Angèle Méraud
«Mon cher baron,
«Il me tombe un cousin de Normandie sur les bras. Impossible de souper ce soir. C'est partie remise. Choses promises sont dues et je suis une honnête femme... comme vous les voulez.
»Soyez tranquille, je vous indemniserai.
»Un baiser.
»Angèle.»
Puis elle rentra toute joyeuse à la rue du Cygne, dîna gaiement entre son cousin Méraud et sa tante, et dormit comme un loir dans ses rideaux blancs, où madame Pivent vint jeter plus d'une fois son regard de mère attendrie.
Chazolles avait quitté le cabinet de son ami Duvernet après le départ des témoins, dans un état de surexcitation indicible, mais il avait assez d'empire sur lui-même pour n'en laisser rien paraître sur ses traits.
Ce n'était pas la perspective du duel qui le troublait; il aurait voulu en avoir une demi-douzaine et qu'ils eussent lieu sans plus tarder pour lui détendre l'esprit et le corps.
Il était dans une de ces crises où on a besoin de casser quelqu'un ou quelque chose.
Il pensait à Angèle et par un effet bizarre, mais fatal, de sa tromperie, il éprouvait pour elle un sentiment plus violent, sinon plus tendre, une sorte de rage haineuse, mêlée de désirs de possession, une volonté de se prouver à lui-même qu'elle était encore sa chose, son bien, et que les autres n'y toucheraient plus.
Il fit quelques pas dans l'avenue des Champs-Élysées et se dirigea du côté du Cours-la-Reine, puis brusquement, il remonta, comme poussé par une tentation irrésistible vers la rue du Colisée.
Lorsqu'il entra dans la loge de la concierge, une grosse dame, attifée comme une harengère dans l'exercice de ses fonctions, en sortait, un panier au bras.
—Je reviendrai, ma bonne madame Adrien, disait-elle, je reviendrai. Je n'y peux plus tenir, il faut que je la voie. Je reviendrai.
—Quelle est cette personne? demanda Chazolles.
—C'est madame Pivent, la tante.
—Elle reviendra, pourquoi?
—Pour voir sa nièce.
—Elle ne la voit donc pas chez elle?
—Sans doute.
Chazolles s'assit familièrement. Cette circonstance lui permettait d'entrer en matière, sans chercher une explication qui lui venait d'elle-même.
—Alors, madame Adrien, quand cette petite s'absente et qu'elle vous dit qu'elle va chez cette dame, elle ment.
—La visite de la tante l'indiquerait.
La fierté de Chazolles se révoltait aux questions qui lui venaient aux lèvres. Ce rôle d'espion lui répugnait.
—Alors, où va-t-elle donc? balbutia-t-il.
—Une femme ne se trahit pas aisément. Paris est grand et mademoiselle Méraud est trop fine pour donner des rendez-vous ici, si elle donne des rendez-vous, ce que j'ignore.
—Elle n'est pas rentrée?
—Non, monsieur. Du moins je ne l'ai pas aperçue et j'ai des yeux! mais voilà la femme de chambre.
En effet la Flamande entrait dans la loge.
—Votre maîtresse n'est pas chez vous, Michelle? demanda la concierge.
—Non, Matame est sordie fers teux heures et n'est pas refenue, baragouina la bonne.
—Elle ne vous a rien dit?
—Rien.
—Elle ne doit pas rentrer pour dîner?
—Matame ne rendrera pas. Elle tine chez sa dande.
—C'est bien, dit la concierge en échangeant avec le maître un regard d'intelligence. Vous sortez, Michelle?
—Che fais chercher mon tîner.
—Vous voyez, reprit madame Adrien, quand la femme de chambre fut dans la rue, ni elle, ni moi, ni personne, nous ne saurons rien. Oh! les femmes!
—Vous êtes sûre de cette Michelle?
—Parfaitement sûre; mais il y a quelqu'un en qui j'ai plus de confiance encore!
—Qui donc?
—Moi. Eh bien! monsieur, je ne sais pas si je me trompe, mais j'ai l'instinct que cette petite Méraud vous causera des peines, à vous qui êtes si bon, si généreux.
La concierge mit un grain de passion dans le ton avec lequel elle prononça cette phrase.
Certainement, son propriétaire lui inspirait un sentiment plus vif que la reconnaissance.
Chazolles n'y prit pas garde tant il était absorbé par la pensée de cette perfide Angèle qu'il avait sous les yeux, rayonnante dans sa toilette des courses.
Enfin, vous ne savez rien, madame Adrien? dit-il.
—Rien du tout. Elle se méfie. Elle comprend avec raison, j'en conviens, que je lui suis hostile, sous les formes de la plus grande politesse d'ailleurs; et dans sa légèreté—car elle doit être bien légère, monsieur Maurice!—elle a cette habileté, cette astuce des femmes qui trompent leur amant ou leur mari et ne veulent pas qu'on s'en doute. Elle se tait. Quand elle sort, elle se borne à me saluer d'un: Bonjour, madame Adrien, vous allez bien?
Et sans attendre la réponse, elle se sauve en me criant: Vous savez, je m'ennuie!
La plupart du temps elle se sert d'une autre défaite:
—Je vais chez ma tante.—Sa tante? C'est son paravent, son parapluie, son paratonnerre! Vous concevez bien que je n'en suis pas la dupe, de la tante, la meilleure des femmes, à qui sa nièce cause bien des désagréments, par parenthèse.
Chazolles tira sa montre. Elle marquait six heures et demie.
Il quitta la concierge au moment où elle lui disait en manière de conclusion:
—Ah! si j'étais comme vous, monsieur; si je pouvais quitter ma loge et m'informer. Je saurais bien vite tout ce que j'ignore!
Il ne répliqua rien, salua madame Adrien avec un sourire triste et s'en alla.
—Ah! pensa-t-il quand il fut dans la rue, c'est dégradant à la fin. Questionner des bonnes, des portières; espionner une femme! Faut-il en être tombé là!
Il regagna l'hôtel Châtenay par l'avenue Montaigne.
Lorsqu'il arriva au quai, les fenêtres de la maison resplendissaient et du salon ouvert des bruits de musique s'échappaient comme des envolées de cloches d'un campanile de village, un matin de grande fête.
XXVIII
C'étaient Denise et sa nièce Thérèse qui jouaient à quatre mains l'ouverture de Giralda.
Les deux têtes se penchaient l'une vers l'autre, la nièce interrogeant des yeux la tante, lorsqu'une difficulté la mettait dans l'embarras.
Accoudé sur le piano, Duvernet contemplait le tableau de genre de cet intérieur paisible.
Lorsque Chazolles entra, d'un geste qui contenait tout un enseignement, son ami lui indiqua la différence de la vie qu'il se créait au dehors avec l'existence enchantée que le privilège de sa fortune et une divinité propice lui avaient octroyée.
Par la porte de la salle à manger, on apercevait Hélène, sa petite Marthe la suivant attachée à ses jupes comme le faon derrière la biche, qui veillait aux préparatifs du couvert.
Jamais elle n'abandonnait entièrement ce soin aux domestiques. C'était elle qui donnait le dernier coup d'œil, celui de la maîtresse de maison, attentive, qui veut que tout soit à sa place et surveille les détails, les corbeilles de fleurs, l'argenterie, le menu.
Lorsque la dernière mesure de l'ouverture résonna sur le piano, Denise leva les yeux sur son unique auditeur.
—Est-il vrai que vous renversez demain le ministère Ramet? demanda-t-elle.
—Les uns disent: Qui sait? Et les autres: Peut-être.
—Mais vous?
—Moi je dis: Je l'espère.
—Alors vous voilà forcé de prendre femme.
—Pour quelle cause?
—Vous allez être ministre, président du conseil.
Duvernet secoua la tête.
—Rien de moins certain.
—Vous parliez cependant tout à l'heure encore de ces événements probables avec une grande animation.
—Où donc?
—Dans la tribune du président, aux courses.
—Vous m'avez vu?
—Non, une de nos amies me l'a rapporté. C'est le bruit du jour.
—Soit. Mais ce mariage et sa nécessité?
—Vous ne pourriez pas recevoir les dames, si vous êtes président du conseil, quand vous donnerez des fêtes, des soirées. Un célibataire!
—En effet.
—Ce serait une lacune. Pensez donc! Pas de bals, pas de toilettes. Rien que des habits noirs! Ce serait d'un lugubre!
—J'y songerai. Mais c'est si difficile...
—Quoi?
—De rencontrer une femme accomplie.
—Il y a longtemps que vous la cherchez?
—Dix ans.
—Et vous n'en avez jamais vu?
—Si. Une.
—Voulez-vous me la nommer?
—Certes. Elle est là, près de nous.
—Hélène?
—Oui, Hélène.
—Ah! mon cher, elle n'est plus libre et, vous avez raison, c'est un roman qui n'a pas de deuxième volume.
—Vous vous trompez; j'en connais un.
Denise rougit légèrement.
Chazolles s'était approché et sa fille aînée, Thérèse, venait de s'asseoir sur ses genoux. Les boucles de ses cheveux caressaient les lèvres de son père.
—Voyons, soyez franc, cher monsieur, dit Denise; aimerez-vous votre femme, au moins, vous!
Elle montra d'un coup d'œil son beau-frère à Duvernet.
—Si je l'aimerai! De toute mon âme, car il faut bien aimer une femme pour l'épouser, pour lier son existence et l'enchaîner pour toujours à la vie d'un autre, pour se dire: Je fixerai sur cet être fragile toute mes affections, tous mes désirs; nos deux âmes n'en formeront qu'une, et nous marcherons côte à côte, la main dans la main, n'ayant qu'une même foi, qu'un même honneur, une même fortune, jusqu'au bout, jusqu'à la fin, jusqu'à la tombe.
—Voyons, mon ami, dit Denise, ne vous attendrissez pas. Gardez votre éloquence pour demain.
—Et il faut ajouter, reprit Duvernet: cette enfant qu'on me livre, cette jeune fille pure et sans passé, c'est moi qui dois être son guide, son appui. Je serai le pilote de cette corvette qui n'a pas navigué et ne connaît rien de la mer ni de ses dangers! Pour se hasarder à prendre une si grave responsabilité, il faut avoir le pied marin et s'être livré à l'étude d'une certaine géographie spéciale qui ne s'apprend pas en un jour.
—Mais vous avez vingt ans de navigation, vous, mon ami! objecta Denise très railleuse.
—C'est vrai, et je m'en glorifie. Ce n'est pas de trop! Si j'avais eu l'honneur d'être un législateur comme Justinien ou le vénérable Lycurgue, j'aurais interdit expressément aux citoyens mâles de contracter mariage avant huit lustres révolus.
—Et aux filles?
—Oh! quand elles auraient voulu. Leur raison est plus précoce ou ne vient jamais.
—Alors, il faut que je refuse le prétendu qui se présente?
—Encore un?
—Encore un. Cela vous surprend, cher monsieur?
—Pas du tout. Ce qui m'étonnerait, c'est que M. Châtenay ne fût pas assailli de requêtes. Elles doivent pleuvoir ici comme la grêle. A-t-il huit lustres, ce prétendant?
—Non!
—Renvoyez-le sans autre examen.
—C'est fait. Et pourtant jeune—les femmes sont moins exigeantes que vous sur le chapitre de l'âge!—très bien, élégant, trop élégant même et titré, cher monsieur, un duc.
—De la vieille roche. Et il doit avoir le pied marin!
—Peste! Il se nomme?
—Puisqu'il est éconduit, je n'ose vous dire...
—Osez!
—Ah! tant pis. Le duc de Charnay.
Chazolles et Duvernet se touchèrent du coude.
—Et qui a fait cette demande?
—Un notaire; maître Blondeau.
—Il ne vous a pas confié la situation de son client?
—Il est duc, et maître Blondeau pense qu'un nom pareil vaut la dot de toutes les bourgeoises de la finance.
—C'est un sot. Le titre vous flatte?
—Trouvez une femme qu'une couronne sur ses mouchoirs de poche laisse indifférente.
—Alors vous acceptez?
—Mon père a refusé nettement. Je n'ai plus d'avis à donner.
—C'est très beau, l'obéissance; mais, ma chère Denise, avec ce système invariable, vous découragerez les intrépides et vous coifferez...
—Sainte Catherine, fit la jeune fille. Non, j'ai foi en mon étoile.
—Et cette étoile vous a dit?...
—Que j'épouserai un personnage!
Un bruit de portes se fit au salon, et M. Châtenay opéra son entrée avec une certaine expression d'orgueil répandue sur sa bonne face de savant.
Il tenait sur sa poitrine un in-quarto relié somptueusement, avec des fers gothiques et au centre les armes des ducs de Normandie.
—Enfin le voilà, s'écria-t-il. Le voilà cet ouvrage auquel j'ai consacré dix ans de soins et de labeurs.
Il déposa sur le piano dont la queue était recouverte de soieries japonaises le respectable volume, son œuvre tant caressée.
C'était en effet un superbe livre imprimé avec luxe par les Didot et tiré sur papier de Chine avec des dessins des plus remarquables illustrateurs du temps.
—C'est mon troisième enfant, fit-il gaiement.
—Je crois bien, père, dit Hélène, que vous sacrifieriez les autres pour lui. Convenez-en!
—Quelle idée! Je brûlerais la Bibliothèque nationale plutôt qu'un des cheveux de ta tête!
—Toi, dit Chazolles à Duvernet, si tu deviens chef du cabinet et que tu ne fasses pas décorer M. Châtenay!...
—Je ne peux pas. On m'accuserait de partialité, de népotisme, que sais-je! On crierait à l'iniquité, à l'injustice! Est-ce que je ne suis pas de la famille?
—Puritain!
—Mais je pourrai faire la cour au ministre de l'instruction publique. C'est lui qui endossera la responsabilité. D'ailleurs, est-ce que vous y tenez, monsieur Châtenay, à ce bout de ruban?
—Eh! eh! je ne serais pas de mon pays, si je pensais autrement que les autres. Et c'est une question d'économie domestique. Avec un bout de ruban, un vieil habit semble toujours neuf.
—Et l'oppidum? Est-ce qu'il est décrit là dedans?
—Les travaux n'avancent guère et ce qu'on découvre me plonge dans une grande incertitude. Mais patience. Les monuments d'archéologie ne se font pas en un jour. Tout vient à point...
—On sait le reste.
Le domestique prononçait, en ouvrant la porte à deux battants, le sacramentel:
—Madame est servie!
Duvernet offrit son bras à Hélène, et la conduisit à sa place.
—Est-ce que vous étiez aux courses? lui dit-elle.
—En effet.
—Une de mes amies, madame de Fresnes, qui en arrivait il y a une heure, me contait une fâcheuse histoire.
—Bah! De quelle nature?
—Une querelle entre deux messieurs du meilleur monde.
—Elle vous les a nommés?
—Un seulement que tout Paris connaît pour ses excentricités. Le duc de Charnay!
—Le duc de Charnay? Un querelleur. Il a des discussions pour rien, avec tout le monde. C'est d'ailleurs, avec ses bijoux de mignon ridicule, sa seule manière d'attirer l'attention. Vous savez qu'il a demandé votre sœur en mariage?
—Oui. Denise a trop de bon sens pour vouloir de cet écervelé. Il lui faudrait un homme sage, rangé, raisonnable...
—Spirituel, bon, doux, ferme, amusant et pourtant grave; toutes les qualités, toutes les herbes de la Saint-Jean, n'est-ce pas, et aucun défaut!
—Non, un homme simple et qui l'aimerait longtemps.
—Oui, toujours, dit-elle en frissonnant; mais c'est impossible à rencontrer.
—Ce serait un phénix.
—Et ils n'existent pas. C'est ce que vous voulez dire.
—C'est vrai. Vous me devinez.
Hélène parlait avec lassitude. Après avoir montré tant de fermeté au début de son abandon, elle commençait à se désespérer. Elle se révoltait à la fin contre cette cruauté du sort qui la frappait comme les autres, quand elle avait tout fait pour mériter un amour sans bornes et alors qu'elle n'avait ni une minute d'oubli, ni un mouvement d'humeur, ni même une ride à se reprocher.
L'amertume débordait de son cœur et tremblait au bord comme la liqueur d'un vase trop plein qui va se répandre.
—Allez, dit doucement Duvernet, je vous entends, mais consolez-vous. L'hiver passé, le soleil reviendra et avec lui les fleurs d'un printemps qui se renouvelle pour tout le monde.
Elle le regarda avec son angélique sourire.
—Dieu le veuille! murmura-t-elle, si bas que Duvernet ne devina les mots qu'au frémissement des lèvres.
Le soir, les visiteurs affluèrent à l'hôtel où l'on s'attendait à rencontrer le futur ministre.
Ramet était abandonné par ses plus fidèles partisans. Ils se tournaient vers l'aurore nouvelle et pourtant ils n'étaient pas vertueux. Il s'en fallait.
A onze heures du soir M. Châtenay, triomphant, avait fait admirer son ouvrage sur les antiquités normandes à plus de soixante thuriféraires, qui l'avaient déclaré simplement un monument de science, d'esprit et de goût.
Duvernet avait passé une heure à pointer les votes présumés d'où il ressortait qu'il obtiendrait une majorité de plus de deux cents voix, certaine, écrasante.
Denise l'aidait dans ce calcul.
Au moment où ils se quittèrent, Duvernet lui baisa les doigts avec une passion qui fut un aveu.
—C'est vous qui m'avez fait ambitieux, dit-il.
Dans l'escalier, la jeune fille porta à son tour ses doigts à ses lèvres.
O joies du premier amour!
Hélène et ses enfants étaient remontées chez elles avant que le salon ne fût vide.
Chazolles appela Jacques, son fidèle Jacques.
—Tu m'éveilleras demain à cinq heures, lui dit-il.
—Monsieur peut compter sur moi.
—C'est pour une affaire grave.
—Un duel, peut-être, dit le domestique qui comprit.
—Silence et pas un mot à personne!
Chazolles en montant chez lui, traversa la chambre de ses enfants.
Elles dormaient étendues sur leur lit et leurs souffles se confondaient.
Il les embrassa longuement.
Hélène l'entendit qui s'approchait et ferma les yeux.
Il se pencha sur elle et au moment où ses lèvres allaient se poser sur son front, elle tourna la tête doucement avec un long soupir, et le baiser se perdit dans ses cheveux.
Puis il s'enferma et s'endormit à son tour, d'un sommeil lourd et peuplé de songes funèbres comme des oiseaux de nuit.
XXIX
Le duc de Charnay est un gentleman froid et flegmatique comme tout adepte du pschutt doit être quand il a la plus simple notion de sa dignité.
Le flegme, en toute circonstance, est infiniment pschutt.
Il rentra à son hôtel, très nerveux, et après avoir confié à ses deux amis le soin de son honneur, il envoya chercher son professeur d'escrime, le célèbre maître d'armes, Georges Reboul, une des classiques épées de Paris.
L'illustre bretteur arriva en même temps que les témoins du duc, retour de leur ambassade.
Ils rapportaient la convention arrêtée.
L'épée, le lendemain, sept heures du matin, dans le jardin de Kergor à Auteuil, un lieu commode pour ferrailler où personne ne dérangerait les combattants.
Le jeune duc, en tête à tête avec son professeur, expliqua ses vues.
Il avait reçu une injure grave.
Un butor, député de province, l'avait irrespectueusement lancé d'une bourrade de brute, entre les pattes d'une haridelle, devant témoins, au pesage des courses.
Il ne pourrait plus se montrer en public après un pareil outrage, s'il ne le lavait dans le sang de ce pataud, auquel il voulait apprendre à vivre en l'envoyant dans l'autre monde. Il lui fallait un coup qui fît honneur à son maître dans l'art noble de l'escrime.
—Vous ne voulez pas tuer votre homme? dit Georges Reboul, débonnaire comme les gens vraiment forts.
—Non sans doute, fit le duc irrésolu; pourtant ce grossier personnage mérite une correction.
—Vous la lui donnerez aisément, je présume, monsieur le duc. Les campagnards connaissent mieux la charrue que l'épée.
—Qui sait?
—Vous n'aurez en tout cas pas de peine à vous défendre. Voulez-vous que nous répétions quelques coups?
—C'est dans ce but que je vous ai prié de venir.
Les deux hommes passèrent dans une salle basse autour de laquelle des fleurets, des masques, des plastrons et quelques épées de combat étaient accrochés.
Pendant une heure ils s'escrimèrent avec entrain.
Le duc était une fine lame, plus dangereuse qu'on n'aurait pu le supposer, à le voir débile et fluet.
Il avait de la tenue, du poignet et une bonne vitesse.
—Je suis content de vous, dit Reboul; je crois que nous pouvons dormir en paix. Vous serez encore de ce monde demain soir et je voudrais en dire autant de votre adversaire. Bonsoir, monsieur le duc.
Cette précaution prise, Charnay monta en voiture et se fit conduire au cercle, où il joua et gagna une centaine de louis en quelques instants, puis chez Bignon, où il dîna avec appétit. De là, il rentra pour dormir et apaiser ses nerfs surexcités par la scène des courses et surtout par l'effort auquel il se livrait pour paraître aussi insouciant qu'un spleenétique Anglais qui va se suicider.
Duvernet était plus agité que les deux ennemis.
Cette aventure pouvait causer un éclat fâcheux et compromettre son succès. Il avait hâte de la voir terminée.
Dès cinq heures il était sur pied.
A sept, il arrivait dans un landau de louage à la rue Boileau, en compagnie de son ami Chazolles et du commandant Des Brosses, un vaillant ferrailleur, qui souhaitait que la mode fût conservée entre les seconds de dégainer pendant que les combattants étaient aux prises.
Malheureusement ces mœurs primitives ont fait place à d'autres et force était au brave commandant de se contenter du rôle pacifique de spectateur.
Le duc et ses témoins étaient déjà au rendez-vous.
La maison du marquis de Kergor, une vraie folie de grand seigneur du dix-huitième siècle, destinée aux fredaines galantes, est invisible de la rue.
Une simple grille assez étroite donne accès par un chemin couvert, sous les lilas et les cytises, dans un parc admirablement dessiné et dont on peut à peine soupçonner l'existence du dehors.
Au fond, une élégante villa à l'italienne, pareille à celles qui bordent le lac Majeur, s'élève blanche avec ses persiennes grises, fermées, car la propriété est presque toujours inhabitée.
Le ciel était clair et sans nuage.
—Si vous m'en croyez, dit le marquis, vous vous placerez sous cette allée de charmes. C'est un endroit on ne peut plus convenable pour se couper la gorge.
Des gens qui vont se tuer doivent, pour suivre les règles, se tenir dans les limites d'une politesse extrême.
Les deux adversaires s'étaient salués courtoisement.
Kergor avait pris des épées chez son armurier.
Le duc épiait Chazolles.
Maurice était fort calme.
A la façon dont il prit son arme et en essaya la pointe sur le sol, Charnay reconnut qu'il n'avait point affaire à un novice.
Il en fut encore plus certain dès que, placé en face de cet ennemi qu'il ne connaissait pas la veille, il le vit se mettre en garde.
Les lames s'engagèrent et, après quelques tâtonnements, le duc essaya une feinte qui ne lui réussit pas.
Il redoubla; même insuccès.
L'épée de Chazolles, retenue par un poignet de fer, menaçait constamment sa poitrine.
On s'anima.
Bientôt il devint évident pour les témoins que le jeu du rural était de lasser son pétulant adversaire.
Charnay, qui le comprit, mit en œuvre toute sa science. Il porta à Chazolles des bottes rapides qui furent déjouées par l'épée inflexible du Normand.
Alors la colère gagna le duc. En face de ce rude et robuste gaillard, qui demeurait tranquille et presque souriant, il devint agité, nerveux, inégal. Il perdit son sang-froid et tenta des coups extravagants, dont à plusieurs reprises Chazolles aurait pu profiter pour l'embrocher comme un poulet.
Finalement, après deux reprises, entre lesquelles le redoutable agriculteur lui laissa le temps de se remettre, il se jeta lui-même sur le fer de l'amant d'Angèle, qui n'eut que le temps de le détourner.
Grâce à cette indulgence, visible pour les témoins, la pointe de l'épée, au lieu de lui trouer la poitrine, pénétra dans l'épaule de quelques centimètres seulement.
Charnay poussa un léger cri et laissa tomber son arme en s'affaissant dans les bras de ses témoins.
Le docteur Guérin, qui assistait les combattants, examina la blessure.
—Une misère, dit-il. Le blessé en sera quitte pour quelques jours de repos.
—Vous en répondez, docteur? demanda Duvernet.
—Sur ma tête.
Charnay, remis de sa première émotion, sourit à son adversaire.
—Vous êtes un brave homme, monsieur, lui dit-il, et une rude lame. Vous avez un poignet! Vertudieu!
—Monsieur le duc, dit Chazolles, croyez que je ne vous souhaite aucun mal.
Charnay lui fit signe de s'approcher et lui tendit la main:
—C'est votre maîtresse, cette petite Angèle? lui demanda-t-il.
—Pourquoi cette question?
—Pour rien. Si vous y tenez, cher monsieur, mettez-la sous les verrous. Et encore, je ne sais pas si vous réussirez à la garder! Les femmes! Adieu, monsieur.
Il souffrait beaucoup et fit une grimace involontaire.
—Ce ne sera rien, répéta le docteur. Nous allons vous reconduire à votre hôtel. Un peu de courage, monsieur le duc.
Duvernet était aux anges.
En s'en allant, il complimentait son ami.
—Un beau coup, mon cher, disait-il. Ni trop ni trop peu, et vite fait. Tu as comblé mes vœux. Nous allons tâcher maintenant d'expédier le Ramet.
—Et le secret, y crois-tu? demanda Chazolles inquiet.
—Si j'y crois! Comment donc. L'affaire s'est passée à sept heures du matin, à huis-clos, entre quatre murs. Les adversaires sont gens d'honneur, les témoins aussi. Tu comprends que le duc va publier son exploit—un duel pose—mais il m'a promis de taire ton nom. C'est l'important! Ce soir tous les journaux vont contenir le récit détaillé de l'aventure, sans te désigner, à moins que ces damnés reporters...
—Mais alors, Hélène?
—Hélène ne lit pas les journaux.
—Et Denise?
—Elle se taira.
—Et M. Châtenay?
—Tu lui diras que tu t'es battu pour une discussion à propos de terres cuites ou de vieilles croûtes. Il en serait bien capable, lui.
—Donc cette sottise sera étouffée. Je respire.
—Je l'espère, mais ne la recommence pas! Cette fois, c'est le duc qui paye. Que la leçon te profite! Je te disais hier: Pour qui trompes-tu ta femme? Ce matin, je te dis: Pour qui te bats-tu? Ne me réponds pas, je ne te demande rien! Conclus! Et maintenant à nous deux, mons Ramet!
XXX
Ce jour-là, autour du Palais-Bourbon, il régnait une animation extraordinaire.
On aurait dit une fourmilière dans laquelle un passant distrait a mis son soulier ferré et que les actives ouvrières s'empressent de réparer. A l'intérieur, c'était une ruche pleine de bourdonnements et de fièvre.
A la dernière minute les chefs rassemblaient leurs troupes et excitaient leur zèle.
Duvernet, joyeux et de belle humeur, brillant et le regard clair, respirait le triomphe.
Il était fort entouré et la foule allait à lui tout naturellement comme au distributeur désigné des largesses et des places, comme à l'arbitre de la ruine ou de l'avancement d'une nuée de fonctionnaires.
L'avancement! mot magique qui hante incessamment la cervelle de l'employé, depuis le garçon de bureau ou l'huissier à chaîne qui reste à l'antichambre et végète dans sa maigre sinécure, jusqu'au préfet ou au receveur des finances grassement salariés qui veulent monter encore, monter toujours et surtout émarger!
Dans la salle, c'était comme au théâtre, un jour de première, le public des grandes soirées.
Les toilettes étourdissantes, les jolies têtes, les frais visages roses et poudrés emplissaient les tribunes.
Hélène n'était pas là. Elle se confinait dans sa solitude.
Mais Denise et M. Châtenay étaient venus assister au triomphe de Duvernet dont on ne doutait pas.
Lorsqu'on expédia d'abord quelques affaires sans intérêt, les conversations particulières couvrirent la voix des orateurs.
Le public était distrait. Il attendait la fameuse discussion sur la politique extérieure.
Toutefois un incident inattendu se produisit; un ministre ayant eu, dans l'énervement de la chute attendue, un mot sarcastique sur l'agriculture et ses infortunes, à propos d'un minime crédit demandé pour les haras, Chazolles, agacé lui-même par les tribulations dont il avait été assailli depuis quelques jours, demanda la parole et s'élança à la tribune.
Un murmure d'ennui courut dans les rangs de l'assistance.
On aurait volontiers voué ce fâcheux aux dieux infernaux.
Vraiment il était outrecuidant de retarder la petite fête. Jusqu'à Duvernet qui le contemplait d'un air navré.
—La clôture! la clôture!
On criait de tous les côtés, de la droite extrême et de la droite tempérée, du centre droit et des autres centres, des gauches de toutes les catégories, sages, intransigeantes et radicales, de la vallée, des plaines et de la montagne:
La clôture! la clôture!
Il tardait à tous de voir aux prises le ministère usé, vieux, tombant en ruines, miné de tous côtés, et le ministère jeune, fort et impétueux, montant à l'escalade, et jetant l'autre par quartiers, par débris, par loques au pied du Capitole.
Mais Chazolles n'était pas un cavalier facile à désarçonner. Il voulait parler, il avait le droit de parler; il parlerait bon gré, mal gré.
Quoique Normand, il était têtu comme un Breton triple et renforcé, un Bas-Breton du Finistère, un pêcheur de sardines habitué aux orages, un nocher de la mer sauvage que rien n'étonne et qui tient tête à tous les coups de vent sur sa coquille de noix.
Il attendit, et quand ses contempteurs furent las de crier, comme le petit duc de Charnay s'était fatigué de tenir son épée, il commença ab irato son discours.
Une révélation!
On fut étonné d'entendre sortir de la bouche de ce Porthos des paroles claires, piquantes et sensées, modérées dans leur vigueur, courtoises dans leurs duretés énergiques. Il éleva le débat. Il fustigea les luttes byzantines, les querelles frivoles, les batailles de mots inopportunes dans lesquelles on s'usait en combattant pour l'amour-propre, la vanité, les appétits de pouvoir, les intérêts personnels et jamais pour la France.
Il adjura tous les partis de s'unir dans un même amour, celui du sol natal, de la mère patrie. Et par une de ces brillantes transitions qui fondent la fortune d'un orateur, il passa à l'agriculture, cette source de richesses éternelles, à laquelle on demandait toujours, à qui on ne rendait rien, qu'on laissait se tarir au profit d'étrangers, en l'obstruant d'entraves, de gênes, en l'accablant de charges trop lourdes comme un mourant qu'on ensevelirait avant le dernier soupir sous la pierre de son caveau.
Il peignit à grands traits cette mère nourricière délaissée, sans enfants puisque la conscription les enlève à la charrue, cultivant péniblement les parties les plus ingrates de son territoire, épuisée par vingt siècles de production et de travail, tandis que nos rivaux possèdent d'immenses espaces vierges, d'une fécondité sans égale, des pâturages d'une incalculable fertilité. Il montra la concurrence rendue terrible par l'aisance et la rapidité des transports, les flottes à vapeur, les étrangers défendant leurs rivages par des tarifs et des prohibitions ruineuses pour le commerce des autres, tandis que nos ports et nos côtes sont ouverts comme des villes démantelées. Il invoqua les intérêts de trente millions de laboureurs compromis et laissés sans défense, les fermes abandonnées, les populations rurales ruinées, les paysans découragés, et il jeta un cri d'alarme éloquent et passionné dans une cause dont personne ne voulait s'occuper.
Il fut entraînant, et les mains gantées des dames applaudirent ce vaillant qui parlait d'abondance une langue d'une pureté exquise avec des accents sonores et vibrants qui forçaient l'attention.
Malgré l'indifférence des juges, malgré l'attente d'une discussion qui occupait les esprits, il captiva son auditoire pendant une heure, amusant, spirituel, naturellement et sans effort, touchant la corde sensible; il entraîna la majorité hostile et obtint tout ce qu'on peut obtenir dans une cause perdue d'avance et condamnée à l'éternel sacrifice, parce qu'elle est la cause des petits et des absents, et qu'ils ne sont pas là pour se lever en masse et protester contre l'arrêt qui les frappe.
Il enleva le crédit dédaigneusement abandonné par le ministre qui tombait.
C'était un événement.
Et ce fut celui de la journée.
On le remarqua d'autant plus qu'il était imprévu.
Duvernet n'en ressentit pas de jalousie; il avait pour Chazolles une amitié exempte de ces bassesses.
En montant à la tribune, il serra la main de son ami:
—Mon cher, lui dit-il, tu as conquis ton ministère. Tu auras l'agriculture.
Néanmoins il ne put maintenir la discussion au diapason où son fidèle Labadens l'avait élevée.
Heureusement pour lui, le chef du cabinet en déconfiture fut au-dessous du médiocre.
Il s'abîma au milieu de l'indifférence générale, comme une outre gonflée, où un coup de couteau aurait ouvert une large déchirure.
Sa chute était désirée et ne surprit personne, pas même Ramet. L'attitude glaciale de la Chambre, écoutant dans un silence lugubre ses explications diffuses tournées en excuses ambiguës et maladroites, lui signifiait son congé.
Ses phrases tombaient comme des cailloux dans un puits sans fond.
Il s'écroulait sans dignité comme plus d'un de ses prédécesseurs à la chute desquels il s'était acharné avec son travail de taupe fouillant dans les ténèbres souterraines.
Il avait eu son heure de triomphe; il eut son heure d'angoisse et d'humiliation, cette heure où l'orgueil gît pantelant devant l'ennemi, comme un lièvre mourant assailli par une bande d'oiseaux de proie.
Il fut enseveli avec ses collègues sous un ordre du jour de blâme voté par une majorité de trois cents voix.
Le vainqueur était acclamé et porté sur le pavois comme un Mérovingien appelé au trône.
Deux heures plus tard il fut chargé de constituer un nouveau cabinet.
Le soir, à l'hôtel du Cours-la-Reine, dans un dîner de gala, Duvernet, électrisé, se plut à faire l'éloge de son ami.
—Voyez-vous, dit-il, cet animal-là qui nous enfonce tous! Ah! ton début a été un coup de maître! Tu m'as rappelé le Chazolles de notre rhétorique et du grand concours! Admirable, mon bon! Compliments. Et vous n'y étiez pas! ajoutait-il en regardant madame Chazolles.
Hélène était pensive.
—Ton mari a été superbe, ma chérie, disait Denise. Il a remporté un vrai succès. J'aurais donné dix jours de ma vie pour que tu fusses là.
—On ne m'avait pas convoquée.
—C'est, reprit Duvernet, que son début s'est fait impromptu. Il a escaladé la tribune comme on saute à cheval. Ah! si vous l'aviez vu! Vous auriez été fière. N'est-ce pas qu'il était beau, monsieur Châtenay? J'en ai été jaloux, ma parole, et il y avait de quoi. Aussi, sois heureux, mon cher! Je te confine à l'agriculture par politique. C'est un portefeuille effacé! Tu ne m'éclipseras pas; je veux garder mon prestige.
—Qui désirez-vous donc subjuguer? dit Denise.
—C'est mon secret.
—Soyez généreux, confiez-le-moi!
—J'ai besoin d'abord d'en conférer avec M. Châtenay.
Denise rougit. Un flot de sang empourpra ses joues et se perdit dans la racine de son éclatante chevelure.
—Oh! alors se serait grave, dit-elle.
—Très grave!
Elle se mordit les lèvres et lança un coup d'œil suppliant à sa sœur, qui ne le vit pas.
Elle semblait concentrer sa pensée sur un point fixe, unique, qui l'absorbait.
—Qu'as-tu donc, Hélène? demanda la jeune fille.
La sœur aînée sortit de son engourdissement.
—Rien.
—Cela ne t'égaye pas d'être la femme d'une Excellence?
—Non.
—Tu es bien détachée des pompes de la terre.
—Oui.
—Diantre! tu as des idées noires, ma chérie.
—En effet.
—Elles vont s'envoler tout à l'heure.
—Peut-être.
Chacun des mots de madame Chazolles tombait sur le cœur de son mari comme un charbon enflammé.
Pour la première fois, il y avait dans l'accent bref, saccadé, incisif de la pauvre femme, comme une rébellion flagrante contre l'ingratitude de l'homme qu'elle avait tant aimé et qui l'écrasait de son mépris, la délaissant dans un coin comme une loque inutile et fripée.
Il y avait aussi dans ces yeux si brillants jadis une sorte de fatigue, d'abattement, de colère dévorée et vaincue.
Ils étaient soulignés d'une raie bleue creusée et meurtrie par les insomnies.
La pauvre femme avait lutté jusque-là, mais elle sentait que le sacrifice du silence dépassait ses forces.
Son être se révoltait contre cette injure qui lui était infligée. Elle ne comptait plus dans la vie de son mari. Maurice, avec la cruauté des cœurs pleins d'une autre image, avait peu à peu perdu l'habitude de ces attentions délicates, de ces douceurs de langage dont il se gardait maintenant comme d'une tromperie indigne de lui. Plutôt que de se défendre et de s'excuser par des mensonges, il préférait s'éloigner sans retour.
Après le dîner, Duvernet prit M. Châtenay par le bras et l'entraîna dans un coin du salon, pendant que Denise, enlaçant sa sœur de ses bras, la conduisait au piano où elle la contraignit à s'asseoir.
—Jouons un morceau à quatre mains, dit la jeune fille. Quelque chose de gai, de vif.
—Non. Je suis triste.
—Moi, c'est le contraire. Pauvre sœur!
Hélène soupira; elle aussi avait eu des heures, des jours de joie débordante; elle avait cru qu'ils dureraient autant qu'elle.
Denise prit la valse des fleurs, de Ketterer.
Les deux sœurs la commencèrent, mais tout à coup Hélène s'arrêta. Des larmes lui troublaient la vue. C'était un des morceaux préférés de Chazolles au Val-Dieu. Il forçait sa femme à le répéter souvent, le soir, pendant qu'il se promenait dans le parterre, devant le perron, en fumant son cigare, ou en hiver quand il tisonnait, le nez sur les charbons de la vaste cheminée.
—Qu'est-ce que tu as? murmura Denise, en embrassant sa grande sœur.
—Du chagrin.
—Pourquoi?
Madame Chazolles se raidit. Son secret allait lui échapper.
—Pour rien, dit-elle. Je m'ennuie.
Et elle répéta avec une vivacité inaccoutumée:
—Oh! ce Paris, je le hais! Je voudrais en être loin.
En être loin!
Ce mot éveilla en elle de nouvelles idées.
—Mais tu ne peux pas le quitter, objecta Denise, maintenant que ton mari est ministre!
—Qu'est-ce que cela me fait!
—Et les honneurs, ma bonne! Le salon du ministère!
—Que m'importe!
—Oh! fit Denise, je ne te reconnais plus! Tu as tes nerfs. Voyons, recommençons.
Cette fois madame Chazolles enleva la valse avec une virtuosité et une verve excessives. Les vitres en tremblaient.
—Je ne t'ai jamais vue comme ça, murmura Denise. Tu vas casser le piano. Il vaut mieux s'en tenir là. Il ne lui resterait pas une corde.
—Je suis malade, dit Hélène. J'ai besoin de changer d'air. Décidément, il me faut la campagne. Je partirai demain. Oui, je partirai.
—Dis donc, Maurice, cria Denise à son beau-frère qui feuilletait l'in-quarto de M. Châtenay étalé sur un guéridon, ma sœur qui veut partir demain.
—Pour aller où?
—Au Val-Dieu, dit Hélène.
—Mais je ne peux pas vous y accompagner, ma chère, objecta Chazolles.
—C'est juste, le ministère! fit-elle amèrement. Eh bien! Je partirai seule avec mes filles et nous vous y attendrons. Vous viendrez là-bas quand vous n'aurez plus besoin à Paris. Cela ne sera peut-être pas très long.
—Les ministres passent si vite! fit en riant Denise. C'est comme les morts de la ballade. Un coup de vent les élève, un tourbillon les renverse. Patatras! On les croyait solidement vissés à leur portefeuille. Il pleut et ça se décolle.
Chazolles, embarrassé, essaya des objections.
Il aurait fallu prévenir les jardiniers, envoyer en avant les domestiques pour ouvrir les appartements, ranger les meubles.
—C'est fait, affirma péremptoirement Hélène. Nous y serons fort bien.
—Viens-tu avec nous, ma tante? dit Thérèse en prenant la main de Denise.
—Je ne sais pas. Ça dépend de mon père.
Et regardant M. Châtenay et Duvernet qui étaient plongés dans un entretien fort animé:
—Qu'est-ce qu'ils ont donc, pensa-t-elle, à se parler si longtemps?
Elle s'en doutait bien un peu.
—Avez-vous fini, messieurs? leur dit-elle.
—Non, répondit l'antiquaire.
—Et cela ne regarde pas les petites filles, ajouta Duvernet.
—En êtes vous sûr? fit-elle avec malice.
Le chef du cabinet au berceau ne répliqua pas.
Voici ce qu'il avait dit à M. Châtenay:
—J'ai quarante ans. Je suis un peu mûr. Mes cheveux s'en vont; mais vous me connaissez; je suis un honnête homme comme mon père l'était avant moi. J'adore votre fille Denise et je vous promets de travailler beaucoup plus à son bonheur qu'à la satisfaction d'une cupidité dont je suis entièrement exempt et d'une ambition qui s'éteint et dont le pouvoir qu'un hasard me livre me fait comprendre le néant. J'aurai essayé de tout avant de l'épouser. Je vous jure qu'après son mariage elle restera mon unique passion. Voulez-vous m'accorder sa main?
L'ancien banquier était ému.
Denise était sa seule compagnie au Grand-Val. A Paris, il en avait une autre: sa galerie de bric-à-brac, ses buires, ses cloisonnés, ses bronzes, ses vieilles faïences, ses vieilles horloges; ses Téniers, ses Van Huysum, ses Ruysdaël et les autres, lui tenaient compagnie. Il en était fou. Cependant il aurait donné ses bougeoirs les plus précieux, ses épées du quinzième siècle, ses plats de Bernard Palissy, ses consoles, ses paravents, ses chenets, pour garder sa Denise.
Et il fallait s'en séparer.
L'heure était venue.
—Qu'elle vous réponde elle-même, dit-il à Duvernet.
Il appela d'un signe la jeune fille, qui épiait la scène avec ses yeux en coulisse.
—Denise, dit-il avec une certaine solennité, voilà M. Duvernet qui nous fait l'honneur de demander ta main.
Elle baissa la tête, rouge comme une cerise.
—Que faut-il lui répondre?
Elle cacha son visage sur l'épaule de son père.
—Ce que vous voudrez, murmura-t-elle.
—Non, c'est à toi de décider.
Sans relever son visage, elle tendit la main à Duvernet par un geste charmant de pudeur et de grâce.
—Vous voyez bien, dit le financier. Les enfants sont ingrats; ils n'ont rien plus à cœur que de nous quitter.
—Mais, dit-elle, en se jetant au cou de son père, j'espère bien que nous ne nous quitterons jamais! N'est-ce pas, monsieur?
—Nous ne pouvons pourtant pas nous installer au ministère, objecta le collectionneur.
—Oh! fit Duvernet, pour le temps que j'ai à passer dans cette auberge! Je ne me fais pas d'illusions.
—Quand le mariage? demanda le banquier.
—Quand il vous plaira.
—Vous vous connaissez il y a bien longtemps déjà. Il est inutile de retarder des mois entiers votre bonheur.
—Vous en fixerez vous-même l'époque.
—Eh bien! vers le milieu de juin. Cela fait six semaines d'attente. Est-ce trop?
—Vous êtes la bonté même, dit le ministre qui déposa un baiser sur les doigts de sa fiancée.
—Ah! s'écria Denise étourdiment, et Hélène qui veut partir.
—Partir? Où va-t-elle?
—Au Val-Dieu.
—Quand?
—Demain.
—Comme cela, tout de suite! fit M. Châtenay.
Hélène s'était approchée.
Chazolles feuilletait toujours le volume des antiquités normandes.
—Oui, mon père, dit-elle.
—Pourquoi ce départ?
—Je suis inquiète, troublée, malade.
—Et tu me le cachais?
—Ce n'est pas grave. Là-bas, je me remettrai.
—Nous ne la laisserons pas partir seule, père, dit Denise.
—Comment, vous abandonnerez deux membres du gouvernement et un fiancé? objecta Duvernet. Sans remords? Et nous ne nous verrons plus?
—Nous nous écrirons, dit Denise. Si ma grande sœur nous le permet. N'est-ce pas elle qui m'a servi de mère?
—Soit, dit Duvernet. Nous nous écrirons et je déposerai dans les pages que je vous enverrai les plus douces, les plus précieuses sensations de ma vie.
Il avait compris à la parole décidée, triste d'Hélène, à son air sombre, le chagrin qui la dévorait et aussi que sa résolution était inébranlable.
Il tremblait qu'une indiscrétion ne la mît au courant de ce qui s'était passé, du duel de Chazolles et de son indigne liaison dont il espérait le guérir.
M. Châtenay saisit avec empressement la porte qui s'ouvrait devant lui.
Il n'était pas fâché de posséder seul pendant quelques semaines, un délai de grâce, ses deux filles, ses deux trésors, comme il les appelait, et il était chatouillé agréablement en outre par l'idée de son oppidum dont il allait pousser vigoureusement les travaux, quitte à ajouter un appendice en cas de succès à son livre.
Et puis le soleil de mai l'attirait.
Ils allaient revoir tous ensemble ces magnifiques ombrages du Val-Dieu, si négligés depuis que l'ambition en avait chassé les propriétaires, ces élèves si choyés autrefois, l'orgueil de Chazolles, ces bons mufles de bêtes à cornes étendues sur les herbes grasses, au bord des clôtures, des haies de charmes et d'épines ou des lisses peintes en blanc qui traçaient des lignes harmonieuses dans la verdure des prairies.
Maurice ne disait rien. Il semblait absorbé par l'examen minutieux des gravures du grand ouvrage, gravures de haut mérite d'ailleurs et qui faisaient honneur au talent des artistes.
M. Châtenay n'avait rien négligé pour la beauté de son œuvre.
Intérieurement, Maurice était heureux de la détermination de sa femme.
Il se sentait en face d'Hélène dans la situation d'un accusé devant son juge. Il aurait voulu tomber à ses pieds, par moments, lui avouer tout et lui demander grâce. Mais parfois aussi il désirait qu'elle l'accablât de reproches, et elle se taisait. Alors il se sentait pris d'aversion pour cette femme sans défauts dont la supériorité l'écrasait et qui était un obstacle entre lui et l'indépendance dont il avait soif. Il était astreint à des devoirs de famille qui le clouaient à la maison du Cours-la-Reine quand il aurait voulu être auprès d'Angèle et ne pas la quitter, surtout depuis le jour où il l'avait soupçonnée d'infidélité.
Maintenant il éprouvait pour sa maîtresse une sorte d'emportement, une rage d'amour mêlée de haine et de désirs farouches. Quand le sentiment de sa dignité lui ordonnait de ne plus la revoir, de l'abandonner à l'existence décousue et désordonnée qui lui plaisait, de n'écouter ni ses excuses ni ses explications, il ressentait au contraire une envie exaspérée de la rejoindre, de l'accabler d'injures et de lui faire payer par l'expression de son mépris les tromperies dont elle l'avait rendu victime.
L'amant qui éprouve de pareilles colères est bien épris encore. C'est un vaincu. Et quel que soit son orgueil, il n'attend qu'une parole de regrets, qu'une excuse menteuse, qu'un regard suppliant pour se jeter aux genoux de la femme qui le tient, qui le trompe, et qu'il serait désespéré de perdre.
Le départ de sa famille allait donc lui rendre cette liberté après laquelle il aspirait.
Madame Chazolles serait allée au-devant de ses désirs qu'elle n'aurait pas agi autrement.
Au moment où elle allait se retirer avec ses filles, il se leva, ferma l'in-quarto et s'approcha d'elle, l'air soucieux et embarrassé:
—Ainsi, tu veux partir? lui dit-il à voix basse.
—Oui.
—Pourquoi? Tu es souffrante?
—Oui.
—Crois-tu que l'air du Val-Dieu te guérisse?
—Non.
—Mais alors reste ici.
—A quoi bon? Tout ce que je vois me froisse et me blesse.
—Que vois-tu donc? dit-il en hésitant.
Elle lui remit un carnet, tombé de sa poche sur le parquet de sa chambre.
Il frissonna.
Dans ce carnet, il y avait une photographie d'Angèle et des lettres.
—Je suis entrée ce matin dans votre chambre. J'étais inquiète. Vous êtes sorti de bien bonne heure. J'ai aperçu ce carnet et l'ai ouvert par mégarde; je ne vous espionne pas, Maurice. Vous êtes libre. Tantôt au Bois, le landau s'est trouvé pris dans un embarras de voitures. Une victoria élégante est passée près de nous. J'étais avec mes filles. Dans cette victoria, il y avait une jeune femme très belle qui en accompagnait une autre, plus jolie encore. La dernière était l'original de ce portrait. Je vous le rends. Vous y tenez sans doute.
—Hélène! dit Chazolles d'un ton suppliant.
—Il y a autre chose et c'est plus grave. Lisez.
