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Angèle Méraud

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The Project Gutenberg eBook of Angèle Méraud

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Title: Angèle Méraud

Author: Charles Mérouvel

Release date: June 9, 2013 [eBook #42896]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ANGÈLE MÉRAUD ***

Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.

ANGÈLE MÉRAUD

LIBRAIRIE DE E. DENTU
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR


Mademoiselle de la Condemine, 1 vol. 3  fr.
Les Caprices de Laure, 1 vol. 3 —
La Vertu de l'abbé Mirande, 4e édition, 1 vol. 3 —
Le Péché de la Générale, 3e édition, 1 vol. 3 —
La Filleule de la Duchesse, 2e édition, 1 vol. 3 —
La Maîtresse de M. le Ministre, 3e édition, 1 vol. 3 —
Jenny Fayelle, 4e édition, 1 vol. 3 —
Le Krach, mœurs du jour, 5e édition, 1 vol. 3 50
Les deux Maîtresses, 4e édition, 1 vol. 3 —
Le Mari de la Florentine, 3e édition, 1 vol. 3 —
Amours mondaines, 1 vol. 3 —
Les derniers Kérandal, 3e édition:
I. Mademoiselle de Fonterose, 1 vol. 3 —
II. Guana Trélan, 1 vol. 3 —
CHEZ OLLENDORFF:
Caprice des dames, 5e édition, 1 vol. 3 50

F. Aureau.—Imprimerie de Lagny.

LES SECRETS DE PARIS


ANGÈLE MÉRAUD
PAR
CHARLES MÉROUVEL

QUATRIÈME ÉDITION

PARIS
E. DENTU, ÉDITEUR
LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES
PALAIS-ROYAL, 15-17-19, GALERIE D'ORLÉANS


1883
Droits de traduction et de reproduction réservés

LES SECRETS DE PARIS
ANGÈLE MÉRAUD

I

Il y a quelques années, un samedi de 187..., vers onze heures et demie, un voyageur descendit de l'express venant de Paris et qui s'arrêtait dans une gare assez importante de la ligne de Granville.

Cette grande gare se trouve dans une petite ville qui a emprunté, on ne sait pourquoi, aux temps les plus reculés, le nom du roi des airs.

Cette petite ville n'est ni belle ni laide, remonte aux époques gauloises, et possède comme ornements supérieurs, une très curieuse tour d'église gothique et un château en décadence, élevé sur l'emplacement d'une forteresse et attribué à Mansard dont la gloire n'a rien à y gagner.

Ses cinq ou six mille habitants n'ont ni plus ni moins de défauts que les autres bipèdes qui fourmillent à la surface du globe.

En revanche ils possèdent à peu près autant de vertus que leurs semblables.

Ainsi, ils se montrent aimables, hospitaliers et bienveillants.

C'est quelque chose.

L'homme n'est pas parfait.

L'auteur de ces lignes moins que quiconque.

Le voyageur qui descendait de son wagon de première classe, était d'une taille moyenne, plutôt petite, fort bien prise.

Sa figure un peu maigre, au nez droit, au teint blanc, offrait à l'examen d'un observateur, comme caractère principal, une vive intelligence, une grande finesse d'expression. Ses yeux gris pétillaient d'esprit et de malice.

Aucune trace de barbe n'ombrait ses lèvres minces. Elles étaient aussi soigneusement rasées qu'une plaine de blé mûr où le feu a passé.

Deux courts favoris, blonds comme les cheveux qui se faisaient rares sur le front large, donnaient au personnage des airs de jurisconsulte, de diplomate, ou encore d'homme politique, une nouvelle profession à l'américaine, qui devient à la mode et rapporte.

C'était en effet un avocat. Mais un avocat d'une espèce particulière, peu commune.

Il était vêtu d'une jaquette bleue et d'un pantalon de même nuance dont la coupe révélait un excellent tailleur. Sa cravate, grise à pois noirs, était nouée avec cette négligence des gens du monde qui vont à la campagne. Un pardessus havane était jeté sur le bras gauche et la main droite portait une valise de cuir noir, avec deux initiales en argent, fixées par des agrafes: V. D.

Un fort gaillard d'une quarantaine d'années, coiffé d'un chapeau mou et couvert d'un complet en velours marron, qui s'harmonisait divinement avec ses formes d'athlète et de magnifiques cheveux bruns, se précipita à sa rencontre sur le quai et lui donna sans façon une chaleureuse accolade.

On aurait dit, avec un peu plus de distinction en faveur de ce moderne, Porthos se jetant dans les bras d'Aramis après une séparation de six mois.

—Valéry!

—Maurice!

—Te voilà donc, mon vieux Labadens?

—Eh! oui; en personne.

—Tu as fait un bon voyage?

—Excellent.

—Du reste, reprit l'ami au complet de velours, on ne déraille pas sur notre ligne. La Compagnie serait sans excuse; on va si lentement. On dirait de trains à bœufs ou même d'un bon coche de famille. Comme ma femme sera heureuse de te voir! Et les petites filles! Et tout le monde! Ce bon M. Châtenay, surtout. Il t'adore, mon beau-père! On nous attend, là-bas, pour déjeuner; allons, oust! en route!

—Sapristi, fit l'avocat, en jetant un coup d'œil d'angoisse à l'horloge de la gare; onze heures et demie! J'ai les rats au ventre. Et quatre lieues jusqu'au déjeuner.

—Bah! en cinquante minutes nous serons au Val-Dieu; sortons par le buffet!

Le buffet de Laigle ne rivalise pas avec les plus confortables des grandes lignes. Tonnerre et Dijon lui rendraient quelques points, mais la buvetière est une femme des plus accortes.

Elle trônait dans son établissement, une grande salle vert-d'eau, et accueillit les deux copains avec un franc sourire et une de ces poignées de mains qui font plaisir et se distribuent en Normandie avec une cordialité réjouissante.

—Vous avez trouvé votre ami, monsieur Chazolles? dit-elle au campagnard qu'elle semblait fort bien connaître.

—Oui, belle dame, et je vous le présente.

—Le représente, rectifia l'autre.

—En effet, j'ai déjà eu l'honneur de voir monsieur, dit la buvetière. Monsieur Duvernet, je crois?

—M. Valéry Duvernet, ajouta Chazolles, député de la Seine-Inférieure, Parisien pur sang, un futur ministre.

—N'anticipons pas, mon ami, je t'en prie, dit le député qui prenait un viatique hâtif et avalait rapidement quelques gâteaux et plusieurs verres de madère.

—Bah! qui est-ce qui n'a été, n'est ou ne sera ministre! Tu le deviendras comme les autres, à ton tour.

—Et toi? qu'est-ce que tu seras?

Chazolles secoua la tête.

—Moi, j'élèverai mes chevaux, mes vaches et mes cochons! Voilà mon avenir.

—Pourquoi ne te fais-tu pas député?

—Jamais de la vie! Une pareille corvée! Tu te moques, mon bon.

—Tu le serais si tu voulais!...

—Certainement, affirma la buvetière. M. Chazolles n'a que des amis. Il n'aurait qu'à se présenter; mais on ne peut pas le nommer malgré lui.

—Me fourrer dans cette galère! Ah! Dieu, non! par exemple. As-tu fini de t'empiffrer, Excellence!

—Tout à l'heure.

—Allons-nous en. Bonjour, belle dame.

—Bon voyage, messieurs.

La buvetière reconduisit courtoisement les deux amis jusqu'à la porte après avoir pris le billet du Parisien, selon la consigne.

Dans la cour de la gare, un cheval superbe piaffait entre les brancards d'un léger phaéton.

Un domestique en livrée bleu-marine descendit du siège et prit la valise du voyageur qui lui donna la main en disant:

—Ça va bien, Jacques?

—Oui, monsieur Duvernet.

—Et le fleuret?

—Toujours solide.

—Nous nous entretenons la main, dit Chazolles. Une heure tous les matins, quelquefois deux, quand il pleut.

—Mais monsieur est plus fort que moi, confessa Jacques, et ça me vexe.

—Dame! il a un poignet, cet animal-là, observa le député. C'est de l'acier.

—Filons, ordonna Chazolles qui rassemblait les rênes, pendant que le domestique sautait à l'arrière avec le sac de l'invité.

Le cheval, un excellent trotteur de demi-sang, noir comme du jais, fila en effet bon train dans la rue étroite qui mène à la place du marché, passa devant une église dont la tour, fort remarquable, en pierre grise, a été bâtie au quinzième siècle par les Anglais qui occupaient alors le pays; puis il se mit au pas et gravit à cette allure une montée assez raide, entre deux rangs de maisons à panneaux de silex encadrés dans la brique, comme la plupart des constructions de la contrée.

Chazolles portait à chaque instant la main à son chapeau et saluait d'un signe de tête les gens qui se tenaient sur leurs portes ou passaient à côté du phaéton.

—Tu es aussi connu que le loup blanc, lui dit Duvernet. Tu reçois des coups de chapeau comme un financier qui a une demi-douzaine de demoiselles à marier.

—Ce n'est pas étonnant. Je suis du pays. C'est à peine si je le quitte de temps en temps pour quinze jours. Mon père s'absentait encore moins que moi. Et je me plais là. J'y ai toujours vécu. Les maisons, les gens, les prés, les bois, que je rencontre sur ma route sont de vieux amis. C'est à Laigle et à Mortagne que nous prenons nos provisions. Nous sommes à moitié chemin de ces deux villes.

—De ces deux villages, fit Duvernet avec sa mine narquoise.

—Que te voilà bien, beau Parisien! Hors Paris, point de salut! Il n'y a que Paris de grand, de désirable, de superbe. Sais-tu ce qu'il me fait, ton Paris?

—Ma foi, non.

—Il m'assomme, il m'agace, il m'horripile.

—Patience. Il aura sa revanche.

—Jamais.

—Il ne faut pas dire: Fontaine!

Chazolles haussa les épaules et se tut.

Le phaéton avait gravi la côte et roulait maintenant entre les dernières maisons de la ville, sur la route de Mortagne, au milieu de champs couverts de moissons qui se doraient au soleil.

—Cristi! qu'il fait chaud! murmura le député.

Son ami le regardant avec compassion, prit un parasol de soie écrue doublé de satinette bleue.

—Tiens, dit-il, en l'ouvrant et en le tendant à Duvernet, protège ta peau délicate sous cette ombrelle propice, amour d'homme.

—Et toi?

—Oh! moi, je n'ai rien à perdre.

Et d'un geste, il lui montra son teint bronzé comme celui d'un chasseur d'Afrique qui aurait fait campagne dans la Kabylie, sous les ardeurs d'un ciel de plomb enflammé.

—Et ton beau-père? demanda Duvernet.

—Le vieux Châtenay se porte à merveille, grâce à l'air des champs et à sa distraction favorite.

—Il collectionne toujours?

—Avec un zèle!...

—Et il poursuit son grand ouvrage sur les antiquités normandes?

—Avec acharnement. Il est en ce moment plongé dans un ravissement sans bornes.

—Pourquoi?...

—Il a fait une découverte des plus heureuses.

—Bah! conte-la moi.

Chazolles posa un doigt sur ses lèvres:

—Sous le sceau du secret, dit-il.

—Science et mystère, fit l'autre avec un geste de conspirateur.

—Tu sais, reprit Chazolles, que Grand-Val, le château de mon beau-père, est situé de l'autre côté de la forêt du Perche. Tiens, nous y entrons, dans le Perche. Regarde. Voilà la limite.

En effet, le phaéton avait passé les Aspres, un bourg dont le nom ne désigne pas précisément un Eden. Des deux côtés de la route, un vaste fossé s'ouvrait au milieu des labours; sur son talus, visible encore, des végétations variées, genêts aux fleurs jaunes, ajoncs épineux, touffes de charme ou de bouleau s'étaient emparées de ce coin de terre accidenté comme d'un domaine vague destiné à devenir la proie du premier occupant. C'étaient les restes des limites royales qui séparaient jadis les deux provinces du Perche et de la Normandie.

Chazolles continua:

—Nous n'avons donc, pour aller du Val-Dieu chez lui, que la futaie et les taillis à traverser,—un paysage ravissant—deux lieues et demie d'un parc qui semble avoir été mis là exprès pour nous, coupé de sentiers et d'avenues. Une vraie promenade de philosophes ou d'amoureux. Or, en le parcourant, M. Châtenay a remarqué à un certain endroit qu'on nomme Rudelande, dans un coin de broussailles qui appartiennent à un paysan, des mouvements de terrain qui ne lui ont pas paru être l'œuvre de la nature. Il s'est mis en tête, avec l'obstination d'un savant, qu'il a dû y avoir là quelque vieille cité gauloise ou romaine, très curieuse, ensevelie sous la forêt; avec cette même obstination et quelques écus donnés à de pauvres diables, il a commencé discrètement des fouilles qu'il entoure du plus profond mystère et que tout le monde connaît. Et, à coups de pioche, il a mis au jour des fondations, des restes de vieux murs, cimentés solidement, et qu'il suppose être ceux d'une manière d'oppidum fortifié ou de poste romain. Il n'est pas encore fixé, mais il se fixera.

—Hum! fit le député, je me méfie des antiquaires et de leurs trouvailles!

—Enfin il jubile, mon bon.

—C'est le principal. Laissons-lui ses illusions!

—En attendant, sevré qu'il est des précieuses collections de son hôtel de Paris où il met à peine les pieds, il a commencé à la campagne un musée d'objets vermoulus et vénérables, glanés çà et là, d'Alençon à Caen, et de Coutances à Lisieux. C'est son bonheur!

—Innocente distraction!

Le phaéton brûlait maintenant d'une vitesse plus grande, une route transversale assez étroite, qui s'embranchait dans celle qu'il venait de quitter et coupait à travers la forêt dont les massifs s'étendaient à l'infini, tantôt avec des aspects de bois de pins plantés dans les sables et la terre de bruyère, vers les hauteurs; tantôt de futaies de hêtres ou de chênaies séculaires.

Bientôt une éclaircie s'ouvrit à quelque distance devant les voyageurs.

Le cheval hennit de plaisir et descendit de son trot égal et souple une rampe rapide.

Au sortir des bois, dans une vallée profonde, une longue suite d'étangs miroitait au soleil et, dans le lointain, sur le terrain qui se relevait au delà de prairies étendues au bord des eaux, on distinguait au-dessus des bosquets verts les clochetons aigus d'un manoir aux toits bleus et violacés qui se découpaient avec leurs girouettes étincelantes sur l'azur d'un ciel magnifique.

Chazolles tira sa montre.

—Cinquante minutes, ça y est, dit-il. Salue, mon ami, nous sommes au Val-Dieu!

II

Le Val-Dieu!

Ce nom éveille des idées d'un autre âge. En l'entendant, on voit surgir du sol des murailles sombres percées de fenêtres à trèfle, taillées en ogive; des cloîtres à colonnettes, autour d'un préau et des chapelles où, dans la demi-obscurité sacrée,—le jour du dehors ne filtrant sous les voûtes qu'à travers les vitraux peints des rosaces gothiques,—on entend des chants monotones psalmodiés par des voix caverneuses. On assiste à des défilés de fantômes, vêtus de longues robes blanches avec des scapulaires noirs et des ceintures de cuir d'où tombent des rosaires à croix de cuivre et à grains énormes.

Et à cinq cents mètres Duvernet n'apercevait que le spectacle riant d'une campagne plantureuse, des toits élégamment coupés, des bâtiments de ferme immenses, enfouis sous les plantes grimpantes et perdus dans la verdure des avenues et les boulingrins d'un parc taillé largement à l'anglaise.

De loin, rien ne justifiait le nom que porte cette résidence champêtre.

Mais à mesure que le phaéton approchait, lorsqu'il eut franchi les étangs sur une route supportée par la chaussée du plus voisin, dominant une nappe immense où s'ébattaient les poissons qui ridaient de cercles la surface des eaux; lorsqu'il se fut engagé sous une voûte de tilleuls centenaires et qu'il s'arrêta au seuil de la maison, le caractère de l'architecture du logis se dessina nettement.

C'était bien là un ancien couvent transformé en château par d'intelligents propriétaires.

Le Val-Dieu était, en effet, un monastère au siècle dernier. Il appartenait à l'ordre des Cisterciens.

Vendu à la Révolution, il fut racheté en 1834, après avoir passé en diverses mains, par un ancien conseiller à la Cour de cassation, M. Frédéric Chazolles, qui, possesseur d'une grande fortune, prit en affection ce séjour délicieux et consacra ses dernières années à son embellissement.

C'est là que Maurice Chazolles, son fils unique, était né, il y avait une quarantaine d'années.

Après les plus brillantes études à Louis-le-Grand, en compagnie de Valéry Duvernet, son intime, lié avec lui par une amitié d'enfance, comme le vieux Chazolles et le père Duvernet, un armateur du Havre, l'étaient avant eux, Maurice était venu se retirer auprès de son père, veuf alors, atteint de la maladie des opulents, qui l'avait enlevé, après une lutte désespérée dans laquelle la science avait été impuissante, et sept à huit années de souffrances courageusement supportées.

Lorsqu'il avait perdu son père, Maurice avait vingt-quatre ans.

Il venait d'épouser, quelques mois auparavant, une adorable femme, mademoiselle Hélène Châtenay, l'aînée des deux filles d'un voisin de campagne qui habitait l'été une fort belle terre située à trois lieues du Val-Dieu, de l'autre côté de la forêt du Perche.

Mademoiselle Hélène Châtenay avait alors dix-neuf ans.

C'était une fille d'une grande beauté. Impossible pour une brune d'être plus séduisante. Des yeux veloutés où se reflétait la pureté d'une âme franche et loyale; des cheveux noirs à pleines mains; une bouche mignonne dont deux rangées de perles sans défaut ornaient le sourire; un nez fin, un cou et des épaules d'un dessin énergique, une santé à défier les années et les fatigues, c'était plus qu'il n'en fallait pour passionner Maurice.

Les deux époux formaient le couple le mieux assorti qu'il fût possible de rencontrer.

Chazolles était grand, juste autant qu'il le fallait pour que sa femme d'une taille moyenne, fût obligée de se hausser sur ses petits pieds pour mettre ses lèvres au niveau de celles de son mari.

Il était d'une force à soutenir tous les assauts.

Cette vigueur se développait à l'aide des exercices auxquels il se livrait chaque jour.

Dès le matin, il visitait sa ferme principale, une exploitation modèle dont il était fier à juste titre. C'était son premier soin.

Ensuite il allait à la chasse derrière sa petite meute de bassets à pattes droites, dans la forêt qu'il affermait de l'État, ou dans la campagne où il était chez lui, sur les champs de ses voisins qui l'adoraient, comme sur ses propres terres ou dans ses bois, fort étendus et joignant la forêt.

Après déjeuner, il faisait des armes avec son cocher, Jacques, ancien prévôt au premier de dragons, excellente nature, un de ces bons et rares types de serviteurs dont la race se perd. Jacques se serait fait couper en quatre pour son maître.

Souvent il montait à cheval seul ou en compagnie de sa femme.

Dans la saison, il suivait avec passion les grandes chasses, au cerf ou au sanglier, des équipages du pays, qui jouissent d'une réputation méritée.

En plein air, ses traits s'étaient colorés de cette nuance bistrée des officiers d'Algérie. Les étrangers étaient tentés de le prendre, avec sa moustache longue et brune, et ses cheveux crépus, taillés courts, pour un capitaine de cuirassiers.

Lorsque le cheval s'arrêta net au perron du château, Jacques sauta à terre et se tint droit à la tête du vaillant animal qui secouait son mors blanc d'écume.

Deux charmantes fillettes d'une dizaine d'années, l'une brune et l'autre blonde, en robes de toile claire, guettaient l'arrivée du phaéton dans l'allée de tilleuls.

Elles accoururent au moment où Chazolles descendait.

Il les enleva en même temps chacune d'un bras et les tendit à son ami qui les couvrit de baisers:

—Bonjour, Thérèse, dit le Parisien à la brune qui semblait un peu plus âgée et plus forte que la blonde, assez frêle et d'une exquise délicatesse de traits; et à la dernière: Bonjour, Marthe!

Et, s'adressant à Chazolles:

—Comme ça pousse en six mois, car il y a six mois que je ne suis venu. Heureux père!

Heureux père, en effet!

A une fenêtre du premier étage, la tête souriante de madame Chazolles contemplait ce tableau du plus calme et du plus délicieux des bonheurs: celui de la famille. Ses yeux pleins de tendresse, se reposaient avec quiétude sur son mari et ses enfants.

—Ça ne te donne pas envie de te marier? demanda le campagnard à son ami.

—Si. Chaque fois que je viens au Val-Dieu, j'ai des tentations...

—Mais là-bas le vent tourne?

—Comme tu dis.

Hélène était descendue et le député l'embrassait comme une sœur, pendant qu'un petit valet en casaque de panne rouge emportait les bagages, fort légers, dans la chambre ordinaire de l'ami: la chambre bleue.

A la campagne, le plus souvent, chaque chambre a son nom et parfois son histoire.

Dans un campanile situé au-dessus d'un pavillon à l'extrémité d'une aile, une cloche sonnait à toute volée.

—Voilà un bruit qui fait toujours plaisir, dit Chazolles. Allons déjeuner.

Le château du Val-Dieu est une des plus attrayantes résidences qu'on puisse rêver.

De l'abbatiale construite au seizième siècle par les moines, fort riches alors, l'ancien conseiller à la Cour de cassation avait fait un logis dans le goût de la Renaissance, en y ajoutant quelques tourelles et pavillons fouillés comme de la dentelle et bâtis avec des matériaux provenant de la démolition des cloîtres ou des chapelles tombés en ruines.

Le site choisi par les disciples de saint Benoît est des plus pittoresques.

Ces ingénieux frocards savaient à merveille planter leurs tentes.

L'eau, les bois, les champs, les pâturages sont là réunis et groupés pour le plaisir des yeux.

De la salle à manger, dont l'unique mais immense fenêtre était ouverte, on apercevait—sans quitter la table où des sauces exquises fumaient dans un service unique en vieille faïence de Rouen—les pelouses du parc semées d'arbres rares, catalpas, tulipiers ou magnolias à grandes feuilles et qui allaient, en s'abaissant peu à peu, jusqu'aux eaux miroitantes d'un étang de trente arpents traversé par un ruisseau qui l'alimente et se perd au-dessous à travers les prairies.

Plus loin, les champs de blé ou de trèfle se mêlent aux herbages pleins de bêtes à cornes dont les clochettes tintent au moindre mouvement, ou de poulinières suivies de leur progéniture, et le clocher de la paroisse se dresse, environné du presbytère et de quelques maisonnettes rustiques, dominé à l'horizon, au dernier plan, par les massifs de la forêt qui s'étagent en frondaisons houleuses comme les flots d'une mer agitée.

C'était la paix dans la solitude, la poésie du désert jointes au confortable de la civilisation la plus raffinée au fond d'une thébaïde.

Des boiseries de chêne, d'un prix inestimable, lambrissent le réfectoire de cet Escurial bourgeois. Elles furent l'œuvre des hôtes du monastère quatre siècles avant nous; les révolutions et le temps les ont épargnées.

Le plafond est revêtu de lambris pareils, avec un pendentif du style flamboyant, soutenant au milieu de la salle un lustre d'un artiste en métaux que les orfèvres de Charles IX ou de Henri III n'auraient pas désavoué.

—N'est-ce pas qu'on est bien ici? dit Chazolles à son ami.

—Je te crois. Verse-moi un peu de ce médoc. Il n'y a que les provinciaux comme toi pour avoir des caves.

—C'est qu'ils sont patients.

—Pourquoi ne vous voit-on pas plus souvent, cher monsieur? dit Hélène. Vous nous négligez.

—Je vais tout vous expliquer en peu de mots. Je suis ambitieux, à l'excès.

—Tu l'es donc devenu?

—Je l'ai toujours été. D'ailleurs, c'est comme un typhus. Ça se gagne.

—Et qu'est-ce que tu ambitionnes, mon ami? Ton père, avec ses flottes du Havre, t'a laissé une jolie fortune. Tu as cinquante mille écus de bonnes rentes. Tu es sage comme une image. Tu calcules comme feu Barrême. Te voilà député depuis quatre ans et tu es sûr d'être réélu. Pour moi, je n'y tiendrais pas, mais il y a des gens qui attachent du prix à ces bagatelles. Que te manque-t-il donc?

—Le couronnement de l'édifice.

—Comprends pas!

—Naïf! Je veux être...

—Président?...

—Non.

—Non! tu as tort. C'est à la portée de tout le monde. Je parie qu'il y a une trentaine de prétendants qui se croient sûrs d'arriver bons premiers à un moment donné.

—Je suis moins exigeant. Je me contenterai d'un portefeuille. Je veux être ministre. C'est là mon but, ma toquade, si tu aimes mieux.

—Pourquoi faire?

—Pour jouir de ce plaisir divin: voir les hommes à mes pieds, les sentir humiliés et prêts à toutes les bassesses pour obtenir une faveur quelconque. C'est une satisfaction d'un genre spécial que je tiens à me procurer pour compléter mes études. Je mettrai ensuite sur ma carte: «ancien ministre», et il me restera après ma première récolte de jouissances, lorsque je serai tombé à mon tour, car on finit toujours par là, et d'ordinaire ce n'est pas long, cette seconde volupté: la joie des souvenirs, qui me sera ce qu'est la vaine pâture de tes champs après l'enlèvement des gerbes, ou le regain de tes prairies après la coupe des foins. Voilà.

—Peuh! fit Chazolles, tout cela est bien creux, mon pauvre Valéry. Veux-tu que je te donne un conseil?

—Soit. Mais écoute-moi d'abord.

—Va, dit le châtelain du Val-Dieu.

—Tu as quarante ans.

—Sonnés. Nous sommes du même mois et de la même année.

—Tu arrives comme moi à la période des ambitions. Fais-toi député.

—Jamais.

—La campagne a son charme, et j'en conviens, au Val-Dieu surtout, un charme indicible, mais elle ne te suffira pas toujours.

—Erreur. J'ai là—et Chazolles mit sa main nerveuse sur celle de sa femme en admiration devant lui, tout ce qu'il faut pour m'y plaire et n'y rien regretter de l'univers entier.

—D'accord, dit galamment Duvernet; mais la députation te constituerait un avantage de plus sans nuire aux autres. Cela occupe, distrait, intéresse.

—Jamais.

—Bien. Tu es le maître. Ton conseil?

—Je te renvoie ta phrase. Tu as quarante ans.

—Sonnés, dit Duvernet.

—Comme les miens. Tu es seul. Jusque-là tu as vagabondé dans le monde. Tu n'y es vraiment pas établi. Il est temps de te ranger. Tu touches à l'âge de la lassitude. Plus tard, ce sera pis. Profite de l'exemple que je te donne depuis si longtemps. Marie-toi.

—Avec qui?

—Avec la première bonne et jolie créature qui consentira à s'unir à tes restes, très présentables encore, à soigner tes rhumatismes...

—Je n'en ai pas.

—Ils viendront... à se plier aux exigences d'un caractère refroidi, solidifié, durci; à flatter tes manies rugueuses de vieux garçon, à devenir ta garde-malade!

—Montre m'en une qui ait tant de vertus!

Le galop de chasse d'un cheval se fit entendre sur le sol élastique des allées empierrées de grès sous la couche de sable qui les recouvrait et, au même moment, la tête intelligente d'un arabe pur sang, d'un blanc de porcelaine, teinté de rose, se montra dans l'encadrement de la fenêtre.

Une jeune fille svelte, rieuse, blonde comme Cérès, la déesse de Chazolles, le montait en écuyère consommée.

Elle n'avait pas plus de dix-huit ans. Ses traits, un peu chiffonnés, étaient empreints d'une gaieté qui ne devait pas être facile à éteindre.

—Bon appétit, vous autres, dit-elle.

—Tiens, Denise! s'écria Maurice.

Duvernet, à cette exclamation, se retourna.

Madame Chazolles, en le regardant, avait sur les lèvres un sourire énigmatique.

III

Denise Châtenay avait alors quinze ans de moins que sa sœur, avec laquelle elle forme un contraste frappant.

Hélène était rondelette, largement épanouie, très brune.

Denise mince, élancée, très blonde.

Hélène était sérieuse, tendre, contemplative.

Denise pleine d'entrain, d'une gaieté exubérante, aimant le plaisir, les fêtes, les chasses derrière les meutes hurlant à pleine voix, les cavalcades.

Hélène était simplement mise, tout en ayant un soin extrême—nous dirions excessif—de sa personne, s'il pouvait y avoir excès dans l'entretien de cet objet de luxe qui se nomme la femme.

Denise était mondaine dans sa toilette; elle ne dédaignait pas d'affecter un certain amour des belles choses, et sa nature l'emportait, comme les ailes d'un oiseau, vers ce centre de plaisirs et de somptuosités qui s'appelle Paris.

Elle l'aimait de toute l'ardeur de sa jeunesse, de toute la vivacité d'un sang généreux, de son énergie de fer cachée sous les formes délicates et grêles en apparence d'une blonde que dans son adolescence les princes de la science taxaient d'anémie—cette maladie à la mode—et qu'ils avaient exilée à la campagne.

C'était même à cause de la santé de sa fille, que M. Châtenay, qui l'adorait, s'était confiné dans son domaine de Grandval, au sein d'un pays perdu, au milieu de landes, de bruyères et de taillis où on voit passer plus de hardes de biches et de cerfs que de diligences antédiluviennes ou de caravanes de voyageurs.

L'ancien maître d'armes était accouru et emmenait aux écuries le cheval de la jeune fille quand elle entra dans la salle à manger du manoir.

Madame Chazolles la montra d'un geste à son voisin Duvernet.

—Quelle métamorphose! dit-elle.

—En effet. Une fraîcheur! un éclat! murmura le député qui s'était levé.

Mais Denise le contraignit à se rasseoir.

—Si on bouge, je décampe, dit-elle. Je ne veux gêner personne.

Elle était fort bien prise dans son amazone, qui la dessinait nettement avec des lignes de statue grecque. La rapidité de sa course lui avait donné une animation, un coloris de pêche mûre qui l'embellissait.

Elle secoua avec énergie la main de son beau-frère, appliqua deux baisers retentissants aux joues de ses petites nièces, Thérèse et Marthe, passa ses bras autour du cou de sa grande sœur qui se renversait en arrière et lui colla ses lèvres longuement sur le front.

—Deux roses qui se becquètent, dit Chazolles en riant, une blanche et une pourpre.

Et regardant son ami:

—Décidément, ça ne te donne pas envie de te marier?

—N'insiste pas, dit gaiement le député.

—Tu lui ferais commettre une sottise, affirma l'espiègle avec une moue de dédain. Et les hommes d'État n'en commettent pas facilement. Ils sont forts les hommes d'État! Humph!

—Voilà la guerre qui commence, dit Hélène. M. Duvernet et Denise ne peuvent se souffrir!

—Et ils s'adorent, ajouta Chazolles.

—C'est mademoiselle qui a tiré la première, dit le député. Je constate un fait. Voyons, pourquoi m'en voulez-vous? Serait-ce parce que vous supposez que je hais le mariage?

—Peuh! répliqua la jeune fille qui s'était assise auprès de son beau-frère, qu'est-ce que votre aversion pour le mariage peut bien me faire? Est-ce que je l'aime tant que cela, le mariage? J'ai dix-huit ans, oui, monsieur, dix-huit ans accomplis, et pas d'hier encore, depuis le premier mai, s'il vous plaît. Or, on m'a demandée plusieurs fois, oui, monsieur, plusieurs fois et pas les premiers venus. Et j'ai toujours refusé net. Il y avait pourtant un marquis authentique, fort bien, ma foi, le marquis de Beauchêne, un joli nom, n'est-ce pas? Un voisin de papa, lequel voisin est toujours à Paris, et du Jockey, à ce qu'il affirme. Il est très soigné de sa personne, vétilleux même, et il a un très bon tailleur, Alfred ou Édouard, je ne sais pas. Et ce qu'il sent bon, cet être-là! C'est comme un flacon de Lubin ou de Rimmel. A vrai dire, je le crois décavé, à fond, et c'était plutôt ma dot qui lui tirait l'œil, mais enfin j'aurais été marquise, oui, monsieur, marquise, et c'est flatteur.

—En effet, mademoiselle.

—Il y a aussi ces messieurs de Pontpercé, un drôle de nom, mais ils ne l'ont pas fait, n'est-ce pas?—noblesse antique, des hobereaux sans le sou, mais très intéressants! Ils m'ont demandée tous les deux, successivement bien entendu. J'ai refusé. Une demi-douzaine d'autres encore parmi lesquels un préfet...

—Oh! fit dédaigneusement Duvernet.

—Très sérieux le préfet, et bel homme! Et un général donc! J'aurais commandé la force armée d'un département voisin. Il était un peu mûr, mais très bien conservé pour un guerrier. J'ai refusé, toujours. Ce n'est donc pas parce que vous détestez le mariage que je ne vous aime pas, quoique vous ayez tort, c'est parce qu'il y a antipathie entre nous, voilà.

—Mais enfin, d'où vient-elle, cette antipathie, mademoiselle?

—Je ne sais pas au juste. Ça se sent, ça ne s'explique pas ces choses-là.

—Mais encore?

—D'abord vous êtes moqueur.

—Oh!

—Vous êtes ironique, il n'y a pas à le nier; vous êtes très ironique. C'est peut-être parce que vous ne croyez à rien.

—Oh! mademoiselle! vous me calomniez. Il y a beaucoup de choses auxquelles je crois.

—Citez-les.

—D'abord je crois à mes électeurs.

—Vous voyez bien! L'ironie! Toujours!

—Ensuite, quand je viens au Val-Dieu, je crois au bonheur!

—A quel bonheur? Il y en a de tant de sortes.

—A celui que j'ai sous les yeux, à ce bonheur calme des champs, au bonheur de la famille dont Chazolles me donne le consolant spectacle.

—Mais dont vous ne voulez pas!

—C'est-à-dire dont je suis indigne.

—Et après?

—Je crois à la beauté dont vous êtes l'incarnation!

—Oh! des madrigaux! L'ironie! Plus que jamais! C'est dans le sang. On ne s'en guérit pas!

—A la poésie des bois chantés par les bardes du dix-neuvième siècle, par Lamartine entre autres, et à mille choses encore...

—Dont nous parlerons plus tard. Enfin vous voilà. C'est toujours bien gentil d'être venu. Nous allons donc nous amuser; on imaginera des parties pour vous délasser de vos travaux—comment dit-on?—parlementaires, de vos luttes oratoires. Mes compliments, cher monsieur! Les trompettes de la renommée apportent vos louanges jusqu'au fond de nos retraites! Mon père me communique chaque matin un récit succinct de vos exploits. Vous faites du chemin et un de ces jours nous allons apprendre que M. Valéry Duvernet, qui daigne nous honorer de son amitié...

—Dites de toute son affection, mademoiselle, car mon ami Chazolles et vous tous, vous êtes ce que j'aime le mieux au monde.

—Ah! c'est bien cela, dit la jeune fille, dont la peau se colora d'un nuage rose. Salue, Maurice, salue, Hélène, et vous, les petites, levez-vous, et allez embrasser tout de suite notre hôte! Je disais donc que nous allons apprendre au premier moment que vous êtes promu à des dignités extraordinaires, que vous êtes bombardé sous-secrétaire d'État, ou mieux, qui sait? président du conseil peut-être. Le ministère Duvernet! Ce jour-là, monsieur, il y aura fête au Val-Dieu et à Grandval. On boira à la santé de Votre Excellence, à la bonne franquette.

Elle leva son verre à la hauteur de son nez.

—Au fait, ajouta-t-elle, rien ne nous empêche de commencer séance tenante. Maurice, buvons au maroquin de M. Valéry et sortons.

Un hourrah de joie accueillit cette proposition.

Les verres se choquèrent, les bras s'allongeaient sur la table pour se rencontrer; les deux petites firent le tour leurs coupes à la main.

Duvernet eut un éclair d'inspiration.

N'était-ce pas là le bonheur en effet? Et il était à portée de ses lèvres, comme le vin couleur de topaze qui tremblait dans son verre.

Il avait trop d'expérience pour ne pas deviner que la guerre malicieuse et taquine que lui déclarait l'adorable blonde cachait un entraînement secret, que leurs interminables disputes n'étaient que le prélude d'une entente qu'elle désirait peut-être; que d'ailleurs tout s'accordait pour cette union, si Denise en manifestait la volonté. Leurs fortunes étaient à peu près égales et le fossé que la différence d'âge pouvait creuser entre eux était comblé par ce prestige de l'homme arrivé à une certaine renommée et en passe d'aspirer aux dignités les plus considérables de son pays.

Mais Paris le tenait; il avait contracté dans sa vie de garçon des pratiques de liberté avec lesquelles il lui en coûtait de rompre.

Paris l'attirait par une aspiration incessante et irrésistible. Il aimait ses lumières, son éclat, son bruit, et jusqu'à ses odeurs fétides auxquelles il était habitué. Il en aimait les distractions et presque les vices, comme un amant aveuglé par sa passion aime jusqu'aux défauts d'une maîtresse adorée.

Et Denise avait touché du doigt une des plaies de son âme lorsqu'elle avait dit qu'il ne croyait à rien.

A cette époque de doute universel où mille exemples, d'en haut et d'en bas, font nier par des esprits inquiets et remplis de trouble le devoir, le droit et la vertu, il en était arrivé à redouter les protestations muettes de cet amour pur qu'il soupçonnait, comme une fleur qu'on ne voit pas encore, mais dont on respire déjà le parfum; il en éprouvait une sorte d'effroi comme d'un marché dans lequel on risque d'être trompé par un adversaire de mauvaise foi.

Il refoula donc l'envie délicieuse qui lui montait au cœur à l'aspect de cette félicité suave et l'attendrissement involontaire qu'elle lui causait, et comme on levait le siège, il offrit son bras à madame Chazolles.

Denise s'était suspendue à celui de son beau-frère.

—Je me marierai, lui dit-elle à l'oreille, quand on me donnera un mari qui te ressemble.

Hélène l'entendit et jeta à celui qu'elle aimait de toutes les forces de son âme, et qui avait été son unique passion, un regard chargé de caresses et presque de reconnaissance.

C'était son remerciement pour quinze ans de bonheur sans nuage.

—Viens nous montrer tes bêtes, Maurice, reprit la jeune fille.

Et commandant avec un geste impérieux le départ, elle fit signe aux deux petites, qui mettaient sur leurs têtes de grands chapeaux de paille grossière, d'ouvrir la marche.

—En avant, les poupées!

Le cortège traversa les allées du parc, sous les arceaux de verdure des charmilles, où les disciples de saint Bernard ont jadis promené leurs méditations.

Le ciel était d'une sérénité merveilleuse.

Des myriades d'hirondelles volaient dans l'air à ces hauteurs prodigieuses qui indiquent une série de beaux jours. Elles avaient suspendu leurs nids en guirlandes aux fenêtres romanes des communs, sous les feuillages des glycines et des lierres d'où on se serait fait un crime de déloger ces hôtes accoutumés qui reviennent à chaque printemps établir leurs familles au même lieu, comme si le Val-Dieu était pour eux une maison de campagne hospitalière et sûre.

Dans les gazons, les corbeilles de verveines, de géraniums ou d'héliotropes étalaient leurs couleurs joyeuses.

Les arbres résineux mêlaient leurs feuillages sombres aux verdures plus tendres des platanes, ou des bouleaux au tronc argenté.

C'était un véritable paradis terrestre où on ne pouvait éprouver une minute d'ennui, à la condition d'avoir auprès de soi une Ève complaisante qui sût animer ce paysage vraiment grandiose.

Hélène soupira.

—Et dire que cette vie ne vous sourit pas! fit-elle tout à coup en s'arrêtant pour cueillir une branche d'églantier chargée de petites roses sauvages. Voilà ce que je ne peux comprendre!

—Vous êtes donc vraiment bien heureuse? lui demanda Duvernet.

—Trop.

—Pourquoi donc? L'est-on jamais trop?

—Oui, j'ai peur. Il me semble parfois que nous prenons, Maurice et moi, un peu de la part des autres et que nous aurons notre lot de chagrins! Pensez donc! Quinze ans sans une peine, sans une ombre. Deux filles ravissantes! un père bon comme du pain, qui n'aime que ses enfants! Denise qui devient belle comme le jour! Maurice de plus en plus... indulgent pour moi, pour nous tous, aimé de tout le pays! Nous n'avons que des amis! Nous sommes riches, trop riches; nous habitons une terre qui s'embellit chaque jour, un lieu béni où tout se rencontre, tout ce qui peut plaire!

—Eh bien! dit le député, vous êtes la première femme à qui j'entende vanter sa félicité et surtout son mari! Et, en effet, je crois fermement que vous êtes la seule femme heureuse que j'aie rencontrée.

Hélène ne répondit pas, mais elle avait dit vrai. Elle était épouvantée de la continuité de son bonheur qui coulait comme l'eau d'une source vive dans un lit de sable fin où rien ne l'interrompt, ni rochers, ni cailloux, ni racines envahissantes.

IV

Derrière un rideau de peupliers, au bord d'un ruisseau, ou plutôt d'un mince filet d'eau qui s'échappe d'une source à mi-côte pour aller se jeter, après avoir serpenté à travers le parc, dans les étangs, au fond de la vallée, les bâtiments de la ferme élèvent leurs murailles de grison étayées par de rustiques contreforts de granit.

Cette ferme est une vraie merveille et l'orgueil de Chazolles.

Elle forme une enceinte d'étables, de bergeries, de granges et autres constructions rurales plus anciennes que l'abbatiale et dans laquelle on accède par un porche ogival dont la clef de voûte, produit de l'imagination en délire d'un artiste du treizième siècle, est un mascaron grotesque qui tire la langue effroyablement aux passants.

—Venez, monsieur le sceptique, dit Denise qui s'était arrêtée, à son ennemi Duvernet, et admirez. Si vous ne comprenez pas les beautés de cette exploitation—c'est le mot,—vous êtes indigne de vivre aux champs et vous n'avez qu'à retourner dare dare à votre vilain Paris.

Et, se suspendant à son bras, elle lui glissa ces mots à l'oreille, d'un ton plaintif:

—C'est joli la campagne, mais on s'y ennuie bien quelquefois, allez.

—Je m'en doutais.

—Moi, pas les autres.

—Que faire?

—Tâchez donc que Maurice et Hélène aillent un peu à Paris pour m'emmener.

—Eh! précisément, s'il était député, fit Duvernet.

—Oh! quelle idée; mais oui. Est-ce que cela se peut?

—Sans doute.

—Alors, chut! Vous êtes un sauveur! Suivez la troupe et ne ménagez pas votre admiration.

La cour, immense, était tenue avec une propreté de parterre.

Au milieu verdoyait un gazon ayant à son centre une fontaine jaillissante.

L'aspect général rappelle les fermes d'opéra-comique.

La mare aux fumiers est honteusement reléguée dans un enclos spécial où ils se dérobent à la vue et à l'odorat des visiteurs.

Le châtelain du Val-Dieu est fier de son œuvre et montrait ses élèves avec une vanité de créateur et d'artiste.

Il en avait le droit.

Dans les écuries, une douzaine d'étalons percherons se prélassaient, bien campés sur leurs jambes solides comme des piliers de halles, avec leurs larges croupes et leurs naseaux d'où sortaient des hennissements pareils à des sonneries de trompette.

Plus loin c'étaient les vacheries, où il y avait place pour soixante laitières; mais les étables étaient vides pour l'instant. Les bonnes bêtes pâturaient dans les trèfles et les regains de luzernes ou de sainfoins.

Duvernet en déplorait l'absence.

Mais Denise le rassura.

—Soyez tranquille, dit-elle. Maurice ne vous fera pas grâce d'un veau et vous traînera à sa suite jusqu'à ce que vous ayez tout vu. C'est un bouvier idyllique!

Ailleurs, les moutons se reposaient à l'ombre autour des crèches, où pendaient à travers les barreaux polis des fourrages verts auxquels ils ne touchaient pas, saouls qu'ils étaient de leurs festins du dehors.

Il y avait là des mérinos à laine fine, à la toison blanche, des southdowns ou des dishley au museau roux; des béliers primés aux comices agricoles et des brebis d'une beauté remarquable... pour les connaisseurs.

Duvernet s'extasiait.

—C'est idéal, disait-il.

Mais Denise le rembarrait:

—Taisez-vous, cher monsieur. Vous êtes un profane. Pas deux liards de sincérité.

Mais c'est surtout devant les porcheries que son enthousiasme ne connut plus de bornes.

Il aperçut des animaux qui n'avaient que des groins aussi courts que possible, avec de petites jambes grosses comme rien du tout, supportant un corps énorme, rond comme un immense boudin et où l'on sentait que rien ne devait être perdu.

C'était un perfectionnement des races anglaises absolument prodigieux.

Des saucisses ambulantes.

Ces cochons affectaient des airs de sybarites et leurs yeux, enfouis dans la graisse, fort expressifs, annonçaient le contentement béat d'une vie de paresse et de bien-être ininterrompus.

Les petits avaient des mines spirituelles.

—Je crois, mon cher ami, dit Chazolles avec quelque fatuité, que c'est là le dernier mot de l'art.

—Du lard, rectifia Duvernet.

Denise lui lança un regard foudroyant.

—Vous voyez bien, dit-elle; vous ne serez jamais un campagnard sérieux.

Les murs étaient couverts de médailles obtenues dans les concours régionaux où Chazolles jouissait de l'estime de ses confrères, les cultivateurs, d'abord parce qu'il était des leurs, ensuite, parce qu'il ne leur refusait jamais aucun service, leur donnant ses élèves, prêtant ses étalons, ou trinquant au cabaret quand il allait aux marchés et foires de l'arrondissement.

—Et tu ne profites pas de tes avantages, dit Duvernet.

—Pourquoi faire?

—Pour parvenir aux grandeurs.

—Je les méprise.

—Tu irais aux astres comme un autre.

—Tu m'ennuies; je ne suis pas au courant du métier.

—Ah! mon cher, que dis-tu? mais c'est le seul auquel on soit propre sans l'avoir étudié. Si tu crois, pour gouverner le monde, qu'il faut avoir inventé le picrate, tu te trompes. Le premier venu ne peut pas être horloger, tailleur ou savetier. Tout s'apprend. Pour guérir ou tuer les gens, il faut prendre ses grades. Pour plaider, il est nécessaire d'avoir payé un certain nombre d'inscriptions et subi quelques examens; pour passer maître laboureur, il convient de tenir d'abord deux ou trois ans les mancherons de la charrue. Ton berger n'est pas devenu d'emblée le pasteur de ton troupeau, et la vachère qui fait ton beurre a reçu des leçons de sa mère ou de sa tante. Pour un pasteur des peuples, on n'en demande pas tant. D'un décret inséré à l'Officiel, on devient par miracle apte à diriger des départements dont on ne soupçonnait pas l'existence, et la faveur du chef de l'État vous improvise, en dix minutes, homme de guerre, financier, ingénieur ou magistrat. C'est merveilleux. J'ajouterai même que le ministre le plus... infime a du génie pour son armée de subordonnés depuis l'heure de sa nomination jusqu'à la minute précise où un vote de défiance le jette à bas de son piédestal.

Denise intervint de nouveau:

—Incorrigible! Je vous y prends encore. Toujours sardonique! C'est agaçant à la fin.

—Je vous jure que je n'exagère pas. Et pourtant, je suis ambitieux, je vous le répète. On peut m'offrir le portefeuille qu'on voudra, les postes et les télégraphes, les travaux publics, les cultes, ou l'intérieur. Je le prendrai, là, d'emblée, sans hésiter, et tous mes confrères des Chambres me ressemblent. J'ai dit.

Le cortège, les fillettes en tête, était entré dans les champs.

Les blés mûrissaient. Les trèfles répandaient de bonnes odeurs de miel.

Les liserons et les bleuets penchaient leurs corolles sous la chaleur qui les altérait.

Dans les luzernes aux fleurs violettes, des faucheurs couchaient sur le sol de larges andains que les faneuses étendaient avec leurs fourches en bois.

Des attelages de bœufs bariolés, au pas tranquille, labouraient les sillons d'où les récoltes étaient enlevées.

Les pommes de terre couvraient d'énormes carrés, mêlant le lilas pâle des fleurs aux tons foncés de leur feuillage, et on découvrait de petites pommes vertes aux pommiers.

Thérèse et Marthe s'arrêtaient çà et là, cueillant des bottes de bleuets ou de coquelicots dans les blés et se perdaient dans les seigles plus hauts qu'elles.

Hélène s'était suspendue au bras de son mari, suivant sa sœur qui maintenant discutait tout à l'aise avec Duvernet. Le député la trouvait singulièrement embellie et ne la reconnaissait plus.

Denise, en effet, après avoir été lente à se former, de chrysalide était devenue papillon presque subitement, comme le Parisien mièvre et blême qui passe six mois au régiment et que l'air de la province, les fatigues et l'exercice ont soudainement bronzé, dégourdi et rendu robuste et solide.

—Ainsi, disait le député, on vous a beaucoup demandée en mariage depuis quelque temps?

—Oui.

—Ce n'est pas étonnant.

—Vous dites?...

—Que ce n'est pas étonnant. Le contraire me surprendrait.

—A cause de ma dot? fit malicieusement Denise.

—A cause de votre dot d'abord, c'est possible.

—Vous n'êtes pas galant!

—Je parle pour les autres. Le siècle est positif. A défaut d'autres majestés, sa majesté l'argent est fort adulée.

—C'est un roman de Montépin que vous me contez là.

—C'est de l'histoire. M. Châtenay possède une si belle fortune qu'elle doit éblouir les adorateurs du veau d'or. A propos, où est-il, M. Châtenay? Nous l'avons bien oublié, il me semble.

—Où voulez-vous qu'il soit, sinon à sa grande affaire.

—A ses fouilles mystérieuses?

—Oui. A son oppidum, à sa ville gallo-romaine ou à son camp, on ne sait pas au juste, et il est probable qu'on ne saura jamais. Figurez-vous qu'il est arrivé triomphant hier soir. Il apportait des fers rouillés qu'on avait retirés de terre, à une grande profondeur, à ce qu'il paraît. Il prétend que ce serait quelque hache antique des époques préhistoriques. Moi, je crois que ces objets inestimables, mais informes, sont tout bonnement des socs de charrue qui remontent à une cinquantaine d'années. Mais c'est comme pour l'oppidum, à moins d'un hasard spécial, je dirais un miracle si vous aviez la foi, on ne saura jamais.

—Il va venir?

—Oui, ce soir, pour le dîner. Nous couchons au Val-Dieu cette nuit. De cette façon, nous serons tout portés pour la fête de demain.

—Quelle fête?

—Ah! vous ignorez ce détail. Quel Parisien vous êtes! C'est la fête du pays, la fête du Val-Dieu, autrement dite: l'assemblée.

—Qu'est-ce que c'est que ça, l'assemblée?

—Quelle éducation à compléter, Seigneur! L'assemblée d'un village, c'est une solennité qui revient une fois l'an.

—Et cela consiste?

—En ce que ce jour-là, un dimanche toujours, les gens des hameaux et des bourgs voisins viennent visiter ceux du privilégié. On se promène sur le communal. Il y a des marchands d'échaudés et de pain d'épice, des réjouissances variées, telles que courses en sacs, mâts de cocagne, jeux de boule, parfois des steeples d'ânes et de bourricots, et un violon qui râcle mélancoliquement une contredanse sur un tonneau.

—Et demain?

—C'est l'assemblée du Val-Dieu. Cela ne vous touche pas?

—Du tout.

—Vous êtes blasé.

—Non. Ce qui me touche, c'est que vous restez là ce soir.

—Vraiment. Vous devenez aimable. Enfin!

—Je l'ai toujours été, chère petite!

—Je ne m'en suis pas aperçue.

—C'est que vous étiez distraite.

Ils s'en allèrent en marivaudant à travers champs, le long des haies d'aubépines ou dans les sentiers verts.

Et souvent, en pressant légèrement le bras de Duvernet, l'espiègle lui répétait:

—Oh! tâchez donc que Maurice soit forcé d'aller quelquefois à Paris. C'est si gai, là-bas, et c'est si triste, ici, quand il pleut par exemple. Et vous savez, en Normandie il pleut toujours! Et puis, mon père et moi, seuls dans cette immense masure, brrr!

Chazolles et sa femme les contemplaient de loin.

—Est-ce que tu voudrais de la députation? disait Hélène à son mari.

—Je n'en ai pas la moindre envie.

—Tant mieux!

—Après tout, où serait le mal?

—Nous sommes si bien, ici. Il me semble que le jour où nous quitterons le Val-Dieu, toute notre chance s'en ira.

—Que tu es enfant!

—Paris me déplaît. C'est de l'aversion qu'il m'inspire, presque de la haine.

—Qu'est-ce qu'il t'a fait?

—Rien. C'est d'instinct.

—D'abord, chère amie, quand je serais assez sot pour courir après des honneurs, creux comme cet arbre auquel il ne reste que son écorce, il n'est pas sûr que je puisse décrocher la timbale. Il y a le père Mahirel.

C'était le député de la circonscription du Val-Dieu.

La circonscription!

Un nom furieusement barbare.

Oh! la politique et sa langue!

—Il est collé à son poste comme une poix et il faudrait un tremblement de terre pour l'ébranler.

—Ici, reprit Hélène distraite et dont le bras frémissait sous celui de son mari, je t'ai à moi tout entier, sans partage. Là-bas, qui sait?

—Amour, dit Chazolles en baisant les cheveux de sa femme sous son ombrelle, qu'as-tu à craindre? Qu'est-ce que je pourrais donc aimer comme toi?

V

A quelque distance de l'ancienne abbaye, sous les massifs de la forêt du Perche, dans une enclave perdue au milieu des bois et dont le domaine de Chazolles occupe la plus grosse part, s'élève un village coquet, à moitié normand, à moitié percheron, et situé à peu près au centre de l'arrondissement de Mortagne, dans l'Orne.

Rien de plus gracieux que ce hameau appelé le Val-Dieu, du nom du monastère qui l'avoisinait. Ses maisons étagées dans une oasis de verdure, et dominant des prairies coupées par un ruisseau et des étangs, sont construites en briques brunes et couvertes d'ardoises bleues ou de tuiles rouges.

Les habitations sont plantées au milieu de jardins enclos de haies d'aubépine, de pâturages médiocres peuplés de vaches multicolores, ou de champs sablonneux d'où on tire d'excellentes pommes de terre.

Mais les bruyères roses et les touffes de bouleaux ou de châtaigniers envahissent malgré tout les vastes défrichements conquis sur la lande et opérés il y a des siècles par les moines du Val-Dieu.

L'église bâtie en grison,—une vieille pierre qu'on ne retrouve plus,—se dessine avec son clocher aigu surmonté d'un coq doré tournant au caprice du vent, sur les fonds verts des futaies qui s'enlèvent au-dessus des pacages d'herbes courtes semées de marguerites des prés et de jonquilles sauvages.

Du communal, vaste terrain gazonné, qui s'étend devant le porche de l'église et autour duquel, comme dans la plupart des bourgades de l'arrondissement, se rangent le cimetière avec ses croix de pierre ou de bois noir, le presbytère, l'école et une demi-douzaine de maisonnettes occupées par les petits commerçants du lieu, on aperçoit dans le lointain, au delà du cours d'eau, les avenues du château et le manoir, avec ses fenêtres de chapelle, son porche ogival, ses colonnettes de cloître, environnant une cour oblongue, comme celle du palais de Jacques Cœur, à Bourges; ses tourelles en culs-de-lampe, suspendues aux angles extérieurs, et ses clochetons qui dominent les bosquets du voisinage.

Au delà encore la ferme modèle exploitée par le châtelain.

Le tout forme un ensemble pittoresque, le rêve du paysagiste, entouré de jardins féeriques au milieu desquels, sous des amoncellements de plantes rustiques, de fusains, de viornes ou de clématites, on remarque les vestiges de cloîtres écroulés, des fûts de colonnes restés debout, cachés par des glycines ou des bignonias, et çà et là des murs de réfectoire ou de préau qui soutiennent maintenant des espaliers comme de simples clôtures de potager.

C'est, on le sait déjà, le centre du très important domaine qui appartient à une ancienne famille de robe, représentée par un fils unique, Maurice Chazolles. Le domaine, agrandi par des acquisitions successives, comprend des fermes, des prairies, des étangs, des landes et des bois très étendus qui confinent aux immenses forêts de l'État connues sous le nom du Perche et de la Trappe.

Ce Maurice Chazolles, à cheval sur les deux plantureuses provinces du Perche et de la Normandie, était certes un des plus prospères richards qui existassent à vingt lieues à la ronde dans ces contrées privilégiées.

Sa famille jouissait d'une fortune considérable depuis un temps immémorial. On y était solidement bâti, à chaux et à sable, comme on dit dans le pays. On y mourait vieux. Son père seul avait rompu la tradition en se laissant terrasser vers la soixantaine par une maladie due à des excès de jeunesse, quand ses ancêtres n'avaient jamais plié bagage avant quatre-vingt-dix ans bien comptés et révolus.

Au Val-Dieu, en outre, on devait à l'air vivifiant, à l'odeur saine des bois, à l'activité des champs, aux exercices violents de la chasse, à l'absence surtout de ces soucis qui, la plupart du temps, énervent et abattent les plus fortes natures, une santé robuste, une belle humeur et une tranquillité d'esprit qui sont peut-être, avec un peu de modération dans les appétits, les biens les plus désirables et les plus faciles à conquérir, et, somme toute, les moins recherchés.

Maurice Chazolles avait reçu de son père une centaine de mille francs de rentes en bonnes terres.

Il aurait pu vivre à Paris, mais la grande ville ne l'avait pas séduit jusque-là. Il était enraciné au Val-Dieu comme une souche, et les délices de la moderne Circé n'exerçaient pas sur lui leur dépravante attraction.

Au sortir de Louis-le-Grand, dont il avait été l'étoile, et après un court passage à l'École de droit, il était venu vivre auprès de son père, atteint déjà de la maladie qui devait l'emporter.

Pour le fixer près de lui et occuper ses loisirs, le vieux Chazolles n'avait trouvé rien de mieux que de marier son fils de très bonne heure.

Le seigneur roturier du Val-Dieu avait donc épousé, peu après son arrivée à la campagne, une fille charmante, Hélène Châtenay, l'une des deux héritières—l'autre venait de naître, en coûtant la vie à sa mère,—d'un banquier parisien retiré des affaires avec une très grosse fortune, et dont le château, Grandval, est situé à trois lieues du Val-Dieu, de l'autre côté de la forêt qui les sépare.

Hélène Châtenay était une de ces femmes qui réalisent l'idéal qu'on se plaît à caresser dans ses rêveries d'amoureux pour le bon motif... et pour les autres.

Brune, de moyenne taille, d'une santé de fer, bien faite, spirituelle, elle avait tout ce qu'il faut pour captiver l'affection d'un mari pendant une vie entière.

Et quel caractère enchanteur!

Quelle bonté sereine et pénétrante!

Quel dévouement sans réserve à son mari et aux siens.

Un véritable bijou, presque sans défauts, cette mignonne créature!

Il était difficile de connaître l'ennui auprès d'elle.

Sa gaieté calme et douce animait la maison. Sa grâce égayait le parc comme ces plantes à fleurs persistantes qui sont une caresse pour les yeux. Ses attentions fines et délicates prévenaient les moindres désirs de son mari, son maître, devant lequel elle était à genoux sans fausse humilité, simplement parce qu'elle sentait qu'elle lui appartenait et n'aurait pu vivre sans lui. Elle s'était donnée librement et ne se reprenait pas. Elle n'en aurait pas eu la force.

Quand elle se moquait de ses voisins et de leurs travers, contrefaisant leur langage, leurs gestes, avec une irrésistible drôlerie, c'était un éclat de rire dans le salon, aux tons éteints et au luxe solide et artistique, où, grâce à elle, rien ne choquait et dont chaque meuble, chaque statuette, chaque tableau flattait le regard.

Elle avait le don rare et précieux de relever les pauvres gens en les secourant, et de réconforter les malades par la suavité de ses paroles et de son sourire.

Sa bonté ne trouvait pas de rebelles, et tout ce qui l'approchait était à ses pieds, comme elle était elle-même aux pieds de son mari.

Parisienne pur sang, élevée dans le magnifique hôtel de son père, au Cours-la-Reine, célèbre par ses collections de tableaux, de meubles rares et de tapisseries précieuses, elle avait eu la bravoure de se confiner au Val-Dieu par amour pour Maurice, élevant elle-même, sans jamais les confier à une main étrangère, ses deux filles, Thérèse et Marthe, toutes jeunes encore, adorée de ses domestiques, de ses amis et du pays entier, la joie de la maison, la vanité de son mari, et la coqueluche du village.

Le lendemain de l'arrivée de Duvernet au Val-Dieu, c'était, comme l'avait dit Denise, l'assemblée du pays.

Les assemblées de Normandie ressemblent aux pardons de Bretagne.

Les hameaux, les bourgs du voisinage, les fermes isolées se vident au profit de la fête.

On rend visite à ses amis, à charge de revanche.

Ce jour-là, c'était le Val-Dieu qui pratiquait l'hospitalité au bénéfice de ses voisins.

Dès le matin, les cloches, des tintenelles qui suppléaient à la puissance par le nombre, s'étaient mises en branle. Le clocher en tremblait sur sa base de pierre noire, émaillée de paillettes de mica. On les entendait jusqu'aux Barres ou à Soligny, et de Brezolettes à Prépotin, les bourgades les plus rapprochées.

Les biches et les cerfs de la forêt en bramaient de peur, et les chevreuils par bandes s'éloignaient avec empressement de ces quartiers bruyants, tandis que les lièvres dressaient les oreilles dans leurs gîtes, à l'abri des halliers et des bruyères.

Dans les maisons du village, on se disposait à recevoir les amis.

Le feu pétillait dans l'âtre, et la broche tournait devant le foyer. Plus d'un coq chanteur s'était vu tordre le cou par les ménagères sans pitié, et le pot-au-feu se prélassait dans les cendres en attendant l'issue de la messe que le curé avançait pour la commodité de ses ouailles.

Toutefois, quand le chef-lieu du pays est aussi peu important que le Val-Dieu, les réjouissances sont modestes et la solennité ne cause qu'une médiocre émotion et une piètre affluence de populaire.

Les boutiques installées sur le communal à l'aide de deux tréteaux et de quatre planches de sapin abritées sous une toile grise, se bornent à vendre des échaudés vaporeux et quelques pâtisseries primitives d'une légèreté de cailloux, des pintes de cidre, et après la course en sacs, le tir à la cible, le mât de cocagne, garni de prix variés, montres d'argent, vestes, bagues ou gigots, et un feu d'artifice sommaire, il ne faut pas exiger de magnificences supplémentaires.

Du reste, on ne va point à l'assemblée pour le spectacle.

On s'y rend pour se voir, causer un peu de ses affaires, de la récolte et surtout pour festiner chez les cousins.

On échange de formidables poignées de mains, on se frotte les joues avec enthousiasme, on embrasse les parents et surtout les parentes avec frénésie.

On s'informe des vacheries et des moutons. On se renseigne sur les étalons en renom. On cause du blé, s'il pousse comme il faut, et des pommiers, s'ils ont belle mine, et, le soir venu, on s'en retourne par les chemins, en carriole, s'il y a loin au logis, ou de son pied sans trébucher sur les cailloux, car on est sobre et rarement il reste un Percheron ou un Normand à cuver ses libations dans les fossés des routes ou le long des haies fleuries.

Ceux-là ne comptent pas.

On les toise avec une pitié dédaigneuse.

Cependant au Val-Dieu, malgré l'exiguïté de la paroisse, le mât de cocagne est pourvu de prix de conséquence, et les amateurs de la course en sacs ne perdent pas leurs peines.

Les maîtres de l'abbaye,—on appelle ainsi la maison de Chazolles,—y pourvoient.

Il n'y a pas de commune dans le département où le gagnant de la cible soit aussi magnifiquement récompensé de son adresse et, d'un bout à l'autre de l'arrondissement, la générosité simple et facile du châtelain du Val-Dieu est universellement reconnue.

Vers cinq heures du soir, la fête était dans son éclat.

Le temps était propice. Il avait plu la nuit, une pluie bienfaisante; les ondées rafraîchissent l'herbe et l'empêchent de brûler au soleil, mais la chaleur avait vaporisé la pluie et séché les herbages.

Les gens des Barres et de Crulay étaient arrivés par escouades; ceux de Tourouvre ne manquaient point; Lignerolles rendait visite à son voisin. Les fondeurs de Randonnay serraient la main aux chaufourniers d'Iray, et les gars de Sainte-Anne avaient traversé la forêt pour se trouver au rendez-vous.

Sur le communal, on s'attablait aux cantines improvisées, on écrasait les bancs de bois brut cloués à la diable, et on se rafraîchissait fraternellement, en devisant des choses agricoles.

Dans ces honnêtes cantons, c'est à peu près l'unique sujet de causerie.

A-t-on des pommes ou n'a-t-on pas de pommes?

Les avoines donnent-elles?

Les vaches se tiennent-elles à un bon prix?

Combien le beurre? Vingt ou trente sous la livre? Qu'est-ce que vaut la douzaine d'œufs?

Tout est là.

Le cours des bœufs à la Villette importe plus aux paysans que le renversement du ministère Labutte ou Bertuchoux et l'avènement du célèbre Fréminet à la présidence du conseil les laisse fort indifférents.

Ce sont des sages.

Dans ce paisible monde, Chazolles était à l'aise comme un homard sur son rocher, parmi les mousses et les plantes marines.

Pour les paysans, il était des leurs.

Chazolles était un a-gri-cul-teur, vous entendez bien.

Avec sa ferme-modèle et ses reproducteurs primés aux comices, avec ses verrats perfectionnés, ses admirables verrats en forme de cervelas à pattes microscopiques, qu'il prêtait libéralement aux truies de ses voisins, avec ses taureaux bâtis à faire pâmer d'aise les génisses de la contrée, à dix lieues à la ronde, et dont les faveurs—très recherchées par parenthèse—ne se payaient pas plus cher que celles des magots du premier fermier venu, et parfois pas du tout—un mode de corruption électorale à signaler aux commissions d'un caractère vétilleux et difficile,—avec ses étalons percherons à deux fins, à la fois bêtes de trait et trotteurs distingués, dont les exploits retentissent sur les hippodromes spéciaux où Chazolles porte haut le drapeau de l'arrondissement; avec ses cultures soignées, mais où il se gardait de donner dans les absurdités novatrices des gens du monde, qui se mettent en tête de transformer une ferme en usine et de la féconder à l'aide de chimies extragavantes, le châtelain du Val-Dieu était traité par les laboureurs,—l'immense majorité des habitants,—comme un égal et un confrère, par tous comme un ami.

Sa table était ouverte à ceux qui venaient lui parler d'affaires ou de services.

Les campagnards aiment cette familiarité.

Quand on les reçoit sèchement, ils disent du logis, si riche qu'il soit: C'est la maison du bon Dieu. On n'y boit ni ne mange.

Chez Maurice Chazolles, on buvait et on mangeait à son aise.

Hélène faisait les honneurs de sa table avec une égale sollicitude aux paysans ou aux richards, et les deux petites, la blonde et la brune, leurs cheveux sur le dos, tendaient gentiment leurs fronts roses aux invités pour leur souhaiter la bienvenue.

Enfin Maurice Chazolles n'est pas fier. Aux champs, on connaît la valeur de ce mot.

C'est instinctif chez lui et l'effet d'une bonté originelle.

Aux foires et marchés, il se mêlait à la foule, causant amicalement aux fermiers, aux éleveurs, aux boutiquiers ses fournisseurs.

Il n'y avait pas jusqu'aux braconniers dont il ne fût respecté, et Dieu sait s'il sont nombreux et indomptables dans ces parages hantés des sangliers, des cerfs et des chevreuils.

Ce soir-là, vêtu de son complet de velours, sa cravate de soie molle et blanche négligemment nouée, un chapeau de paille brune, bossué, crânement posé sur sa tête énergique et douce, d'une expression satisfaite, il allait à travers les groupes, au bras de son ami Duvernet, mis avec la correction d'un député qui aspire aux plus hautes dignités de son pays et se montre amoureux de la forme.

La course en sacs commençait.

Des compagnons, amis du lucre, grotesques coursiers à deux pattes, dont la tête seule émergeait au-dessus d'une poche à blé, en bonne toile, liée à leur cou par une corde, allaient se disputer, en faisant, emprisonnés dans cette gaîne incommode, le tour d'un pré récemment fauché, une demi-douzaine de prix dont le plus élevé était un beau louis d'or de vingt francs et le moindre un lapin gras, de clapier, qui valait bien un petit écu.

Les paris s'engageaient dans l'assistance qui observait, le cou tendu, cette lutte émouvante.

Au signal donné, les concurrents s'élancèrent.

Chazolles, indifférent à l'issue de la course, abordait les curieux avec une bonne parole de bienvenue et un salut cordial:

Ce diable d'homme connaissait tout le monde:

—Ça va bien, vieux père? On a rentré ses foins?

—Pas mal, monsieur Chazolles. Et vous?

—Entre deux. Avec un peu d'orage, mais c'est fait.

—Vos pommiers sont superbes; je suis allé dans votre quartier. C'est soigné de main de maître. Vous aurez des pommes.

—Un peu, monsieur Chazolles; un quart d'année; pas davantage. Votre taureau bringé est toujours là?

—A votre service, mon père Lefèvre.

—Un rude animal, monsieur Chazolles, et d'une fameuse espèce. Et votre verrat?

—A votre service aussi, comme le reste.

—Ça n'est pas de refus. On ne fera pas mieux. A vous le bouquet!

Les éclats de rire du public les interrompaient.

Les coureurs trébuchaient à chaque instant sur le gazon, embarrassés dans leurs toiles, et s'étendaient tout du long, amusant la foule de leurs contorsions et des efforts qu'ils faisaient pour se relever et reprendre leur course.

Chazolles riait comme les autres.

Duvernet pinçait les lèvres, indifférent à ces plaisirs du populaire.

—Homme heureux, dit-il à son compagnon. En vérité, je te porte envie.

—Je suis heureux à peu de frais. Rien de plus facile que de m'imiter.

L'autre fit tournoyer son stick et secoua la tête.

—Ah! non, par exemple! M'enterrer tout vif! Tu as raison, peut-être, mais pas encore! C'est plus fort que moi, je ne peux pas.

—Tu aimes ton Paris?

—C'est-à-dire que j'en raffole. Le boulevard m'est aussi nécessaire que l'eau à tes carpes et le soleil à tes blés. Les restaurants où je m'empoisonne lentement m'attirent comme une phalène qui va bourdonner aux vitres, la nuit. Le théâtre avec ses loges pleines de femmes, de fleurs et de diamants, me semble le plus riche parterre du monde et me fait prendre en pitié les jardins de Nice ou de Cannes; la plus belle rose pour moi, c'est une jolie femme, modiste, flâneuse ou couturière, qui s'en va trottinant sur l'asphalte avec ses bas bien tirés, sa jambe fine et son pied cambré. J'adore les jupes qui collent sur des hanches bien dessinées, les grands chapeaux hardiment campés sur des chignons ébouriffés avec art. Je veux que la nature soit complétée, ornée, embellie par ce je ne sais quoi de la Parisienne, qui en centuple la séduction. Tiens, là, dans le tas, il y a peut-être des Vénus callypiges, des merveilles ignorées. Je n'en sais rien. Pour que la plus splendide des paysannes me donne dans l'œil à travers mon lorgnon, car je suis déplorablement myope, il lui faudrait un stage de deux ans, dans un grand magasin de robes et manteaux,—rue de la Paix ou au boulevard—ou à chiffonner chez Fanny Claude ou Valentine. Sans quoi, rien. Explique mon cas, si tu peux! Mon ami, le cœur est muet. Silence absolu!

—Moi, c'est le contraire, affirma Chazolles. Ton Paris ne me dit rien, rien du tout.

—Tu m'étonnes.

—Pourquoi?

—C'est difficile à dire.

—Va toujours.

—Tu es jeune assurément ou du moins admirablement conservé. Tu bats ton plein.

—L'air de la campagne, la vie tranquille, régulière, heureuse!

—Pourtant nous sommes nés la même année, le même mois. Il n'y a que le jour de changé. J'ai passé la quarantaine.

—On le voit bien! En y regardant de près, de tout près.

—Insolent!

—L'air de Paris, de ton admirable Paris. Le gaz des théâtres, les cabinets de Brébant, du Café anglais ou de Voisin! les petites femmes qui trottent avec des bas bien tirés! Vaurien!

—Enfin nous franchissons le sommet.

—Après?

—Le point culminant, mon ami. Or, suis-moi bien.

—Je t'écoute, dit Chazolles.

—A notre âge, de deux choses l'une.

—Voyons.

—On a fait comme moi. On a usé et abusé de la vie. On a—passe-moi l'expression, l'époque est au naturalisme,—jeté sa gourme, fait la noce, sablé le champagne, couru les avant-scènes des petits théâtres et des grands en joyeuse compagnie; on s'est bousculé dans la cohue au bal de l'Opéra; on a effeuillé sans gêne et à la diable les cœurs d'artichaut, payé des notes de robes et de chapeaux, meublé des entresols, écorné son patrimoine avec des fantaisies de toutes sortes, de petits coupés, de bracelets, de bijouteries pour dames, et alors...

—Et alors...

—Éreinté comme moi, le crâne dégarni...

—Comme le tien.

—Laisse-moi parler, mon ami!—On n'aime pas que les autres se mêlent de ces détails et nous fassent remarquer ce que nous savons trop, hélas!—les illusions envolées, le cœur envahi par la fatigue, par une lassitude inexplicable où il y a de l'écœurement et de l'impuissance, on se tourne d'un autre côté. On déserte les cabinets, les baignoires, les bals, les boudoirs; en un mot, on se range et on devient...

—Ambitieux.

—Tu l'as dit.

—Et tu l'es.

—J'en conviens.

—Alors, tu dois être satisfait. Tu es né avec de la corde de pendu dans ta poche. Tu es député, riche...

—Comme toi.

—Fils unique.

—Comme toi.

—Beau garçon! Un peu fluet, mais beau de cette grâce qui séduit les femmes.

—Allons, d'Artagnan, ne te moque pas d'un chétif. N'abuse pas de tes avantages.

—De l'esprit jusqu'au bout des ongles et une chance! Tout te réussit. As-tu des obligations du Foncier?

—Non.

—Achètes-en une.

—Pourquoi faire?

—Tu gagneras le gros lot. C'est évident.

—Ne me fais pas perdre mon fil. Je dis donc qu'à notre âge, quand on a beaucoup vécu, on oublie les femmes; on se rejette sur l'ambition. Mais si, au contraire... Tu me prêtes tes oreilles?

—Je crois bien.

—Si, au contraire, jusqu'à cet âge mûr, on est resté d'une sagesse exemplaire, si le titulaire de nos quarante printemps s'est marié jeune, aux environs de vingt-deux ou vingt-trois ans, par exemple...

—Comme moi.

—Comme toi. S'il a passé sa verte jeunesse, occupé d'un amour unique, si perfectionné qu'en soit l'objet; s'il n'a pas subi sa crise—s'il s'est endormi dans le silence d'une maison des champs; s'il n'a pas vidé la coupe amère et enchantée des voluptés défendues, oh! alors, mon ami, gare l'avenir. Il se trouve dans la situation d'un villageois qui demeurerait à une lieue d'une capitale somptueuse dont il entend de loin les musiques, le tumulte, les cris de joie; dont il voit les dômes dorés, les toits gigantesques, et où il n'a pas mis les pieds. Un jour vient où on veut voir, ou on est pris d'un irrésistible désir de connaître. C'est une dette à payer; on la paie tôt ou tard. Tu la paieras, toi, comme les autres.

—Allons donc!

—Comme les autres.

—Jamais.

—Seulement, un conseil. Ce jour-là tâche, dans ton enthousiasme juvénile, de ne pas quitter la proie pour l'ombre, d'être discret et de ne pas gâcher ta félicité vraie.

—Je ne crains rien, dit Chazolles. J'ai un palladium. Veux-tu le voir? Regarde-le.

—Où ça?

—A deux pas. Tu l'as dans le dos.

Le député du Havre se retourna.

VI

La châtelaine du Val-Dieu se promenait tenant ses fillettes par la main dans la foule des ruraux qui se répandaient de nouveau sur le communal.

La course en sacs était finie; c'était le tour du mât de cocagne.

Des rustres en blouse bleue retroussée, nouée sur l'échine, grimpaient à l'arbre dépouillé de son écorce, lisse et où les mains n'avaient pas de prise.

Après des efforts infructueux, ils se laissaient glisser au bas, découragés.

D'autres prenaient leur place.

Thérèse la brune et Marthe la blonde, les cheveux épars sur leurs robes claires, l'une bleue comme des pétales de pervenche, l'autre rose comme une fleur d'églantier, souriaient à tous, se mêlant aux groupes des buveurs, regardant les joueurs de boules. Elles allaient, le nez en l'air, fixant le violoneux perché sur une estrade où il râclait ses boyaux avec ardeur sur un rhythme de polka dont les cadences grotesques déguisaient la banalité.

Cette joie champêtre s'encadrait dans un magnifique paysage dont les rayons du soleil couchant augmentaient la splendeur.

La forêt avec ses futaies s'étendait au-dessus du village, formant au fond un majestueux rideau de feuillages empourprés.

Les tiges des chênes, d'un gris pâle, se dressaient pareilles à des cierges de Pâques et drues comme les piques d'un peloton de hallebardiers dans les dessins de Gustave Doré.

A l'occident, les tourelles du Val-Dieu découpaient leurs toitures sur la rougeur de l'horizon, au-dessus des massifs qui les entouraient, pendant que les servitudes de la ferme-modèle aux formes de couvent, avec les contreforts étayant les murailles et les couvertures hautes comme des toits d'hôtel Henri II, s'étendaient brunes au milieu des champs de trèfle ou de l'or des blés mûrissants.

—Crois-moi, dit le député à son ami. Imite-moi.

—Comment?

—Regarde Hélène. La pauvre femme regrette, j'en suis sûr, quelquefois, sans le dire, le milieu où elle a été élevée et qu'elle te sacrifie. Son père, M. Châtenay, regrette ses collections superbes dont il était si orgueilleux. Denise, elle, ne regrette pas, mais elle désire, de toute l'ardeur de sa jeunesse, les distractions, les fêtes de ce Paris dont elle se sèvre pour vous. Pourquoi ne pas diviser ta vie en deux parts? L'une pour le monde, l'autre pour la solitude, plus séduisante au sortir du bruit de la grande ville?

—Je n'y ai pas même réfléchi. Le temps passe si vite.

—Veux-tu que je te dise? Il viendra un temps où ta tranquillité ne te suffira plus. Tu es aimé dans le pays. Profites-en.

—Et comment?

—Le père Mahirel n'ira pas loin.

—Qu'en sais-tu?

—Une idée. Gros, court, replet, sanguin, colère! Je lui pronostiquerais bien une fin prochaine. D'autres l'ont fait avant moi.

—Qui donc!

—Nos collègues, les docteurs. La Chambre en regorge. Le médecin est à la mode et fait prime sur la place.

—Alors?

—Le bonhomme a été frappé d'une attaque d'apoplexie et s'en est tiré. Mais la seconde sera désastreuse pour lui. Voilà le pronostic!

—Je ne lui souhaite pas de mal, dit Chazolles; qu'il vive, qu'il vote et soit heureux. Laisse-toi plutôt convaincre! Marie-toi.

—J'y ai pensé.

—Quand?

—Hier soir.

—En voyant Denise?

—Peut-être...

—Eh bien?

—Nous verrons plus tard. Je suis bien vieux pour cette jeunesse.

—Bah! Et ton prestige! Un futur ministre.

—Soit, donc! quand j'aurai conquis un portefeuille. Jusque-là, silence! D'ailleurs, il est douteux qu'elle consente.

—Veux-tu que je lui parle?

—Non, fit vivement Duvernet. Ne nous pressons pas. Je ne suis pas décidé. J'hésite encore et serais désolé d'un refus.

Le jour se mourait dans un crépuscule mystérieux.

On entendit dans le lointain la cloche du château qui sonnait le dîner.

Peu à peu les paysans vidèrent les lieux.

Le mât de cocagne avait été dépouillé de ses prix suspendus aux branches de la cime.

Chazolles et Duvernet firent un dernier tour sur le communal bras dessus bras dessous.

Il s'abandonnaient aux douceurs d'une causerie intime où leurs souvenirs se ravivaient.

Ils se rappelaient les bonnes parties de leur enfance, car leurs parents étaient unis comme eux par une étroite amitié; les taloches échangées, les brouilles pour des riens, des polichinelles éventrés ou des billes perdues; et les raccommodements d'amoureux; puis le collège avec ses luttes, où Chazolles triomphait à coups de poing ou dans les concours de version et de discours, souple et robuste d'esprit et de corps.

—Tu étais le plus fort de la classe, dit Duvernet, et tu élèves des cochons!

A la fin on s'était séparé. Les deux amis avaient tiré chacun de leur côté. Duvernet, après son doctorat, s'était fait inscrire au barreau de Paris.

Il était devenu un remarquable conférencier, en attendant la députation que la grande situation de son père au Havre lui faisait espérer.

Chazolles s'était marié au Val-Dieu. Il avait épousé sa voisine de Grandval, Hélène Châtenay, et Duvernet lui avait servi de témoin.

En ce temps-là, Denise, la sœur d'Hélène, était encore une toute petite fille. On la tenait par ses lisières, et l'ami de Chazolles, qui venait fréquemment au Val-Dieu, s'était habitué à le faire danser sur ses genoux.

Plus tard, il l'avait vue les doigts barbouillés d'encre et les cheveux coupés ras comme ceux d'un garçon.

Ces souvenirs d'écoliers étaient présents à sa mémoire, et il ne pouvait s'habituer à l'idée que cette petite fille capricieuse, espiègle et folâtre était devenue presque une femme et une femme élégante, désirable et séduisante au dernier point.

Il la revoyait toujours en robe courte, avec des souliers pleins de sable, et ses bas lui tombant en spirales sur les pieds, car M. Châtenay avait le bon esprit de ne pas la parer comme une châsse et de la laisser vagabonder aux champs et se rouler sur les gazons.

Peu à peu, il avait commencé à sentir le vide de son existence de garçon, et les qualités d'Hélène, pour laquelle il nourrissait une profonde et respectueuse sympathie, l'avaient plus d'une fois rendu songeur.

Denise était du même sang.

Et il la revoyait tout à coup épanouie comme un lys qui vient de s'ouvrir.

Souvent il avait caressé l'idée d'entraîner Chazolles à Paris avec lui.

Ils avaient soutenu de rudes controverses à ce sujet. C'était leur champ de bataille.

—Si j'avais ta position dans ton arrondissement, je voudrais être nommé à une écrasante majorité et prétendre à tout.

Chazolles était un libéral, assez indifférent. Sans conviction, comme tant d'autres, pourvu d'ailleurs des meilleures intentions.

Il objectait ses goûts, son amour de la campagne, ses opinions.

A ce mot, Duvernet avait des hoquets de gaieté.

—Qui est-ce qui en a?

Son opinion à lui était d'arriver, en acceptant les faits, d'arriver vite et par le chemin le plus court.

Le reste n'importait guère.

Comme ils causaient de tout, passant d'un sujet à l'autre, de la politique aux betteraves qui étendaient leurs larges feuilles d'un vert vigoureux sur un champ voisin, de la chute du dernier ministère qui s'était aplati piteusement à terre comme un cheval fourbu tombé dans les brancards, ou des vaches qui pâturaient par bandes le long de la rivière, dans un pré, des étangs où les poissons frétillaient dans les joncs, et du préfet qui venait d'être renvoyé à ses bocks, au café de la Paix, sur la plainte d'un député hostile, Duvernet s'arrêta brusquement devant une maison de construction nouvelle.

—Connais pas, fit-il en braquant son lorgnon sur le bizarre monument. Très singulier!

Très singulier, en effet.

C'était une de ces petites maisons de boutiquiers parisiens retirés à la campagne. Cela tenait de l'Alhambra par la bizarrerie des couleurs et la disposition des briques; du chalet par les bois découpés qui tombaient sous le toit avancé en abri; du gothique par une tourelle grosse comme un soliveau de trente ans, de la niche à lapins par l'exiguïté, et du baraquement de troupes par la légèreté des murailles.

La chose était implantée dans un carré de jardin grand comme l'emplacement d'une maison du boulevard et consciencieusement clos de murailles assez hautes pour en faire une cage à poulets où le soleil n'entrait que par le haut.

Sur la façade, un petit mur d'appui fermait l'entrée aux passants, en gênant les propriétaires, et supportait une grille défensive dont les fers de lances étaient dorés.

C'était un mélange de pseudo-luxe et de bizarrerie, de mauvais goût et de prétention.

Les fenêtres étaient si rapprochées qu'il devait être impossible de placer un meuble utile dans leurs intervalles, mais en dépit de la gêne, le propriétaire était sûrement en extase devant ce produit de son génie.

Duvernet examinait avec curiosité cette bicoque.

—A qui ça? dit-il.

—Ça, répliqua Chazolles, c'est le château d'un marchand de poissons.

—Du Val-Dieu?

—Tu ne le croirais pas. Le goût du citadin de la rue Montorgueil éclate ici dans toute sa gloire.

—Il se nomme?

—Gaspard Méraud.

—Un nouveau venu?

—En effet. C'est un gros homme à la face bourgeonnée, rubicond et entrelardé. Cinquante ans environ. Six mille livres de rentes. Une vieille bonne à tout faire, une ruine plâtrée, délabrée et madrée qui le mène par le bout du nez et répond au nom ambitieux d'Herminie. Pas mauvais diable au fond. Pradeau en retraite. J'ai fait sa conquête en lui donnant les permissions les plus étendues de pêcher à la ligne dans les étangs et de chasser le lapin où il veut.

—Drôle d'idée de venir s'échouer dans ce désert comme une baleine sur une plage de sable. Problème de la destinée qui nous ballotte à son gré et nous pousse çà et là comme des épaves.

Si Duvernet avait connu l'histoire de ce vendeur de marée, il aurait aisément résolu ce problème.

Gaspard Méraud était célibataire.

Haut en couleur, d'une corpulence énorme dont la principale richesse se portait du côté de l'abdomen, une manière de futaille soutenue par deux courtes jambes, la face réjouie, le nez florissant à peau de fraise mûre, le visage orné d'un triple menton et de bajoues s'affaissant sur un col large comme un entonnoir et lui donnant l'aspect d'une pivoine dans un cornet de papier, cet homme puissant végétait sous la domination d'une servante maîtresse frisant comme lui la cinquantaine, fanée et fripée comme les blondes fades qui se défendent sans énergie contre les ans et s'écroulent subitement dans les abîmes de la décrépitude.

Cette Herminie, jalouse comme une tigresse, redoutait pour son amant les séductions de Paris.

Depuis dix ans elle prônait, sans relâche, les joies de la campagne, l'abondance facile et saine de la vie des champs.

Gaspard Méraud était venu en partie de plaisir chez un de ses collègues, né à quelque distance, dans le Perche, et qui possédait une petite terre du côté de Brezolettes, dans les landes sablonneuses enclavées au milieu de la forêt de la Trappe.

En passant au Val-Dieu, Gaspard Méraud avait admiré le site grandiose et s'était écrié comme Archimède:

—J'ai trouvé.

VII

Trois mois après, il avait planté sa tente dans ce lieu plein de souvenirs monastiques qui, à vrai dire, ne le touchaient guère.

Il s'était décidé tout à coup.

En vérité, Herminie avait raison.

Il en avait assez de son métier. Les affaires l'écœuraient. L'odeur de la marée lui portait au cœur.

Il avait fondé une sorte d'entrepôt pour la vente des huîtres; sa maison était très achalandée; on y réalisait de beaux bénéfices, mais la paresse lui venait avec l'âge.

Se lever à trois heures du matin, c'était bon jadis quand il manquait de rentes et qu'il lui fallait trimer dans les halles comme tous les Méraud de père en fils depuis une éternité.

En avait-il remué dans son enfance, des paniers de soles, des mannes d'anguilles de mer ou de rougets, des tas de langoustes qui lui piquaient les doigts avec leurs museaux épineux!

Avait-il tourné et viré dans le carré de la criée devant les chaires des courtiers, dans les odeurs humides et fades, par les temps mous et les brouillards, comme un écureuil dans sa cage où il recommence sans fin la même course!

Décidément il pouvait se retirer et prendre du bon temps.

La vie n'est pas si longue et on ne l'enterrerait pas plus que les autres avec ses écus. La seule vue des amas de poissons avachis sur le pavé lui donnait des nausées comme s'il avait eu sur l'estomac de colossales quantités de nageoires, de têtes aux yeux vitreux et de peaux glauques et gluantes.

Il se rendit donc.

Il aimait Herminie. Il aimait toutes les femmes, mais Herminie par dessus les autres. Elle était son habitude, sa chose à lui. Il l'avait eue toute petite. A quinze ans ils se connaissaient, lui fils de la célèbre madame Méraud, une poissarde de haute volée, qui dépensait avec ses amants, en noces chez Baratte ou Bordier, l'argent qu'elle gagnait à son banc; elle, petite bonne à tout faire, simple et naïve, arrivant des environs de Vesoul dans la licence forte en gueule et la promiscuité des halles.

La liaison avait été bientôt faite.

La mère du beau Gaspard n'avait pas mis de bâtons dans les roues. Les Méraud se mariaient rarement et mères, filles ou cousines, jugeaient qu'il était tout naturel de s'amuser et de se rendre la vie joyeuse.

On en disait de raides, les soirs, quand on se réunissait en famille, ce qui était rare; car chacun avait ses amis et, le travail de la journée terminé, tirait de son côté.

Mais, en se liant avec la Franc-Comtoise, Gaspard, malgré sa rudesse et ses allures despotiques, avait rencontré là une vraie maîtresse dans toutes les acceptions du mot.

Herminie, avec sa grâce de jolie blonde aux traits fins, soufflés par l'air de Paris, dans la fraîcheur de ses dix-sept ans, l'avait habitué, en supportant ses caprices, en flattant ses goûts, en se pliant à ses vices, à ne pouvoir se passer d'elle. Pour la garder, il aurait sacrifié le monde entier, si on le lui avait offert.

C'est ce qu'il faisait à la première sommation de sa maîtresse, en se réfugiant au Val-Dieu.

Là, Herminie le dominait. Il était son prisonnier. Elle n'avait pas à redouter de le voir s'échapper. Dans les forêts voisines, les concurrentes n'abondaient pas comme autour des corbeilles de la place du Châtelet ou aux encoignures de la rue Tiquetonne.

La servante n'avait plus sa fraîcheur et son teint laiteux, mais elle avait gardé son astuce et sa volonté.

Dans sa villa du Val-Dieu, Méraud était surveillé à son insu avec plus de vigilance qu'un détenu dans le préau de Mazas.

Mais il était accablé de soins, bourré de prévenances.

Sa bonne le comblait d'attentions, le gorgeait de petits plats cuisinés avec amour. Son linge était d'une entière blancheur, ses habits bien brossés, ses bottes brillantes.

La maison flambait de propreté, malgré le fouillis des meubles entassés dans un espace trop étroit pour eux.

Et pour surcroît de bonheur, Méraud sortait chaque matin, une ligne superbe à la main, et s'en allait pêcher dans les étangs, avec une patience de philosophe, prenant, sans grand mérite, à cause de leur abondance, des perches au dos armé d'arêtes, des tanches et des barbillons, qui lui rappelaient son ancien métier et lui procuraient des distractions agréables.

Parfois même, s'il s'égarait, son fusil sur le dos, à la lisière des bois du châtelain, où les lièvres pullulent, les gardes ne se plaignaient pas.

Au contraire, ils l'encourageaient, l'accueillant avec des: «Ça va bien, monsieur Méraud?» et des sourires qu'il récompensait d'une quantité incroyable de petits verres.

—Allez là, au coin du champ. Il y a une compagnie de perdreaux.

Où:

—Tenez, sous les carottes, un bouquin superbe, au gîte!

Il est juste de reconnaître qu'il faisait preuve en toute occasion d'une insigne maladresse, et que les lapins pouvaient picorer sur les talus ou s'asseoir sur le derrière à portée de ce chasseur inexpert, sans redouter d'accident sérieux.

Giraudel, le plus vieux garde au service des Chazolles, un rusé forestier, était le plus ardent à l'exciter au meurtre.

—Allez, allez, disait-il, mon bon monsieur Méraud, ne vous gênez pas. Tuez tout. Il en restera bien de la graine.

Il se félicitait donc de son choix, vivait en paix avec tout le monde et portait Maurice dans son cœur, sans arrière-pensée, car au fond ce déserteur des halles n'avait pas ombre de malice.

Le député, toujours au bras de son ami, ne se lassait point d'admirer l'œuvre de Gaspard et de sa bonne et le jardinet tiré à quatre épingles où pas un arbrisseau ne dépassait le mur.

—Pas seulement de quoi cultiver une pomme de terre! dit Chazolles. Comme si le plaisir de la campagne n'était pas dans l'espace, dans la satisfaction de voir pousser ses betteraves, ses laitues, ses choux et son persil. Ce n'est pas une maison, c'est une boîte.

Néanmoins, Méraud était fier de sa construction.

Il ne manquait pas de dire aux visiteurs:

—C'est moi qui ai bâti ça, tout seul, sans architecte.

—On le voit bien, lui répondit un jour le vieux curé, poliment.

Ce jour-là, à cause de la fête, Herminie avait laissé les persiennes ouvertes, pour permettre aux passants d'admirer les splendeurs du mobilier, les rideaux en algérienne à rayures jaunes et ponceau et le tapis du guéridon d'un rouge formidable à mettre en fureur une bande de taureaux.

Par les fenêtres, l'air vivifiant des champs entrait dans l'étroite maison, une bonbonnière, à ce que disait l'amie du maître.

Chazolles et le député allaient s'éloigner quand tout à coup Maurice pressa le bras de son ami.

—Regarde donc, lui dit-il.

—Quoi?

—Cette jolie fille.

—Où ça?

—Là haut.

Duvernet leva les yeux.

A une fenêtre du premier étage, une tête pâle se montrait dans l'encadrement des rideaux.

C'était une apparition lumineuse.

Sous des cheveux d'or très abondants, le visage d'un blanc lacté se colorait aux joues des nuances de la verveine rose. Les lèvres d'un incarnat sanguin s'ouvraient pour montrer deux rangées de dents perlées, d'un émail éclatant, dans un malicieux sourire.

Les deux mains posées sur l'appui de fonte bronzée, avec la coquetterie des actrices éclairant aux feux de la rampe leurs poitrines houleuses à certaines scènes pathétiques, cette jeune fille, le corsage serré dans une robe de satinette paille, boutonnée au cou, et coupée en dessous par une échancrure savante, triangulaire, enrubannée de satin plus foncé, offrait impudemment aux regards des deux promeneurs une poitrine éblouissante, soutenue par une taille irréprochable, souple et mince.

Une rose d'un rouge velouté tranchait au centre sur la neige de son sein.

Des cheveux à reflets fauves couronnaient comme un diadème cette tête à la fois enfantine et dédaigneuse, mutine et cruelle, et se répandaient en mèches folles sur le front, frisant et collées à la peau.

—Superbe fille! murmura Chazolles.

Duvernet haussa les épaules.

—Une Parisienne.

—A quoi le vois-tu?

—A tout et à rien. Est-ce qu'on s'y trompe?

Le député du Havre en avait vu d'autres.

Sa jeunesse agitée lui avait appris à connaître les dessous de la grande ville.

Son entresol de célibataire de l'avenue Montaigne aurait révélé d'étranges secrets si les meubles avaient parlé.

—Elle est merveilleuse, reprit Chazolles.

—Eh bien! après?

Après en effet? Qu'est-ce que cela pouvait faire à Chazolles?

Une cousine de là-bas, une amie, qui sait? était venue rendre visite à ce courtier en maquereaux et en saumons, à ce marchand d'huîtres, réfugié dans ce trou du Val-Dieu, quelle importance devait-il y attacher? Et en quoi, s'il vous plaît? la première minute de l'admiration passée, cette visite intéressait-elle l'a-gri-cul-teur du Val-Dieu, le mari de mademoiselle Hélène Châtenay, qui devait s'impatienter du retard des deux promeneurs, le père enfin de deux mignonnes fillettes qu'on ne pouvait trop chérir et adorer.

—Prends garde, dit Duvernet, tu vas faire attendre ton beau-père; le dîner ne vaudra rien.

Et en s'en allant sous l'interminable avenue de tilleuls dont les branches se rejoignaient, formant une épaisse voûte sur leurs têtes, avec son style de viveur, avec sa verve primesautière, il dérida son ami.

—Elle est gentille certainement, lui dit-il, très gentille, si tu veux, mais je me méfie de sa vertu. Une vingtaine d'années! robe d'une coupe hardie, pose audacieuse, bras nus! un aplomb à faire baisser les yeux à un régiment de hussards! Dix francs contre un sou qu'elle est plus savante qu'une mariée de deux ans dans ton village.

—Mauvaise langue!

—Des mines coquettes, des yeux qui flambent, un museau langoureux qui rit en dedans; une fine mouche, mon ami!

—Une cocotte! Pourquoi ne le dis-tu pas tout de suite?

—J'ai peut-être tort; affaire d'habitude. Je suis trop poli.

—Oh!

Plusieurs fois, Chazolles tourna la tête du côté de la fenêtre.

Le blanc visage s'y encadrait toujours.

Enfin les deux amis disparurent sous les tilleuls, au fond, dans le lointain.

Alors la jeune fille se pencha au dehors et appela:

—Mon cousin!

Un pas lourd résonna dans le parterre étroit du chalet, sur un pavage en briques, et la face enluminée de l'ancien courtier vint se placer au-dessus de la figure délicate de sa visiteuse.

—Qu'est-ce qu'il y a, mignonne? dit-il.

Elle lui désigna d'un geste les deux hommes qui s'enfonçaient dans l'avenue, de l'autre côté du communal, en regardant à chaque instant en arrière.

—Quel est ce monsieur? demanda-t-elle.

—Le plus grand?

—Oui, à droite.

—C'est M. Chazolles. Tu ne le connais pas?

—Je ne l'ai jamais vu.

—Monsieur Maurice, comme on dit dans le pays.

—Qui ça? M. Maurice?

—Tu sais bien. Le propriétaire de ce château, là, dans les arbres.

—Ah! bon. Qu'est-ce qu'il fait?

—Lui? Rien, parbleu!

—Il flâne?

—Quand il veut.

—Il est donc très riche?

—Je crois bien. A millions!

—Marié?

—Oui. C'était sa femme, la petite brune, très bien, avec deux enfants dans ses jupes, tantôt, à la course en sacs.

—Ah! fit la jeune fille rêveuse.

Et se reprenant:

—Elle est très bien, en effet, comme vous dites, madame Maurice Chazolles.

Elle prononçait ce nom avec une aigreur mal dissimulée.

—N'est-ce pas? fit Méraud avec un claquement des lèvres, qui indiquait un certain enthousiasme. Et si bonne femme!

—Mais elle se fane, siffla la jeune fille.

Méraud fit un haut-le-corps indigné, sincèrement.

—Et quand elle se fanerait, est-ce que cela te regarde? dit-il. Qu'y aurait-il d'étonnant? Tu te faneras aussi, à ton tour; mais d'abord ce n'est pas vrai. Elle ne se fane pas. Et une excellente femme, entends-tu, une crème.

—Oui. Elle vous permet de pêcher à la ligne et de tuer ses lapins parce qu'elle sait que vous n'êtes pas dangereux.

—Comment pas dangereux! s'écria Méraud piqué dans son amour-propre de Nemrod et de pêcheur.

—Je m'entends, fit la jeune fille. Mais elle n'est plus jeune tout de même.

—Dame! On ne peut pas avoir son temps et celui des autres, observa Méraud avec philosophie. Et puis les enfants qu'on élève...

—Ça use.

—C'est le bonheur.

—Oui, mais ça use.

Au bout d'un silence, elle reprit:

—Il est encore gaillard, son mari.

—Ah!

—L'air d'un officier de cavalerie.

—Il n'est pas fané alors, lui?

—Pas du tout. Il demeure ici?

—Sans doute.

—Toujours?

—Toute l'année. Comme moi. J'y demeurerai toute l'année aussi. J'y compte.

—Vous avez raison.

—Est-ce qu'on n'y est pas bien?

—Je ne dis pas le contraire.

—Qu'est-ce que tu dis alors? Pourquoi ces questions? Tu ne veux pas l'épouser, je suppose.

—Non. A quoi passe-t-il son temps chez lui?

—A quoi? répéta Méraud ahuri.

—Oui.

—A toutes sortes de choses.

—Mais encore?

—Il élève des moutons, des porcs, des chevaux, des vaches. Il cultive ses champs.

—Lui-même?

—Que tu es sotte! Avec ses domestiques. Il récolte son blé; il fauche ses foins. Il chasse dans la saison; il monte à cheval; il va dîner chez ses voisins et ses voisins dînent chez lui. Il n'est pas à plaindre.

—Et le soir?

—Le soir? Elle est étonnante, ma parole.

—Il joue au loto avec sa femme et ses petites, hein?

—Tu m'embêtes. Tu te moques de moi.

—Pas du tout. Savez-vous! Il doit se faire de la bile ici, ce beau garçon-là! Qu'est-ce qu'il a de rentes?

—Je ne suis pas dans sa bourse.

—A peu près?

—Deux ou trois cent mille francs, peut-être.

—Tant que cela?

—On le dit.

—Alors pourquoi ne va-t-il pas à Paris?

—Il y va quand il veut.

—Mais pourquoi n'y demeure-t-il pas?

—A Paris? Il s'en fiche sans doute. Qu'est-ce qu'il y ferait?

—Ce que font les autres.

—Qui, les autres?

—Les gens riches, les rentiers, les millionnaires.

—Va le questionner, il te répondra, si ça lui plaît. Et puis, je ne sais pas comment ils s'arrangent, les autres.

—Je le sais bien, moi, dit-elle en laissant filtrer entre ses paupières un rayon de malice. Il y a des machines qui les attirent là-bas. Car autrement, ils seraient aussi bien à la campagne, en effet.

—Quoi donc?

—Je ne devrais pas vous répondre, à vous, mon cousin; vous en savez plus long que moi.

—Ma foi non.

—Devinez.

—Les théâtres?

—Un peu, mais cela ne suffit pas.

—Les bals, les fêtes, les amis, les visites?

—Non. Que vous êtes simple, mon cousin.

Elle tempéra cette appréciation par un rire d'enfant et un regard qui lui chatouilla l'épiderme.

—Les bons dîners?

—On en fait partout.

—C'est vrai. Allons. Je brûle. Je mets dans le mille. Les femmes. J'y suis. Pas vrai?

—Ce n'était pas malin.

Elle se mit à fredonner d'une voix fausse et pourtant mélodieuse, ô contradiction de la nature!

«Les femmes, les femmes!»

Puis elle continua:

—Alors, lui, il ne les aime pas, les femmes?

—Si, il aime la sienne, sans doute.

Elle esquissa une moue incrédule.

—Un phénomène alors!

Herminie furetait, dans la salle à manger, une niche dont la fenêtre donnait sur la grille d'entrée et le chemin.

Le poissonnier l'appela et lui montrant la jeune fille:

—Ça, lui dit-il, tu vois ce que c'est. Une Méraud dont on a fait une demoiselle. Mademoiselle Angèle Méraud! Une enfant! C'est tendre comme du poulet. Ça vient de quitter le biberon et c'est déjà dépravé, pourri jusque dans les moelles. Ça ne croit ni à Dieu ni à diable. Ça ne vaut pas un clou. Et ça tournera mal, si ce n'est déjà fait. Si on m'avait écouté, elle vendrait des merlans et des crevettes aux halles, comme toutes les Méraud depuis cinquante ans. Ça vaudrait mieux, mais les Pivent avaient de l'ambition pour ce joli morceau! Ils la trouvaient trop gentille, trop mignonne.

Il s'assit sur un banc, appela Angèle, qui dégringola les escaliers, légère comme une chevrette, l'attira sur ses genoux et la regardant de près, bien en face:

—C'est vrai qu'elle est superbe; une peau, des yeux, des dents! Tu m'en donnes la chair de poule. Ah! si je n'étais pas ton vieux cousin!

Elle se dégagea vivement:

—Oui, mais vous l'êtes. On ne peut pas changer ça, fit-elle.

Et nonchalante, avec de gracieux mouvements des hanches, en défripant sa robe, elle se mit à la grille, et passant ses doigts effilés dans les barreaux, elle regarda les paysans qui s'en allaient.

VIII

Elle fut tirée de sa contemplation par la voix aigre d'Herminie qui l'appelait pour le dîner.

A table, la conversation reprit son cours.

Ce furent des questions sans fin sur les maîtres du Val-Dieu; s'ils avaient toujours vécu en bonne intelligence; s'ils n'avaient pas eu de querelles.

Angèle s'étonnait de l'union de ce ménage modèle.

Elle en éprouvait du dépit et de la jalousie.

Ses souvenirs d'enfance ne lui rappelaient, aussi loin qu'elle pouvait y plonger sa pensée, que des liaisons troublées dans sa famille, courtes, irrégulières; tantôt reprises et raccommodées tant bien que mal; des collages à la diable, que la moindre pluie endommage comme les façades blanchies à la chaux dont la peinture pleure et coule sous un orage.

Les femmes de sa famille ne connaissaient guère la mairie ni l'église.

C'étaient des partisans d'unions libres comme son cousin Gaspard, son hôte, qui avait oublié de mener Herminie devant l'écharpe du magistrat municipal de son arrondissement, ou sa mère à elle, la belle marchande des halles, qui seule avait connu le nom du père de son enfant.

Et encore!

Elle était prise d'une jalousie haineuse, d'une envie mauvaise et virulente contre cette famille qui jouissait de toutes sortes de biens dont les siens avaient été privés et qui lui paraissaient des jouissances de privilégiés, en possession d'un bonheur qu'elle se serait fait une joie maligne de troubler.

Elle insista si longtemps sur ce sujet que l'ancien courtier lui demanda rudement:

—Ah çà! où penses-tu en arriver avec les Chazolles, toi, bébé?

Elle pencha la tête avec un coquet mouvement des épaules.

—Est-ce que cela vous intéresse, mon cousin?

—Certainement. Tout ce que tu fais nous intéresse. Tu es le seul reste de la tribu, notre héritière à madame Pivent et à moi. Les Méraud en bloc n'ont pas eu d'autre enfant que toi, et c'est dommage, car ils ne seraient pas mal tournés, s'ils t'avaient ressemblé. Nous avons donc le droit de savoir quel chemin tu veux suivre.

—Soit. Je n'ai rien à vous cacher, mon cousin. Et puis je suis franche comme de l'osier, moi. Je veux prendre un chemin semé de violettes et de gardenias. Je n'imagine pas que le dernier mot du bien-être soit de moisir à son banc comme ma tante du matin au soir. Il n'y a que les moules qui se plaisent à se coller tout le temps sur le même rocher. Je n'aime pas à me lever avant le jour quand il gèle à pierre fendre et à m'en aller le soir, transie sous le verglas quand il en tombe, à porter des jupes mouillées dans le bas et qu'on roussit sur une chaufferette, en brûlant ses savates, ni à me prendre de bec pour deux sous avec des chipies de bourgeoises qui couperaient une ablette en quatre et tondraient dessus.

Il ne me plaît pas de rencontrer par les rues des femmes laides qui m'éclaboussent ou m'écrasent avec leurs équipages et se font ouvrir la portière par des laquais mieux mis que des notaires. J'en connais d'affreuses qui ont des hôtels, des tapis, des divans garnis de peluche ou de satin. Leurs toilettes me font loucher. Il y en a dans le nombre qui ont trouvé ces belles choses-là dans leurs affaires quand les parents remisaient leurs landaus, mais il n'en manque pas qui les ont gagnées toutes seules et je sais aussi bien qu'une autre par quel moyen.

Il est à la portée de ma bourse.

—Jolie éducation, dit Méraud en découpant une carcasse de poulet. Continue, ma fille!

—Je ne vous ennuie pas? dit Angèle.

—Pas du tout.

Elle se mordit les lèvres.

—Si tu crois, pensa-t-elle, que je t'en conterai plus que je ne veux!

Et elle reprit:

—Quand je n'ai rien à faire et c'est tous les jours, puisque ma tante Pivent ne veut pas que j'apprenne un métier, je me promène. Le temps, c'est long! En chemin de fer, quand je vais seulement de Paris à Saint-Cloud, je rencontre des messieurs bien mis, décorés souvent, qui m'écrasent mes bottines et me lancent des regards à mettre le feu à ma voilette; des vieux qui me proposent des sommes, de petits appartements capitonnés; des banquiers qui m'offrent des valeurs en échange de la mienne. Ils appellent ça un capital. Quelquefois par désœuvrement, j'ai des tentations d'accepter, mais ils me déplaisent. En général,—excusez-moi, mon cousin—je trouve les hommes horribles et je les exècre. Il y en a qui me donnent leur adresse ou me demandent la mienne. Ils ont des noms très aristocratiques; ils demeurent dans de beaux quartiers. Presque tous de vieux coquins! Ils me glissent leur carte tout doucement sans qu'on s'en aperçoive. Sont-ils drôles! Il me semble que j'aurais du plaisir à les faire souffrir lorsque je les vois tourner autour de moi, plats comme des limandes, parce que j'ai la peau blanche et les cheveux jaunes!

—Tu les hais, les hommes, observa malignement Herminie, mais tu ne détestes pas qu'ils te cajolent!

—Dame! par manière de tuer le temps. C'est ennuyeux, la vie. Je voudrais en avoir à molester, comme des chiens, des chats ou des serins dans une cage.

—Petite vipère, fit en souriant Méraud. Et quand je pense que Paris est plein de ces méchantes bêtes!

Il s'épanouissait; ses trois mentons s'agitaient en tressautant d'aise. Angèle le divertissait avec ses mines futées et la liberté de ses phrases qui abondaient en sous-entendus: Méraud, en dehors de la criée du poisson et du commerce des huîtres, n'avait qu'une vague notion du bien et du mal. Il avait mené une vie des plus débraillées, prenant son plaisir où il le trouvait, travaillant ferme la nuit et le matin, mais le soir courtisant la brune et la blonde, la noire et la rousse, dans son quartier, avec entrain, buvant sec et déposant ses œufs dans le nid de ses voisins sans un atome de remords.

La mère d'Angèle, sa cousine à lui, Claire Méraud, avait aussi dans son temps étalé ses dévergondages sur le pavé des halles; mais jamais ses parents ne lui avaient tenu rigueur pour des écarts de conduite dont le carré aux poissons retentissait d'un bout à l'autre.

Dans la famille, tout le monde avait son péché sur la conscience. On y traitait les délinquants avec des affabilités et des indulgences réciproques. On se serait bien gardé de lapider les autres pour leurs méfaits quand on avait à se reprocher des méfaits pareils.

A l'exception de madame Pivent que sa grosse affection pour son mari, un brave travailleur, avait seule maintenue dans les limites du devoir, les autres femmes du nom, étaient d'affreuses drôlesses dont les bonnets avaient été lancés de bonne heure par-dessus les cheminées du quartier.

Enfin, s'il faut tout dire, Gaspard Méraud n'était pas insensible aux délicates beautés de la jeune fille.

Élevées à un tel degré, elles équivalent presque à une vertu.

Il en tirait vanité et en subissait le charme, comme tout le monde.

Angèle le comblait d'aise avec sa grâce naturelle, l'aisance de ses manières, sa démarche onduleuse et serpentine et l'élégance suprême avec laquelle elle portait ses toilettes.

Toute la journée elle s'était promenée à son bras. Il avait joui de l'admiration des paysans devant cette frêle et mignonne créature. Angèle avait l'air d'une duchesse égarée dans un milieu de bouviers et de vachères.

Et avec ses parents elle était si câline, si caressante, si flatteuse qu'elle les ensorcelait. On lui passait tous ses caprices comme à une enfant gâtée, à une fille unique, ayant trois ou quatre pères qui ne seraient pas jaloux les uns des autres.

C'était une bizarre créature que cette jeune fille changeante et volontaire; féroce en face des hommes qui se mettaient à ses pieds, étourdis par sa beauté singulière, très capiteuse, qui répandait un parfum de serre chaude, comme les orchidées et les dracœnas, morbide, pâlie comme une fleur des tropiques transplantée sous les brumes d'un climat trop froid, et en même temps douce, charmante vis-à-vis des siens et n'ayant jamais une vivacité ni un mot dur ou offensant pour eux.

Aussi l'aimaient-ils sans lui en vouloir de ses fugues et de ses disparitions que, d'ailleurs, sa tante, la riche madame Pivent, chez laquelle elle avait sa chambre, à la rue du Cygne, couvrait de son silence, toujours prête à l'accueillir à bras ouverts quand elle revenait, comme l'enfant prodigue, à la maison paternelle.

Le dîner finissait et la nuit était proche.

Le brouillard léger des étangs couvrait les prairies d'un nuage blanchâtre, et dans le lointain, les futaies du parc de Chazolles se découpaient sur les rougeurs de l'horizon où le soleil ne laissait que la trace de son disque de pourpre, quand Méraud demanda tout à coup à la jeune fille qui se taisait:

—Est-ce que tu es toujours décidée à partir demain?

—Non, dit-elle nettement.

—Tu changes d'avis?

—Oui.

—Alors tu nous restes?

—Si vous voulez.

—Comment si je le veux!

Il la serra dans ses bras courts et robustes, et la colla contre sa poitrine bombée, bardée de graisse.

—Tu sais, ma petite Angèle, que tu es ici chez toi. Ne te gêne pas. Je voudrais t'y voir toute la vie. Ah! si j'étais à marier, moi, je sais bien ce que je prendrais!

—Y pensez-vous? grommela Herminie. A votre âge! Une jeunesse comme elle! Voulez-vous bien vous taire, vieux roquentin!

Angèle se pencha à son oreille:

—Laisse-la dire, fit-elle. Et sortons. Nous irons faire un tour du côté du château de monsieur..... Comment dit-on?

—Chazolles.

—Oui, viens-tu?

Il se pencha sur ses cheveux, y appuya sa bouche lippue en aspirant avec bruit les bonnes odeurs qui s'en échappaient.

IX

La salle à manger du Val-Dieu est, nous l'avons dit, d'une originalité rare et inimitable.

Depuis un instant déjà, les feux du lustre allumé pour le dîner éclairaient les reliefs des boiseries magnifiques dues au génie laborieux et patient des moines et les pièces d'argenterie ancienne qui ornaient les dressoirs, du même style que le lambris.

Par la spacieuse fenêtre à vitraux, ouverte sur les pelouses, on apercevait des nappes immenses de verdure descendant en pente douce aux bords de la pièce d'eau, où des cygnes gris et blancs glissaient dans leur dignité solennelle et impassible.

Les deux petites filles en vedette sur le perron épiaient l'arrivée du châtelain.

Dès qu'elles l'aperçurent arrivant au bras du député sous les tilleuls, elles coururent à lui.

—Arrivez donc, père, dirent-elles en même temps. Vous êtes en retard.

—Et grand-père s'impatiente.

En effet, M. Châtenay, en homme ponctuel, habitué dès l'enfance, à calculer des échéances, avait déjà consulté plus d'une fois sa montre en comptant les minutes.

La figure de l'ancien banquier gardait un reflet de l'époque qui avait vu ses beaux jours.

Il portait la tête haute, comme les parlementaires de la monarchie constitutionnelle. Deux courts favoris encadraient ses joues enduites d'une légère couche de vermillon naturel.

Il portait le gilet de nankin avec les breloques de l'orléanisme. Son ventre formait un ouvrage avancé assez considérable et sur son cou gros et court, son chef se balançait avec une majesté tempérée par le sourire bienveillant de l'homme heureux.

M. Châtenay n'avait en effet point à se plaindre de sa part de félicité.

Il était riche. Il vivait dans un pays superbe, entouré d'une famille florissante et, pour comble de prospérité, il possédait une manie,—une passion si l'on veut,—qui suffisait à le distraire, et abrégeait les heures parfois longues au milieu des bois et des champs, quand on n'y tient pas la hache du bûcheron ou les mancherons de la charrue.

Il cultivait cette science vague qui consiste à faire revivre les époques nébuleuses perdues dans la nuit des âges.

Il se livrait à des recherches incessantes, fouillant les déserts, étudiant la forme de certains cailloux, les fondations enfouies des murs détruits, les mouvements de terrain qui indiquent un travail d'homme. Il collectionnait les vieux fers, les vieilles poteries, les vieilles armes et les vieux outils. Il avait fait construire à Grandval un immense bâtiment où il accumulait les objets les plus hétéroclites.

C'était là, à tout prendre, un passe-temps qui ne nuisait à personne.

Il était accablé des sollicitations de plusieurs sociétés savantes qui se seraient fait une gloire de lui ouvrir leurs portes.

Seulement avec une modestie au-dessus de tout éloge, il ne voulait accepter leurs offres que lorsqu'il se présenterait en ayant à la main son grand ouvrage sur les antiquités normandes, monument auquel il travaillait depuis le jour où il s'était retiré à la campagne.

Ce soir-là il était particulièrement rayonnant.

Depuis quelque temps il était sur la trace d'un trésor archéologique invraisemblable.

En furetant dans la forêt du Perche, sur la route du Val-Dieu, du côté des futaies de Belavillet et des étangs de la Motte-Rouge, il avait, avec une sagacité prodigieuse,—il s'en flattait,—remarqué en un lieu nommé Rudelande, des ruines d'une étendue considérable.

Il y avait là un camp romain reconnaissable à certains talus, fossés et terrassements tels qu'on ne pouvait s'y tromper, pour peu qu'on fût doué de connaissances spéciales, et il possédait à fond la castramétation—un nom barbare—de ces maîtres du monde.

Peut-être même était-ce une forteresse disparue et enfouie sous les végétations forestières.

En tout cas, c'était une trouvaille.

Sa nature importait peu.

Avec du flair, on la déterminerait aisément.

Même, en pratiquant des fouilles intelligentes, on retrouverait, à coup sûr, des richesses scientifiques inconnues, des monnaies, des armes, des poteries, et, à cette perspective, le toupet orléaniste du banquier se dressait avec un légitime orgueil.

M. Châtenay se promenait donc les mains derrière le dos avec la gravité d'un académicien qui élabore son discours de réception et lançait à sa fille, madame Chazolles, qui surveillait le service, des regards glorieux.

Les mines mystérieuses du père amenaient un sourire sur les lèvres de la jeune femme.

Lorsque les deux amis entrèrent dans la salle où la table resplendissait, chargée de cristaux, de porcelaines et d'argenterie, Chazolles remarqua l'air gai de son beau-père.

—Vous êtes content! dit-il.

Le banquier se rengorgea.

—Vous avez découvert quelque chose?

—Je le crois, répondit Châtenay en clignant de l'œil d'une façon très expressive.

Chazolles se tourna du côté de Duvernet.

—Regarde, dit-il, cette fraîcheur de la santé, cet embonpoint modéré, ce visage épanoui, et admire un philosophe de la bonne école. Ah! vous êtes un homme heureux, beau-père?

—Je ne me plains pas, riposta le banquier en se frottant les mains. Et vous, mon gendre?

—Monsieur Châtenay peut te répondre: Vous en êtes un autre, dit le député.

En effet, jusque-là Maurice en avait été un autre.

Ce mot le fit rentrer en lui-même. Dans son pittoresque ermitage, n'était-il pas un sage auquel rien ne manquait?

Il avait, comme l'antiquaire, son dada favori, sa grande culture, ses bêtes qu'il entourait de toutes sortes de soins, sa fortune aussi.

En outre, il possédait encore la jeunesse, la force, les cheveux et la barbe noirs, une femme charmante soumise à ses fantaisies, n'ayant de regards et d'attentions que pour lui, sa famille enfin, cette belle et souriante famille qui s'asseyait maintenant autour de cette table opulente, en face d'une nature grandiose, au milieu des richesses artistiques qui encombrent le Val-Dieu.

Et depuis une heure, lui qui n'avait rêvé rien au-delà de cet horizon borné mais admirable, où ses désirs étaient assouvis, il sentait un trouble inquiétant l'envahir peu à peu; un mauvais levain fermentait au fond de son âme sereine jusque-là.

Il ressemblait à un passant atteint tout à coup, au milieu de la rue, d'un typhus contagieux, ou à l'homme sain et fort qui vient de traverser une salle infectée de la pourriture d'hôpital.

Il ne pouvait détacher sa pensée de ces yeux à demi clos sous des paupières abaissées qui l'avaient enveloppé d'une sorte de lueur magnétique.

Il avait beau faire, il les voyait rivés à lui, ne le quittant pas de quelque côté qu'il se tournât. Même en fermant les siens, il ne parvenait pas à leur échapper.

Il voyait aussi cette pâleur délicate et d'un lumineux étrange qui l'attirait comme ces fleurs empoisonnées qui s'offrent aux baisers du passant et dont le parfum est pénétrant et mortel.

Vainement il tentait de se soustraire à cette obsession foudroyante, imprévue, qui s'était emparée de lui violemment, dans un guet-apens tendu à sa tranquillité, à son repos, qu'il croyait inattaquables.

Pour y échapper, il laissait errer ses regards des cheveux bruns de sa petite Thérèse, le vivant portrait de sa mère, aux cheveux blonds de Marthe, la plus jeune.

Dix fois pendant le dîner, il les appela et les couvrit de baisers, espérant se défaire de ce fantôme troublant auquel un hasard l'avait livré.

Il contempla son adorable Hélène, sa compagne de quinze ans, la source d'un bonheur que rien n'avait altéré.

Elle était là, épanouie dans sa splendeur de mère, plus belle qu'à sa vingtième année, sans rides, sa forêt de cheveux sombres lui formant une sorte de diadème, forte et douce, ayant des paroles aimables pour tout le monde et parfois, pour son mari, un coup d'œil, un éclair, empreint d'une tendresse infinie.

Il pensait à sa félicité qu'aucun orage n'avait obscurcie, à sa vie qui s'écoulait dans une retraite au seuil de laquelle les tempêtes du monde venaient expirer.

Les vents déchaînés rident à peine la surface des étangs et bouleversent les mers.

Et malgré tout, les yeux de myosotis de la Parisienne le fixaient avec obstination, invisibles pour les autres, pleins d'une flamme latente qui le brûlait comme un jet de vapeur qui l'aurait atteint en pleine poitrine.

Dans la gaieté des convives, sa distraction passa inaperçue.

Denise harcelait son ennemi personnel, Duvernet, de questions sur ses projets:

—Que ferez-vous quand vous serez aux sommets où vous prétendez parvenir?

—Je ferai comme les autres. Je dégringolerai.

Mais le député observait son ami.

Lorsqu'on passa au salon, il s'approcha de lui.

—Qu'est-ce que tu as? lui demanda-t-il.

Chazolles tressaillit et répondit vivement:

—Rien.

—Si. Tu es distrait. Tu ne parais pas dans ton assiette. Qu'est-ce que tu as?

—Rien. Des idées.

Il sortit, seul, pour éviter des questions auxquelles il ne voulait pas répondre; il s'en alla dans les bosquets du côté de la rivière, où le brouillard des prairies s'élevait et répandait une fraîcheur humide.

Il aurait rougi d'avouer ses préoccupations.

Quoi! lui, l'homme considéré, considérable de la contrée, entouré de l'estime de tous, de l'amitié du plus grand nombre; le privilégié, placé par les hasards de sa naissance dans une magnifique position de fortune, dominant les voisins de son luxe, environné de tout ce qui peut plaire, d'enfants superbes, comblé de tendresses par une femme gracieuse, attrayante, pourvue de talents supérieurs qui donnaient un certain relief, une élégance de bon goût à ce qu'elle touchait; lui, le père de petits êtres frais, roses, bien bâtis, qui l'enlaçaient de leurs bras, avec ces paroles si touchantes au cœur de l'homme, murmurées chaque jour, lui enfin le campagnard vigoureux, fort, solide comme un lutteur antique, le chasseur infatigable, le cavalier intrépide, aux nerfs robustes, trempés comme l'acier, à la tête ferme, il se laisserait terrasser, dompter par le premier regard d'une étrangère, d'une inconnue, pâle comme un soir d'automne, mièvre et frêle comme une fleur exotique, languissante sur sa tige et qu'un jardinier imprévoyant a négligé d'arroser.

Ah! par exemple, ce serait trop drôle.

Et humiliant, en vérité!

Cela ne s'était jamais vu et ne se verrait pas.

Il se secouait pour se bien convaincre qu'il était éveillé. Il se raidit et il lui vint au cœur une amertume en pensant à ce caprice du sort qui plaçait l'objet de ses méditations forcées, cette fille de rien qui l'occupait malgré lui, dans la ridicule bicoque d'un ancien courtier des halles sur le compte duquel on imaginait chaque jour au Val-Dieu une plaisanterie nouvelle,—inoffensive à la vérité,—depuis que le Méraud était venu s'établir dans le pays, y étalant son luxe criard qui jurait avec la simplicité rustique des cultivateurs parmi lesquels il s'était implanté comme un intrus.

Le Parisien avec ses fantaisies d'Asnières ou de Bougival, lui avait gâté un coin de son paysage.

Vingt fois, il l'avait donné au diable avec sa servante équivoque, cette haridelle efflanquée, étiolée, qui frottait du matin au soir ses fenêtres et ses murailles, même à l'extérieur, avec la religion d'un sacristain qui fourbirait la châsse remplie des reliques d'un saint vénéré.

Et c'était là, dans ce grotesque tabernacle, sur ce reposoir du manieur de congres et de raies en retraite, qu'il allait adorer son idole, admirer la divinité qui lui tirait les yeux, l'étoile qu'il voyait scintiller quand toutes ses félicités réelles, solides, certaines se trouvaient repoussées dans les ténèbres par cet éclat de strass et de clinquant!

Il errait, fuyant les autres, ayant besoin de solitude, dans les allées les plus écartées, lorsqu'il fut frappé par un bruit de voix qui se rapprochaient de lui.

La nuit arrivait, une nuit claire et tiède de juillet. Sous les bosquets, on ne distinguait plus rien.

Il se retrancha contre ces importuns à l'abri d'un chêne creux, énorme et bas, si vieux qu'il tombait en poussière et que la sève ne circulait plus que dans l'épaisseur des écorces, seules restées debout.

C'étaient l'antiquaire et le député qui se promenaient bras dessus bras dessous, en causant avec animation.

Ils s'arrêtèrent auprès du chêne.

—Moi, je vous affirme, disait Duvernet, que vous devriez conseiller à votre gendre de prendre cette position. Il le peut. Il est très aimé dans le pays. Il n'a qu'à étendre la main. Le préfet me l'a déclaré vingt fois.

—Ma fille s'y oppose. Elle adore Maurice, et voulez-vous que je vous dise, je la crois jalouse, très jalouse, sans qu'il y paraisse. Ici, entre nous, elle le tient. Elle n'a pas de concurrence à redouter. Tandis que dans ce damné Paris! Dame! nous le savons bien, n'est-ce pas? Les tentations sont si communes!

—Et si violentes!

—A qui le dites-vous?

—Gredin!

Le banquier donna un léger coup sur le ventre du député qui se mit à rire.

—Mais s'il s'ennuie? objecta Duvernet.

—S'ennuyer! Il n'en a pas le temps.

—Oui, je connais l'argument. Ses étalons, ses bêtes à cornes, ses cultures, le colza, les trèfles, les luzernes, les mérinos perfectionnés, ses coqs Brahma, ses Crèvecœur!

—N'est-ce rien?

—C'est beaucoup, mais...

—Ce n'est pas tout dans la vie. Voilà ce que vous entendez.

—Certainement. Et votre fille, elle-même, doit parfois regretter de se confiner ici, de s'exiler loin de Paris, son pays natal, sa véritable patrie. La campagne, c'est merveilleux, cher monsieur, mais les contrastes en font valoir les qualités. Voyez donc la différence. Dans votre splendide hôtel du Cours-la-Reine vous réuniriez tout votre monde, la couvée entière, et les distractions ne vous manqueraient pas. Ce serait un fête perpétuelle. Et puis...

—Et puis quoi? demanda Châtenay.

—Vous avez une fille, charmante, vive, qui n'est pas ennemie du plaisir.

—Denise?

—Oui, Denise. Il faudra la marier.

—Rien ne presse.

—Sans doute, mais une jeunesse comme elle doit trouver la retraite qu'on lui impose un peu dure, parfois.

—Hé! Hé! Il y a du vrai dans ce que vous dites.

—Il y en a beaucoup. Elle adore sa sœur. Elles ne peuvent pas se quitter. Il faut donc que la smala émigre à Paris tout entière.

—C'est bon, mais lui, Maurice, habitué à une vie active, qu'est-ce qu'il fera là-bas?

—Député? Tout ce qu'il voudra.

—Des discours. Ce n'est pas la peine. Il en pleut. C'est une averse, un déluge. Nous sommes noyés dans les discours. Je ne dis pas cela pour les vôtres.

—Ne vous gênez pas.

—Raisonnons. Vous êtes un avocat distingué, vous, mon cher Duvernet; vous arriverez au pinacle. On dira le ministère Duvernet sous peu. Grand honneur pour nous, vos amis, mais Maurice!

—Ne riez pas. Si votre gendre était député, qui est-ce qui l'empêcherait d'avoir aussi son portefeuille?

—Bah!

—Mais vous savez qu'il nous enfonçait comme il voulait au lycée. Il avait tous les prix. Une facilité de travail incroyable! Lauréat du grand concours!

—Ah! cher monsieur, ministre! Que dites-vous là?

—Pourquoi non?

—Y pensez-vous?

—Très sérieusement.

—Quel portefeuille?

—Mais le premier venu. Celui de l'agriculture, par exemple. Hein?

Châtenay posa sa main sur la manche de Duvernet.

—Ah! non, pas celui-là, mon ami!

—A mon tour, je vous demanderai pourquoi?

—Voyons, un agriculteur! Ça ne peut pas être ministre de l'agriculture. Un quincaillier, un avoué, un médecin, tout ce que vous voudrez, mais pas un agriculteur. Ça ne s'est jamais vu.

—Vous êtes facétieux, cher monsieur Châtenay, agréablement facétieux!

—Non, riposta le banquier, je suis réactionnaire.

Les deux hommes se levèrent du banc où ils s'étaient assis et s'éloignèrent en riant.

Chazolles quitta son chêne, la retraite d'où il les avait écoutés.

X

Il se dirigea lentement vers le château.

Si huit jours auparavant ou la veille seulement, on lui avait soutenu que la perspective d'une candidature à la députation ne le mettrait pas en colère, si on avait osé prétendre qu'elle ne serait pas repoussée brutalement, avec dédain, il aurait offert de tenir n'importe quel pari contraire.

Ou il aurait supposé qu'il devenait fou et qu'il était prudent de l'enfermer en le confiant au docteur Blanche ou à quelqu'un de ses émules.

Échanger son indépendance, sa bonne liberté contre cette servitude, mal déguisée sous un manteau honorifique, qui consiste à se tenir à la discrétion de ses électeurs, à abdiquer le droit d'aller et venir à son gré, de surveiller à l'aise ses blés naissants, ses étables, ses jardins, de chasser selon son caprice et de vagabonder au nord, ou au midi, dans ses prés verts, ses champs de luzerne, ou aux profondeurs mystérieuses de la forêt, se faire le serviteur des autres, cette perspective lui aurait semblé des plus absurdes.

Et cependant les paroles de Duvernet l'avaient caressé agréablement, comme une brise d'avril chargée de bonnes odeurs, qui vous souffle au visage par une tiède matinée.

Cette idée le choquait moins.

Elle ne le choquait même plus du tout.

Député! Ce mot était gros de promesses.

Les beaux yeux de la Parisienne le réconciliaient avec Paris et la députation expliquerait naturellement un changement dans ses habitudes.

L'obligation de se métamorphoser, pour lui raide et fier au fond malgré ses allures ouvertes et cordiales, en quémandeur de suffrages, de rédiger des placards fallacieux, d'afficher ses opinions sincères ou fardées, de se mettre aux genoux des électeurs en tendant vers eux des professions de foi humbles et emphatiques, comme un aveugle tend sa sébile au pont des Arts, la pensée de voir sa personne livrée aux controverses et son nom collé sur toutes les murailles de l'arrondissement, ce tapage enfin et cet éclat, dont il avait horreur le matin encore, ne l'effrayaient plus.

Parce que là-bas, tout au fond, dans les ténèbres de son âme soudainement obscurcie comme une eau limpide dont on a remué la vase, il voyait flotter les spectres des amours inconnues, comme les mages l'étoile biblique qui les menait à travers le désert à la crèche où ils cherchaient le Messie.

Et lorsque, rafraîchi par l'air du soir, il rentra au salon, où Hélène et sa sœur jouaient à quatre mains le menuet de Boccherini, il fut tout heureux quand, les derniers accords plaqués sur le piano à queue d'Erard, Hélène se leva, et, posant ses deux bras à demi nus sur les épaules de son mari, elle lui dit:

—Tu sais la nouvelle?

—Quelle nouvelle?

—Le père Mahirel est à l'extrémité.

Celui qu'on appelait avec cette irrespectueuse familiarité le père Mahirel, était un riche marchand de bois d'opinions flottantes et plutôt réactionnaires, comme celles de M. Châtenay.

Au fond, il n'existait pas, dans les pays les plus despotiques, de boyard ou de pacha qui lui fussent comparables.

S'il avait pu suivre ses inspirations, il aurait rétabli la gehenne, la torture, les culs de basse-fosse, les oubliettes et la pendaison, haut et court, au premier chêne venu.

Mais, en paysan narquois et madré comme pas un, il comprenait son temps.

Il s'était procuré une peau de mouton à longue laine et l'endossait par dessus sa peau d'ours mal léché.

Sa principale finesse était de compter sur l'incommensurable sottise des autres.

Tout ce qui peut flatter la masse du populaire, l'argent pour rien, la réduction des impôts, point de service militaire, la paix permanente, ce desideratum des campagnards qui ne sont pas si bêtes, il le garantissait sans vergogne.

Les petits surtout étaient l'objet de ses flatteries et de ses prédilections; il s'aplatissait devant eux, parce qu'ils ont le mérite du nombre.

Naturellement les promesses ne lui coûtaient rien.

Il est juste de reconnaître qu'elles ne rapportaient pas davantage.

Son élection, à l'entendre, était une panacée universelle.

Va-t'en voir s'ils viennent, Jean!

A la Chambre, il s'était acquis une agréable notoriété par ses motions périodiquement reproduites.

Il sollicitait, avec constance, des encouragements pour l'agriculture.

C'était creux, c'était vague, c'était nébuleux; l'agriculture n'en était pas plus encouragée et râlait dans le marasme, mais les électeurs se frottaient les mains et disaient:

—Il pense à nous!

Il ne leur en faut pas davantage pour être heureux!

Bon peuple! Et on te calomnie!

Le père Mahirel avait d'autres cordes à son arc.

Il distribuait des quantités incroyables de poignées de main.

C'était la seule aumône dont il ne se montrât point avare.

Et il invitait par fournées les électeurs à son château, car il en avait un.

A la vérité, cette résidence n'a aucune prétention à rivaliser avec Chambord ou Chenonceaux.

C'est une assez vaste masure, située à l'entrée d'un village indigent, au milieu de pâturages maigres et dans un site dépourvu de poésie.

L'ancien marchand de bois avait acheté la ferme qui accompagne cette bicoque délabrée, à vil prix, et rafistolé les bâtiments tant bien que mal.

Là, il tenait en réserve d'abondantes provisions de piquettes du Midi qu'il versait libéralement à ses visiteurs en décorant ce breuvage du nom des vignobles les plus honorables.

C'est la foi qui sauve.

Non pas que les Normands des confins du Perche soient sans finesse. Leur réputation est faite, mais le père Mahirel était plus fin que les autres. Il débitait avec un aplomb imperturbable de si colossales bourdes qu'on s'y laissait prendre.

Très actif, remuant comme une peuplade de fourmis, et sur pied dès l'aurore, on le rencontrait aux foires, aux marchés populeux, à tous les bouts de champ, sur les routes, le long des chemins vicinaux ou de traverse, causant aux laboureurs, aux cantonniers, aux bergers, aux facteurs, aux gendarmes, gardiens de l'ordre public en tournée, et même aux mendiants, ne négligeant personne et réalisant cette condition que les savants déclarent irréalisable: l'ubiquité.

Sa guimbarde crottée, dont la splendeur n'offusquait personne, était connue d'un bout à l'autre de l'arrondissement.

Lorsqu'on apercevait dans une rue de bourgade la bête de labour qui traînait, essoufflée, cette sale relique d'un autre âge, on disait:

—Voilà notre député.

Depuis qu'il avait supplanté son prédécesseur, à l'aide de ses trucs et de ses manœuvres champêtres, il s'était emparé, non sans adresse, de ses électeurs, grands enfants faciles à éblouir, et s'était établi dans la contrée comme un lord anglais dans un bourg pourri.

Il y en avait qui disaient en le voyant si rond, si paterne, si généreux en paroles, la main et le cœur constamment ouverts:

—Ce pauvre M. Mahirel, il s'ôterait le pain de la bouche pour nous.

En somme, il ne s'ôtait rien du tout, encaissait son traitement, économisait ses rentes, poussait sa progéniture, casait ses amis, et vaquait à ses petites affaires, gratis, à l'aide de cette bonne loi du parcours gratuit qu'il avait votée avec enthousiasme.

Au demeurant, le meilleur député du monde.

Il ne fallait donc pas songer à le renverser du piédestal où il s'était juché, comme un perroquet sur son perchoir.

C'était un malin.

Aussi, à la nouvelle que lui apprenait sa femme, Chazolles qui dissimulait avec elle pour la première fois de sa vie, se sentit intérieurement flatté de l'ouverture prochaine de cette succession.

Mais il se contenta de répondre:

—C'est un bruit qu'il répand pour se rendre intéressant. Un roublard, va donc!

—Non, c'est très grave, à ce qu'on assure.

—Les médecins le guériront.

Duvernet qui causait dans un coin avec le financier et Denise, se retourna:

—Tu les flattes, dit-il.

—Et puis, qu'est-ce que cela nous fait? objecta Chazolles.

Hélène se serra contre lui et lui soupira à l'oreille:

—Si, ce serait un moyen.

—Un moyen de quoi?

—De te distraire.

Elle avait hésité un moment et le regardait en face, de tout près, dans les yeux.

Il vit son anxiété:

—Mais je ne m'ennuie pas, s'écria-t-il. Je ne m'ennuie jamais. On me calomnie.

—Duvernet me le disait pourtant tout à l'heure.

—C'est un traître. On devrait le poursuivre pour délit de fausses nouvelles. Pourquoi pense-t-il?...

—Bien vrai?

—Ah! çà, tu ne l'as pas cru, toi, au moins?

Il prit le bras de sa femme, tendrement, le passa sous le sien et l'entraîna au dehors dans le parterre dont les corbeilles répandaient dans la nuit leurs parfums pénétrants:

—Pour que je m'ennuie, dit-il, il faudrait qu'il me manquât quelque chose. Et il ne me manque rien.

—Qu'en sait-on?

—Est-ce que je ne t'ai pas, toi, mon Hélène, une perle? Est-ce que tu n'es pas toujours aimable et bonne? Ai-je jamais surpris dans tes yeux un reproche, une lassitude, une malice?

—Je vieillis.

—Quelle erreur!

—Pense donc! Trente-quatre ans.

—Tu peux être coquette et n'en avouer que vingt-cinq.

—Un jour viendra où je serai laide.

—Jamais.

—Hélas!

—Jamais pour moi du moins. Tu seras toujours fraîche, jeune et belle. Mes souvenirs me resteront. Ils me rappelleront la douce Hélène de nos vingt ans, la gracieuse, la svelte, la mignonne Hélène de la jeunesse. Il me semble que le temps au lieu de nous désunir nous rapprochera, et que plus nous irons, plus nous nous appuierons l'un sur l'autre. Je t'aime mieux que le premier jour!

Hélène se haussa sur ses pieds cambrés, Maurice abaissa sa haute taille et leurs lèvres se rencontrèrent.

Ils marchèrent quelques pas en silence, la main dans la main, comme aux premiers temps de leur union.

—Et puis, je n'ai pas que toi, reprit-il. Il y a aussi les deux petites qui nous égaieront quand nous serons vieux, dans trente ans d'ici pour le moins; Thérèse et Marthe, qui ne seront jamais si jolies que leur mère. Et mon autre famille, là-bas, toutes mes bêtes, les moutons qui bêlent quand j'arrive, les chevaux qui hennissent en secouant leurs chaînes d'acier dans les stalles, les chiens qui aboient, les vaches qui me tendent leurs bons gros mufles humides. Et les récoltes qui poussent, les blés qui se dorent, les prés qu'on fane, les pommes qui rougissent aux arbres; et les poissons qui filent par bancs dans la rivière; les chevreuils qui allongent le cou dans les chemins de la forêt et galopent dans les bruyères; les lapins qui font leur toilette matinale dans la rosée et se glissent dans les terriers au moindre bruit, n'est-ce rien? Et je m'ennuierais? Mais je serais donc difficile à contenter! Et ton père si bon avec ses manies innocentes! Ta sœur Denise, ta doublure pour la grâce et la bonté du cœur! M'ennuyer! Mais je serais un fou, un sot et un insatiable!

Le bras d'Hélène frémissait, mais c'était de joie.

Ce Duvernet lui avait fait une peur!

Elle le dit et Maurice la rassura.

—Si pourtant tu étais ambitieux, fit-elle, comme les autres. Car aujourd'hui, c'est une maladie à la mode, l'anémie des hommes.

Il ne pensait plus du tout à la pâle inconnue.

La chaleur du sein d'Hélène, les parfums de ses cheveux, son sourire dévoué, ce sourire aux belles dents d'une irrésistible séduction, la pression de son bras nu lui faisaient oublier cette apparition malfaisante pareille au feu follet qui voltige sur un marécage vaseux.

—Ambitieux, murmura-t-il, oui, de ton amour, ma chère âme, du bonheur, du bien-être dont nous jouissons ensemble. Est-ce qu'il te manque quelque chose, à toi?

—Non.

—Et à moi, donc?

—Duvernet et mon père soutiennent qu'il te faut une distraction, et si vraiment le père Mahirel venait à disparaître!...

—Tu consentirais à me voir prendre sa place?

—A tout ce qui te flatte, mon ami.

—Nous irions à Paris?

—Nos moyens nous le permettent et ce serait une occasion pour marier Denise. Elle a bientôt vingt ans.

—Non, dix-huit seulement.

Elle parlait doucement, avec une certaine timidité, attendant sa réponse.

Il la prit dans ses bras nerveux et l'éleva jusqu'à ses lèvres.

—Chère et sainte femme! lui dit-il. Tu crois que je suis las de la campagne, las de notre félicité tranquille, et tu te sacrifierais, comme toujours. Eh bien! attendons. C'est un projet qui vient de Valéry. Peut-être aussi de Denise. Elle aime les fêtes, le monde, le théâtre. C'est de son âge. Nous verrons. Nous avons le temps. Nous en reparlerons. Il veut être ministre, lui. C'est son idée; moi je ne désire rien. Je ne me plains pas de mon sort. Tu me diras ce que tu veux.

—Tout ce qui peut te plaire.

—Tout?

—Oui.

Elle ajouta en cachant sa tête sur l'épaule de son mari:

—Pourvu que tu me restes!

XI

Quelques jours s'écoulèrent, paisibles pour les hôtes du Val-Dieu.

La maison suivait son train accoutumé.

Chazolles se levait dès l'aurore, visitait sa ferme, se promenait une heure ou deux dans les champs, avec ses chiens favoris, deux braques excellents au poil blanc semé de taches orangées, qui marchaient à quinze pas du maître, flairant, le nez haut, les sainfoins où les perdrix se glissaient dans les touffes serrées qui étaient à ces volatiles ce que sont les taillis de la forêt pour les chevreuils et les cerfs qui s'y promènent en hardes nombreuses.

