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Angèle Méraud

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XII

Ce fut un beau feu qui dura une quinzaine et brûla le peu de sang qui restait dans les veines de l'héritier des Charnay, espoir de cette race tombée en décrépitude.

Mais l'amour même illégitime n'habite pas longtemps avec la gêne.

L'enfant de Juda, pour se consoler de son coup d'épée, se donna la jouissance d'envoyer à l'usurpateur les notes d'installation de l'entresol d'Angèle et sur cette sommation muette mais expressive, il fallut s'exécuter.

Il eût sans doute été très pschutt d'user sans vergogne des meubles payés par un autre, mais le duc manqua d'audace et recula devant cette économie.

Les vaillants même ont leurs faiblesses.

Les notes s'élevaient à la somme de dix-sept mille cinq cent quinze francs.

Ce n'était pas un total effrayant, mais il suffit d'une goutte d'eau pour combler la mesure.

D'autre part, le jeune duc n'était pas en veine et la dame de pique lui tenait rigueur depuis quelques semaines.

Bref, quand il eut promené dans sa victoria et exhibé aux avant-scènes son enviable conquête, il s'avisa de penser que sa vanité était satisfaite, qu'il avait assez fait pour sa gloire et qu'il était de bon goût de passer la main à d'autres.

C'était d'ailleurs plus lucratif et ses journées lui resteraient entières pour courir chez les usuriers et se procurer de nouvelles ressources, des lingots à fondre dans le creuset où tant d'autres avaient déjà passé.

Ce fut le triomphe de l'adorateur évincé.

Sa blessure était guérie et il eut la joie de coucher dans ses meubles qui ne lui coûtaient rien.

Alors il arrangea une existence fort à souhait pour sa capricieuse maîtresse.

S'il ne pouvait lui offrir d'armoiries et si, en sa compagnie, elle perdait le droit de broder des couronnes sur ses mouchoirs, du moins il puisait, sans observations, les billets de banque par liasses dans la caisse paternelle dont on ne craignait pas la ruine.

Angèle put avoir une femme de chambre et vivre chez elle à sa guise.

Le jeune M. Saller lui donnait quinze cents francs par mois et ne se montrait pas exigeant.

D'ailleurs il eût été autoritaire en pure perte.

Inutile d'essayer de réduire cette fantasque fille à une obéissance quelconque.

Elle ne faisait que ce qu'elle voulait, disparaissait au moment où on y pensait le moins et pour toute explication se contentait de jeter à la tête de sa camériste ou de son banquier cette explication:

—Je vais chez ma tante.

Il fallait s'en contenter.

Elle revenait quand c'était sa fantaisie.

Du reste, pleine d'esprit et de gaieté, riant toujours, entraînante et folâtre. La séduction en chair et en os.

Et sans leçons, d'instinct ou peut-être à cause de l'harmonie de tout son être, elle était devenue rapidement supérieure aux autres femmes dans l'art de la coquetterie.

Elle portait divinement la toilette et il suffisait qu'une robe fût drapée sur son corps de statue pour qu'elle parût un chef-d'œuvre sans défauts.

Au fond, ses liaisons avec ce duc mièvre et dégénéré, qui ne parlait, en zézayant, que de chevaux, de cartes, de filles et de bijoux; qui se parait comme une femme et restait volontiers des heures entières en face d'une glace reflétant son personnage; avec ce faux grand seigneur dont le jargon de convention, masquant la stérilité de son esprit, l'avait séduite d'abord, aidé de son titre, et qui était réduit aux expédients pour se procurer les cent louis qu'il allait perdre au bac, moins adroit et plus honnête que les grecs qui le plumaient; son intimité avec ce fils de financier sans pudeur qui se vantait d'exploiter à outrance la bêtise des masses; avec cet Abraham, inepte au premier chef et fort heureux que ses pères fussent nés avant lui, dépourvus de préjugés et bien armés pour la conquête de la Toison d'Or; avec ce crétin qui ne louait que l'argent et sa puissance et se serait couché à plat ventre devant ce fétiche d'où il tenait sa seule force; ses relations en un mot avec ces beaux fils avachis et vidés n'ayant pour toute supériorité que les coupés qui les attendaient aux portes des restaurants en vogue, leurs habits taillés par des artistes, leurs cannes de Verdier et les somptueux hôtels où des domestiques de haut style, plus dignes que leurs maîtres, étaient payés pour se moquer d'eux; ces amitiés qui l'amusaient d'abord avaient fini par lui agacer les nerfs et lui donnaient parfois des regrets de l'Élysée-Montmartre, de son poète du Rat-Mort qui signait maintenant des chroniques dans un grand journal du matin et de son rapin dont la réputation se faisait jour et qui venait d'obtenir une troisième médaille au dernier Salon.

Un jour elle n'y put résister.

Elle était écœurée.

En vain elle s'était réfugiée plus souvent rue du Cygne, chez sa tante Pivent, qu'elle avait comblée de joie et qui en versait des larmes d'attendrissement; en vain aussi elle était allée revoir, à l'atelier de la rue de Laval, son portrait, que l'artiste, toujours amoureux, avait corrigé de mémoire, sa mélancolie devenait plus profonde.

Elle en avait assez.

Sans oser rompre, car elle tenait encore sinon à ces amants qu'elle aurait jetés par la fenêtre, si elle en avait eu la force, mais aux plaisirs qu'ils lui procuraient, baignoires au Vaudeville ou aux Variétés, promenades au Bois, soupers fins et triomphes d'amour-propre, elle se fit un jeu de les torturer par des disparitions imprévues, par des malices qu'ils supportaient avec la platitude d'esclaves domptés.

C'est ainsi qu'un jour, après une querelle entre elle et le jeune Abraham qu'elle avait fort maltraité en paroles, à propos d'un bracelet de grand prix qu'il lui refusait, elle s'était souvenue de son cousin Gaspard Méraud, retiré à la campagne, au fond d'une bourgade moitié normande, moitié percheronne.

Il lui était venu à la pensée qu'elle accomplirait un devoir de famille en allant rendre visite à ce néophyte de la vie des champs et qu'il était à propos de passer quelques jours auprès de lui pour changer d'air.

Elle lui avait donc adressé subitement ce billet laconique:

«Mon cher cousin Gaspard,

»Je m'ennuie à Paris. Vous avez bien fait de le quitter. C'est un vilain endroit et les gens y deviennent d'un bête à faire peur. Venez me chercher à la gare de Laigle après-demain jeudi au train de onze heures trente. J'arriverai avec armes et bagages. Je dis Laigle. Je me suis acheté une carte et je vois que c'est la station la plus rapprochée de vous. Le Val-Dieu? Est-ce que vous êtes dans un couvent?

»A bientôt. Je vous embrasse à deux mains.

»Votre petite,

»Angèle

En recevant cette lettre, Méraud essuya un pleur de joie.

Il était aussi faible que sa cousine Pivent.

La malicieuse fée les ensorcelait.

Il courut au château et pria le cocher, maître Jacques, le chef des écuries de Chazolles, de lui prêter une carriole pour aller au-devant d'une jeune parente qui venait passer quelques jours chez lui.

A l'abbaye, on ne savait rien refuser à un voisin.

Méraud était donc arrivé à la gare à l'heure dite, traîné majestueusement par une forte bête de labour dans une charrette anglaise, et il avait ramené sa cousine, en épiant l'effet d'une aussi gracieuse apparition sur les boutiquiers de la ville. Il fut satisfait. Angèle était radieuse. Le bon tour qu'elle venait de jouer au duc qui la voyait encore quelquefois et surtout au jeune M. Saller, sa bête noire, lui prêtait une animation et un éclat extraordinaires.

C'est à peine si elle avait quitté Paris et sa banlieue avant le voyage.

La nouveauté du paysage vraiment grandiose qui se déroule pendant la traversée de Laigle au Val-Dieu redoubla sa belle humeur et ce fut au milieu d'une explosion de joie naïve qu'elle arriva à la maison du rentier.

On sait le reste.

Lorsque, le jour de l'assemblée, l'attention de Chazolles fut attirée par la vue de la belle fille, elle était à la villa Méraud depuis quelque temps et personne à Paris ne connaissait le chemin qu'elle avait pris, à l'exception de sa tante Pivent à laquelle elle avait recommandé le silence que la bonne dame n'était pas disposée à rompre, heureuse que sa nièce allât se retremper dans l'air pur de la Normandie et se refaire une virginité dans le village où elle se confinait comme un pécheur qui se met en retraite.

La vue de Chazolles avait produit une vive impression sur l'esprit si mobile de la jeune fille.

Peu à peu elle se piqua au jeu.

Le châtelain du Val-Dieu lui semblait une proie désirable.

Certainement ce campagnard à tournure de mousquetaire valait mieux, malgré la quarantaine, que les rapins chevelus, les bohèmes drôlatiques et râpés qui avaient profité de ses débuts; mieux que les petits-maîtres, les gens du pschutt, les frelatés, les éreintés, les étiolés et les ramollis qui l'avaient mise en fuite par la révélation continue de leurs pauvretés.

Il aurait étourdi d'une chiquenaude le petit duc de Charnay qui l'avait lancée dans la haute, le printemps dernier, et envoyé d'un revers de main dans le fossé de la route le jeune monsieur Saller, même lesté de quelques-uns des lingots de son auteur.

Chazolles lui plaisait peut-être par le contraste de leurs natures.

Il l'avait prise dès le premier regard.

Il ne ressemblait pas aux jolis jeunes gens des samedis du Cirque et des fauteuils de la Renaissance, quand Granier roucoule ses ariettes.

Elle n'en était pas amoureuse, pas encore, du moins. Non. Son éducation première la disposait mal à ce sentiment qui veut une certaine probité du cœur, mais elle s'en toquait, mot populaire qui rend à merveille la nature de ses impressions.

Il est hors de doute qu'elle aurait donné dix ans de la vie d'Herminie pour quelques semaines de liaison avec ce gentleman farmer d'une espèce inconnue pour elle.

De jour en jour ce désir s'exalta, devint plus violent, et à mesure qu'il gagnait en vivacité, elle rétrécit le cercle de ses promenades autour du Val-Dieu, poussant ses reconnaissances plus loin à chaque sortie, d'abord dans les champs de blé où elle vagabondait comme une écolière en congé, cueillant des bleuets et des coquelicots pour en faire des bottes.

Elle rapportait à la villa bizarre de son cousin de véritables gerbes grosses comme celles des glaneuses qui viennent après les moissonneurs et fondent l'espoir de leur hiver sur le grain ramassé dans les sillons du riche.

Puis elle se hasarda dans les bosquets et taillis de bouleaux et de châtaigniers qui servent, aux alentours du parc, de couvert au gibier de la plaine.

Plus tard on la vit errer, avec des attitudes penchées et des poses mélancoliques, dans les allées sinueuses qui se rapprochent des jardins, et un soir, après une journée chaude, alors que les grillons, mis en joie par les vapeurs brûlantes de la terre, chantaient dans l'herbe, au bord de leurs souterrains; pendant que les grenouilles coassaient dans les joncs des rivières, annonçant le beau temps du lendemain, que les moineaux se battaient dans les branchages en cherchant leur gîte et que les hirondelles volaient haut, avec de petits cris, avant de regagner leurs nids suspendus en chapelets aux corniches des toitures, elle se glissa dans une longue charmille au fond de laquelle on distinguait, comme au bout d'une lorgnette, la silhouette en miniature du château, avec ses clochetons découpés sur le bleu ténébreux du ciel, où la nuit jetait des voiles légers encore.

Justement, le hasard voulut que le châtelain passât à l'autre bout de l'avenue et qu'il aperçût sous les arceaux de verdure cette ombre lointaine, à la robe pâle, errante dans cette solitude, sur le gazon foulé jadis par les sandales des religieux méditant le néant des félicités humaines.

Il était huit heures et demie.

XIII

Les hôtes du Val-Dieu étaient réunis au salon dont les fenêtres jetaient, dans l'ombre du soir, une lumière jaune tamisée par la gaze des rideaux, et, dans le lointain, on entendait le rhythme net d'une valse, à quatre mains, lestement enlevée.

Duvernet, accoudé sur le piano, contemplait avec une admiration croissante, le visage délicat de Denise, assise près de sa sœur.

Il se disait, sentant naître des désirs qu'il essayait de combattre quand il s'éloignait d'elle, que c'était le port où il serait sage de se réfugier après les orageuses traversées de la vie de garçon pour ménager à sa vieillesse cette affection sereine si désirable qui en assure le repos.

Il se disait encore, en éventant l'intrigue qui se déroulait depuis son arrivée à la campagne, que si son ami Maurice avait rencontré, à quarante ans seulement, le soir de l'assemblée du village, l'aînée des demoiselles Châtenay après avoir brûlé les exubérances de sa jeunesse aux flammes de la vie parisienne, il aurait été moins accessible aux passions critiques de l'âge mûr et que la soudaine apparition d'une fille d'Ève pâle et vicieuse ne l'aurait pas troublé une minute; qu'il se serait contenté de sourire à l'aspect de cette créature en proie à la chlorose, de ses lueurs d'étoile perdue au fond des firmaments et de ses clartés de lune anémique et mourante.

Tout au plus aurait-il admiré la gracieuse jeune fille comme un amateur, habitué à parcourir les musées et les ventes, admire une statue de prix ou un tableau de maître en estimant jusqu'où les enchères du public pourront s'élever.

Le charme qui se dégageait des vingt ans de Denise l'attirait, lui Duvernet. Elle possédait les qualités qui doivent séduire et enchaîner. Elle était svelte, souple, satinée. Ses grands yeux qui se fixaient droit devant eux semblaient vous interroger, franchement, sur un secret mystérieux qu'elle aurait voulu connaître et qu'il devait être si doux de lui apprendre. Elle n'avait rien de la pruderie des filles qui ont la science et veulent se donner des airs d'ingénuité. On sentait en toute sa personne une grande et profonde loyauté.

Évidemment, avec son entrain et sa gaieté débordante, Denise serait, comme sa sœur, une honnête femme, pleine de cœur et de dévouement.

Et belle!

Quand le temps, dans un ou deux ans, aurait mis la dernière main à cette œuvre de Dieu, ce serait une femme accomplie.

La valse était finie.

Denise leva les yeux sur Duvernet, pendant que sa sœur feuilletait des recueils, cherchant une étude à jouer.

—Monsieur le député, fit-elle avec une grimace narquoise, savez-vous que vos cheveux commencent à grisonner?

—Désobligeante remarque, mademoiselle.

—Et que sur le front, là-haut, au sommet de l'édifice, il se découvre des ravages. Vous avez beau faire et ramener avec rage, il se forme là, aux deux côtés, une manière de croissant qui rappelle l'étendard du Prophète. Voulez-vous m'écouter?

—De toutes mes oreilles.

—Mariez-vous.

—Avec qui, grand Dieu?

—Avec une femme, fille ou veuve.

—Malgré mes cheveux grisonnants!

—Malgré tout. Vous êtes encore possible, mais...

—Voilà un mais terrible. Continuez.

—Plus vous irez, plus le temps...

—Me démonétisera?

—Dame! Mon idée ne vous va pas, soyez franc!

—J'aime beaucoup la liberté.

—C'est beau quand on a vingt ans, mais plus tard il vous faut des gardes-malades pour soigner vos douleurs. N'attendez pas trop. Vous ne trouveriez plus qu'une sœur de charité.

—Comme vous me détestez!

—Pas du tout. Si je vous haïssais—ce dont je n'ai aucun sujet—je ne vous donnerais pas cet avis qui est bon.

—Soit, mais quelle femme serait assez abandonnée de Dieu et des hommes pour vouloir d'un vieux garçon comme moi? Vous l'avez dit, il n'est que temps, tout juste. Je blanchis.

—Ce n'est encore qu'une petite nuance argentée qui vous sied. Un peu de poudre.

—J'ai quarante ans.

—Vous n'en paraissez pas plus de trente-neuf. Et Maurice les a comme vous, ce qui ne l'empêche pas d'être un beau cavalier, un grand chasseur et un bon mari.

—Les soucis de la politique m'absorbent.

—Prenez une ambitieuse.

—Il y en a donc?

—Vous l'êtes bien, vous. Pourquoi les femmes ne le seraient-elles pas?

—Nous verrons. Quand je rencontrerai cette ambitieuse invisible jusque-là.

Il soupira.

Hélène avait ouvert un volume de sonates et tirait sa sœur par la manche.

—Tenez, fit Denise en riant, écoutez cela, du Mozart. C'est plus vieux que vous et c'est encore très bien tout de même.

Le banquier, dans une embrasure, expliquait au curé qu'il avait harponné par un bouton de sa vieille soutane, couleur de tabac d'Espagne, les merveilles des camps romains, en songeant, avec la délicieuse sensation du savant, à sa fameuse découverte, le camp des bois de Rudelande—car ce devait être un camp décidément—qu'il avait d'autant plus de mérite à exhumer que les légionnaires n'ont jamais passé là.

—Mon bon curé, disait-il, le camp des Romains était défendu par un fossé formidable, dont la terre se relevait à l'intérieur, en manière de muraille et de parapet. Sur ce parapet, on plantait des palissades, des sortes de chevaux de frise. De ce retranchement aux tentes, on ménageait un espace considérable, afin que les traits de l'ennemi ne pussent atteindre les cohortes.

Et il se lançait dans des dissertations à n'en plus finir, et, à la vérité, très obscures, comme doit être toute bonne démonstration de savant, sur les rues du camp, le forum, les emplacements destinés aux généraux, aux questeurs, à l'arsenal, à la cavalerie et aux fantassins.

Heureusement pour lui, le vieux desservant était sourd comme un vase étrusque et ne comprenait pas un traître mot de cette divagation scientifique.

M. Châtenay lui-même était atteint d'une surdité plus légère.

—J'ai fait une magnifique trouvaille, disait le banquier, criant du haut de la tête.

Le curé formait un cornet acoustique de sa main droite:

—La volaille, répliquait-il, elle est hors de prix.

—Je ferai mon rapport à l'Association normande. Elle sera contente de moi, continuait l'antiquaire.

—La race normande! disait le curé, elle est très bonne laitière. Ma vache est parfaite, monsieur Châtenay, parfaite.

Et la conversation, parfois indécise et flottante, reprenait son train.

Les deux causeurs avaient l'air de bêtes attelées à un coche et tirant chacune de leur côté, mais qui avanceraient tout de même, avec opiniâtreté, dans un mauvais chemin.

Madame Chazolles était occupée de sa sœur, de sa musique et de ses petites qui jouaient dans ses jupes.

Maurice était donc tranquille.

Aussi se dirigea-t-il d'un pas rapide du côté de l'ombre errante sous les charmilles.

Bientôt, il la rejoignit.

Elle n'était pas fugace. C'était une ombre apprivoisée et familière.

A son approche, Angèle s'arrêta.

Une rougeur modeste lui monta au front et, dans une feinte confusion, elle s'excusa de son audace.

—Vous allez me juger bien indiscrète, monsieur, dit-elle d'une voix profonde qui remua le châtelain jusqu'aux entrailles.

Elle était à ravir, appuyée sur son ombrelle dont le bout rayait le sable de l'allée, dans la pose d'une délinquante surprise par un garde-champêtre.

—Mais non, mademoiselle, fit Chazolles, non, du tout.

—On m'a conté que le Val-Dieu est si pittoresque, si intéressant à visiter, que je me suis hasardée à le venir voir, de loin, à la chute du jour, persuadée qu'il n'y aurait personne que moi dehors, à pareille heure. Excusez-moi, monsieur.

Elle s'inclina dans une révérence savante et fit mine de se retirer.

Chazolles la retint.

Elle s'y attendait bien.

Il s'approcha d'elle, tout près, et avec la douceur soumise d'un amant parlant à celle qu'il aime:

—Vous trouvez donc cet endroit joli?

—Admirable. C'est de la poésie pure. Le recueillement, la paix, les eaux murmurantes, les ombrages épais, les charmilles qui se rejoignent comme des voûtes de chapelles, c'est unique et idéal.

—On n'est pas d'une ironie plus aimable. Franchement vous ne vous y plairiez pas?

—Vraiment! Je ne sais que vous répondre. Peut-être, en effet.

—Vous adorez Paris, d'où vous venez. Votre cousin me l'a dit.

—Ah! vous lui avez parlé?

—De vous.

—Et que lui avez-vous dit?

—Que vous êtes charmante et qu'il est heureux de vous avoir près de lui.

—J'y resterai peu de temps.

—Vous ne vous trouvez bien que là-bas.

—Non. Je me plairais partout où serait l'homme que j'aimerais.

—Heureux celui-là, fit vivement Chazolles.

Elle répliqua non moins précipitamment:

—Mais je ne me plais nulle part.

—Ah! vraiment?

—Nulle part. Non, monsieur!

—Ce qui signifie que vous n'aimez personne.

—En effet.

—Vous me surprenez.

—Pourquoi?

—Vous avez dû rencontrer plus d'un adorateur.

—C'est une supposition polie.

—Une vérité. Vous êtes si jolie!

—Vous trouvez!...

—Plus que jolie, adorable.

—Donc?

—On vous l'a répété souvent.

—Je ne m'en souviens pas, mais on pourrait le supposer puisque, ici même, dans cette solitude où il n'y a qu'un homme, on me le dit encore.

Chazolles ne répondit pas.

Il soupirait.

Elle fit un pas pour s'éloigner en haussant les épaules légèrement, avec un geste d'inimitable coquetterie.

—C'est drôle tout de même, fit-elle, les hommes! On n'en peut pas voir un qui ne se mette à marivauder tout de suite. Même au Val-Dieu, c'est un comble. Trouver un...—Elle chercha le mot. Il lui en venait un autre trop naturaliste sur les lèvres,—galant dans les savanes, dans le désert! Oui, en vérité, c'est un comble.

Ils marchèrent quelque temps en silence l'un près de l'autre.

Angèle arrachait une feuille aux arbres du bout de ses gants, distraite, attendant la déclaration qu'elle pressentait, qu'elle désirait.

—Serait-ce donc, dit Chazolles avec un tremblement dans la voix, qu'on ne peut vous voir sans vous aimer? Je le crois. Je ne sais pas si vous êtes le type de la beauté rêvée par les classiques de l'art, par les académiciens de la sculpture ou de la palette, mais ce dont je suis sûr, c'est que vous êtes faite à donner le vertige, que vous êtes tout entière charme, attrait et séduction.

—Et patati et patata. On n'entend que des refrains comme ça.

Elle fredonnait ces bouts-rimés avec une raillerie provocante.

Puis brusquement elle reprit:

—Alors vous voilà parti comme les autres et vous m'aimez aussi vite qu'eux.

—Et quand ce serait?

—Vous me le dites à la première occasion comme cela, sans me connaître, sans même savoir mon nom, la nuit, au fond d'un bois!

—Qu'importe le lieu si je suis sincère?

—Vous êtes hardi, en vérité.

—Et vous ne vous y attendiez pas?

Elle le regarda de ses yeux à demi clos, sous ses paupières abaissées:

—Si, dit-elle.

—Et je vous fâche?

—Non.

Il voulut lui prendre la main. Elle la retira sans colère et la tint suspendue entre eux, comme une barrière naturelle.

—Quand je dis non, fit-elle, je vais m'expliquer. C'est qu'avec nous autres on ne se gêne point. Je n'ai pas de fortune. Quelques successions de marchands des halles en perspective. Pour le présent, rien. Je n'ai pas connu mon père, je n'hésite pas à l'avouer. Ce n'est pas ma faute. Ma mère est morte quand j'étais encore toute petite. Elle vendait du poisson avec sa sœur et ne m'a pas laissé un radis. Ma tante Pivent, c'est autre chose. Elle est à peu près riche, à force de travailler; elle a une maison à Montrouge, des rentes sur l'État, des actions du Nord, un tas de valeurs. Elle me traite comme sa fille, et je l'aime comme ma mère.

Mon cousin Méraud est aussi un ancien vendeur d'huîtres. C'est un brave homme. Il m'aimerait bien, si je voulais, un peu trop même. Il est vrai qu'il n'est ni mon père ni mon oncle. Ça ne lui est pas défendu, excepté par Herminie, sa bonne, qui lui arracherait les yeux. Je ne sais pas pourquoi je vous conte mes petites affaires, mais vous m'inspirez de la confiance et après tout c'est vous qui avez commencé en me contant une partie des vôtres. Il ne me reste que ces parents-là. Ma tante ne veut pas que je travaille. Elle a fait de moi une demoiselle. On m'a mise en pension jusqu'à seize ans. Je m'y ennuyais, mais il fallait bien y tenir et j'en ai changé plus d'une fois. J'ai été élevée comme une rentière et je n'ai pas le sou. Il faut qu'on m'entretienne. Ma tante s'en charge.

J'ai une jolie chambre à la rue du Cygne. J'y suis comme dans une châsse et c'est là que cette pauvre tante me rend ses hommages. Mais quand elle est partie à ses crevettes, à la criée, à ses affaires enfin, qu'est-ce que vous voulez que je devienne? A quoi puis-je employer mon temps? Que feriez-vous à ma place? Je me promène. On a voulu me marier avec des connaissances, des commissionnaires en marchandises, des maraîchers du côté de Clamart, qui ont du foin dans leurs sabots, des boutiquiers du quartier. Je ne veux pas. Ce n'est pas mon goût et, de plus, ils me déplaisaient tous. Je n'aurais pas vécu la semaine en leur compagnie. Ce n'est pas leur faute ni la mienne. Or, la journée est longue. Quand ma tante est à sa besogne, moi je flâne. Elle pourrait quitter son métier; elle n'en a pas besoin pour vivre, mais elle y tient. Ça lui plaît de se tirailler avec les restaurateurs, les maîtres d'hôtel et les cordons bleus.

Pendant ce temps-là, je vais à l'aventure quand il fait beau. Et ce que j'entends sur mon chemin, vous ne vous en doutez pas. Depuis les zingueurs, les pâtissiers qui m'apostrophent avec des mots à faire rougir un escadron,—vous comprenez, une fille toute seule—jusqu'aux jolis cœurs des cercles qui me lorgnent à la place de l'Opéra et m'envoient des cartes par des larbins galonnés, c'est une averse de déclarations, comme la vôtre, au fait. Je retrouve ici ce que j'ai laissé là-bas sur les trottoirs. On ne peut pas faire un pas dans Paris, ou en chemin de fer, ou n'importe où, au Val-Dieu sans être apostrophée de la même façon. Et des voyous aux beaux messieurs du Jockey ou des Éclaireurs, c'est la même pensée qui s'exprime par des phrases différentes, et entre nous, bien entre nous...

—Quoi?

—Vous ne m'en voudrez pas?—Souvent c'est le voyou qui a le plus d'esprit. Vous comprenez donc qu'il n'y a pas moyen de se mettre en colère. On serait toujours cramoisie, pourpre; on attraperait des congestions. Le plus simple est de suivre son chemin sans avoir l'air d'entendre, de paraître ne pas comprendre, même quand on comprend à merveille, et d'en rire. C'est ce que je fais.

On presse un peu le pas, quand le monsieur est vif dans son exposé de principes.

S'il est intelligent, il comprend et s'en va chercher fortune ailleurs. Si c'est un étranger ou un imbécile et qu'il insiste en arrivant à des propositions trop crues, il faut lui mettre les points sur les i ou appeler les sergents de ville.

C'est une extrémité fâcheuse et rare.

Mon histoire est celle des femmes seules qui ne sont pas entourées de domestiques pour les servir et les garder. Pas de différence. Les filles sont créées pour l'amusement des hommes, à ce qu'il paraît. Dès qu'il y a un chapeau, une robe et des bottines, ils n'y regardent pas de près. J'ai des amies laides. Il leur en arrive tout autant.

Elle se tut.

Chazolles demeurait interdit.

Elle le fixa avec ses yeux bleus d'une douceur pénétrante.

Les rayons de ses prunelles filtraient entre ses longs cils plus sombres que ses cheveux, une beauté de blonde, et ce fut d'une voix mélodieuse et caressante qu'elle ajouta:

—Vous voyez bien que je ne peux pas me fâcher de ce que vous me dites, vous!

Maurice se sentait remué plus qu'il n'aurait voulu. Jamais une voix de femme n'avait fait passer un pareil frisson dans ses veines.

Pas même Hélène, son Hélène qui lui appartenait à lui seul, dont il avait eu le printemps. Cette fleur qui s'était épanouie à son souffle et dont il avait respiré les premiers parfums, son Hélène si soumise à toutes ses volontés, à ses caprices; son Hélène qui ne l'abordait qu'avec un sourire, ce sourire caressant de la femme qui se sent aimée et qui aime de toute son âme, sans crainte, sans fausse pudeur, libre devant Dieu et devant les hommes, pour qui le devoir est un plaisir, et qui s'appuie, confiante et radieuse, sur le bras qui doit la protéger et la conduire à travers le monde, à travers la vie.

Hélène disparaissait à présent devant cette fille impudente et naïve, d'une beauté licencieuse et dépravante qui parlait avec un inquiétant aplomb, sans gêne, comme si elle eût connu Chazolles depuis dix ans, l'amusant avec ses gestes délurés, ses mots hardis, tandis que ses yeux le brûlaient comme si la puissance de leurs rayons avait été centuplée par une lentille de cristal.

Il ne pouvait détacher son regard, attiré par une force inconnue, des mèches folles qui se collaient à son front d'une blancheur lactée, des tresses dorées et soyeuses qui se tordaient sur sa nuque, ni de sa poitrine aux contours si parfaits qu'elle semblait taillée dans un marbre sans défaut.

Insouciante, sûre de l'effet qu'elle voulait produire, elle attendait en jouant avec une branche de sureau qu'elle venait de casser.

Ils se taisaient.

Dans le lointain, on entendait, du côté du château, les notes envolées du piano, claires dans le silence de la nuit qui s'épaississait et du côté des bois, des cris d'oiseaux nocturnes qui s'éveillaient au moment où la nature allait s'endormir.

Elle se dirigeait lentement vers le village.

—Il est temps de rentrer, dit-elle; dans un moment on n'y verra plus et...

Il lui mit la main sur la bouche, pour retenir sur ses lèvres ce mot qui en sortait: Adieu.

—Ne partez pas, dit-il. J'étais si heureux de vous contempler à mon aise. Cette heure est la plus délicieuse de ma vie. Ne me quittez pas encore. Pourquoi troubler ce bonheur que j'éprouve auprès de vous? La belle nuit! Et quels souvenirs elle me laissera!

—Vous êtes sentimental, fit-elle en minaudant.

—Je ne sais pas, répliqua-t-il, je vous aime.

—Déjà!

—Est-ce que l'amour dépend du temps? Sommes-nous maîtres de le repousser ou de l'appeler en nous? Du jour où je vous ai aperçue à votre fenêtre, il est entré là—il frappa sa poitrine—et je sens qu'il n'en sortira plus.

—Vous voyez bien, fit-elle, vous voilà comme les autres.

—Non, dit-il, pas comme les autres. Moi, je vous aime sincèrement, profondément, avec respect.

—Oh! avec respect? fit-elle en effeuillant sa branche de sureau.

—Oui, avec respect, avec passion, de toute mon âme.

—Pour une heure?

—Pour toujours.

—C'est bien long, murmura-t-elle.

Elle laissa échapper un soupir.

—Et penser, dit-elle, que vous ne savez seulement pas mon petit nom!

—C'est vrai; mais que me fait ce nom? C'est vous que j'aime.

—Voulez-vous le connaître? Les autres le demandent, vous savez?

—Dites-le moi.

—Angèle.

—Il est joli.

—Vous trouvez?

—Oui, et il vous va si bien!

—C'est un compliment; enfin il vous plaît?

—Certes!

—C'est peut-être parce que je le porte.

—En effet.

—Allons, continuez, vous êtes en bon chemin. Mettez-moi dans le mien, car l'obscurité s'accroît et je pourrais me perdre. Vous me parlerez en me reconduisant.

—C'est juste, il est tard et votre cousin serait inquiet.

Un éclat de rire argentin et perlé lui répondit.

Elle le regarda avec une mine effarouchée, très drôle.

—Inquiet, répéta-t-elle. Ah! bien oui! vous plaisantez. Quelle idée vous vous faites du monde, vous autres, les millionnaires, les châtelains. Vous avez donc vécu dans les nuages.

Inquiet, mon cousin Méraud? Gaspard Méraud? En voilà un qui ne s'est jamais avisé de prendre du souci pour ces vétilles. Vous pensez à vos enfants qu'une ou deux bonnes escortent comme les gendarmes faisaient de la malle-poste quand on redoutait des bandes de voleurs. Vous croyez que les filles comme nous sont gardées et qu'on les tient par leurs jupes comme les demoiselles riches; qu'elles ont une queue de femmes de chambre derrière elles avec des bonnets cauchois ou des capuches à rubans de nourrices. Ouiche! j'ai toujours eu mon olivier courant, moi. On m'a lâché la bride et je n'en ai pas abusé, j'ose le dire. Pour me surveiller il aurait fallu perdre des journées et je n'en valais pas la peine. Je suis un enfant de la halle, de la balle, si vous aimez mieux. Comprenez-vous? Tous les miens étaient enfoncés dans la marée du matin au soir.

Je me suis donc élevée comme j'ai pu, tantôt au couvent, tantôt à la grâce de Dieu. Depuis ma sortie de pension, j'ai besoin de courir, de vagabonder. J'aime l'école buissonnière au soleil de Paris, ce soleil, pâlot l'hiver, qui nous rôtit l'été quand les murs de plâtre sont chauds comme des mottes de four. Et me voilà.

—Ainsi vous êtes libre?

—Comme les hirondelles de vos fenêtres.

—Que faites-vous de votre liberté?

—Pourquoi cette question?

—Parce que je m'intéresse à vous; parce que depuis que je vous ai aperçue, dimanche, en quittant l'assemblée, j'ai été frappé comme d'un coup de foudre; parce que je sens que vous êtes liée à mon existence, que vous me révélez un monde inconnu, une vie nouvelle; parce que je ne peux plus respirer où vous n'êtes pas, qu'il m'est venu une passion unique: vous voir, vous posséder; parce qu'enfin je suis décidé à faire ce qui est humainement possible pour gagner votre amitié et vous obtenir de vous-même. Je veux que vous soyez à moi et que vous m'aidiez à réaliser cette espérance.

—Et quand je le voudrais, est-ce que je le pourrais?

—Pourquoi non? puisque vous êtes indépendante.

—Oui.

—C'est donc facile.

—Sans doute, ma tante ne me gêne pas, la pauvre femme et, quant à mon cousin Méraud, pourvu qu'il pêche à la ligne dans vos étangs, les révolutions de la terre ne l'occupent guère, mais vous! Vous n'y songez pas! Vous vous emballez comme un cheval de steeple qu'on attellerait à la guimbarde d'un maraîcher! Vous ne voyez pas les obstacles.

—Ces obstacles, où sont-ils?

Elle lui posa sa main gantée, une petite main nerveuse, sur le bras et s'arrêtant:

—Et votre femme, monsieur Chazolles, qu'en faites-vous dans vos arrangements?

Il resta frappé de stupeur.

Sa femme, ses enfants! Il les aimait passionnément. Comment les oubliait-il auprès de cette charmeresse, si vite, si complètement?

Il se mordit les lèvres et réfléchit.

En causant, ils étaient arrivés au village.

De l'autre côté du communal, dans l'obscurité, une seule lumière brillait à la maison de Méraud.

Peut-être les écouterait-on. Il passa le bras de la jeune fille sous le sien et l'entraîna au pied d'un hêtre énorme, situé à l'entrée de la place.

Et là, il se pencha à l'oreille d'Angèle et lui murmura:

—N'y a-t-il pas un mot que les amants ont répété des milliers de fois?

—Lequel?

—Mystère!

Le mystère! En effet, il paraît à tous les inconvénients, à tous les dangers de la situation. Il ménageait l'affection de l'épouse et les plaisirs de la maîtresse.

—Au Val-Dieu? Y pensez-vous? objecta Angèle sans discuter la déclaration de Chazolles. Mais je n'entrerais pas deux fois dans ce parc, que tout le pays en serait informé. Ah! vrai! Pour un amoureux de passage, vous devez bien aimer, vous, si j'en juge par votre aveuglement. Franchement, vous perdez la tête avec une facilité désespérante.

—Si vous m'écoutiez, dit gravement Maurice, je ne voudrais pas être un amoureux de passage. Je voudrais vous aimer longtemps, toujours. Je voudrais vous posséder à moi seul. Je vous garderais avec un soin jaloux. Je me dévouerais à votre bonheur, et je tâcherais de le rendre aussi sûr, aussi parfait que possible.

—Toujours au Val-Dieu, dans votre cloître, afin d'éviter les querelles de ménage!

—Non; où il vous plairait d'aller.

—A Paris, par exemple?

—A Paris, si c'est votre désir. C'est là, en effet, qu'on peut vivre inconnu, protégé par la foule, isolé au milieu du monde. Je vous y arrangerais un coin doux et soyeux, une retraite ignorée où nous cacherions notre liaison à tous les yeux. Sans troubler la tranquillité des autres, nous songerions à notre félicité mystérieuse. Je mettrais votre avenir à l'abri de toutes les inquiétudes.

—Voilà des promesses qu'on fait et qu'on ne réalise pas!

—Mettez-moi à l'épreuve. Dites-moi que vous consentez, que vous n'avez rien dans le cœur qui m'en dispute l'entrée et me le ferme.

Il la serrait dans ses bras. Elle se dégagea vivement et dans l'obscurité ses yeux brillants prirent une expression dure, presque cruelle.

—Non rien, dit-elle, rien du tout.

—Tu n'as jamais aimé?

Elle répondit hardiment:

—Jamais.

—On t'a pourtant dit souvent qu'on te trouvait belle.

—Souvent, oui. Des banalités comme celles que je viens d'entendre.

—Ah! dit-il en la repoussant, tu n'as pas de cœur!

—C'est vrai, je ne suis pas bonne. Que voulez-vous? Je ressemble à beaucoup d'autres. Les hommes m'ont humiliée. Ils m'ont traitée comme une fille de rien, quelques-uns comme une marchandise à vendre ou une machine à plaisir. Je me suis habituée à les voir d'un mauvais œil, à les haïr peut-être. Je crois que je les haïssais tous en effet.

—Tous?

—Oui, jusque-là.

—Sans exception?

—Sans exception.

Chazolles l'aurait étouffée pour la remercier de cet aveu.

—Et maintenant? demanda-t-il.

—Je ne sais plus. Vous me parlez un autre langage. Vous dites des choses qui me troublent tandis que les autres me faisaient rire de pitié ou me soulevaient le cœur de dégoût. Vous me jetez dans un embarras! Depuis huit jours, vous passez à cheval sous ma fenêtre, et je sens bien que c'est moi qui vous attire. Je me suis informée près de mon cousin, sans faire semblant de rien. Autrefois, vous veniez par là, mais c'était très rare, tandis que maintenant vous êtes régulier comme une horloge pneumatique. Vous semblez avoir du goût pour moi, réellement, mais tant de gens me l'ont dit qui n'en pensaient pas un mot qu'il m'est bien permis de douter de votre sincérité.

—Et si vous n'en doutiez pas?

Elle fit claquer ses lèvres avec un air d'incertitude.

—Nous y réfléchirons, dit-elle, chacun de notre côté.

Elle s'enfuit, mais Chazolles la retint par sa robe, au bord du communal baigné d'une vapeur claire qui rasait l'herbe drue et courte.

Il prit la tête de la jeune fille dans ses mains et l'embrassa sans qu'elle essayât de se défendre.

Elle s'arracha pourtant de son étreinte et courut à la grille de la villa Méraud.

Si Chazolles, cloué à sa place, avait pu lire sur le visage d'Angèle, il y aurait surpris une expression de triomphe et en même temps ce sourire dédaigneux de la fille habituée aux courtisaneries des hommes qu'elle dompte et asservit à ses caprices.

Il s'éloigna lorsqu'il eut entendu le bruit sec de la grille qui se refermait et retourna lentement, le cœur plein d'une ivresse maladive, à travers les allées sinueuses, au château, dont les fenêtres étaient toujours éclairées.

Lorsqu'il gravit le perron, Duvernet se précipita à sa rencontre:

—Où diable étais-tu fourré? lui dit-il. On te cherche depuis une heure.

—Pourquoi faire?

—Pour t'apprendre une nouvelle.

—Bonne ou mauvaise?

—Bonne pour toi, si tu as de l'ambition. Veux-tu être député?

—Et le père Mahirel?

—Il est mort.

—Pauvre bonhomme!

—Il a rendu au Créateur son âme astucieuse et madrée. La place est libre.

Chazolles regarda sa femme.

—Hélène est la maîtresse. Je ferai ce qu'elle décidera.

Madame Chazolles jeta ses bras autour du cou de son mari et, le fixant de ses grands yeux limpides:

—Je n'ai pas d'autre volonté que la tienne, dit-elle. Pourtant nous étions si heureux ici!

—Eh bien! Restons-y.

—Non. Mon père et Duvernet ont peut-être raison. Ils veulent que tu sois quelque chose. Je ne tente pas de les combattre. Essaie. Tu feras plaisir à Denise.

Il lui prit la tête dans ses deux mains comme il venait de prendre celle d'Angèle, et l'embrassa longuement sur le front.

Denise, dans une embrasure, disait à Duvernet:

—Je suis contente de cet arrangement. Nous irons donc à Paris.

Et le député galamment riposta:

—C'est pour vous ce que j'en ai fait. Le hasard nous rapproche, mais je l'ai aidé de toutes mes forces. Suis-je bien inspiré?

Denise inclina plusieurs fois la tête, lentement, avec un beau sourire.

XIV

Au moment où elle avait disparu comme une étoile filante, Angèle Méraud était en passe de devenir une des plus brillantes planètes de ce firmament où les élégantes sont aussi communes que les astres de la voie lactée, mais où les véritables beautés sont aussi rares que les comètes chevelues dans la voûte éthérée.

Au club du boulevard des Capucines, le duc de Charnay était plongé dans la consternation.

D'abord, ses affaires s'embrouillaient et la crise tournait à l'aigu.

Le bac dévorait les dernières largesses des usuriers comme de simples bottes de paille rôtissent dans un incendie de ferme.

Les citations, protêts, commandements, notes diverses, jugements, saisies, récolements, sommations, affiches de vente, injures timbrées ou non, s'écroulaient sur lui en avalanches énormes.

Son portier était enseveli sous ces libelles de style barbare mais lumineux.

Il était temps que le salut vînt sous les espèces d'une fille laide ou contrefaite, mais richement dotée.

Tous les marieurs, patentés ou non, s'occupaient de cette pressante opération de sauvetage.

On avait parlé au noble décavé d'une demoiselle célèbre dans la galanterie parisienne, en possession de trois cent mille livres de rentes amassées dans l'exercice de ses utiles et délicates fonctions, mais il avait flanqué à la porte le courtier téméraire... provisoirement.

C'était une ressource pour les cas désespérés.

Et il n'en était pas encore tombé là.

On verrait.

D'autre part, ce roi du pschutt avait gardé dans un coin de l'organe en caoutchouc qui fonctionne dans son étroite poitrine, à la place du cœur, un goût prononcé pour Angèle.

Non pas qu'elle l'émût ou le fît palpiter avec violence.

Ce jeune seigneur en carton-pierre est difficile à toucher. Son impassibilité anglaise ne se trouble pas pour ces produits inférieurs qui s'appellent des femmes; il se serait cru déshonoré par un élan de passion qui dût déranger les frisures plates de sa perruque, marquer d'une poussière les genoux de ses hauts-de-chausses ou compromettre le nœud harmonieux de sa cravate.

Mais Angèle lui avait procuré de véritables triomphes. Notamment aux redoutes de son cercle et aux bals de l'Opéra, elle avait obtenu un succès tapageur. Dans son avant-scène, elle était le point de mire des lorgnettes. Elle avait arboré une étourdissante robe de satin blanc, d'un décolleté extravagant, devant laquelle tous les masques, tous les habits noirs restaient abîmés dans une de ces extases dont la mémoire ne se perd pas avant une bonne huitaine de jours.

Elle était moulée dans le satin comme une baigneuse dans la batiste, au fond de l'eau transparente.

Sur sa forêt de cheveux roux, d'une nuance indicible, se posait une audacieuse couronne de fleurs d'oranger qui demeura légendaire.

Il n'y avait pas jusqu'à la foule grouillante des clodoches, des pierrots, des clowns, des charlatans, des romains, des danseurs vêtus des costumes les plus bariolés et les plus grotesques, qui n'eût manifesté pour la jeune fille à la poitrine étincelante, au cou sculptural, aux cheveux d'or, aux yeux de velours brillants comme des lucioles sous sa mantille, une de ces admirations qui vont droit à l'amant d'une belle et lui montent à la tête comme des fumées de champagne.

Et puis, faut-il le dire?

Angèle ne tenait pas à l'argent. C'est une rareté par ces temps-ci. Très fantasque, très capricieuse sur les autres points, très exigeante sur certaines matières, elle ne l'était pas sur la question de prix. On lui donnait ce qu'on voulait. Elle le recevait sans daigner même jeter un regard sur ce qu'on laissait tomber dans sa tirelire. Elle ne demandait rien. Et le duc très prodigue quand il s'agit d'éblouir le populaire, dépensier pour l'ostentation, ses écuries, ses meubles, ses habits, ses bijoux, se montrait d'une avarice sordide en ce qui concerne les femmes. Il payait volontiers une petite fête, soldait la note du restaurant sans y redresser une erreur, mais ses largesses se bornaient à cet effort.

Sur ce point, il ressemble à une quantité considérable de sectateurs du pschutt, qui, trop souvent, mettent ce qu'ils ont d'or en évidence et en gardent très peu au fond de leur porte-monnaie.

L'autre, Abraham Saller, dont Angèle, effrayée de l'ennui qu'il distillait, avait fui les approches jusqu'au fond de la Normandie, se lamentait de la perte de son Eurydice et la demandait, sans accompagnement de lyre, à tous les échos.

Il avait pris son parti des profanations du duc de Charnay qui avait eu la primeur de son mobilier de la rue de Londres et des faveurs de sa maîtresse. Il se tenait pour satisfait de l'avoir supplanté après l'avoir été lui-même.

Le duc avait gagné la première manche; Abraham la seconde.

Restait la belle.

Mais les joueurs étaient disposés à s'entendre.

Sans se parler, ils se comprenaient.

Ni l'un ni l'autre n'exigeait une fidélité absolue.

Abraham Saller, pour qui l'amour même était une affaire, aurait volontiers accepté une commandite dans laquelle chacun eût apporté sa part et prélevé ses bénéfices. Il y a dans la corruption moderne de ces compromissions.

Ce qu'il voulait, c'est Angèle aux heures où il s'ennuyait et elles étaient nombreuses.

Elle le divertissait, très amusante, très spirituelle à la façon des gavroches, intelligente autant que vicieuse.

Eux ils la plongeaient, au bout d'une soirée, dans un hébétement complet. Elle ne tardait pas à s'apercevoir du vide de ces Lauzuns ratés qui faisaient la roue autour d'elle, paons sans queue et sans couleurs, singeant les marquis du talon rouge sans avoir leurs bons mots, leurs dentelles, leurs grands airs ou leur tempérament; mesquins dans leurs générosités, idiots dans leurs causeries râlant sur des sujets rebattus, toujours les mêmes, les chevaux ou les cabotines, usés par les nuits du cercle et les émotions du jeu, fripés enfin à vingt-huit ans comme des pommes de reinette sur la paille des celliers, vers Pâques ou l'Ascension.

Il n'y avait pas trois mois qu'elle était la maîtresse d'Abraham Saller, que malgré ses absences, ses fugues au Chat noir ou au Rat mort, deux établissements célèbres hantés par les rapins et les poètes, malgré ses échappées au refuge de la tante Pivent, où elle se retrempait dans l'air de sa jeunesse, un air imprégné d'odeurs de marée et de parfums des halles, elle avait senti qu'elle ne pouvait plus résister à cette vie.

Les galanteries de ces amoureux éreintés comme des chevaux fourbus lui soulevaient le cœur.

C'est alors qu'elle avait appelé sa femme de chambre de la rue de Londres, une Malouine ramenée de Dinard ou de Paramé, rondelette, très éveillée, bonne et dévouée.

Le dévouement est une vertu bretonne.

—Rose, lui avait-elle dit, écoutez-moi bien.

—Oui, madame.

—Je m'en vais. Je ne sais pas quand je reviendrai; dans huit jours ou dans six semaines.

—Où va madame?

—C'est mon secret.

—Quand monsieur viendra?...

—Vous lui direz ce que vous savez. Rien. Si on m'écrit, vous jetterez les lettres dans cette corbeille et vous les y laisserez pêle-mêle. Je les trouverai plus tard. Dites à mes amis qu'ils se consolent. Je ne suis pas perdue. Je me retrouverai.

De là elle était allée chez sa tante et lui avait confié qu'elle était triste, qu'elle s'ennuyait. Elle allait donc faire un tour chez son cousin Méraud et respirer le bon air des champs.

—Si on te demande où je suis, dis que tu n'en sais rien, quand ce serait le président qui se dérangerait.

Elle s'était jetée au cou de la bonne femme et l'avait couverte de baisers à pleines lèvres, de ces baisers qui effaçaient toutes ses fautes et arrachaient au cœur de la poissonnière une effusion de tendresse et de joie.

Puis elle s'était précipitée dans l'escalier en lui criant:

—Je t'écrirai. Soigne-toi bien, ma tante.

Elle avait pris l'express de Granville et au moment où le jeune M. Abraham, qui ne se levait qu'à midi, dormait encore, à l'heure où il étirait sous son baldaquin de drap bleu gendarme ses membres endoloris, elle montait dans la charrette anglaise prêtée par maître Jacques à Méraud, et le cheval de labour l'emmenait à travers des campagnes plantées de pommiers et coupées d'herbages clos de haies d'aubépine.

L'astucieuse Herminie l'avait reçue à bras ouverts pour complaire au maître, mais elle se défiait, redoutant l'influence de la jeune fille et tremblant pour ses rentes futures.

Elle avait tort.

Si Angèle était pétrie de vices, elle offrait au moins un type accompli de désintéressement.

Cette bizarre créature ne considérait l'or que comme un métal en fusion destiné à lui couler entre les doigts.

Elle posait en principe, dans son esprit, que les belles fleurs, les beaux chevaux, les hôtels, les villas, les toilettes exquises, les diamants superbes, les tapis, les meubles de prix, les œuvres d'art doivent aller d'eux-mêmes aux belles filles.

Et comme son miroir entretenait chez elle une favorable opinion de ses mérites, opinion confirmée par les hommages dont on l'accablait, elle se disait que les mines d'or ne lui manqueraient pas et qu'elle pouvait le semer autour d'elle avec une insouciante prodigalité.

Ce qu'elle faisait.

D'ailleurs, il lui restait de son éducation première, et du sang dont elle sortait, un fonds de courage contre la misère et l'adversité. Elle se serait soumise sans effort aux privations les plus dures; elle aurait souffert, comme sa mère morte et sa tante Pivent, le froid humide des matins d'hiver, les courants d'air glacé qui sifflent sous les voûtes des halles; elle aurait vu ses mains violettes et son visage bleu, plutôt que de céder aux exigences d'un amant et de subir le caprice d'autrui s'il n'avait pas cadré avec le sien.

Elle était indomptable peut-être, mais il fallait lui reconnaître un caractère.

Elle ne suivait d'autre loi que sa fantaisie et s'y livrait au hasard, comme une barque d'enfant abandonnée au vent sur le bassin des Tuileries.

La Malouine avait rempli sa mission avec une scrupuleuse exactitude.

Vers quatre heures, en sortant de la Bourse où il allait flâner, le jeune monsieur Saller était arrivé à la porte de sa belle.

Le cheval attelé à sa victoria était orné, à la bride, de deux roses microscopiques.

Le groom et le cocher bien bottés comme des héros d'Homère, se tenaient sur le siège dans une attitude d'une irréprochable correction.

Le maître était descendu de son équipage non sans promener son regard dans la rue pour jouir de l'admiration des badauds qui portaient envie au possesseur d'une voiture aussi pschutt, puis il avait gravi l'escalier et posé son doigt, ganté dans la perfection, sur le bouton de la sonnette.

L'héritier des banquiers de la Chaussée-d'Antin était bien délicieusement habillé.

Son complet gris clair, merveilleux de coupe et de fraîcheur, faisait oublier son nez trop long, ses yeux trop rouges, ses cheveux trop rares, sa tête trop étroite, en lame de couteau, et un torse étranglé qui ne rappelait pas celui d'Antinoüs.

Mais on ne se pétrit point soi-même.

Rose ouvrit et le maître fit un pas en avant, la pomme d'améthyste de sa canne aux lèvres, son carreau dans l'œil et le chapeau légèrement incliné en arrière.

—C'est moi, dit-il, en prenant le menton de la camériste.

—Monsieur vient chercher madame?

—Oui. Je viens chercher madame.

—Pour faire un tour au Bois? Comme à l'ordinaire?

—Pour faire un tour au Bois, comme à l'ordinaire. Parfaitement. A-t-elle du nez, cette petite!

—Pas tant que monsieur.

—Et de l'esprit, du pointu, coquine!

—Monsieur est bien bon.

—Voyons. Elle est prête, ta maîtresse? A-t-elle mis la jolie robe que je lui ai envoyée? Elle va être épatante, ma bonne!

—Vous croyez?

—Si je le crois! J'en suis certain! A faire crever de jalousie un tas de pimbêches qui ne sont pas dignes de baiser ses orteils mignons.

Abraham était entré dans le salon, la plus jolie pièce de l'entresol avec sa tenture de peluche bleue encadrée de bandes de fausse tapisserie.

Ce lanceur des émissions de l'avenir n'est pas précisément un Richelieu pour la prodigalité.

Il est juste de reconnaître qu'il n'a pas pillé le Hanovre.

A la porte de la chambre, le silence commença à l'inquiéter.

D'ordinaire, Angèle chantait avec une voix douteuse les airs des opérettes en vogue.

Abraham se tourna du côté de la Bretonne.

—C'est drôle, fit-il. On est bien sage ici ce soir.

Il souleva la portière.

La fameuse robe était étendue intacte sur le lit.

—Est-ce qu'Angèle serait absente? demanda-t-il avec effroi.

Ce qui l'inquiétait, c'était de manquer l'heure où il convient de paraître dans la file des voitures autour du lac, cette file où on ne peut pas trotter, où on est pris comme dans un embarras au boulevard et où on marche aussi solennellement qu'une procession de la Fête-Dieu.

C'était aussi de ne pas triompher en compagnie de sa maîtresse et de ne pouvoir la montrer comme une femme exhibe des solitaires de vingt mille francs ou un collier de pierres fines.

—Voyons, qu'y a-t-il? Parle, dit-il en se tournant du côté de Rose qui jouissait de son effet.

—C'est que je vais vous expliquer, monsieur. Madame est partie ce matin.

—Est sortie, rectifia Abraham.

—Non, partie.

—Pour aller où?

—Je n'en sais rien.

—Elle ne t'a pas donné son adresse?

—Non, monsieur.

—C'est impossible.

—Non, monsieur, puisque cela est.

Abraham aurait reçu dans les jambes la décharge d'une torpille à faire sauter un navire à trois ponts qu'il n'aurait pas été plus étonné.

Il mordit une minute la pomme de son stick, très embarrassé de sa contenance.

—Ainsi, reprit-il, en sortant de ses méditations, tu ne sais rien?

—Rien.

—C'est mystérieux, cette éclipse. Elle est partie seule?

—Je le pense.

—Pour combien de temps?

—Madame a dit: huit jours ou six semaines.

—Singulier!

—Je crois, reprit Rose, que madame s'ennuyait.

—Abraham bondit sur place.

S'ennuyer! En sa compagnie? Était-ce possible! Il n'en revenait pas. Malgré les plaisirs dont il la rassasiait! Dîners fins, à la Maison Dorée ou au pavillon d'Armenonville, chez Bignon ou au Café de Paris; malgré le cirque, les promenades, les avant-scènes de la Renaissance, des Variétés ou des Folies! et les toilettes de Worth ou des autres! Et les joies de la vanité: les victorias menées par des gentlemen en bottes à revers, des fleurs à la tête des chevaux, à la livrée des domestiques, à sa boutonnière à lui, le fils des millionnaires de l'usure et de l'émission productive, au corsage rebondi de la robe! Et les orgies romaines du grand Seize! S'ennuyer dans ce luxe! Au milieu des saillies heureuses de cette jeunesse dorée en goguette, animée par les vins généreux et le fumet des truffes!

Si ce n'était pas là le bonheur, où était-il donc?

Qu'on le dise!

Elle était extraordinaire, cette Angèle!

Et cet ennui bien invraisemblable!

Il est vrai qu'il oubliait dans le détail des joies qu'il offrait à la malheureuse les obligations assez dures qui compensaient tant et de si hautes satisfactions.

Au surplus, il ne pouvait rien changer à la situation.

Il était avéré qu'elle avait disparu comme une biche qui entend le cor dans les profondeurs des bois.

Le propriétaire dépossédé s'en alla tête basse et remonta seul dans son équipage, très vexé car la satiété était loin d'être venue.

Cette Angèle était vraiment capiteuse et d'un galbe!

Capiteuse comme un chambertin de grande année, excitante comme un élixir souverain.

Par comparaison, le fils des races à qui tout l'or du globe va comme l'humus des montagnes roule aux vallées, savait à n'en pas douter qu'elle n'était pas facile à remplacer et qu'il existait peu de femmes capables de procurer autant de triomphes de vanité, d'aussi vives jouissances des sens.

Elle était faite pour l'amour, comme une harpe pour vibrer sous les doigts du virtuose, attrayante, tant et si bien qu'il n'y avait pas de blasés qu'elle ne remuât. Abraham voyait sa peau satinée si douce aux doigts, ses yeux de vergiss mein nicht, pleins de langueur ou fulgurants, selon ses impressions fugitives; il se rappelait ses révoltes, ses soumissions, et ses tresses dorées qui se répandaient sur ses épaules blondes où passaient des lueurs roses.

En filant vers l'arc de l'Étoile par le boulevard Hausmann, il se grattait le front.

Comme on allait se moquer de lui au cercle!

Elle ne reviendrait plus, ou elle reviendrait en rebelle, plus indisciplinée qu'avant.

En effet, dès le soir, la nouvelle de cette fuite, un enlèvement sans doute, occupait tout ce monde d'oisifs qui bâillent démesurément en criant qu'ils s'amusent à outrance.

On prodiguait des consolations ironiques au malheureux délaissé; on cherchait le coupable de ce rapt sans le trouver. Personne ne manquait au whist et la table de bac avait ses fidèles.

On parlait donc d'Angèle et quand on parle d'une fille, du Vaudeville à la Madeleine et des salons de Verdier aux cabinets de Durand, sa fortune est faite, si elle y tient.

La fille de la poissonnière n'avait plus qu'à étendre la main.

Les vieux arrivés, au front chauve, du Jockey, des Mirlitons ou du Yacht ne demandaient pas mieux que d'accrocher des perles à ses oreilles et de bourrer son portefeuille d'utiles paperasses. Les jeunes étaient disposés à partager avec elle les pensions qu'ils tenaient de la munificence paternelle, et bien que l'espèce se raréfie, il ne manquait pas d'imbéciles à peine majeurs en possession hâtive de leur patrimoine, qui se seraient fait un point d'honneur de le donner à croquer à ses dents blanches.

Mais elle se souciait bien des convoitises qu'elle avait laissées derrière elle.

Les six semaines étaient passées et elle était toujours au Val-Dieu.

Peu à peu elle se laissait prendre, elle aussi, à la glu de l'amour, pour la première fois de sa vie et, détail étonnant, c'était un homme de quarante ans qui lui inspirait cette première passion.

A la vérité, ce n'était peut-être qu'une attraction plus violente, mais aussi éphémère que les autres.

Qui pourrait analyser et comprendre un cœur de femme?

Peut-être encore voulait-elle juger de sa puissance de séduction en attaquant comme une proie ce campagnard rustique, solide, coriace, défendu contre elle par toutes les cuirasses qui peuvent garder une poitrine d'homme et le préserver des tentations: une femme d'une beauté angélique, d'un esprit élevé, d'un charme exquis et ses filles, belles comme leur mère, qui jusque-là avaient été pour lui les seuls êtres dont son cœur ou ses yeux fussent épris.

Elle s'acharnait, sûre de sa victoire.

Leurs entrevues étaient toujours aussi secrètes, mais plus fréquentes.

Ils avaient combiné leurs plans.

Chazolles serait député.

C'était convenu. Elle l'avait converti à l'ambition.

La lutte était ouverte.

Le candidat s'agitait avec une activité que seul son amour lui donnait. Il n'avait qu'un concurrent peu dangereux, un homme de loi bilieux qui se présente à chaque élection, effrayant les paisibles populations de ses principes aussi inflexibles que confus. Tout ce qu'on y distingue, c'est qu'il hait tout le monde. En supposant qu'il se déteste lui-même, on ne serait peut-être pas loin de la vérité.

Le châtelain du Val-Dieu n'avait rien à craindre d'une telle rivalité.

Pour les habitants du Perche et de la Normandie, surtout dans ces parages où la culture du sol est l'occupation à peu près universelle, un visage épanoui, une main généreuse et loyale, un sourire franc aux lèvres primeront toujours les professions de foi les plus farouches.

Chazolles ne mettait donc pas son élection en doute.

Ses opinions étaient de nature à n'effaroucher personne. Ce n'était pas lui qui révolutionnerait le pays pour renverser l'ordre de choses établi. Sa devise était: Ne détruisons pas, perfectionnons. Elle ne compromettait rien et pouvait s'interpréter de diverses façons.

Son ami Duvernet était parti pour Paris, mais il reviendrait afin de lui prêter main-forte au moment utile. Ce moment ne tarderait pas à se présenter car le décret convoquant les électeurs était signé et la bataille devait se livrer aux derniers jours de septembre.

Chazolles entretenait de ses projets Angèle, qui résistait pour l'honneur et par suite de cette tactique savante des femmes qui exaspèrent une passion ardente en se faisant désirer.

Il s'arrangerait là-bas une existence en partie double pleine de joies inconnues.

Il meublerait pour sa maîtresse un appartement digne d'elle. La cage plairait à l'oiseau.

Mais il ne lui retirerait pas sa liberté. Elle irait chez sa tante autant qu'elle le voudrait. Elle continuerait à y habiter la plupart du temps comme par le passé. Chazolles ignorait les détails scabreux de l'existence d'Angèle. Elle lui avait dissimulé avec soin ce qui aurait pu froisser son amour et l'étouffer dès sa naissance.

Il ne savait rien de la liaison de la jeune fille avec ses premiers amants, le rapin des hauteurs de la rue Pigalle et le poète du Chat-Noir; rien de ses équipées à l'Élysée-Montmartre, de son éducation entreprise par le duc de Charnay et complétée par le juif Saller; rien de sa retraite de la rue de Londres et des amants qu'elle y recevait.

Dans la jeunesse de son cœur, dans l'aveuglement de son amour, Chazolles s'imaginait qu'il avait rencontré un trésor.

Angèle avait pour lui le charme suprême de la femme vicieuse qui sait dissimuler sa science, et qui, déjà profanée par les doigts hardis de ses amants, profite de son expérience sans laisser deviner les leçons qu'elle a reçues.

Elle étonnait Maurice de ses savantes naïvetés.

Elle l'étourdissait avec sa verve de rapin, son esprit caustique, à l'allure dégagée, aux sorties faubouriennes, où la phrase tournait court, juste à l'endroit qu'il ne fallait pas dépasser sous peine de choquer ce délicat, habitué aux réserves et aux ménagements de la famille.

Avec sa pénétration de femme pour qui l'amour n'a plus de secrets, elle avait compris tout de suite l'exaltation où sa vue seule jetait ce naïf assez spirituel pour être ombrageux, assez épris pour être aveugle.

Elle le transportait aux nues lorsqu'elle lui soupirait à l'oreille, le soir, dans leurs promenades à deux, perdus dans les champs de blés, hauts comme eux, où ils disparaissaient, ses plaintes sur l'impossibilité de trouver, dans le milieu où sa naissance l'avait placée, une âme capable de la comprendre et à laquelle elle pût se résoudre à associer la sienne. Elle lui peignait à grands traits, gaiement, avec de rares ombres de mélancolie, les rudes maraîchers de la banlieue uniquement occupés de leurs primeurs, se tuant, quoique riches, pour augmenter leur capital, par un labeur de mercenaires, se levant à deux heures du matin pour amener, couchés et somnolant sur d'énormes amas de carottes, de poireaux et de salades, leurs charrettes à ce colossal réceptacle où tout s'engloutit.

Elle lui montrait la foule nocturne des gens affairés grouillant autour des tas de poissons que les camions des chemins de fer jetaient aux halles, sous la lumière crue du gaz perdue dans l'aube qui blanchissait; ou encore l'hiver, dans la nuit morne, la tante Pivent acharnée, à son banc, malgré ses quinze ou vingt mille livres de rentes, disputant pied à pied ses affaires, prise de la fièvre du métier, sans autre souci, sans autre horizon que cet étal où les écrevisses se traînaient parmi les anguilles et les tanches dans la fontaine, où les paires de soles montraient leurs ventres roses et leurs dos bronzés, les rougets leur peau rugueuse couleur de chair, les aloses leurs écailles d'argent, nacrées, et enfin les maquereaux leurs échines verdâtres.

C'était là son univers.

Et sa joie venait des pièces d'argent mêlées de louis et de sous, qui tombaient dans les grandes poches pendantes à son côté, sous ses jupes de laine trempées au bas de l'eau des fontaines et des ruisseaux des halles.

Est-ce que franchement on pouvait se contenter d'une pareille vie?

Chazolles lui pressait les mains, ses petites mains frêles, qu'il aurait écrasées dans les siennes s'il n'avait pris garde, et il se penchait sur sa tête, qui lui venait au menton, pour respirer les odeurs de ses cheveux.

XV

C'était un soir de la fin d'août. Les blés étaient à moitié coupés et les travailleurs regagnaient leurs lits, d'où ils allaient se relever aux premières lueurs de l'aube. Les secondes pousses de luzerne séchaient sur le champ et les trèfles répandaient dans l'air leur parfum de miel.

La lune, rouge comme du sang, se levait au-dessus des futaies noirâtres qui bordent l'horizon.

Les perdrix s'appelaient au coin des haies où elles s'étaient blotties fuyant la faux des moissonneurs.

Pas un souffle de vent n'agitait les feuillages et pas un nuage ne courait sur le bleu sombre du ciel.

C'était une de ces nuits sereines qui portent à la rêverie et élèvent les âmes.

Angèle était sortie du chalet après dîner, seule. L'ancien courtier aurait bien voulu l'accompagner.

Mais il n'osait.

Herminie veillait au grain.

Elle tenait son Méraud sous une domination si solidement établie que l'esclave n'essayait même plus de secouer le joug.

Angèle était vêtue de sa robe de satinette, très ouverte et coiffée d'un chapeau de paille à la Marie Stuart sous lequel elle était à peindre.

Un rustre même se serait arrêté pour admirer la distinction de sa démarche, et c'était un plaisir de la voir, paresseuse et nonchalante, allant au rendez-vous qu'avec prudence, malgré le trouble où elle le jetait, le châtelain du Val-Dieu changeait chaque jour.

Elle suivait, d'un pas incertain, un sentier vert entre deux haies d'aubépine, s'appuyant sur une de ces grandes ombrelles qui servent de canne ou de bâton de promenade aux bains de mer, s'arrêtant à chaque instant, écoutant le vol d'un oisillon niché dans les branchages qui s'esquivait à son approche, ou le passage furtif d'un lézard qui se glissait entre deux touffes d'herbe.

Ce sentier vert conduisait aux étangs.

De ce côté, la campagne était déserte.

Les gens du hameau ou de la ferme, las d'un jour pénible sous le soleil ardent, s'étaient renfermés dans leurs dortoirs, sous leurs toits de tuiles violacées.

Les serviteurs de l'ancienne abbaye n'avaient pas coutume d'errer si tard de ce côté. Les promenades du soir, de la famille Chazolles, étaient limitées aux allées du parc.

Angèle frissonnait un peu dans cette solitude.

A mesure qu'elle s'approchait des étangs, une fraîcheur de marécages avec des odeurs de joncs séchés et de plantes aquatiques lui frappait le visage; elle s'enveloppa d'une mantille noire et continua son chemin.

Bientôt elle découvrit, à l'extrémité du sentier, une vaste étendue d'eau où des grouillements de poissons paissant aux bordages, comme des troupeaux dans les herbes et des battements d'ailes de hérons ou de canards qui s'envolaient au bruit de ses pas, lui vinrent aux oreilles.

A sa gauche, c'était la plaine d'eau unie comme un miroir sous les frondaisons luxuriantes de la forêt.

A droite, de l'autre côté d'une double rangée de peupliers et d'aulnes, s'étendait un champ de blés fauchés, couchés sur le sol et par places ramassés en gerbes prêtes à enlever.

A peine était-elle parvenue au pied d'un énorme tremble planté à l'angle du champ, sur le talus d'un fossé, qu'un pas rapide se fit entendre derrière elle et bientôt un homme se dirigea vers l'arbre au tronc duquel elle s'appuyait.

C'était Maurice.

Le candidat à la députation arrivait très vite comme un retardataire qui veut regagner le temps perdu.

Il avait besoin de se secouer et de se rafraîchir dans l'air humide de la nuit.

Pour la première fois, il avait surpris une inquiétude dans les yeux de sa femme.

Elle la lui avait manifestée à diverses reprises.

Au moment où il rentrait à cheval, avant le dîner, d'une excursion dans les deux cent cinquante hectares de terre qu'il faisait valoir, elle l'attendait à l'extrémité du parc, au bout de l'avenue des tilleuls.

En l'apercevant, il rougit légèrement.

—D'où viens-tu? dit-elle avec douceur.

—De la ferme.

—Par le village?

Il se troubla, hésitant à répondre.

Ce n'était pas le chemin le plus court; au contraire. Derrière l'église, il n'y avait que la forêt pendant des lieues entières.

—J'allais inviter le curé à dîner, dit-il.

C'était un mensonge, mais facile à réparer.

La vérité est qu'il avait fait ce qu'on nomme là-bas un crochet pour passer sous les fenêtres de son adorée.

Car il en arrivait à devenir amoureux comme un bachelier ne le fut jamais.

Au point d'exaltation où Angèle l'avait monté par ses coquetteries, il était capable de toutes les extravagances. Il aurait roucoulé des cantilènes sous le balcon, si elle en avait eu un, enrôlé des mandolines et des guitares pour lui donner des sérénades; il lui aurait dédié des sonnets et se serait déguisé en professeur ou en médecin pour se glisser jusqu'à elle, si elle avait été flanquée d'un mari jaloux ou d'un tuteur ridicule.

Madame Chazolles ne laissait échapper aucun signe d'impatience, mais intérieurement elle souffrait.

Son mari essayait en vain de se montrer plus prévenant, plus empressé que jamais; il était changé. Une préoccupation l'absorbait.

De quelle nature?

Ses affaires ne pouvaient lui donner aucune inquiétude. Il était au-dessus des événements. Sa candidature n'était qu'un jeu sans importance! Sa distraction était donc ailleurs.

Une femme ne se méprend pas sur l'origine de ces métamorphoses.

Il se jouait entre le mari et l'épouse un de ces drames intimes où les deux cœurs saignent: l'un du mal qu'il fait, l'autre de la blessure dont il souffre.

Pendant le dîner, on parla des progrès de Maurice dans le pays. La candidature allait bon train; elle était accueillie avec joie par les électeurs de toutes les opinions. Il arrivait à chaque courrier des encouragements très précis, des promesses d'appui sur lesquelles on pouvait faire fond.

Paroles de paysans!

Et, quoi qu'on dise, en dépit de la fâcheuse réputation traditionnelle des Normands, quand un paysan de l'arrondissement, Percheron ou Normand, a donné sa foi et engagé sa parole, il ne tourne pas comme une girouette.

Madame Chazolles pesait les chances.

Tout à coup elle s'interrompit.

—Maurice! fit-elle.

—Quoi?

—Qu'est-ce que cette jeune fille qui est chez les Méraud?

—Chez les Méraud!

—Oui.

Il s'empourpra sous le hâle dont l'été avait couvert son visage.

—Je ne sais pas.

—Tu ne l'as pas remarquée?

—Non. Il y a une jeune fille chez les Méraud?

—Oui, une beauté véritable. Une de ces têtes saisissantes qui plaisent tant aux hommes. Pâle, avec une abondance de cheveux qui lui fait comme une auréole dorée.

—Je ne sais pas, répéta Maurice. Si jolie que cela? Tu exagères. Une parente, sans doute. Je ne l'ai pas aperçue.

—Elle sort peu, mais le jour de l'assemblée, elle se promenait dans la foule.

Chazolles secoua la tête.

—Tiens! il faudra que je la voie, dit-il.

—Est-ce qu'elle va rester dans le pays? demanda Hélène.

—Je ne le suppose pas. Qu'y ferait-elle? Est-elle élégante?

—Trop pour une honnête fille, conclut madame Chazolles.

L'entretien en resta là.

Mais quand on sortit de la salle à manger, pendant que les petites jouaient dans le sable, devant le perron, auprès des corbeilles de cannas, de géraniums roses et d'héliotropes, Hélène posa ses deux mains sur les épaules de son mari et d'une voix tremblante où il y avait une plainte chastement étouffée:

—Tu es inquiet, lui dit-elle. Tu as quelque chose.

—Moi, non.

—Si; tu es bien changé.

Il essaya de sourire:

—En mieux ou en pis?

—Pas en mieux, dit-elle. Est-ce que cela se pourrait?

—Ce sera la politique, répéta-t-il. Nous avons eu tort d'écouter ce misérable Duvernet.

—Puisqu'il te faut une distraction!

—Tu m'en veux? Avoue-le.

—Non, dit-elle, en pesant ses paroles. S'il t'en faut une, j'aime mieux que ce soit la politique qu'autre chose. Me comprends-tu?

Il l'enlaça dans ses bras.

—Mauvaise! dit-il. Quelle abominable idée! Qu'ai-je à désirer? N'êtes-vous pas mes adorées toutes les trois? Est-ce que je ne songe pas constamment à vous? Ai-je autre chose en vue que votre bonheur?

—Dieu t'entende!

—Tu doutes de moi?

Il l'enleva jusqu'à sa bouche, comme un enfant, et leurs lèvres se confondirent dans un baiser.

—Non, soupira-t-elle.

Mais il y avait en elle une sorte d'affaissement, une résignation craintive qui n'échappa pas à Maurice.

Lorsqu'après avoir embrassé ses deux filles, il se dirigea vers la campagne:

—Il faut en finir, se dit-il. Elle se doute de ce qui se passe.

Il arrivait donc au rendez-vous fiévreux, agité, mécontent de lui-même et d'Angèle.

Il se reprochait cette intrigue qui détruisait la tranquillité des êtres pour lesquels il nourrissait une affection pure et tendre et causait la première larme qu'il avait vue obscurcir les grands yeux noirs de son Hélène, larme silencieuse que l'orgueil blessé de l'épouse refoulait au fond de son cœur.

Il ne distingua pas d'abord la jeune fille dont la svelte silhouette se confondait dans la demi-obscurité avec le tronc du tremble dont les feuilles s'agitaient comme les doigts d'un malade atteint d'une maladie nerveuse.

Il se tournait, cherchant dans le sentier vert l'ombre blanche qu'il attendait.

Elle, de sa voix d'espiègle, siffla discrètement:

—Coucou!

Et au même moment il sentit deux mains fraîches qui s'abattaient sur ses yeux.

—Vous étiez là? dit-il.

—Hélas! la première au rendez-vous.

Et elle ajouta en laissant retomber ses bras avec désolation:

—Déjà!

Alors il s'excusa.

A la fin sa femme se doutait de quelque intrigue et il serait au désespoir de lui causer la moindre peine.

Il était sincère. Malgré la passion furieuse que lui inspirait Angèle, il aurait renoncé à cette maîtresse qui n'était pas encore à lui, s'il avait dû compromettre à la fois cette sorte d'honneur bourgeois qui résulte d'une vie régulière et la paix des siens en affichant une pareille liaison.

Il fallait donc qu'Angèle se décidât à retourner à Paris, pas tout de suite, dans quelques jours seulement.

Il s'y rendrait d'abord, en simulant des affaires, et lui préparerait avant son retour un nid pour le bonheur qui les attendait.

Ce serait là qu'ils passeraient leur nuit de noces!

Si la lune avait éclairé le visage de la jeune fille, Chazolles aurait vu un sourire errer sur ses lèvres.

Leur nuit de noces! Ce mot soulevait en elle un monde de réflexions drôlatiques.

Elle en avait vu d'autres.

Certes, il lui plaisait, c'était incontestable, mais est-ce qu'il croyait que cette union serait éternelle et qu'on mettrait tant de cérémonie à une si mince affaire?

Il était vraiment trop de son village et naïf pour un futur gouverneur des peuples!

Mais il faisait noir. Les petites étoiles blanches, qui maintenant émaillaient le fond du ciel comme des marguerites des prés, jetaient seules leurs lueurs bleues sur les deux amoureux.

Chazolles énumérait les raisons qu'il imaginerait pour s'absenter et la rejoindre, car il ne pouvait plus se passer d'elle. Elle était devenue son espoir, sa vie. C'était une sorcellerie dont il ne se doutait pas. Jamais femme ne lui avait produit pareille impression. C'est à peine, jusque-là, s'il les regardait, indifférent et ne se demandant seulement pas si elles étaient bien ou mal faites.

Heureusement la politique était une inépuisable mine de prétextes. C'est la seule raison qui l'avait fait adopter avec enthousiasme les plans de son ami Duvernet, un bon pilote pour louvoyer dans ces passes où il ne se serait pas aventuré sans lui.

Sa candidature réussirait. Elle était nettement annoncée et il s'en occupait avec d'autant plus d'ardeur que l'amour était son unique mobile et que sa nomination serait la sauvegarde de leur liaison en lui permettant de garder sa maîtresse, sa bien-aimée, et de tromper aisément sa famille.

Il avait dressé son plan.

Il fallait à tout prix que le monde ignorât une union dont le mystère accroîtrait les délices.

En galant homme, il entendait sauver l'honneur en se ménageant le plaisir.

Le calcul était adroit et les moyens de réaliser ce double but fort simples.

Angèle écoutait avec étonnement ces déclarations étranges où il était question de politique, de famille, de maîtresse, d'épouse et d'amour violent.

Elle en était étourdie, mais l'homme lui plaisait.

Chazolles était si bon, si dévoué, si épris, et puis, il faut en convenir, il avait si haute mine, que la frêle Parisienne le trouvait de cent coudées plus émouvant que les jolis messieurs qui l'avaient courtisée jusque-là.

—Tu verras, lui dit-il, en baisant la main qu'il tenait, chaude dans les siennes, comme je te rendrai heureuse et quelle jolie prison je t'arrangerai.

—Mais ce sera une prison?

—D'où tu sortiras sans peine autant qu'il te plaira...

—Et si je refusais?

Il souleva mille objections et, réchauffé par le voisinage de cette fée de l'amour, enhardi par la douceur de sa voix, par les rayons de ses yeux qui perçaient l'obscurité, par le souffle parfumé de ses lèvres qui effleuraient les siennes, il devint plus pressant.

—Refuser? Est-ce que c'était possible? Ne comprenait-elle pas à quel point il lui appartenait? Il était prêt à lui sacrifier tout, à lui obéir comme à un tyran qui aurait le droit de disposer de son temps, de son avenir, de ses biens. Il lui offrait tout, tout sans exception. Ah! si, pourtant! Une seule, le repos de ceux auxquels il avait dû jusque-là la sérénité de ses belles années et l'estime de ses voisins, de ses amis, des gens de son monde.

—Et si j'exigeais ce sacrifice? dit-elle malicieusement.

Il se révolta. Elle ne le voudrait pas. Dans quel but? En quoi le mal des autres pouvait-il augmenter leur félicité à eux? Ce serait une méchanceté inutile; il n'irait pas au-delà de ce qu'il proposait.

Il défendit sa maison avec chaleur. Il fut presque éloquent. Il représenta à cette folle créature, à cette glu toute mignonne, volontaire et rieuse, ne songeant qu'à s'amuser, qu'un honnête homme comme lui pouvait l'aimer avec emportement, de toutes ses forces, presque sans bornes, mais en respectant encore celle qui portait son nom, la mère de ses enfants, la femme qui lui avait donné tant de preuves de dévouement et de tendresse.

Sur ce point, il fut inébranlable.

Il lutta pour l'honneur avec énergie.

Il ne voulait pas de malentendu au début d'une liaison qui durerait autant que lui et serait la fleur de son existence. Il aimait Angèle d'un amour sans rival. Toutes les fièvres du désir lui brûlaient les veines. Mais en même temps, il lui représenta l'horreur du scandale, la nécessité de maintenir la paix de sa maison et de marcher la tête haute. Si c'était pour lui un regret de ne pouvoir se parer aux yeux de tous de la beauté de sa maîtresse, il lui tiendrait compte de ses sacrifices, quand elle s'isolerait pour lui plaire, se tiendrait dans l'ombre et cacherait son amour comme ces fleurs délicates que la lumière flétrit et que tuent les rayons de soleil.

A cette heure tardive, il y avait dans l'air tiède encore d'une délicieuse soirée d'été, comme une langueur répandue, une odeur énervante de foins qui séchaient, de blés murs et de miel dont étaient imprégnés les trèfles et les sainfoins de la plaine.

Les plantes crépitaient, livrant à la terre leurs graines qui tombaient des coques entr'ouvertes.

Bientôt les deux amants ne parlèrent plus.

Chazolles tenait la jeune fille serrée contre lui, et il croyait sentir les palpitations du cœur d'Angèle, tant le sien battait avec force.

Elle, à peine troublée, flattée de son triomphe sur cette nature vigoureuse et droite, si supérieure à tout ce qu'elle avait rencontré dans ses folies, s'abandonnait entre les bras de son amant.

La nuit de noces n'était pas si éloignée que Chazolles l'avait cru.

—Allons-nous-en, dit-elle en soupirant.

Comme ils passaient auprès d'une meule de gerbes entassées, leurs yeux se rencontrèrent.

—Je suis lasse, murmura-t-elle. Je ne sais ce que j'éprouve. Un éblouissement!

Et mollement elle se laissa tomber sur la paille dorée, avec un doux sourire.

Et comme Chazolles se jetait à genoux auprès d'elle, elle lui passa ses bras autour du cou:

—Jure-moi, dit-elle très bas, que tu m'aimeras toujours.

—Oui, toujours!

Leurs lèvres se joignirent.

Et les petites étoiles blanches furent les veilleuses qui éclairèrent ce boudoir magnifique que l'amant d'Angèle n'avait pas rêvé.

Chazolles ne devait plus oublier jamais, jamais, cette tête pâle renversée sur les gerbes blondes avec lesquelles la chevelure de la jeune fille se confondait, ces bras satinés qui le serraient dans un spasme fiévreux, ces yeux entr'ouverts baignés dans une humidité nacrée, le fixant, éperdus et noyés, et ces mains douces qui le caressaient, se livrant sans réserve et sans regret.

Ce fut la minute de volupté qui marquait la fin de sa vie heureuse et commençait pour lui cette existence nouvelle, mêlée de tourments incessants, acharnés, d'agitations cruelles, de bonheurs rares et courts et de jalousies atroces que l'amour d'une femme née avec des nerfs de courtisane et des instincts de fille, entraîne à sa suite.

Le passé, pur et bleu comme un ciel de printemps, s'effaçait en se voilant.

L'horizon de l'amant d'Angèle,—car maintenant, il était bien son amant,—allait s'assombrir et recéler des orages.

Le contrat était paraphé.

Seulement le châtelain du Val-Dieu était seul de bonne foi.

XVI

Au numéro 66 de la rue du Colisée, se trouve une vaste maison de rapport formant un quadrilatère massif, construit par quelqu'un de ces richards parisiens qui ont un gros sac et ne regardent pas à la dépense quand ils savent que le revenu la suivra.

La cour est spacieuse, pavée de dalles carrées très épaisses, liées par du ciment bleuâtre.

Les cinq étages de la maison ouvrent leurs fenêtres sur cette cour comme des yeux immenses et, l'hiver, les femmes de chambre, les cuisinières, les cochers s'y livrent à leurs caquetages.

L'été, cette maison est presque toujours vide.

Les locataires sont riches et prennent leur volée vers les châteaux de province, les bains de mer ou les stations thermales qu'il est de bon ton de fréquenter.

Deux jours après la scène que nous venons de raconter, Chazolles, vers six heures du soir, entrait dans la cour de cet important immeuble.

Il lui appartient.

C'est la dot de sa femme.

M. Châtenay l'a donné à sa fille Hélène avec quelques accessoires, mais les soixante-dix mille francs de rentes nettes que produit cette maison constituaient déjà un assez notable apanage.

Au moment où Chazolles pénétra dans le vestibule, une femme d'une quarantaine d'années, aux traits agréables encore, mince, svelte, mais d'un aspect qui révélait dans l'ensemble une lassitude maladive, était assise ou plutôt étendue dans un large fauteuil, au seuil d'une loge qui aurait pu rivaliser pour le luxe avec plus d'un salon de notaire de province.

Cette femme avait des cheveux châtains très abondants, collés aux tempes en bandeaux, le teint rosé aux pommettes, blafard ailleurs, de cette nuance des plantes et des femmes étiolées par une température de serre, l'air étouffé qu'elles respirent et le défaut d'exercice sous le ciel libre, dans les champs ou les bois, au milieu des odeurs de résine et des richesses d'une féconde et vigoureuse végétation.

Elle semblait sommeiller, laissant errer ses regards vagues aux plafonds à caissons ou sur la colonnade de cette entrée vraiment monumentale, colonnade aux fûts cannelés couronnés de chapiteaux à feuilles d'acanthe.

C'était madame Adrien, la concierge de la maison, veuve d'un ancien valet de chambre de Chazolles, mort quelques années auparavant.

Malgré la difficulté pour une femme seule de gérer une maison de cette importance, Maurice avait eu pitié d'elle et, comptant avec raison sur l'intelligence très vive de la jeune veuve, il lui avait laissé sa place en augmentant les émoluments.

Madame Adrien lui en avait gardé une très profonde reconnaissance et, pour elle, Chazolles était un dieu qui tenait la première place dans son esprit et son cœur.

A son aspect, elle se leva vivement.

—Vous, monsieur, dit-elle.

—Oui. J'ai à vous parler, madame Adrien.

Et lui montrant la porte de la loge:

—Entrons.

Madame Adrien s'effaça pour laisser entrer le maître, étonnée de la gravité inaccoutumée de son abord.

Que se passait-il donc d'extraordinaire? Et qu'allait-elle apprendre?

Elle approcha un fauteuil de la fenêtre et en offrit un autre à Chazolles, qui avait fermé la porte pour plus de sûreté.

Très intriguée et légèrement émue, car une pauvre femme seule, placée à Paris, en servitude chez les autres, peut toujours trembler, ne fût-ce que de la crainte de perdre sa place, son gagne-pain, si difficile à retrouver.

—Je vous inquiète, ma chère madame Adrien, avec mes façons de conspirateur, commença Chazolles, mais n'ayez pas peur. Il ne s'agit de rien qui puisse vous atteindre. Au contraire, j'ai un service à vous demander, un grand service.

La concierge respira.

—Parlez, monsieur, dit-elle. Vous savez bien que je suis toute à vous.

—Avez-vous un appartement libre dans la maison?

—Monsieur ne s'en souvient donc plus? Un seul, depuis le terme de juillet.

—Au quatrième?

—En effet.

—C'est un peu haut.

—L'escalier est très doux.

—Et l'appartement!

—Très joli.

—En bon état?

—En parfait état.

—De combien?

—Il était loué quatre mille cinq cents francs à M. le vicomte de Férolles. Il l'a quitté...

—Parce qu'il se mariait. Je sais. De quoi se compose-t-il?

—Vestibule, deux salons dont l'un servait de cabinet de travail à M. le vicomte, et deux chambres à coucher; de la plus petite, il avait fait son cabinet de toilette; salle à manger et les accessoires. Le tout très vaste et décoré avec goût. Chambres de bonnes au sixième.

—Pour une femme, ce serait convenable?

—Pour une femme seule? demanda la concierge en hésitant.

—Sans doute. Ne vous ai-je pas dit que je venais vous demander un service?

Madame Adrien inclina la tête en signe d'assentiment.

Elle comprenait.

—Je sais que je puis compter sur vous, reprit Chazolles. Je vais donc tout vous dire. C'est une folie, je le confesse, mais on en fait à tout âge et je voudrais être raisonnable. Je ne peux pas. J'ai une faute à cacher. Dans cette maison qui est à moi, où je ne viens jamais, où je ne viendrai que rarement, le soir, en secret, on me soupçonnera moins qu'ailleurs. C'est toujours où la preuve se trouve qu'on ne va pas la chercher. Je sais que les malins agiraient autrement; ils iraient à l'autre bout de Paris dérober leur sottise. Je me fie à vous et je la mets ici sous votre garde.

L'hôtel de mon beau-père est au Cours-la-Reine; nous devons y venir demeurer tous, sans doute dans cinq ou six semaines. Je vais être nommé député. Du moins j'y compte. C'est un prétexte de séjour à Paris, d'absences pour des commissions, des rendez-vous. Il me sera facile de consacrer quelques instants à cette petite. Vous la verrez, une fille charmante, madame Adrien, et digne qu'on s'intéresse à elle, ce que je fais. Maintenant vous savez tout. Je serais au désespoir que madame Chazolles, une femme admirable et que j'aime toujours, pas de la même façon, se doutât de ma trahison, car bel et bien c'en est une et je me la reproche. Vous serez là pour parer aux inconvénients, s'il en survenait. Je connais votre intelligence. Vous êtes bonne et vous êtes femme. Vous comprendrez ma faiblesse et vous l'excuserez.

La concierge avait écouté, sans donner aucun signe d'approbation, le petit discours du maître. Le respect lui liait la langue.

—Et que faut-il faire? demanda-t-elle.

—Ah! voici. Vous allez chercher un tapissier dans le quartier.

—Bien.

—Il y a peu de locataires dans la maison en ce moment?

—Le baron Germain seulement.

—A l'entresol?

—Oui. Les autres sont aux eaux ou chez eux, à la campagne.

—Le baron passe peu de temps chez lui, dans la journée?

—Il y dort... quelquefois. Pour le reste, il vit aux Mirlitons.

—Bon.

—Le cocher et le valet de chambre sont rarement ici. Le cocher est marié et vit chez sa femme qui tient un petit magasin de modes à cent pas, dans la rue du faubourg Saint-Honoré. Le valet de chambre, son service fait, va je ne sais où, mais il ne reste pas à la maison.

—C'est parfait. Nous aurons donc peu d'indiscrétions à redouter. Vous ferez meubler l'appartement pour une femme jolie, très jolie et toute jeune.

—Blonde ou brune?

—Blonde. Comme c'était pour M. de Férolles. Les deux salons très coquets. Une des chambres à coucher en boudoir. Pas de clinquant. Du vrai, du solide et du beau.

—Quelle somme monsieur veut-il dépenser?

—Ce qu'il faudra. J'ai amassé des économies depuis quinze ans à la campagne. Ce sera la première somme que je jetterai par la fenêtre dans un but d'amusement. Je peux me permettre un extra.

—De l'argent mal placé, pensa la concierge; mais son visage resta impassible.

—Pour vous mettre à l'aise, reprit Chazolles en comptant sur ses doigts certaines fournitures, vous pourrez aller jusqu'à une quarantaine de mille francs. Est-ce suffisant?

—C'est trop.

—Tant mieux. Pensez à la chambre surtout. Je vous la recommande. Qu'elle soit très bien.

—Si monsieur voulait, j'irais chercher le tapissier et sans paraître s'intéresser à la chose il assisterait à la conversation. Je dirai que c'est pour une dame étrangère qui doit arriver... Quand?

—Dans une huitaine.

—C'est bref, mais il n'y a rien d'impossible.

—Ah! j'oubliais, cette jeune fille a sa tante à Paris. Elle demeure chez elle. Elle s'absentera souvent. Il faut une femme de chambre intelligente, honnête surtout, pour garder l'appartement et l'entretenir. Vous en trouverez une. Je m'en rapporte à votre choix. Je donnerai à cette enfant, car c'est une enfant, madame Adrien, vingt ans à peine, deux mille francs par mois pour sa maison. Est-ce assez?

—C'est trop, répéta nettement la concierge.

—Je vois que vous êtes pour les économies. Elle vaut mieux que cela, chère madame Adrien; elle vaut tous les trésors du monde! C'est un trésor elle-même!

Madame Adrien sourit.

—Enthousiaste comme un collégien, pensait-elle. Quelles déceptions il se prépare! C'est dommage. Un si brave homme!

Elle songeait à un mot du baron Germain, un blasé qui lui faisait quelquefois l'honneur de s'arrêter dans sa loge et de lui causer une minute par hasard.

—Il n'y a que les imbéciles qui entretiennent des maîtresses pour les autres!

Chazolles n'était pas un imbécile pourtant, mais il était épris et il devenait aveugle parce qu'il aimait.

La concierge se leva et jeta sur sa robe noire une visite de cachemire.

—Vous allez chez le tapissier? dit Chazolles.

—Il y en a un à quelques maisons d'ici. Je serai de retour dans un instant.

—Je m'en vais. Je ne veux pas être vu. Vous ferez pour le mieux. Je connais votre goût et suis sûr de votre bonne volonté. C'est tout ce qu'il me faut.

—Puisque vous l'exigez, c'est bien. Quand reviendrez-vous?

Il s'était levé et jouait avec ses gants, prêt à sortir, l'air préoccupé et mécontent comme s'il avait compris qu'il s'engageait dans une impasse. Il y avait dans l'attitude de la concierge, son obligée pourtant, comme un reproche et un blâme.

—Quand ce sera prêt, répondit-il.

—Dans huit jours alors. C'est autant de délai qu'il en faut et ce sera fini, je vous le garantis.

Elle le reconduisait jusqu'à la grande porte de la rue.

Sur le seuil il s'arrêta.

—C'est un sacrifice que je sollicite de vous, je le sais, dit-il. Consentez-vous à vous l'imposer?

Elle le regarda bien en face, de ses yeux limpides et intelligents.

—Pour vous, oui, dit-elle en appuyant sur chaque mot. Ne vous dois-je pas tout, moi? Que pourrais-je donc vous refuser?

—Merci.

Un fiacre l'attendait. Il y monta et disparut au tournant des Champs-Élysées.

—Le malheureux! songea madame Adrien. Dans quel guêpier il se fourre, lui si bien partagé par le sort!

Et en rentrant dans sa loge, elle ajouta mentalement avec un soupir:

—Et si digne d'être aimé!

XVII

Trois semaines après, les murailles de l'arrondissement étaient bariolées d'affiches multicolores annonçant aux populations de la circonscription—un mot sauvage, décidément!—la candidature de leur féal et dévoué serviteur, Maurice Chazolles.

L'homme indépendant et libre s'était déguisé en un plat solliciteur. Il briguait les suffrages de ses concitoyens les plus humbles, mendiants même, traînards et gueux de toute sorte. Ses professions de foi élaborées avec un soin méticuleux pour contenter les électeurs des opinions les plus ondoyantes et diverses étaient placardées jusque sur les piliers des grilles et les sacro-saintes murailles des églises.

Chazolles, aidé de son ami Duvernet, accouru à la rescousse, menait rondement la campagne.

Il avait écrasé de besogne les typos de la circonscription—un mot à écorcher le larynx!—fait gémir toutes les presses, soudoyé les paresseux, les braillards, les politiques d'estaminet, les gardes champêtres et les facteurs ruraux pour répandre ses bulletins et semer la bonne parole dans les moindres recoins des localités les plus écartées du pays.

Il n'avait négligé aucune chance et n'abandonnait rien au hasard.

Il voulait réussir, et tout ce qui l'entourait était dévoré du même enthousiasme.

M. Châtenay lui-même s'échauffait.

Il en était arrivé à négliger ses collections de tessons de bouteilles et de poteries informes, ses études, ses fouilles, et jusqu'à son oppidum, qui était peut-être un camp romain.

Il l'avait cru d'abord, mais il lui venait parfois des doutes. Un antiquaire de bonne foi en a toujours.

Ce phénix des beaux-pères offrait de participer à la dépense et de payer une partie des frais de la guerre.

Il devenait ambitieux pour son gendre.

Duvernet électrisait tout le monde.

Dans les embrasures il tenait des conciliabules avec Denise.

—Nous réussirons, lui disait-il.

Les aubergistes et cabaretiers avaient ordre—discrètement—de ne point refuser de liquides à ceux qui leur en demanderaient aux frais du candidat et de tenir table ouverte pour les affamés.

Maurice lui-même aurait mis ses chevaux sur la paille, si les vaillantes bêtes avaient été moins solides.

En voiture ou en selle, il parcourait les bourgs et les villages et jusqu'aux fermes isolées pour gagner les électeurs et les convaincre de ses bonnes intentions.

Le peuple souverain ne dédaigne pas les flatteries.

Avant de payer ses mandataires, il les humiliait déjà. Depuis qu'ils sont à sa solde, c'est encore pis et il n'a pas tort.

De ce côté, il est vraiment roi et il le prouve.

Chazolles lui passait la main sur l'échine comme un bon écuyer sur le dos d'une monture rétive.

Du reste il faut reconnaître que naturellement affable et cordial, il accomplissait ces démarches—tranchons le mot—ces corvées sans répugnance, avec entrain et gaieté.

Il poussait, selon son expression, sa charrette électorale avec un courage extrême et une bonne humeur intarissable.

Il voulait vaincre—pour sa dame!

Et certes, ce n'était pas le désir des honneurs qui lui donnait tant d'énergie.

Son concurrent n'avait qu'à se bien tenir.

Ce concurrent, vaincu d'avance, était bilieux, malingre et jaloux, universellement détesté et partant peu redoutable.

Il maniait très adroitement une arme toujours dangereuse—la calomnie—mais elle avait peu de prise sur un campagnard comme Chazolles dont la vie était à jour et la maison de verre.

Si quelques brouillons des petites villes se montraient disposés à soutenir ce jurisconsulte blafard, les ruraux, la masse indifférente qui se laisse aller au courant, travaille et veut avant tout l'ordre et la tranquillité, devaient l'emporter dans la lutte et amener le triomphe facile de leur ami du Val-Dieu.

Malgré ses courses, malgré ses tracas, Chazolles trouvait le temps d'aller à Paris, sous les prétextes les plus variés, une ou deux fois par semaine.

En cinquante minutes ses chevaux le conduisaient à la gare, où il prenait l'express de Paris et à cinq heures il descendait de fiacre à la porte de sa maison de la rue du Colisée.

Le tapissier avait accompli sa besogne avec une rapidité incroyable et un goût parfait.

C'était simple et flatteur.

Le vestibule tendu d'étoffes japonaises, la salle à manger avec ses verdures et ses crédences hollandaises, le salon en peluche vieil or, étaient frais et coquets.

Mais la merveille, comme l'avait voulu Chazolles, c'était la chambre à coucher, un réduit printanier et enchanteur, où l'amour devait se plaire, où tout était harmonieux et doux.

Tous comptes faits, l'heureux amant d'Angèle avait à peine excédé son chiffre.

Les mémoires s'élevaient à quarante-cinq mille francs.

Chazolles ne regrettait pas son argent.

Les nuits riantes qu'il passerait là valaient bien cette faible somme qui n'entamait pas sensiblement ses vieilles économies.

Qu'avait-il dépensé au Val-Dieu?

Peu de chose. Son bonheur si parfait de là-bas ne lui coûtait rien, au contraire.

Il était donc tout entier à la joie de posséder son idole.

Angèle, il faut lui rendre cette justice, s'était montrée à la hauteur du sacrifice accompli pour elle, non du sacrifice d'argent qui n'était rien, mais de la violence que son amant s'était faite pour rompre les liens si forts qui l'attachaient au Val-Dieu.

Il est vrai qu'elle était elle-même sous le charme.

Il était impossible, maintenant que la glace était rompue, de ne pas subir l'ascendant de ce grand et naïf paysan, si distingué, si énergique dans sa passion, si délicat dans l'expression de ses sentiments, de l'amour qui le dominait et le jetait aux pieds de cette jeune fille, cent fois plus faible que lui, comme un croyant sur la pierre d'un temple.

Maintenant Chazolles pouvait sans trop d'illusions se croire sincèrement aimé.

Il l'était en effet.

Angèle oubliait dans la nouveauté de cette liaison qui la laissait libre comme l'air et ne lui apportait ni lassitude ni satiété, son rapin de l'Élysée-Montmartre et son poète du Rat-Mort et du Chat-Noir.

Elle oubliait les désœuvrés qui l'avaient eue sans attacher d'autre prix à sa conquête que celui qu'on met à une distraction, à une aquarelle qui plaît, à un cheval de hautes allures. Ces oisifs l'avaient prise pour passe temps, sans conviction, au hasard, comme un voyageur altéré qui abat la pomme suspendue aux branches d'un pommier sur un chemin normand et poursuit sa route.

Elle prenait en pitié le petit duc de Charnay et les bijoux avec lesquels il se mirait dans les glaces comme une vieille coquette; Abraham Saller et ses phrases dans lesquelles il étalait sans cesse les millions de la caisse paternelle, la seule raison plausible qu'une femme pût avoir de s'attacher à lui.

Ce rural robuste, actif, à la fois violent et plein d'attentions, impérieux et tendre, l'avait subjuguée à son tour.

Il le sentait et, en la trouvant si souple devant ses volontés, si empressée à lui plaire, si doucement soumise, si chatte et si caressante, il se berçait d'un espoir de longs jours tranquilles et d'un bonheur inconnu, âcre et délicieux, soigneusement tenu dans l'ombre et bien gardé.

Madame Adrien n'avait pas les mêmes illusions.

Dès leur première entrevue elle avait été fixée.

D'un coup d'œil, à la première minute, elle avait jugé, sans se tromper, cette jolie fille à laquelle dès la première heure aussi, elle voua une aversion de femme jalouse qui ne se démentit pas.

Voici ce qui s'était passé:

La concierge avait exécuté les instructions du maître.

Elle avait surveillé le tapissier et son œuvre.

Elle avait aussi choisi la femme de chambre demandée.

C'était une grosse et fraîche Flamande aux vives couleurs qui venait de Rosendaël, près de Dunkerque, le pays des roses, ainsi nommé sans doute par ce qu'on n'y cultive que des choux et des navets.

Elle se nommait Michelle et se servait, pour l'expression de ses pensées, d'un langage inconnu des polyglottes de la capitale.

Madame Adrien l'avait prise à cause de ce détail. Elle serait moins facilement indiscrète qu'une autre.

Lorsque tout fut prêt dans la cage pour la réception de l'oiseau, Chazolles en annonça l'arrivée à sa femme de confiance par un mot laconique.

A l'entendre, c'était une jeune fille toute mignonne, douée d'instincts de duchesse, un peu vive, aimant à rire. Mais n'était-ce pas de son âge?

Elle descendrait à la rue du Colisée vers l'heure du dîner.

Le billet se terminait par ces mots, qui résumaient le programme:

—Mystère et diplomatie!

XVIII

A l'heure dite, un fiacre s'arrêta à la porte de la maison.

La Flamande était sous les armes.

Avec une complaisance de bonne à tout faire, elle avait cuisiné de petits plats très appétissants, qui répandaient des odeurs suaves.

Puis, en tablier blanc bordé de dentelles écrues, travestie en camériste du Gymnase, elle avait préparé dans la salle à manger un couvert d'un goût exquis.

Sur la nappe éblouissante au chiffre d'Angèle un service de porcelaine, des cristaux toujours à son chiffre, et une argenterie artistique flattaient les yeux sous une suspension de Lerolle, un artiste digne de la grande époque des Florentins.

Le cabinet de toilette sentait bon. La chambre fraîche éveillait une nichée de désirs de sommeil et de volupté.

La pendule Louis XVI du style le plus pur ne devait marquer, à ce qu'il semblait, que des minutes joyeuses.

Elle sonnait sept heures lorsque le timbre de la porte retentit.

Madame Adrien, que la curiosité avait attirée dans ce bijou d'appartement, s'effaça pour laisser passer une jeune voyageuse en robe claire, son waterproof anglais sur le bras, qui, en entrant, se jeta sur un divan chinois placé dans le vestibule.

—Ouf! fit-elle en s'épongeant le front, nous y voilà. Ce n'est pas sans peine. C'est haut comme la colonne Vendôme! On ne loge pas ici, on perche.

Madame Adrien fut scandalisée.

Si haut! Pour une péronnelle, une sans le sou, une pas grand'chose que la faveur du maître relevait seule, c'était encore bien bon!

Pourtant, tandis que la descendante des poissonnières s'éventait avec son mouchoir de la batiste la plus souple, la concierge contemplait ses traits fins, adorables, pleins de grâce et de distinction.

Elle s'étonnait moins de l'entraînement de Chazolles et sa jalousie s'en irritait.

Angèle était bien tentante en effet!

On comprenait qu'un homme dût se laisser prendre à tant de charmes.

D'ailleurs, la jeune fille, le premier moment de lassitude passé, jeta un regard satisfait autour d'elle:

—C'est assez gentil cette boîte, fit-elle. L'escalier est propre.

Madame Adrien fut enlevée par un soubresaut involontaire. Elle faillit manquer aux instructions du maître.

—L'escalier propre! Comment, propre, mademoiselle! mais il est superbe et d'une douceur.

—Oui, mais il est trop long. Après tout, pour ce que je le monterai!

Elle ajouta avec un geste de gavroche:

—Je m'en fiche!

Et avant que madame Adrien eût le temps de revenir de sa surprise, Angèle qui s'était dégantée fit craquer son ongle rose sur ses quenottes blanches et ajouta en riant:

—Comme de ça!

Quelle éducation, juste ciel! D'où sortait cette espèce?

Angèle se leva.

Du vestibule elle passa dans le salon ouvert sur la salle à manger.

—Sainte Gomme! dit-elle, quel luxe!

—Monsieur a voulu que vous puissiez vous plaire chez vous, observa la concierge.

—Attention aimable! Mince de genre!

Et apercevant la table mise:

—Pour qui ça? demanda-t-elle.

—C'est votre dîner que la femme de chambre vient de servir.

—Ah! j'ai une femme de chambre?

—C'est moi, madame, murmura Michelle dans un langage inintelligible.

—Qu'est-ce que vous dites?

La concierge intervint.

—C'est une Flamande, fit-elle. Elle sait peu de français.

—Eh bien! si elle sait le javanais, dit tranquillement Angèle, nous pourrons nous entendre. Elle s'appelle?

—Michelle.

Et s'adressant à la Flamande qui la suivait de ses grands yeux effarés:

—Vous croyez donc que je vas m'ennuyer à dîner là toute seule? Ce serait crevant. Je mourrais d'inanition. J'aime mieux aller chez ma tante. Voyons le reste.

Lorsqu'elle entra dans la chambre, elle ne put retenir un cri de plaisir.

—Ah! ça, par exemple, c'est galbeux, fit-elle émerveillée. Amour d'homme, va! Un bijou, ce grand lit avec son baldaquin. Je serai là dedans comme un saint-sacrement sous un dais.

Elle s'étendit sur la couverture de satin bleu et se balança sur le sommier qui craquait.

—On y pioncera à poings fermés, fit-elle en se relevant.

Elle flairait avec son nez aux ailes vibrantes, les bonnes senteurs du cabinet.

—C'est parfumé comme une chapelle, mais ce n'est pas l'encens qu'on renifle! Pristi! qu'est-ce que dirait ma tante si elle venait me voir là dedans! Et des cuvettes à mon chiffre, tout à mon chiffre! Il n'a rien oublié. Il se figure donc que je vas me cloîtrer là, tout le temps! Mais, ma bonne, ce que je m'y ferais vieille toute seule!

Elle allait d'un objet à l'autre, joyeuse, en sautillant comme une bergeronnette devant une charrue, maniant les flambeaux en vermeil, les riens entassés sur les étagères, sur les commodes à ventre rebondi, à coins de bronze doré.

Et soudain elle se retourna vers madame Adrien qui la considérait avec stupeur, tant son langage libre et populacier jurait avec sa physionomie de vierge, aristocratique à la prendre pour la fille d'une princesse.

—Vous l'avez vu ces jours-ci?

—Oui, monsieur a veillé à ce que rien ne manquât.

—Vous croyez donc qu'il m'aime, là, vraiment, cet être-là?

—Il me semble qu'il essaie de vous le prouver.

—Eh bien, je le trouve naïf, fit-elle, rêveuse. Moi, je ne comprends pas qu'un homme puisse aimer une femme de cette façon; surtout une femme comme moi.

—Pourquoi donc?

—Parce que je me connais et que je me rends justice, ma belle. Je ne vaux pas cher. Non, là, tout de bon, sans pose!

Elle disait vrai.

Le cocher qui l'avait amenée venait de remettre la malle de sa cliente à un commissionnaire qui stationnait à deux pas de là.

Elle arrivait cette malle, une jolie malle en cuir russe avec des initiales dorées, un cadeau du duc de Charnay, lors d'une excursion qu'ils avaient faite ensemble en Savoie, au pays des marmottes, comme elle disait dans son franc parler.

Elle tira de sa poche une pièce de cent sous et la donna au porteur:

—Tiens, fouchtra, fit-elle. Va boire à ma santé et à celle de ces dames.

—Est-elle chandille! dit la Flamande à la concierge.

Cet éloge, toujours flatteur à l'oreille d'une femme, décida de la sympathie d'Angèle pour sa bonne.

—Vous, dit-elle, vous n'aurez pas trop de mal. Je ne veux pas me claquemurer là comme une limace dans sa coquille. Vous pouvez manger votre dîner, en invitant des amis. Moi, je prends de la poudre d'escampette. J'ai ma famille à visiter; elle ne se consolerait pas de ma perte. Bonsoir, mes belles.

Mais elle se ravisa:

—Si vous voulez entrer en fonctions, mademoiselle Michelle, reprit-t-elle, je change d'avis. Je m'habille pour aller dîner dans le monde. Ensuite je rentrerai chez ma tante. Vous ne la connaissez pas, ma tante? C'est dommage. Madame Pivent, aux Halles, troisième rang, au coin, du côté de Saint-Eustache! Une crème. Vous verrez ça.

Au bout de dix minutes passées dans sa chambre, elle reparut avec la Flamande.

—Adieu, mes chéries, dit-elle. Je reviendrai un de ces jours.

La concierge et Michelle restèrent seules en face l'une de l'autre.

—Elle est trôle, dit la Flamande.

Madame Adrien écoutait à la porte du vestibule.

—Elle dégringole les escaliers en fredonnant des chansons. Où va-t-elle?

—Je ne sais pas.

—Elle n'a rien dit?

—Si. Qu'elle allait tîner à la Crante Chatte ou aux Ampassateurs.

—A la Grande-Jatte ou aux Ambassadeurs! s'écria la concierge, mais alors c'est une cocotte!

—Eh pien! fit brutalement la Flamande en découvrant une jolie soupière d'argent d'où s'échappa une délicieuse odeur de potage; qu'est-ce que fous foulez que ça soit? Une rocière!

Madame Adrien haussa les épaules.

Pauvre M. Chazolles, pensa-t-elle.

—Ma foi, dit la Flamande, si fous m'en groyez, nous allons tout ponnement mancher le tîner. Elle n'en aura pas un pareil à la Crante-Chatte ou aux Ampassateurs!

Madame Adrien était tentée par le parfum des sauces, mais elle hésitait à se commettre avec la valetaille de la maison où elle régnait.

Elle résista dignement aux sollicitations de son estomac, objecta que sa loge ne pouvait pas rester indéfiniment à la garde d'un voisin obligeant et s'éloigna de cette prison dorée déjà vide de sa fantasque pensionnaire.

XIX

Le dernier dimanche de septembre aurait été un beau jour pour la vanité de Chazolles, si le châtelain du Val-Dieu avait eu de la vanité.

Les campagnards étaient sur pied de bon matin pour soutenir leur candidat.

Chazolles n'avait pas perdu son temps. Ce qu'il avait parcouru de kilomètres les jours précédents est invraisemblable. On l'avait vu partout à la fois, envahissant les villages avec impétuosité, encourageant ses fidèles, réchauffant les tièdes, pressant les fervents, trottant par les chemins de traverse ou galopant avec une rapidité vertigineuse, visitant les gardes, les fermiers, les petites gens dans leurs chaumières et jusqu'aux charbonniers dans leurs gourbis de branchages.

Ce qu'il avait fait noircir de papier est invraisemblable.

On aurait pu semer des petits papiers pour une course au clocher d'Alençon à Brest avec les bulletins qu'on tirait pour lui.

Il publiait des journaux de renfort pour soutenir sa candidature. Toutes les feuilles de choux, à l'exception d'un Progrès obscur mais hostile, chantaient ses louanges et poussaient aux roues de son char. Le bonhomme Percheron et les autres Bonshommes des localités voisines entonnaient des dithyrambes agrestes en son honneur.

Les Glaneurs, les Avenirs, les Échos de toutes sortes s'étaient ralliés à lui.

L'homme de loi adverse le combattait cependant avec une opiniâtreté digne d'un meilleur sort et ne se rebutait pas devant les chances croissantes de ce dangereux rival.

Mais les hostilités se passaient galamment.

Jusque-là, la plume satirique de l'ennemi s'était bornée à dépeindre Chazolles comme un suppôt du despotisme, un partisan acharné des idées les plus rétrogrades, un esprit rebelle au progrès, un être pernicieux dont l'élection amènerait le triomphe des abus, la servitude des prolétaires et le prochain avènement de l'odieuse suprématie cléricale. On insinuait qu'il était ami de l'inquisition et ne serait pas éloigné d'admettre le rétablissement de la torture.

Mais on ne disait pas que Chazolles eût assassiné personne ni dépouillé les voyageurs forcés de traverser, la nuit, ses parages déserts.

La guerre se faisait donc en douceur et ne dépassait point les convenances.

Duvernet, d'autre part, était là pour le coup de feu de la fin, défendait son ami des ongles et du bec, de la parole et de la plume, et ripostait vertement.

Ce fut surtout à la veille du scrutin que la querelle s'envenima.

Les presses étaient réquisitionnées et ne manquèrent pas de besogne.

Le légiste usait ses dernières cartouches et mitraillait l'ennemi de son mieux.

Alors qu'il pensait que Chazolles avait désarmé, comme les troupes qui trempent la soupe après le dernier coup de canon, des afficheurs en manteaux couleur de murailles, se glissèrent dans l'ombre et collèrent aux portes mêmes de Chazolles, sur son territoire, des pancartes dans lesquelles on accusait le Val-Dieu d'être un foyer de conspiration contre les institutions et l'ordre de choses établi.

Mais Duvernet veillait par bonheur et sa vigilance n'était pas facile à mettre en défaut.

Les typographes amis vinrent à l'aide et dans de monstrueuses affiches de toutes couleurs mirent à néant cette coupable insinuation en en démontrant l'inanité.

Les percherons du châtelain emportèrent aux quatre coins du pays cette riposte sans réplique possible à cause du temps qui manquait, et Duvernet put dire à son ami:

—Enfin, nous avons le dernier!

Ainsi fut annulée cette manœuvre de la dernière heure.

Dans toute élection qui se respecte, il y a une manœuvre de la dernière heure.

Autrement la fête ne serait pas complète.

Chazolles avait déployé une activité dévorante.

Depuis la rentrée d'Angèle à Paris, il n'avait pas laissé passer trois ou quatre jours sans s'échapper vingt-quatre heures pour visiter son adorée dans le boudoir où elle l'attendait, grâce aux dépêches qui le précédaient comme des courriers ailés.

Dans ce frais appartement qu'il lui avait donné, il s'enivrait de l'amour élégant, neuf pour lui, libre dans ses caresses, ravivé par la science, habilement déguisée sous certaines minauderies ingénues, de cette fille qui l'irritait et l'énervait en l'amusant de ses saillies et de son esprit faubourien et primesautier.

Lorsqu'il revenait au Val-Dieu et que sa femme le revoyait plus empressé auprès d'elle, plus tendre pour ses enfants, elle ne lui demandait même pas les causes de ses absences et il se taisait, dans son horreur du mensonge et de la duplicité.

Le dimanche matin, la bataille cessa entre les adversaires.

Désormais, c'était au jury des électeurs à rendre son verdict.

Duvernet avait merveilleusement organisé le service.

Chazolles possédait le nerf de la guerre.

Il ne doutait pas qu'il ne fût battu dans les petites villes.

Les cloutiers, les fabricants de chaudrons, les tisserands et les chaufourniers étaient acquis au candidat avancé.

C'était de tradition.

Mais on attendait à la rescousse les ruraux qui forment une majorité imposante.

Le soir, vers sept heures et demie, à la chute du jour, les amis de Chazolles étaient réunis dans le salon, attendant les nouvelles.

On avait le cœur serré.

Décidément, l'amour-propre se mettait de la partie.

M. Châtenay lui-même, malgré sa passion, en oubliait ses collections d'antiques, ses fouilles, son oppidum et le reste.

Il prenait fait et cause pour son gendre, et on lui eût demandé une forte somme pour assurer la victoire, qu'il n'eût pas hésité une seconde à la verser en un bon chèque sur la Banque, pour abréger ces moments d'anxiété.

Hélène et Denise, très agitées, assises à une table en pleine lumière sous le lustre étincelant, se préparaient à noter les résultats qu'on attendait d'un instant à l'autre.

Duvernet seul était calme.

Chazolles se promenait à pas lents, la tête basse, sous l'allée de tilleuls, étudiant les bruits des chemins.

Des émissaires montant la cavalerie de labour ou de luxe du Val-Dieu, en station aux télégraphes, devaient apporter successivement les résultats connus.

Chazolles avait obtenu un premier succès sur son terrain.

Ses voisins l'avaient élu à l'unanimité, mais les nouvelles des petites villes assombrirent les visages.

Les cloutiers avaient voté pour le Robespierre de l'arrondissement. Les tisserands étaient douteux, les chaufourniers nettement hostiles, à l'exception des fournisseurs du Val-Dieu.

Hélène, qui se passionnait comme les autres, plus que les autres, car elle aurait voulu épargner, au prix de tous les sacrifices, une déception, une peine à son mari, se montrait inquiète.

Mais l'incertitude ne fut pas de longue durée.

Les gens de Bazoches, les éleveurs de Moulins, les fermiers de Saint-Maurice et de Tourouvre avaient tenu parole.

Les campagnards donnaient à leur collègue des majorités énormes.

Sur le coup de dix heures, la victoire se dessina, superbe, éclatante.

Alors M. Châtenay harponna le curé par un bouton de sa soutane et lui exposa ses projets.

Il donnerait son hôtel du Cours la Reine à son gendre, s'il était député.

Denise n'y perdrait rien.

Il lui en achèterait un autre dans le voisinage pour rétablir l'égalité.

Qui sait? elle épouserait peut-être aussi un homme politique.

Et il clignait de l'œil avec intention du côté de Duvernet livré à des calculs qui l'absorbaient auprès de la jeune fille triomphante.

De minute en minute, les chevaux de labour, les étalons percherons, les François, les Baptiste, les Jean, arrivaient en sueur au perron du manoir, las d'avoir pilé du poivre sur le dos des bonnes bêtes étonnées de cette activité inusitée.

Enfin, à onze heures précises, le résultat fut complet.

Les pur sang de Chazolles qu'on avait gardés pour la fin arrivaient les derniers.

Longny avait fait son devoir, Beaufay, Saint-Hilaire, à l'autre bout du territoire, s'étaient conduits comme il faut.

La campagne l'emportait sur toute la ligne.

Le triomphe du Marat de la sous préfecture était renvoyé aux calendes.

Il était outrageusement battu.

Dans le salon, autour de l'élu, la joie devint du délire.

Les petites filles grimpèrent sur son fauteuil et se pendirent à son cou.

Hélène embrassa passionnément son adoré en lui murmurant à l'oreille:

—Es-tu heureux au moins?

Il baissa la tête et n'osa répondre.

Et M. Châtenay, électrisé, versait de grands verres de champagne aux voisins accourus, à Méraud, au curé, aux domestiques rassemblés et s'écriait d'une voix émue:

—A notre député!

Ce fut dans la maison une fête, un tumulte, une explosion de joies et de fanfares; les cors sonnaient dans les cours; les chiens étonnés de ce tapage aboyaient, les enfants dansaient pendant que Maurice, devenu fou lui-même, envoyait son fidèle Jacques porter à franc étrier cette lettre au train poste.

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