Elle lui tendit un journal: la France.
Dans ce journal, se trouvait un entrefilet mystérieux ainsi conçu:
«Un personnage très en vue dans le high life, dont le père a occupé, sous le gouvernement déchu, une haute position, le duc de C... s'est battu en duel ce matin, à Auteuil—nous précisons—dans les conditions les plus extraordinaires.
»Son adversaire, M. C***, un député de Normandie, était assisté d'un autre député, son ami intime, qui sera ministre demain et qui vient de gagner sa bataille d'Austerlitz à l'heure où nous mettons sous presse.
»Le duel avait pour cause une querelle aux courses de Longchamp—nous précisons encore—amenée par une rivalité au sujet d'une jeune fille du demi-monde qui fait beaucoup parler d'elle et dont la beauté réelle produit partout une véritable sensation.
»Le duel a eu lieu à l'épée.
»Le duc est un des plus brillants élèves de l'excellent professeur Georges Reboul, mais son adversaire a un poignet de fer et la prestance d'un maître sous les armes.
»Après un combat d'un quart d'heure, le duc de C*** a reçu un coup d'épée à l'épaule. Sans mettre sa vie en danger, cette blessure le dispense pour quelques jours de courtiser les belles-petites et l'oblige à garder la chambre et à s'entourer des lumières de la Faculté.
»Les deux adversaires se sont comportés en parfaits gentlemen.
»Amour, tu perdis Troie!»
Rien n'est plus difficile à garder qu'un secret... si ce n'est une belle fille. Les reporters aux yeux de lynx avaient éventé la mine.
Chazolles courba la tête sous cette roche qui se détachait de la montagne et roulait sur lui.
—Ainsi, dit Hélène, vous en êtes venu là d'exposer votre vie, sans songer à vos enfants, à votre... famille, car c'est bien de vous qu'il s'agit, n'est-ce pas?
Il se tut.
—Et c'est là que Paris nous a conduits! Et vous vous étonnez que je le quitte! que je prenne la fuite! Ah! vous ne me connaissez donc pas, Maurice, après quinze ans de vie commune, de bonheur inoubliable, de joies permises et d'une paix que rien ne troublait! Et vous croyez que je pourrais assister ici, sans me trahir, à l'effondrement de ce bonheur, à la perte de tout ce que j'aimais, de tout ce que j'estimais! Non! C'est un sacrifice que vous ne pouvez pas exiger de moi. Vous êtes trop généreux encore, mon ami, pour m'imposer une pareille tâche! Elle est au-dessus de mes forces, et voilà pourquoi je m'éloigne!
—Hélène, dit encore Chazolles...
—Non! N'essayez pas de me retenir. Ce serait en vain. Si vous le voulez, j'imiterai Denise, je vous écrirai... quelquefois, pour vous donner des nouvelles des enfants. D'ailleurs, vous allez être bien occupé, mon ami. Les distractions vous arriveront en foule. Guérissez-vous. Pour moi, je souffre beaucoup, car j'ai perdu la foi que j'avais en vous, et presque celle que j'avais en Dieu! C'est sans doute une fatalité. C'est l'air qu'on respire dans cette malheureuse ville qui corrompt ceux qui l'habitent. Je vais là-bas, où tous les arbres, toutes les plantes me rappelleront des souvenirs si purs; où pas un coin isolé ne se trouve qui ne nous ait vus nous tenant la main et marchant côte à côte, confiants, heureux, comme j'espérais l'être jusqu'à la fin.
C'était un rêve.
Il s'est envolé, évanoui. C'est fini. Il n'en survit rien.
Mes enfants me restent.
Elle eut un sourire mélancolique et doux, d'une douceur ineffable.
—Vous pouvez être sûr, Maurice, que je ne leur apprendrai rien qui puisse les détacher de leur père. J'ai un désir: c'est qu'ils partagent également leur affection entre nous et qu'après avoir été le gage d'un amour que je croyais éternel, ils soient encore le lien qui nous réunisse... le seul. Maintenant, mon ami, j'ai tout dit. Si vous avez jamais de grandes peines, confiez-les-moi. Je ne suis plus votre femme...
Elle prononça ces mots, agitée par un tremblement convulsif qui la secoua une seconde...
—Mais je serai toujours votre meilleure amie.
Chazolles fit un mouvement pour lui prendre la main.
Elle retira la sienne.
—Ne nous attendrissons pas, dit-elle, les yeux pleins de larmes; le mal est fait et il est sans remède.
Denise, qui causait avec son père et Duvernet, vint à sa sœur:
—Ah! çà, dit-elle joyeusement, que faites-vous là depuis une heure? Vous nous intriguez avec vos allures mystérieuses.
—Les ministres devraient être comme les confesseurs, célibataires, dit l'antiquaire. Ils ne conteraient pas les secrets d'État à leurs femmes.
—Ce serait bien pis, objecta Duvernet, ils les conteraient aux femmes des autres.
Hélène tenait toujours à la main le journal.
—C'est bien intéressant la France, ce soir, que vous la lisez ensemble? demanda M. Châtenay, en avançant la main pour le prendre.
Madame Chazolles froissa négligemment le journal entre ses doigts; elle en fit une boulette et la jeta au feu.
—Au contraire, dit-elle. Il ne vaut pas les deux sous qu'il coûte. Rien de neuf. Pas une ligne à lire.
Et passant son bras sous celui de Duvernet:
—Achetez-le ce soir, vous, reprit-elle. Vous verrez pourquoi je le cache à mon père.
Duvernet porta la main d'Hélène à ses lèvres.
—Vous êtes un ange, ma sœur, dit-il, et vous méritez qu'on vous adore. On vous adorera ou j'y perdrai mon latin.
—Hélas! soupira-t-elle. Il n'est plus temps.
Et précipitamment, elle s'éloigna et, s'enfermant dans sa chambre, elle laissa couler les larmes qui l'étouffaient.
XXXI
Il était dix heures du matin. L'hôtel du Cours-la-Reine était vide et morne. Les persiennes closes attestaient l'absence de ses hôtes.
La petite porte du pavillon habité par Chazolles et donnant sur le quai s'ouvrit sans bruit.
Un homme correctement vêtu d'une redingote boutonnée sortit et, avant de fermer cette porte, se retourna.
—Je ne sais à quelle heure je rentrerai, ni si je rentrerai.
—Monsieur ne va pas avoir une autre affaire au moins?
—Sois tranquille.
—Monsieur veut-il que j'aille le retrouver au ministère?
—C'est inutile. Merci.
La petite porte se referma derrière le fidèle Jacques, qui suivit du regard son maître en restant sur le quai.
—Je ne sais pas ce qu'a monsieur, pensa le cocher, mais il est triste et il ne dit plus quatre paroles par jour, lui si gai, si plein d'entrain et de belle humeur. L'air de cet endroit-ci ne lui est pas sain. Et pourtant, le voilà ministre! Ministre! Monsieur est ministre! Nous sommes ministres!
Pour l'ancien maître d'armes du 2e dragons, être ministre, c'était dépasser les autres pékins de vingt coudées; c'était poser son pied superbe sur le front du menu peuple; c'était s'élever si haut, si haut qu'on marchait dans sa gloire, la tête dans les nuages, et qu'on devait se sentir inaccessible aux misères humaines.
Et pourtant Chazolles, au moment où il était parvenu au comble des ambitions satisfaites, n'en éprouvait pas la moindre jouissance.
Il se trouvait au contraire plus petit, plus inutile, plus impuissant.
Il rongeait son frein de colère vaine, et tout lui échappait.
Sa famille, sa femme, ses enfants l'avaient abandonné, sans plainte, sans cri, sans murmure même; mais il sentait que c'était bien fini, que le mal était irréparable. Entre Hélène et lui la rupture était complète. C'était pour le monde qu'elle avait le courage de conserver son secret en elle comme un martyr à qui un serpent enfermé dans sa tunique rongerait la poitrine.
Elle savait tout ou du moins elle en savait assez pour n'avoir plus ni estime ni amour pour lui. Il lui faisait horreur puisqu'elle s'éloignait en toute hâte, ne voulant pas rester un jour de plus sous le même toit que lui.
Et cette Angèle qui n'était pas revenue!
Elle n'avait pas reparu. Sans doute on ne la reverrait plus.
Tout s'en allait donc à la fois, sa femme froissée par l'outrage qu'il lui avait infligé, sa maîtresse qui ne l'aimait pas et ne l'avait jamais aimé.
Et pourtant, en ce moment même, malgré la certitude de la fausseté de cette blonde aux yeux languissants, malgré le rôle ridicule qu'elle lui imposait et l'odieuse comédie dont il avait été la dupe, malgré le flot de rage qui lui montait au cerveau et le suffoquait, il se sentait plus épris que jamais des charmes de cette rouée élégante et perverse qui le plantait là, sans façon, sans regret et ne lui donnait même pas signe de vie.
Il ressemblait au buveur d'opium. Il en mourait et il en voulait.
Il consulta sa montre.
Il devait se rendre à l'Élysée à dix heures.
Il était déjà en retard, et faire attendre ce qu'on appelle le gouvernement, dont il était, ses collègues et son chef, c'était grave.
Néanmoins, il ne put résister au désir de parler d'Angèle et se dirigea à grands pas vers la rue du Colisée.
—Elle n'est pas revenue? dit-il à la concierge.
—Non, monsieur, répondit madame Adrien.
Et comme elle remarqua l'abattement de son maître:
—Ayez donc plus de courage, fit-elle, vous, un homme comme vous! se faire tant de mauvais sang pour une...
—Pour une quoi? dit-il vivement.
—Pour une fille comme il y en a tant à Paris! Laissez donc! Elle reviendra bien, attendez. Les femmes, c'est bizarre. Plus on les néglige, plus elles vous adorent; plus on court après elles, plus elles vous tyrannisent.
Il sortait lorsqu'il heurta, au détour de la porte cochère, la boîte d'un facteur qui entrait dans le vestibule.
—Une lettre pour M. Chazolles, dit le modeste fonctionnaire, en s'adressant à la concierge.
Le ministre entendit son nom et revint.
Le facteur arpentait déjà le trottoir.
—C'est pour vous, dit madame Adrien, et c'est d'elle, sans aucun doute. Vous voyez bien. Elle revient!
Chazolles prit la lettre et s'éloigna.
Il n'osait rompre le cachet.
Enfin il s'y décida.
La lettre était écrite sur du papier parfumé, satiné, teinté d'azur, avec une initiale sur l'enveloppe.
C'était bien du papier de femme.
Le ministre l'ouvrit et descendit lentement le faubourg Saint-Honoré.
En savourant cette prose, il oubliait le président, ses collègues, son ami et les affaires publiques.
Le char de l'État pouvait s'embourber dans les ornières, il n'y songeait guère.
Le billet était d'Angèle, en effet.
La capricieuse fille n'était pas restée chez sa tante. Elle n'était pas assez stable pour passer trois jours dans le même lieu, fût-il égayé par la présence de son cousin Gaspard Méraud et de l'excellente madame Pivent.
Elle avait exploré de nouveau les hauteurs de la rue Pigalle et du boulevard de Clichy. Elle avait visité les amis du Rat Mort et du Chat Noir, mais elle les avait trouvés lugubres.
Sa grâce jeune, ses fraîches toilettes, ses cheveux blonds comme les blés et sa blancheur détonnaient dans ce milieu banal et dans ces orgies d'estaminet enfumé. Elle en avait eu assez au bout d'une heure.
Et puis elle était mécontente.
Au fond, elle aimait Chazolles.
S'il l'avait gardée auprès de lui, sans la livrer à elle-même, il l'aurait dominée de sa force, de son attraction, du feu de ses grands yeux brillants qui la fascinaient... quand il était là.
Seule, elle avait besoin de s'étourdir et d'oublier.
Elle était donc redescendue à la Chaussée-d'Antin. Là, elle rencontra le jeune Abraham Saller, mais sa conversation l'écœura.
La mode et les ministres pouvaient changer.
Ce jeune financier ne changeait pas.
Il était toujours aussi empesé, aussi vain, aussi fade, et aussi gonflé de ses mérites que par le passé.
Elle courut prendre des nouvelles du duc de Charnay.
Il n'était pas en danger, mais la fièvre se déclarait et la porte était défendue pour tout le monde.
Restait le baron Germain. Mais pour le moment le caprice de la jeune fille s'envolait ailleurs.
Elle voulait revoir ce mousquetaire, cet intrépide, ce ferrailleur au bras d'acier qui l'avait conquise par son grand air et reconquise par ses victoires.
Il n'y a que les sœurs de charité qui aillent aux blessés, aux pauvres, aux malades ou aux faibles.
La femme est au victorieux, au triomphant.
Angèle appartenait à Chazolles.
Mais comment le revoir? Elle n'osait se retrouver en face de lui sans une explication préalable.
Elle écrivit donc.
Le visage du ministre s'éclairait en parcourant ces lignes folles qu'elle avait tracées à la hâte, dans l'énervement d'une heure de désir et d'excitation fébrile.
«Mon adoré Maurice,
»Tu as dû me croire coupable. Je ne t'en veux pas. Les apparences étaient contre moi. Cependant elles te trompent. Le duc de Charnay est lié avec une de mes amies et m'avait offert son bras pour un instant. Que vous êtes violent, monseigneur! Est-ce donc un crime d'être au bras d'un homme de son nom et de sa figure dans un lieu public, encombré d'hommes et de chevaux? Tu es un sauvage et tu n'entends rien à la vie parisienne. Autrement tu saurais que tous les jours cela se fait et qu'on cause à un monsieur qui ne nous est rien mais qui est l'ami de nos intimes. Tu t'emportes comme une soupe au lait et tu m'as fait une révolution!
»Ah! vous êtes un homme terrible, monsieur, avec qui il ne faut pas plaisanter. Ce pauvre Charnay en est quitte à bon compte, s'il n'en a que pour deux mois à garder la chambre. Quel bretteur vous faites! Le duc m'est indifférent et je donnerais toute sa personne pour votre petit doigt, jaloux! Mais je vous en veux de vous exposer à vous faire tuer quand votre vie m'appartient! J'espère que vous allez me pardonner ma légèreté à cause de la peur que j'ai eue, dès que vous aurez reçu cet aveu de votre Angèle!
»Si tu m'en veux toujours, dis-le moi, sans rien me cacher de tes sentiments et je me jette à la Seine ou je me couche dans ma chambre avec un seau de charbon comme une fleuriste qui en a trop de son métier. Il paraît que c'est une mort douce et j'ai dans l'idée que je serai réduite un jour ou l'autre à en finir de cette façon, par votre tyrannie, oui, monsieur le despote. Que c'est laid! Fi! A ce soir, si tu m'aimes encore, sinon tu ne me reverras plus jamais, jamais, jamais, ni toi, ni personne! Ne m'écris pas de méchancetés! Si tu veux me gronder, viens! dis-moi tout ce qui te plaira, accable-moi d'injures, mais viens! Je t'aime, je t'aime, je t'aime!
»Ton Angèle.»
»P.-S.—Il paraît que tu es devenu ministre depuis ces derniers événements. Sans doute, tu ne me trouveras plus assez belle pour être ta maîtresse.
»Pourtant, je serai tout ce que tu voudras, ton esclave, ta servante; tu peux me commander ce qui te passera par la tête! Je suis à toi, entends-tu, toute à toi, et tant que tu daigneras me garder. Viens.
»A. M.»
Chazolles fut réconforté du coup.
Il respirait à pleins poumons; le ciel, qui était gris, lui semblait aussi radieux que le firmament de Naples ou d'Alger; les passants lui produisaient l'effet d'habitants de Lilliput. Depuis qu'il tenait dans ses mains cette bienheureuse lettre, il avait grandi étonnamment. Sa tête était pour le moins à la hauteur des corniches d'un premier étage.
Il ne pesait pas plus à terre que s'il avait eu des ailes.
La vue du factionnaire aux portes de l'Élysée le rappela aux banales réalités de la vie.
Il traversa la cour du palais, la tête haute, et les gens de service purent croire qu'il était, comme beaucoup d'autres, enflé de son élévation aux honneurs.
Il n'en était rien pourtant.
C'est à peine si son portefeuille comptait dans son existence.
Il passa devant l'huissier de service, traversa quelques salons aux vives dorures et fut introduit dans un immense cabinet aux rideaux de damas fanés, où plusieurs groupes d'hommes noirs causaient avec animation dans les coins.
Une table couverte d'un tapis vert tenait le milieu de cette vaste pièce et des fauteuils confortables tendaient les bras aux personnages chargés, pour le moment, des destinées de la France.
Dans une embrasure, Duvernet, pimpant, le triomphe sur le visage, causait avec un monsieur au teint pâle, flegmatique, qui l'écoutait patiemment, mais avec une indifférence stéréotypée sur ses traits effacés.
—Bonnes nouvelles, monsieur le président, disait le nouveau chef du cabinet. La Bourse a monté hier soir. Le cinq a fait un joli saut. C'est une hausse d'un franc.
Le personnage au teint pâle secoua la tête:
—C'est toujours comme ça, dit-il, au début. Le salut d'usage.
—Je crois que le pays accueille avec sympathie le nouveau ministère, un ministère jeune, vigoureux, bien intentionné.
—Le pays ne les accueille pas autrement.
—La presse est unanime. Le ministère Ramet n'avait décidément pas de partisans.
—Un ministère tombé, pensez donc, mon bon ami!
—Vous êtes sceptique, monsieur le président!
—Non; je suis vieux! Que j'en ai vu passer! Si nous travaillions un peu, mon cher ministre!
Duvernet mit son binocle à cheval sur son nez et compta ses collègues.
Ils étaient au complet.
Il se fit un bruit de fauteuils et les Excellences se rangèrent autour du tapis vert.
Un silence régna, silence de recueillement. Les visages se consultèrent.
Il y en avait de rudes, à la moustache grisonnante, aux sourcils en broussailles, aux cheveux revêches, ramenés avec effort, en virgule, au-dessus des oreilles évasées. Ils représentaient la force armée.
Il y en avait de rasés, aux courts favoris, à la lèvre supérieure dégagée, aux rides en éventail aux coins de la bouche et à l'angle externe des yeux.
C'était l'élément civil et judiciaire.
La magistrature et le barreau.
Le barreau domine dans ces assemblées. La toge mène à tout. Cedant arma.
Les uns et les autres s'observèrent pendant une minute. On s'épiait. Le cabinet était jeune et fort, selon l'expression de Duvernet, mais il n'était peut-être pas encore parfaitement homogène.
Un cabinet est rarement homogène; il contient toujours quelqu'habile homme qui prend ses précautions et songe à faire partie de la combinaison prochaine.
Chazolles était là matériellement mais son esprit était ailleurs. Il relisait mentalement la lettre d'Angèle.
L'ardente fille l'avait reconquis.
Duvernet appuyé sur ses cent cinquante mille francs de rentes et l'espoir de son prochain mariage, avait l'air joyeux et déterminé.
Il voyait tout en bleu et en rose et des effluves printanières lui caressaient le dos.
L'homme au teint pâle promenait son regard éteint sur l'assemblée qui restait muette.
—Vous n'avez pas de nouvelles, dit-il? Rien d'urgent?
Personne ne dit mot.
—Point de complications?
Même silence.
—Aucune réforme à proposer?
—Pas encore, dit Duvernet; elles sont à l'étude.
L'oracle eut un sourire équivoque.
—Alors nous pouvons lever la séance?
Il se tourna vers Chazolles qui revenu à lui-même et intéressé par la nouveauté du spectacle, étudiait non sans étonnement cette manière de gouverner les peuples et semblait prêt à protester.
—Avez-vous quelque projet pour votre département, mon cher ministre, dit-il, avec une extrême politesse.
Il y avait bien songé. Vraiment c'était peut-être de son département qu'il retournait depuis deux jours. Un duel, sa femme exaspérée, sa maîtresse perdue et retrouvée! Il avait bien eu le temps d'y songer à son département!
—Mais non, monsieur le président, dit-il confus et rougissant.
—Eh bien! alors, rien ne nous empêche d'aller déjeuner, comme de simples mortels. Nous n'avons plus besoin ici.
—Sans doute, dit Chazolles abasourdi.
Il allait peut-être demander pourquoi on y était venu.
—Pardon, dit le militaire qui se leva, je demande la parole.
—Vous l'avez, mon cher général.
—On a parlé de réformes. Je désirerais en soumettre une au conseil et des plus impérieuses. J'entends qu'elle s'impose. Il s'agit de l'habillement des troupes.
—C'est juste, dit avec son flegme l'homme au teint pâle. Vous arrivez.
Et il poussa un soupir résigné en pensant:
—Allons-y.
Le militaire s'exprimait difficilement. Il cherchait son exorde.
Le président lui vint en aide.
—Ah! j'en ai bien vu, allez, dit-il. Ne vous gênez pas. Qu'est ce que vous voulez changer, vous? Les godillots?
—Non, monsieur le président.
—Non, monsieur le président.
—Les guêtres? Les sacs? Les tentes?
—Non, monsieur le président.
—Les képis, les shakos?
—Non, monsieur le président.
—Les boutons de culotte?
—Non, monsieur le président.
—Ah diable! alors de quoi s'agit-il?
—D'une mesure des plus hygiéniques.
—Déjà? dit Chazolles très ironique.
Le militaire jeta sous son bras, d'un geste furibond, son portefeuille qu'il ouvrait pour en extraire des papiers, et se rassit.
Son auditoire était narquois et mal disposé.
—En effet, dit-il en mordillant sa moustache grise, peut-être est-ce aller un peu vite, bien qu'il ne soit jamais trop tôt de procéder à des réformes bienfaisantes pour le soldat, qui est l'âme de la nation. J'attendrai que la bienveillance de mes collègues m'autorise à présenter ce projet élaboré avec un soin pieux, j'ose le dire, et qui est le résultat des études de toute ma vie. J'attendrai.
—Et j'espère, mon cher ministre, dit l'homme au regard endormi, avec sa courtoisie parfaite, que nous ne perdrons pas pour attendre. Personne n'a plus rien à dire?
—J'ai lu ce matin, dans un journal réactionnaire, dit un fabricant de quelque chose, devenu ministre des finances, que vous assistiez à la représentation d'Hernani aux Français, oserai-je vous demander comment vous trouvez Sarah Bernhardt, monsieur le président?
—Maigre.
—Et le vieux Ruy Gomez?
—Trop d'aïeux.
—Et Charles-Quint?
—Prolixe.
—Et Hernani?
—Excentrique. Pourquoi se tue-t-il?
—Pour la foi jurée!
—Je me suis fort ennuyé.
Il se reprit:
—Pourtant il y a eu une lueur. En entendant le cor du vieillard, un spectateur du genre gai a crié: Tiens! le tramway! Impossible d'achever la scène. Autant de gagné! On ne comprend plus les vertus grandioses, mon cher ministre. On ne les comprend plus!
Il se leva.
—Messieurs, quand vous voudrez, conclut-il, je suis toujours prêt. Les affaires du pays avant tout. Je vais déjeuner.
Les ministres se saluèrent et sortirent.
Dans la rue, en reconduisant Duvernet à la place Beauvau:
—C'est ce qu'on appelle un conseil des ministres, dit Chazolles.
—Probablement.
—Eh bien! Je m'en faisais une autre idée, comme tout le monde.
—T'imagines-tu, toi, l'agriculteur, que nous allons faire marcher le soleil comme un réserviste et pousser le blé en vingt-huit jours?
—Mais quoi? Nous sommes aux affaires; elles n'en vont ni pis ni mieux qu'avant. Es-tu content de ta boîte?
—Tout à fait.
—Qu'y as-tu vu?
—Mes employés et un chef de bureau très intelligent qui m'a dit ceci: «Monsieur le ministre, vous pouvez vous reposer sur nous pour l'expédition de la besogne courante. Il n'y à rien à faire.» C'est textuel. J'avais déposé ma canne et mon chapeau dans un coin. Je les ai repris et je suis sorti comme j'étais entré. Le temps était très beau. Je suis allé me promener.
—Et ton duel?
—Les journaux en ont parlé, en me désignant assez clairement bien qu'avec des initiales. Ils ont l'art des sous-entendus, ces animaux-là.
—Quelques-uns oui, ce sont les plus dangereux.
—Enfin, j'espère que M. Châtenay n'en aura rien su. Denise non plus. Pour Hélène, le mal est fait.
—Hélas! si cette fâcheuse aventure pouvait te guérir! Déjeunes-tu avec moi?
—Si tu veux.
—Tu n'es pas installé à la rue de Varennes?
—Pas encore. J'ai même l'intention de ne pas m'y installer du tout.
—Il le faut.
—Oh! si peu je suis ministre. L'agriculture! c'est à peine si elle a un budget. Je me nourrirai bien sans elle, en picorant un peu partout, chez toi et ailleurs.
—Je te vois venir. Ailleurs, surtout! O fou, qui as deux ménages où tu n'es aimé de personne, car tu détacherais de toi la meilleure des femmes, et qui pourrais en avoir un, le plus beau, le plus doux, le plus riant, le plus fidèle, le plus charmant. Enfin! j'espère que nous te convertirons en t'ouvrant les yeux. Maintenant que j'ai la police sous mes ordres!
Le président du conseil traversa les salons du ministère, encombrés de solliciteurs de tous grades.
Il y avait là des collections de têtes officielles extraordinaires, de préfets accourus du fond de leurs provinces, pimpants, alertes, rasés de frais; d'aspirants sous-préfets, le binocle à l'œil; de vieilles perruques de chefs de bureau abrutis; des gens chauves, au nez orné de besicles d'or; des financiers au ventre proéminent, lanceurs d'affaires; de pauvres diables aussi, qui venaient mendier on ne sait quoi.
Le ministre fit signe à un huissier:
—Vincent, dit-il, annoncez que je ne recevrai qu'à une heure. Il n'y a pas de séance à la Chambre aujourd'hui.
Le déjeuner était servi dans la magnifique salle à manger où l'univers officiel a passé.
—Ne te gêne pas, mon ami, dit Duvernet, nous sommes à l'auberge. Valets d'emprunt, vaisselle banale, marquée au chiffre de tous les régimes, linge et cristaux idem. J'ai ici mon domestique qui nous servira. Je ne peux pas souffrir la main d'un étranger dans mes affaires.
Lorsqu'ils furent seuls en face d'une omelette aux fines herbes aussi simple que celle d'un savetier—il n'y a pas de façon royale ou ministérielle de faire une omelette aux fines herbes—Duvernet entama le sujet qui lui tenait au cœur.
—Voyons, Maurice, commença-t-il, causons en frères que nous sommes: tu dois être au comble de tes vœux. Tu ne seras peut-être pas longtemps ministre, mais tu l'auras été. Et pourtant il te manque quelque chose.
—Quoi?
—Le contentement de l'âme. Laisse-moi te parler à cœur ouvert. Tu es mon meilleur ami, tu n'en doutes pas. Mais après toi, ce que j'aime le mieux, ce sont les tiens, ta femme, un ange, une sainte dont tu fais une martyre; tes enfants, que j'ai vus tout petits, pas plus hauts que des bottes. Je veux te rendre à eux. Tu n'as qu'un pas à faire. Ils te recevront à bras ouverts. Hélène a eu le courage de garder son secret pour elle seule. Si elle était restée ici, il l'aurait étouffée. Elle est partie. Là-bas, l'air des champs, l'éloignement la remettront. Elle le croit du moins. C'est une malade qui se trouve mal sur un côté et se tourne de l'autre. Elle est donc bien entraînante, bien irrésistible, cette jeune personne qui fait de toi, l'homme fort, une girouette qui tourne, rien qu'en soufflant dessus? Elle a donc des qualités bien supérieures, bien transcendantes!
—Je n'en sais rien. Je subis une hallucination. Toi, si tu la connaissais mieux, tu ne t'étonnerais pas de l'attrait qu'elle exerce sur ceux qui l'approchent! Et puis, que veux-tu? Tu l'as dit. Moi, je n'ai point vécu jusque-là! J'ai été enfermé dans ma terre du Val-Dieu, un couvent, aujourd'hui comme jadis, loin du monde. Je n'avais pas connu cet enivrement qui nous monte au cerveau en respirant ces fleurs du mal, éclatantes et vénéneuses qui ne poussent qu'à Paris.
Que te dirai-je?
Ce que j'éprouve ne s'explique pas. Je ne suis ni un imbécile ni un être autrement fait que les autres. Je suis comme tout le monde. J'y vois clair surtout quand la vérité me crève les yeux. Eh bien! malgré tout, malgré moi, en dépit de ma volonté, j'aime en la méprisant cette fille étrange. Je la hais presque pour le mal qu'involontairement peut-être elle me force à commettre, mais je ne peux pas m'en passer. Il me semble que quand elle n'est pas là, je perds la tête, que je deviens une brute incapable de tout travail, de toute volonté. C'est une obsession et je ne saurais m'y soustraire.
Exorcise-moi, si tu peux, tu me rendras service; mais je t'en défierais bien; je suis possédé et me sens incapable de résistance. Quand je l'ai rencontrée au bras du duc, j'ai vu rouge, et, en dépit de la foule, j'ai commis une sottise irrémédiable qui pouvait me perdre, car d'un coup de poing je m'étonne de n'avoir pas assommé cet être sans vertu, cet avorton odieux, et peu s'en est fallu qu'il ne restât inanimé sur le carreau. C'était plus fort que moi. Tiens, si elle n'était pas revenue, je devenais fou.
Ce matin elle m'a écrit une longue lettre; des mensonges, je n'en doute pas. Et pourtant cette lettre m'a fait plaisir et je suis comme ces vieillards qui aiment stupidement et qui, prenant leur maîtresse en flagrant délit, se jetteraient à ses genoux pour obtenir une excuse, une explication impossible mais qu'ils acceptent avec joie. C'est lâche, c'est bête, c'est déshonorant, mais c'est ainsi. Tu vois que je ne farde pas la vérité. N'essaye donc pas de me détromper puisque je ne veux pas l'être, pas encore.
—Allons, dit Duvernet, tu es plus malade que je ne pensais et ta femme a bien fait de partir. Pauvre Hélène!
XXXII
L'ancien vendeur d'huîtres était retourné à sa villa du Val-Dieu, à la grande satisfaction d'Herminie qui tremblait de tous ses membres que les séductions de la capitale ne lui reprissent son captif. Le malheur de ces maîtresses devenues par une sorte de prescription trentenaire quasi légitimes, c'est que leur lien est si fragile qu'elles en redoutent à tout instant la rupture.
Herminie ne fut rassurée qu'à l'heure où le jovial pêcheur à la ligne reprit ses habitudes, dans son désert, et se renferma de nouveau dans la régularité de sa vie de campagne, tout en regrettant parfois, à voix haute, les bonnes parties qu'il avait faites en compagnie de ses anciens complices, Courapied, Dubourdeau et Cadinet.
Il apportait des nouvelles.
Angèle était devenue une incomparable créature, mais elle se dérangeait. La tante, madame Pivent, était si faible qu'elle la laissait vivre à sa guise, en toute liberté, et Dieu sait comme on en usait.
Si c'était une manière de mener les jeunes personnes!
Méraud qui, en secret, était très épris de la beauté d'Angèle, et jaloux des heureux mortels qui avaient le don de lui plaire, ne tarissait pas en diatribes contre sa jolie cousine et son éducation.
Mais en manière de conclusion, il arrivait toujours par un chemin ou un autre aux circonstances atténuantes en faveur de la mignonne pécheresse.
Après tout, c'était Paris qui était coupable, ce misérable Paris où le luxe tentait les pauvres filles, par toutes les ouvertures des magasins de nouveautés, ces boutiques damnées où les femmes allaient ruiner leurs maris et s'entretenir dans la coquetterie et le gaspillage; où des vendeurs frisés, musqués, un tas de propres à rien, de «feignants» leur faisaient la bouche en cœur en dépliant les étoffes tentatrices avec des prix qui trompaient le monde, et des occasions qui n'en étaient pas, toujours des deux francs le mètre, avec quatre-vingt-quinze centimes qu'on ne voyait pas sur l'étiquette, ou il fallait chausser ses lunettes et regarder de près.
Et les voleurs de bijoutiers aussi, ils étaient là, avec leurs vitrines pleines de boucles d'oreilles de diamants et de cailloux du Rhin.
Les petites des ateliers s'y arrêtaient le soir sous le gaz qui flambait et elles se prenaient à désirer d'en avoir aux bras et aux doigts comme les filles qui sans travailler en portent qui ne leur coûtent guère.
Autant d'araignées tapies derrière leurs toiles, ces brigands de boutiquiers.
Oh! ce Paris! Il lui en voulait d'avoir dévoré—sans lui—cette petite Angèle si fraîche, si pimpante, si bien tournée.
Ce n'était pas sa faute à cette enfant.
Et toujours bonne fille!
Il racontait à Herminie le duel qui avait eu lieu à Auteuil et dont il n'avait entendu que quelques mots échappés à Angèle, chez sa tante, dans l'effarement de la première heure.
Le duc avait été blessé, un duc, ma bonne!
Mais on ne savait pas le nom de son adversaire. Angèle n'avait pas voulu le nommer. Elle s'y était refusée obstinément.
—Ça n'était pas des choses à dire; elle avait promis le secret. Un homme marié!
C'était tout ce qu'on avait pu en arracher.
Au Val-Dieu, les Chazolles étaient réinstallés à la grande joie de leurs voisins, mais le mari ne revenait toujours pas.
Sa grandeur le retenait à Paris et les bonnes gens de son village étaient fiers d'avoir envoyé à la Chambre un ministre.
On chantait ses louanges dans l'arrondissement.
Ce n'était pas que les champs rapportassent deux récoltes au lieu d'une ou que les pommes de terre fussent moins sujettes à la maladie, mais c'est flatteur de se dire qu'on possède un ministre dans sa circonscription.—Éternuez!—Et l'arrondissement n'avait pas été favorisé jusque-là. Ses mandataires étaient d'un terne! Enfin, celui-là était au pinacle et ses électeurs triomphaient avec lui. Les cantons limitrophes étaient dans la joie. Tourouvre jubilait! Moulins préparait un banquet pour célébrer l'élévation de son candidat sur le pavois, Bazoches organisait un comice monstre.
Et le héros de ces fêtes rurales ne se montrait point.
Il fallait qu'il fût accablé de travaux pour ne pas se presser de jouir des félicitations qui l'attendaient.
Il aurait passé pour un ingrat, oublieux de ses devoirs les plus sacrés, étranger aux plus simples lois de la reconnaissance, si Hélène ne s'était multipliée pour le remplacer.
Pas de pauvre commune à laquelle elle n'envoyât ses offrandes, cinq cents francs pour la réparation d'une église, mille pour une école, trois cents pour la détresse imprévue d'une pauvre famille, six cents pour un chemin vicinal qu'on ouvrait sans ressources.
Nul ne recourait à elle en vain, et on le savait.
Quand sa bourse était vide, celle de son père s'ouvrait, et elle était inépuisable.
Le vieil antiquaire était enchanté d'avoir un gendre dans le Cabinet, deux bientôt, car Denise préparait le trousseau pour son prochain mariage.
Sa grande sœur l'aidait dans ce travail, qui met de douces larmes dans les yeux des jeunes filles et qui lui arrachait à elle des larmes amères.
Chaque jour, Duvernet envoyait des bouquets superbes avec des lettres où il disait de ces choses que la plume d'un amant sait rendre si touchantes et qu'on relit vingt fois la nuit, dans un coin de l'alcôve, sous la clarté pâle de la lampe mystérieusement voilée.
Il y avait toujours au bas un mot tendre pour Hélène avec une espérance énigmatique que Denise comprenait à demi.
Chazolles écrivait peu, des lettres courtes, dans un style télégraphique, un style ministre, disait M. Châtenay, quand les fouilles de son camp romain lui donnaient des loisirs.
Les terrassiers piochaient; on avait mis à nu des fondations considérables et des caveaux où on découvrait des débris curieux, si on veut, des ossements variés, des ustensiles domestiques, des vases en terre d'une forme entièrement primitive.
Toutefois, rien de décisif.
Mais un savant s'obstine aisément et le seigneur de Grandval était d'une ténacité à déterrer une ville entière pour y trouver un document de valeur, une urne funéraire d'une forme inconnue, une figuline ou une arme comme on n'en connaît pas.
Hélène répondait à son mari des lettres de quatre pages pleines de détails sur les enfants, la ferme, le troupeau de moutons, la vacherie, les animaux de toute sorte, cette famille agricole à laquelle il était autrefois si attaché.
Elle s'effaçait, ne parlant jamais d'elle et terminant par un baiser que les petites envoyaient à leur père.
Souvent au-dessous de la signature, Marthe et Thérèse ajoutaient deux mots de tendresses, quelquefois un reproche:
—C'est ennuyeux, père, que tu sois ministre. Quand reviendras-tu? On est si bien ici.
Ce n'était pas le ministère qui retenait Maurice.
Avec une extrême facilité, il s'était mis au courant de ses affaires.
Le brillant élève du lycée s'était retrouvé. Il avait étudié à fond toutes les questions économiques intéressant la campagne dans son manoir du Val-Dieu. En quelques jours, ses chefs de bureau n'avaient eu rien à lui apprendre sur la routine de son administration.
Le matin, il recevait tous ceux qui voulaient lui parler, les gagnant par son affabilité.
Ensuite, il allait déjeuner avec Duvernet, et ne remettait plus les pieds au ministère.
—A quoi bon? disait-il à son ami. Mon budget est à peine suffisant pour les dépenses traditionnelles. Les employés le dévorent comme une légion de rats, et il ne me reste à distribuer que de bonnes paroles.
Il se rendait aux séances de la Chambre.
Parfois il prenait la parole avec une logique et un bon sens écrasants. Il était concis et précis, deux rarissimes qualités.
Il parlait, car il voulait qu'on vît son nom à l'Officiel. C'était une excuse pour l'abandon dans lequel il tenait les siens, et M. Châtenay pouvait s'écrier en brandissant son journal:
—Hélène, encore un discours superbe de ton mari. Il fait son chemin, le gaillard!
Ce n'était pas seulement dans la politique. Il ne s'en occupait qu'avec répugnance, haïssant les discussions oiseuses, les avidités de places, les courses au clocher de fonctionnaires se ruant les uns sur les autres.
Duvernet lui-même commençait à se lasser de sa tâche.
Après un mois de pouvoir, il était empêtré dans la glu des bureaux, comme les autres, harcelé par les milliers de subalternes inutiles, embarrassé par la multitude des rouages de la machine gouvernementale comme un plaideur dans le dédale de la procédure ou une armée par ses bagages. Il en avait assez de ces travailleurs qui arrivent à dix heures, taillent une plume, calligraphient cinq lignes à leur belle et s'en vont déjeuner pour rentrer à deux heures, tailler une seconde plume, lire un journal, écrire une seconde lettre à une autre belle, l'expédier par le municipal, remettre leurs papiers et leurs instruments de travail en place, brosser leurs habits, en secouant la poussière des paperasses, et s'acheminer doucement, sur les quatre heures, vers les Champs-Élysées et le Bois, où ils étendent leurs abatis au bon soleil de la flânerie parisienne.
Il n'essayait plus de faire le bien et de rien changer aux engrenages dans lesquels il se laminait à son tour; il se garait des sottises et des fautes, comme un cocher qui se tire à côté des ornières sans entreprendre de réparer le chemin.
Entre deux visites, il écrivait des lettres interminables, pleines de sentiment et de désillusion de tout, excepté de l'amour pur dans lequel il voulait désormais cloîtrer sa vie.
Il avait voulu tout connaître; il était désabusé.
Quinze jours après son entrée aux affaires, il pria son ami, le préfet de police, de lui prêter un homme sûr pour une mission secrète.
Ce préfet de police était un ancien magistrat sérieux, très sûr de relations, le Labadens aussi du chef du cabinet. Ils arrivent, comme cela, par fournées, les uns portant les autres.
—Il s'agit du repos d'une famille, dit Duvernet. Rien de politique. Un secret à découvrir.
Le lendemain vers dix heures, l'huissier passa une carte à l'Excellence.
C'était celle du préfet avec un mot au crayon:
«L'homme demandé.»
Duvernet considéra avec curiosité l'agent choisi par son ancien camarade.
Mise soignée, tournure de procureur, face rasée.
Une cinquantaine d'années, infiniment de dignité.
—C'est vous que l'on m'envoie?
—Oui, Excellence.
—Dites monsieur le ministre.
—Je suis de l'ancienne police. C'est une habitude que j'ai conservée.
—Il faut la perdre. Nous nous démocratisons.
L'homme s'inclina.
—Votre nom?
—Pavie Melchior.
—Pavie? Un nom de bataille perdue.
—Je tâche de gagner les miennes.
—J'ai un service à vous demander.
—Dites des ordres à me donner, monsieur le ministre.
—Non, un service à réclamer. Il est inutile de vous recommander la discrétion.
—C'est professionnel.
—Vous ne rendrez compte qu'à moi seul du résultat de vos démarches.
Pavie s'inclina de nouveau.
—Voici ce dont il s'agit. Un de mes amis est fou d'une jeune fille. Cette jeune fille l'entraîne à des fautes dont la principale est de délaisser une famille où, jusque-là, il a trouvé un bonheur parfait. Cette fille le trompe odieusement, mais pour ouvrir les yeux de cet aveugle, il faut l'éclairer avec une lumière éblouissante. Je tiens à connaître les faits et démarches de cette petite à laquelle, d'ailleurs, je ne souhaite aucun mal. On l'indemnisera. Elle n'aura pas à regretter le temps perdu.
—Elle se nomme?
—Angèle Méraud.
—Elle demeure?
—Je ne sais où. Vingt ans, blonde, taille moyenne, un modèle exquis de Parisienne. Figure ravissante, des toilettes d'un goût parfait. C'est la nièce d'une poissonnière des halles, riche, veuve, sans enfants, madame Event, Piment ou Pivent. Elle a un cousin en Normandie, dans l'Orne, près du Val-Dieu, une petite commune perdue. Il se nomme Méraud, comme elle. Voici les notes, avec le signalement. Cela suffit?
—Oui, Excellence!
—Je vous en prie, oubliez ce mot. Cela me changerait trop qu'on m'appelât monsieur quand je serai tombé sur le nez, comme mes prédécesseurs.
—Monsieur le ministre est le premier qui m'ait fait cette observation. J'ai souvent été appelé pour affaires de confiance.
—Vous allez agir?
—Ce soir, je saurai où demeure cette jeune fille. Dans huit jours je vous indiquerai heure par heure l'emploi de son temps détaillé. Si monsieur le ministre souhaite un rapport plus prompt...
—C'est inutile.
Duvernet prit un rouleau de louis dans son secrétaire et le donna à l'agent qui le fit disparaître, avec un geste distingué, dans les gouffres de sa poche.
—C'est comme dans les comédies, mon cher monsieur Pavie, dit Duvernet. La vie n'en est-elle pas une! Allez.
—Monsieur le ministre peut compter sur mon zèle. Il sera satisfait.
Il s'inclina très bas et disparut.
—Je ne sais pas où ce mime a fait ses études, pensa Duvernet, mais pendant qu'il me parlait, il a changé trois fois de figure, aussi vite que d'autres changent d'opinion. Très fort.
Il se frotta les mains.
Allons, cette petite Angèle n'avait qu'à se bien tenir. Elle avait contre elle le gouvernement et la police.
Ah! si on savait parfois ce que les cavaliers du ministère portent au galop, dans leurs portefeuilles de cuir, au risque de se rompre le cou, en brûlant le pavé!
Des messages ministériels!
O Juvénal, où est ton stylet!
XXXIII
Quand une femme, douée de toutes les séductions, belle de cette beauté qui attire, énerve, tentatrice et splendide, veut exalter la passion d'un homme à l'imagination jeune encore, dans la force culminante de la vie; lorsqu'elle a pour armes l'expérience de la faiblesse des autres, la conscience de l'aveuglement incurable des amants, de leur lâcheté, de leurs colères soudainement écloses et plus vite éteintes sous une pluie de larmes savantes, elle est terriblement dangereuse, et, à moins d'être blasé comme Duvernet par vingt ans d'études sur le vif, usé comme le baron Germain par les abus du plaisir à outrance, infatué de sa personne comme le duc de Charnay, et incapable d'éprouver plus de sensations qu'un coffre-fort inerte, sottement bondé d'écus et de liasses de billets volés, comme le jeune Abraham Saller, la victime de cette femme, après s'être endormie sous les fleurs dont elle l'accable, se laisse mener au sacrifice sans songer à rien, sinon à la douceur de la main qui la conduit.
Depuis le soir où Angèle était revenue à la rue du Colisée, Chazolles était plongé dans une extase amoureuse qu'elle prolongeait à l'aide des ressources de son esprit et surtout par la toute-puissance de sa printanière beauté.
Pendant la première entrevue, elle s'était montrée humble, soumise, passionnée, repentante.
Elle avait pleuré de vraies larmes.
—T'exposer à te faire tuer pour moi! Est-ce que j'en vaux la peine? Je ne me le pardonnerai jamais. Et pour une folie, un caprice, le besoin de poser, de faire enrager les autres femmes. Tu ne comprends pas ces choses-là, toi!
Est-ce que je l'aime, ce duc de Charnay? Pas du tout! Ce n'est pourtant pas faute qu'il ne me fasse la cour, car voilà des semaines qu'il s'acharne après moi. Il était là, tout prêt, chez mon amie que j'allais voir à la rue de Londres. Il m'a offert de me conduire dans sa voiture avec elle, tu entends! avec elle. Au pesage, elle nous quitte un instant; elle venait de rencontrer une de ses connaissances qui l'a emmenée dans les tribunes. Moi, je suis restée avec le duc, tout naturellement. Je n'allais pas le planter là comme une ordure!
Tu arrives! Tu ne veux rien entendre. Tu te précipites sur ce pauvre Charnay, un être qui n'a que du sirop dans les veines, et tu l'envoies culbuter à quinze pas. Tableau! Comme tu t'emportes! Moi, j'ai eu peur et encore plus de honte! Je me suis sauvée. Et pourtant j'étais bien heureuse!
Elle grimpait sur les genoux de Chazolles qui l'écoutait attentivement, les dents serrées, ne sachant que croire dans ce flot de paroles.
Elle l'enlaçait de ses bras potelés et roses sortant de ses manches courtes.
—Comme j'aurais été fière d'être à ton bras, de me promener dans les groupes en disant: Vous voyez bien ce grand garçon-là, c'est mon amant; il m'appartient, au lieu de ce criquet de Charnay! Mais tu ne veux pas sortir avec moi. Je ne suis pas assez grande dame! Tu me trouves laide peut-être, indigne de toi, surtout depuis que tu es devenu M. le ministre! Il faut donc bien que j'aie recours aux autres, car c'est ennuyeux à la fin d'errer toute seule dans le monde comme une âme en peine, comme une pauvre petite abandonnée que je suis! Et tu te fâches! Est-ce raisonnable? Voyons! parle!
Elle s'engageait dans des demi-confidences sur son passé, risquant des aveux pleins de ténèbres.
—Tu ne sais pas ce que c'est que l'isolement dans cette fourmilière de Paris, car c'est être seule que de se voir forcée de passer ses journées près d'une fenêtre, à la rue du Cygne, en attendant que sa tante ait vendu sa marchandise. Tu ne connais pas la rue du Cygne? Un joli trou. Rien que des petits camions chargés de légumes qui circulent tout le temps et des voitures à bras pleines de moules ou de poissons de quatre sous.
C'est bon à voir une heure, mais une semaine seulement, c'est impossible.
On a voulu me marier. Me vois-tu la femme d'un jardinier de Clamart ou d'un marchand de beurre, même en gros, rue Coquillère. C'était pourtant ce que j'aurais trouvé! Pas mieux! J'aimerais autant être morte. Je ne sais pas pourquoi. Ils ne sont pas pires que d'autres; peut-être même qu'ils valent des notaires ou des avoués, mais le cœur ne m'en dirait pas! Toi, quand je t'ai vu, tu m'as plu tout de suite. Ah! tu es mieux que tous. Tu ressembles à d'Artagnan, et les yeux doux, tout vifs qu'ils sont. J'ai bien compris aussi que je ne te déplaisais pas. Tu t'es retourné dix fois dans ton allée pour regarder si je restais à la fenêtre. Est-ce que les femmes se trompent à ces choses-là? Je devais partir le lendemain; mais c'était fini. Je ne pensais plus à m'en aller. Est-ce que tu as eu besoin de me prier? Je suis allée te chercher à ta porte et j'ai fait tout ce que tu as voulu. Je me serais coulée dans un terrier de lapin pour te plaire.
Chazolles, s'abandonnant au charme, écoutait cette musique avec ravissement. Ce soir-là, Angèle était arrivée à son appartement longtemps avant lui.
Elle avait fait pour cette entrevue décisive, où elle voulait obtenir son pardon et consolider son pouvoir en en mesurant l'étendue, une de ces toilettes que, seule, une de ces fées de l'amour sait imaginer.
Elle était à moitié déshabillée dans un peignoir de satin rose, garni de nœuds de malines.
Son cou ferme et blanc, où de petites veines bleues couraient sous la peau lactée, sa gorge de vierge, attiraient le regard de Chazolles et le retenaient en y allumant tous les feux du désir.
Des bas de soie mince, au point d'être transparente, se collaient aux jambes, dessinant les attaches fines; le pied cambré sortait à demi de petites mules qui ne le cachaient pas.
Ses cheveux en désordre, un désordre calculé, se répandaient en ondes dorées sur la nuque, et des parfums de violette et d'héliotrope s'en échappaient.
Les yeux nacrés lançaient des flammes puis se fermant à demi semblaient mourir pendant que les lèvres entr'ouvertes s'offraient aux baisers.
C'était bien la tentation vivante, idéale, irrésistible, que les ascètes les plus sévères ont connue dans leurs rêves, quand les démons leur soufflaient, au fond des cellules, les désirs combattus en vain des voluptés terrestres.
Peu à peu, elle se serrait avec plus d'abandon auprès de lui, à mesure qu'elle sentait sa colère se détendre et les mains de Maurice chercher les siennes.
—Et quand j'aurais eu des amis avant toi, reprit-elle, quand j'aurais écouté ces paroles trompeuses des désœuvrés qui courent après nous et nous persécutent de leurs offres et de leurs fourberies, où serait le mal? Est-ce que je ne suis pas à toi tout entière? Est-ce que je te demande compte de ce que tu as fait? Oh! ces jaloux qui ne sont pas contents de ce qu'on leur apporte, cherchent dans le passé des sujets de reproches et n'estiment rien ce qu'on leur donne s'ils supposent que d'autres ont pu l'avoir avant eux! Est-ce qu'un louis vaut moins parce qu'il sort de la poche d'un voisin? Est-ce que je suis jalouse des femmes qui t'ont aimé et que je ne veux pas connaître? Tout ce que je peux te jurer, tout ce qu'il t'importe de savoir, c'est que je n'aime que toi, que les hommes me paraissent petits, laids, mesquins et ridicules; que seul tu me remues l'âme et que s'il fallait renoncer à toi, je préférerais me jeter du haut du pont des Arts dans la Seine, même un de ces soirs où il pleut de la neige fondue, dans l'eau noire qui roule des glaçons. Et cependant rien que d'y penser, j'en ai le frisson! Brrr!
—C'est bien vrai, ce que tu me dis là? fit tout à coup Chazolles.
—Si c'est vrai! crois-tu par hasard que ce soit pour ton argent que me voilà ce soir? Crois-tu que j'y tienne à ton argent? Que j'en aie besoin? Tu m'en donnes trop; je ne sais qu'en faire. Tu m'as apporté des titres de rentes qui me font riche. Les veux-tu? Ils m'embarrassent. J'y tiens si peu que je les jetterais au feu, si tu pensais que c'est pour eux que j'essaie de te convaincre.
Ah! l'argent, c'est lui qui m'est égal, par exemple. Je le foule aux pieds, l'argent; je le jette par les fenêtres, l'argent! Il ne me colle pas aux doigts. J'aurai bien assez de celui de ma tante Pivent, si je vieillis. Mais je mourrai jeune. J'ai consulté une somnambule qui m'a prédit une fin tragique, dans la fleur de l'âge. Elle s'est servie de ce mot. Et j'y crois, à sa prédiction. Je ne tiens donc pas aux économies. Non, je t'aime pour toi, parce que tu vaux mieux que les autres, tout brutal que tu es. Si tu savais comme ils sont mesquins, ladres, idiots, tu comprendrais qu'une femme préfère être battue par toi plutôt que cajolée par eux. Je n'ai rien aimé avant toi, je te le jure, rien, je te dis. Mais toi, tu ne m'aimes pas. Tu me l'as dit, mais tu ne le pensais pas. J'étais un jouet et rien de plus. Et maintenant tu en as assez. Avoue-le et je m'en vais, et je n'emporterai rien d'ici, pas même un bijou, pas une robe, pas un liard. Non, monsieur! Je veux de vous tout ou rien. Choisissez.
Elle s'était posée devant lui, droite, frémissante, plongeant ses yeux dans ceux de Maurice qui avait relevé la tête.
—Eh bien! effaçons le passé! dit-il. Je ne te demande rien; je n'en veux rien connaître. Mais, si tu es sincère, promets-moi...
—D'être fidèle? Des bêtises? Celles qui le promettent ne le tiennent pas.
—Jure-le!
—Tu le veux?
—Oui, ou bien...
—Achevez, monsieur!
—Ou bien je ne réponds plus de moi, non, sur ma parole!
—Et que ferais-tu donc?
—Je ne sais pas. Je justifierais la prédiction de ta somnambule.
—Tu me tuerais, toi?
—Pourquoi pas?
—Tu ferais cela?
—Peut-être.
—Alors tu veux donc que je le croie? Tu m'aimes?
Il étendit les bras, électrisé par les rayons qui s'échappaient des yeux d'Angèle, et l'attirant contre lui, il la serra à l'étouffer.
—Si je t'aime! dit-il. Peux-tu en douter? Oui je t'aime ardemment; je te veux, mais à moi seul. Je suis jaloux, atrocement jaloux de ceux qui te regardent, qui te touchent, qui te parlent. Je suis jaloux de la fille qui te sert et du lit où tu dors, de tout ce qui t'approche! J'oublie pour toi le monde entier, mais ne te fais pas un jeu de me torturer le cœur. Ne me condamne pas à des bassesses, à me ravaler par des démarches qui m'humilient, des espionnages qui m'avilissent. A dater de cette minute, je ne tournerai pas la tête en arrière; tu as raison, le passé n'est rien, le présent tout. Comprends-moi donc; il ne me reste que toi. C'est à peine si j'ai une famille. C'est à cause de toi que je l'ai froissée et qu'un jour elle s'est éloignée et sans retour. Il y a des injures qu'une femme n'oublie pas et ne peut pardonner. Si je t'aime! Oui, je suis assez fou pour t'adorer; je ne sais pas ce que tu as dans les yeux, mais je voudrais t'oublier et je ne peux pas!
Elle s'était jetée sur lui, le prenant par le cou, l'enlaçant dans ses bras, le couvrant de baisers, à demi-pâmée, et s'abandonnant comme une bacchante ivre.
—Ah! lui dit-elle, pourquoi ne m'as-tu pas toujours parlé ainsi? Tue-moi si tu veux. J'aurai donc été aimée une heure dans ma vie comme je le voulais!
Elle était sincère.
Les paroles de Chazolles l'avaient remuée jusque dans ses fibres les plus secrètes. Elle sentait qu'il ne jouait pas la comédie, que son irritation s'était fondue à l'ardeur de ses caresses, et que la passion qu'elle lui inspirait était assez forte pour lui arracher le pardon d'une tromperie dont il n'était pas la dupe.
Mais elle était de celles dont les nerfs ont des crises rapprochées et changeantes.
Au bout de trois jours, cette exaltation tomba; l'ennui et le désœuvrement la reprirent et bientôt, tout en entourant son amant de l'atmosphère tiède de son amour, elle recommença le train ordinaire de sa vie, ses visites à la rue de Londres, consola le duc de Charnay de sa mésaventure, promit au baron Germain tout ce qu'il voulut, et ne fit plus que de courtes apparitions à la rue du Cygne.
Seulement chaque soir, Chazolles à l'heure convenue la trouvait dans son boudoir, pelotonnée comme une chatte sur sa chaise longue, un roman à la main, ou sommeillant dans la chaleur lourde de Paris qui brûlait au soleil de juillet.
XXXIV
Il y avait réception au ministère de l'intérieur; c'était fête dans les salons de l'hôtel Beauvau; Chazolles n'avait pu se dispenser d'assister son ami en cette occurrence. Le ministère entier s'épanouissait autour de son chef. Tout le monde officiel était là.
Du reste, Duvernet était dans la lune de miel d'un pouvoir frais encore. Il n'avait pas d'adversaires visibles. On n'abat pas une maison le jour où les maçons viennent d'y planter leur drapeau. Il faut du temps à toute besogne.
Peu à peu les tarets se glissent dans les charpentes, les rats creusent leurs galeries sous les tentures, les cours d'eau souterrains minent les fondations, les infiltrations des toits pourrissent les murailles et l'édifice s'écroule dans les catacombes qui cèdent ou sur la place publique au risque d'écraser les passants.
Le cabinet Duvernet n'en était pas là.
Il se tenait ferme sur ses bases, jusqu'à nouvel ordre. Les tarets et les rats parlementaires ne s'étaient pas mis en campagne. Ils se recueillaient en cherchant des fissures.
Chazolles promenait dans les salons sa mine ennuyée en étouffant un bâillement.
La veille il avait été retenu fort tard au ministère par un dîner qu'il offrait, en garçon, à ses collègues.
Lorsqu'il était arrivé à la rue du Colisée, madame Adrien lui avait appris qu'Angèle, sortie dans l'après-midi, n'était pas de retour.
Il l'avait attendue et elle n'était rentrée que vers une heure du matin, les cheveux en désordre, lasse et maussade.
Il ne l'avait pas questionnée, car les scènes de jalousie trop souvent renouvelées depuis quelques jours lui faisaient horreur.
Mais elle était allée au-devant d'une explication.
Sa tante avait du monde, par extraordinaire; ses amis de Clamart. On l'avait gardée de force, malgré sa résistance. Elle était très fâchée d'abord de cette exigence mais, ensuite, elle avait pensé que M. le ministre—il y avait une pointe de moquerie dans la façon dont elle prononçait ce mot—retenu par ses graves affaires ne rentrerait que fort tard ou peut-être pas du tout.
La vérité, c'est qu'elle avait passé la soirée au Chat Noir. Il lui revenait par bouffées des envies de ses escapades d'autrefois, une nostalgie de cette atmosphère de fumée épaisse, d'odeurs de caporal, de bière ou de whisky, un besoin de ce bruit de bocks, de dominos remués sur les tables de marbre, de discussions transcendantes et embrouillées sur l'esthétique et la philosophie, sur les poètes et les prosateurs de tous les temps et de tous les pays, et de querelles, en argot échevelé, d'impressionnistes à classiques, des adeptes de l'école et des élèves de la simple nature.
Son apparition dans cette taverne pleine, à tout prendre, de jeunesse, de gaieté et d'esprit, parmi les rapins arrivés ou en chemin et les poètes en herbe ou déjà parvenus, produisait toujours son effet.
On l'acclamait comme la déesse de la forme, le parangon des perfections féminines.
Elle venait d'obtenir son triomphe.
On ne l'avait pas élevée sur un pavois, mais bien sur un guéridon, au milieu de la brasserie, et un jeune lui avait récité un sonnet, langoureux et dithyrambique au début, mais qui finissait, selon la poétique nouvelle, sur une chute des plus naturalistes.
Le sonnet avait été vigoureusement applaudi, et l'héroïne n'était parvenue à s'échapper que fort tard, très inquiète, et craignant d'être devancée chez elle par le ministre.
Son explication achevée, elle passa dans son cabinet de toilette et jeta à la hâte sa robe dans le fond d'une armoire, car elle était imprégnée d'un parfum qui trahissait le milieu d'où elle sortait.
Il est vrai qu'elle pouvait le rejeter sur les maraîchers de Clamart.
Au fond, elle était lasse de la surveillance à laquelle elle se sentait soumise. Elle avait soif de liberté.
Habituée à traiter le jeune Abraham Saller avec un dédain marqué et le duc de Charnay lui-même sans façon, elle regrettait les droits qu'elle avait laissé prendre à Chazolles.
Sa flamme était déjà tombée, comme celle d'un foyer où le bois manque, sauf à renaître de ses cendres et à ressusciter tout à coup sans raison. Certainement, elle avait un faible pour son amant ténébreux, ou plutôt elle était sans force devant lui. Sous le feu de ses grands yeux noirs, elle palpitait comme une colombe fascinée par le vol circulaire d'un milan, mais elle était faite pour ne supporter aucune gêne, nulle contrainte; ce qu'elle s'en imposait pour mentir, pour déguiser à Maurice ses aventures, lui pesait horriblement. En son absence, elle éprouvait des rages d'émancipation; elle se disait avec un petit air crâne en posant devant les glaces, qu'elle aimait bien Chazolles, mais, qu'après tout, il y avait encore un bien plus précieux que cet être jaloux et soupçonneux: l'indépendance.
Présent il redevenait le maître; absent, elle jetait son bonnet par dessus les toits, avec des gamineries mutines de gavroche faubourien.
Dans quelle rage elle serait entrée, la veille, si dans un coin du Chat Noir, elle avait aperçu un homme attablé en face d'une demi-douzaine de bocks vides et l'étudiant avidement.
A ses cheveux courts, à son visage glabre enfariné de poudre, à sa mise râpée, on pouvait le prendre pour un cabotin de province en quête d'engagement. Physionomie honnête d'ailleurs, très incolore et qui ne devait porter ombrage à personne.
Cet homme était entré avec elle; lorsqu'elle sortit, il se leva sans bruit et se mit à sa suite, sans affectation, à distance.
Il ne l'avait quittée qu'au moment où la porte cochère de la rue du Colisée se refermait sur elle.
Un grand garçon, le poète lyrique qui avait déclamé des vers en son honneur, l'avait escortée jusqu'au faubourg Saint-Honoré.
Ils marchaient familièrement bras dessus, bras dessous et Dieu me pardonne! elle l'avait embrassé sans façon, en se séparant de lui.
Le cabotin en disponibilité avait même entendu distinctement ces mots qu'il avait transcrits avec soin sur son carnet, un instant après, à la lueur d'un bec de gaz:
—Pas ce soir, impossible! A bientôt.
Le lendemain Chazolles était moins libre encore que la veille.
Les honneurs lui semblaient lourds. Il aurait cédé son portefeuille pour rien au premier venu. Dîners, réceptions, saluts humbles des solliciteurs, compliments, coups d'encensoir lui donnaient sur les nerfs.
Il lui était resté de la nuit une vague inquiétude. Il avait peur comme un locataire qui habite une maison dont les poutres craquent et s'affaissent.
Angèle en le quittant avait eu un sourire frondeur:
—Amusez-vous bien, monsieur le ministre!
On aurait dit, quand elle se penchait sur la balustrade de l'escalier, pour le voir plus loin, d'un oiseau sur une branche, prêt à prendre sa volée.
En effet, à sept heures, au moment où les portes de la magnifique salle à manger de l'hôtel Beauvau s'ouvraient à deux battants pour les invités de M. le président du conseil, une victoria stoppait à la porte du célèbre restaurant de la place de la Madeleine, au coin de la rue Royale, en face du grand escalier qui conduit aux splendides salons du premier étage.
Le baron Germain en descendit plus courbé en deux, plus cassé qu'à l'ordinaire. On aurait juré d'un vieillard de soixante-dix ans, à sa démarche.
La figure restait plus jeune que le reste, grâce aux ressources de la science et à l'art consommé avec lequel le vieux beau réparait les dégâts et les avaries du temps sur sa personne.
Il dit quelques mots à son cocher et la victoria disparut du côté du boulevard Malesherbes.
Cinq minutes après, une fenêtre s'ouvrit au premier, laissant entrevoir le lustre élégant qui tombait du plafond d'un cabinet particulier, très doré, avec un ciel et des amours joufflus, et le baron vint s'accouder à l'appui de cette fenêtre.
Si les passants avaient pu comprendre sa pensée, ils auraient su qu'il pestait contre les femmes en général qui sont rarement exactes et se font trop attendre.
Ils auraient su encore qu'il était travaillé d'une anxiété poignante, car jusque-là, soit hasard, soit mauvais vouloir, ses batteries avaient échoué devant la place qu'il attaquait.
Sous divers prétextes, Angèle, pour laquelle il s'était épris d'une de ces vives passions de blasé qui ont la durée d'un feu de paille, avait manqué à la parole donnée.
Il se répétait avec une visible surexcitation:
—Viendra-t-elle?
Elle l'avait promis.
Par malheur, elle devait se souvenir de sa promesse.
Un fiacre, un simple fiacre fermé s'arrêta à la place laissée vide par la voiture du baron, pendant qu'une victoria de l'Urbaine arrivait à sa suite et faisait halte de l'autre côté de la chaussée.
Une jeune femme sauta du fiacre et se glissa comme une ombre dans le grand escalier du restaurant avec un froufrou de satin sur les moelleux tapis dont il est garni.
A sa vue, les lèvres du baron s'agitèrent dans une expression papelarde et gourmande et il disparut derrière la fenêtre qui se referma.
Dans l'Urbaine se prélassait un monsieur d'une cinquantaine d'années, d'aspect grave, avec des favoris blonds, d'une mise correcte.
Sa course était terminée, sans doute, car il consulta sa montre, solda le cocher et alla s'asseoir à la porte du café où il se fit servir un madère.
Sur son carnet il nota quelques mots:
«Chez Durand à sept heures trente-cinq, baron Germain des finances. Cabinet. Attendue.»
Et comme on peut être de la police secrète et dîner dans un restaurant de grand style, et qu'après tout le poste d'observation serait plus sûr et moins fatigant à l'intérieur qu'à l'extérieur, il entra dans les salles du rez-de-chaussée et s'assit à une table isolée en face de l'escalier intérieur qui conduit aux cabinets.
Melchior Pavie se trouvait là dans la meilleure société et il faut reconnaître à sa louange qu'il y tenait fort bien sa place.
Tenue très distinguée, l'air d'un pur gentleman, cheveux blonds que la poudre argentait, mains soignées, il était méconnaissable et l'observateur le plus fin n'aurait pas deviné en lui le comique de province du Chat Noir.
Il étudia avec patience la carte pour gagner du temps et se commanda des huîtres, un potage, une sole normande et du bordeaux.
Puis il se plongea dans la lecture d'un journal du soir, sous lequel il se dissimula.
De son poste, il dominait les deux sorties:
Celle du grand escalier donnant sur la place de la Madeleine, à l'extérieur.
Celle de l'escalier intérieur par où une femme en rupture de contrat peut dissimuler sa sortie.
La position stratégique était donc admirablement choisie.
Mais Melchior Pavie l'avait dit à Son Excellence: Il aimait à gagner ses batailles.
Près de deux heures s'écoulèrent.
Le baron n'avait pas reparu et l'agent était à bout d'expédients pour prolonger son séjour dans le restaurant que peu à peu les clients avaient déserté.
Il avait entassé l'entremets sur le rôti; la glace sur l'entremets et les fraises sur le chester.
Le café absorbé, il avait allumé un cigare de la Havane, et demandé son addition, par pudeur, quand tout à coup un garçon très ému se précipita par l'escalier intérieur en s'écriant d'une voix étouffée:
Un médecin!
C'était un coup du sort.
Melchior se précipita au-devant du garçon.
—Qu'y a-t-il?
—Monsieur est médecin?
—Le docteur Pavie.
Le garçon s'inclina.
Ce nom de Pavie ne jouit pas dans la Faculté d'une célébrité comparable à celle des Récamier ou des Trousseau, mais en un danger pressant, on ne discute pas ces valeurs.
Au surplus, l'homme était d'une respectabilité parfaite, selon les apparences. Les barbiers de village et les charlatans de foire ne s'attablent pas chez Durand.
—C'est dans un cabinet, dit le garçon. Venez, monsieur.
L'agent ne se fit pas prier.
Un spectacle effrayant s'offrit à ses yeux.
Angèle, à demi défaite, les cheveux en désordre, le corsage ouvert, les bras nus, était à genoux sur le tapis de Smyrne, aux tons éteints, de ce délicieux réduit du plaisir.
Au pied du canapé garni de satin marron comme les chaises dont l'une était renversée près de la table couverte encore d'argenterie et de cristaux, gisait inanimé le corps, bientôt le cadavre du baron.
A l'aspect de l'homme de l'art, Angèle se redressa.
—Sauvez-le, monsieur, cria-t-elle. C'est horrible.
En effet, c'était affreux.
Le viveur débraillé, haletait sous une mortelle attaque d'apoplexie foudroyante. Ses yeux sanglants n'y voyaient plus. Dans la convulsion de l'agonie, il étendait au hasard ses mains qui battaient l'air.
Melchior Pavie en savait assez.
—Qu'on coure chez un de mes confrères, ordonna-t-il, mais ce sera inutile. Rien à faire.
Le baron eut un répit assez court que la mort lui accorda.
Il rouvrit les yeux, les promena autour de lui, et, à l'aspect de ces meubles soyeux, des dorures et du plafond bleu, il parut éprouver une impression fugitive de bien-être.
Ses lèvres, dans une grimace de satyre, sollicitèrent un suprême baiser de la belle fille penchée sur lui et on entendit ces mots saccadés et à peine articulés sortir de sa bouche:
—Bon, mourir ici! Adorable! Champagne! Lèvres rouges! Des yeux! Viens!
Une dernière convulsion le secoua et il demeura immobile, abattu sur le tapis comme s'il avait été frappé d'un coup de massue.
C'était fini.
Angèle poussa un cri.
—Il est mort, dit Melchior Pavie. Les secours de la science lui sont inutiles.
Le docteur Crestey, un voisin, très estimé de tous, qu'on venait de prévenir, arrivait à la hâte.
Il ne put que constater le décès.
—La fin du régent, dit-il.
Il n'y avait donc pas matière à discussion entre ces deux médecins, le faux et le vrai.
Angèle, effarée, allait passer dans un appartement voisin, lorsque l'agent l'arrêta.
—Madame, dit-il, voulez-vous nous donner l'adresse du défunt?
—Sans doute, dit-elle: le baron Germain, 37, rue du Colisée.
Elle se rajusta rapidement, mit au hasard son chapeau et s'enfuit par le grand escalier, sans qu'on songeât à la retenir.
Melchior Pavie n'avait pas besoin de son nom pour la connaître.
Il descendit lui-même dans la salle du rez-de-chaussée, solda son addition qui était aussi considérable que son dîner et disparut à son tour.
Cette mort étrange, qui rappelait en effet celle du régent dans une imprudente orgie avec la duchesse de Phalaris, fut commentée le lendemain par les journaux du matin.
Le baron Germain était un des jouisseurs les plus connus de Paris.
Son opinion faisait autorité en matière de plaisirs mondains, comme celle de Wolff au Salon, de Sarcey ou de Vitu au théâtre.
Il était de toutes les soirées, de toutes les petites fêtes du high life, et l'un des arbitres choisis sur les questions de point d'honneur.
On rechercha quelle était sa compagne de cabinet; il ne fut pas difficile de l'apprendre à son cercle où, entre intimes, il s'était laissé aller à des indiscrétions fort excusables, étant donnée la légèreté des mœurs de mademoiselle Méraud.
Les reporters, à l'affût des scandales, ne se gênèrent pas pour la désigner en toutes lettres, ou du moins à l'aide d'indications et d'initiales transparentes.
Angèle, au sortir du restaurant, se rendit droit à la rue du Colisée. Elle avait perdu la tête.
En entrant chez elle, elle trouva sa femme de chambre Michelle, qui dormait sur un divan dans le vestibule.
La Flamande fut étonnée de l'effarement de la jeune fille.
—Bon Dieu! madame, lui dit-elle dans sa langue spéciale, que vous êtes pâle!
—Oui. Tu trouves?
—Madame est blanche comme un linge.
—C'est l'émotion.
—L'émotion? Il vous est arrivé un accident?
Angèle vit qu'elle se trahissait.
—Non, pas à moi, fit-elle. Je revenais à pied; l'omnibus a écrasé un fiacre qu'il a accroché. Des cris terribles! J'ai eu une peur! Prépare-moi un verre d'eau! Je vais me coucher. Je ne me sens pas bien.
La Flamande obéit.
Angèle se laissa tomber sur un fauteuil.
—Qu'arrivera-t-il de tout ceci? pensa-t-elle. Pas de chance! Quelle horreur!
Elle tremblait de tous ses membres.
Comme elle se déshabillait, le bruit d'une voiture qui s'arrêtait à la porte la fit tressaillir.
Elle ouvrit une fenêtre sur la rue et se pencha pour voir.
C'était le baron que les garçons du restaurant ramenaient à son domicile.
En un instant, toute la maison fut sur pied.
—Madame, cria la Flamande, c'est le monsieur de l'entresol qui est mort.
La tête du baron, livide à la lueur du gaz, ballottait à droite et à gauche entre les bras des porteurs.
Angèle poussa brusquement la fenêtre et s'enfonça dans sa chambre.
—Couche-moi, dit-elle à Michelle. J'ai la fièvre.
Elle se mit au lit. Ses dents claquaient. Elle se représentait cette scène dont elle avait été l'actrice. La gaieté du baron au début du dîner, ses plaisanteries sur les maris trompés; plus tard ses ardeurs de vieux faune; les odieuses caresses qu'elle avait subies, et tout d'un coup, cet amant écroulé, murmurant des paroles incohérentes et s'affaissant sur le parquet, hideux, paralysé, les yeux hagards et l'écume aux lèvres.
Et elle était là, presque nue, muette de saisissement et frappée de stupeur, dans la honte de sa situation à la fois horrible et grotesque. Elle n'avait eu que le temps de se rhabiller et de sonner les domestiques.
Elle voyait toujours l'œil vitreux du mort qui la suivait, de quelque côté qu'elle se tournât.
—Ne me quitte pas, Michelle, dit-elle. Fais un lit pour toi. J'ai peur. Cet homme m'épouvante.
Il lui en venait des sueurs froides au front.
Et c'était pour ce Priape édenté qu'elle trompait son mousquetaire, comme elle appelait Chazolles.
La grosse Flamande essaya de la rassurer.
—Ce n'est pas votre faute s'il est trépassé, dit-elle. Vous ne l'avez pas tué, n'est-ce pas?
Elle souriait. Ce n'est pas un mort de plus ou de moins dans la maison qui lui aurait troublé le cerveau à ce point. Elle avait une autre force de caractère!
—Ne vous inquiétez pas, fit-elle. Je dormirai bien sur la chaise longue. Les nuits ne sont pas froides.
Vers onze heures et demie, Chazolles arriva. Il avait quitté la fête de son ami à son plus beau moment, alors que deux élégantes pensionnaires de la Comédie-Française récitaient les vers soporifiques d'un auteur plus célèbre que de raison.
En deux mots la concierge le mit au courant de ce qui se passait.
Mais c'est à peine s'il prêta quelqu'attention à l'accident de son locataire de l'entresol.
Le baron était mort. C'était un malheur qui arrive à tout le monde. Un peu plus tôt, un peu plus tard, il faut en venir là. Il était tombé sur la brèche, sans souffrir. C'était une chance au-dessus de ses mérites. Il aurait pu s'en aller à la suite de mois entiers de tortures, comme tant d'autres. Et il ne l'avait pas volé. Un vieux garçon qui avait troublé tant de ménages et dont la chronique scandaleuse s'occupait depuis vingt ans! Il n'avait pas à se plaindre et méritait mieux.
Ce fut l'oraison funèbre de ce viveur émérite.
Chazolles ne s'intéressait plus qu'à un être au monde. Angèle seule avait le privilège de l'occuper et elle l'occupait trop, car il en était réduit à souffrir les piqûres d'aiguille, les coups d'épée, toutes les douleurs lancinantes de la crainte et de la jalousie.
—Où est-elle? dit-il à madame Adrien en coupant court à ses doléances sur le baron.
—Mademoiselle Angèle?
—Sans doute. De qui voulez-vous que je vous parle?
—Pardon. Je ne sais où j'ai la tête. Elle est rentrée.
—Quand?
—A neuf heures environ.
—D'où venait-elle?
—Je l'ignore. Vous savez bien que ce n'est pas à moi qu'elle conte ses affaires.
Chazolles n'en écouta pas davantage.
Il courut à l'appartement de sa maîtresse.
Lorsque la Flamande l'introduisit, elle lui dit:
—Madame est malade.
—Depuis quand? demanda vivement Chazolles.
—Depuis son retour.
Le châtelain du Val-Dieu en deux pas fut au chevet de sa maîtresse.
—Qu'as-tu donc? lui dit-il.
—Rien! une émotion.
—A quel propos?
—Une peur dans la rue! un accident d'omnibus, et ce mort que j'ai vu si vivant, il y a deux ou trois jours.
—Le baron Germain?
—Oui; tu sais bien. Je le rencontrais quelquefois dans l'escalier ou le vestibule. Il était très poli, ce pauvre homme! Il me parlait toujours.
—Il avait ses vues, murmura Chazolles. Un viveur!
—Qu'est-ce que tu dis?
—Je dis un viveur. C'est leur métier d'être polis avec les jolies femmes. Tu souffres?
—Beaucoup; mais ce ne sera rien. L'affaire de la nuit.
—Veux-tu que je reste auprès de toi?
Elle le repoussa avec un geste caressant.
—Non, va-t'en, fit-elle. Je t'en prie. J'ai besoin d'être seule.
—Je te veillerai.
—Non, je ne veux pas. Je garde Michelle. Va-t'en!
Elle y mit tant d'insistance avec des câlineries adorables et des regards noyés, que Chazolles, mécontent, se disposa à sortir.
Au moment où il allait la quitter, elle lui passa ses deux bras autour du cou et lui dit:
—Que fais-tu demain?
—Je vais à Nevers.
—Pourquoi?
—Présider un banquet de comice. Cela rentre dans mes attributions. Pense donc! un ministre de l'agriculture.
—Et quand reviens-tu?
—Après-demain matin.
—Ton ami Duvernet, est-ce qu'il t'accompagne?
—Non! Il tient entre ses mains les destinées de la France pour le moment. Il ne les expose pas sur le P.-L.-M. C'est à moi la corvée! D'ailleurs, sans les comices et les concours hippiques ou de bestiaux gras, je ne vois pas à quoi je serais utile.
Il ajouta en poussant un soupir désespéré:
—Encore un jour sans te voir!
Et avec un geste tragique:
—Et tu me renvoies?
—Il le faut, dit-elle nettement. J'ai la fièvre. A ton retour je t'attendrai.
—Et tu m'aimes?
—Tu le demandes?
—Et tu n'aimes que moi, que moi seul?
—Je te le jure.
Il colla ses lèvres à celles de la jeune fille qui lui dit en lui serrant la main:
—Adieu! Maintenant, je me sens déjà mieux. Je vais dormir. Bonne nuit.
Une heure sonnait à la pendule de la chambre.
Il s'éloigna à regret de ce lit chaud et moelleux, regarda une dernière fois les flots de cheveux d'or épars, ces tresses où le baron avait passé ses doigts crispés par l'agonie, et sortit suivi de la Flamande qui verrouilla la porte derrière lui.
XXXV
Le train spécial qui emportait Chazolles et les personnages officiels au concours agricole de Nevers, filait avec une rapidité vertigineuse. Le salon ministériel était rempli d'une gaieté sereine.
On n'y parlait pas politique.
Les gens qui accompagnaient le ministre se sentaient inamovibles dans leurs sinécures.
Le quartier de l'agriculture est à l'abri des révolutions. Les mœurs paisibles et la posture effacée des gens qui émargent à son maigre budget ont l'heur de ne porter point ombrage aux esprits remuants de l'intérieur, de la guerre ou de la justice.
Aussi, il n'est point de personnage plus jovial que M. Olivier Plumartin, le quidam important, stable comme un roc, de ce département pacifique.
M. Olivier Plumartin est absolument nécessaire, indispensable au mouvement de son ministère comme le chauffeur à sa locomotive.
Il tient les fils de la routine dont on ne s'est départi dans son bâtiment à aucune époque et dont on ne se départira jamais.
Il a été élevé dans le sérail.
Il en connaît les abus et les respecte.
Il sait par cœur les formules usuelles des discours de circonstance, destinés à contenter les hommes simples qui les écoutent entre l'aloyau du dîner par souscription et le fromage obligatoire.
Il les souffle en temps opportun aux ministres égarés à la rue de Varennes et que le hasard des cabinets a cueillis dans l'horlogerie ou les sucres pour les placer à la tête des laboureurs de France. Ce sont eux qui sont l'espoir du pays, les nourriciers du peuple, la source féconde de cette richesse inépuisable que le monde nous envie. Ils soutiennent la patrie par le fer de la charrue et le fer de l'épée... ense et aratro.
Et en avant les musiques! Dzing! Dzing! Boum!
—C'est avec ces phrases, monsieur le ministre, et leurs similaires, qu'on frappe les imaginations et qu'on enlève les applaudissements des citoyens simples et forts, attachés à la glèbe! Et quand on a les ruraux, on a tout. Le reste, une minorité infime! Un soupçon de crême dans une barrique de thé.
Jusqu'à Fontainebleau, le salon se tordait aux facéties accoutumées d'Olivier Plumartin, mais on a beau être pétri d'esprit et débiter des sornettes du ton magistral d'un confident de tragédie, on ne peut pas entretenir une hilarité générale et bruyante pendant un voyage de cinquante lieues, fût-il accompli avec une vitesse de soixante-dix kilomètres à l'heure. Il y a des minutes d'accalmie même dans les plus terribles tempêtes.
Le ministre ne riait pas comme les autres; il avait repris, dans la poche de son pardessus, une lettre qui lui avait été remise au moment de son départ.
Elle était de ses deux filles.
La mère s'effaçait.
C'était comme un éloignement plus profond encore. Chazolles le sentit et baissa la tête. Le fossé qu'il avait creusé entre eux s'élargissait peu à peu.
Bientôt il serait infranchissable.
Évidemment elle avait inspiré la lettre, mais le post-scriptum qui contenait sa pensée n'en était que plus accablant.