun plaisir à épeler dans un tas de livres pour apprendre des histoires qui ne me regardent pas. Je ne comprends rien à la musique; je ne sais pas, comme André, manier des crayons et des pinceaux... Au spectacle je m’endors, quoique ce soit superbe... Il n’y a qu’à table où je m’amuse assez... Mais on ne peut pas être à table depuis le matin jusqu’au soir; je voudrais cependant bien apprendre à m’amuser.
Un matin que Pierre faisait ces réflexions, on sonne à la porte de manière à casser la sonnette. Pierre tressaille, et court ouvrir en se disant:—C’est sonner en maître!... Si cela pouvait être André!
Il ouvre; mais, au lieu de son frère, il voit son ancienne pratique, qui, suivant son habitude, a le chapeau posé sur l’oreille; mais ce n’est plus un vieux feutre troué et déformé; depuis le dîner où Pierre a perdu son chapeau neuf, son intime ami en a probablement trouvé un qu’il a pris pour le sien, quoiqu’il n’y eût aucune ressemblance. Malheureusement n’ayant pu se tromper pour d’autres parties de ses vêtements, M. Rossignol, car c’est en effet lui-même qui a pris avec Pierre le nom de Loiseau, a encore l’habit crasseux et le pantalon collant qu’il portait le jour où il se présenta chez M. de Francornard; mais pour cacher cette partie de son costume, il a emprunté un vieux carrick à un cocher de ses amis, et, quoiqu’on soit au mois de juin, il s’enveloppe avec soin dedans; enfin, pour se donner un air plus imposant, il a laissé pousser ses moustaches, qu’il mouille à chaque minute en passant auparavant ses doigts sur ses lèvres.
Rossignol ignorait que Pierre fût mon frère, il ne l’avait appris que le jour du dîner. Tout en buvant, Pierre avait conté ses aventures. Mon nom, celui de M. Dermilly, avaient bientôt mis Rossignol au fait; se doutant qu’il serait fort mal reçu, il n’avait point osé se présenter chez Pierre, garçon dont il regrettait de ne pouvoir tirer parti. Mais un jour, en rôdant autour de la demeure de son intime ami, il apprend que M. Dermilly est mort, que Pierre habite seul un bel appartement, et que son frère André est parti sans que l’on sache de quel côté il a porté ses pas.
Aussitôt Rossignol va s’élancer dans la porte cochère et grimper chez Pierre, mais il jette un coup d’œil sur son costume: son habit n’a plus que deux boutons, son pantalon est fendu au genou et déchiré au mollet. Pierre peut avoir des domestiques, et sa toilette ne les préviendra pas en sa faveur. Mais Rossignol n’est jamais embarrassé: il court à une place de fiacres, reconnaît un cocher avec lequel il s’est battu trois fois, et raccommodé quatre, il lui frappe sur l’épaule en s’écriant:
—François, prête-moi ton carrick pour deux heures...
—Mon carrick!... es-tu fou?...
—J’en ai un besoin urgent. Deux heures seulement et je te le rapporte...
—Est-ce que je peux, je n’ai qu’un petit gilet dessous...
—N’est-ce pas suffisant par la chaleur qu’il fait?...
—Je ne peux pas conduire le monde les bras nus...
—Au contraire, tu auras l’air de Phaéton... et tu couperas mieux les ruisseaux...
—Laisse-moi tranquille.
—D’ailleurs, tu es en queue, tu ne chargeras pas de deux heures; avant ce temps je t’aurai rapporté ton meuble... François, tu ne voudrais pas désespérer un ami qui t’a souvent payé bouteille; il y va de ma fortune... de la tienne peut-être, car une fois en argent, je ne prends pas d’autre voiture que ton sapin, et je te paye trois francs la course...
—Bah! tu veux rire...
—Non, foi de premier torse!... Tiens voilà quinze sous, va m’attendre à la Carpe travailleuse, et fait ouvrir des huîtres...
—Des huîtres avec quinze sous!...
—Je te réponds de tout... quatre douzaines... Allons, François, tu es attendri... lâche une manche...
—Mais ma voiture...
—Vois donc le temps qu’il fait, imbécile... Pas de fêtes, jour ouvrable... Tu feras chou-blanc jusqu’à ce soir...
—Mais...
—Prends du petit vin blanc... tu sais... et deux sous de géromé... Allons, lâche l’autre manche.
—Ah ça! tu me promets d’être revenu avant deux heures?
—Je te le jure par Hercule et Antinoüs!
—Je ne connais pas ces gens-là. Mais si tu me manques, songe que je ne rirai pas.
—Sois donc en repos... Va boire en m’attendant, et n’épargne pas le vin.
En disant ces mots, Rossignol endosse le carrick et se sauve avec en fredonnant:
Pierre regarde quelques minutes Rossignol sans le reconnaître, parce que ses moustaches sont retroussées de manière à se perdre dans ses oreilles. Mais déjà Rossignol a sauté au cou de Pierre, qu’il serre dans ses bras comme un ours qu’il voudrait étouffer.
—Aïe... lâche-moi donc! s’écrie Pierre, qui à ces manières aimables a reconnu son ami.
—Non, laisse-moi t’embrasser encore... Ce cher Pierre, je suis si content de le revoir!...
—Comment, c’est toi... Loiseau... Quand je dis Loiseau, mon frère prétend que tu t’appelles Rossignol...
—Il a raison...
—Pourquoi donc te fais-tu appeler Loiseau?
—Mon ami, est-ce qu’un rossignol n’est pas un oiseau?
—Si fait.
—Eh bien! tu vois alors que c’était la même chose, et que je n’avais pas changé de nom.
—Au fait, c’est vrai... Je n’avais pas réfléchi à cela.
—Au reste, qu’importe le nom! Rossignol ou Loiseau, je ne suis pas moins ton sincère, ton meilleur ami... ainsi que celui de ton frère... quoique j’aie eu jadis quelques torts envers lui... Mais c’étaient des étourderies de jeunesse:
Il en est un pour la raison...
—Je viens lui demander son amitié, dont je me sens digne, et me jeter dans ses bras... Où est-il, ce cher André... présente-moi à lui... je veux absolument le voir, ainsi que M. Dermilly, mon ancien maître de dessin, homme qui m’a toujours honoré de son estime et de ses conseils. Il me tarde de l’embrasser, ce digne homme, que je révère comme mon père... Mon ami, conduis-moi vers lui, tu vas voir comme il me recevra...
—Ah! bien!... si c’est pour M. Dermilly et mon frère que tu es venu ici, tu as tout à fait perdu ton temps!...
—Comment... que veux-tu dire?... parle... explique-toi...
—M. Dermilly est mort... il y a déjà longtemps...
—Il est mort... mon maître!... mon père... mon ami! ah! quel coup!... attends que je m’asseye...
—Est-ce que tu te trouves mal?...
—Je crois que oui... fais-moi prendre quelque chose...
—Veux-tu un verre d’eau?...
—J’aimerais mieux de l’eau-de-vie, si tu en as.
—Je crois bien... et de la bonne. Oh! M. Dermilly était monté en liqueurs, nous en avons de quinze sortes au moins, dans une grande armoire... Et la cave... ah! il y a du vin fameux!
—Quel homme respectable c’était...
—Tiens, goûte-moi ça...
—C’est du chenu... Comment, il est mort!... comment, la mort a osé frapper un talent du premier ordre!... Ah! quels progrès j’aurais faits sous lui... si j’avais été moins volatil... Il me regardait comme son fils.
—Ce n’est pourtant pas comme cela qu’il parlait de toi...
—Je te dis que j’ai eu des torts... je les avoue, c’est fini... qu’est-ce que tu veux de plus... encore un coup!...
—Te sens-tu mieux?
—Oui, ça commence à revenir. Mais André, où est-il? Appelle-le donc, que je lui saute au cou...
—Hélas! j’aurais beau l’appeler...
—Ah! mon Dieu, tu me fais frémir... serait-il mort aussi?... encore un petit verre... Tiens, donne-moi la bouteille, je me verserai moi-même, j’aime mieux ça. Eh bien! mon pauvre Pierre, ton frère?...
—Il a disparu... il est parti, il y a six semaines déjà, et nous ne savons pas ce qu’il est devenu... il n’a donné aucune nouvelle...
—Ah! mon Dieu... ce cher André... moi, qui venais lui demander à dîner, sans façon; c’est égal, je dînerai avec toi. Mais quel vertigo lui a donc passé par la tête?...
—Oh! ce n’est pas un vertige, c’est une passion... un amour concentré; mais je ne peux pas t’en dire plus, parce que c’était un mystère.
—Oh! c’est juste, je ne te demande rien; d’ailleurs tu me conteras tout en dînant.
—Ce qu’il y a de plus inquiétant, c’est qu’il m’a laissé, par un papier, maître de disposer de tout ce qui lui appartenait, et mam’zelle Manette dit que ça prouve qu’il ne veut plus revenir.
—Mademoiselle Manette raisonne comme un procureur. Et il n’y a point de doute que tout ce qui était à ton frère est à toi.
—Eh bien! mon ami, croirais-tu que maintenant que je suis riche, je m’ennuie comme une bête?
—Cela ne m’étonne pas du tout.
—D’abord le chagrin, l’inquiétude que me donne André...
—Oh! c’est juste... et puis l’ennui de vivre seul, de n’avoir personne auprès de toi avec qui tu puisses rire, causer, épancher ton âme... Pierre, tu sais si je suis ton ami!... Je veux remplacer André, je veux être un frère pour toi... et dès ce moment je m’établis ici, et je ne te quitte plus...
—Bah!... ce cher Loiseau... Ah! c’est-à-dire Rossignol...
—Je t’ai déjà dit de m’appeler comme tu voudrais.
—Je pensais à toi souvent, et je me disais, si j’étais avec lui, je suis sûr que je ne m’ennuierais pas!...
—Nous ennuyer!... Oh! je te réponds que nous n’en aurons pas le temps... Nous rirons, nous boirons, nous chanterons depuis le matin jusqu’au soir:
Je t’apprendrai à te servir de ta fortune.—Ma foi! je veux—bien... quoique ça, quand je pense à ce pauvre André...—Oh! nous y penserons toujours! le plaisir n’exclut point la sensibilité: nous le pleurerons tous les matins avant de nous lever; mais après cela, en avant les divertissements! Mais tu me fais l’effet d’être logé comme le Grand Turc... des canapés et des bergères partout!... Oh! tu ne vois rien encore... Viens, je vais te montrer tout mon appartement.
Rossignol suit Pierre, qui se sent déjà plus gai depuis qu’il a revu celui qu’il croit son sincère ami. Le jeune Savoyard est encore neuf en tout: il prend les hommes pour ce qu’ils se donnent, les choses pour ce qu’elles paraissent. D’après cela, il croit à tout ce que dit Rossignol, et se persuade que, s’il a eu quelques torts, la manière franche dont il vient de se présenter lui aurait fait trouver grâce devant son frère et M. Dermilly.
Le beau modèle pousse des cris d’admiration en entrant dans chaque pièce, qu’en effet il ne connaissait pas, n’ayant jamais vu que l’atelier et la cuisine. Il s’arrête devant plusieurs tableaux en s’écriant:
—Vois-tu ce Romain-là? c’est moi... et ce beau Grec? c’est encore moi.
—Mais ça ne te ressemble pas du tout.
—Je ne te dis pas que c’est ma figure, mais c’est mon corps, et je me flatte qu’il est frappant.
—De ce côté, c’est la cuisine.
—Oh! pour la cuisine, je la connais, je passais toujours par là quand je venais travailler avec ce bon et respectable Dermilly. A propos, et la vieille Thérèse?
—Qu’est-ce que c’est que Thérèse?
—La cuisinière du patron.
—Ah! j’ai entendu dire qu’elle était morte.
—Elle a bien fait, elle ne savait pas confectionner un bouillon.
—Depuis qu’André est parti, je n’ai point de domestique... d’abord il me semble que je n’oserais pas prier quelqu’un de me servir.
—Écoute, Pierre, les valets sont presque tous des canailles qui nous volent. Il vaut mieux se servir soi-même. Oh! je te donnerai des leçons d’économie, moi; d’abord pour dîner on va chez le traiteur, c’est plus gai. Jamais de cuisine chez soi, fi donc! ça sent mauvais. Si l’on veut y dîner, on fait venir du premier cabaret, et c’est plus sain. Pour les chambres, les lits, on a un petit décrotteur qui vient vous secouer ça tous les jours, en faisant vos bottes, et en un tour de main tout est fini; au lieu qu’une femme de ménage passe sa matinée à faire un lit; et d’ailleurs ça se mêle de tout, ça regarde tout, ça dit tout ce qu’on fait; nous n’en aurons point... seconde économie.
—Ce diable de Rossignol, comme il est devenu économe!
—Oh! tu en verras bien d’autres. Ah! voilà sans doute la chambre à coucher de ton frère?
—Hélas! oui... elle est inutile maintenant.
—Je m’en empare afin de l’utiliser, et je t’en payerai le loyer en temps et lieu: troisième économie.
—Mais, dis donc, si tu vas toujours comme cela, au lieu de m’apprendre à dépenser mon argent, tu vas encore m’enrichir.
—Oh! que ça ne t’inquiète pas!... quant à l’argent, ça sera mon affaire... Tu conviendras qu’un logement comme celui-ci pour toi seul, cela n’avait pas le sens commun.
—Je n’y restais que parce que j’attendais toujours mon frère.
—Nous l’attendrons ensemble, ce sera plus gai. Mais tu m’as parlé d’une certaine armoire garnie de liqueurs, si nous allions lui dire deux mots?
Pierre s’empresse de conduire son ami dans la pièce où sont les liqueurs. Il dresse une table sur laquelle il met les débris d’un pâté, restant de son déjeuner.
—Est-ce que tu n’as que cela? dit Rossignol.
—N’est-ce pas assez?
—Eh! non, nigaud; quand, on reçoit un ancien ami, on lui donne autre chose à manger qu’un restant de pâté.
—Mais comment avoir autre chose? il n’y a que ça ici.
—Ah! que tu es encore innocent... et les traiteurs! est-ce qu’ils sont établis pour les mouches à miel? Allons, vite, appelle ton portier, qu’il coure chez le premier gargotier; qu’il fasse apporter des côtelettes, des andouilles, des petits pieds... une bonne omelette, et pendant ce temps nous faisons une descente à la cave, avec laquelle je ne serais pas fâché de faire connaissance.
La vivacité de Rossignol, la facilité avec laquelle il fait tous ses arrangements font sortir Pierre de son indolence habituelle. Déjà l’intime ami est sur le carré, d’où il crie à tue-tête:
—Holà, portier! ici, mon petit! quittez un peu votre pie et montez subito.
—Ce n’est pas un portier, c’est une portière, dit Pierre à son ami, et dame! elle se donne des airs de propriétaire.
—Parce que tu es un novice et que tu ne sais pas, en temps et lieu, lui boucher l’œil avec une pièce de vingt sous... Il faut savoir être généreux dans l’occasion, ça fait que tout le monde s’empresse de vous servir, et qu’on peut se passer de valets: quatrième économie.
La portière monte; c’est une petite femme de cinquante ans, à l’air grognon et maussade, qui parle avec prétention et s’est fait un, dictionnaire particulier. Depuis quelque temps elle voit Pierre d’un assez mauvais œil, parce qu’elle ne fait plus son ménage.
—Que me voulez-vous? dit-elle d’un ton aigre, et pourquoi crier de manière à provoquer toute la maison?
—Madame Roch, dit Pierre, je vous demande excuse, mais c’est que... j’aurais voulu...
—Chut! dit Rossignol en passant devant Pierre et en se couvrant de son carrick comme s’il jouait Catilina, tu ne sais pas colorier tes pensées; laisse-moi parler pour toi... Ma petite madame Roch, nous désirerions, mon ami et moi, un déjeuner soigné. Nous voulons fêter ce jour qui nous rassemble; d’anciens amis qui ne retrouvent ne sont pas fâchés, en dégustant un vieux bourgogne, de savourer la côtelette. Chargez-vous de commander tout cela dans un bon style...
—Monsieur, je ne suis point la servante des locataires... d’ailleurs je ne fais plus le ménage chez M. Pierre...
—C’est qu’il craignait le tête-à-tête avec vous, madame Roch... quand on est encore aussi fraîche...
—Monsieur, je vous prie de...
—Aussi bien conservée...
—Oui, monsieur, je me flatte de l’être, conservée.
—Nous servirions de modèle pour une Médée ou une Agrippine.
—Monsieur, je ne sais ce que...
—Quel âge avons-nous, madame Roch?
—Quarante-quatre ans, monsieur.
—D’honneur! c’est tout au plus si vous en paraissez douze. Allons, Pierre, de l’argent, madame Roch se charge de tout.
—Mais, monsieur...
—Et l’on ne compte jamais, avec une portière aussi intéressante:
Lâche les espèces.
Pierre fouille dans son gousset et met une pièce de cent sous dans la main que Rossignol lui tend par derrière le dos.—Va toujours, lui dit Rossignol. Pierre en met une seconde.
—Va encore, dit à demi-voix le beau modèle, et Pierre en met une troisième en se disant:
—Quinze francs pour un déjeuner!... ça ne peut pas être là une cinquième économie.
Rossignol met deux pièces de cinq francs dans la main de madame Roch, glisse la troisième sous son carrick, et puis dit à l’oreille de la portière:
—Arrangez cela pour le mieux, et gardez la monnaie pour vous.
En même temps il lui pince le genou, fait semblant de vouloir l’embrasser, et la pousse vers l’escalier. Madame Roch, tout étourdie de ces manières, mais très sensible à l’argent, arrange son fichu que Rossignol vient de chiffonner, et descend commander le déjeuner.
—Tu le vois, dit Rossignol, on m’obéit... Ah! mon ami, avec de l’argent on fait courir des tortues!...
—C’est vrai, mais quinze francs pour un déjeuner!...
—Comment, tu habites un appartement superbe, et tu regardes à de pareilles misères!... Écoute, Pierre, veux-tu t’amuser, ou ne le veux-tu pas?
—Oh! certainement, je le veux.
—En ce cas, laisse-toi donc gouverner. D’ailleurs, ne t’ai-je pas déjà appris cinq ou six économies?... Je ne veux pas non plus faire de toi un avare.
—Allons, je te laisse agir... car j’avoue que je ne m’y entends pas comme toi.
—Sois tranquille; que ton frère soit seulement six mois absent, et à son retour il trouvera du changement. Maintenant, allons à la cave.
Ils descendent à la cave, qui contient environ trois cents bouteilles de vin ordinaire et plusieurs douzaines de bouteilles de vin fin. Rossignol est en extase, il déjeunerait volontiers à la cave; mais, comme ce n’est pas l’usage, il se contente de prendre quatre bouteilles de différents vins, et charge Pierre d’autant de bouteilles d’ordinaire. Ces messieurs remontent avec cela; Rossignol en fredonnant dans l’escalier: