Angèle Méraud
«Ma mignonne,
»Nous avons réussi. Je suis nommé. Je ne m'en réjouis que pour toi. Tendres baisers et à bientôt. Je t'adore.
»Maurice.»
XX
Les dix mois qui suivirent son élection furent pour Chazolles une série d'enchantements.
Il était en possession de la confiance de son arrondissement.
Elle est facile à conquérir dans cette contrée privilégiée.
Avec de bonnes paroles, une largesse faite à propos à une commune pauvre, un renseignement aux ignorants, une protection pour caser un parent d'électeur dans un pauvre emploi, maigrement rétribué, un congé obtenu par un jeune soldat atteint du mal du pays ou de la nostalgie de la ferme paternelle, on est porté aux nues.
Si on refuse, une aspersion cordiale d'eau bénite de cour suffit et le suppliant s'en va en disant:
—C'est un brave homme tout de même que notre député; mais il ne peut pas.
Chazolles se multipliait.
Non pas qu'il tînt énormément à son mandat.
Il s'en souciait comme un rajah de la justice.
Mais il en avait besoin pour masquer son aventure.
Il n'est pas déjà si aisé de se ménager des prétextes plausibles aux yeux d'une femme jalouse à juste titre, pour des absences de chaque jour, des soirées passées hors du domicile conjugal, et parfois des nuits entières.
L'activité de Chazolles expliquait tout.
Il voulait grimper aux cimes, escalader aussi son ministère.
C'était lui maintenant qui gourmandait Duvernet de son inaction.
Le député du Havre grandissait chaque jour, mais n'arrivait pas à la place Beauvau, son but.
Il avait déjà vu trois cabinets tués par ses batteries et une quantité d'Excellences déconfites.
Et il refusait tout ce qu'on lui proposait, la préfecture de police, les travaux publics, la justice même.
Quand Chazolles se révoltait contre ses temporisations, Duvernet se contentait de hausser les épaules.
—Notre heure n'est pas venue, disait-il.
En attendant, sa verve caustique, son éloquence sûre d'elle-même, très mesurée, très parisienne, son bon sens, sa modération adroite, ménageant toutes les opinions et n'en froissant aucune, lui ralliaient des amis qui devaient nécessairement l'amener au pouvoir.
A la tribune, il plaisait aux femmes. Il était leur leader de prédilection. Il y apportait une sorte de grâce mondaine qui les séduisait.
On voyait souvent aux places de choix une jeune fille d'une vingtaine d'années, blonde, grande, mise avec une extrême élégance, surtout les jours où Duvernet devait prendre la parole.
C'était mademoiselle Denise Châtenay.
Malgré les millions de son père et de nombreuses demandes, elle résistait à toutes les instances.
—Je ne veux pas me marier, disait-elle. Rien ne me manque.
Rien ne lui manquait en effet.
L'élection de son beau-frère avait été une vraie joie pour elle.
Maintenant elle n'était plus confinée à Grandval dont les sites pittoresques ne suffisaient pas à conjurer les ennuis de la solitude.
Toute la famille demeurait à l'hôtel du Cours la Reine.
De là on allait et venait à la campagne.
Mais Chazolles très affairé avait toujours une raison pour rester à Paris.
Il était de toutes les commissions, de tous les dîners officiels. Pas de soirées diplomatiques sans lui.
Et, le matin, c'étaient des correspondances à lire qui lui arrivaient par paquets de son arrondissement pour des vétilles; il fallait répondre à tout, aller au Val-Dieu rapidement ou à la préfecture pour en revenir au galop.
Les heures, les heures bénies du tête-à-tête avec Hélène étaient passées.
D'ailleurs à l'hôtel on ne s'apercevait de rien.
Le beau-père s'était remis à collectionner avec fureur et ses recherches l'absorbaient.
Pas de jour qu'il n'enrichît ses magnifiques collections,—superbes celles-là—de tableaux, de coffrets, de bronzes, de meubles, de tapisseries, de quelque merveille nouvelle.
D'un autre côté, il s'était mis en tête d'achever son grand ouvrage sur les antiquités normandes. Il voulait aussi son illustration.
L'excellent homme tenait table ouverte pour créer des relations à Chazolles qu'il aimait comme un fils.
Chaque soir, c'étaient des réceptions d'intimes, des dîners fins où les deux amis invitaient leurs collègues.
Les deux amis! Car Duvernet avait droit de commander dans la maison qui était comme son quartier général et sa place forte, son oppidum, comme il le disait en plaisantant à l'antiquaire.
Chazolles s'était acquis de puissantes sympathies aux Chambres. Sa fortune, son savoir, la cordialité de ses manières, la facilité d'une parole dont il n'abusait pas, l'avaient porté aux premiers rangs.
L'hôtel du Cours la Reine était donc habité en apparence par une heureuse famille.
Les domestiques crevaient de santé; le cuisinier était soufflé comme une crème fouettée, les femmes de chambre n'avaient rien à craindre de l'anémie, les cochers étaient ronds comme des muids, à l'exception de Jacques qui faisait des armes à Paris comme au Val-Dieu avec son maître.
Hélène tenait la maison silencieusement, dirigeant tout en maîtresse accomplie.
Denise remplissait l'hôtel de sa gaieté et du bruit de son piano.
Ses deux nièces, Thérèse et Marthe, grandissaient fraîches et roses sous l'aile de leur mère.
Seul, un cœur souffrait, mais sans un murmure, sans une plainte, sans que personne, ni père, ni sœur, ni amis, pût voir couler les gouttes de sang qui s'en échappaient lentement, une à une.
Et cependant son visage était toujours aussi calme; seulement malgré elle, en dépit de ses efforts, sa physionomie avait revêtu une teinte de mélancolie qu'elle était impuissante à effacer.
Quand on la questionnait à ce sujet, elle répondait doucement, en essayant de sourire:
—Que voulez-vous? on ne peut pas toujours être jeune!
Sa consolation était de s'occuper de ses enfants.
Excellente musicienne, élève de Lecouppey, elle donnait elle-même des leçons à ses fillettes qu'elle ne confiait pas à des mains étrangères.
Duvernet seul avait depuis longtemps percé à jour l'intrigue de son ami.
Mais comme Chazolles ne lui en avait pas dit un mot, il évitait avec délicatesse de lui laisser entrevoir qu'il connaissait une partie de son secret.
Toutefois, il était devenu plus affectueux encore vis-à-vis d'Hélène.
Cette admirable femme qu'il sentait souffrir, dont il saisissait, avec son expérience du monde, les plus secrètes palpitations, lui imposait un respect sans bornes et une sorte d'admiration exaltée.
Il l'adorait comme une sainte, comme une martyre du devoir, mais une martyre qui n'était pas soutenue par les applaudissements de la foule et qui subissait sa torture dans les ténèbres, sans défaillance et sans orgueil.
Le mari, avec la cruauté des gens heureux, à qui rien ne manque, étouffait les remords qui parfois grondaient en lui à la pensée de cette souffrance imméritée.
Mais il était tout entier à la fièvre de cette vie nouvelle qui l'étourdissait.
Quand il rentrait dans ce splendide hôtel, plein de bruit et de lumières, où il délaissait sa victime, il n'y trouvait que l'accueil gracieux qu'on ne lui refusait jamais.
Tout était à sa place.
Madame Chazolles recevait, sans détourner la tête, le froid baiser de son mari.
Les petites, quittant leurs jeux ou leur ouvrage, se levaient et couraient à leur père.
C'est à peine s'il entendait un mot de reproche sortir des lèvres de ses enfants, jamais de la bouche de la mère.
—Il y a bien longtemps qu'on ne t'a vu, père.
—Où étais-tu donc, hier?
—Pourquoi n'es-tu pas venu dîner?
Encore ces hardiesses de la blonde et de la brune étaient-elles aussitôt réprimées par un geste d'Hélène.
Denise aussi commençait à s'étonner des fréquentes absences de son beau-frère, et parfois elle le taquinait à ce sujet.
Mais Maurice était si prévenant pour elle, il allait si bien au devant de ses volontés; il la menait si souvent et au moindre signe, dans le monde, au théâtre, qu'elle n'avait pas le courage d'approfondir ce qui se passait et d'en vouloir à un être si gai, si bon enfant, d'une sorte d'indifférence dont, après tout, elle n'avait pas la preuve et qu'elle rejetait sur le compte de la vie parisienne, cette vie si fiévreuse, si agitée, si pleine que les jours et les nuits passent avec une rapidité vertigineuse.
A la longue pourtant, elle fut mise sur la trace de la vérité.
Souvent madame Chazolles conduisait ses filles à l'Opéra-Comique. C'était aux jours où l'on donnait de vertueux ouvrages, d'une innocuité consacrée par le temps, comme le Chalet par exemple ou les Noces de Jeannette; quelqu'une de ces honnêtes berquinades qui ne remuent pas le cœur violemment et ne prédisposent point les jeunes personnes à la névrose.
La famille alors se divisait en deux bandes.
Denise accompagnait son beau-frère à des théâtres plus joyeux, aux Variétés ou aux Bouffes.
Presque toujours, de sa loge, il leur arrivait d'apercevoir à quelque distance, au balcon d'en face, une jeune femme à la taille élégante et fine, divinement mise, fort belle et toujours seule.
Cette figure d'une blancheur éclatante, ces formes accomplies l'étonnèrent.
Et, à diverses reprises, il lui sembla surprendre quelques signes d'intelligence presque imperceptibles, entre cette jeune femme et Maurice.
Était-ce une illusion?
L'inconnue était trop saisissante pour qu'on dût l'oublier aisément.
Ses traits restèrent gravés dans la mémoire de Denise qui s'habitua à les revoir au théâtre en face d'elle, jamais aux rares circonstances où sa sœur les accompagnait.
Était-ce l'effet du hasard ou le résultat d'une entente?
L'esprit frappé, elle étudia ce problème, sans rien révéler à personne, et s'efforça de le résoudre.
Peu à peu l'idée fit du chemin et Denise en vint à s'imaginer qu'elle surprenait une partie du mystère de la vie de son beau-frère.
C'était là cette rivale d'Hélène, la cause de sa tristesse.
A dater de cette découverte, elle commença contre l'ennemi une guerre d'escarmouches.
Ce fut elle qui porta le premier coup à Chazolles et par elle qu'il souffrit la première torture de l'atroce jalousie qui lui mordit le cœur.
A ce moment, il était fou d'Angèle.
L'année qui venait de s'écouler avait été pour lui, grâce à l'adresse de sa maîtresse, une succession de plaisirs presque sans remords et sans nuages.
Cette plébéienne des Halles, si admirable qu'une femme pouvait être belle autrement mais non l'être davantage, si drôle dans ses expressions qu'elle aurait déridé un condamné à mort, s'était efforcée d'épaissir le bandeau que l'amour avait étendu sur les yeux de Maurice, et de le rassasier de toutes les jouissances dont une fille de vingt ans, fraîche, ardente et spirituelle, est la source vive pour un amoureux qui a franchi les sommets et descend le revers de la montagne.
Maurice, avec la simplicité des gens qui aiment passionnément, croyait en elle.
Il ignorait tout de son passé et comment l'aurait-il connu?
Il ne fréquentait aucun des mondes où elle avait pris ses premiers amants, les plus infimes et les plus élevés.
Elle expliquait ses absences par la nécessité de vivre avec sa tante sous peine de perdre ses bonnes grâces et de se montrer d'une noire ingratitude envers elle.
Elle racontait à Chazolles qu'elle avait dû confesser à madame Pivent sa chute et ses faiblesses pour un amant dont elle lui cachait le nom; que la poissonnière, après avoir jeté feu et flamme, avait fini par s'adoucir et pardonner.
Angèle semblait si sincère, ses histoires étaient si naturelles, ses mensonges se mêlaient à tant de vérités; elle les enveloppait de tant de miel comme une pilule roulée dans le sucre, que Chazolles croyait tout ce qu'elle voulait, trop fier pour l'espionner.
Est-ce que ces yeux limpides qui se fixaient droit sur vous avec tant d'assurance pouvaient mentir? Est-ce que cette figure de vierge pouvait servir de masque à une âme vicieuse?
Cet homme fort, énergique, vraiment intelligent, était dominé par cette fille frêle et pâle, languissante par moments, qui s'était emparée de lui et dont il ne pouvait plus se passer.
D'ailleurs, sage jusque dans ses folies, il ne se ruinait pas pour elle.
Angèle ne l'aurait pas voulu et, au fond, Chazolles, avec sa nature restée paysanne en quelques détails, aurait résisté à la pente et enrayé à temps avant de dégringoler dans les abîmes.
Cette maîtresse brillante, soumise, facile, ne lui coûtait pas plus d'une trentaine de mille francs par an.
Elle ne demandait rien, prenait ce qu'il donnait, mais ne prononçait jamais ce mot qui lui semblait odieux: l'argent.
Il faut reconnaître qu'elle n'était pas de la race des femmes qui estiment l'amour une marchandise à vendre avec un bénéfice énorme, dressent leurs inventaires avec régularité et calculent le moment où elles se retireront des affaires, munies de bonnes rentes, ayant des terres, des valeurs et pignon sur rue, comme un bon boutiquier dont la fortune est faite.
Par son détachement des richesses, elle se distinguait de la génération présente.
Elle retardait, pour le moins, d'un demi-siècle, et c'est son éloge.
C'était, d'ailleurs, le seul qu'on pût faire d'elle.
Mais Chazolles la jugeait sans défauts comme un brillant de la plus belle eau.
Le premier doute lui vint de Denise.
Un soir, ils étaient à la Renaissance.
On jouait le Petit Duc.
L'essaim des amoureux de la diva s'était abattu aux fauteuils d'orchestre, sous les armes, le gardénia à la boutonnière des habits noirs.
Duvernet et un rentier de ses amis occupaient avec Chazolles et Denise l'avant-scène de droite.
En face d'eux, au balcon, Angèle brillait au premier rang, à l'angle le plus rapproché de la scène.
Elle accaparait l'attention de la jeunesse dorée de l'orchestre, dans sa robe paille à rubans bleu clair, très ouverte. A ses oreilles, des modèles de délicatesse, deux superbes saphirs entourés de diamants étincelaient sous les feux du lustre.
Ce n'était plus une femme, mais une constellation.
Denise, espiègle comme une pensionnaire en congé, se pencha sur l'épaule de son beau-frère.
—Dieu! la jolie femme! dit-elle.
Chazolles se laissa aller à ce mouvement de joie vaniteuse de l'homme qui entend louer l'objet de sa passion, mais un signe imperceptible de Duvernet qui avait dressé l'oreille, un coup d'œil, l'avertirent de se tenir sur ses gardes.
—Où ça? fit-il en ayant l'air de ne pas comprendre.
—Ne faites pas l'ignorant, monsieur; en face de nous.
—Je t'assure...
—Là, devant toi.
—Ah! reprit-il, oui; cette grande brune en robe caroubier.
—Mais non, cette blonde en robe paille avec des rubans couleur du ciel, quand il fait beau.
—Je ne trouve pas. Très ordinaire.
Pour le coup, c'était trop fort. Le seigneur du Val-Dieu se moquait d'elle.
Vivement elle donna sur le bras de Duvernet un léger coup d'éventail.
—Dites donc, vous, fit-elle, venez çà et écoutez-moi.
—J'écoute.
—N'est-il pas vrai que cette dame là-bas, au balcon, la robe paille, est admirable.
—Hou! hou! fit Duvernet, qui avait reconnu vingt fois en pareille occurrence la Parisienne du Val-Dieu.
—Vous êtes dégoûtés, vous autres! peste!
—Vous savez, chère miss, les hommes n'ont pas sur cet objet les yeux des femmes.
—Prenez garde, fit Denise, vous! A force d'être si difficile, vous ressemblerez dans quelques années au héron de la fable.
—Ce qu'elle a de mieux, ce sont ses boucles d'oreilles, dit Duvernet, rompant les chiens. C'est ce que je vois de plus clair.
—Des saphirs de toute beauté. Quand je me marierai, je voudrais que mon mari m'en offrît de pareils.
—De plus beaux, dit Valéry, je lui rappellerai ce vœu, si j'ai l'honneur de le connaître.
—Vous le connaîtrez certainement.
—Je l'espère.
—Car vous ne pouvez faire moins que d'être un des témoins de ma noce.
—Qui aura lieu?
—Le plus tard possible. Je ne sais pas si je me trompe, mais il me semble que je passe le plus heureux temps de ma vie.
—Ce n'est pas flatteur pour le futur.
—Oh! les hommes, vous savez, fit Denise, en jetant un regard à Chazolles, pour ce qu'ils valent, il n'y a pas tant à se presser de courir après.
Duvernet s'inclina:
—Merci.
—Je voudrais aussi, continua Denise, connaître les fournisseurs de cette belle. Sa toilette est d'un goût que je qualifierai d'exquis, tout: la robe, la polonaise, le chapeau. Quel chien! Il est vrai qu'il faudrait avoir aussi ses cheveux de cuivre rouge et son cou de neige. Pas vrai, Maurice?
Chazolles se tut.
Il fit seulement un léger mouvement des épaules qui marquait son indifférence.
—Qu'est-ce qu'il a donc ce soir qu'il est muet? demanda Denise à Duvernet.
Le député comprenait bien ce silence. Chazolles était absorbé dans la contemplation de son bien.
Ils étaient habitués à rencontrer, aux théâtres où ils allaient ensemble, ce minois séducteur toujours en pleine lumière en face d'eux, et Valéry saisissait les relations magnétiques entre les deux sujets, relations dont il comprenait à la fois la force et le danger.
—Tenez, reprit Denise, puisque vous dites que les hommes ne jugent pas les femmes avec les mêmes yeux que nous, je vais vous prouver qu'il y en a qui pensent comme moi au sujet de ma blonde.
—Comment donc?
—Regardez à l'avant-scène, devant nous.
—Le duc de Charnay, dit l'ami qui accompagnait Duvernet.
—Ah! c'est M. le duc de Charnay, ce petit jeune homme aux diamants. J'aurais dû m'en douter. Je ne suis pas fâchée de le voir. C'est un curieux type. Vous le connaissez?
—Il est de mon cercle, dit l'ami.
—Recevez mes compliments, cher monsieur. Les femmes se tuent pour les membres de votre cercle. C'est flatteur.
—Pour celui-là, observa l'ami.
Denise lorgna le duc un instant.
—Eh bien, cela m'étonne, fit-elle. En vaut-il vraiment la peine?
—Aucun homme ne vaut qu'une femme se tue pour lui, affirma gracieusement l'ami.
—Et je crois que la réciproque est vraie, ajouta Duvernet silencieusement.
—Vous vous trompez, cher monsieur, dit Denise. J'en sais au moins une.
—Vous, peut-être?
—Oh! non. Moi, qu'on se contente de m'aimer! C'est tout ce que je demande.
—Qui donc alors?
—Ma sœur Hélène.
—Ne l'aime-t-on pas aussi? dit Duvernet.
Denise pinça le bras de son beau-frère.
—Écoutez ça, vous, fit-elle.
Et regardant Duvernet:
—Je le croyais; maintenant je n'en sais rien. Mais nous nous éloignons de notre sujet.
—L'étoile du balcon?
—Revenons-y.
—Le duc de Charnay est de mon avis sur son compte. Depuis le commencement de l'acte, c'est-à-dire depuis qu'il est arrivé, il la dévore des yeux.
—Ah! fit Chazolles.
—Et, mon cher, je crois qu'il y a entre eux des correspondances, des effluves comme disent les romanciers à la mode. Il en est affolé.
—Et la jeune personne? demanda Duvernet.
—Elle se cache sous son éventail et sourit. Je suis sûre qu'ils s'entendent à merveille. Regarde donc, Maurice.
Chazolles abaissa les coins de ses lèvres d'un air dédaigneux.
—Qu'est-ce que cela me fait? dit-il.
Mais une étrange jalousie venait de lui serrer la poitrine dans un étau.
Elle avait peut-être raison, cette Denise.
—Le duc n'est pas le seul à manifester son admiration, reprit-elle.
—Comment, il y en a d'autres? dit perfidement Valéry.
—Oui.
—Où ça?
—A l'orchestre.
—Qui donc?
—Ce vieux monsieur, au crâne nu, en œuf d'autruche, avec une petite couronne de cheveux comme un capucin et qu'il ramène! au troisième rang!
—En effet. Il se tourne à chaque minute.
—Est-il décati pourtant! Un débris! Une ruine!
—Il est tout jeune, dit le financier.
—Vous le connaissez?
—Parfaitement, il est de mon cercle.
—Ah! çà, fit Denise, ils sont donc tous de votre cercle, les admirateurs de cette petite?
—Dame! quand il y en a un qui connaît une jolie femme, il s'en vante et donne envie aux autres de la connaître aussi.
—C'est comme les officiers d'un régiment alors, observa Duvernet.
—Qu'est-ce que vous voulez! Le monde! Il est le même partout.
—Alors vous la cultivez?
—Moi, non. Je sais seulement qu'elle demeure rue de Londres. Je suis du cercle, mais j'y vais à peine. Je ne compte pas.
—Rue de Londres? répéta Chazolles qui tressaillit.
—Oui. Du moins elle y est souvent et on l'y trouve, à ce que j'entends dire.
—Et il se nomme ce vieux-là? demanda Denise.
—Il n'est pas vieux, je vous dis, quarante ans au plus.
—Et si décrépit, mon Dieu! Qu'est-ce qu'il a fait?
—Il a cultivé les femmes dont on parle au cercle.
—Il y en a donc beaucoup? insinua Duvernet.
—Pas mal, dit avec son flegme le clubman.
—Attendez donc; je le connais; c'est le baron Germain. Il est du ministère des finances.
—Oui, chef de bureau, mais il y va si peu.
—Sa façade est en bien triste état!
—Mais on refait les plâtres de temps en temps, dit l'ami.
—Et c'est là un homme à bonnes fortunes? demanda la jeune fille.
—Trop, hélas! vous le voyez bien. Il est au mieux avec la petite du balcon.
En effet, le baron était très bien avec Angèle.
Elle ne se gênait même pas pour lui envoyer, de temps en temps, un petit salut de connaissance, malgré la présence de Chazolles, dont les pieds brûlaient sur les planches de l'avant-scène.
—Qu'est-ce que tu as? lui demanda Denise. Tu ne peux pas rester en place.
—Cette opérette m'assomme.
—Tu es difficile. Du Meilhac assisté de son ami Ludovic, musique de Lecocq.
—Et Granier est très gentille, affirma l'ami.
—Sois tranquille, ce sera bientôt fini.
On était au dernier acte.
Le petit duc dans sa tente roucoulait avec sa duchesse le langoureux duo de leur nuit de noces qui s'était fait bien attendre.
Le supplice de Chazolles touchait à son terme, mais les réflexions de sa belle-sœur, une enfant terrible, avaient mis le feu aux poudres et fait sauter la chaumière où il s'endormait de confiance sur un cœur dont il se croyait sûr.
XXI
Le baron Germain est un célibataire comme il y en a beaucoup dans les entresols des quartiers aristocratiques de Paris.
Fils d'un préfet de la monarchie parlementaire, il a hérité des habitudes d'ordre et de parcimonie de ce régime bourgeois.
Il est né vers mil huit cent trente-huit, comme Chazolles, et, son père étant mort peu de temps après son entrée dans le monde, il fut élevé par un vieil oncle, garçon et sectateur d'Épicure, dans les principes les plus larges pour ce qui concernait les jouissances de ce monde éphémère, les plus étroits pour ce qui avait trait à l'administration de sa fortune.
Elle était convenable.
Le baron qui n'avait d'autre charge que sa propre guenille, qui lui était très chère, jouissait d'une cinquantaine de mille livres de rentes, en valeurs sûres, à l'abri des éventualités.
Il réglait son existence avec une sagesse exceptionnelle et un ordre admirable. Il dressait son budget avec plus de prévoyance que celui de n'importe quel État du globe et ne livrait rien aux hasards.
Le baron savait choisir ses officieux. Il en avait deux; un cocher qui soignait son cheval et son coupé, un valet de chambre attaché à sa personne et qu'il avait baptisé lui-même du nom de Jasmin.
Il connaissait la plupart des femmes de Paris et possédait cet esprit facile qui court les rues et qu'on ramasse partout, sur l'asphalte où les gamins le laissent tomber, dans les journaux, au théâtre, surtout dans les salons, et qui s'enflamme comme une allumette par le frottement, au choc des conversations.
Ce célibataire spirituel occupait à l'entresol de la maison de Chazolles un appartement de cinq mille francs très sévère et très confortable.
Sa sagesse aurait été sans défaut, comme une cuirasse modèle, s'il avait moins adoré le sexe contraire.
Mais le baron était d'une nature aussi inflammable que le bois mort, la paille sèche ou l'amadou.
Il ne pouvait voir trotter sur l'asphalte un petit soulier cambré, avec un bas bien tiré, de soie et même de fil ou de coton, sans s'acharner à sa poursuite.
Les épaules nues des femmes du monde lui causaient des titillations étranges et il se pâmait d'aise devant une cantatrice à la poitrine haletante qui se penchait sur la rampe pour lancer une déclaration au public en roucoulant son grand air.
La femme, c'était la crevasse de ses tuyaux, la fissure de son amphore, la lézarde de sa muraille.
Aussi, à quarante ans, alors que Chazolles était d'une vigueur de cariatide, il marchait, le dos voûté, en toussant à chaque minute et sa tête branlait au moindre coup de vent, mal soutenue par un cou tremblant comme celui d'un octogénaire usé et décrépit.
A chaque pas, malgré ses efforts pour se tenir droit, il penchait comme un navire affalé sur la côte, prêt à échouer.
Il ne résistait à la décadence qu'à force de cosmétiques, de maquillage et grâce à l'habileté de son tailleur, de son chemisier et aux talents de Jasmin.
Et pourtant il avait encore une foule de succès auprès des femmes, de succès dangereux et imprudents.
Il vivait sur sa réputation d'esprit, car pour le reste il était jaugé comme une vieille futaille, qui fuit d'usure et se mange aux vers.
Certes, il ne semblait pas, pour qui n'était point au courant de sa vie, un rival à redouter.
Cependant, le duc de Charnay causa moins d'inquiétude à Chazolles que ce ramolli vacillant et caduc.
Dans l'esprit du châtelain du Val-Dieu, Angèle, qui demeurait sous le même toit que le baron Germain, avait dû le rencontrer plus d'une fois.
Évidemment ce jouisseur s'était épris des charmes de sa voisine et la courtisait. Il était en passe d'obtenir ses faveurs et s'entendait au mieux avec elle, puisqu'ils se donnaient rendez-vous au théâtre.
Il ne supposa pas un instant que le hasard fût entré pour quelque chose dans cette rencontre.
Elle était l'effet d'un concert entre eux.
Cependant, soit qu'Angèle se fût aperçue de l'attention dont elle était l'objet, soit pour toute autre cause, Chazolles ne saisit aucun signe suspect entre les deux coupables présumés.
Vainement le baron se retourna plusieurs fois vers la jolie blonde du balcon.
Elle s'abritait nonchalamment sous son éventail et l'étendait entre elle et cet adorateur compromettant, comme un bouclier.
Lorsque la pièce s'acheva au milieu des applaudissements de la salle qui rappelait le petit duc de Parthenay et sa suite, Chazolles aurait voulu attendre à la sortie sa maîtresse pour tenter une explication, la première, car jusque-là il avait eu foi en elle, mais il fut contraint d'échanger seulement à la dérobée un regard avec Angèle.
Denise le retenait.
Il lui donna le bras et la conduisit à son coupé qui l'attendait à la porte.
—Nous accompagnes-tu? dit-il à Duvernet.
Il essaya de l'entraîner.
Mais l'autre objecta un rendez-vous au café de la Paix.
Il suivrait le boulevard avec son ami le clubman, en prenant l'air.
Il serra la main de Chazolles avec une énergie significative et lui glissa ces deux mots:
—Sois prudent!
Puis le futur ministre referma, comme un simple ramasseur de bouts de cigares, la portière de la voiture qu'un excellent carrossier anglais emporta rapidement sur le macadam.
Duvernet suivit des yeux le coupé qui disparut bientôt dans l'encombrement des fiacres qui s'éloignaient dans toutes les directions.
La Porte-Saint-Martin, l'Ambigu fermaient et des milliers de spectateurs regagnaient leurs logis.
Le député du Havre, au bras du clubman, s'en allait tranquillement après avoir allumé un cigare.
La soirée était d'une douceur exceptionnelle.
On touchait au printemps.
Les cafés, éclairés par des milliers de lumières, étaient pleins de buveurs. On aurait pu se croire au mois de juin, par une nuit d'été.
Duvernet songeait à la figure si loyale de Denise, à ce bon sourire aux dents blanches, à ses beaux cheveux châtains, à ses couleurs de pêche veloutée et rougissante.
Franchement, elle était bien tentante.
Et il croyait deviner que, malgré sa calvitie naissante, il ne déplairait pas.
Mais le mariage, c'était bien aléatoire.
N'avait-il pas un exemple de plus sous les yeux?
Chazolles, son meilleur ami, l'homme le plus droit, le plus digne qu'il connût, finissait comme les autres.
La satiété était venue, malgré les qualités si touchantes de cette admirable Hélène, et lui aussi, il trompait sa femme, toujours belle pourtant, toujours séduisante, entourée de ses fillettes, deux perles, rehaussant le charme d'une mère qu'on aurait pu prendre pour leur sœur aînée.
Et pour qui?
Pour une fille de rien, car un Parisien de vieille date ne pouvait s'y méprendre. Angèle Méraud n'était qu'une femme galante que tous les gilets à cœur de l'orchestre et les habitués des avant-scènes courtisaient avec ensemble.
Chazolles en était épris au point de n'oser en parler même à son intime.
C'était donc grave!
Il entourait cette mystérieuse passion de silence et d'ombre!
Comme il s'éloignait rêvant à cette bizarrerie du cœur humain qui fait qu'on délaisse le bien pour le pire, et qu'on quitte les belles routes droites et faciles pour les chemins de traverse où l'on s'enfonce en pataugeant dans les fondrières, un coupé passa rapidement auprès de lui.
Ce coupé, petit, était attelé d'un cheval alezan très vite, et au vasistas de la portière, Duvernet crut entrevoir, comme dans un éclair, la jolie figure de la jeune fille du balcon.
—C'est une commandite, pensa-t-il.
Et après un moment de réflexion, il ajouta:
—A moins pourtant que cet imbécile de Chazolles ne lui ait donné une voiture.
Et il soupira:
—Pauvre Hélène!
Place de l'Opéra, il entra au café de la Paix.
Le baron Germain était assis à une table dans la grande salle, à droite.
Duvernet s'approcha de lui et lui tendit la main. Son compagnon l'imita.
—Seul? dit-il.
—Oui! c'est notre lot! De vieux garçons!
—Oh! fit le clubman, il y a des compensations. N'étiez-vous pas à la Renaissance?
—Ce soir? En effet, j'en sors.
—Et vous entreteniez une correspondance télégraphique avec une charmante personne...
—Au balcon? N'est-ce pas qu'elle est ravissante. Un galbe! Un montant!
—C'est vrai.
—Vous avez cru, reprit le baron, que je suis du dernier bien avec elle?
—Dame!
—Vous vous tromperiez. C'est une amie simplement, même pas une amie, une connaissance, une voisine.
—Ah! fit Duvernet intrigué.
—Elle demeure dans ma maison.
—Depuis quand?
—Dix-huit mois.
—Diable! pensa l'ami de Chazolles, le drôle n'a pas perdu de temps. Aussitôt vue, aussitôt enlevée.
—Je viens même de la renvoyer chez elle dans ma voiture. Une complaisance...
—Désintéressée? fit le clubman.
—Provisoirement, riposta le baron. Pour l'avenir, on n'en peut pas répondre.
Duvernet vit clair dans le passé.
D'un mot le baron Germain l'avait illuminé.
Ainsi Chazolles était fou de cette fille, car s'il avait changé d'avis en quelques jours, s'il s'était fait nommer député, s'il avait quitté la maison, le pays où il se plaisait depuis son mariage, depuis quinze ans, c'était à cause d'elle.
C'est pour elle qu'il avait transformé sa vie; pour elle qu'il délaissait ses enfants, pour elle qu'il faisait subir à sa femme les tortures de la jalousie, les amertumes de l'abandon.
Cette fille l'avait rendu égoïste de bon qu'il était, injuste, cruel, impitoyable. Il lui sacrifiait tout, famille, devoir, repos, et n'avait fait qu'un marché de dupe, car elle le trompait odieusement et se moquait de lui.
En un instant, il la prit en haine à cause du mal dont elle était la source.
—Elle doit être au mieux avec le duc de Charnay, dit-il au baron.
—Pourquoi le supposez-vous?
—Pour rien. Des coups d'œil échangés! Des gestes éloquents!
—C'est bien possible, fit le ramolli avec indifférence. Elle mérite qu'on s'en occupe, mais ses fredaines ne me regardent pas. C'est l'affaire du monsieur qui l'entretient.
—Il n'a pas mal choisi au physique. Sait-on qui?
—Non. Un inconnu qui vient rarement et qu'on ne voit pas. Elle n'en parle jamais.
En effet, grâce à la complicité de la concierge, il était difficile qu'on rencontrât Chazolles dans la maison, car il ne s'y glissait qu'avec les plus grandes précautions et lorsque madame Adrien s'était assurée qu'il pouvait monter sans être aperçu.
—Oh! pensa Duvernet, il faut le tirer de là.
Mais par quel moyen?
Le baron et son collègue du cercle se levaient.
Duvernet en fit autant, les salua et s'en alla lentement du côté de l'avenue Montaigne.
Arrivé chez lui, dans sa chambre où un bon feu flambait, il s'assit dans un excellent fauteuil, étendit ses jambes devant le foyer et prépara, à propos de la politique extérieure, un discours sur lequel il comptait pour ébranler le ministère déjà chancelant sur sa base et peut-être le jeter par terre.
—Attendons un peu, se dit-il en pensant à Chazolles, je prendrai l'intérieur. J'aurai la police à mes ordres et je saurai—pour rien—ce que je veux savoir. Ensuite à nous deux, ma petite Méraud! Vous n'aurez qu'à vous bien tenir.
XXII
Chazolles, en montant en voiture, avait fait du doigt un signe à son cocher.
Ce signe voulait dire:
—Allez vite.
L'ordre était facile à exécuter en quittant le boulevard encombré de voitures de toutes sortes.
Le cocher fila par la tangente.
Denise manifesta son étonnement de ce nouvel itinéraire.
—Les boulevards sont trop étroits, dit laconiquement Maurice. Dans dix ans on sera forcé de les élargir.
La jeune fille se rencogna dans son angle et garda le silence.
Son beau-frère lui semblait bien préoccupé.
Elle repassait dans son esprit les incidents de la soirée, et se disait que le trouble du mari d'Hélène n'était pas naturel, mais avec sa réserve, elle pressentait qu'en essayant de pénétrer un secret qu'on lui cachait, elle outrepasserait son droit.
Elle rentra chez elle mécontente, se laissa embrasser froidement, contre son ordinaire, par Maurice et disparut.
Chazolles rendu à sa liberté, traversa la chambre de ses enfants, souleva les rideaux de l'alcôve où les deux sœurs dormaient dans leurs lits jumeaux blancs et bleus, du paisible et frais sommeil des cœurs ignorants, passa chez Hélène qui fermait les yeux, la contempla une seconde, posa ses lèvres sur sa main qui pendait hors du lit, puis il descendit par le petit escalier desservant l'aile qu'il habitait, ouvrit une porte étroite sur la rue, et, parvenu à l'avenue d'Antin, héla un fiacre qui passait et lui donna l'adresse:
—66, rue du Colisée.
Il lui était impossible d'attendre une minute de plus.
Il lui fallait son explication.
Les soupçons que Denise avait semés dans son esprit y germaient avec une effrayante rapidité.
Pour la première fois, il comprit à quel point cette Angèle était devenue nécessaire à son existence, avec quelle puissance elle s'était emparée de tout son être et la place qu'elle tenait en lui.
La seule pensée qu'elle le trompait lui faisait bondir le cœur dans la poitrine, bouillir le sang dans les veines.
Il voyait trouble.
Jusque-là cette affection avait été tranquille. Il avait puisé dans la nouveauté de cet amour facile, rieur et jeune, parfumé comme une branche de lilas, des jouissances qu'aucune préoccupation n'avait altérées. Il avait pu croire que son secret était ignoré de tous, que rien n'en transpirait ni dans son intérieur ni au dehors.
Angèle, sous sa frêle apparence, était douée d'une sorte de vigueur printanière. Elle avait une santé exubérante, une fraîcheur de violette, de fleur qui vient d'éclore sous les baisers du soleil et les perles de la rosée.
Dans l'enivrement des premières caresses, de l'abandon sans bornes, sans réserves, où l'adorable fille savait allier la licence effrénée du fond à une certaine pudeur de la forme, chaste dans ses plus grands oublis, comme une statue de la grâce dans la nudité du marbre; au milieu des tracas de sa vie nouvelle, coupée de voyages forcés, de séances tumultueuses au Parlement, des obligations de la vie mondaine, il n'avait eu le temps de songer ni qu'il courait le danger d'être surpris ni qu'une infidélité de sa maîtresse fût possible.
Avec ses habitudes d'homme rangé, de cultivateur qui sait compter, et dont les plus larges générosités sont mesurées à l'aune du nécessaire, il croyait avoir assez fait pour enchaîner éternellement à lui cet être frivole, changeant, cruel et charmant qui s'appelle une fille.
Il avait dans les veines du bon sang bourgeois de ses aïeux, les gens de robe, qui notaient la dépense à la fin du jour sur les registres, véritables annales de l'économie de leur race, et se seraient fait un cas de conscience de jeter les écus de six livres dans les aumônières des quêteuses, ou, par les fenêtres, aux mendiants en loques de la rue.
Tout se passait honorablement mais avec une utile surveillance.
Hélène était faite d'autre sorte.
Elle avait apporté dans la maison de son mari, tenue d'ailleurs de tout temps sur un pied convenable, une générosité grandiose qui lui était naturelle, un esprit de bienfaisance princière qui lui avait conquis bien des amitiés.
Elle avait communiqué à Maurice une partie de la chaleur de son âme d'élite mais, malgré tout, le vieil homme perçait sous le nouveau.
Les Chazolles de la magistrature assise revivaient dans leur fils.
Il était rangé comme un banquier de province, ne se laissant pas entraîner plus loin que certaines limites, au delà desquelles il aurait cru voir le Vésuve et l'Etna se livrer à leurs éruptions volcaniques dans sa maison.
Nous ne le blâmons pas, nous constatons.
Chazolles ne doutait donc pas, avec ses idées d'ordre, qu'il ne se fût montré d'une générosité sans bornes envers cette petite qu'un néfaste hasard avait jetée sur son chemin et dans ses bras.
Trente mille francs de dépense annuelle représentaient à ses yeux les trésors de Golconde et l'extrême prix qu'un bon capitaliste bourgeois dont le cerveau fonctionne droit, dût mettre à un objet d'art de cette sorte.
Il oubliait, le malheureux, qu'il y a des tableaux, de vieux meubles, des épées rouillées, des vases ébréchés, des manuscrits souillés de la vénérable et malpropre poussière des siècles, que les amateurs portent à des chiffres fabuleux; que M. Châtenay achetait de laides potiches leur pesant d'or, et que le plus magnifique tableau ne vaut pas, dès qu'on estime la femme une chose à vendre, le bout du doigt d'une créature animée, vibrante, source de jouissances indicibles, de triomphes de vanité autrement vifs que ceux d'un propriétaire de galerie ou de musée, de plaisirs enfin sans pairs, les seuls qui rendent praticable une traversée de cinquante à soixante ans au milieu des sables altérés du désert de la vie; qu'enfin la Vénus de Milo, la Joconde et toutes les fresques de Raphaël réunies ne valent pas un baiser de ces statues sans égales, créées par le divin artiste qui fait les fleurs idéales, les horizons enflammés et les femmes splendides.
Il faut rendre cet hommage à Angèle qu'elle ne se livrait jamais à ces réflexions, qu'elle ne craignait point la détresse, sans s'inquiéter d'où l'argent lui viendrait; qu'elle n'avait qu'une idée vague de la valeur de ce métal et le donnait comme elle le recevait, sans le compter ni l'honorer d'un regard attentif, n'y attachant qu'un intérêt tout à fait médiocre et subalterne.
Lorsque le fiacre de Chazolles s'arrêta au seuil de sa maison, rue du Colisée, une lumière incertaine colorait les rideaux de tulle brodé des fenêtres de la jeune fille.
Il respira.
Il allait la voir.
Il renvoya son fiacre et sonna.
La porte s'ouvrit d'elle-même et il passa dans le vestibule désert sans parler à la concierge, madame Adrien, qui veillait encore dans sa loge où le gaz brûlait.
Dans l'escalier, les tapis épais étouffaient le bruit des pas.
Dès qu'il posa le doigt sur le timbre de la porte du quatrième, elle s'ouvrit et ce fut Angèle même, qui le reçut.
—Vous, dit-elle, surprise, en reculant d'un pas.
—Tu ne m'attendais pas?
—Si.
Et elle ajouta avec indifférence:
—Je vous attends toujours.
—Et ta femme de chambre?
—Elle doit dormir comme une souche, la pauvre fille.
Elle le regarda qui fermait la porte avec soin et regagna, à travers le vestibule et le salon, sa chambre à coucher où elle avait déjà jeté son manteau de fourrures sur un fauteuil.
—Il y a longtemps que tu es rentrée? demanda-t-il en se laissant tomber sur un siège.
—Non.
—Tu as pris une voiture qui marchait bien; mes compliments.
Elle répondit tranquillement:
—On m'en a offert une.
—Qui donc?
—Le baron Germain.
—Tu le connais? fit Chazolles qui se leva et s'appuya à la cheminée.
—Oui et non. Je l'ai rencontré dans le vestibule deux ou trois fois. Il m'a saluée. Je lui ai rendu son salut. Il m'a adressé la parole. Je lui ai répondu. Il aurait cru que j'étais muette. Ce soir il m'a reconnue au théâtre, et dans un entr'acte, au foyer, il m'a offert de me renvoyer dans sa voiture qui revenait sans lui.
—Pourquoi non?
—C'est léger. Il est rentré, lui?
—Est-ce qu'il rentre! Il est à son cercle ou ailleurs. En voilà pour jusqu'à demain. Il fait comme tant d'autres. Il s'use le corps et l'âme devant un tapis vert. C'est idiot, mais c'est la mode. Il n'y a rien à dire.
—Tu connais le monde. Est-ce ta tante qui t'apprend ce qui se passe au club et ce que font les gens comme le baron Germain?
—Ah! ouiche! ma tante. Elle ne connaît que les limandes, les anguilles et les barbues.
—Qui alors?
—Est-ce que je sais? Tout le monde. Tu ne t'imagines pas que je ne vois que ma tante. Ça ne serait pas à faire. J'ai des amies un peu partout. La saison dernière, à Trouville, je m'en suis fait. J'ai le diable au corps. Dès qu'on me voit on m'aime.
—Les femmes?
—Et les hommes. Tu n'es pas une femme, toi!
Elle parlait tranquillement, comme quelqu'un qui a la conscience nette.
—Tu n'aimes pas Trouville? reprit-elle. Moi si. C'est très gai. Tu m'as permis d'y aller, j'en ai profité et tu ne me l'aurais pas permis, j'y serais allée tout de même. Je ne peux pas rester des mois en cage. Autant me fourrer à Saint-Lazare tout de suite ou à Mazas. Tu ne veux pas me tenir au secret, hein?
—Ainsi tu as des amies?
—Oui, beaucoup; le plus que je peux.
—Où sont-elles tes amies? Rue de Londres?
Angèle se déshabillait devant la glace avec autant de calme que si elle avait été seule, ou en compagnie d'un King-Charles familier étendu sur un coussin.
Elle ôtait à ce moment ses superbes boucles d'oreilles en saphirs que Denise avait tant remarquées.
Elle se retourna vivement, un bras replié sous sa tête, coquettement, dans une attitude sculpturale, sa chemise retombant sur son jupon de dessous en soie bleue garni de malines.
—Pourquoi dis-tu rue de Londres? fit-elle.
—Pour rien.
—Si; tu as une idée, dis-la.
—Parce qu'on te rencontre souvent de ce côté.
—Qui ça, on?
—Le premier venu; Duvernet, d'autres.
—Il ne m'aime pas ton ami Duvernet.
—Il te connaît à peine.
—Tu crois ça. Pourquoi donc me lance-t-il des regards farouches partout où il me voit?
—Laissons Duvernet.
—Je te dis qu'il me déteste. Qu'est-ce que je lui ai donc fait, à cet animal? Est-ce que je lui ai vendu des pois qui ne cuisent pas?
—Ne te fâche pas et réponds-moi. Où vas-tu, rue de Londres?
—Je vais où je veux. Chez des amies à moi qui y demeurent. Est-ce que je ne suis pas libre? Est-ce que je dépends de personne? Qu'est-ce que c'est que cette demoiselle qui était dans ta loge, au Petit Duc?
—Ma belle-sœur.
—Mademoiselle Châtenay?
—Oui.
—Elle est très jolie!
—Tu trouves? dit machinalement Chazolles.
—Parfaitement. Elle est très jolie, mais elle me reluquait tout le temps comme une bête curieuse. Je crois qu'elle se doute de quelque chose.
—Bah! Est-ce qu'on nous a jamais vus ensemble?
—Oh! mon cher, ça n'est pas nécessaire. Les femmes, vois-tu, si elles n'ont pas la force, elles ont la finesse. La plus sotte roulerait dix députés comme toi et ton ami Duvernet, le malin!
Elle avait achevé sa toilette de nuit.
XXIII
Elle vint se poser, légère comme un oiseau, sur la chaise longue auprès de Maurice, qui, la tête appuyée sur ses mains, semblait en proie à une incertitude qui l'exaspérait. Ses ongles égratignaient son crâne sous ses cheveux noirs, brillants et frisés. Il y avait dans le ton d'Angèle, malgré son calme et sa douceur apparente, une sorte d'ironie provocante et de dédain, une affirmation de liberté qui contrastait avec sa soumission habituelle.
Elle prenait l'attitude d'un écolier surpris en faute, qui se redresse devant le pion et s'écrie en le regardant:
—Eh bien, après?
Chazolles était furieux, furieux de son ignorance et de son impuissance. Il devinait une tromperie et n'en avait pas la preuve, insaisissable et fuyante.
Il ne regardait pas Angèle toute fraîche, sentant bon, très excitante dans sa chemise de batiste, fine comme une toile d'araignée, avec des entre-deux de dentelles de prix. Elle avait encore ses bas de soie écrue, assortis à sa toilette de la soirée, et ses petits souliers qui découvraient un pied souple, fin comme celui d'un enfant.
—Voyons, dit-elle, en se laissant glisser à terre et en posant ses mains sur les genoux de Chazolles, qu'est-ce qui te prend? Toi qui es gentil d'ordinaire, qui ne m'as jamais fait une querelle, tu arrives comme un brutal avec tes questions de commissaire de police; tu boudes comme un jaloux ridicule; tu as l'air prêt à chicaner sur tout et sur rien; sur le baron Germain, un gâteux usé et sur la rue de Londres qui n'est pas plus ma rue qu'une autre. Qu'est-ce que tu lui veux à ce ramolli et en quoi te déplaît-elle cette rue? Est-ce qu'il ne te paye pas son loyer? Ou si c'est un crime d'être poli avec moi? C'est sa nature à ce baron.
Quand il me rencontre, il a des manières aimables. Il se courbe comme il peut, car l'échine n'est pas flexible, il s'en faut! Et quelquefois il est assez téméraire pour me dire: Comment, c'est vous, mademoiselle? Si tôt ou si tard?—Ça dépend de l'heure.—Ou: Je ne m'attendais pas à cette bonne fortune de vous rencontrer! Vous allez me porter bonheur. Je suis sûr que je vais gagner aujourd'hui.—Un jour même il s'est enhardi jusqu'à cette bêtise: Je parierais que vous êtes une vraie mascotte! Vous mettez la guigne en fuite.
Ce soir il m'a vue au balcon. S'il m'a fait de l'œil, c'est ta faute. J'étais seule. Il était dans son droit. Est-il cause si tu es marié et si, avec toi, il faut des tas de précautions? Une femme au balcon d'un boui-boui, que veux-tu qu'on en pense? Qu'elle est là pour qu'on lui fasse la cour! Je te défie de me prouver le contraire. J'ai accepté son coupé pour revenir. Fallait-il le refuser? Il est vrai qu'il est resté trois minutes dedans jusqu'à la place de l'Opéra. Je ne pouvais pas le jeter sur le macadam. Là, il est entré à son cercle ou au café. Est-ce grave? Et tu t'avises d'être jaloux d'un vieux délabré comme le baron! Un être que tu flanquerais le nez sur le tapis avec une chiquenaude! Allons, monsieur! Vous ne me faites pas honneur. J'ai plus de goût.
—Et le duc?
—Quel duc?
—Charnay, le duc de l'avant-scène.
Elle chercha dans sa mémoire, les yeux au plafond.
—J'y suis, fit-elle, très bien, celui-là. De la jeunesse! une élégance, un chic! Je l'aimerais mieux. Il n'est pas à se tuer pour lui, mais moins défait que le pauvre baron. Et un nom qui sonne.
—Il t'a beaucoup regardée...
—Ah! tu as vu?...
—Très bien.
—Tu as dû être flatté.
—Pourquoi?
—Si on me regarde, c'est qu'on me trouve à peu près... Et c'est agréable pour le monsieur. Tandis que s'il a une maîtresse et que les autres crachent dessus, il est vexé.
Il n'osa insister. L'assurance d'Angèle le renversait. Il jouait un sot rôle, s'il l'accusait pour des riens.
Elle se fit câline, caressa Maurice avec des mots balbutiés à son oreille et enfin parvint à le dérider.
—Ainsi, lui dit-elle, tu me fais l'honneur d'être jaloux! Je pensais tous ces temps: Il ne m'aime pas. Il me laisse courir à droite et à gauche où je veux, sans s'informer, sans craindre qu'on me vole. Il ne tient pas à moi. Ce soir tu me fais plaisir. Enfin! tu t'aperçois donc que je vaux quelque chose, qu'ils peuvent être tentés et te souffler ton bien. J'en suis presque fière. D'autres se fâcheraient, moi, je te sais gré de ta colère. Ainsi tu m'aimes?
Il la releva et l'attira sur ses genoux.
Longtemps il la regarda de tout près jouant avec ses cheveux blonds, qu'il s'amusa à dénouer et à répandre sur ses épaules.
Il contempla ces traits si purs, ces yeux limpides, qui ne se baissaient pas devant les siens, ces lèvres de pourpre qui appelaient les baisers.
—Si je t'aime, dit-il. Hélas! tu ne sauras jamais à quel point.
Et avec une violence dont il ne lui avait pas donné d'exemple, il se répandit en aveux, en prières et en menaces.
—Ce que m'a coûté ton apparition là-bas, au Val-Dieu, tu ne peux pas le comprendre. J'ai gâché ma vie entière pour toi. Quand j'y songe, il me semble que c'est un rêve et que je ne suis pas vraiment éveillé. Il a fallu pour que je rompe avec mon passé, une attraction plus violente que celle du pôle sur la boussole, plus forte que l'électricité, que la dynamite et les puissances des inventions modernes. Je prospérais dans ma paisible existence comme un arbre planté dans une terre féconde.
Aujourd'hui, je suis comme une épave de navire abandonnée aux vents et à la mer. Je ne sais plus où je vais. Sans toi, Paris me fait horreur. Seule, tu m'y retiens et m'y attaches. Ce que j'y vois me froisse et m'écœure. Ces courses effrénées après la fortune, ces bousculades brutales de gens escaladant le pouvoir, ces discours sonores et creux, futiles dans leur solennité, me donnent des nausées.
Je suis député et, ma parole, je me demande à quoi je sers et si je ne vole pas les sommes que je coûte à mon pays. Je ne suis bon à rien, qu'à penser à toi.
Mais le mal n'est pas là; j'ose à peine me montrer dans ma famille et j'y reste le moins que je peux.
Ces mensonges, ces fourberies auxquels je suis astreint, m'exaspèrent. La duplicité me répugne. Je me fais honte à moi-même. Et, quand mes filles me tendent le front, comme à l'ordinaire, j'ai des tentations de leur crier: Mais allez-vous-en donc, je suis indigne de votre affection.
Je supporte pourtant tout à cause de toi. Dès que je te vois, que je repose mes yeux sur ton éclatante beauté, comme ce soir, j'oublie le reste. Tu es devenue pour moi l'étoile du berger qui me guide à travers les événements et, en te regardant, je marche la tête dans les nuages, sans penser à ce que je foule aux pieds sur la terre. Je ne vois rien de plus et, dans ce petit coin où tu es, j'ai concentré toutes mes affections.
Je n'ignore pas que tu es exposée à mille pièges, que tu ne peux faire un pas sans être en butte à des sollicitations qui te viennent de toutes parts. Je te voudrais laide pour être sûr que personne ne porte envie à ton mystérieux amant, ou enfermée sous des verrous pour mettre une barrière entre le monde et toi.
Par malheur, une femme qui te ressemble n'est pas faite pour être cachée sous un boisseau. Tu crèves les yeux des gens qui sont à la recherche des belles filles comme la lumière électrique frapperait un sauvage qui ne l'aurait jamais vue. Qu'on t'admire, c'est bien, mais je ne veux pas que tu sois à d'autres, entends-tu?
—Et si cela était?
—Je ne sais pas ce que je ferais.
—Un éclat peut-être.
—Qui sait?
—Un législateur! Ce serait du propre. Du scandale! Pourquoi me regardez-vous avec ces vilains yeux? Vous me faites peur, en vérité.
—Ce n'est pas mon intention, mais je t'aime tant.
—C'est entendu.
—Tu as été bien coquette ce soir et...
—Quelle femme ne l'est pas?
—J'en ai beaucoup souffert.
—Je ne vous croyais pas tant de nerfs.
—Ni moi non plus. Je m'étonne moi-même. Je me supposais plus fort contre une pensée qui m'est venue, celle que tu me trompes sans doute.
Elle haussa les épaules et se leva.
—Vous avez des papillons noirs, ce soir, monseigneur; laissez-moi dormir.
Il voulut la retenir, mais elle se dégagea et s'en alla vers son lit du pas indécis et avec le regard en arrière d'une nymphe qui fuit aux saules.
—Des papillons noirs, en effet, mais gros comme des chauves-souris ou des hiboux, dit Chazolles.
Il se secoua comme pour chasser un frisson.
—Je m'en vais. Décidément je suis trop triste.
—Bonne nuit donc, mon ami, dit-elle en se glissant sous les couvertures. Allez et regagnez le sanctuaire de la famille. Allez, despote; allez, tyranneau.
Il s'assit une minute au chevet du lit, indécis, la serra dans ses bras nerveux en la berçant comme une petite fille, avec des précautions et des délicatesses de père. Il déposa sur son front qu'elle lui tendait un baiser en lui glissant à l'oreille ces mots:
—A demain.
—Bien, fit-elle, et tâchez de noyer vos soucis dans la Seine, avant de revenir. En sortant fermez bien la porte, de peur des amoureux. Ah! Vous éteindrez le gaz de l'antichambre, s'il vous plaît.
Elle écouta, l'oreille tendue, le bruit des pas sur le tapis, entendit la porte qui se refermait et, se levant rapidement, elle griffonna à la hâte quelques lignes, à la lueur de sa veilleuse.
«Mon petit duc,
»Prends-moi demain pour les courses, rue de Londres. Je serai flattée de me pavaner dans ton coupé, à cause des armoiries, si toutefois ces gredins d'huissiers ne te l'ont pas saisi. Un conseil: mets cinq louis sur Mohican, si tu les as. Il gagnera, on me l'assure et, à douze contre un, il te tirera de la panne pour vingt-quatre heures. Une autre fois tâche d'être moins expressif dans tes œillades. Tu as failli me compromettre. Un comble!
»Ton ancienne et toujours nouvelle,
»Angèle.»
Puis elle alluma une bougie et la posa sur la fenêtre.
—Le signal du baron, fit-elle. Si Chazolles le voyait, c'est lui qui ne serait pas content. Tant pis. Il m'ennuie à la fin avec ses phrases. Il m'aime! Eh bien! Et les autres!
Elle réfléchit:
—Il est vrai qu'il vaut mieux que le baron, le duc, le jeune Abraham et le reste. Tous crevants! Des petits vieux dont les poumons et la bourse agonisent. Pas celle du juif. Ces gens-là ont des trucs pour se remplumer avec le duvet des autres! Mais ce qu'il est prétentieux et embêtant! C'est à le gifler!
Elle s'était mise à genoux devant le foyer et remuait les charbons dans la cendre, lorsque le bruit d'un coupé qui s'arrêtait dans la rue se fit entendre. Puis la grande porte s'ouvrit et la voiture roula sous le vestibule avec un bruit qui ébranla l'immeuble comme un château de cartes.
XXIV
Cinq minutes après elle entre-bâilla sa porte de nouveau et prêta l'oreille.
Un pas lourd accompagné d'un gémissement asthmatique, pareil à celui d'un soufflet de forge, gravissait l'escalier et bientôt un habit noir se glissa dans l'antichambre, en murmurant avec difficulté ces mots:
—C'est vous?
—Oui.
Le personnage se jeta sur le divan de peluche jaune qui garnissait un côté de l'antichambre.
—Laissez-moi reprendre haleine, dit-il; c'est le mont Blanc ici! Dieu! que c'est haut! Vous permettez?
Il le fallait bien.
Un étage de plus et l'habit noir tombait sans connaissance.
—C'est mal ce que je fais là, m'sieu le baron, dit la jeune fille avec une pose contrite et moqueuse.
—Je ne trouve pas, répliqua l'autre en respirant entre chaque mot.
—Je trompe mon ami.
—S'il n'en sait rien, où est le mal, puisqu'il n'en souffre pas? Vaudrez-vous un liard de moins au lever du soleil? Non. Alors où est le préjudice causé?
—Vous avez réponse à tout. Vous êtes un être bien dangereux!
—Sommes-nous faits pour violer les lois de la nature? Non. Les hommes et les femmes ont été créés pour se tromper réciproquement. C'est le divin auteur qui l'a voulu. Nous suivons le précepte.
—Vous allez mieux?
—Merci, je commence à me remettre. Je me souviens d'une ascension dans ce genre-là. C'était au Righi, mais il y a un chemin de fer. Ici, il n'y a pas même d'ascenseur. Cette bicoque retarde horriblement. Mais vous y êtes. Vous daignez l'habiter. Cette faveur permettra au propriétaire de louer son entresol à bon prix. Sans cette découverte je donnais congé ou j'exigeais un fort rabais.
Ce visiteur tardif, évidemment attendu par mademoiselle Méraud, n'avait rien de parfaitement frais que sa toilette.
Un homme du meilleur monde retour de soirée.
Ses traits blafards étaient fatigués; de courts favoris, très clairs, frisés par le coiffeur, ombrageaient les joues molles, vers les oreilles. Le crâne était déplumé, les yeux mourants, la bouche usée, fripée comme une loque.
L'ensemble était pauvre, flétri et cependant l'homme ne produisait pas une impression désagréable.
Le masque était éclairé par une flamme intérieure, comme la corne d'une lanterne par un bout de bougie.
Cette flamme, c'était l'esprit du célibataire narquois, toujours prêt aux saillies, aux critiques, aux mots qui relèvent la conversation comme le piment les sauces, amusent, raillent et souvent déchirent comme des griffes.
Le baron Germain—car c'était lui—cachait les siennes sous le velours de ses politesses.
Il s'était relevé, non sans peine, en portant la main gauche à son échine dépourvue de souplesse et devenue d'une inquiétante sensibilité.
—J'ai vu le signal, ange de ma vie, dit-il, et je suis accouru... à votre paradis.
—Ange de ma vie est exagéré. Combien en avez-vous eu comme moi!
—Je ne compte plus mes conquêtes,—il faut dire les femmes qui m'ont conquis,—mais je les estime à leur valeur. Jamais, jamais, non jamais, je n'ai vu une merveille qui vous puisse être comparée. Et s'il m'est permis de dire que j'ai vaincu parfois, nulle part ce ne fut avec tant de joie.
Angèle se dirigeait vers sa chambre à coucher.
—Suivez-moi, dit-elle. Nous serons mieux ailleurs pour causer. On grelotte. Je ne comprends pas les oiseaux de nuit comme vous.
Au milieu du salon, il s'arrêta en apercevant la clarté amoureusement voilée de la lampe du sanctuaire.
—Salut, demeure chaste et pure, fredonna-t-il avec un filet de voix exécrable.
Un miracle de goût, le sanctuaire.
Sur le seuil il fit une nouvelle station en joignant les mains.
—Asile enchanteur, dit-il, dont je voudrais être le seigneur suzerain. Savez-vous qu'il fait bien les choses, votre ténébreux adorateur, bien qu'il vous perche un peu haut.
—Cette chambre ne vous déplaît pas?
—Un duvet! Et comme c'est agréable à respirer ces odeurs subtiles qui circulent dans l'air et qu'on absorbe avec tant de plaisir. Femelle perfide! Et vous trompez cet esclave de vos beautés!
—Hélas!
—Seriez-vous femme s'il en était autrement? Après tout, il est peut-être mauvais?
—Non.
—Affreux et contrefait?
—Non.
—Jaloux?
—Quelquefois.
—D'un tempérament affaibli?
—Pas du tout. D'une pichenette il vous enverrait dans la rue à travers les carreaux.
—Sapristi! fit le baron, il n'est pas caché là quelque part, dans une armoire, au moins?
—Ne tremblez pas.
—Alors, dit le noctambule qui avait pris, sur la chaise longue devant le feu rallumé, la place de Chazolles, confiez-moi le secret. Soyez franche. J'aime à m'instruire et la question des femmes m'a toujours plus vivement intéressé que les douanes dont je suis chargé aux finances. Pourquoi le trompez-vous!
—Là, bien franchement, je ne sais pas.
—C'est par suite d'un penchant naturel.
—Je le crois.
—Une intrigue vous est nécessaire pour vivre comme du millet aux serins, sans comparaison.
—Pas une, plusieurs. Et puis les jours sont longs.
—Et les nuits? dit le baron en enlaçant de son bras, un peu raide, la taille de la jeune femme.
—Elles sont faites pour dormir. On a le sommeil.
—Pas celle-ci, fit amoureusement l'homme des douanes, avec une grimace de Priape.
—Si, celle-là plutôt qu'une autre.
—Vous voulez donc ma mort!
—Non, au contraire!
—Je vous affirme que cette désillusion me tuera!
Elle prit sur une table, en allongeant son bras blanc, que le baron couvrit de baisers au passage, un miroir d'argent bruni, à main, et le tendit à son adorateur.
—Voyons, considérez-vous, de bonne foi, dit-elle. Vous avez besoin de repos plus que de folies. Soyez franc à votre tour et convenez-en.
Le baron obéit; un soupir s'échappa de sa poitrine en même temps qu'un léger accès de toux.
—Peut-être, dit-il.
—Vous voyez bien.
—Mais pourquoi, enchanteresse, m'avez-vous accordé, cette nuit...
—Un rendez-vous?...
—Que je sollicite depuis si longtemps en vain.
—Vous allez le savoir. Il y a des moments où ma solitude me pèse. Mon amant a une famille qui le tient et dont il m'assomme. Je ne peux pas sortir avec lui. Jamais de parties fines, point de voyages; le spectacle comme ce soir, toute seule dans un coin.
—Mais il y a le duc de Charnay! il parle assez de son Angèle.
—Une ancienne liaison!
—Qui renaît de ses cendres de temps en temps.
—Vous savez; quand on a soupé ensemble, il est difficile de refuser...
—Ce qu'on a déjà donné.
—Mais il m'est insupportable avec ses manières de coquette, ses bijoux aux doigts, ses diamants à la chemise. Ce n'est pas un homme, c'est une poupée, un mannequin de tailleur, et je suis sûre qu'il ne passe pas auprès d'une fontaine sans se mirer dedans. Et pas le sou. Il est obligé de compter et nul besoin de savoir beaucoup d'arithmétique pour additionner ses biens. Prodigue en apparence, ladre au fond comme un usurier. Il ressemble aux papillons. De la poudre d'or sur les ailes. Quand on a soufflé dessus, il n'en reste rien.
—Et le jeune Abraham?
—Autre misère. Bête comme une oie et encore, s'il avait été au Capitole...
—Il ne l'aurait pas sauvé.
—Je le crains. Il m'agace les nerfs, celui-là.
—La vérité, c'est qu'il est mortel.
—Il ne parle que de ses amis, le marquis, le prince, le comte, ou du cheval qui va gagner le Derby de Chantilly ou le grand prix. C'est bon un quart d'heure, mais après!
—Il recommence.
—Un cheval de manège. Il tourne dans le même cercle, et...
—Il est vicieux?
—C'est ce qui vous trompe. Il n'a pas même assez d'esprit pour ça.
—Vous les traitez bien vos amis!
—Comme il faut.
—Et moi? Vous en direz autant dans huit jours. Ça promet.
—Vous n'avez rien à craindre.
—Pourquoi?
—Parce que vous me plaisez.
—Vraiment?
—Puisque je vous le dis.
—C'est aimable.
—Vous n'êtes pas beau!
—Oh!
—Vous êtes vidé comme une noix de coco où une bande de guenons a fourré le museau.
—Continuez.
—Je ne vous suppose ni généreux, ni magnifique; au surplus, je n'y tiens pas.
—Allez toujours.
—Vous êtes chauve que c'en est scandaleux. Une nudité.
—Ensuite?
—Vous n'êtes pas de la première jeunesse.
—C'est vrai.
—Et je vous ferai remarquer que vous faites peu d'honneur aux femmes que vous accompagnez, car vous n'êtes même pas décoré!
—Vous plaît-il que je le sois demain?
—Je n'y tiens pas. Mais vous avez une qualité supérieure.
—Enfin!
—Vous connaissez le monde et vous êtes malin comme un singe. Il y a donc du plaisir à vous entendre.
—A m'entendre seulement?
—C'est déjà quelque chose. D'autre part vous êtes mûr pour le protectorat. Vous avez l'air d'un oncle qui mène sa nièce dans le monde. Vos façons galantes dans l'intimité font toujours plaisir aux femmes. On m'a conté qu'il y a une ancienne école de vieux polis. Vous en êtes, et je ne serais pas fâchée de la connaître. Jusque-là je n'ai vu que la nouvelle, et franchement...
—Elle manque de formes!
—Elle en a, mais de mauvaises.
—Mais l'autre, le protecteur mystérieux, l'inconnu, il est donc de la nouvelle?
—Lui! Il n'est d'aucune. Il ne ressemble à personne.
—C'est un original.
—Comme vous dites. Il aime gravement, passionnément, avec violence. Il a des phrases qui vous remuent, quoi qu'on veuille, et des doigts d'acier qui vous lanceraient par dessus une balustrade, celle de la colonne Vendôme par exemple, sans effort, de façon à vous aplatir sur le pavé d'en bas, comme une merluche. Pardon de cette comparaison. Un souvenir d'enfance!
—Je sais.
—On parle donc beaucoup de moi au club?
—Beaucoup!
—Lui, c'est un mélange de sévérité et de bonté extrême, de douceur et de brutalités subites, de colères et d'aménités passionnées. Je ne le compare à personne.
—Et vous l'aimez?
—Peut-être. S'il était constamment près de moi, je puis vous le confesser, il me semble que je l'adorerais comme un Dieu; mais c'est plus fort que moi, j'ai horreur de la solitude. Le désert me fait peur. Huit jours de réclusion me rendraient folle. J'ai besoin de bruit, de soleil, d'air, de paroles, d'intimités, de tout. C'est mon malheur et celui des gens qui s'attachent à moi. Maintenant, mon cher baron, vous me connaissez comme si vous m'aviez faite. Allez-vous-en!
—Déjà?
La pendule sonnait trois heures du matin.
Le baron ne se pressait pas de vider les lieux.
—On est si bien ici! dit-il.
—Oui, mais je ne veux pas suivre votre exemple, faire de la nuit le jour et du jour la nuit, pour me faner, attraper des pattes d'oie et perdre mes cheveux. Je n'ai que ma jeunesse et la beauté du diable. Je tiens à les garder. Allez-vous-en.
—Il le faut, soupira le voisin. Pourtant, j'espérais mieux.
—Je vous ôte une illusion. Vous me jugiez autrement, meilleure, plus facile.
—Vous êtes une petite fée.
—Et puis c'est commode, n'est-ce pas? Je suis là dans votre maison, sous la main. Pas de temps à perdre! Un bouquet de temps en temps, et des bonbons au jour de l'an! Avouez.
—Mais...
—Avouez donc. Vous n'y perdrez rien. Vous êtes un homme d'esprit, et votre devise est: Tout pour moi! Si elle ne me déplaît pas, pourquoi la tairiez-vous? Ainsi, nous serons bons amis à l'avenir.
—Je le veux bien. Avec les libertés nécessaires.
—Scélérat! profond scélérat!
—Quand scellons-nous le marché?
—Quand vous voudrez.
—Au café Anglais, dans un coin discret.
—Ou ailleurs. Rien ne presse; mais à une condition.
—Laquelle?
—Bouche cousue!
—Je le jure.
—Surtout dans la maison.
—Partout. En galant homme.
—Que vos gens eux-mêmes ne se doutent pas de cette liaison...
—Adultère!
—A peu près.
—Ce coup de canif sera ignoré. Ah! çà, dit le baron, vous l'aimez donc, l'inconnu, le maître que vous craignez tant de le perdre?
—Je n'en sais rien. Je l'ai bien aimé six mois! Ah! c'est un beau chevalier! Oui, je suis restée six mois fidèle!
—Six mois, soupira le viveur, une éternité! C'est incroyable et magnifique.
—Surtout à présent, n'est-ce pas? Il n'y a plus d'amours, il n'y a que des toquades.
—Beaucoup de vrai dans ce que vous dites!
—Et maintenant, pour la troisième fois, je vous en conjure, allez vous coucher, mon... ami!
Le baron battit en retraite vers la porte en faisant de fréquentes conversions vers l'ennemi contre lequel il se livra à quelques tentatives repoussées sans difficulté.
—Vous allez me laisser des regrets, dit-il.
—Cela vaut mieux qu'une courbature.
Elle était adorablement séduisante dans son peignoir de satin. Il lui baisa les mains avec un tremblement sénile qui agita son corps usé comme des feuilles sèches battues par un vent d'hiver.
—Oh! voir... murmura-t-il.
—Naples et mourir, acheva Angèle en lui fermant la porte au nez.
—Elle est diabolique, cette créature, pensait le chef du bureau des finances en descendant les quatre étages qui le séparaient de son entresol. Elle aura ma fin.
Il ne pensait pas dire si vrai.
Lorsqu'arrivé dans sa chambre, après avoir tourné sans bruit la petite clef qui ouvrait sa serrure, un bijou de Fichet, il s'étendit sur son lit avec une suprême sensation de bien-être:
—Ma foi, se dit-il, en rêvant aux jouissances d'un dîner fin, en compagnie de cette ravissante fille, elle réunit les conditions d'un confortable exquis. Capitonnage moelleux, taille souple, vingt ans, un sourire divin sur des lèvres de rose, et pour comble d'allégresse, dans ma maison, dans ma propre maison! Idéal.
Il fut tiré de son extase par une douleur sourde qui lui courait dans le dos, du haut au bas de l'échine.
—Aïe! murmura-t-il, encore une indiscrétion de cette misérable et une invite à la sagesse!
A la lueur de la veilleuse, il vit dans sa chambre, tendue de drap carmélite, le portrait de son père sortant du cadre d'or, en habit brodé, son habit de préfet. La tête souriait de ce sourire administratif du fonctionnaire, stéréotypé sur les lèvres, mais le peintre n'avait pu éviter les rides précoces que les excès avaient imprimées au visage du spirituel jouisseur.
Une sorte de douleur continue, de souffrance habituelle perçait sous ce sourire faux et d'emprunt.
Le baron n'avait que cinquante ans au moment de sa mort et on lui en aurait donné soixante-dix. Veuf de bonne heure, il était trépassé pour avoir abusé des plaisirs de toute sorte, la table, le jeu, et surtout les femmes.
Son fils suivait ses traces et enchérissait sur ses vices.
—C'est héréditaire, pensa-t-il. Je n'y échapperai pas.
Et il se souvint du conseil du célèbre docteur Guérin qui, la veille encore, lui avait répété à l'Opéra, au foyer de la danse, entre deux figurantes qui le lutinaient:
—Mon cher baron, il faut enrayer. Il n'est que temps.
Enrayer, c'est-à-dire s'inhumer tout vivant!
—Bah! encore quelques jours. Encore cette folie. D'ailleurs cette petite me constituera une liaison sage, sans ardeurs dévorantes. La prendre, c'est presque me ranger. Rangeons-nous!
Il se demanda quel était ce protecteur et pour quelle cause il s'entourait de tant de mystère.
Mais cette énigme ne troubla pas son sommeil.
Il s'endormit et revit dans ses songes de célibataire des légions de belles filles qui lui envoyaient des myriades de baisers et l'accablaient d'énervantes caresses. Une tentation de Saint-Antoine à laquelle il n'avait jamais résisté!
De son côté, Angèle se mit au lit avec l'insouciance qui était la base de son caractère.
—A-t-il assez rôti le balai! pensa-t-elle. Est-il assez fripé, ce vieux-là!
Elle le comparait à son amant. La belle tête brune de Maurice lui apparut avec son expression de colère quand il ravageait ses cheveux de ses ongles en supposant qu'elle le trompait peut-être.
—Mais je ne vaux pas mieux que les autres, mon pauvre ami, dit-elle en s'adressant à lui comme s'il avait été présent. Et elles ne font que cela, les autres!
Le lendemain, au moment où elle s'éveillait vers onze heures, sa femme de chambre, Michelle, lui remit deux billets.
L'un était de Maurice. Elle le lut en l'entrecoupant de réflexions.
«Mon amour,
»Je ne pourrai te voir aujourd'hui, on m'annonce une interpellation, des réunions!»
—Qu'est ce que cela me fait, une interpellation?
«C'est une conspiration contre le ministère qui pourrait bien rester sur le carreau.»
—Ce n'est pas moi qui l'empêcherai de se casser le nez. Ceux-là ou d'autres.—Guibollard ou Beauminet, je m'en bats l'œil.
«On m'engage à prendre la parole. C'est peut-être l'occasion de me signaler comme mes collègues en alignant quelques périodes.»
—Le besoin s'en faisait sentir, mon tendre ami!
«Je veux m'y préparer et faire quelques visites. Je suis désolé de te laisser seule.»
—C'est navrant et à fendre le cœur.
«Demain nous nous reverrons. Viens à la Chambre et mets-toi en face de la tribune. Tu m'inspireras.»
—O Égérie! Quel honneur!
«Je t'envoie une carte pour le Palais-Bourbon.
»Mille baisers.
»T. M.»
—C'est gai les discours, pensa-t-elle. Nous verrons. Et voilà les parties de plaisir de mon député. L'amour à huis-clos et les discours en public! Pourquoi pas les enterrements?
Elle ouvrit la seconde lettre timbrée de la poste:
«Mon bijou précieux,
»Ne remettons jamais au lendemain ce que nous pouvons faire tout de suite. Je vous attends ce soir, à sept heures et demie, au Café Anglais. Ensuite, j'ai une baignoire pour les Variétés. Nous verrons la Femme à papa. Cela vaut toujours bien une tragédie.
»Mille et un baisers.
»Ton esclave fidèle.
»B. G.»
—Mille et un! Un de plus que l'autre! Pauvre baron! il sera mort avant d'avoir fini.
Elle jeta les deux lettres sur la table et s'occupa de sa toilette.
—Réunion à Longchamp! Et le duc qui doit venir me prendre!
Elle sonna Michelle:
—Superbe, madame, pas un nuage!
—Alors ma robe Henri III en velours bleu. Je veux être magnifique.
—Madame sort?
—Je vais aux courses.
—Seule?
—Sans doute. Est-ce que je ne sors pas toujours seule? La destinée!
—C'est vrai.
Angèle tordait ses cheveux devant sa toilette, ses longs cheveux à pleines mains et d'une nuance si rare, si chatoyante, sous son toquet à plumes!
Elle se prépara longuement, s'amusant aux mille soins de la mondaine, à ces futilités exquises qui la rendent si séduisante qu'on se damnerait pour elle.
Elle attacha ses belles boucles de saphir à ses oreilles et, à une heure, elle se contemplait devant sa psyché, serrée dans sa robe bleue, fraîche comme un bouquet dans sa collerette, et pareille à une jeune et resplendissante comtesse de Sauves, ressuscitée et plus belle.
Puis après avoir becqueté comme un oiseau quelques miettes de pain sur la nappe éclatante où son couvert était mis, elle descendit les escaliers en soutenant ses jupes de sa main gantée de longs gants de Suède et, arrivée devant la loge de la concierge, elle s'arrêta.
—Il n'y a pas de lettres, madame Adrien?
Madame Adrien répondit avec une certaine raideur:
—Non, rien.
Il était évident qu'elle méprisait énergiquement la favorite du maître.
Pourtant elle se ravisa:
—Vous sortez? dit-elle plus courtoisement.
—Oui, madame.
—Et où allez-vous, si ce n'est point une indiscrétion?
—Devant moi, riposta Angèle qui se vengeait.
Mais elle se ravisa à son tour.
La concierge était une puissance à ménager.
—Il fait si beau qu'on ne peut pas se résoudre à rester en prison.
Et avec un air de commisération:
—Je vous plains d'être attachée à votre chaîne. Moi, je vais respirer dehors, je ne sais où, au hasard. C'est si bon le printemps!
Madame Adrien soupira.
Elle n'en voyait rien des printemps qui se succédaient. Elle ne respirait d'air des champs que celui que le vent lui apportait dans une giboulée de mars ou une bourrasque d'orage. Elle ne voyait de soleil que ce qu'il en pénétrait, quand il était à son zénith, dans le gouffre de sa cour ou par la fenêtre de sa loge lorsqu'un rayon s'y égarait.
C'était son désespoir. Elle avait la nostalgie de la campagne où elle courait dans son enfance sur les gazons émaillés de pâquerettes, comme d'autres ont la nostalgie du pays, ou les prisonniers celle de la liberté.
—Bonne promenade, madame, dit-elle.
Et comme Angèle allait s'éloigner:
—Vous savez, reprit-elle, votre tante est venue s'informer. Il y a longtemps qu'elle ne vous a vue. Ce n'est donc pas chez elle que vous allez? Je le croyais.
La flèche du Parthe!
—J'ai une amie, dit négligemment Angèle, rue de Londres et elle me donne une chambre quand je veux. Je ne sais pas comme vous faites pour rester seule. Moi, je ne peux pas.
Elle s'en alla rapidement, très vexée.
Qu'est-ce que sa tante avait donc besoin de venir la compromettre et de patauger dans ses affaires?
Au coin de l'avenue Marigny, elle aperçut un coupé qui stationnait.
C'était celui du duc de Charnay.
A son approche, le valet de pied descendit et ouvrit la portière.
—Tiens, dit Angèle au duc, on ne t'a pas encore vendu tes chevaux, monseigneur?
—Non, ma petite. Mon créancier, le plus fort, Moïse Blunner, m'a même prêté cinq cents louis à une condition.
—Que tu te maries?
—Oui, avec une femme qu'il me propose.
—Du soigné, une femme de Blunner!
—C'est ce qui te trompe. Une fille adorable, la nièce d'un agent de change.
—De l'argent gagné facilement, alors! Tu acceptes?
—Si je ne peux pas éviter le coup.
—Et qui s'en ira facilement, conclut Angèle, comme il est venu.
Les chevaux filaient du côté de l'Arc de l'Étoile.
XXV
Lorsque quelque orage parlementaire menace de foudroyer les Titans des ministères, il se manifeste une agitation autour de la Chambre, pareille à celle d'un cloaque ou d'une mare à grenouilles dans laquelle un polisson a lancé un caillou.
Les cercles concentriques de cette agitation expirent vers les latitudes de l'Officiel, au quai Voltaire, et à l'avenue de Latour-Maubourg, au delà du ministère des affaires étrangères.
Mais il existe deux endroits d'où un observateur peut à coup sûr prédire les événements et annoncer la tempête.
C'est le restaurant du Palais-Bourbon, rue de Bourgogne, et le café d'Orsay.
On voit, aux approches des séances décisives, les députés, les secrétaires d'État, les ministres, les fonctionnaires, amis du cabinet qui s'en va,—ils sont rares—ou dévoués au cabinet qui vient,—on ne les compte plus,—se rassembler dans ces lieux où l'on mange, comme des corbeaux sur une plaine où la curée s'annonce, se serrer autour des huîtres succulentes, des beefsteaks du déjeuner et des cèpes à la bordelaise, avec des airs ténébreux, se confier, en savourant des soles frites, des choses excessivement importantes et se presser les doigts en dégustant le brie fondant ou le roquefort qui pique, avec des solennités de pose qui rappellent vaguement le serment des Horaces.
C'est curieux et ce n'est pas rare.
Cependant, le jour où Angèle s'en allait en tête-à-tête avec le petit duc de Charnay aux courses de Longchamp, il y avait très longtemps, plus de six mois, que la caissière du café d'Orsay,—une femme bien connue, qui a vu défiler des célébrités de toute sortes, s'engloutir des cabinets sans nombre et s'écrouler des régimes qui se croyaient inébranlables en dressant ses additions et en encaissant des billets de banque et des pièces d'or à diverses effigies,—n'avait signalé un de ces mouvements, précurseurs des tempêtes, dont elle reste le témoin imperturbable et indifférent.
Dès onze heures du matin, les salons de cette antique maison regorgeaient de gens affamés qui se glissaient par groupes, cherchant les coins où l'on peut conspirer à l'aise.
Et pourtant le grand débat sur l'interpellation Duvernet ne devait s'ouvrir que le lendemain.
Il ne s'agissait encore que des escarmouches et les deux armées comptaient leurs forces.
Duvernet avait habilement choisi son heure et son terrain.
Le cabinet Ramet dont il sapait l'argile, avait hésité, flotté, disons le mot, barboté dans les affaires extérieures, à propos de la Grèce, du Maroc, de la Syrie, du grand Turc, des Anglais, et d'une foule de nationaux de petites régions montagneuses et misérables dont le pays ne se soucie point, mais qui fournissaient un ample prétexte à l'expulsion d'un ministère qui avait à son passif une faute grossière: celle d'avoir trop duré.
Duvernet avait préparé depuis longtemps son coup de Jarnac; son siège était fait. Il avait flatté le centre droit, adulé le centre gauche, caressé les radicaux, cajolé les irréconciliables, accablé de promesses les intransigeants et rassuré les gens des opinions les plus variées; le tout avec des habiletés de langage et des façons accortes qui en faisaient l'homme de la situation.
Son discours, soigneusement élaboré, n'attendait que la minute précise où il devait se produire. Il serait émaillé de mots spirituels, irrésistibles, de traits satiriques qui cribleraient ses adversaires en les atteignant aux endroits vulnérables.
Vers midi, au moment où les conversations s'animaient, il entra et vint s'asseoir, en compagnie de son inséparable Chazolles, à une table qu'il avait eu la précaution de retenir.
Il rayonnait... en dedans.
Ce qu'il reçut de saluts plats et obséquieux à son entrée ne l'étonna point.
Duvernet est un gaillard très fort qui connaît le monde et son temps.
—Tu vois, dit-il à Chazolles, on salue l'astre à son aurore. Ces gens-là lèveront la jambe comme des roquets sur mon soleil, quand il se couchera.
—Ne vends pas la peau de l'ours, observa le châtelain du Val-Dieu.
—Pas de danger. Ramet est perdu, et ce qu'il y a de singulier, c'est qu'il n'a pas su se faire un ami dans son passage aux affaires et pourtant il a tenu la corde longtemps.
—Sept mois et six jours.
—C'est un bail, mon bon. Nous n'aurons pas la vie si dure.
—Nous?
—Sans doute. Je te fais ministre.
—Merci!
—Tu acceptes?
—Je refuse!
—Voyons! un ami! Tu veux donc me mettre dans l'embarras? Rien n'est si difficile à constituer qu'un cabinet! J'ai compté sur toi. Il faut te dévouer. Qu'est-ce que tu prends?
—Il le faut?
—Certes!
—L'agriculture. Je ne connais que ça. Mais c'est bien pour t'obliger.
—L'agriculture? Peux pas. Je l'ai promise.
—A qui?
—A chose, tu sais bien, qui a une grande barbe blonde.
—Lasserre?
—Oui.
—Un avocat!
—Qu'est-ce que ça fait? Il s'y mettra. Le code embrasse tout.
—Pas les comices agricoles.
—Ni les haras?
—Il y a des gens spéciaux. Et puis les bureaux sont là. Si tu crois que je vais me mêler de réformer les abus. Pas si bête. Est-ce qu'on aurait le temps? Veux-tu les travaux publics?
—Je suis incapable de bâtir un pont sur un ruisseau de deux mètres.
—L'instruction publique? Personne n'en veut, depuis que les potaches se révoltent.
—Décidément non.
—Oh! Maurice, c'est mal ce que tu fais là.
—Il fallait me prévenir. On ne propose pas des choses pareilles à un frère, à brûle-pourpoint, brusquement.
—Tu feras plaisir à ton beau-père.
—C'est une raison. Ce doux monsieur Châtenay!
—Tu le nommeras officier d'Académie.
—Ce n'est pas assez.
—Tu le feras décorer. Et qui sait, grâce à ta position, il sera peut-être de l'Institut.
—Il le mérite, malgré son oppidum auquel je ne crois que médiocrement.
—Alors, tu acceptes?
—Ne me tente pas.
—Et puis, fit en confidence Duvernet, ce sera une diversion aux ennuis de ta femme.
Chazolles baissa la tête sur son assiette.
—Elle sera fière de te voir arrivé, et son orgueil, au moins, sera satisfait. Autant de sauvé!
—Tu m'en diras tant.
—Alors, c'est convenu?
—Je l'exige. Le portefeuille ne t'importe guère.
—Oh! non. Cependant je ne voudrais pas être ridicule.
—Simplicité! Est-ce qu'un ministre l'est jamais!
—Va donc!
—Tu es mon meilleur ami. Tu me débarrasseras de ce qui me restera.
—C'est-à-dire que j'aurai ce dont personne ne veut. Je suis un pis-aller.
—Oui, et je compte même à ce point sur ton amitié que s'il y en a deux, tu te chargeras de l'intérim.
—Alors tu crois donc sérieusement qu'on finira par ne plus trouver de ministres?
—Dame! avec la consommation qui s'en fait!
A chaque instant des gens affairés venaient glisser à la dérobée à Duvernet quelques mots très bas en le saluant avec un empressement exagéré.
Chazolles entendait confusément des bouts de phrases qui se ressemblaient:
—Soyez sûr de mon vote, mais...
—Comptez sur ma parole.
—Une recette particulière pour mon neveu...
—La préfecture de mon département...
—Dévouement absolu!
—Une majorité superbe. Tout mon groupe... comme un seul homme, seulement...
—Sous-secrétaire. C'est compris.
Et il s'échangeait des poignées de main aussi perfides que le baiser de l'Iscariote à Jésus le Nazaréen.
—Tous les mêmes, les hommes, mon cher, dit Chazolles, et dans tous les temps!
—Nous les bonifierons, riposta Duvernet.
—Par notre exemple?
—Pourquoi pas? J'ignore si je ferai du bien, je suis certain de ne pas faire de mal. C'est le principal. Mon cher, les grands généraux dormaient avant la bataille, à ce qu'on assure. J'en ai toujours douté. Je ne dormirai pas, moi; je ne suis pas de cette trempe-là. J'ai la fièvre dans les doigts; je ne peux pas tenir en place. J'ai besoin de mouvement, de bruit, de musique, de grand air. Allons nous promener. Tous ces conjurés qui clignent de l'œil avec des mines futées, qui s'abordent avec des signaux de reconnaissance, qui se trompent avec une cordialité réciproque, me prennent sur les nerfs. Allons-nous-en.
—Tu as ta voiture?
—Deux heures. Elle doit être là.
—Où allons-nous?
—Où tu voudras. Aux courses?
—Volontiers.
La victoria de Duvernet, attelée d'un cheval bai, très bon, stationnait en effet à la porte du café.
Les deux amis y montèrent et, sur un ordre du maître, elle fila rapidement vers le Bois, par les quais ensoleillés, sur le macadam uni comme une allée de parc.
L'air était doux et limpide. C'était une de ces belles journées de mai où l'on ressent un besoin d'expansion, comme la nature qui se féconde et se dilate pour laisser échapper de son sein des fleurs, des feuillages et des moissons de toutes sortes.
—Ainsi tu crois au succès? dit Chazolles.
—J'en suis sûr. Je n'ai pas d'illusions. Je suis froid, patient, et je regarde autour de moi pour savoir d'où vient le vent. Il souffle pour nous. Profitons-en. C'est notre tour. Celui des autres viendra.
Il se fit un silence.
Vers le Trocadéro, Chazolles dit machinalement:
—Est-ce un vice, l'ambition?
—Je ne sais pas. Cela dépend des moyens qu'on emploie pour la satisfaire. Moi, je trouvais Ramet insupportable, prétentieux, cassant. Il avait à mes yeux tous les défauts, puisqu'il me déplaisait. Je l'ai attaqué par la base, à petits coups, comme un bûcheron qui abat un arbre. Il cède et tombe. Tant pis pour lui. D'ailleurs, c'est le sort commun. Je voulais sa place. C'est peut-être un vice, mais qui n'a le sien? Ainsi toi, tu en as un.
—Ah!
—Immense.
—Lequel?
—Tu me permets d'être franc?
—Je t'en prie.
—Tu es marié...
—Serait-ce un crime?
—Laisse-moi finir... Et tu trompes odieusement ta femme.
—Qui te l'a dit?
—Qui? Personne. Je l'ai bien vu. D'autres aussi. Et c'est justement parce que je ne suis pas seul à deviner ton secret que je t'emmène avec moi, en ce moment, et que nous allons tous deux en tête-à-tête du côté de la cascade et de Suresnes, quand tu préférerais peut-être courir ailleurs, seul, on ne sait où.
La voiture roulait maintenant dans la rue de la Faisanderie, à peu près déserte et arrivait à la porte Dauphine.
Les feuilles d'un vert tendre poussaient aux taillis du Bois où la victoria allait entrer; les lilas étaient en pleine floraison aux bosquets des villas et des hôtels qui bordent l'avenue.
Chazolles était fort attentif au spectacle frais et printanier qui se déroulait devant lui, si attentif qu'il ne répondit pas aux propos de son ami.
Duvernet fit un geste de résignation.
Son ami, si expansif sur toutes sortes de sujets, si ouvert, si franc, cadenassait son cœur et y enfermait son secret.
—J'aborde un sujet délicat, reprit l'Excellence du lendemain. Tu me connais assez pour savoir que ce n'est pas pour mon plaisir, mais bien pour te servir. Je ne te blâme pas, je te plains. Tu n'as pas commis un crime mais une sottise. Et malgré ton esprit, elle ne m'a pas étonné. Elle était fatale.
—Je ne te comprends pas.
—Voyons, ne prolonge pas ton obstination. Tu ressembles en ce moment à l'autruche qui cache sa tête sous son aile et se croit à l'abri du danger parce qu'elle ne le voit pas. Ton secret est celui de Polichinelle. S'il ne l'est pas encore, il le sera demain. Tu t'es amouraché d'une petite qui en vaut la peine, je le confesse. Elle est ravissante, tout à fait. C'est un Chaplin de la bonne manière, très réussi. Je l'ai vue.
—Où donc?
—Au Val-Dieu, d'abord, où tu t'endormais dans une sécurité facile et trompeuse. Avant son arrivée, il n'y avait pas d'ennemis. Tu l'as vue et tu as été vaincu. Je te le répète, c'était fatal. Comment as-tu été élevé? Par un père très distingué, mais trop raide. Au sortir du collège où nous cultivions ensemble les racines grecques, après quelques escapades insignifiantes les jours de sortie, une ou deux aventures de soubrettes à la campagne, et encore je les suppose, tu te maries dans la fougue printanière d'un cœur qu'aucun amour sérieux n'avait effleuré, dans la primeur ingénue d'un être qui s'épanouit et que les premières brises du mois d'avril ont à peine agité.
La curiosité d'un esprit comme le tien fut peu satisfaite par la monotonie de ton histoire. On veut connaître, on cherche, on rêve des plaisirs étranges, des voluptés qui n'existent pas; l'imagination travaille et, un beau jour, on tombe sur une de ces créatures attrayantes qui sont venues enchanter notre sommeil; on se figure qu'elles réalisent un idéal sublime et recèlent en leurs flancs toutes les laves de la passion, comme le Vésuve qui vomit des torrents de feu.
On s'enflamme pour elles, sauf à reconnaître, l'expérience faite, qu'elles n'ont pas les supériorités dont on les ornait, et le tour est joué. Mais dans l'intervalle, on a foulé aux pieds des cœurs tendres, dédaigné des mérites qu'on apprécie trop tard à leur valeur et empoisonné une vie dont les voisins étaient jaloux et à laquelle rien ne manquait, pas même cet idéal de voluptés qu'on allait chercher bien loin quand on l'avait chez soi.
Conclusion: Ce sont des études qui coûtent plus cher qu'elles ne valent et qu'il faut entreprendre avant le mariage, et non après, mon pauvre Maurice, comme toi. Je ne te rabaisse pas, je ne me glorifie pas, car en ceci, c'est le hasard qui a tout dirigé, nous ballottant à son gré et nous menant par des chemins que nous n'avons pas choisis, vers un but qui nous échappe et qu'on ne voit qu'au moment où on le touche.
—Ainsi, dit Chazolles assombri, tu crois qu'on sait tout?
—On? Qui ça?
—Mon beau-père.
—M. Châtenay, ton beau-père et le mien, car, si je suis ministre, je brûle mes vaisseaux, je demande la main de ta divine belle-sœur, et j'espère qu'elle ne me refusera pas, malgré mon excès de lustres—au pluriel—M. Châtenay, cet excellent M. Châtenay est trop enfoncé dans ses bibelots pour penser à autre chose. D'ailleurs, on lui déguiserait la vérité, s'il avait des craintes, et comme il t'adore, il accepterait toutes les explications qui tendraient à démontrer ton innocence. Tu as une veine! Hier soir, il me disait encore: Je suis inquiet.—Pourquoi?—Au sujet de mon gendre.—J'ai tremblé une seconde, mais il a pris soin de me rassurer.—Il travaille trop, a-t-il ajouté.—J'ai failli lui rire au nez, mais mon amitié pour toi m'a évité cet accès intempestif.—Il est de toutes les commissions, en effet, ai-je dit. On abuse de sa complaisance et de sa facilité de travail.—J'ai même expliqué qu'à mon sentiment, tu te surmenais.—Alors M. Châtenay m'a parlé d'autre chose; il s'est lancé dans une longue dissertation sur les fondeurs de bronze du dix-huitième siècle.
Elle durerait encore, si je n'avais pris la fuite à la faveur de l'entrée du baron Servière—un autre maniaque—qui possède une superbe collection de boutons de pourpoints, hauts-de-chausses, habits, guêtres et culottes, tant civils que militaires, depuis les âges les plus reculés jusqu'à nos jours, la plus riche qui existe en Europe et probablement dans l'univers. C'était une bonne fortune pour M. Châtenay, et j'en ai profité pour me dérober aux divagations de ces deux savants.
—Denise?
—Denise est trop jeune et trop inexpérimentée pour deviner les détails d'une liaison dont elle ne comprend ni la gravité ni les conséquences. Elle peut avoir des soupçons,—elle en a,—saisir un indice et se douter d'une intrigue, mais sans en approfondir les mystères et surtout sans se rendre compte du mal qu'elle cause.
—Hélène? murmura Chazolles.
—Oui, Hélène. Et cependant elle ne dit rien. Elle ne laisse échapper ni un geste ni un mot qui puissent révéler les blessures d'un cœur qui t'est trop dévoué pour ne pas souffrir horriblement du mal que tu lui fais. Cette souffrance est d'autant plus vive qu'elle n'admet pas de confidents et ne s'épanche nulle part. Au contraire, elle te défend. C'est elle qui répond à M. Châtenay, quand parfois il s'étonne de tes absences, et toujours elle invente de bonnes raisons pour t'innocenter. Mais justement parce qu'elle ne peut se résoudre à t'accuser, parce qu'elle garde son mal pour elle, il en est plus cruel, et je suis sûr que la nuit, quand elle est seule, son oreiller reçoit de terribles aveux et entend des plaintes amères.
Ah! comme elle t'aime! Comme elle jette des regards d'angoisse sur la porte, quand, le dîner servi, tu tardes à rentrer; comme ses yeux s'emplissent de larmes refoulées quand tu sors du salon, le cigare aux lèvres, souriant, léger, comme quelqu'un qui a la conscience libre, après avoir distraitement donné le baiser du soir à tes deux petites filles qu'elle pousse dans tes bras, avec l'espoir qu'elles te ramèneront du côté de la mère qui t'a donné ces anges du ciel! Comme tout son être s'élance vers toi, malgré la trahison et l'abandon dans lequel tu la délaisses! Et c'est cette femme que tu négliges! Mais rien qu'à la voir, à la comprendre, à l'estimer, elle m'a rendu amoureux de sa sœur.
Je me suis dit: Quand Denise n'aurait que la centième partie des vertus de son aînée, ce serait assez pour combler de toutes les félicités l'homme qui aura le bon esprit de s'attacher à elle en l'attachant à lui. Je la rendrai heureuse, moi, Denise. Je ne ferai pas comme toi et je n'y ai pas de mérite. J'aurai vidé la coupe jusqu'à la lie avant le mariage, ce qui me dispensera d'y tremper mes lèvres après. Denise n'épousera pas—si elle accepte ma main—un mari de la première fraîcheur, un jouvenceau aux joues veloutées d'un duvet tentateur, un cœur jeune et plein d'idées poétiques, bleues et roses, mais du moins elle n'aura pas à craindre les explosions de désirs inassouvis et de passions tardives.
Je lui serai fidèle, malgré les séductions de ce Paris qui ne me tente plus, parce que j'en connais trop les dessous, malgré les ministères et les flatteries du pouvoir, et après m'être rassasié de tout, de femmes, de libertés, de puissance; après avoir apaisé mes appétits, je finirai par où tu as commencé et par où tu finiras toi-même, en m'ensevelissant avec mon adorée dans un lieu solitaire, là-bas, à Grandval, où je cacherai ma tranquille félicité aux jaloux qui seraient tentés de la troubler, en haine d'un ménage meilleur que les autres. Est-ce que je n'ai pas raison et penses-tu que j'exagère?
Chazolles se mordit les lèvres et ne répondit pas.
—Voilà pour le premier point, reprit Duvernet. Je suis méthodique comme un dominicain en chaire. Tu trompes la meilleure des épouses et la meilleure des mères. J'ajoute la plus attrayante des femmes, car elle est extrêmement jolie, ta femme! C'est la splendeur du beau.
Pour ceux-là même qui aiment les chlorotiques, tu as pris soin de la rendre plus pâle à force d'insomnies. Rien ne lui manque. Et maintenant, pour qui la trompes-tu? C'est mon second point.
Chazolles fit un geste d'impatience.
—Tu m'entendras jusqu'au bout. Mon cher, je n'ai pas fait ce pas pour reculer. Je poursuis.
—Va donc!
—Cette petite Angèle Méraud est connue dans le monde où l'on ne s'ennuie pas. Tu as vu à la Renaissance, l'autre soir, le baron Germain, ce replâtré, le duc de Charnay, ce mignon sans dague ni rapière, qui lui souriaient comme de vieux amis. Ce qu'il y a entre eux, je ne le sais pas, ni ne veux le savoir. Mais crois-tu, de bonne foi, que cette Parisienne qui s'est livrée à toi sans résistance, se soit mieux défendue contre les autres?
—Valéry!
—Je ne lui en veux pas. Je ne suis point de ceux qui lapident les femmes tombées. J'ai pour elles des miséricordes infinies et leur pardonne des faiblesses dont nous profitons, mais enfin quand on achète un plaisir au prix de son repos, au prix du bonheur de ceux qu'on aimait, qu'on aime encore—car tu as trop de cœur pour les oublier—et dont on a charge, il est bon de se renseigner et de savoir si ce plaisir vaut les sacrifices qu'il coûte, les peines qu'il nous impose à nous et à d'autres et les biens qu'il nous fait perdre. Je ne veux pas examiner de plus près tes affaires et je tiens à ne pas m'initier à des aventures dont tu ne m'as point fait le confident, mais je suis ton ami et tu m'estimes trop pour en douter.
Réfléchis. Examine par tes yeux. Observe et agis selon ton inspiration. Moi j'ai flairé un précipice et je t'ai crié: Gare! Il y a une vipère sous les fleurs. N'y touche pas ou tu te piqueras les doigts.
La victoria descendait la pente qui arrive à Longchamp. Elle longea le moulin à vent et les villas pseudo-gothiques qui sont de l'autre côté de l'allée, à l'extrémité du champ de courses; puis elle roula pendant un instant entre deux pelouses et s'arrêta à la porte du pesage.
Les deux amis descendirent et entrèrent.
XXVI
Il régnait une animation extrême dans l'enceinte réservée.
Les bookmakers criaient les cotes. Les parieurs se pressaient aux estrades, prenant les chevaux qui leur paraissaient avoir des chances. Les femmes à la mode affichaient les toilettes les plus extravagantes tandis que les piqueurs promenaient en main les chevaux qui allaient courir ou qui venaient de quitter la piste.
Bientôt, pendant que les deux amis se promenaient dans la foule en se tenant le bras, un landau sans escorte pénétra dans le pesage et s'arrêta à la porte de la tribune présidentielle.
Un vieux monsieur, enveloppé dans un pardessus gris, à la figure impassible, blanche et ridée, en descendit appuyé sur un homme plus jeune que lui, solide encore, à la moustache poivre et sel, et de tournure militaire.
Chazolles et son ami s'étaient trouvés pris dans la foule des curieux qui se groupaient autour du landau.
Le regard terne et morne du vieux monsieur tomba sur le député du Havre auquel il adressa un pâle sourire presque imperceptible.
Et d'un geste amical il lui fit signe d'approcher.
Duvernet quitta le bras de Maurice et obéissant à cette invitation, disparut avec le vieux monsieur dans l'escalier de la tribune d'honneur, pendant que le landau allait se ranger au fond du pesage.
Chazolles resta seul.
Il errait au milieu des groupes, ennuyé, mécontent.
Les paroles de Duvernet lui sonnaient aux oreilles comme une crécelle importune.
Qu'est-ce qu'on avait donc à se mêler de ses affaires? Après tout, elles ne concernaient que lui et ses tracas d'intérieur n'intéressaient pas les autres.
Sa femme, son Hélène, passe. Elle avait le droit de lui adresser des reproches, mais elle se taisait et franchement Duvernet abusait des licences de l'amitié pour s'occuper d'une intrigue sur laquelle il aurait bien pu fermer les yeux.
Il est vrai qu'il allait être de la famille s'il épousait Denise.
C'était sa première confidence sur ses projets.
Chazolles en ressentait comme une attaque subite de ce mal qui lui était inconnu auparavant: l'envie.
Ah! certes, ce politique avait été plus fin que lui. Il avait épuisé les plaisirs, les jouissances de la jeunesse; mené une joyeuse existence qui ne lui laissait rien à apprendre désormais. Il devait avoir dans ses secrétaires des cases pleines de portraits de femmes, de billets parfumés, de lettres d'amour.
Il ne s'était rien refusé et maintenant il s'offrait, lorsque lui, Chazolles, était obligé de demander de nouvelles joies à une liaison illégitime, des plaisirs délicats dans un mariage qu'il pourrait publier à grand renfort de trompettes, sur lequel on le féliciterait de toutes parts et qui jetait dans ses bras une jeune fille belle, riche, pure et ornée de tout ce qui donne le charme, excite l'enivrement et flatte l'orgueil, l'esprit et les sens d'un homme.
Ce Duvernet avait toutes les chances!
Chazolles s'en allait à la dérive, parmi les bookmakers, les chevaux, les femmes et les jockeys, ne songeant ni aux uns ni aux autres, ne saisissant aucun détail de ce panorama mouvant et bigarré qui se déroulait sur l'hippodrome, dans les tribunes et le long de la piste.
Des clameurs se firent entendre, à étourdir comme à Athènes, les corneilles du stade: Bariolet! Dublin! Bariolet! Camériste! avec un redoublement de fracas et, tout à coup, elles s'éteignirent.
La course était finie.
Bariolet l'avait emporté d'une tête sur Camériste.
Mais le châtelain du Val-Dieu ne s'en occupait pas.
En un clin d'œil les tribunes se vidèrent comme par enchantement et la foule se précipita au pesage.
Chazolles se trouvait au tournant et s'appuyait à l'angle du mur, lorsqu'une jeune femme en toilette de velours bleu sombre, fraîche comme une pervenche éclose le matin, avec ses cheveux d'or, sa toque Henri II, crânement posée sur sa tête mignonne, rayonnante de gaieté et d'animation, déboucha auprès de lui, au bras d'un gentleman sanglé dans un veston étroit, une rose à la boutonnière et le stick à la main.
Instinctivement Chazolles arrêta la jeune femme au passage en lui posant brusquement sa main sur le bras.
Elle étouffa un cri.
Et au même moment, la canne du jeune monsieur effleura le visage du député.
D'un mouvement rapide comme un éclair, Chazolles avait paré le coup et brisé le stick en morceaux.
D'un coup de poing il envoya l'homme au veston à quinze pas, rouler sous les pieds de Bariolet, le cheval victorieux qui rentrait lentement au pesage et se cabra.
La femme était Angèle.
L'homme était le duc de Charnay.
La scène avait été si rapide que les voisins même de ce groupe querelleur n'avaient vu que la chute du duc, sans en deviner la cause.
Chazolles était resté immobile à sa place.
—Monsieur, dit le duc en se relevant, furieux, nous nous reverrons.
Chazolles lui tendit sa carte sur laquelle il écrivit rapidement au crayon: Chez M. Duvernet, avenue Montaigne, 26.
—Quand vous voudrez.
—Mes témoins seront chez vous dans une heure, dit Charnay.
Et il s'éloigna seul.
Vainement, il chercha des yeux sa compagne, la cause évidente de cette algarade où il avait éprouvé la force du biceps de son rival.
Elle avait disparu.
Chazolles, resté seul sur le champ de bataille, semblait aussi calme que si rien de fâcheux ne lui était survenu, mais intérieurement, une violente tempête bouillonnait en lui.
Il lui montait à la tête des rages d'écraser entre ses doigts le hautain personnage, le triomphant adversaire qui lui avait pris cette maîtresse à laquelle il vouait un mépris mortel. Quand elle l'avait regardé avec des yeux suppliants, il avait détourné la tête et ses lèvres s'étaient crispées de dégoût.
Il ne la reverrait pas.
Ainsi, Duvernet avait raison. Pour qui trompait-il sa femme, l'ange du foyer domestique qui lui avait donné de longues années de bonheur, quand tant d'autres n'ont pas été à l'abri des peines, des inquiétudes, des privations, des misères de toute espèce, même l'espace d'un jour, du lever au coucher du soleil?
Et il n'était pas content de son lot! Que voulait-il donc?
Pendant cinq minutes il se livra aux réflexions les plus sages; il redevint l'homme du Val-Dieu; il fit les projets les plus sensés. Il s'éloignerait; il quitterait Paris et recommencerait sa vie dans ces lieux où tout lui rappelait les enchantements du passé, les poésies de la nature, la tranquillité des bois et des champs.
Il avait oublié le duc, les courses, les jockeys maigres qui passaient près de lui, leur selle sur le bras, allant aux balances ou en sortant, lorsqu'on lui frappa sur l'épaule.
C'était Duvernet avec sa figure d'une impassibilité diplomatique.
—Eh bien! fit machinalement Chazolles.
—D'où sors-tu? On dirait que tu rêves! Je te cherchais. Tu n'as pas bougé?
—On va courir le prix du Printemps.
—Qu'est-ce que cela me fait?
—Diable. Tu es bien détaché des choses de ce monde?
—Allons-nous-en.
Duvernet le considéra curieusement.
—Tiens! dit-il, qu'as-tu donc? Ta figure est bouleversée.
—J'ai un duel!
Duvernet tressauta comme s'il avait marché sur la queue d'un aspic.
—Un duel? Pourquoi?
—Pour une querelle.
—Toi, le plus doux des hommes?
—Ça ne fait rien.
—Avec qui?
—Avec un jeune monsieur très bien...
—Qui se nomme?...
—Le duc de Charnay.
Duvernet réfléchit et fit claquer sa langue avec impatience.
—Histoire de femme, sans doute! Diantre! voilà une tuile qui tombe mal. A la veille d'une séance décisive à la Chambre! Au moment où tu allais être ministre. Tu déranges mes combinaisons. Un scandale!
—Que veux-tu? C'est fait. Le vin est tiré...
—Il faut le boire. C'est amer. Et on ne pourrait pas arranger l'affaire?
—Non.
—C'est donc grave?
—Je ne sais pas. Cela dépend de la façon dont le duc comprend les choses. Il a levé sa canne pour me frapper et je l'ai envoyé d'un coup de poing rouler sur la ravine, dans l'allée.
—Mais la raison de cette insulte?
—Inutile de l'expliquer; les faits sont là. Ils suffisent.
—Il va t'envoyer ses témoins.
—Sans nul doute.
—Chez ton beau-père! Tu n'y songes pas. Il faut éviter à tout prix ce tapage.
—Je ne peux pourtant pas lui faire des excuses. Sois tranquille; comme tu es garçon, j'ai donné mon adresse chez toi, avenue Montaigne. Ses témoins y seront dans un instant.
—Et les tiens?
—Je compte sur toi.
—Et mon discours demain?
—On peut terminer le tout dès le matin. Ce n'est qu'un coup d'épée à donner ou à recevoir, sans bruit, dans un coin, en cinq minutes.
—Spadassin, va!
Duvernet se grattait le front avec embarras. Cette complication le chiffonnait.
—Tu as raison; allons-nous-en, dit-il.
Au moment de monter en voiture, il se ravisa:
—Tu n'as pas un second ami, ici, pour hâter la solution et ne pas remettre aux calendes les témoins du duc?
—Je n'ai vu personne. Et toi?
—Si, Des Brosses. Il est dans la tribune du président. C'est un brave à tous crins. Enchanté de te rendre ce service. Et il sera discret.
Le commandant Des Brosses est un militaire mondain des plus corrects, très scrupuleux sur le point d'honneur.
En deux mots, Chazolles lui expliqua l'algarade du pesage sans insister sur le motif.
Très lié avec Duvernet, Des Brosses accepta sans peine la mission dont on le chargeait.
On mènerait les choses rondement, une petite saignée à la Broussais est hygiénique de temps en temps.
—Mais j'y pense. Vous êtes campagnard, dit-il à Chazolles. Aux champs on passe plutôt son temps à tuer des lapins qu'à faire des armes. Savez-vous tenir une épée?
—A peu près.
—C'est la seule arme digne d'un gentleman. Bâti comme vous êtes, vous devez avoir un poignet du diable.
—Le duc en sait quelque chose, dit Valéry.
Les deux amis enlevèrent le commandant, et la victoria du futur ministre fila d'un train d'enfer vers l'avenue Montaigne, où elle arriva juste une heure après la querelle.
Au moment où elle passait sous la porte cochère, une autre victoria s'arrêtait au bord du trottoir.
Le duc n'avait pas perdu de temps.
Deux messieurs en descendirent et sonnèrent à l'entresol de Duvernet, qui les reçut dans son cabinet.
Les deux messieurs étaient des amis de Charnay, fort gracieux d'aspect, souriants et d'une extrême politesse.
—Je pense, dit le plus âgé, le marquis de Kergor, qui n'avait pas trente ans, que notre affaire se traitera aisément. M. Chazolles a gravement offensé notre ami, le duc de Charnay. C'est à nous qu'appartient le choix des armes. Nous croyons vous être agréables en prenant l'épée.
—Accordé.
—A moins qu'on ne veuille nous adresser des excuses.
—Jamais. Quand fixez-vous la rencontre?
—Le plus tôt sera le mieux, dit Kergor.
—Comme cela se trouve, pensa Duvernet.
Et tout haut:
—Nous sommes dans la belle saison; le temps est superbe.
—Nous pourrions prendre le train ce soir, proposa le marquis.
—A quoi bon aller si loin! dit le commandant Des Brosses. Est-ce que le duel serait un crime sur notre bon territoire français? Nous ne sommes plus au temps où florissaient les édits du Cardinal.
—Le bois est bien banal, objecta Kergor et on s'expose à être dérangé par la police.
—Oh! dit Duvernet, elle n'est pas bien gênante!
—Voulez-vous, reprit le marquis, accepter Auteuil? J'y possède une villa plantée dans un immense jardin. Je réponds du mystère.
C'était un moyen. Duvernet le saisit avec enthousiasme. Il pensait à son discours.
En deux minutes, on fut d'accord:
Six heures du matin. La maison du marquis, à Auteuil, rue Boileau. Chacun y arriverait de son côté, et les adversaires se serviraient d'épées de combat, neuves, que les témoins du duc se chargeaient d'apporter.
Le contrat fut signé galamment, sans bruit et sans aigreur.
Lorsque le commandant Des Brosses et Duvernet firent part des conventions à Chazolles, il sourit avec indifférence.
—Je compte sur ta sagesse, dit Valéry. Le duc passe pour une fine lame. Toi, je te connais. Sauve mon ministère. Une égratignure à jouer et rien de plus. L'honneur sera sauf et tu n'auras la mort de personne sur la conscience. Et quant à ce soir...
—Où dînes-tu?
—Chez ton beau-père. Je ne te quitte pas d'une semelle. Le secret est difficile à garder dans ce Paris; mais avec de l'adresse, on peut obtenir du silence et il nous en faut à tout prix.
Il était cinq heures.
Les deux amis et le commandant se serrèrent la main et se séparèrent.
XXVII
Gaspard Méraud venait de débarquer à Paris.
Les Parisiens quand ils ont passé un an à leur caisse, à leurs comptoirs, dans l'air épais et lourd des boutiques ou la poussière de leurs bureaux ont besoin d'aller se retremper au bord de la mer, de se refaire à l'aide d'eaux ferrugineuses, de puiser une nouvelle force en gravissant des montagnes en Suisse ou en Savoie, ou de respirer les vapeurs iodées des plages bretonnes.
L'ancien courtier, lui, éprouvait le besoin de se retremper dans la bonne odeur des amoncellements de poissons et de nourritures.
Les bruits de la criée, le tapage des camions amenant la marée, le roulement des guimbardes de maraîchers encombrées de légumes, le grondement du Paris lointain qui s'éveille à peine, quand les gens des Halles ont déjà fini leur besogne, toutes ces activités, ce tapage, ce tumulte lui manquaient.
Il avait donc laissé là-bas, au Val-Dieu, dans sa villa, Herminie, ses lignes à pêcher, son fusil inoffensif et il était tombé à l'improviste chez sa cousine, madame Pivent.
Le pauvre femme vivait comme à l'ordinaire, partageant son temps entre son banc des Halles et son appartement de la rue du Cygne où elle contemplait avec un attendrissement désolé la chambre blanche de sa petite Angèle qui devenait rare.
Gaspard, à son débarquement, le jour même où Chazolles avait eu cette querelle imprévue, avait vainement demandé la nièce aux échos de l'appartement de la tante.
Brigitte, la bonne à tout faire, tricotait seule pendant que sa maîtresse était occupée à détailler les mannes de soles, les saumons et les turbots à sa clientèle qui ne faisait que croître et embellir.
Il s'était informé:
—Et Angèle, où est-elle?
—Je ne sais pas, monsieur.
—Comment, tu ne sais pas?
—Non, monsieur.
—Elle ne vient donc pas tous les jours chez sa tante?
—Oh! monsieur Méraud, il s'en faut; non, pas tous les jours, pas souvent même.
—Mais c'est une ingrate, une pas grand'chose! Une femme si bonne pour elle... Où perche-t-elle?
—Madame Pivent va vous le dire. Du côté de l'Élysée.
—Bigre! Un quartier de la haute! Il lui est donc tombé des rentes, à cette petite?
—Je vas vous dire, monsieur Méraud. Elle a quelqu'un!
Avoir quelqu'un! Ce mot-là était gros de révélations. Il aurait fait bondir un honnête père de famille breton ou cauchois. Mais Méraud était d'une autre pâte. Il avait bu la corruption ambiante avec ses premiers canons sur l'étain du mastroquet. Il ne s'étonna donc pas.
—Ça ne fait rien, dit-il. C'est mal de négliger des parents qui nous aiment. Je lui dirai son fait à l'enfant.
Il sortit et alla flâner du côté de la rue Montorgueil pour causer aux amis, Dubourdeau, le marchand de salaisons, qui étalait ses charcuteries de tous les pays, ses jambons de Bayonne et de Francfort, ses saucissons de Bologne, et aussi ses morues et ses caques de harengs saurs et d'anchois, dans un immense magasin, ouvert sur la rue, à cause des odeurs, en face des Fabriques de France; Cadinet, l'épicier de la rue Mondétour, avec lequel il avait fait de si bonnes parties autrefois, un joyeux compagnon, qui avait toujours le mot pour rire; Courapied, le roi des marchands de beurre et de fromages, un autre compère à qui tout réussit et qui était en train de se faire construire un immeuble superbe au coin de la rue Pierre Lescot, à la place de masures branlantes, qu'il avait jetées bas, après les avoir eues pour un morceau de pain. Un riche marché. Mais c'était un animal qui avait de la veine comme pas un.
Les trois copains, débauchés par l'arrivée de ce vieil ami, allèrent lamper des bocks à la brasserie des frères Lebigre et arranger une partie fine pour le lendemain.
Puis, avec des libations copieuses, Gaspard retourna chez la cousine qui devait être rentrée depuis longtemps et avec qui il avait promis de dîner.
Ce fut Angèle qui lui ouvrit la porte...
Elle tomba dans ses bras et tout fut oublié pour un instant de câlineries de cette fée de la grâce et de l'amour.
—Tu es encore embellie, ma mignonne, lui dit-il, après l'avoir regardée à loisir et fait danser sur ses genoux comme lorsqu'elle était petite. Et une toilette! Etourdissante! Du velours! Tu restes avec nous, au moins, ce soir!
Elle pensa que le baron Germain l'attendrait au Café Anglais; elle était indécise et aurait bien voulu ne pas manquer à sa parole.
Elle était de celles qui ne craignent pas de duper dix amants et ont horreur d'en faire attendre—elles disent faire poser—un nouveau dix minutes.
Bonnes natures!
—Je suis invitée, dit-elle. Quel contretemps!
—Par ton... ami? fit Méraud.
Elle ne rougit pas.
—Non, par un ami, rectifia-t-elle effrontément.
—Et tu vas nous planter là?
—Oh! ma foi! tant pis, s'écria-t-elle. Je reste.
—C'est gentil ça, dit Méraud.
—Je cours envoyer une dépêche pour qu'on ne m'attende pas, et dans une minute je suis là.
Elle remit sa toque sur sa tête, et descendit l'escalier quatre à quatre, avec une légèreté d'oiseau.
Elle s'était enfuie des courses au moment de la querelle du duc et de Chazolles et s'était jetée dans un fiacre en disant au cocher:
D'abord elle voulait rentrer chez elle.
Mais elle eut peur de son amant. Il lui avait lancé des regards si farouches qu'elle en tremblait malgré son intrépidité difficile à ébranler. A la rue de Londres, le duc serait venu la relancer. Alors elle songea au baron Germain qui allait être enchanté de la recevoir et de la dérober, pendant le premier moment, à la colère de cet hercule normand qui d'un revers de main envoyait les gens sur le dos à quinze pas dans la poussière. Mais le baron ne rentrait guère que vers les trois heures du matin et lui avait donné rendez-vous au Café Anglais. D'autre part ce serait répandre dans la maison le bruit de son incartade avec le locataire de l'entresol.
Elle était donc venue se réfugier tout droit rue du Cygne, dans le giron de sa tante.
C'était encore le parti le plus sage.
Au bureau du télégraphe, elle prit une carte fermée et écrivit ce qui suit: