Angèle Méraud
«Monsieur le ministre, tu ne nous aimes donc pas que nous ne te voyons plus et que nous resterions sans nouvelles si les journaux n'en donnaient quelquefois à grand-père et à Denise qui nous les apportent?
»Nous venons de la ferme toutes deux, Marthe et moi, escortées de Castor,—c'était un terre-neuve énorme.—Les bêtes sont belles et la cour était pleine de trèfle vert, fleuri, et de feuilles de betteraves. Tu ne sais pas? Simon, le berger, et Nanette nous ont prises pour des garçons.
»Maman nous a coupé les cheveux.
»Elle dit que nous n'avons pas besoin d'être belles puisque tu ne viens plus!
»Et puis aussi c'est parce que nous en avions trop. C'était lourd, lourd, et Marthe en avait des migraines.
»Ils repousseront vite. Console-toi.
»Olga, la trotteuse, a une petite pouliche. Elle est dans le pré aux biches, et si tu voyais les gambades qu'elles font! Elles se portent bien toutes deux.
»Nous sommes revenues de la ferme par les champs et le village, toujours avec notre garde du corps.
»Méraud, le Parisien, venait de pêcher à la Forge. Il a pris un gros brochet de dix livres qui se chauffait dans la queue de l'étang et il riait avec sa bonne figure rougeaude.
»Il nous a embrassées comme du pain.
»Voilà les nouvelles.
»Pour les fouilles, ça va bien. Grand-père croit que c'est tantôt une chose et tantôt une autre.
»Adieu, père chéri, reviens donc! Quitte ce vilain Paris. Tu l'aimes donc mieux que tu nous le préfère? On est si bien ici! Les rosiers sont fleuris, tous, et les fraises sont rouges.
»Nous t'embrassons mille fois.
»Tes petites filles,
»Marthe et Thérèse.
»P. S.—Maman est un peu souffrante. C'est elle qui nous a dit de t'écrire. Elle n'en a pas le courage.»
Elle n'en avait pas le courage. Non. Elle avait douté d'abord, espéré ensuite une rupture. C'était un caprice qui passerait. Elle attendait un retour sincère, sans réticence. On ne renonce pas à un amour si tendre, si dévoué, tout d'un coup, sans regret, sans raison. Quand elle se regardait dans les glaces, elle avait l'orgueil légitime de se dire qu'elle était belle encore, qu'elle n'avait rien perdu de cet attrait saisissant qui passionnait tant son mari jusqu'au jour de cette fatale rencontre au Val-Dieu, rien de cette splendeur de fleur épanouie qui allumait des flammes de convoitise dans les yeux des hommes de son monde, des campagnards eux-mêmes, flammes qu'elle éteignait avec la grâce de son sourire, si pur et si chaste qu'il s'élevait comme une barrière infranchissable entre elle et les plus hardis de ses admirateurs.
Par moments, cette âme blonde avait des colères subites. Elle se demandait ce qu'elle avait à se reprocher pour être délaissée de la sorte, frappée dans ses plus intimes affections! Elle était prise de haine violente contre cette rivale qui lui prenait tout ce qu'elle avait de plus cher et lui enlevait le compagnon de sa solitude, l'âme de sa vie.
A quoi donc servent la fidélité, le dévouement, les sacrifices et les résignations?
Elle avait tout révélé dans cette phrase à son mari et il la comprenait.
Elle n'avait même plus le courage de lui écrire.
C'était la séparation finale, la lassitude désespérée.
Pour la lui annoncer, elle avait eu la délicatesse de choisir les interprètes les plus aimées, les plus touchantes pour le cœur de cet égaré.
Il baissait le front sur sa main pendant que le train glissait comme un ouragan le long des plaines désolées de la Sologne que la voie côtoyait avant d'arriver à Briare.
Tout à coup, la voix stridente du chef de cabinet le tira de ses méditations.
Olivier Plumartin tapotait de l'index sur un journal qu'il tenait à la main.
—Sapristi, dit-il, quelle aventure singulière! Ce que c'est que nous! Une fumée, en vérité, un souffle! une vapeur! Vieux Bossuet, où es-tu?
—Qu'y a-t-il? demanda le chœur.
—Tiens! mais vous, Coignet, mon cher, vous avez bien connu le baron Germain?
—Je crois bien.
—Il est de mon cercle, dit un autre.
—Et quand y êtes-vous allé à votre cercle?
—Avant-hier, pas plus tard. J'y ai même gagné cinq louis, ce qui m'a fait plaisir.
—Vous avez gagné!
—Cinq louis au bac et c'est une surprise, car je perds tout le temps, des misères. Je ne suis pas joueur.
—Et le baron Germain, quand l'avez-vous vu?
—Mais! avant-hier. Il n'en sortait pas lui, du cercle! Un garçon! Il y aurait couché, s'il y avait eu des femmes, mais c'est défendu! malheureusement.
—Oh! défendu, fit Olivier Plumartin; si on veut. J'en connais qui tournent la difficulté. Eh bien! mon cher, vous ne le verrez plus, le baron Germain!
—Pourquoi donc?
—Il a rendu sa belle âme à son créateur, autrement dit, il a cassé sa pipe.
—Comme ça, tout de suite, sans crier gare?
—Plus vite qu'il ne pensait certainement.
—Je sais bien quelqu'un qui n'en sera pas fâché.
—Ses héritiers?
—D'abord. On est toujours content d'hériter... d'un oncle ou d'un cousin. Et puis Bonnard.
—Ah! oui, pour sa place de chef de bureau.
—Encore un emploi qu'on pourrait supprimer sans difficulté.
—Ce n'est pas l'avis de Bonnard. Y a-t-il assez longtemps qu'il tire la langue, le malheureux! C'était prévu, la fin du baron. Quel noceur! En a-t-il fait des victimes! Mais je ne croyais pas que ce serait si vite arrivé. Je ne sais pas comment il s'y prenait; il était laid, on peut le dire puisqu'il n'est plus là, détraqué, fini; il n'était pas généreux. On peut même employer le mot ladre pour le qualifier et pourtant il plaisait aux femmes, à toutes les femmes, puisqu'il les avait comme il voulait. Expliquez-moi ça! si vous pouvez. Ah! de fichues créatures!
Chazolles écoutait la conversation sans y prendre part, mais il n'en perdait pas un mot.
—Comment est-ce arrivé? demanda le nommé Coignet, un beau fonctionnaire, chauve et digne, orné de lunettes d'or.
—Comment? Voilà le curieux. Il était en partie fine.
—Où ça?
—Dans un cabinet, chez Durand. Il est mort sur le champ de bataille, presque en victorieux. Une congestion au moment psychologique, et patatras. C'était fini.
—Et la femme!
—La scène était curieuse. Éperdue—vous auriez été bouleversé comme elle, vous, Coignet, tout gravissime que vous êtes!—elle sonne, sans prendre la peine de se rajuster. Les garçons arrivent...
—Tableau!
—Oui, tableau! Le baron était à terre, au pied du divan! Ces coquins de cabinets! C'est machiné exprès! Siècle de corruption, va! La petite dans un costume... affriolant. Un médecin accourt. Deux médecins. Le baron était mort, et, ce qu'il y a d'étonnant, mort satisfait. Il a même expliqué son contentement en style télégraphique et de circonstance, si j'en crois cette gazette ordinairement bien informée.
—Mais la femme? répéta Coignet.
—Connais pas. Le journal la désigne sous ce signalement: blonde, petite, admirablement faite, des seins—qui poignardent le ciel—et très connue dans le monde où l'on aime... à se divertir.
—Rien de plus?
—Si; des initiales, mais de fantaisie, probablement.
—Quelles initiales?
—A. M. Mademoiselle A. M.
—Angèle Méraud, parbleu! dit le compagnon de cercle du baron.
Chazolles se mordit les lèvres jusqu'au sang.
—Qui ça, Angèle Méraud?
—Une fille, dont le baron parlait toujours. Elle demeure dans sa maison. Il en faisait un éloge enthousiaste. Elle est entretenue par un inconnu et le baron se flattait d'arriver à ses fins avec elle comme avec les autres. Il ne se vantait pas. Vous voyez bien.
—Et c'est fâcheux pour lui, conclut Olivier Plumartin. Il ne faut abuser de rien, même des truffes et du champagne.
Il passa le journal à ses collègues qui le parcoururent l'un après l'autre avec des exclamations variées.
—Une belle mort!
—Pauvre fille. Quelle passe!
Chazolles, enfoncé dans son coin, les lèvres serrées, les yeux fixes, était en proie à une colère indicible.
C'était donc la vraie cause du trouble d'Angèle, la veille, de sa fièvre, de la peur qui lui faisait garder sa femme de chambre auprès d'elle, comme si le mort avait dû se lever de son lit et la relancer jusque dans son alcôve.
Et c'était pour cette... malheureuse qu'il avait délaissé tout, sa femme, ses enfants, gâché sa vie!
La voix claire du chef de cabinet s'éleva de nouveau.
—Après tout, c'est vous, Bellemare, qui dites qu'il s'agit de cette fille. Rien ne le prouve. Il y a d'autres noms que le sien qui commencent par un A et un M et les reporters sont fantaisistes.
—Eh! naïfs, dit l'autre. Et après tout, qu'est-ce que cela nous fait?
Le train s'approchait de Nevers.
Le ministre se rattacha à cette épave que lui jetait, sans le savoir, son subalterne, et, faisant un effort, il se secoua et regarda la campagne, vaguement, en essayant de ressaisir ses idées qui lui échappaient.
XXXVI
Des fanfares à la gare, les rues pavoisées, les bœufs nivernais, ces grands bœufs blancs, nuance café au lait, rangés en bataille et passés en revue par le jury, les autorités se serrant autour des illustres personnages qui daignent honorer de leur présence cette grande solennité de la paix, Olivier Plumartin déployant sa faconde et tirant à la trois centième édition ses phrases stéréotypées sur la généreuse nourricière, l'agriculture; puis, le soir, les agapes fraternelles à huit francs par tête, les toasts se succédant pendant une heure, entrecoupés d'applaudissements, de hurrahs, du bruit des bouchons du champagne à cent sous la bouteille; enfin, l'événement attendu, le discours ministériel, très réussi, malgré les poignantes préoccupations de Chazolles, salué d'acclamations proportionnées au grade de l'orateur; et pour couronnement de la fête, le feu d'artifice obligatoire et peu coûteux tiré devant des milliers de paysans et de badauds qui attendent la dernière fusée pour se remettre en route, tel fut le bilan de cette journée pareille à toutes les réunions dont le prétexte est la distribution de prix aux bestiaux et à leurs éleveurs, et le but la petite causerie du candidat malin avec ses électeurs.
On donne une demi-douzaine de médailles en vermeil, grand module, à un louis la pièce, et on garde cinq ans son précieux mandat et ses chers émoluments.
La grande mine de Chazolles obtint un succès d'enthousiasme auprès des dames.
Il rappelait les chevaliers du temps des ducs de Nevers.
Ce moderne était taillé pour porter la cuirasse et l'épée et figurer aux tournois.
Et puis il était ministre.
A moins de manquer absolument de prestige, un homme qui est ministre paraît rarement laid à ses subordonnés.
C'est comme un diminutif de roi et le roi est toujours magnifique pour les duchesses de sa cour, fût-il scrofuleux comme les derniers Valois, vieux comme Louis XII quand il épousa Marie d'Angleterre, ou grotesque et fantasque comme le Hutin.
La dignité relève le physique du titulaire et Chazolles n'avait pas besoin de cette auréole.
Toutefois, malgré les compliments dont on l'accablait et les platitudes dont il était le témoin et la cause, il déserta de bonne heure les superbes salons de la préfecture et se retira dans sa chambre en attendant l'heure du train matinal qui devait le ramener à Paris pour le moment du déjeuner.
Le préfet lui avait remis un télégramme de son ami Duvernet, au milieu de la réception qui avait suivi le feu d'artifice.
Ce télégramme mystérieux autant qu'officiel était ainsi conçu:
«Je t'attends pour déjeuner demain matin, midi. Besoin de te voir. Urgent.
»Intérieur.»
Voici ce qui avait motivé cette dépêche.
Le ministre président du conseil venait de recevoir dans son cabinet un personnage très grave et d'un âge assez avancé.
Perruque grisonnante, figure ravagée, mise de rentier réduit à la portion congrue par un krach quelconque.
Il relisait la carte que le solliciteur lui avait fait passer:
Melchior Pavie
—C'est moi, dit l'agent pour couper court à la surprise de l'Excellence. Monsieur le ministre ne me reconnaît pas?
—Du tout. Ce n'est ni votre voix ni votre figure.
—Monsieur le ministre me flatte, mais il ne m'étonne pas. Dans notre métier, il est indispensable de posséder à fond l'art des transformations.
—Vous m'apportez vos notes?
—Un rapport, monsieur le ministre, et j'espère que Votre Excellence sera satisfaite.
—C'est bon.
L'agent tira de sa poche une enveloppe.
—Les renseignements utiles sont sous ce pli.
—Les détails nécessaires. Monsieur le ministre peut les parcourir. C'est palpitant d'intérêt.
A mesure qu'il s'enfonçait dans sa lecture, Duvernet poussait des exclamations de surprise.
—Oh!—Impossible!—Elle passe la mesure.
—Et c'est vrai tout ça? demanda-t-il à l'agent.
—Du premier au dernier mot.
—Vous m'en répondez?
—Sur ma réputation.
—C'est bien.
Il se replongea dans son examen. De temps en temps il se grattait la nuque du bout du doigt.
—Et comment avez-vous surpris ces démarches?
—Oh! bien simplement. Affaire de patience, monsieur le ministre.
—Vous ne vous en êtes rapporté à personne?
—A qui que ce soit. J'ai voulu justifier votre confiance, m'assurer de la moindre des nuances que j'indique à Votre Excellence et j'ai tout vu.
—Par vos yeux?
—Par mes yeux.
—C'est bien.
Duvernet prit dans un tiroir un rouleau de louis et le tendit à Melchior, qui le fit glisser prestement dans son gilet.
—J'espère que si monsieur le ministre a quelque étude spéciale à entreprendre, il voudra bien penser à moi.
—Parfaitement. Vous êtes un homme précieux. Je vous remercie.
C'était un congé.
Le policier sortait. Duvernet le rappela.
—Vous êtes très intelligent, dit-il.
Melchior s'inclina.
—Vous savez beaucoup de choses, et vous appréciez justement les événements, j'en suis sûr.
Melchior s'inclina derechef.
—Quand vous penserez que mon ministère vacille et touche à sa fin, avertissez-moi franchement.
—Votre Excellence ne me croira pas.
—Si.
—Alors c'est que Votre Excellence serait une exception.
—Vous êtes profond. Enfin, promettez-le-moi.
—Puisque Votre Excellence me l'ordonne.
—Vous aurez une forte gratification.
L'agent sourit.
—Ce serait payer cher une mauvaise nouvelle.
—Mauvaise ou bonne, j'y suis tout préparé. Adieu.
Melchior salua et sortit.
Le ministre parcourut de nouveau la notice de l'agent, et l'ayant relue, la mit dans sa poche.
—Je crois que je tiens la guérison de ce pauvre Chazolles, pensa-t-il.
Le lendemain, après une nuit blanche passée à rêver sous les tentures de son lit, dans l'immense chambre que le préfet avait fait disposer avec un luxe d'apparat pour son hôte, après un voyage égayé par les récits humoristiques de son chef de cabinet, Olivier Plumartin, dont les lazzis et les jeux de mots agrestes le laissèrent froid et pensif, Chazolles se rendit à l'hôtel Beauvau où il trouva son copain qui l'attendait, le sourire aux lèvres.
—Félicitations, lui cria Duvernet d'aussi loin qu'il l'aperçut. Tu as remporté un vrai succès qui rejaillit sur le cabinet tout entier. Festinons!
La table était mise dans la salle où Chazolles et son ami s'étaient déjà réunis plus d'une fois. Ce jour-là, le valet s'était servi avec la plus complète indifférence d'assiettes marquées au chiffre impérial.
—Tu vois, dit philosophiquement Duvernet, découragé des mille liens de l'habitude qui lui enchaînaient les mains et le forçaient à se traîner dans les sentiers battus par ses prédécesseurs, ici la cuisine et le service sont les mêmes. Il n'y a que les invités qui changent.
Chazolles était visiblement préoccupé.
Il parla peu.
Duvernet, lui, s'étendit avec une complaisance bien naturelle sur ses projets d'avenir.
Il était las de son ministère. Le pouvoir lui pesait. C'est une lourde charge par le temps qui court et après tout ce n'était pas lui qui gouvernait. Il faudrait être un Titan pour supporter le fardeau des affaires, avec les secousses que le moindre Mirmidon peut imprimer à la machine gouvernementale par un amendement, une interpellation ou un projet de loi ridicule, éclos dans une cervelle mal équilibrée.
On veut faire le bien et on ne peut pas.
On tente d'agrandir l'influence de son pays par les voies les plus pacifiques. On se heurte à l'obstination de groupes entêtés qui veulent à tout prix stationner dans leur immobilité. Or, qui n'avance pas recule.
Et puis il faut un désintéressement énorme, une abnégation puissante pour sacrifier les joies de la famille à une tâche ingrate.
C'était bon quand il était garçon!
Il le reconnaissait maintenant.
Combien il avait eu tort d'entraîner son ami hors de la vie paisible et douce où il coulait des jours si heureux.
—Ma parole, quand j'y songe, dit-il, j'ai des remords cuisants et je suis tenté de te demander pardon à genoux. Je raisonnais en célibataire endurci, ne tenant à rien, sceptique, ne me doutant pas des exquises voluptés du bonheur domestique. Depuis qu'il est question de mon mariage, depuis que, séduit à la fois par la grâce de Denise et par ton exemple à toi, je me suis décidé à solliciter la main de cette charmante fille, je deviens bucolique en diable. Ah! je peux dire que le pouvoir ne me grise pas. Il me fait l'effet d'un mauvais vin; j'en bois le moins possible de peur de m'empoisonner. Je ne rêve que maisons de campagne, simples, à volets verts, ombragées sous de grands arbres, avec un entourage de parterres et de prés fleuris.
Si j'avais le bonheur de posséder un bijou comme le Val-Dieu, je n'en sortirais pas.
Et c'est dans une quinzaine qu'on nous marie!
Que je voudrais être libéré de ma galère à ce moment pour me livrer tout entier à ce culte, le seul auquel j'entende désormais me consacrer!
Chazolles l'écoutait mal.
Ces banalités préparatoires lui résonnaient vaguement aux oreilles.
—Tu es fatigué, reprit l'autre. Je sais ce que c'est. Ces défilés de bêtes vous étourdissent. On a beau être fort comme un Turc et ferme comme un roc, on finit par défaillir sous l'obligation de la pose et du décorum. On se livre à des efforts inouïs pour ne pas tomber dans une gaucherie ou dire une sottise. C'est si vite fait et, ce qu'il y a de curieux, c'est qu'elles ne sont jamais perdues! Il y a toujours à point quelque bonne âme prête à les ramasser.
Le domestique venait de déposer sur la table une cafetière d'argent qui appartenait au ministre, un bijou Louis XVI d'une finesse de ciselure et d'une élégance de lignes incomparables.
—Un cadeau de M. Châtenay, dit Duvernet. Quel excellent homme, ce roi du bibelot! Nous l'entourerons de soins. C'est la perle des beaux-pères. Sommes-nous assez heureux! Pas de belle-mère, mon ami! Un rêve! Et tu restes morose! Tu es difficile à contenter!
Chazolles grillait sur des charbons ardents. Jamais une tempête pareille n'avait grondé sous le crâne d'un ministre de l'agriculture. Si près d'Angèle, il grinçait des dents d'être obligé de retarder d'un instant les questions sans nombre qu'il allait lui adresser.
Enfin Duvernet, qui suivait ses impressions sur son visage, eut pitié de lui.
Il se leva.
—J'ai à travailler, dit-il. Un discours à préparer pour répondre à cet enragé Chose, qui nous interpelle une fois par semaine. Et sur quoi? sur un agent de police qui a arrêté une vagabonde, comme s'ils n'étaient pas faits pour ça! Les premières attaques, mon ami! La fierté des honnêtes femmes! Le droit à la circulation, le mur de la vie privée. Que sais-je! Tu viens à la Chambre?
—Hélas! Il le faut!
—Ce sera bientôt fait. On va les licencier dans quelques jours, nos souverains, leur donner des vacances, comme à des collégiens! Alors nous serons tranquilles et nous pourrons nous marier à notre aise.
Chazolles avait mis ses gants. Il prenait son chapeau.
—Je me sauve, dit-il.
—Oh! fit tout à coup Duvernet, j'oubliais l'essentiel. La police a du bon quand on sait s'en servir. Une note pour toi, mon ami.
Il lui tendit le rapport de Melchior.
—Prends et médite ce factum dans le silence du cabinet. Mais tu sais, ne manque pas de venir à la boîte. On va t'y couvrir de fleurs. Et tu déposeras ton bulletin dans l'urne pour pulvériser nos adversaires.
Il serra la main de son Labadens, le conduisit à la porte et rentra chez lui.
—Ouf! dit-il. C'est fait. Si le mal ne cède pas à l'énergie de la pilule, c'est qu'il est sans remède.
XXXVII
Il était une heure quand Chazolles se trouva dans la rue.
Il tenait l'enveloppe que Duvernet lui avait remise et ne l'ouvrait pas.
Il la dévisageait comme Socrate dut regarder la coupe de ciguë avant de l'approcher de ses lèvres.
C'était trop fort.
En quoi la police avait-elle osé se mêler de ses affaires?
A cause d'Angèle certainement.
La pauvre fille le lui avait souvent répété:
Duvernet ne l'aimait pas. Elle le sentait. C'était d'instinct, comme dans les montagnes de la Lozère, du côté des fondrières de Mercoire ou dans les bruyères du Limousin, les agneaux sentent que sous les broussailles des côtes abruptes, au milieu des rochers déchirés par les grandes convulsions de la nature, dans les fourrés d'épines et de houx, il y a des nichées de loups qui ne sont pas leurs amis.
Enfin, à l'avenue Marigny, sous les arbres qui longent le mur de l'Élysée, il se décida et déplia le papier de Melchior Pavie.
La solitude était complète à cet endroit.
Seul, le factionnaire se promenait en rêvant aux champs paternels, son fusil sur l'épaule.
Melchior Pavie possède une de ces écritures fines, serrées, presque microscopiques, qu'il faudrait déchiffrer à la loupe et qui permettent de réunir une quantité de notes sur un étroit espace.
Chazolles eut d'abord quelque peine à discerner les phrases courtes, mais nettes d'une précision qui crevait les yeux.
Mais, après une minute d'examen, il lut couramment ces lignes où, dans leur ténuité qui rappelait la main du grand Théo, les lettres étaient admirablement formées, comme un nain sans défauts auquel il ne manquerait que la taille.
Alors ce qu'il vit lui donna le frisson.
Il fut saisi d'un tremblement nerveux qui l'agita, tout colosse qu'il était, comme une feuille sèche.
Il se mordit les lèvres jusqu'au sang et furieux, il arpenta à pas pressés l'avenue Gabriel et courut, sans souci de sa dignité, comme s'il avait eu la police à ses trousses, jusqu'à la rue du Colisée.
Madame Adrien le vit passer comme une foudre devant sa loge; il s'élança dans l'escalier et gravit les quatre étages au galop.
Michelle vint lui ouvrir.
—Angèle? dit-il.
—Madame n'y est pas.
—Déjà sortie!
—Non, monsieur, je n'ai pas vu madame hier. Elle est allée chez sa tante.
Chez sa tante! quelle ironie!
Chazolles fut presque heureux de ce contretemps. Il n'était pas assez maître de lui-même pour une explication et se défiait de sa colère.
Il s'arrêta dans le salon, épongea son front avec son mouchoir et oublia la Flamande qui se tenait debout devant lui, prête à répondre à ses questions.
Au bout d'une minute, il se redressa.
—Et le baron Germain, qu'est-ce qu'on en a fait? demanda-t-il.
—Le baron? On l'a emmené en province ce matin, à une terre où il doit être inhumé avec sa famille.
—Ah!
—La maison est vide du haut en bas, monsieur. Il n'y a plus que nous. Les locataires sont aux eaux ou aux bains de mer. Madame la comtesse Roland, qui restait la dernière, est partie jeudi soir. Plus personne.
—Et vous vous ennuyez, Michelle?
—Dame, monsieur!
—Angèle est rarement ici?
—En effet, monsieur, rarement.
—Mais elle va chez sa tante, fit avec amertume Chazolles, comme s'il s'était parlé à lui-même. Mensonge et duperie! Faut-il qu'un homme soit aveugle et fou pour croire à de pareilles bourdes! A quelle heure Angèle est-elle sortie hier?
—Vers deux heures, monsieur.
—Cela suffit.
La Flamande était une fille de la fraîcheur d'un Rubens, sans beauté, mais d'une figure avenante et bonne.
Elle s'en allait, lentement, en femme qui a une confidence à faire et qui hésite.
Elle surmonta sa timidité et se retourna.
—Monsieur n'a besoin de rien? dit-elle.
—Non, merci.
Et, comme elle ne bougeait pas, se grattant le menton avec embarras, Chazolles fut frappé de son attitude, et la fixant:
—Michelle, dit-il vivement, vous n'osez parler et vous avez quelque chose à me confier.
—Mais, monsieur...
—Parlez sans crainte. Vous me cachez votre pensée. Allez, vous pouvez tout me dire. Vous n'y perdrez rien.
—Oh! monsieur, ce n'est pas l'argent qui me tente. Mais vous êtes bon et franchement cela me peine de vous voir souvent si triste, si fâché. Et vous avez peut-être raison. Quand je suis entrée chez madame, c'était sur les instances de madame Adrien, car il me déplaisait de servir une femme qui n'était pas mariée comme il le faut, mais on me dit que monsieur était si bon que je ne refusai pas.
Eh bien! il y a des moments où je suis en colère contre madame. Monsieur la comble de tout, et ce n'est pas qu'elle soit mauvaise. Non. Au contraire; mais là, sincèrement, je crois qu'elle vous trompe, monsieur. Elle fait des toilettes pour sortir, elle se parfume, elle est cent fois plus coquette que si elle restait ici pour attendre monsieur. Souvent je lui dis:—Restez, madame, il va venir. Elle m'envoie promener.—Tant pis! qu'elle me fait. Je m'ennuie. Et toujours avec son petit air moqueur:—Je vais chez ma tante! Madame Adrien est furieuse aussi bien souvent contre elle, mais elle ne sait rien de précis. A peine êtes-vous sorti, madame s'habille, dégringole les escaliers en chantonnant, et la voilà dehors pour ne rentrer que le lendemain.
—Vous ne savez rien de plus?
—Rien, monsieur.
Chazolles s'était arrêté près d'une fenêtre et tournait le dos à la femme de chambre.
—Sûrement, reprit la Flamande, il n'y a pas de quoi faire pendre quelqu'un avec ce que je vous dis, mais j'ai mon idée.
—C'est bon. Je penserai à vous. Elle n'a rien laissé pour moi?
—Non, monsieur.
—Vous ne savez pas quand elle reviendra?
—Non, monsieur, mais je pense que madame rentrera dans l'après-midi.
—Allons, merci, Michelle. Je vais à la Chambre.
Il se leva lentement, passa ses gants et sortit.
Il avait à peine fait cent pas dans la rue, qu'un fiacre s'arrêtait à la porte.
C'était Angèle qui rentrait.
Elle était très animée.
—Monsieur vient de sortir, lui dit la concierge. Il semblait très mécontent.
—Croyait-il que j'allais rester dans une maison où il y avait un mort? Qu'est-ce qu'on a fait de ce pauvre baron?
—Il est en chemin de fer pour sa dernière résidence.
—Non.
—Ça va être gai, là dedans! Plus un chat. Je vais faire comme les autres, moi!
—Quoi donc?
—Je vais filer aussi à Trouville, à Cabourg ou à Dieppe. Je ne suis pas fixée. J'ai besoin de me refaire, madame Adrien!
—Toute seule?
—Est-ce que je ne trouverai pas du monde là-bas? Et puis on étouffe ici.
Elle monta chez elle.
La femme de chambre, étourdie par la chaleur, s'était étendue sur un divan et allait s'endormir.
Elle la réveilla.
—Vite, fit-elle, donnez-moi une robe.
—Madame sort?
—Tout à l'heure.
—Madame rentre seulement?
—Eh bien! après. Est-ce qu'il ne faut pas entrer pour sortir?
—C'est vrai. Mais monsieur va venir, peut-être.
—Eh bien! il fera comme moi: il s'en retournera. D'ailleurs, monsieur est à la Chambre et la séance doit être longue. On m'a prévenue. Il y a une pique qui n'est pas finie. Ce qu'ils vont se conter de douceurs! Tas de blagueurs! C'est pour amuser la galerie. Je les ai assez vus. Et puis mon ministre est muet comme une tanche dix mois sur douze.
—Madame paraît gaie aujourd'hui. Ce n'est pas comme avant-hier!
—Tiens, vous avez remarqué cela, vous, Michelle? Oui, j'étais furieusement aplatie. Mais je me suis donné du mouvement, j'ai trotté, j'ai vu du monde, et me voilà remise. C'est fini. Il faut se secouer un peu dans la vie et ne pas rester sur son matelas à geindre. Et ma robe? Quand vous resterez plantée là sur vos deux flûtes à me dévisager. Je n'ai rien de changé.
Elle s'était déshabillée à la hâte, jetant ses robes et ses jupons sur le tapis.
Et devant sa psyché, elle dénouait ses cheveux et les rejetait sur ses épaules.
—Vous allez me coiffer, ordonna-t-elle en s'asseyant sur une chaise dorée, garnie en satin à ramages. Exercez vos talents. Si ça ne va pas, je vous aiderai. Je suis encore bonne personne.
—Madame veut être belle?
—Étourdissante.
Pendant que la Flamande exerçait en effet ses talents d'artiste capillaire, la jeune femme continuait la conversation.
—Penser qu'il y a des malheureuses qui crient la faim dans ce Paris et ne trouvent pas seulement une petite place pour se caser, cela me renverse! Moi, je n'ai qu'à sortir, et il me sort des fortunes de tous les pavés. Trop de chance. Ça ne durera pas! Il y avait un vieux monsieur, tout à l'heure, au coin de la rue du Cirque, qui m'offrait un huit-ressorts. Je l'ai remercié poliment. Je n'ai pas besoin d'un huit-ressorts pour aller aux Halles visiter ma famille. On me jetterait des écailles d'huîtres à la tête. Il avait l'air tout drôle et déconfit de mon refus, le vieux birbe.
—Vous mettrez bien les chevaux avec la voiture, une écurie et de l'avoine, que je lui ai dit.
—Tout! ô divine beauté.
—Eh bien! j'y penserai.
Je lui ai donné une poignée de main en attendant et je l'ai bien examiné.
Il a l'air très comme il faut, pas plus de soixante-dix ans. Je pense qu'il me serait fidèle.
—Et madame?
—Oh! moi non. Je ne pourrais pas. Ce n'est pas dans ma nature. Frisez un peu mieux, s'il vous plaît, les petites boucles du front. Là. Très bien. Est-ce que je suis vraiment gentille?
—Madame est à croquer.
—Flatteuse. Et monsieur, qu'est-ce qu'il a dit? Il est furieux, n'est-ce pas?
—Pour être sincère...
—Oui, il rageait. Je ne peux pourtant pas être fixée, là, comme un pieu, à l'attendre. Je suis née pour le mouvement. Pourquoi ne vient-il pas maintenant puisque j'y suis, moi, au lieu d'écouter des sornettes qui durent des heures? C'est bon pour ceux qui ont besoin d'émarger, de palper un millier de francs par mois, mais, lui, il est au-dessus de ça. Il a des millions et le père Châtenay en a plus que lui. Et il se met au piquet comme une chèvre sur un gazon?
—Un ministre! fit Michelle scandalisée.
—Grand'chose! Quand il sera dégommé, qu'est-ce qui lui en restera?
La coiffure était finie, charmante avec des boucles sur la nuque, aux tempes, sur le front et un chignon épais serré en torsades d'or rouge qui violentaient le regard et forçaient le désir.
—Dois-je faire à dîner? demanda Michelle.
—Inutile.
—Madame dînera dehors?
—C'est probable. Je n'en ai pas encore perdu l'habitude. Mon costume caroubier et le chapeau pareil, vite.
—Madame veut faire des victimes!
—Je veux plaire, oui, mademoiselle Michelle!
—A qui donc?
—A ma tante, fit-elle en riant.
—En voilà une qui a bon dos, pensa la Flamande.
Au moment de sortir, l'éventail, un bijou de Kees, pendu au côté, Angèle se retourna.
—Je ne sais pas ce que je vais faire, dit-elle. Peut-être ma tante sera libre. Je l'emmènerai au théâtre. Si monsieur vient, dites-lui que je serai ici vers minuit, certainement.
—Bien, madame.
Elle revint et se déganta la main droite.
—Ou plutôt, non, fit-elle, je vais lui laisser un mot. C'est plus sûr. De cette façon vous pourrez monter à votre chambre et dormir, quand vous voudrez.
Elle s'assit devant un bureau de laque japonaise, un cadeau de sa fête, et écrivit ce qui suit:
«Mon meilleur ami,
»Je suis rentrée au moment où tu venais de partir. C'est ennuyeux. J'ai des idées noires depuis deux jours. Je voulais aller me promener avec toi, en catimini, en voiture fermée, dans les coins du bois. Et tu es à ta vilaine Chambre. Est-ce qu'on ne fermera pas bientôt cette parlotte? Il paraît qu'il y aura une séance à tapage. J'ai des amies qui vont y courir comme au feu. Moi, je ne suis pas curieuse et je préfère autre chose. Je vais aller devant moi, je ne sais où, à l'aventure, pour me distraire, et peut-être au théâtre, avec ma tante si elle veut, ou des amies, si j'en racole. Ce n'est pas facile. Il commence à ne plus rester personne dans Paris et chez moi j'ai des frayeurs depuis qu'il y a eu ce mort dans la maison.
»Si tu veux me voir, pour le cas où tu viendrais, je serai là vers minuit, au plus tard.
»Ton blessé, le petit duc de Charnay, est guéri. Sa pâleur lui donne un air intéressant qui fait des conquêtes. Tu lui as rendu un fier service, car il commençait à ne plus faire d'argent avec sa pose.
»Un baiser sur tes lèvres, d'Artagnan!
»Ta petite Angèle.»
Elle ferma la lettre et la mit en évidence sous un poignard à manche d'ivoire très artistique qui lui servait à couper les feuillets des romans à l'aide desquels elle berçait ses ennuis.
—Comme cela, dit-elle à Michelle, pas de reproches à craindre. Allez vous coucher de bonne heure. Monsieur a sa clef. Ne vous fatiguez pas à l'attendre.
Elle savait que les journaux avaient parlé de l'affaire du café Durand de façon à attirer l'attention de son amant, et si une explication devait avoir lieu, elle préférait que ce fût entre eux et sans témoins.
Elle tira la porte avec fracas derrière elle et descendit l'escalier.
Madame Adrien s'était étendue au frais sur son fauteuil à l'entrée de sa loge.
—Vous voilà déjà partie, dit-elle, quand la jeune femme passa devant elle.
—Oui, j'ai horreur de la solitude.
Elle s'éloigna, en promenant dans la rue, avec l'incertitude d'une femme qui n'a pas de but fixe, sa grâce ondoyante et féline.
Dix minutes après, une matrone d'une cinquantaine d'années, d'une corpulence exagérée, les seins débordants, la face large, rouge et bourgeonnée, aussi commune que la concierge était distinguée, le cou gros et court enfoncé dans les épaules comme un coin dans une bûche, les mains épaisses comme des battoirs et la taille sanglée dans une robe de satin broché, constellée de chaînes d'or et de massives breloques, envahit le vestibule avec un bruit de pas lourds, et posa sans façon un petit panier auprès de la concierge.
—Tiens, c'est vous, madame Pivent, dit l'autre. Déjà finie la journée!
—Ne m'en parlez pas. De cette chaleur, qui commence à devenir dure, on ferme dès qu'on peut.
—Asseyez-vous donc.
—Ne vous dérangez pas, mame Adrien, bredouilla la poissonnière d'une voix enrouée, je vas me servir toute seule.
Elle entra dans la loge, prit un fauteuil et le traîna dans le vestibule.
Puis elle s'y plongea avec un souffle de satisfaction, non sans un craquement inquiétant des membres du siège qu'elle faillit désarticuler.
—Quel silence dans votre turne! dit-elle.
—Il n'y a plus de locataires.
—Je crois bien. Tous à la campagne, des richards. C'est drôle. Je ne me vois pas du tout plantée sous un arbre, les bras croisés! J'aime encore mieux mon banc et mes cuisinières! On cause, on se querelle, on se tiraille, c'est la vie, ça, mame Adrien. Ça va bien? Il y a longtemps que je ne vous ai vue. Je n'aime pas à venir prendre des nouvelles, vous savez bien pourquoi?
—De mademoiselle Angèle?
—Bien sûr. Quand je suis deux jours sans la voir, cette enfant, j'ai des vapeurs comme les petites dames. Et pourtant Dieu sait si je devrais seulement lui ouvrir ma porte! Mais d'abord, laissez-moi me sécher. Je suis en nage, ma bonne mame Adrien! Un fichu coup de soleil! Ça prend tout d'un coup! On fond en eau. Mâtin! Il ferait bon être poisson, ma parole, comme les animaux qui me passent sous la main.
En voilà qui ont de la chance quand les pêcheurs ne les tracassent pas! hein! Ce qui va aller ces jours-ci, c'est la limonade! Elle va gagner des sommes! Ce n'est pas comme nous autres. La marée on n'en vient pas à bout, d'une pareille chaleur. Et des odeurs, mame Adrien! Il y a de quoi sentir les maquereaux des buttes Chaumont à Montrouge. De sacrées affaires, ma pauvre dame!
—Oh! ce n'est pas l'argent qui vous taquine, vous, madame Pivent. Vos vendanges sont faites. Vous en avez amassé de ces rentes! Vous voilà à l'abri pour le reste de votre existence. Ce n'est pas comme moi.
—Ne vous plaignez pas. La loge est bonne. Une fière maison et de bons bénéfices.
—Euh! il n'y a pas de quoi mettre des mille et des cents de côté à la fin de l'année et quand on a noué les deux bouts!... Pourtant il y en a de plus malheureuses que moi et si je n'avais peur de l'avenir...
—Bah! Laissez donc! Il ne faut pas penser aux neiges de décembre quand on cuit au soleil. Et l'enfant, qu'est-ce que vous en faites?
—Je n'en sais rien. On ne la voit pas souvent.
—Ni moi non plus! C'est-à-dire que je me demande où elle peut passer tout son temps. Encore, ma pauvre mame Adrien, j'aime autant ne pas creuser ces choses-là.
La concierge leva les yeux aux chapiteaux des colonnes et ne répondit pas.
—Voyez-vous, mame Adrien, reprit la poissonnière, il y a des fatalités. C'est plus fort qu'elle. Elle pouvait être heureuse en vivant honnêtement avec moi ou même avec un ami. Je lui passerais ça, car il faut de l'indulgence en ce monde. On n'est pas parfait. Mais c'est plus fort qu'elle. Tout le sang de son gredin de père! Il faut qu'elle coure! Et pourtant, voyez-vous, il y a quelque chose qui m'attire, moi! Elle a des moments où elle est bonne comme défunte ma pauvre sœur, une brebis du bon Dieu! On ne peut pas la haïr, moi du moins. Je me jetterais au feu pour elle. Cette gamine-là me remue quelque chose sous mon corset. Où croyez-vous qu'elle soit, mame Adrien?
—Elle ne le dit pas.
—Et quand elle le dirait, allez, autant de paroles, autant de couleurs!
La bonne dame tira de sa vaste poitrine un énorme soupir.
—Encore une qui a mal tourné, mame Adrien. Mais ce n'est pas trop leur faute, à ces jeunesses. D'abord, il y a les hommes, les jolis cœurs qui leur tournent la tête. Et puis les boutiques, les étalages, les bijoux, les lingeries, les robes, les figures de cire chez les coiffeurs avec des perruques! Si ça devrait être permis, ces tentations-là, ma pauvre dame. Comment voulez-vous qu'elles résistent! Tenez, voulez-vous mon opinion? Si elle ne vous fait pas de bien, elle ne vous fera pas de mal. Je suis de l'avis de mon cousin Méraud. Paris, une sale ville pour les filles! Pas moyen d'y rester tranquille, à moins d'avoir la tête solide comme votre servante et de tomber sur un mari comme Pivent, un brave homme, mais ce sont toujours ceux-là qui partent les premiers, tandis qu'un tas de vauriens, des propres à rien, ma chère dame, que je pourrais mettre à mon étalage, ont la vie dure comme des crabes. Ainsi elle n'est pas là, mais elle se porte bien, dites?
—Très bien, madame Pivent.
—Je vais donc m'en retourner tranquille.
Elle aperçut son panier qu'elle avait oublié.
—Suis-je assez sotte, fit-elle. Cette petite me tournera la tête comme à mon pauvre homme. Je laisse là dedans ce que je vous apportais, et par ce temps d'orage!
Elle tira de son panier en jonc, très finement travaillé, une petite langouste cuite à point et de couleur cardinalesque.
—C'est à votre intention, mame Adrien. Vous êtes d'une pauvre santé, et pour vous éviter de la peine, ma bonne, Brigitte, l'a mise dans un court-bouillon de première. C'est frais comme une rose.
Elle s'était levée; elle déposa le crustacé sur une assiette, dans le salon de la concierge, près de la fenêtre.
—Vous m'en direz des nouvelles quand je reviendrai.
Madame Pivent avait cette qualité qui donne de la grâce au plus laid des visages. Elle aimait fermement ce qu'elle aimait. Elle était bonne autant que rude.
Elle tira sa montre, une petite machine microscopique, attachée à une lourde chaîne très luisante, enroulée autour de son cou.
—Comme le temps passe auprès de vous, mame Adrien, dit-elle. Cinq heures déjà et je vous fais perdre votre après-midi avec mes bavardages. Je m'en vais. Je retourne à ma rue du Cygne. Ce n'est pas beau comme ici, dame non! C'est laid, c'est triste, c'est sombre, mais je m'y plais; l'habitude! Et je suis toute portée le matin pour la criée!
La concierge écoutait, parlant peu, par phrases courtes, comme si elle avait eu peur de se fatiguer.
—Pourquoi y allez-vous? dit-elle. Vous êtes riche.
La marchande de poissons fit claquer sa langue:
—Voilà! Qu'est-ce que je deviendrais? Le temps me durerait, toute seule. Si encore j'avais ma petite à cajoler. Mais non. Elle ne trouve pas la maison assez soignée pour elle.
Elle avait remis son panier à son bras et rajusté ses jupes en les faisant bouffer d'un tour de main.
—Bonsoir, mame Adrien, dit-elle. Ne lui contez pas que je suis venue! Une ingrate! Je cours prendre l'omnibus dans l'avenue. A la revue.
Elle s'en alla et la concierge resta seule dans sa maison vide.
XXXVIII
Angèle avait annoncé que la séance serait longue à la Chambre, elle ne s'était pas trompée. C'était à supposer qu'elle avait consulté une pythonisse lucide.
L'ordre du jour était chargé de quelques menues affaires telles que votes d'emprunts ou tarifs de douanes, qui furent expédiées avec une rapidité vertigineuse.
Mais la grande question était la lutte d'un énergumène des extrêmes partis contre l'Arpin de la place Beauvau. Tout le Parlement était sens dessus dessous pour une femme de mœurs faciles, arrêtée dans l'exercice de ses fonctions.
Il s'agissait de savoir lequel des deux forts tomberait l'autre.
Partout ailleurs le succès de Duvernet n'eût pas été douteux, mais dans un pays où la foule est toujours du parti du voleur contre le commissaire, c'était différent. Il fallait voir.
Ce fut une belle bataille.
La tribune trembla sous les coups de poing du champion des hétaïres à dix francs l'heure et les voûtes du palais retentirent de ses accents d'ophicléide enrhumé.
Mais il développa ses conclusions avec une prolixité qui compromit sa cause.
Les estomacs des législateurs demandaient grâce, quand, vers l'heure du dîner, l'orateur descendit de la tribune en laissant le champ libre à son adversaire.
Chazolles, étranger à ce qui se passait autour de lui, relisait, au banc des ministres, le rapport de Melchior Pavie, et une colère effrayante s'amassait en lui.
Le président du conseil fut bref, incisif et cruel pour la cliente de son adversaire.
Il démontra qu'elle pratiquait, quoique mariée, une industrie pour laquelle son conjoint lui laissait les plus larges libertés et dont il encaissait les recettes.
Un monde intéressant!
Puis prenant les choses de plus haut, il s'éleva contre les manœuvres de certains êtres hargneux, querelleurs et amis du trouble, qui jetaient incessamment des cailloux sur les rails du train gouvernemental, au risque d'amener un déraillement et d'effrayer nos paisibles populations. Il soutint qu'il fallait aborder les grandes réformes, un mot magique! travailler utilement sans s'attarder à des questions oiseuses. Il observa qu'on perdait ainsi un temps précieux et n'oublia pas d'insinuer que c'était manquer de respect et d'égards envers des collègues que de les astreindre pour des vétilles, et des querelles méprisables, à prolonger au delà du nécessaire les séances déjà trop chargées et à ne trouver à leur retour qu'un de ces repas flétris par l'auteur de la Gastronomie:
Un dîner réchauffé ne valut jamais rien.
Il fut mordant, hautain et autoritaire, et d'acclamation il enleva un vote favorable, grâce surtout à l'heure avancée et au vers de Berchoux.
Mais il était huit heures et demie.
Chazolles se fit conduire chez sa maîtresse.
La femme de chambre causait dans la loge avec la concierge.
—Eh bien?
—Madame est revenue. Elle a changé de toilette; elle est repartie.
Une maîtresse Benoiton!
Chazolles frappa le parquet de sa canne.
—Mais madame a laissé une lettre pour monsieur.
—Où donc?
—Sur le bureau du petit salon. Si monsieur veut...
—Non, j'y vais.
Il monta rapidement à l'appartement d'Angèle.
La lettre l'attendait.
Il la parcourut avec avidité et la rejeta en la froissant à terre.
—Elle se moque de moi, pensa-t-il. C'est clair.
Dans le boudoir et la chambre à coucher, on sentait des odeurs de jolie femme, de poudre de riz, d'essences légères et discrètes.
Au dehors, la nuit tombait, une belle nuit d'été, claire, argentée par des lueurs d'étoiles scintillantes dans l'azur sombre et profond.
Affaissé sur un fauteuil bas, Chazolles promenait ses regards, pendant que ses lèvres exprimaient la désillusion et le dégoût, sur les tentures de satin du lit, doublées de dentelles crémeuses, sur les murs chatoyants où, dans la soie et le velours, il avait cru enfermer et retenir un bonheur qui lui échappait, comme l'oiseau qui sort du nid dès que ses ailes lui sont poussées.
Il entendit un bruit de voiture s'arrêtant dans la rue.
Son cœur battit avec une violence extrême.
Il y porta ses doigts crispés avec un geste furieux:
—Amour ignoble, pensa-t-il, est-ce que je ne pourrai pas t'arracher de là?
Il laissa retomber son bras, découragé.
Non, il ne pouvait pas.
Il était contraint de courber la tête et de s'avouer vaincu.
Malgré ce qu'il savait, il se sentait assez lâche pour pardonner encore si Angèle se jetait à ses genoux.
Il se planta devant un portrait, le seul tableau qui est suspendu aux murailles capitonnées, et à la lueur d'une bougie qu'il promenait devant lui, il le considéra longtemps.
Cette toile, un chef-d'œuvre de Carolus Duran, rendait admirablement le blond bizarre des cheveux à reflets fauves, de ces cheveux magnifiques qui ruisselaient sur les épaules nues, d'une blancheur de neige, éclatante comme un rayon de lune.
Les bras minces au poignet se rattachaient à l'épaule par une liaison harmonieuse; les mains délicates étaient faites pour les caresses.
Le sourire de la bouche, petite et mignonne, et des lèvres de pourpre, sanglantes, appelait les baisers. Les yeux clairs, d'un bleu glauque, brillaient sous des sourcils plus foncés que les cheveux.
Il y avait dans l'ensemble, je ne sais quel attrait mystérieux, charnel, qui la rendait désirable, enivrante, un charme passionnant qui s'emparait de l'homme, une sorte de volupté tyrannique dont elle était comme imprégnée et qui grisait en s'infiltrant dans le cœur et les sens, en dépit de toutes les résistances.
En vérité, elle était de cette beauté insolente, idéale et saisissante qui fascine et fait commettre les crimes.
Ce n'était pas une femme, c'était la femme dans son incarnation la plus vraie, dans sa toute-puissante et dominatrice faiblesse.
Le ministre resta abîmé longtemps dans une douloureuse contemplation.
—Que m'a-t-elle donc fait, dit-il en se redressant, que je ne peux pas m'en défendre et que je deviens une chose à elle, le jouet de ses caprices, le complice de ses hontes, une manière de valet à ses ordres! Ah! je suis trop lâche! Il faut en finir.
Et tout d'un coup, il se souvint qu'il n'avait pas dîné, en se rappelant la péroraison de son ami Duvernet. C'était un moyen de tuer le temps.
—Elle me donne rendez-vous à minuit, dit-il; soit, j'y serai.
Il traversa les appartements plongés dans l'obscurité et sortit en fermant violemment la porte.
XXXIX
Les passants qui arpentaient les trottoirs du faubourg Saint-Honoré en flânant aux boutiques et qui croisaient ce beau garçon brun, grand et taillé en hercule, ne se doutaient guère qu'ils avaient devant eux un des personnages en vue dans les hautes régions du pouvoir.
Chazolles allait machinalement devant lui, au hasard, comme un corps sans âme, ou un poète qui poursuit la rime capricieuse et oublie le monde entier, des nuages où il s'est envolé.
Chazolles ne songeait ni aux passants, ni aux jolies femmes qu'il frôlait, ni aux palais qui se dressaient à sa droite et à sa gauche.
Son esprit était fixé sur un seul point: cette fille qui avait dérangé sa vie, et s'était emparée de lui au point de le rendre insensible à tout ce qui n'était pas elle.
Par quel philtre l'avait-elle enivré? De quelle puissance magique était donc douée sa prunelle vague et troublante? Quel parfum l'attirait vers cette chair pâle, pétrie pour le vice et l'orgie?
Il aurait voulu être à cent lieues d'elle, s'enfuir, et il était enchaîné à sa suite par un lien impossible à rompre, retenu par un aimant irrésistible et magnétique.
Et il ne se dégagerait pas de cette étreinte mortelle, avilissante!
Il en était arrivé à des confidences de domestiques, à des stations chez les concierges, à des abaissements inconnus!
A cette idée, il était pris de rage.
Tout à coup, il se trouva à l'angle de la rue Royale, en face du café Durand brillamment éclairé.
C'était là qu'était mort le baron Germain.
La curiosité le poussant, il entra.
Au dehors, les buveurs de bière étaient nombreux. Des couples élégants, aux tables de la terrasse, jouissaient, en se rafraîchissant, de la beauté de cette soirée superbe et de la vue des promeneurs qui se rendaient aux Champs-Élysées.
La plupart des dîneurs étaient déjà sortis du restaurant.
Quelques-uns seulement achevaient leur repas ou fumaient en causant.
Par un hasard étrange, il s'assit à la table où Melchior Pavie avait dîné quelques jours auparavant.
Les garçons s'empressèrent.
Chazolles était de haute mine et de ceux pour lesquels on redouble de politesse.
Il commanda un dîner banal et se plongea dans la lecture des journaux du soir.
C'est à peine s'il voyait les lettres s'aligner devant lui.
Sa pensée était vagabonde.
Elle cherchait dans Paris, furetant dans tous les coins et se demandait où se trouvait Angèle.
L'idée qu'elle se donnait à d'autres lui était insupportable.
Un habitué, qui digérait dans une encoignure, en savourant à petits coups, de temps à autre, une liqueur qui devait être excellente, à en juger par ses mines de gourmet ravi, appela le maître d'hôtel, en habit noir, qui errait dans les salles vides.
L'habitué était un monsieur très bien, aux cheveux gris qui semblaient poudrés, à la figure pleine, la moustache effilée et cirée aux extrémités en dards de hérisson.
On aurait dit un marquis Louis XVI descendu de son cadre.
—Vous étiez là l'autre jour, dit-il. Vous avez vu l'accident?
—Oui, monsieur le comte.
—Le baron Germain était de mes connaissances. Je l'avais prévenu. Il passait les nuits au jeu, courtisait les femmes. Il brûlait la bougie par les deux bouts. Et la petite femme vous l'avez vue?
—Oui, monsieur le comte.
—Vous avez du goût, Joseph! Vous êtes un connaisseur. Donnez-moi votre avis. Comment était-elle?
—Ah! monsieur le comte, une ravissante personne! Une bague au doigt d'un millionnaire!
—En vérité?
—Oui, monsieur le comte. Je ne crois pas qu'il y ait dans Paris une plus mignonne femme! Des yeux, des dents, des lèvres, des cheveux surtout! Des cheveux comme il n'y en a pas! Et le reste!
Le maître d'hôtel leva le bras droit avec un petit bruit sifflant qui s'échappa de sa bouche et valait un poème.
—Vous ne m'étonnez pas, Joseph! Le baron Germain était un expert, un raffiné. Ce qui me surprend, c'est qu'une si belle fille ait pu s'accommoder d'un débris pareil. Il craquait de toutes parts. Il devait s'écrouler.
Le maître d'hôtel eut un sourire fin.
—Monsieur le baron était peut-être très généreux?
—Lui! trop égoïste! un pingre!
—Alors, acheva le maître d'hôtel, c'est que monsieur le baron achevait les éducations et lançait ses élèves. C'est un métier qui rapporte.
Chazolles étouffait dans sa peau.
Oh! ce Paris! Quel gouffre et tout son bonheur s'y était englouti.
Hélène, sa femme, s'en était éloignée comme d'une ville de pestiférés, emmenant ses filles pour les soustraire à l'influence maligne de l'air qu'on y respire.
Lui, il s'y débattait comme un malheureux enlisé dans les tangues d'une baie perfide, étouffé par l'eau boueuse qui lui envahit la bouche.
Pour les autres, il était un favori de la fortune! Pour lui, il n'était qu'un mari justement odieux à sa femme, traître à ses promesses, renégat de son passé. L'amour d'une coquine roulée dans toutes les fanges de Paris, le tenait encagé dans cette passion odieuse et déshonorante comme un criminel attaché au pilori.
Un flot de dégoût lui montait à la gorge. Et cependant il n'avait encore, en dépit de la dénonciation flagrante qu'il tenait à la main, malgré les mille preuves qui éclataient autour de lui comme des bombes de dynamite et réduisaient en pièces ses croyances et ses illusions imbéciles, qu'une seule volonté: la revoir; qu'un seul désir: l'entendre confesser, avec des cris d'effarement, les quelques légèretés que la malignité du monde transformait en trahisons grossières et sans excuse.
L'habitué avait fini par se lever, prendre son chapeau, endosser son pardessus gris en homme méthodique et qui redoute les fraîcheurs des soirs d'été. Il se dirigea vers la porte non sans adresser le salut de connaissance à la gracieuse patronne qui siégeait à la caisse.
Chazolles, resté seul, imita l'homme aux cheveux poudrés et à la moustache pointue, prit son chapeau et suivit l'habitué.
Sur le boulevard, après avoir fait quelques pas au hasard, ne sachant où se diriger ni comment se distraire jusqu'à minuit, il prit un fiacre et se fit conduire aux Variétés.
C'était une idée.
Peut-être Angèle s'y trouvait-elle. Il la surprendrait ou se rendrait ailleurs jusqu'à ce qu'il l'ait découverte.
Il ignorait ce qu'on jouait, mais que lui importait le spectacle?
Il voulait chercher partout. Il aurait fouillé les théâtres l'un après l'autre, en brûlant le pavé avec un cocher de bonne volonté, quitte à payer la rosse fourbue, si une certaine pudeur ne l'avait retenu.
Il était dix heures et demie.
Le deuxième acte de Niniche touchait à sa fin.
Chazolles, indifférent à ce qu'on jouait et aux acteurs en scène, à Judic, Baron et Dupuis, malgré leur incontestable attraction, sonda toutes les loges, toutes les baignoires de la lorgnette qu'il emprunta à l'ouvreuse. Il ne négligea pas un coin et parcourut des yeux le balcon et les avant-scènes.
Rien.
A l'entr'acte, il fit le tour du foyer, mais inutilement.
Angèle n'était pas là.
Il sortit rapidement, courut aux Nouveautés et de là au Vaudeville, où il offrit aux caissiers le spectacle inouï d'un curieux qui prend son billet au moment précis où le rideau tombe sur des amants dont les feux ont été traversés par trois actes de contrariétés et qui vont célébrer leur mariage dans les coulisses, à la satisfaction du public qui s'écoule.
Là, il recommença son manège de mari jaloux.
Mais ce fut aussi vainement qu'ailleurs.
Pas de robe caroubier, pas de chapeau caroubier, pas de plume caroubier contournant de splendides cheveux d'or.
C'était désespérant.
Le ministre se rongeait les doigts de colère.
Où était-elle donc? Où?
Ceux qui ont aimé avec passion, avec rage, ne fût-ce qu'un jour, qu'une heure, peuvent seuls comprendre le point d'exaltation où il montait par degrés.
C'était jour d'Opéra.
Il lui restait encore un espoir.
Au sortir du Vaudeville, il se trouva sur les degrés du monument de l'illustre Garnier sans savoir comment il y était venu.
Les premiers groupes commençaient à défiler pour la sortie et à l'angle gauche de la façade, au coin de la rue Auber, en se tournant, il aperçut, mais ce fut comme une ombre qui s'efface, une robe d'un rouge sombre qui s'engouffrait dans un petit coupé.
Il se précipita.
Mais, au même instant le coupé fila vers le boulevard Haussmann; une main s'abattait sur l'épaule de l'Excellence et une voix se fit entendre à son oreille.
Cette voix était celle de Duvernet qui disait:
—Enfin! c'est donc toi! Que diable fais-tu là?
Chazolles voulut se dégager en lançant un énergique:
—Laisse-moi donc, imbécile!
Mais l'autre le retint par un pan de sa redingote.
—Imbécile est vif! Où as-tu l'esprit?
Le coupé était loin.
Il fallait prendre son parti.
—La soirée était belle à l'Opéra? dit-il machinalement.
Le président du conseil passa son bras sous celui de son ami.
—Oh! fit-il avec indifférence. Pour le temps! Assez. Du monde. Pas mal de diplomates! De la finance. Quelques toilettes. Rien d'extraordinaire. Ah! si! Le petit duc de Charnay, ton ennemi.
Chazolles tressauta.
—Déjà guéri?
—Parfaitement. Tu le regrettes?
—Oui, je voudrais l'avoir laissé sur le carreau.
—Ah çà! mais, cher ami, tu deviens féroce. Je ne te reconnais plus.
—Il était seul? demanda Chazolles.
—Je l'ignore. Il m'a paru dans sa baignoire dérober au public quelques amours nouvelles, mais pas moyen de pénétrer l'obscurité de cette caverne.
—C'était lui, pensa l'amant d'Angèle. Elle lui donne sa revanche.
—Tu as lu mon factum? dit Duvernet. Il est instructif! hein?
—En effet.
—Tu ne me remercies pas, ingrat?
—Si.
—Vois-tu, mon pauvre Maurice, plus je vais, plus je vois que ceux-là seuls sont heureux qui ne s'attachent à aucune femme si ce n'est à la leur, eût-elle de légers défauts, qui vivent en philosophes, jouissent de la comédie que le monde leur donne, et qui, après avoir usé de tout, abusé de tout peut-être—c'est notre cas à nous deux... maintenant!—se renferment dans la sagesse d'une vie calme, libérés des grandes passions qui troublent tout, contents des petits bonheurs du foyer et de la famille, entre une femme indulgente, et des enfants qui prennent leur place peu à peu et les repoussent dans les espaces inconnus d'où nous venons et où nous retournons tous, les uns en omnibus, les autres à pied, quelques rares privilégiés dans une bonne voiture capitonnée et suspendue. Nous sommes de ceux-là. Ne nous plaignons pas. Bonne nuit. Je vais écrire une grande lettre de quatre pages à Denise et lui annoncer ma visite. Nous irons ensemble.
Sans attendre la réponse, il serra la main de Chazolles et s'éloigna.
Il s'en allait à pied par les boulevards, respirant à pleins poumons, la tête haute, regardant les étoiles qui scintillaient, blanches et diamantées, dans la voûte profonde, léger comme un homme arrivé au comble d'un désir et dont les rêves sont réalisés, en se disant qu'après avoir gravi le Capitole il le descendrait comme les autres, mais sans blessure, en se ménageant une chute moelleuse sur un lit étendu à l'avance.
—Pauvre Maurice! pensait-il. Il a eu sa crise, tardive. Elle n'en est que plus violente. Espérons qu'elle va finir.
Chazolles, dès que son ami se fut éloigné, retomba dans ses rêveries sombres.
Décidément, cette fille se jouait de lui avec une rare impudence.
Et quel personnage elle lui préférait, à lui, si généreux, si prévenant pour elle.
—Le duc de Charnay! Un poseur qui ne fait même pas aux femmes qui se laissent éblouir par son titre, l'honneur de les traiter en gentilhomme français! Un monsieur auquel on prêtait tous les vices, qui avait des manies de cosaque et cravachait ses maîtresses! Du moins la chronique scandaleuse le racontait. Un drôle infatué de sa personne qu'il orne comme une courtisane de bijoux et de brillants! Un bellâtre mièvre et musqué qu'il aurait cassé en deux d'un coup de poing! Un besogneux avec son blason, incapable d'entretenir une femme et trop heureux de la prendre des mains d'un autre et de promener à son bras des robes et des dentelles dont il ne paie pas les notes!
Et c'était ce crevé, l'inventeur de ce mot idiot, le pschutt, que cette fille adorablement belle—car on ne pouvait nier sa beauté,—lui préférait, malgré les soins et les mille preuves d'amour dont il l'accablait.
Il était arrivé au faubourg Saint-Honoré.
Il se rappela l'adresse du duc de Charnay, rue de Berry, à l'angle de la rue de Ponthieu.
En effet, il avait là un petit hôtel assez mesquin, à deux étages, et d'un ridicule style néo-grec.
Cet hôtel date du premier empire.
La grande porte était fermée.
Deux fenêtres, éclairées, laissaient passer une lumière adoucie à travers les stores de gaze.
Évidemment c'était la chambre du duc.
Il demeure seul dans cet hôtel avec trois ou quatre domestiques.
Dans la cour, on entendait un bruit de voitures roulées sur le pavé et de portes qui se refermaient.
Le cœur de Chazolles se serra.
Il restait là en vedette sur le trottoir opposé, cloué malgré lui sur l'asphalte au coin d'une porte comme un malfaiteur, examinant cette clarté qui ne s'éteignait pas.
Il crut distinguer des ombres qui se dessinaient sur les rideaux, une silhouette de femme, reconnaissable à ses cheveux enroulés en nattes épaisses.
Angèle, sans doute!
Une sueur froide lui ruisselait des tempes.
Au bout de quelques instants, il eut honte.
Les agents qui se promenaient deux par deux l'observaient avec méfiance.
De rares passants s'écartaient, prenant le milieu de la chaussée, comme s'ils avaient redouté une fâcheuse surprise.
Lui, un ministre! Lui Chazolles, le brillant Chazolles, réduit à ce rôle de rôdeur et d'espion!
Quelle honte!
Il gagna la rue du Colisée, qui est à deux pas, et sonna.
La porte s'ouvrit aussitôt.
La loge de madame Adrien était plongée dans l'obscurité, mais les deux grands candélabres de la cour restaient allumés toute la nuit.
Il entr'ouvrit la loge doucement:
—C'est moi, dit-il. Soyez sans inquiétude.
Il ne demanda pas de renseignements et s'engagea dans l'escalier.
L'appartement d'Angèle était vide.
Le gaz brûlait dans l'antichambre.
XL
Chazolles laissa les portes ouvertes pour bien entendre les bruits de la maison, et, arrivé à la chambre de sa maîtresse, il s'arrêta de nouveau en face du portrait de la jeune fille qui le fixait, animée et vivante.
C'était bien elle, avec ses traits de vierge, l'expression pleine de douceur abandonnée, sa grâce lumineuse, ses yeux tendres à demi éteints dans un spasme de volupté.
Et surtout avec ce demi-sourire d'enfant heureuse à qui la vie ne jette que des fleurs.
Il l'avait eue, bien à lui, il le croyait, pendant des mois entiers; elle lui avait inspiré une de ces passions frénétiques pour lesquelles on sacrifierait tout, père, mère, enfants et amis, et maintenant elle en avait assez; elle courait les aventures; en ce moment même, elle était aux mains d'un rival exécré; elle le payait de sa blessure et réparait de ses mains douces le mal d'un coup d'épée dont elle avait été la cause!
Ah! si c'était à recommencer!
Comme il ne l'épargnerait pas!
La pendule sonna une heure et demie.
Sa colère montait comme une marée qui roule et à chaque vague nouvelle envahit la grève et la couvre de son écume.
Il tira de sa poche le rapport de Melchior.
Il allait le relire pour la vingtième fois quand la clef tourna dans la serrure de la porte d'entrée qui se referma avec bruit.
Un frôlement d'étoffes se fit entendre sur les tapis et l'original du portrait se montra sous la portière de la chambre.
C'était Angèle.
Enfin!
—Vous êtes là, dit-elle, durement, à cette heure-ci!
—Ne m'as-tu pas donné rendez-vous? répondit Chazolles, en se dominant par un effort surhumain.
—C'est vrai. Je l'avais oublié. Autrement je serais rentrée plus tôt.
—D'où viens-tu?
—De la rue de Londres, chez une de mes amies.
—Ah! tu n'es pas allée à l'Opéra?
Elle jeta sa sortie de bal sur une chaise.
D'un geste ravissant, sans s'occuper de la présence de son amant, en un tour de main, elle avait dégrafé sa robe qui gisait à ses pieds, et maintenant elle arrangeait sa forêt de cheveux, les rejetant en arrière, cambrée, les bras en l'air, et démêlant les torsades lâchées à la débandade avec un peigne d'écaille.
—Pourquoi me faites-vous cette question? dit-elle en se retournant.
—Pour savoir, pour rien.
—Oui, j'y suis allée, dit-elle.
—Seule?
—Qu'est-ce que cela vous fait, m'sieu le ministre? fit-elle, avec un accent de gavroche.
Puis sans se presser, sans gêne, comme si elle avait été seule, elle s'occupa de sa toilette intime avec des bruits de flacons ouverts et refermés, des sons cristallins sur le marbre, et des clapotements d'eau dans les cuvettes de porcelaine dorée à son chiffre.
Une seconde fugitive, Chazolles en extase devant cette statue de la jeunesse, saisit sur le visage de la jeune femme reflété dans la glace, sous la lueur des six bougies des appliques qu'elle avait allumées, un regard inquiet dirigé de son côté.
Lorsqu'elle fut prête, rafraîchie et reposée par ce bain utile, elle passa devant lui et, étendant la main, elle ouvrit vivement la fenêtre donnant sur la cour.
—On étouffe ici, dit-elle. Une chaleur horrible. On ne sait où se fourrer. Ah! vous pouvez vous vanter d'être un bon tyran, vous! M'obliger à rester à Paris où il n'y a plus personne, quand je pourrais être au bord de la mer, à Étretat, à Trouville ou ailleurs! Enfin me voilà! Que me voulez-vous?
—Je veux une explication. Angèle, nous ne pouvons plus vivre ainsi.
—C'est mon avis.
—Alors, écoute-moi.
—Oh! pas cette nuit! Je tombe de sommeil. Je vais me coucher; bonsoir.
Elle lui tendit son front négligemment et voulut s'éloigner.
Il la retint, lui étreignant le bras dans sa main.
—Non, reste, dit-il. J'ai à te parler.
—Faites donc, mais vite. Qu'est-ce que ce papier que vous tenez là?
—Ce papier? C'est une accusation en règle.
—Contre qui?
—Veux-tu que je te le lise?
—Je n'y tiens pas.
—Et s'il te concerne?
—Je ne suis pas curieuse.
—Écoute cependant. Quel est cet appartement que tu as rue de Londres?
—Ah! vous savez?
—Oui.
—C'est un appartement que j'avais avant de vous connaître.
—Il te sert pour tes rendez-vous avec tes amants?
—Ah! vous savez encore?
—Oui.
—Alors, vous n'avez pas besoin de me questionner.
—Ainsi, jamais tu n'as été à moi seul?
—Suis-je votre femme?
—Mais tes serments, tes promesses?
—Des mots.
—Cette femme qui était avec le baron Germain au café Durand, dans un cabinet, le jour de sa mort, tu la connais?
—Vous aussi, sans doute, puisque votre police est si vigilante!
—Pas la mienne.
—Celle de M. Duvernet?
—Peut-être.
—Jolis ministres qui emploient leurs agents à surveiller une maîtresse!
—Eh bien, oui! c'était moi. Est-ce tout?
—Et ce soir, d'où sors-tu, si ce n'est de l'hôtel, de la chambre de ce misérable duc de Charnay, avec qui tu étais à l'Opéra! Est-ce vrai?
—Parfaitement.
Chazolles s'arrêta.
—Elle ne se défend même pas, elle n'essaie même pas de nier, par pudeur! s'écria-t-il.
—A quoi bon? dit insolemment Angèle en s'asseyant sur une chaise en face de lui. J'en ai assez de tes scènes. Je te connais maintenant comme si je t'avais fait. D'ailleurs, tu es comme les autres. Tous pareils. Quand tu te seras mis dans une colère atroce, quand tu auras fait le terrible, que tu m'auras menacée des plus méchants supplices qu'un amant puisse faire endurer à sa perfide maîtresse, tu te rouleras à mes genoux en les embrassant comme un tabernacle. Tu demanderas ta grâce comme un condamné à mort. J'y suis faite. Autrefois, j'étais assez sotte pour m'émouvoir. Il me venait des larmes d'attendrissement aux yeux; je m'apitoyais comme une bête. C'est fini. Mon noviciat est fait! Et depuis deux ans qu'il dure, tu penses que mon petit cœur s'est affermi, pétrifié et qu'il ne se met pas à battre la générale pour une comédie qui ira à sa trois centième comme les Cloches de Corneville. Mon parti est pris. Je ne veux plus de cette vie-là. Quittons-nous.
Elle était à deux pas, ironique, provocante, moitié railleuse, moitié colère.
Il l'attira brusquement à lui.
Évidemment, elle attendait ce geste qui amena sur sa lèvre un faible et dédaigneux sourire.
—Voyons, dit-il, pourquoi me maltraites-tu de cette façon? Que t'ai-je fait? Il y a des heures où je me suis cru aimé sincèrement, et il faut que tu me haïsses pour me parler de la sorte. Que tu me trompes, je le conçois. C'est peut-être une fatalité de ta nature de femme. Tu marches sur les traces des autres. Mais pourquoi t'acharner à me faire souffrir? On dirait que tu cherches par quelles tortures tu peux ensanglanter, déchirer un être qui s'est donné à toi et n'a pas le courage de se reprendre. Je ne peux pas vivre sans toi.
—Tu vois bien, fit-elle en se dégageant. Moi je ne veux pas d'esclavage. Tout passe, tout lasse, tout casse.
—Qui aimes-tu donc? demanda-t-il.
—Moi, est-ce que je sais? toi peut-être, mais encore plus ma liberté. Je veux vivre comme l'oiseau qui va partout et n'a pas de maître.
Et comme Chazolles se taisait, la tête cachée dans ses mains.
—Je savais bien ce qui m'attendait; une querelle, des reproches! De quel droit pourtant? Sommes-nous mariés? Le maire et le curé ne sont pour rien dans nos arrangements. Je vois ce que tu vas me dire. C'est toi qui m'entretiens! Apparemment parce que c'est ton plaisir! L'argent, je m'en moque. Est-ce que j'y tiens? J'ai ma tante Pivent et mon cousin Méraud. Ils m'aiment comme je suis! Je ne fais donc que ce qui me plaît. Il faut te fourrer cette idée-là sous les cheveux, Excellence. Si je me suis donnée à toi, c'est que je le voulais bien. J'ai le droit d'en faire autant pour les autres.
Des gouttes de sueur perlaient au front de Chazolles.
Il essuya avec son mouchoir ces larmes que la honte et l'indignation lui arrachaient.
Il releva la tête et vit cette fille élégante, à la figure suave et sereine, qui s'exprimait comme une harengère et le traitait, lui, qu'elle nommait avec dérision: Excellence! comme elle n'eût pas traité un portefaix ou un chiffonnier.
Ce contraste entre la virginité du visage, la candeur effarouchée des yeux, les blancheurs satinées de la peau, la perfection idéale des bras et des mains, et la banalité, la rudesse grossière et basse des paroles, le plongeait dans une stupeur hébétée.
—Ainsi, reprit-il, tu veux me quitter?
—Oui, si tu ne te contentes pas de ce que je te donne.
Et tout à coup, par un de ces revirements si fréquents chez elle, elle reprit, câline:
—Ne te forge donc pas des peines et des ennuis. Pourquoi faire?
Elle lui passa les deux bras autour du cou, en se frottant avec des ondulations félines, comme une chatte qui ronronne dans les jambes de son maître, mais il ne se dérida pas.
—Je serais déshonoré à mes yeux si j'acceptais un partage pareil! C'est impossible.
—Pourquoi?
—Tu ne comprends pas l'infamie d'un pareil marché? Je t'aime trop d'ailleurs pour te savoir à d'autres.
—Moi aussi, je t'aime, méchant jaloux.
—Alors, sois à moi, à moi seul!
Elle secoua la tête et se mit à rire.
Mais les notes de ce rire forcé sonnaient faux dans le silence de la grande cour où les lumières brillaient comme dans les profondeurs d'un puits.
—Tu en demandes trop, dit-elle.
Si Angèle n'avait pas fixé les amours du plafond, elle aurait pu voir son amant blêmir jusqu'à la lividité et son front se plisser dans une contraction nerveuse réprimée avec peine.
—Le temps est à l'orage, fit-elle. C'est ennuyeux, les scènes. Il n'en faut plus. Je la reprends, ma liberté; oui, monsieur.
—Qu'en feras-tu?
—Ce que je voudrai.
—Tu es bien décidée?
—Oui.
—Ah! dit-il, tu ne m'as jamais aimé.
—Je crois que si. Qu'entends-tu par aimer?
—J'entends se dévouer au bonheur de son amant, lui sacrifier ses goûts personnels, éviter de le froisser, de le troubler; ne pas le cribler à chaque minute de coups d'épingle, ne pas surexciter sa jalousie qui prouve son amour, par des coquetteries sans nom, être indulgente enfin et douce pour lui.
—Et je n'ai pas ces qualités?
Il la tint embrassée et plongea ses yeux ardents dans les prunelles de la jeune femme.
—Prends garde, dit-elle, tu me fais mal. Tu as tes nerfs.
—C'est vrai! je suis malade. Je tremble la fièvre.
Et sa voix devint plus grave.
—Angèle, dit-il, je t'ai bien aimée, moi! Lorsque je t'ai vue pour la première fois, j'ai compris que ma destinée était liée à la tienne. Alors j'ai changé ma vie. Là-bas, au fond de ma province, le soleil, loin de toi, me semblait glacé, les bois étaient tristes, ces bois auparavant pleins de bruit et de fanfares; la musique des chiens courant le cerf m'ennuyait. La maison où m'accueillait le sourire de la sainte qui est ma femme, où des bébés blancs et roses m'ouvraient leurs bras, me parut vide et morne.
Les jardins étaient tristes, les champs n'avaient plus de charmes. Qu'ai-je fait? J'ai déserté ce paradis de l'amour pur et sans reproche, pour cet enfer, pour cette odieuse fournaise de Paris. J'ai cherché un prétexte à mes absences et l'ai trouvé sans peine. Pourquoi, si tu me réservais de si cruelles déceptions, t'es-tu placée sur ma route? Pourquoi te faire un jeu de m'enivrer de tes regards, de tes caresses? Pourquoi m'as-tu promis ce que tu ne tiens pas? Pourquoi m'avoir menti quand rien ne t'y contraignait, quand la misère même, cette suprême excuse des femmes qui tombent, n'était pas là pour t'absoudre?
As-tu quelque reproche à m'adresser? Non! J'ai assuré ton avenir. Tu es indépendante et libre pour la vie. J'en espérais quelque gratitude et tu m'exaspères avec tes insolences. Tu veux me quitter. Mais après? Que me restera-t-il à moi, qui t'ai tout sacrifié? Excepté toi, je n'ai plus rien! Voyons, fais un effort, rappelle-toi! Que nous disions-nous, seuls tous deux, sous les ombrages de nos bois, dans les profondeurs des bosquets du Val-Dieu?
Et maintenant, quelle décadence! Après un an de félicité, parce que j'étais imbécile et crédule, sont venues les heures terribles. La jalousie a parlé. Alors sont arrivées les querelles, les colères de chaque jour, des blessures mortelles. Et de mon côté, j'en rougis, des emportements que tu te fais un malin plaisir d'exciter. Tu te plais à déchaîner une rage qui s'abaisse jusqu'à la brutalité, à aiguillonner un orgueil dont tu connais les violences. Mais c'est à se suicider pour cette dégradation où tu me fais descendre!
Moi, un homme du monde, un galant homme, je suis devenu un jouet pour tes caprices, tu me foules aux pieds comme ce tapis sur lequel tu marches; tu me jettes à la face des mots qu'une fille du ruisseau garde pour les êtres abjects qui vivent de ses vices et de ses largesses! Plus mon respect et mes attentions s'humilient devant toi, plus tes audaces grandissent et tes dédains redoublent! Ah! quel mal tu causes, et avec quels raffinements tu enflammes les plaies que tu fais!
Elle essaya de s'arracher de ses mains et n'y pouvant parvenir:
—As-tu fini? dit-elle.
—Oui, répliqua-t-il d'une voix altérée.
—Eh bien! voilà mon ultimatum, comme vous dites, vous autres. Tu as peut-être raison, mais je ne peux pas me changer. Tu réfléchiras. Je t'ai bien aimé, j'ai été sincère. Mais ce que j'ai promis je ne peux pas le tenir. Entends-tu? je ne peux pas? Nous ne sommes pas enchaînés, n'est-ce pas? Si tu ne me veux pas comme je suis, quittons-nous! Quittons-nous! Demain, je m'en irai à Trouville pour une dizaine de jours, c'est décidé. Tu réfléchiras!
—Tu iras seule?
—C'est mon affaire.
Chazolles la repoussa brutalement en se levant; il s'approcha de la balustrade de fer forgé, pour baigner son front en feu, dans l'air humide de la nuit.
Il resta une seconde penché sur l'abîme, et soudain il se recula, en passant ses doigts sur son front comme pour en arracher une idée tentatrice qui l'épouvantait.
Angèle s'était renversée sur le dossier de son fauteuil, la gorge au vent, et contemplait Maurice avec une curiosité indifférente.
Il se rapprochait d'elle.
—Ainsi c'est décidé?
—Quoi?
—Tu veux des amants?
—Tu as bien une femme et une maîtresse! Après tout, j'ai été élevée comme ça, moi! Je ne suis pas de ces demoiselles qu'on garde avec des escortes de bonnes pour les préserver d'un accroc à leur robe d'innocence. Tu aurais dû le savoir! Encore n'y parvient-on pas souvent!
—Ah! fit Chazolles avec dégoût, tout sombre dans ce naufrage sous ton souffle de femme perdue! Je ne sais plus ce que je fais, d'où je viens ni où je suis! J'ai peur de moi et je me sens capable d'un crime, d'un trait de folie sans remède. J'essaye de me raisonner, de me détacher de cette vile passion qui m'entraîne à ta suite. Je pense à tes perfidies, à tes chutes, rien n'y fait! Plus je m'efforce de sortir du bourbier, plus je m'y enfonce! Tes yeux sont pour moi ce qu'est la liqueur mortelle pour un alcoolique qu'elle abrutit et qu'elle tue! Malheureuse et tu te joues de moi! de mon honneur, de ma paix, de mon repos! Prends garde. Tu ressembles au dompteur qui se rit de la férocité de ses lions et finit par être dévoré.
—Comédie! Allons, dit-elle après un silence, c'est bien décidé; nous ne nous reverrons plus? Tu ne veux pas?
—Tu pars?
—Demain.
Et, très calme en apparence, elle ajouta:
—Cela vaudra toujours mieux que d'être dévorée. Tu es féroce, mon pauvre Maurice, pour un ministre de l'agriculture. Va-t'en. Le temps est un grand maître. Il te guérira.
Elle s'était levée encore une fois.
Sa taille cambrée ondulait sous la batiste transparente qui dessinait ses formes sans défaut et se teintait de la couleur de sa chair rosée.
Chazolles frissonna à la pensée qu'il la voyait pour la dernière fois.
Il hésitait. Il ne pouvait pourtant pas renoncer à elle. Il aurait préféré la voir morte!
—Et si cette séparation me rend fou? Si je t'aime trop pour la supporter? Si je me tue dans un instant d'égarement; si je compromets l'honneur d'un nom jusque-là intact! Si la seule idée que tu es à d'autres me rend capable de tout, n'auras-tu pas pitié de moi?
—Des phrases! On ne tue pas sa maîtresse et on ne se tue pas parce qu'elle cesse de vous aimer. Paris serait dépeuplé en huit jours. Tu es stupide.
—Oui, stupide d'amour, fou de colère. Tu as été le poison! Tu as infiltré dans mes veines le feu qui me brûle. Depuis notre fatale rencontre, je n'ai pas eu une minute de joie. Tant que tu vivras, tu me causeras des tortures pareilles!
J'ai tout fait pour m'étourdir. Rien n'a réussi.
Malgré ton indignité, je te veux et je te veux à moi. Tes mensonges, tes dédains, tes trahisons irritent mon amour au lieu de l'éteindre. Toi vivante, je n'aurai pas un instant de repos! Ne vaut-il pas mieux mourir tout d'un coup plutôt que de s'avilir et de se dégrader?
Il lui appuya la main sur l'épaule si rudement qu'elle tomba à ses genoux.
—Ah! cria-t-elle, tu es un lâche!
Ce mot le fouetta au visage comme un coup de cravache. Jamais un homme n'aurait osé lui jeter cette insulte à la face.
Dans une étreinte involontaire, il écrasa le bracelet de brillants qu'elle portait au bras.
Le cercle d'or en éclats lui entra dans les chairs.
Elle poussa un cri de douleur.
—Au secours!
A la vue du sang qui coulait, Chazolles perdit la tête.
—Veux-tu être à moi seul? dit-il.
—Non.
—Tiens tes promesses.
—Je ne te dois rien.
—Tu me hais donc bien?
—Oui, cria-t-elle affolée, je te hais! oui, je veux être libre, je ne veux plus te revoir jamais, entends-tu, jamais!
—C'est ton dernier mot?
—Oui.
D'un geste énergique, prompt comme l'éclair, il la saisit par la taille et la lança par la fenêtre.
Un cri désespéré retentit dans le vide.
XLI
A ce cri, Chazolles sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Saisi d'une indicible terreur, il s'abattit sur le fauteuil qu'il venait de quitter, et un mouvement convulsif le fit trembler, comme s'il avait vu sa victime ensanglantée lui reprocher son crime à la face de la justice des hommes.
Ce cri sinistre, aigu, déchirant, l'avait dégrisé subitement de sa colère.
Il comprit l'horreur de sa situation.
Il n'était plus qu'un vulgaire assassin.
Il chercha autour de lui une arme, un couteau pour faire justice et se tuer sur la place.
Rien!
Il écouta les bruits de la maison et de la rue, croyant qu'elles allaient s'éveiller à cette lugubre plainte qui avait traversé le silence de la nuit.
Rien encore.
Alors il osa s'approcher de la fenêtre et se pencha sur l'abîme.
Au fond, à la lueur des deux candélabres qui brûlaient toujours, il aperçut une masse blanche inerte, écrasée sur le pavé.
Il la fixa de ses yeux pleins de larmes brûlantes comme de la lave en fusion et tout à coup, il crut voir la morte se remuer; un faible gémissement monta jusqu'à lui.
Effaré, il se précipita dans l'escalier. Arrivé à la loge de la concierge, il frappa vivement.
—Madame Adrien, dit-il, levez-vous.
Déjà dans la cour, il se jetait à genoux à côté de la malheureuse fille.
Elle respirait encore.
Il essaya de la rappeler à la vie.
—Angèle, lui dit-il, c'est moi.
Il l'appelait des noms les plus doux, la soutenant dans ses bras, la tête égarée, la suppliant de revenir à elle, ne sachant ce qu'il disait, prêt à donner toute sa fortune, sa vie, pour réparer sa féroce colère!
Mais elle retombait inanimée sur les dalles de granit où elle s'était brisée.
Alors, avec des précautions infinies, il l'emporta sur le lit de la concierge qui s'était habillée à la hâte.
—Grand Dieu, dit-elle, qu'y a-t-il?
—Il y a, répondit Chazolles, d'une voix sourde, que cette pauvre fille m'a exaspéré, que je l'ai tuée en la jetant par la fenêtre et que je vais me brûler la cervelle chez moi.
—Vous tuer!
—Sans doute, dit Chazolles, qui reprenait son sang-froid. Croyez-vous que je me laisserai traîner en prison comme un voleur!
—Vous n'y pensez pas. Et votre femme, vos enfants, votre nom? Voyons, monsieur Chazolles! du courage! Il y a peut-être un moyen.
—Non!
—Mais si. Tenez. Réfléchissez. La maison est vide. La bonne couche à l'extrémité sur le jardin. Elle n'a rien entendu. Moi, je vous appartiens, vous le savez. Je vous dois tout et je donnerais ma vie pour vous! Personne ne vous a vu. A cette heure-ci, la rue est déserte. Allez-vous en. Rentrez chez vous. Qu'est-ce que cette pauvre fille? Une malheureuse qui vous trompait. Vous ne pouvez pas la rappeler à la vie! Est-ce qu'elle ne peut pas s'être suicidée, jetée elle-même par la fenêtre? Ce sont des natures fantasques. Qui donc découvrira la vérité? S'il y a des lettres, enlevez-les! Mais sauvez-vous, sauvez votre famille, votre honneur, celui de vos enfants! Laissez-moi seule. Je m'expliquerai avec la police. Je ne veux pas qu'on vous accuse, vous, le meilleur des hommes! Allons, du cœur!
Le ministre était penché sur le lit où sa maîtresse râlait dans les spasmes de l'agonie.
Un combat acharné se livrait en lui.
Madame Adrien, avec sa logique, venait de réveiller un espoir, celui du salut, et peut-être il allait succomber à cette tentation et abandonner la malheureuse expirante, quand les yeux d'Angèle s'ouvrirent et s'attachèrent sur les siens avec une expression de souffrance indicible et en même temps avec une angélique douceur.
Il n'y avait pas un reproche dans ce regard.
—Non, dit-il, c'est impossible. Tant qu'il y aura une ombre de vie en elle je ne saurais l'abandonner. Ce serait un double crime! Courez, amenez un médecin!
—Mais c'est votre perte.
—Tant pis; que Dieu en décide!
Madame Adrien se jeta aux genoux de son maître.
—Je vous en supplie, dit-elle! C'est un sacrifice inutile. Vous voyez bien qu'elle se meurt.
—Allez, je le veux.
Il y avait à deux pas un docteur très connu.
La concierge courut le chercher et en quelques instants il arriva.
La blessée avait repris connaissance, mais elle était brisée. Sa vie ne tenait qu'à un fil. Sa tête seule avait été préservée dans la chute par une sorte de miracle.
Étendue sur le lit, elle ne pouvait faire un mouvement sans laisser échapper une plainte, douce comme un vagissement d'enfant.
Le docteur, un vieillard à cheveux blancs, examina avec attention cette tête si jeune et si belle où déjà la mort mettait ses ombres et que sa chevelure d'or entourait comme une auréole.
—Elle est tombée du quatrième dans la cour sur le pavé, expliqua la concierge qui tentait de sauver son maître.
—Elle sera morte dans un quart d'heure, mais, est-ce un accident ou un crime? demanda le docteur.
La blessée entendit cette question.
Elle reporta ses yeux vers Chazolles atterré.
Elle avait compris.
Il était perdu si elle voulait. Maintenant elle tenait sa vie entre ses mains comme il avait tenu la sienne, et il n'avait pas eu pitié, lui.
Le sang l'étouffait. Elle ne pouvait parler; pourtant, en faisant un effort, qui lui arracha un cri de douleur, elle murmura ces mots que le docteur entendit:
—Du papier!
—Donnez-lui ce qu'elle veut, commanda Chazolles à la concierge, qui hésitait.
Il pleurait silencieusement près du lit.
Angèle le regarda une dernière fois, de ses doux yeux bleus, où deux grosses larmes roulaient, et, étendant la main, elle écrivit lisiblement, au milieu de souffrances indicibles, cette phrase:
«Je l'adorais! Je me suis tuée parce qu'il ne m'aimait plus.»
Et elle signa:
Angèle Méraud.
Chazolles se jeta à genoux et baisa la main qui était retombée immobile, lasse de ce suprême effort, sur le drap.
Elle ne bougea plus.
Bientôt une écume sanglante inonda ses lèvres.
Elle poussa un dernier soupir.
—C'est fini, dit le médecin. Elle était bien jeune pour la mort. Pauvre enfant!
Et quand Chazolles fut seul avec la concierge:
—Ah! dit-il, quand je l'aimais comme un insensé, je savais bien qu'il y avait de l'or dans cette fange! Oh! oui, pauvre, pauvre enfant perdue!
Il passa la nuit auprès d'elle et ce ne fut qu'au point du jour que madame Adrien obtint de lui qu'il s'éloignât afin d'éviter un scandale inutile.
La pauvre petite, que son amant avait reportée dans sa chambre et couchée comme une fiancée dans son lit aux riches tentures, dormait de son dernier sommeil, plus belle dans la mort qu'elle ne l'avait été dans la vie.
XLII
Les journaux parlèrent peu de cet accident.
Personne ne connut la vérité, et cette fin, pareille à celle de beaucoup d'autres désespérées, passa presque inaperçue.
Quelques-uns l'attribuèrent à une imagination frappée par l'histoire étrange du café Durand, histoire dont elle avait été l'héroïne.
Huit jours après Chazolles donna sa démission de ministre et de député, au moment du mariage de sa sœur avec Duvernet, mariage qui fut célébré à Grandval au commencement d'août.
Chazolles retrouva au Val-Dieu la tranquillité profonde de cette retraite si propice aux apaisements de l'âme et où on croit encore entendre, dans le murmure du vent, la nuit, les psalmodies des moines ou les voir errer, traversant en longues files les cloîtres et les grandes salles nues.
Il y trouva aussi les caresses de ses enfants et les attentions délicates d'Hélène qui ne lui adressa ni une question, ni un reproche.
Elle ne tarda pas néanmoins à deviner que son mari, toujours taciturne et sombre, lui cachait un secret.
Un soir, comme la nuit tombait, et qu'il commençait dans le parc sa promenade solitaire, elle le suivit.
Il s'enfonça dans les allées écartées, seul, et parvenu à la lisière de la forêt, après avoir franchi la rivière qui coupe la prairie, sur un pont rustique, il s'arrêta à l'extrémité d'une allée de chênes si vieux qu'ils tombent en poussière, auprès d'une petite chapelle dont l'origine se perd dans les âges légendaires.
Là, il s'assit sur un banc de pierre et, la tête cachée dans ses mains, il pleura abondamment.
Il était là depuis quelques instants, abîmé dans ses souvenirs, quand une main se posa sur son épaule et une douce voix murmura à son oreille:
—Pourquoi pleures-tu?
Il se redressa vivement.
Hélène était devant lui.
Depuis son retour, unis devant le monde comme par le passé de façon à tromper les curiosités, ils vivaient en réalité séparés.
Jamais Maurice ne franchissait le seuil de la chambre de sa femme.
Et comme il se taisait:
—Heureux, reprit-elle avec une ineffable bonté, tu pouvais être à d'autres; malheureux, tu m'appartiens. Je veux tout savoir. Si tu as une peine, tu m'en dois la moitié. Tu me caches un secret!
—Eh bien! oui, murmura-t-il, j'en ai un; il m'étouffe et j'en meurs.
—Ah! s'écria-t-elle, parle et fût-ce un crime, s'il te rend à moi, je le bénirai.
Alors, en se jetant aux pieds d'Hélène comme à ceux d'un confesseur, il lui raconta tout.
Il repassa l'histoire de ses deux dernières années, de sa trahison envers elle, la plus sainte, la plus adorable des femmes, la meilleure des mères. Il lui raconta la fascination que cette fille exerçait sur lui, ses luttes, ses remords de la peine qu'il lui causait à elle, son Hélène, ses vains efforts pour se soustraire à la tyrannie d'une passion indomptable et toute-puissante; il lui expliqua les conseils discrets de Duvernet, conseils qu'il aurait voulu suivre et auxquels il résistait malgré lui; il entra dans tous les détails de sa vie, ne s'excusant jamais, s'accusant au contraire comme un criminel indigne de pardon. Enfin, il dit la vérité sur cette mort tragique de la malheureuse Angèle, son dévouement pour le sauver, lui qui l'avait tuée, assassinée dans un accès de folie!
Hélène l'écoutait immobile, pâlie et frémissante sous l'éclat de la lune qui s'était levée et perçait la voûte de feuillages qui les recouvrait, belle de la beauté surnaturelle des femmes pures et douces dont la vie est une suite de résignations et de dévouements.
Lui, courbé comme un coupable qui va entendre son arrêt, il attendait, anxieux et abattu, mais déchargé d'un poids qui l'écrasait.
Elle lui tendit la main:
—Viens, dit-elle. Elle t'a pardonné; je te pardonne aussi, c'est le rôle des femmes! Nous ferons du bien pour elle!
—Ah! s'écria-t-il en la prenant dans ses bras et en l'élevant jusqu'à ses lèvres, tu es bonne comme les anges!
—Je ne suis pas bonne, dit-elle simplement. Je t'aime.
—Malgré mon crime!...
—Malgré tout et jusqu'à la tombe!
Duvernet a eu le sort de tous les ministres.
Il est tombé comme les autres.
Sa majorité a diminué graduellement, depuis la lune de miel de son cabinet, jusqu'à sa chute.
Il a vécu onze mois et neuf jours.
C'est un des plus longs ministères qu'on ait signalés depuis douze ans.
Mais Duvernet a offert cette singularité qu'il est tombé gaiement et sans murmurer, aussi galant et satisfait le lendemain de sa chute que la veille de son élévation, toujours d'égale humeur et sans rancune contre ceux qui se sont groupés pour saper son autorité et lui ravir son portefeuille.
Il possédait un talisman: Denise Châtenay, la sœur d'Hélène.
Il a tenu parole.
Il s'est retiré à la campagne.
Il vit à Grandval avec M. Châtenay, la perle des beaux-pères.
M. Châtenay n'en a pas encore fini avec son oppidum; il croit avoir découvert l'autre jour une tour d'une notable importance et qui devait jouer un rôle dans le système de défense de cette place dont l'origine n'est pas claire.
Chazolles et Duvernet, qui possèdent les précieuses archives des Cisterciens, ont trouvé de leur côté, dans un coin de la vénérable bibliothèque du Val-Dieu un plan très précis concernant l'oppidum en litige.
Il appert de ce document qu'au dix-septième siècle, les moines possédaient à Rudelande une ferme considérable, qu'ils détruisirent pour en convertir les terres en futaies.
D'où il suit que la tour dont les fondations ont été mises au jour par des fouilles intelligentes était un simple pigeonnier.
Mais ces deux gendres modèles n'ont point divulgué leur trouvaille pour laisser à M. Châtenay la jouissance de ses illusions.
N'est-ce pas tout dans la vie?
Gaspard Méraud a été navré six mois de la perte de sa cousine.
Il l'aimait réellement.
Il se console en assassinant les lapins du Val-Dieu, quand il peut, et en razziant les carpes et les brochets des étangs.
Chazolles lui laisse toutes les permissions possibles et le comble d'attentions.
Grâce au curé, Herminie arrive enfin au comble de ses désirs.
Elle épouse Méraud.
Madame Pivent s'est mariée de désespoir à un maraîcher de Clamart, celui dont le fils voulait épouser Angèle.
Denise et Hélène sont parfaitement heureuses.
Quant à Chazolles, il vit en véritable moine.
Il affecte même de se choisir des formes et des couleurs de vêtements qui rappellent les robes à capuche des disciples de saint Benoît.
Il ne touche à aucune arme, ne chasse jamais et passe son temps à cultiver ses terres et à lire dans la bibliothèque du Val-Dieu.
Pour les autres, le Val-Dieu est un château adorable avec ses tourelles, ses fenêtres en ogive à vitraux coloriés et à trèfles de pierre; pour lui, le Val-Dieu est redevenu une abbaye où, dans le silence, la retraite et l'étude, il expie une minute de colère jalouse et d'amour furieux.
Parfois, dans ses heures de solitude, un fantôme souriant et tendre, emporté dans les airs comme la Francesca du Dante, passe devant lui.
Alors une larme brûlante lui monte du cœur aux yeux.
Il serait mort de remords et de désespoir, mais il est gardé par trois anges terrestres.
FIN
F. Aureau,—Imprimerie de Lagny.