Ou il passait sa revue dans les cours, à la porte des étables où les bœufs indolents ruminaient endormis sur la litière fraîche.

Les servantes arrivaient des pâturages où les vaches laitières paissaient en liberté, avec leurs pots à lait en cuivre jaune, à la mode du Cotentin, cruches banales que M. Châtenay était tenté de prendre pour des amphores étrusques ou des buires antiques.

Ou encore il faisait des armes avec son fidèle Joseph.

L'heure du déjeuner sonnait bientôt au campanile du manoir et la famille prenait joyeusement son repas du matin, les fenêtres ouvertes, en jouissant de la perspective riante du parc et de la forêt qui ondulait sur le coteau d'en face, dans la violente lumière du mois d'août qui commençait.

Duvernet profitait des vacances des Chambres et se retrempait dans l'air balsamique de la campagne.

Le soir, ils allaient dîner à Grandval, en escortant la voiture des dames, ou Denise et son père venaient au Val-Dieu.

Lorsqu'il se promenait avec son intime, pour lequel il n'avait point de secrets, Maurice ne desserrait pas les lèvres au sujet de l'apparition qui l'avait si fortement impressionné le dimanche d'avant.

Il évitait avec soin toute allusion à cette excitante créature qui devait exercer une si pernicieuse influence sur sa vie.

Il redoublait aussi d'empressement auprès de sa femme. Plus souvent et avec plus de chaleur, il couvrait de baisers le front et les cheveux de ses filles.

On eût dit qu'il jouissait des derniers jours de l'affection de ces êtres qui jusque-là étaient tout pour lui et au delà desquels il n'avait rien entrevu, rien rêvé, rien ambitionné.

Il se tenait abrité dans ce refuge où il avait si longtemps évité la tempête. Il se cramponnait à cette félicité obscure et parfaite, comme s'il avait redouté de la voir s'évanouir en fumée; il quêtait des alliances pour cette guerre qu'on lui déclarait et dans laquelle il ne se sentait pas le plus fort.

Cependant, souvent, très coquettement botté, son veston bleu lâche et pourtant très seyant, sa cravate blanche à pois négligemment nouée, il entraînait Duvernet à de courtes excursions en forêt, sous divers prétextes, et ils allaient côte à côte, cavalcadant, le cigare aux lèvres, errer une heure ou deux dans les endroits déserts des bois, ou au bord des étangs, battant les joncs d'où les halbrans s'envolaient péniblement, trop jeunes encore.

Et toujours, en allant ou venant, il fallait passer par le petit bourg, sur le communal, au bord duquel on admirait la villa du poissonnier devenu villageois.

Toujours aussi, il voyait un rideau se soulever à une certaine fenêtre de l'étage supérieur et le visage d'Angèle apparaître pâle et souriant avec une insidieuse malice. Ou dans le jardin étroit, appuyée à la grille, la jeune fille attendait, un chapeau de paille sur ses cheveux brûlés, le passage des deux cavaliers.

D'un signe de tête imperceptible, elle saluait Chazolles, le remerciant de sa visite, car elle devinait qu'il n'avait pas d'autre but que de l'apercevoir une seconde et d'un clignement des paupières, elle lui faisait entendre qu'ils étaient d'intelligence.

Et en effet, ils ne s'étaient pas adressé une parole, mais ils se comprenaient à merveille.

Angèle avait la divination des femmes pour les choses d'amour.

Dès le premier regard de Chazolles, ce long regard qui s'était appesanti sur elle et où il y avait de tout, de l'admiration, de l'étonnement, de la convoitise, de la crainte même, elle avait senti qu'elle était destinée à jouer un rôle dans sa vie, qu'il y avait entre eux une sorte de fluide électrique qui les mettait en communication et dont ils avaient reçu la commotion l'un et l'autre; qu'enfin elle n'avait qu'à attendre l'heure fatale de la conjonction qui les réunirait.

On aurait pu supposer qu'elle savait l'instant précis du passage de Chazolles.

Chaque jour elle était plus ravissante avec ses cheveux tombant en torsades sur sa nuque ronde et ferme, avec la rose éclatante tranchant sur la neige de sa peau, dans l'échancrure de sa robe claire, avec ses bas de soie tirés avec soin et ses petits souliers découverts moulant un pied d'Espagnole, avec ses mains d'enfant, soudées à ses bras par un poignet d'une aristocratique délicatesse.

Dans cette muette comédie de l'amour, tous les avantages étaient de son côté.

Elle savait ce qu'elle voulait et où elle allait.

Elle n'avait plus besoin de s'initier à la science du libertinage, dont elle avait à loisir pris les dernières leçons.

Sous un visage d'une sérénité de vierge, elle cachait les instincts les plus dépravés.

Il fallait entendre sa tante, madame Pivent, raconter son histoire à sa voisine des halles, Florence Capin, lorsque, sur les dix heures du matin, Angèle venait, rayonnante et parée, dans ses toilettes fraîches, embrasser à deux bras la grosse poissonnière.

—Elle est jolie comme un ange, votre nièce, disait Florence. Qu'est-ce qu'elle fait?

—Rien.

—C'est vous qui lui payez ses belles robes et ses chapeaux à plumes, madame Pivent?

Un hoquet montait à la gorge de la marchande, mais elle répondait tout de même, avec un étranglement qui passait:

—Oui. Que voulez-vous, ma bonne, nous l'avons gâtée, cette petite. Pivent ne voulait pas la voir se gâcher à un banc, comme nous. Il n'y avait rien de trop beau pour elle. Elle était orpheline. Ma sœur Claire est morte de bonne heure. Elle couvait des chagrins. Et puis cette pauvre fillette était si fluette, que Pivent avait des faiblesses pour elle. On l'a fourrée en pension à Sceaux, comme une demoiselle, mais elle ne pouvait pas tenir en place. Elle a changé dix fois de maison. Enfin elle en est sortie pour n'y plus retourner. La dernière fois, c'était dans un pensionnat du côté de Sèvres qu'on l'avait casée. Personne n'en voulait à cause de ses caprices. Quand elle est revenue à la maison, c'était la même vie. Du vif-argent dans les veines, mame Florence, mais pas moyen de se fâcher contre elle. Une enjôleuse. Pivent en raffolait. Il aurait fait une maladie de s'en passer une minute. Quand il ne la trouvait pas en rentrant le soir, il lui semblait que la maison était vide. Malheureusement, depuis la perte de mon pauvre mari, je ne peux pas la surveiller comme il faudrait. Vous comprenez, elle s'ennuie toute seule; elle va se promener; et une jeunesse comme elle, c'est tracassé par un tas de gens. Tout à fait sa pauvre mère! Elle était trop coquette et il ne manque pas de propres à rien qui rôdent autour des jolies filles.

Elle prit un maquereau et de colère elle le jeta violemment sur le marbre où les poissons s'étalaient, dans l'humidité gluante, avec leurs couleurs de nacre rose ou de bronze florentin.

—Je voudrais les aplatir comme ça, conclut-elle en écrasant une écrevisse entre ses doigts.

Elle ne disait pas la colère qu'elle gardait dans l'âme, non contre sa nièce, il lui était impossible de la haïr, mais contre ceux qui la lui avaient prise.

Elle contait sans se faire prier l'histoire de sa sœur, mais elle se taisait sur Angèle et ses chutes, la couvrant de son indulgence toute maternelle.

—Voyez-vous, mame Florence, disait-elle, son père, on ne l'a jamais connu. Ma Claire, une brave fille, n'a pas voulu nous le nommer. Elle nous a dit qu'il était mort. Je n'en ai rien cru. J'ai toujours soupçonné un vaurien de ma connaissance, qui tournait autour de notre étal, un de ces jolis cœurs qui n'ont pas le sou, ne travaillent pas et ne se privent de rien tout de même. Miséricorde! ma pauvre Florence, on aurait pu le mettre à l'étalage! Claire était faible et bonne comme du pain. Ce n'est pas sa faute. Et fraîche comme un printemps! Un bouquet! Sa petite me la rappelle quelquefois. Elle est morte en nous la laissant. Par malheur, l'enfant a du sang de son père dans les veines et c'est un mauvais lot.

Son blâme n'allait jamais plus loin.

Elle continuait:

—On ne pouvait pas l'abandonner pour ça, n'est-ce pas? Nous autres, nous étions économes comme des fourmis. Gaspard de même. Il a arrondi sa pelote. Tout ce bien-là doit revenir à la petite. Elle nous est restée toute seule, blonde, blanche, toute mignonne avec une tête d'ange. On n'allait pas la laisser sur le pavé, à grelotter l'hiver sous la voûte des halles, les pieds dans l'eau. C'était un meurtre, un massacre! On en a fait ce que vous voyez. Si elle tourne mal, tant pis. Nous n'aurons rien à nous reprocher.

Si elle avait poussé plus loin ses confidences, elle serait entrée dans des détails lamentables.

Elle aurait appris à ses voisines, à ses confidentes, que cette enfant pour laquelle elle avait autant de faiblesses que son—homme—leur avait, à seize ans, glissé entre les doigts avec la vivacité de l'équille plongeant dans le sable au bord du flot.

On ne savait seulement pas où la repêcher ni ce qu'elle était devenue.

Ce malheureux Pivent la cherchait du matin au soir en se faufilant partout comme un furet.

Sa désolation faisait peine à voir et il était devenu, de chagrin, plus sec qu'une merluche.

Il en perdait la tête et négligeait les plus chers intérêts de son commerce.

A la criée, il laissait passer les meilleures occasions sans en profiter et se faisait adjuger par inadvertance des mannes de soles ou des lots de merlans à des prix dérisoires de cherté.

Madame Pivent s'était vue obligée de prendre le gouvernail et de diriger la barque.

Le mari avait donc pu se livrer en toute liberté à ses recherches.

Un soir, après plus de six semaines perdues, il rencontra la fugitive à l'Élysée-Montmartre en compagnie d'un grand bohème dégingandé d'une tenue extravagante, au moment où ce fantoche,—un poète!—initiait la jeune fille aux principes d'un chahut accentué.

Le malheureux poissonnier fut pris d'un tel saisissement qu'il resta immobile une seconde, puis il se précipita sur le bohème et lui administra une épouvantable volée.

Le poète resta sur le carreau, cassé en deux.

Le vainqueur, dûment appréhendé, fut conduit au poste, et huit jours après, expira de colère rentrée.

A la vérité, il avait rossé le séducteur enamouré, mais ce qu'il voulait, c'était sa petite, et pendant la bagarre, elle avait filé au bras d'un autre ravisseur, un rapin de la rue de Laval, chez lequel elle était allée poser pour un portrait qui ne fut jamais admis au Salon, malgré l'incontestable perfection du modèle. Tout lui était bon.

Le sang de son père et des Méraud mélangés!

Madame Pivent était bourrue, fruste, raide en paroles, robuste comme un portefaix, taillée à coups d'eustache, comme un bûcheron, légèrement barbue à la lèvre supérieure. C'était à croire qu'au dernier moment le créateur s'était trompé de sexe, mais elle possédait une qualité essentielle et dominante, le dévouement entier, vaillant et solide.

Malgré ses accès de colère contre sa nièce, malgré ses rancunes pour le mal qu'elle leur faisait, à eux qui la traitaient comme une fille bien-aimée, malgré même la mort de son mari dont Angèle était la seule cause, peut-être même en raison de ces grosses peines dont cette fille aussi légère qu'attrayante avait été la source, elle gardait au fond du cœur une immense tendresse, une affection irritée contre cette créature indomptable et vicieuse, un amour pareil à l'emportement insensé d'un amant pour la maîtresse qui le trompe.

Angèle, pour madame Pivent, représentait l'objet qu'il faut cultiver, sur lequel on dirige les élans d'une âme qui ne peut rester vide, sa seule distraction, l'unique amour auquel elle se serait sacrifiée avec l'irrésistible passion qui veut qu'on se dévoue à quelqu'un ou à quelque chose.

La petite Angèle était la seule défaillance de cette virago des halles.

Dans son appartement de la rue du Cygne, au quatrième d'une vieille maison délabrée, elle éprouvait une tristesse morne lorsqu'en rentrant elle ouvrait la chambre de sa nièce, ou mieux de sa fille, et qu'elle apercevait le lit blanc couvert de sa housse de filet bleu, aux rideaux de mousseline fraîche, intact et sans un pli, les chaises soigneusement rangées, la toilette de marbre blanc dans le même état qu'elle l'avait laissée le matin. Elle appelait sa bonne, une petite Bretonne du Morbihan, qui répondait au nom de Brigitte et commençait son apprentissage sous les ordres de la poissonnière:

—Brigitte, as-tu vu ma nièce?

Le plus souvent la Morbihannaise répondait:

—Non, madame; elle n'est point venue, bien sûr.

Quelquefois, au contraire, Angèle avait fait une apparition dans la journée aux yeux émerveillés de la petite bonne.

Elle arrivait dans des toilettes tapageuses, très soignées depuis la bottine de Ferry jusqu'au mantelet de la bonne faiseuse.

Elle avait l'instinct de l'élégance et, ses premières armes faites dans le monde de la galanterie, elle s'était promptement classée parmi les filles qui occupent les oisifs des cercles, font sensation au Bois dans une victoria de grande remise, aux samedis du Cirque, aux premières des petits théâtres et ornent les cabinets des cabarets à la mode comme une pièce rare de Sèvres ou de Rouen décore les crédences d'une salle à manger de millionnaire.

Sans renoncer à ses liaisons du début, elle en était venue à les dissimuler et le hasard l'avait lancée dans une sphère plus brillante.

Ce hasard s'était manifesté sous la forme d'un jeune seigneur qui porte un nom célèbre, et lui prête un nouveau relief auquel ses aïeux n'ont certes pas songé.

Le duc Savinien de Charnay est l'inventeur d'une chose nouvelle à laquelle il a fallu un nom nouveau.

Il l'a trouvée sans peine, et son imagination étiolée, rachitique comme sa personne ne s'est pas mise en frais.

Le pschutt est né grâce à lui; grâce à lui il a été baptisé.

Pschutt signifie tout ce qui est excentrique aux latitudes où rayonne la jeunesse mondaine, tout ce qui est supercoquentieux, tapageur, ineffable de goût et neuf dans la mode, la déesse du groupe présidé par ce Brummel maladif et malingre.

Il est très pschutt de faire un souper à cinq louis par tête, au grand Seize, en compagnie de demoiselles dont l'esprit et la poitrine sont également décolletés; très pschutt de porter au doigt, à sa cravate ou à sa chemise des diamants que les Charnay du vieux temps laissaient à leurs femmes; très pschutt encore de se prélasser aux courses, à Longchamp ou à Chantilly, en compagnie d'une admirable drôlesse qu'on lance, et plus pschutt, de cent coudées, de la céder, fleur effeuillée, avec indifférence et lassitude à ses amis et connaissances, après en avoir froissé quelques pétales; pschutt, de manier un steppeur sans rival sur le boulevard; pschutt, de compromettre une femme du monde; pschutt, de trouver une coupe de veston originale et de la commander à son tailleur; pschutt, d'éconduire ses créanciers en les faisant bâtonner par ses laquais... si on osait.

Le jeune duc de Charnay règne sans contestation dans le royaume du pschutt.

Il a même une cour de badauds qui l'admirent et dont il se moque, qui l'imitent et sont ridicules, là où sa suprême impertinence triomphe.

C'est à lui qu'Angèle Méraud a dû son admission aux couches supérieures de la société parisienne et sa découverte fait honneur au coup d'œil de ce rejeton d'une race illustre.

Il cheminait une après-midi comme un simple bourgeois dans l'avenue des Champs-Élysées.

Sa victoria attelée de deux alezans d'une légèreté surprenante l'attendait au bord du promenoir des piétons.

Il allait rêvant à des points désagréables qui se montraient à son horizon. Il voyait entre autres voltiger dans les nuages des oiseaux noirs ayant quelque ressemblance avec des corbeaux et qui portaient dans leur bec des papiers couverts de lignes serrées de fines écritures et timbrés, au coin, du sceau de l'État.

Le pschutt est agréable et bruyant, mais parfois il est cher. A renouveler ses chevaux, ses voitures, six fois par an; à changer sans cesse les meubles de son hôtel, à voyager de Nice à Trouville et de Bagnères-de-Luchon à Contrexéville ou à Vichy en traînant à sa suite tout un monde de courtisans et de valets, à imaginer de triomphants costumes pour les bals masqués et les redoutes et à sabler du champagne chez Bignon ou à la Maison Dorée sans rime ni raison, on dépense des sommes et les revenus du jeune duc n'étaient pas à la hauteur de l'illustration de sa famille.

Le papier timbré pleuvait chez le concierge à son petit hôtel de la rue de Berry. Il ne devait lui rester sous peu qu'une ressource: épouser la demoiselle d'un banquier fraîchement enrichi à la Bourse dans quelque émission véreuse, ou l'héritière d'un fabricant de bonneterie assez calé pour se payer la coûteuse vanité de restaurer le blason dédoré des Charnay.

Le duc envisageait d'ailleurs cette éventualité avec une impassibilité britannique.

Le flegme est tout ce qu'il y a de plus indispensable pour quiconque aspire à figurer avec honneur dans les phalanges du pschutt.

Ce soir-là, Charnay était préoccupé, mais il ne le laissait voir à personne.

Il frappait avec indolence la pointe de ses bottines aiguës du bout d'un stick mince et souple dont la pomme, une grosse émeraude, brillait dans ses gants clairs, ou il secouait la poussière de son pantalon gris perle à petits coups de ladite canne.

Le lorgnon à l'œil, il dévisageait avec son sourire insolent les femmes assises dans les fauteuils de la promenade et c'était une merveille de voir cet élégant jeune homme, trop petit pour être imposant, se dresser sur ses pieds et lever le nez en l'air pour plonger ses regards dans les yeux des filles d'une taille ordinaire qui le croisaient sur l'asphalte.

Le temps était très doux, par une belle journée de mai. Les Parisiennes arboraient pour la première fois leurs toilettes printanières. Elles avaient renoncé aux fourrures qui voilent la grâce des formes.

Le duc remarqua bientôt une jeune fille qui marchait devant lui, délicieusement cambrée, la robe adorablement seyante, le chapeau à la Gainsborough hardiment campé sur une forêt de cheveux d'un blond vénitien à reflets d'or rouge.

Plusieurs fois elle se retourna pour voir quel était ce personnage qui s'obstinait à la suivre, se tenant toujours à deux pas derrière elle, et gardant la même distance, quelle que fût son allure rapide ou calme.

Alors il put admirer les lignes suaves d'un visage qu'il s'étonna de ne pas connaître.

Il allait l'aborder, au coin de l'avenue Marigny, quand elle monta dans un petit coupé où un jeune homme était déjà installé et qui partit au grand trot du côté des boulevards.

Mais le duc avait reconnu un des membres de son cercle, le jeune M. Abraham Saller, le fils du banquier de la Chaussée-d'Antin.

Il en savait assez.

Le soir même, à la rue Royale, il aborda son collègue, un brun anguleux, maigre et sombre, le type raté des races sémitiques, qui ne manquait que d'esprit et de formes pour être présentable. Il est vrai que la fortune de son père comblait avantageusement ces lacunes.

—Oh! dit-il, cher ami, vous cachez avec soin vos conquêtes.

Saller fit une grimace:

—Je ne comprends pas, dit-il.

Il comprenait parfaitement.

Depuis huit jours il avait rencontré Angèle et commencé une cour assidue, sans résultat jusque-là.

Pour la première fois de sa vie peut-être, la nièce de madame Méraud se faisait prier.

Au moment où Charnay l'avait aperçue, elle allait recevoir la clef d'un entresol que Saller lui avait meublé rue de Londres. C'est là que le flambeau des hymens passagers devait s'allumer pour eux deux jours après,—un caprice d'Angèle qui imposait ces conditions.

Le duc arracha ces détails au jeune Hébreu en jouant avec lui une partie d'écarté qu'il perdit, et, le surlendemain, ce fut lui qui inaugura l'entresol en compagnie d'une dizaine d'amis qu'il convia à la fête.

Cet enlèvement fut considéré comme très pschutt.

Naturellement Abraham Saller fut exclu et mécontent.

Il se rebiffa, se permit quelques propos assez raides sur son adversaire, et reçut le lendemain, à la frontière belge, un maître coup d'épée qui, sans mettre en danger sa précieuse vie, le tint, six semaines, sur son grabat en bois des Iles, livré à des rêves que l'image d'Angèle dut parfois assombrir et dont il se vengea en achetant quelques créances sur son heureux rival.

Tels furent les débuts de l'héritière des Méraud dans la haute vie!

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