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André le Savoyard

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Va-t’en voir s’ils viennent,
Jean...

Le caporal s’avance avec ses hommes; Rossignol, va lui-même au-devant d’eux en disant:

—Je me rends à discrétion, mes anciens, bien persuadé que mon innocence sera reconnue comme celle de la chaste Suzanne; je ne demande pas mieux que de vous suivre.

Les soldats ne serrent pas de trop près un homme qui paraît fort disposé à les suivre. Rossignol passe au milieu d’eux. Sorti du jardin, il s’arrête, fouille dans ses poches, et s’écrie:

—J’ai oublié mon mouchoir... Je ne veux pas leur en faire cadeau.

—Je vais vous l’avoir, dit le caporal en faisant signe à ses soldats de s’arrêter et retournant sur ses pas.

Par un mouvement naturel, les soldats se sont retournés vers la maison du traiteur; c’est ce que Rossignol attendait. Aussitôt il prend sa course et gagne le pont d’Austerlitz. L’invalide lui demande un sou; il lui répond par un coup de poing qui le renverse et continue de se sauver. Cependant les soldats se sont retournés, le caporal est revenu, on court après Rossignol en criant:—Arrête!

Celui-ci approche de l’autre bout du pont et compte franchir la barrière; mais déjà les cris de l’invalide et du caporal ont été entendus: la barrière est gardée; la foule est amassée; et il n’y a pas moyen de sauter par-dessus tout ce monde-là. Rossignol revient sur ses pas... Il est cerné de chaque côté; déjà le caporal et l’invalide s’approchent d’un air triomphant en s’écriant.

—Nous le tenons!

—Prenez garde de le perdre! leur répond Rossignol, et, au moment où le caporal va l’atteindre, il monte sur le parapet et se précipite dans la rivière en chantant:

Moi, je pense comme Grégoire,
J’aime mieux boire.

Les soldats sont restés stupéfaits. La foule se porte sur les deux rives; on cherche les bateaux; mais là rivière est très-forte, et le courant entraîne le beau modèle jusqu’aux filets de Saint-Cloud.

Ce spectacle a vivement frappé Pierre; je me hâte de l’emmener en lui disant:

—Voilà, mon ami, quelle est souvent la fin de ces hommes qui n’ont ni honneur, ni mœurs, ni probité.

CHAPITRE XXXIII

PEINE ET PLAISIR.

Nous revenons près de Manette, dont je ne puis plus être une heure éloigné; c’est toujours ainsi au moment de s’enchaîner pour jamais... et l’on dit qu’ensuite... Mais nous ne changerons pas, Manette et moi: nous ne sommes pas de Paris.

On a mille choses à se dire la veille de ses noces. Les projets pour l’avenir viennent en foule à l’approche de ce moment qui décide du sort de notre vie. C’est vers la Savoie que se tournent nos regards, nos espérances; c’est là que nous comptons trouver le bonheur et assurer celui de ma mère, qui n’aura plus de vœux à former lorsque nous serons auprès d’elle.

Au milieu de nos doux projets, Pierre nous interrompt en disant à Manette:

—Ma chère sœur, je vous retiens pour la première contre-danse.

—Comment?... est-ce que nous danserons? dit Manette en me regardant avec surprise.

Et moi qui voulais la surprendre! Ce nigaud de Pierre ne sait pas garder un secret. Fâché de ce qu’il a dit, il me regarde, sourit, puis fait la moue. Et Manette, témoin de son embarras, me dit avec cette voix que j’aime tant:—Quoi! mon ami, tu as des secrets pour moi?...

Allons, je vois bien qu’il faut tout lui dire, puisque Pierre lui a donné des soupçons. Je conte ce que j’ai fait, ce que j’ai arrangé pour le lendemain. Manette me presse tendrement les mains en me disant à demi-voix:

—C’est pour moi que tu as fait tout cela, cher André, car tu n’aimes pas beaucoup les réunions, les danses. Que tu es bon!... que je suis heureuse!...

Et Bernard s’écrie en frappant dans ses mains:

—Une noce!... tant mieux!... c’est gai, ça!... Vous verrez, mes enfants, que je suis encore solide à la danse!... je vous tiendrai tête.

—Et moi donc! dit Pierre en sautant dans la chambre; je ne veux pas être un moment en repos... Je vas m’exercer toute la nuit!...

Notre joie est plus calme: Manette et moi, nous puisons dans nos mutuels regards une partie du bonheur que nous nous promettons... et ce n’est pas à la danse que nous pensons.

La soirée s’est prolongée. J’emmène Pierre, qui couchera cette nuit chez moi. Je dis adieu à Manette: nous répétons plusieurs fois:—A demain! car dans ce mot tout est compris: bonheur, amour, avenir... ce n’est que de demain que datera notre existence.

Mon portier me remet une lettre; je reconnais l’écriture de Lucile: sans doute elle me donne des nouvelles de ces dames, dont depuis quelque temps je n’ai pas entendu parler. Je mets la lettre dans ma poche, et je monte chez moi en continuant de causer avec mon frère. Je l’entretiens de Manette, et l’on n’en finit point quand on parle de ce qu’on aime. Pierre, tout en m’écoutant, commence à bâiller... il n’est pas amoureux.

Je me rappelle cependant la lettre qu’on m’a remise. Je la prends, et je l’ouvre pendant que mon frère se dispose à se coucher. Les premiers mots m’ont frappé... J’oublie le bonheur du lendemain; je me rapproche de la lumière, et je lis en frémissant ce qui suit:

«Mon cher André, je vais briser votre cœur en vous apprenant les nouveaux malheurs qui accablent mes chères maîtresses; mais à qui m’adresserai-je, si ce n’est à vous, le seul ami qui leur soit resté?... Je ne sais où j’en suis... pardonnez-moi, André, le peu de liaison de mes idées... J’ai tant de chagrin!... Écoutez, mon ami. Grâce à votre généreux secours, ces dames vivaient dans une modeste aisance. Persuadées que c’était M. Thérigny qui leur avait envoyé cette somme, elles pensaient que, revenu à des sentiments plus nobles, il ne les abandonnerait plus; seule je savais la vérité, mais vous m’aviez défendu de la dire, et j’obéissais. Il y a trois jours que M. Thérigny est arrivé chez ces dames, dans un désordre qui n’annonçait pas qu’il fût plus raisonnable. Il a paru surpris de les trouver à leur aise. Il allait les questionner, lorsque ces dames l’ont remercié pour la somme qu’elles croyaient avoir reçue de lui. M. Thérigny, surpris d’abord, s’est remis et a reçu leurs remercîments; la langue me démangeait en voyant qu’il ne se déclarait pas étranger à l’envoi de l’argent. Mais je me rappelai ma promesse... je me tus. Après s’être fait donner les clefs de tout, M. Thérigny sortit le soir. Mais, jugez de la douleur de ces dames, lorsqu’au lieu de revenir, il leur envoya une lettre dans laquelle il leur tint les propos les plus odieux, accusant sa femme d’entretenir avec vous une liaison criminelle, prétendant qu’elle n’avait feint de croire que ce fût lui qui avait envoyé l’argent, que pour mieux cacher ses intrigues avec vous. Enfin, le monstre leur a tout pris, tout emporté: argent, bijoux; il ne leur a rien laissé. Je ne puis vous peindre la douleur de madame la comtesse; c’est moins le regret de se voir dans la misère, que le chagrin d’entendre accuser sa fille. Quant à ma jeune maîtresse, déjà souffrante, la conduite horrible de son époux n’a fait qu’aggraver son mal. On m’a questionnée de nouveau; il a bien fallu que je dise la vérité. Elles vous ont béni. Ma jeune maîtresse pleurait en répétant à chaque instant: Pauvre André!... Cela ne m’étonne pas. Madame la comtesse a paru bien vivement affectée; puis elle m’a dit: Lucile... je voudrais voir André... Je voudrais le remercier de ce qu’il a fait pour nous. Voilà, mon ami, où nous en sommes. Ah! venez, par votre présence, apporter quelques consolations à mes pauvres maîtresses... André! vous ne les abandonnerez pas à leur douleur.»

Les abandonner! me dis-je en finissant cette lecture qui a bouleversé tous mes sens, ah! jamais!... jamais!... Elles n’ont plus que moi... mais un véritable ami vaut mieux que cette foule de gens aimables qui vous entourent dans la prospérité, et s’éloignent quand vous n’avez plus un visage riant à leur offrir.

Déjà ma pensée embrasse l’avenir. Je vois la situation, affreuse de madame la comtesse; sa fille est souffrante, et c’est dans ce moment que tout leur manque, c’est alors qu’elles se voient privées de toutes ressources... Ah! tant que j’existerai, je ne veux point qu’elles connaissent la misère.

Pierre est sur le point de se coucher; je l’arrête:

—Il faut te rhabiller, lui dis-je; dépêche-toi, mon frère; je veux t’envoyer quelque part...

—Quoi! si tard?

—Il ne faut pas perdre de temps; tu vas te rendre chez le traiteur où nous sommes allés tantôt.

—Oui, où se fera la noce... je vois ce que c’est; tu as oublié de commander quelque chose.

—Non, Pierre, ce n’est pas cela. Tu décommanderas, au contraire; plus de noce, plus de repas... plus de bal... il ne nous faut plus rien.

Pierre me regarde ouvrant de grands yeux:

—Ah! mon Dieu, mon frère... qu’est-ce que tu dis donc là. plus de noce?...

—Non, Pierre, cela ne se peut plus...

—Mais Manette et son père, qui s’attendent à danser?...

—Manette et Bernard m’approuveront.

—Tout ce monde que tu as invité?

—Chacun retournera dîner chez soi.

—Et ce traiteur qui fait le repas?

—Il est encore temps de l’empêcher, et c’est pour cela que tu vas y courir.

—Mon Dieu! c’est donc c’te malheureuse lettre qui est cause de tout cela?...

—Oui, Pierre; plus tard je te la lirai.

—Quel guignon!... pas de noce... Mais, André, est-ce bien décidé?...

—Absolument... va, cours, ne perds pas de temps.

Pierre a l’habitude de m’obéir; et, malgré son chagrin, il sort en portant son mouchoir sur ses yeux. Pendant son absence, je calcule ce que je puis faire. Ah! je ne crains pas d’être blâmé par Manette; son cœur pense comme le mien. Mais madame la comtesse, voudra-t-elle encore accepter?... Elle me refuserait, j’en suis certain, si elle devinait les privations que je m’impose. Je lui cacherai avec soin ma situation; je me dirai riche, bien riche, afin que mes secours lui soient moins pénibles.

Pierre revient; il a les yeux rouges... mon pauvre frère a pleuré.

—Eh bien! le traiteur? lui dis-je.

—Eh ben!... dame... il ne fera rien du tout, mais il a dit que tu étais une girouette, et que ça ne valait rien pour se marier.

Je m’embarrasse fort peu de l’opinion du traiteur. Pour consoler Pierre, je lui lis la lettre de Lucile et je lui dis:

—Cet argent que nous aurions employé à nous divertir servira à calmer quelque temps les inquiétudes de ma bienfaitrice. Et bien! Pierre, me blâmes-tu encore d’avoir décommandé la noce?

—Non... non... tu as bien fait, dit Pierre en poussant un gros soupir. Quoique ça, c’est bien dommage de ne point danser.

Au point du jour, je me rends chez Bernard. On ne m’attendait pas sitôt; mais on est levé, car on n’a point dormi. On me reçoit en souriant: le bonheur que lui promet ce jour se peint déjà dans tous les traits de Manette. Je ne sais comment lui annoncer la nouvelle... Elle me voit embarrassé, elle me questionne. Je lui donne à lire la lettre que j’ai reçue de Lucile.

Bonne Manette! en lisant, ses traits expriment toute la part qu’elle prend aux infortunes de ma bienfaitrice. A peine elle a fini de lire, et elle court à moi en s’écriant:

—Mon ami, plus de noce, plus de bal... Elles sont malheureuses... elles ont besoin de tes secours; ah! tous les plaisirs que nous aurions goûtés ne valent pas celui que tu éprouveras à leur être utile.

—Chère Manette!... j’avais déjà agi en conséquence... et je n’osais te l’apprendre.

—Tu n’osais!...

—Je craignais de te contrarier.

—Ah! mon ami! mon cœur n’est-il pas de moitié dans tout ce que tu fais? Ta main, ton amour, et je suis si heureuse!... que me faut-il de plus?... Car cet événement n’empêchera pas notre mariage, n’est-ce pas, mon ami?

—Non, sans doute; aujourd’hui même tu seras à moi... Nous serons heureux; j’ai la certitude que mon talent suffira à nos besoins... mais tant qu’elles seront dans la peine, nous ne pourrons aller en Savoie. Si je m’éloigne, si je les laisse seules ici, qui veillera sur elles... qui connaîtra leur situation?

—Nous resterons, mon ami; ton logement nous suffira... J’ai de l’ordre, de l’économie; je puis travailler aussi, moi; j’ai été élevée à cela... Tu verras, André, que le bonheur peut tenir lieu de richesse.

Chère Manette! quelle âme! quels sentiments!...—Tu ne peux encore aller chez ces dames, il est trop matin, me dit-elle, reste ici, déjeune avec nous; je vais tout préparer... Ensuite tu iras les voir... puis... tu reviendras... C’est pour deux heures, André, tu ne l’oublieras pas!...

Comment pourrais-je l’oublier, lorsqu’à chaque instant elle me force à l’aimer davantage, lorsque c’est un ange que je vais posséder!

Manette nous prépare notre déjeuner; puis sort pour quelques emplettes indispensables, nous dit-elle; je reste avec Bernard; le bon porteur d’eau ne songe plus à la noce.—Nous danserons entre nous, dit-il; nous n’en serons pas moins gais... Brave Auvergnat! il n’hésite jamais quand il s’agit de rendre service.—Tu ne fais que ton devoir, dit-il, en te montrant reconnaissant envers ta bienfaitrice... Pourquoi des âmes si nobles sont-elles souvent reléguées sous les toits?

Manette tarde bien à rentrer; le temps s’écoule. Je pourrais maintenant me rendre chez ces dames; mais je ne veux pas sortir avant que Manette ne soit de retour. Elle revient enfin, rouge, respirant à peine, mais plus jolie encore par le bonheur, le contentement qui se peint dans ses traits. Je ne lui demande pas d’où elle vient; les regards qu’elle attache sur moi ne laisseront jamais pénétrer dans mon cœur un soupçon jaloux. Je me lève, je l’embrasse; je vais m’éloigner en lui disant:

—A deux heures... je serai ici.

Elle me suit sur l’escalier, elle tire la porte sur nous; puis d’un air timide met plusieurs pièces d’or dans ma main en me disant:

—Tiens, mon ami, joins cela à ce que tu devais dépenser pour la noce... au moins la somme sera plus forte.

—D’où te vient cet argent, Manette?...

—Mon ami... c’est... ah! tu ne me gronderas pas, j’en suis sûre... mais tous ces cadeaux que tu m’avais faits ne m’étaient point nécessaires. Je n’ai besoin ni de grands châles, ni de robes de soie... Tu m’as dit que je te plairai bien sans cela... Mon ami, j’ai tout reporté, excepté une seule robe bien simple que j’ai passé la nuit à me faire... et cette bague... où il y a de tes cheveux et ce mot si doux... fidélité... Ah! tu me pardonneras, n’est-ce pas, André, d’avoir disposé de tout cela sans ta permission!

Lui pardonner!... je ne trouve pas d’expressions pour lui peindre ce que j’éprouve; je la serre contre mon cœur, je l’embrasse mille fois.—Assez! assez! me dit l’aimable fille en rougissant, ou tu croirais, André, que c’est par intérêt que j’ai agi ainsi... Enfin je me suis arraché de ses bras, et je cours chez madame la comtesse.

Je fais le chemin en peu de temps; d’abord le souvenir de Manette m’occupe entièrement; mais, arrivé devant la maison de ma bienfaitrice, je me sens craintif, embarrassé. Ah! il est plus difficile qu’on ne croit de faire le bien, surtout lorsqu’on veut ménager la délicatesse de ceux que l’on oblige; et puis je vais revoir Adolphine!... Adolphine, que je n’ai pas vue depuis qu’elle est mariée. Je ne suis plus amoureux d’elle; non, mon cœur est tout entier à Manette... et cependant je tremble, je suis inquiet, oppressé. Rappelons mon courage, songeons qu’Adolphine n’est plus pour moi qu’une amie, que la fille de ma bienfaitrice... Jamais rien dans ma conduite ne lui rappellera que j’ai osé l’adorer. De son côté, elle ne voit, elle n’a jamais vu en moi qu’un frère, que le compagnon de son enfance; elle ne m’a jamais aimé que d’amitié, j’en suis bien persuadé maintenant; éloignons donc toutes idées du passé; elles seraient offensantes pour tous deux.

La maison est de modeste apparence; c’est au quatrième, m’a dit Lucile. Au quatrième!... celles qui habitaient un hôtel, qui avaient dix domestiques à leurs ordres!... Ces changements se voient de tout temps, je le sais, mais ils n’en sont pas moins pénibles à supporter; et la philosophie, si facile en paroles, est souvent bien triste à mettre en pratique.

Je monte en tremblant; à chaque marche qui me rapproche du terme de ma course; je sens mon courage m’abandonner. Arrivé devant la porte, j’ai besoin de m’arrêter quelque temps. La pensée de leur malheur, du motif de ma visite, m’oppresse tellement que je respire à peine... Je voudrais voir Lucile la première... enfin j’ai frappé.

C’est Lucile qui m’ouvre; elle pousse un cri de joie.—Ah! que ces dames seront contentes de vous voir! dit-elle, je cours les avertir.

—Un instant, Lucile, promettez-moi d’abord que vous ne démentirez jamais ce que je dirai...

—Oui, André, oui, je vous le promets.

—Je désire que madame me croie riche... à mon aise du moins... Je le suis en effet; les tableaux que j’ai vendus m’ont procuré plus que je n’espérais, et ceux que je ferai...

—Qu’avez-vous besoin de me dire tout cela, André? je devine votre motif, je lis dans votre âme... Croyez que je vous seconderai de tout mon pouvoir.

Nous entrons; l’appartement est meublé avec simplicité, mais du moins rien n’y annonce encore la misère.—Ma jeune maîtresse n’est pas levée, me dit Lucile; depuis quelque temps elle est souffrante; madame est auprès d’elle; je vais l’avertir; attendez ici, André.

Je reste dans une petite pièce qui fait salon. Tout ce que je vois oppresse mon âme. Je me rappelle l’opulence de l’hôtel, et je fais de tristes comparaisons. Mais on vient... la porte s’ouvre... mon cœur bat vivement... C’est ma bienfaitrice! je l’ai aperçue... elle m’ouvre les bras.—André!... mon cher André!... me dit-elle d’une voix que l’émotion éteint. Je cours vers elle, je tombe à ses pieds, je prends ses mains, je les baigne de larmes...—A mes pieds! s’écrie-t-elle, lorsque ta place est sur mon cœur!... Mais j’ai besoin de me prosterner quelque temps devant son infortune.

Le premier moment est passé; je suis assis près de madame la comtesse; elle me regarde avec attendrissement.

—Tu connais nos malheurs, me dit-elle, et moi je sais tout ce que tu as fait pour nous... Je sais avec quelle noblesse tu t’es conduit.

—Ah! madame, de grâce...

—André, laisse-moi épancher mon cœur... La reconnaissance n’est un poids que pour les âmes ingrates, et je suis fière de tes bienfaits. Mais, mon ami, l’envoi considérable que tu nous avais fait a dû te réduire au plus strict nécessaire.

—Non, madame, non; je suis riche encore. Grâce à vous, je possède des talents; mes essais en peinture ont réussi bien mieux que je ne l’espérais; mes pinceaux me fournissent des ressources faciles... Ah! madame! vous m’avez appelé quelquefois du doux nom de fils; permettez que je m’en rende digne; c’est à vous que je dois ce que je suis; laissez-moi désormais le soin de veiller sur votre sort; ne formez plus aucune inquiétude pour l’avenir; j’ai bien plus qu’il ne m’en faut pour moi. Je serai si heureux de vous prouver mon attachement, ma reconnaissance!...

—André, n’as-tu pas déjà assez fait pour nous?... Non, mon ami, je ne puis accepter davantage; l’âge n’a point encore affaibli mes forces, je travaillerai; mon Adolphine recouvrera la santé, et peut-être le destin se lassera de nous être contraire.

—Vous! travailler pour vivre!... non, je ne le souffrirai pas. Je vous le répète, je suis riche encore... Ah! madame, ne me refusez pas, ou je croirai que vous m’avez retiré votre amitié.

Je suis de nouveau aux genoux de ma bienfaitrice; je ne veux point les quitter qu’elle ne m’ait promis de céder à mes vœux. Ses larmes coulent, elle me donne la main.—André, me dit-elle, tu veux me prouver que tu étais digne d’être mon fils... et que j’aurais dû...

Je ne lui permets pas d’achever... Quelqu’un vient; c’est Adolphine... Grand Dieu! quel changement dans toute sa personne! Elle est toujours belle; mais la souffrance, le chagrin se peignent jusque dans son sourire. A ma vue, une vive rougeur couvre son visage et remplace un moment sa pâleur habituelle. Sa mère court au-devant d’elle.

—Déjà levée? lui dit-elle.

—Oui, j’ai voulu voir André... il y a si longtemps... que je n’avais eu ce plaisir!...

Je reste immobile devant elle; je ne puis décrire ce qui se passe en moi; je tremble, je ne puis parler, j’éprouve un mélange de plaisir et de peine; mais c’est ce dernier sentiment qui semble l’emporter.

Je balbutie:—Madame... Ce nom a de la peine à sortir de mes lèvres.—C’est ton amie, ta sœur! se hâte de dire madame la comtesse en appuyant sur ce mot. Adolphine, donne ta main à André.

Je m’avance vers elle et prends sa main, qu’elle me tend en détournant les yeux. J’ai cru y voir des larmes, et cette main, que je baise avec respect, tremble et brûle dans la mienne.

Ce moment est pénible pour mon cœur; ma bienfaitrice, qui s’aperçoit de notre embarras, se hâte de me parler de ma mère, de Bernard, de mes anciens amis.

Je conte à madame la comtesse ce que j’ai fait pour ma mère, et cela paraît lui causer le plus grand plaisir.—Tu es aussi bon fils, me dit-elle, qu’ami sincère et dévoué.

Je ne dis pas à ces dames que je vais me marier; ma bienfaitrice consentirait plus difficilement à accepter mes secours.

Adolphine parle peu; sa tristesse me fait mal; elle me regarde quelquefois; mais dès que je porte mes yeux sur elle, les siens se baissent vers la terre, et je ne sais quel trouble semble l’agiter. Ma présence lui rappelle les beaux jours de son enfance; sans doute elle fait maintenant de tristes comparaisons, et voilà ce qui cause sa peine.

Mais mon cœur ne peut oublier Manette et le bonheur qui m’attend. L’heure est venue de me rendre chez Bernard. Je prends congé de madame la comtesse; je lui demande la permission de venir la voir quelquefois. André! me dit-elle, tu es notre unique ami; ta présence sera désormais notre seul plaisir. Si la calomnie ose verser sur nous ses poisons, nos âmes sont pures, et nous devons nous montrer au-dessus de ses atteintes.

Je baise la main de ma bienfaitrice; je demeure encore embarrassé devant Adolphine; elle lève sur moi ses yeux languissants, et me dit en s’efforçant:—Vous reviendrez nous voir, n’est-ce pas, André?

Je balbutie:—Oui, madame; et je m’éloigne, le cœur oppressé... il me semble que je ne respirerai librement que lorsque je ne serai plus devant elle. Enfin je les ai quittées; mais, avant de m’éloigner, j’ai remis à Lucile la somme que j’avais apportée. Lucile me serre la main, elle veut parler; je l’embrasse et je pars.

Je suis dans la rue, je me sens plus à mon aise... Cette première entrevue me coûtait. J’ai fait mon devoir; ne songeons plus qu’au plaisir, à l’amour, à Manette.

Je fais le chemin en courant. Je la trouve parée de la robe qu’elle a reçue de moi et qu’elle s’est faite pendant la nuit. Elle m’attendait avec impatience et inquiétude. Je lis dans ses yeux tout ce qu’elle a éprouvé pendant que j’étais chez madame la comtesse et près d’Adolphine; mais je cours à elle, je la presse contre mon cœur... le sourire est revenu sur ses lèvres... ses yeux semblent me demander pardon de ses alarmes.

Tout le monde est prêt, et toute la noce se compose maintenant de Bernard, de mon frère et de deux vieux amis du bon Auvergnat. Chacun a mis son bel habit; et Pierre, pour se consoler sans doute de ne point danser le soir, ne fait pas un pas dans la chambre sans sauter et se dandiner.

A défaut de remise, nous prendrons le modeste fiacre. Nous ne sommes en tout que six: un seul nous suffira. Pierre est allé le chercher... Je prends la main de Manette... Nous descendons les cinq étages; toutes les voisines se mettent sur leur carré ou à leur fenêtre pour la voir passer: c’est bien naturel; et moi, je ne suis pas fâché que l’on voie Manette; car on ne fera point de propos sur son compte, on ne chuchotera pas d’un air moqueur en regardant son bouquet virginal; et toutes les jeunes filles qui se marient ne peuvent point, comme Manette, supporter l’examen des commères de leur quartier.

Nous montons dans le fiacre; nous sommes un peu pressés, mais je suis assis près de Manette, et je ne m’en trouve que mieux. Nous faisons le chemin gaiement; car notre noce n’est point de celles où tout le monde se regarde pour savoir si l’on doit rire.

Je n’aime point cet air grave et silencieux que prennent parfois de nouveaux époux; il semble que ces gens-là devinent qu’ils vont se rendre mutuellement malheureux.

Nous avons enfin consacré notre union au pied des autels. Elle est à moi! elle est ma femme!... Que ce nom me semble doux à lui donner, et combien elle est heureuse de l’entendre! Chère Manette! que d’amour dans un seul de ses regards!

Nous revenons chez le père Bernard, où une officieuse voisine a bien voulu préparer le dîner. On se met à table, on rit, on boit, on chante. Nous soupirons quelquefois, Manette et moi; mais nous savons bien pourquoi, et cela n’est pas inquiétant.

Bernard et ses amis trinquent, pendant que Pierre chante et que Manette et moi nous nous regardons. On nous prie de danser une bourrée des montagnes; nous retrouvons notre gaieté, notre vivacité de l’enfance. Mais nous nous lassons beaucoup plus vite; et à dix heures nous souhaitons le bonsoir à la compagnie. Pierre reste chez Bernard, et j’emmène Manette chez moi... chez elle, chez nous... nous ne faisons plus qu’un.

CHAPITRE XXXIV

DERNIÈRE ÉPREUVE.—RETOUR EN SAVOIE.

L’amour, l’ordre, le travail promettent le bonheur à notre petit ménage. J’ai commencé un nouveau tableau; Manette fait des robes, Pierre a repris ses crochets, le père Bernard est le seul qui se repose, mais le brave homme l’a bien gagné. En Savoie, dans la jolie maison de ma mère, ayant à notre disposition un grand jardin que nous cultiverions nous-mêmes, je sais bien que nous serions à notre aise, riches même, avec ce que je gagnerais. Mais madame la comtesse, mais sa fille... puis-je les quitter, m’éloigner d’elles lorsque tout les abandonne? Non! ma place est marquée où elles sont, tant que M. de Thérigny ne se conduira pas différemment.

Pendant les premiers jours de notre union, nous avons de fréquentes distractions Manette et moi; j’ai de la peine à rester une heure devant mon tableau, elle-même quitte son ouvrage... Nous avons toujours quelque chose à nous dire. Cependant Manette me parle raison, lors même que l’amour respire dans ses yeux.

—Mon ami, me dit-elle, quand je quitte trop souvent mes pinceaux, songe que tu as bien des devoirs à remplir. Je soupire, et je retourne à ma palette: heureusement on ne peint pas le soir, et alors je me dédommage des privations du jour.

Bonne, excellente Manette! elle est la première à me dire, d’aller voir ma bienfaitrice, de m’informer si elle ne manque de rien. A chaque instant je découvre dans ma compagne de nouveaux attraits: sa conversation est pure, attachante; son goût délicat, son esprit aimable; jamais rien de commun dans son langage ni dans ses manières; ce n’est pourtant que la fille d’un porteur d’eau: qui lui a donc enseigné à mettre du charme dans tout ce qu’elle dit, dans tout ce qu’elle fait? Je ne sais: mais il y a des êtres que la nature favorise, et qui savent tout sans avoir rien appris.

Je retourne chez madame la comtesse; cette seconde visite me coûte moins que la première, et cependant mon cœur se trouble encore quand je suis en présence d’Adolphine. Ah! les premières impressions de l’amour sont lentes à s’effacer. On me gronde de ce que j’ai mis tant d’intervalle entre ma première visite. Ma bienfaitrice veut que j’aille la voir plus souvent; elles ne reçoivent que moi, que moi seul, et je les distrais de leurs chagrins. Adolphine est toujours faible, souffrante; je ne me suis pas encore trouvé seul avec elle; je ne le désire plus maintenant! au contraire, il me semble qu’alors je serais bien embarrassé.

Madame me questionne sur mes tableaux; je réponds que tout me réussit, que mes succès m’étonnent moi-même... On est, je crois, bien excusable de mentir, lorsque c’est pour éviter des peines à ceux que l’on aime.

—Tu es bien digne de réussir! me dit ma bienfaitrice, et si l’on savait comment tu te conduis...

Je l’arrête; je ne veux plus que l’on me parle de reconnaissance, et alors je promets de venir souvent les voir. En m’éloignant, j’ai soin de m’informer à Lucile si l’on ne manque de rien. J’apprends que madame la comtesse travaille à broder pendant que sa fille repose, et qu’elle a bien défendu qu’on me le dise. Pauvre femme! c’est maintenant que j’envie la fortune, les richesses!... Courons reprendre mes pinceaux.

Un sourire de Manette dissipe mes idées tristes. Je lui conte tout ce qui m’a affligé, et elle m’embrasse en me disant:

—Eh bien! mon ami, nous sommes jeunes; nous travaillerons davantage, pour que tu puisses faire plus pour ta bienfaitrice, et nous n’en serons pas moins heureux. Pour toute réponse, je la presse sur mon cœur.

Il y a trois mois que je suis marié. J’ai vendu mon tableau; mais la personne qui m’a acheté mes premiers ouvrages est à la campagne. J’avais fait celui-ci trop à la hâte: les regards de ma femme m’avaient trop souvent distrait, et je n’ai eu que peu de chose. J’en entreprends un auquel je veux donner tous mes soins; mais avant qu’il ne soit fini, je frémis en songeant que ces dames auront mille besoins, et que le dernier argent que j’ai remis à Lucile doit être près de sa fin. D’un autre côté, mon petit ménage, quoique fort modeste, exige cependant que je m’en occupe. Ces pensées me font souvent soupirer, et les doux sourires de Manette ne parviennent pas toujours à dissiper les nuages qui obscurcissent mon front.

Manette ne me demande jamais rien; elle prétend que son travail suffit pour notre ménage; elle me supplie de ne point m’inquiéter de l’avenir; mais je ne puis être tranquille quand je songe à madame la comtesse, à sa fille dont la santé est toujours chancelante.

Je viens de me rendre chez ces dames, que je n’ai pas vues depuis quelques jours. C’est Adolphine qui m’ouvre la porte; Lucile est en commission et madame la comtesse vient, par extraordinaire, de sortir un moment.

Je me trouve seul avec Adolphine: cela ne m’est pas arrivé depuis le jour où je lui déclarai mon amour, où le marquis me surprit à ses pieds; ce souvenir me cause un embarras, une émotion pénible; je ne sais si Adolphine se rappelle cette circonstance, mais elle me paraît aussi troublée que moi.

Je suis assis auprès d’elle. Je me suis informé de sa santé, de celle de sa mère, puis je ne sais plus rien lui dire. Je reste muet devant elle... Est-ce parce qu’une foule de pensées, de souvenirs, se présentent à mon esprit?... Elle garde aussi le silence... nous avons l’air de deux coupables qui n’osent se faire leurs confessions, ou de deux amants qui se boudent, et cependant nous ne sommes ni l’un ni l’autre.

J’ai les yeux baissés, mais j’entends ses soupirs; elle est oppressée, elle souffre... Il me semble que je gagne son mal, ma poitrine se serre aussi. Enfin c’est elle qui rompt le silence, et sa voix est tremblante.—André!... il y a bien longtemps que nous ne nous sommes trouvés sans témoin. J’avais à vous dire... à vous demander...

Elle s’arrête; elle a besoin de reprendre des forces, et j’attends en tremblant qu’elle continue:

—André! reprend-elle au bout d’un moment, qu’avez-vous pensé de moi... en apprenant que j’étais l’épouse de M. de Thérigny?...

—J’ai présumé, madame, que cette union convenait à votre famille... et que rien ne s’opposait à ce qu’elle eût lieu.

—Et avez-vous pensé... que je pouvais être heureuse?...

—Oui, madame.

Elle ne dit plus rien. Lui aurais-je fait de la peine?... Je lève les yeux sur elle... O ciel! son visage est baigné de larmes... je cours vers elle... Dans ce moment, madame la comtesse revient.

—Qu’a-t-elle donc? s’écria-t-elle effrayée de l’état de sa fille.—Ce n’est rien! balbutie Adolphine en tâchant de sourire pour rassurer sa mère. Une faiblesse... un étourdissement...

—Pauvre enfant!

Je veux aller chercher le médecin; Adolphine s’y oppose, elle prétend qu’elle se sent mieux; elle affecte plus de gaieté; elle parle davantage; elle parvient à tranquilliser sa mère; mais moi, elle ne peut m’abuser.

Cette scène m’a vivement ému; je reviens chez moi tort agité. Je veux reprendre mes pinceaux, je ne puis les tenir. Manette craint que je ne sois malade; elle m’engage à prendre du repos, mais les souvenirs de ce jour troublent mon sommeil. Au milieu de la nuit je m’éveille... Manette n’est point auprès de moi.... Surpris, inquiet, je me lève en silence... J’aperçois une faible lumière dans mon atelier; j’avance, Manette est là: elle travaille à la lueur d’une lampe; elle passe une partie de ses nuits à veiller, tandis que je la crois livrée au sommeil.

Elle m’a entendu, et vient à moi en rougissant; c’est encore elle qui me demande pardon de ce qu’elle travaille la nuit, qui cherche à me prouver que c’est pour elle un plaisir et non une fatigue. Tant d’amour, tant de vertus, ne peuvent plus me surprendre dans Manette, mais qu’il me serait doux de les récompenser!... Elle dit que mon amour lui suffit.

La conduite de ma femme ranime mon courage; je travaille avec plus d’ardeur; et un matin je vois entrer dans mon atelier le riche amateur auquel j’ai vendu mes premiers tableaux. Il examine mon ouvrage: il en paraît fort satisfait; ses éloges ont enflammé mon imagination; mon tableau s’achève; j’ai fait mieux encore que je ne l’espérais, et j’en reçois un prix qui me semble considérable. Je supplie Manette de ne plus prendre sur son repos pour travailler; elle me le promet... Je veux lui donner quelques parures, quelques bijoux; elle les refuse et m’envoie chez madame la comtesse, en me disant:

—Est-ce que tu ne me trouves plus bien comme je suis?

Je ne me suis pas retrouvé seul avec Adolphine; et, depuis le jour où nous eûmes ensemble ce court tête-à-tête, elle est redevenue, en ma présence, silencieuse comme auparavant; lorsque j’arrive, elle sourit et paraît contente de me voir; mais ensuite elle retombe dans sa mélancolie.

Il y avait plus longtemps que de coutume que je ne m’étais rendu chez ma bienfaitrice, lorsque je vais leur apprendre le succès de mon dernier tableau.

—Nous nous alarmions de ne pas te voir, me dit madame la comtesse; craignant que tu ne fusses indisposé, je viens d’envoyer Lucile chez toi.

Je remercie la bonne Caroline de l’intérêt si tendre qu’elle me porte; mais je suis en secret fâché que Lucile se soit rendue chez moi; elle ne sait pas que je suis marié, et je crains de sa part quelque indiscrétion. Je tâche de dissimuler mon inquiétude, et je vais prendre congé de ces dames, lorsque Lucile revient et entre vivement dans la pièce où nous sommes.

—Je viens de chez vous, monsieur André! dit-elle en souriant d’un air significatif. Je la regarde, je lui fais des signes pour qu’elle se taise; mais elle n’y fait pas attention et continue de parler.

—Tu n’as trouvé personne? lui dit madame la comtesse.

—Pardonnez-moi, madame; j’ai trouvé quelqu’un... et une personne fort aimable, même!...

—Son frère, sans doute?

—Non, madame; oh! ce n’était pas un monsieur!

Madame la comtesse ne juge pas convenable de pousser plus loin ses questions. Adolphine m’a regardé: sa figure, toujours si pâle, vient de se couvrir d’une vive rougeur!... Je fais de nouveaux signes, mais Lucile continue de bavarder.

—Ah! madame, monsieur André ne nous dit pas tout! Vous ne devineriez jamais... Eh bien! madame, il est marié!...

—Marié?...

—Oui, madame! avec sa chère Manette, que je ne connaissais pas, mais qui est vraiment charmante.

—Est-il vrai, André? me dit ma bienfaitrice. Je réponds à demi-voix:

—Oui, madame...

—Et pourquoi donc nous l’avoir caché?...

Je cherche quelque motif à donner, lorsque mes regards se portent vers Adolphine. Grand Dieu! sa tête est retombée en arrière; une pâleur mortelle couvre son visage... elle est privée de sentiment. J’ai poussé un cri... Madame la comtesse se retourne et s’aperçoit de l’état de sa fille; elle court à elle, la prend dans ses bras, l’appelle à grands cris, tandis que Lucile et moi nous employons tous les moyens pour la faire revenir... Mais c’est en vain; ses yeux sont toujours fermés. Je cours, je vole chercher un médecin; je le ramène avec moi; ma bienfaitrice se désespère devant sa fille mourante... Enfin les soins du docteur la rappellent à la vie; elle rouvre les yeux; elle les porte sur moi, puis sur sa mère; elle veut la rassurer, et prononce d’une voix faible:

—Ce n’est rien... ne vous effrayez pas...

On la porte sur son lit. Elle dit avoir besoin de repos; je m’éloigne avec le docteur; je le questionne sur l’état d’Adolphine... Il ne me rassure pas; il parle de causes morales, d’un grand fonds de chagrin contre lequel échouent les secours de l’art. Hélas! ce chagrin, je crains d’en deviner la source!

J’apprends à ma femme l’état alarmant d’Adolphine; Manette, toujours bonne, s’offre pour aller la veiller, pour lui servir de garde; mais je n’y consens point; je ne crois pas que la présence de Manette soulagerait le mal d’Adolphine.

Je retourne, le soir, chez madame la comtesse.

—Adolphine est calme, me dit Lucile; sa mère est près de son lit, et ne veut plus la quitter un instant.

Je ne juge pas nécessaire de me présenter maintenant. Je retourne chez le médecin; je le prie de voir chaque jour la jeune malade.

—J’irai, me dit-il en secouant la tête, mais il n’y a rien à faire.

Je suis retourné près de Manette; elle montre presque autant d’inquiétude que moi sur l’état de la malade. La nuit est venue... L’image d’Adolphine ne me permet pas de trouver le repos... Mais bientôt j’entends frapper fortement à la porte de la rue. Un secret pressentiment me dit que c’est pour moi. Je me lève, je m’habille à la hâte... hélas!... je ne me suis pas trompé, c’est Lucile qui accourt tout en pleurs.

—Venez! venez! me dit-elle; elle est mal! bien mal! un délire affreux... puis, dans les intervalles, elle demande à vous voir, à vous parler...

J’ai suivi Lucile... nous marchons à la hâte et sans prononcer un mot; enfin nous sommes devant la maison...

—Et le médecin? dis-je.

—Il est là... Il donne aussi des secours à madame la comtesse, que l’état de sa fille réduit au désespoir.

Je pénètre dans l’appartement... elle ne me voit pas, elle est dans un de ses accès de délire... sa mère la tient dans ses bras... Je m’avance, je lui parle... elle prononce mon nom, mais elle ne me reconnaît point. Elle nomme aussi Manette, son époux; elle semble vouloir écarter une image pénible, elle porte la main sur son cœur en s’écriant d’une voix déchirante:

—Il est là, toujours là... Je ne puis l’en arracher... Mais il ne m’aime plus... il ne peut plus m’aimer.

Un anéantissement complet succède à ce transport. Enfin, elle revient à elle et nous reconnaît. Ma vue semble lui faire du bien... elle sourit à sa mère et lui dit d’une voix éteinte:

—Maman, permettez-moi de parler un instant à André... ce sera la dernière fois... puis je ne vous quitterai plus.

Ma bienfaitrice l’embrasse, et le médecin l’entraîne dans une autre pièce. Je suis seul devant le lit d’Adolphine: ses yeux sont gonflés de larmes; j’ai peine à retenir mes sanglots. Elle me tend la main.

—André! me dit-elle, je sens bien que je vais mourir... Ah! ne me plains pas! je ne pouvais plus être heureuse... Dis-moi que tu m’as bien aimée!... Appelle-moi encore une fois Adolphine! comme aux beaux jours de notre enfance... et je mourrai plus satisfaite...

—Adolphine!... chère Adolphine! vivez pour votre mère... pour nous tous qui vous chérissons...

—Non! c’est assez maintenant!... je suis heureuse... André! tu n’abandonneras pas ma mère!...

Je presse sa main dans les miennes... elle est déjà inanimée... Adolphine vient de fermer les yeux pour jamais!...

J’entends la voix de madame la comtesse, elle revient... Ah! épargnons-lui ce spectacle. Je cours au-devant d’elle, je l’entraîne... elle demande sa fille: mon silence lui en dit assez; elle tombe dans mes bras... Aidé de Lucile, je la transporte dans la voiture du docteur, qui nous conduit chez moi. Je n’ai pas besoin de recommander la comtesse à Manette; je connais son cœur.

Je retourne près de celle qui n’est plus. Je ne la quitte pas jusqu’à ce que les derniers devoirs lui soient rendus. Une tombe simple, modeste, reçoit cette femme à qui le destin avait accordé fortune, naissance, beauté, talents, qui est morte à dix-huit ans sans regretter la vie.

Mes soins, ma tendresse, les touchantes attentions, les douces prévenances de Manette parviennent enfin à calmer le désespoir de madame la comtesse. Nous pleurons Adolphine avec elle; les larmes sont moins amères versées dans le sein de l’amitié.

Mais rien ne me retient maintenant à Paris. Le séjour de la Savoie pourra au contraire, en offrant à ma bienfaitrice une autre existence, rendre moins présents les souvenirs de ses malheurs. Elle vient d’apprendre qu’après avoir joué et perdu ce qu’il lui avait enlevé, M. de Thérigny a été tué en duel. Je me jette à ses genoux avec Manette; nous pressons chacun une de ses mains; nous la nommons notre mère, et la supplions de ne jamais nous quitter.

—Oui, vous êtes mes enfants! nous dit madame la comtesse en nous attirant sur son cœur. Cher André! qui m’as si bien récompensée de ce que j’avais fait pour toi! et vous, bonne Manette, que je ne connais que depuis quelques jours, et qui les avez marqués par les soins les plus touchants envers moi!... ah! je ne vous quitterai plus... vous êtes désormais tout pour moi.

—Et vous consentez à venir habiter en Savoie avec nous?

—J’irai partout où vous serez.

Enfin je vais retourner dans mon pays, près de ma mère!... Tous nos préparatifs sont bientôt faits. Mon frère et le père Bernard sont tout prêts. Je propose à Lucile de nous accompagner; mais Lucile a fait depuis quelque temps la connaissance d’un jeune garçon épicier; il n’a que dix-huit ans, mais il veut s’établir, se marier, et les appas un peu prononcés de l’ancienne femme de chambre lui ont paru d’un fort bon effet pour un comptoir.

—Il est encore bien enfant, dit Lucile, mais je le formerai.

Je me rappelle qu’elle a toujours aimé à faire des éducations.

Le jour du départ est arrivé: j’ai loué une berline pour nous cinq, ne voulant pas que madame la comtesse allât en voiture publique. Pendant tout le voyage, elle est l’objet continuel de nos soins, de nos attentions. Touchée de notre amitié, elle nous tend souvent la main en nous disant les larmes aux yeux:—Vous voulez donc que je tienne encore à la vie?

Enfin nous les revoyons, ces montagnes chéries de la Savoie! Nous saluons, en passant, la barrière à la balançoire, comme si nous retrouvions un ancien ami. Madame est presque aussi joyeuse que Pierre et moi; elle s’écrie en me regardant:—C’est ton pays! c’est ici que tu es né!

J’avais parlé de la jolie habitation de ma mère; mais on était loin de la croire ce qu’elle est.

—C’est comme un château! s’écrient Bernard et Manette.

—C’est une retraite charmante, me dit madame la comtesse.

—Entouré de tout ce que j’aime, leur dis-je, ce sera pour moi l’univers, et mes désirs ne s’étendront jamais au delà des montagnes qui bornent son horizon.

Je ne puis peindre la joie de ma bonne mère en nous voyant arriver.

—Et c’est pour toujours, lui dis-je, désormais nous ne nous quitterons plus.

—Pour toujours: répète ma mère; quoi! mes enfants, vous n’irez plus à Paris?...

—Non, nous resterons près de vous.

—Mais toi, Pierre, qui regrettais tant les omelettes soufflées de la grande ville...

—J’en ai assez mangé, répond Pierre en portant sa main sur son œil gauche.

J’ai présenté ma mère à madame la comtesse; toutes deux s’aiment bientôt: les vertus égalisent les rangs et comblent les distances.

Nous sommes installés dans la jolie maison. Madame la comtesse a la plus belle chambre; elle ne le voulait pas, mais pour cette fois seulement j’ai agi contre sa volonté. Le bonheur est venu habiter avec nous cet asile. Pierre cultive et fait valoir notre terrain; le père Bernard l’aide quelquefois, puis va se reposer près de ma mère. J’envoie à Paris mes tableaux, et je deviens assez riche pour faire quelque bien dans les environs. Enfin Manette m’a donné deux petits garçons que j’adore; et lorsque l’hiver chasse les habitants de nos montagnes autour de leurs foyers, je retrouve encore les premiers beaux jours de ma vie en faisant des boules de neige avec mes enfants.

 

FIN.

TABLE DES CHAPITRES

CHAP. I. Tableau de neige.—La famille savoyarde.1
II. Les voyageurs.—La petite dormeuse.6
III. Elle s’éveille.—Départ des voyageurs.22
IV. La mort d’un bon père.—Séparation nécessaire.28
V. Les petits Savoyards.—Frayeur et plaisir.37
VI. Notre début.—Premier exploit de Pierre.46
VII. La jeune fille et son serin.59
VIII. Pierre fait encore des siennes.68
IX. Notre arrivée à Paris.—Événement imprévu.74
X. Le porteur d’eau.—Les bonnes gens.85
XI. Rencontre, accident.—Nouveau protecteur.96
XII. L’atelier du peintre.—M. Rossignol.106
XIII. L’original du portrait.117
XIV. Le second service.—La femme de chambre.126
XV. Espiègleries de M. Rossignol.139
XVI. Mon cœur commence à parler.162
XVII. La fusée et ses suites.182
XVIII. Je ne suis plus un enfant.188
XIX. Nouveau personnage.—Départ.197
XX. Voyage en Suisse.208
XXI. Retour.—Je quitte l’hôtel.213
XXII. Rencontre inespérée.222
XXIII. Mort de M. Dermilly.—Je suis riche.—Pierre fait des sottises.235
XXIV. Voyage en Savoie.—Acquisition.—Retour précipité.249
XXV. Entrevue.—Duel.—Plus d’espoir.262
XXVI. Diverses manières d’aimer.277
XXVII. Pierre et Rossignol.283
XXVIII. Le carrick de François.296
XXIX. Le ménage de mon frère.300
XXX. Six mois et huit jours.309
XXXI. Différentes manières d’employer sa fortune.323
XXXII. Apprêts de noce.—Dernier tour de Rossignol.340
XXXIII. Peine et plaisir.352
XXXIV. Dernière épreuve.—Retour en Savoie.362
FIN DE LA TABLE.

Paris.—Imprimerie de P.-A. BOURDIER et Cie, rue Mazarine, 30.


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